L’accumulation du capital selon Marx : le paupérisme comme loi générale

Tous les problèmes auxquels nous avons été confrontés pour comprendre l’accumulation du capital disparaissent quand on a compris la loi générale de l’accumulation capitaliste. Et cette loi, qui permet de comprendre l’identité des contraires accumulation du capital / accumulation du prolétariat, c’est celle du paupérisme.

En fait, nous avons constaté des contradictions… mais il nous en manquait une. Nous avons en effet vu que, d’une certaine manière, on pouvait constater que plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

Tout prend un sens si on comprend que les prolétaires ne sont qu’une variable de la production, et que, qui plus est, il existe un formidable accroissement du rendement individuel de chaque prolétaire, au fur et à mesure de l’accumulation du capital.

Ainsi, il y a moins de prolétaires dans les productions existant au préalable ; mais inversement l’accroissement des moyens de production permet d’ouvrir de nouvelles perspectives productives, qui se mettent à englober des prolétaires.

Et le cycle recommence, avec à chaque fois de meilleurs moyens de production, ouvrant des productions nouvelles, avec toujours plus de prolétaires. Et dans ce processus, les prolétaires sont payés de moins en moins, devenant toujours plus une simple variable d’ajustement à la production nécessaire, production ayant considérablement élevé ses moyens de production.

Une production nouvelle se lançant englobe toujours plus de prolétaires si elle trouve un marché pour ses produits, puis passé un cap, tente de se passer toujours davantage de prolétaires au moyen des moyens de production plus perfectionnés.

Karl Marx constate ainsi :

« La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire, c’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire.

L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.

L’analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut capitaliste.

Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là. Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule.

Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher.

C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même.

Ce caractère antagoniste de la production capitaliste a frappé même des économistes, lesquels d’ailleurs confondent souvent les phénomènes par lesquels il se manifeste avec des phénomènes analogues, mais appartenant à des ordres de production sociale antérieurs. »

Le « caractère antagoniste » : voilà la solution. Nous avons deux contraires qui, de manière dialectique, sont identiques pour le moment, dans le capitalisme : accumulation du capital et accumulation des prolétaires.

Mais les prolétaires prennent une part toujours moins grande dans les investissements du capital : c’est là précisément le « problème » de l’accumulation du capital. Et nous pouvons ainsi enfin définir ce dont il s’agit, et déjà d’où il vient.

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L’accumulation du capital selon Marx : plus de productivité, moins de prolétaires, plus de prolétaires

Pour comprendre l’accumulation du capital, il faut se rappeler que le capital est du travail accumulé. Ainsi, si le capital s’accumule, alors les forces de production s’accumulent également – pas seulement le prolétariat, les forces productives aussi.

C’est précisément ce que ne voient pas les idéalistes raisonnant seulement en termes de salaires (et par conséquent Léon Trotsky, dans le Programme de transition, était obligé de prétexter que les forces productives auraient cessé de croître, afin de justifier sa propre position).

Voici comment Karl Marx parle de l’accroissement des moyens de production :

« Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres, matières premières et auxiliaires, s’augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné. »

Ce que cela signifie, c’est que les prolétaires produisent toujours davantage, profitant de moyens de production toujours plus performants. C’est là bien entendu la mission historique du capitalisme : rassembler les êtres humains pour travailler en commun et permettre l’avènement de grands moyens de production.

Plus le capital s’accumule, plus il accorde une partie significative aux moyens de production ; Karl Marx nous décrit ainsi que :

« Ces changements dans la composition technique du capital se réfléchissent dans sa composition-valeur, dans l’accroissement progressif de sa partie constante aux dépens de sa partie variable, de manière que si, par exemple, à une époque arriérée de l’accumulation, il se convertit cinquante pour cent de la valeur-capital en moyens de production, et cinquante pour cent en travail, à une époque plus avancée il se dépensera quatre-vingts pour cent de la valeur-capital en moyens de production et vingt pour cent seulement en travail.

Ce n’est pas, bien entendu, le capital tout entier, mais seulement sa partie variable, qui s’échange contre la force ouvrière et forme le fonds à répartir entre les salariés. »

On voit ici tout de suite la contradiction : si les moyens de production prennent une place toujours plus prépondérante pour le capital, alors plus le prolétariat travaille, plus il affaiblit sa position dans le capital. C’est ce que Marx constate en disant :

« En produisant l’accumulation du capital, et à mesure qu’elle y réussit, la classe salariée produit donc elle-même les instruments de sa mise en retraite ou de sa métamorphose en surpopulation relative.

Voilà la loi de population qui distingue l’époque capitaliste et correspond à son mode de production particulier. En effet, chacun des modes historiques de la production sociale a aussi sa loi de population propre, loi qui ne s’applique qu’à lui, qui passe avec lui et n’a par conséquent qu’une valeur historique. »

On retombe alors sur une contradiction : plus le capital s’accumule, plus il emploie des prolétaires, mais plus il en emploie, plus la part dédiée aux moyens de production devient importante, et moins il y a de prolétaires !

Cela semble contradictoire, et de plus Karl Marx en fait même une loi. Il parle ainsi des chômeurs comme d’une armée de réserve industrielle :

« Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral.

Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible.

La présence de cette réserve industrielle, sa rentrée tantôt partielle, tantôt générale, dans le service actif, puis sa reconstitution sur un cadre plus vaste, tout cela se retrouve au fond de la vie accidentée que traverse l’industrie moderne. »

C’est à ne plus rien y comprendre. Où est-ce que Karl Marx veut en venir, comment a-t-il compris ce qui apparaît comme incompréhensible, voire franchement mystérieux ?

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L’accumulation du capital selon Marx : «identité de deux termes opposés en apparence»

Comment le capitalisme a-t-il commencé ? C’est là une question essentielle, qui détermine également comment il fait pour grandir, pour s’élargir, pour s’approfondir, pour s’intensifier ou, plus précisément sans doute, pour se dilater.

Cette question, c’est celle de l’accumulation du capital. Le problème évident étant ici que si on peut comprendre que le capital s’accumule une fois qu’il est lancé, comment a-t-il fait justement pour se lancer ? Comment quelque chose de non capitaliste a-t-il pu donner naissance au capital ?

Et si c’est le cas, pourquoi ne pas penser, comme le fit Rosa Luxembourg dans son ouvrage L’accumulation du capital, que le capital a besoin pour grandir de zones non capitalistes à intégrer ?

De fait, si une grande figure comme Rosa Luxembourg a pu se tromper de manière décisive à ce sujet, on comprend la difficulté de la question. Aussi a-t-il lieu d’avoir un aperçu précis dès le départ, et pour cela il faut saisir la substance de la question.

Ce qu’on appelle « accumulation du capital » est un aspect d’une chose, dont l’autre aspect est le renforcement du prolétariat. Sans prolétaires, pas de profit, donc le capital ne peut que s’accumuler que s’il intègre toujours plus de prolétaires.

La question ne peut se saisir qu’à travers ces deux aspects. Karl Marx nous dit ainsi :

« Les circonstances plus ou moins favorables au milieu desquelles la classe ouvrière se reproduit et se multiplie ne changent rien au caractère fondamental de la reproduction capitaliste.

De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social – capitalisme et salariat – ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de plus gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.

La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation du capital est donc en même temps accroissement du prolétariat.

Cette identité – de deux termes opposés en apparence – Adam Smith, Ricardo et autres l’ont si bien saisie, que pour eux l’accumulation du capital n’est même autre chose que la consommation par des travailleurs productifs de toute la partie capitalisée du produit net, ou ce qui revient au même, sa conversion en un supplément de prolétaires. »

Ainsi, on a une contradiction, avec ses deux aspects, qui sont identiques dans le capitalisme mais tendent bien entendu à se diviser. Le capitalisme produit son propre fossoyeur, et plus il grandit, plus il renforce sa propre mise à mort.

L’une des conceptions idéalistes qu’on retrouve ici est de faire « sauter » la variable des salaires afin de provoquer la révolution. En effet, les salaires augmentent si l’accumulation du capital connaît un cycle de croissance rapide, et inversement baisse dans le cas inverse.

Voici ce que dit Karl Marx :

« Si le quantum de travail gratuit que la classe ouvrière rend, et que la classe capitaliste accumule, s’accroît assez rapidement pour que sa conversion en capital additionnel nécessite un supplément extraordinaire de travail payé, le salaire monte et, toutes autres circonstances restant les mêmes, le travail gratuit diminue proportionnellement.

Mais, dès que cette diminution touche au point où le surtravail, qui nourrit le capital, ne paraît plus offert en quantité normale, une réaction survient, une moindre partie du revenu se capitalise, l’accumulation se ralentit et le mouvement ascendant du salaire subit un contrecoup.

Le prix du travail ne peut donc jamais s’élever qu’entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive. »

Par conséquent, si on arrive à découpler les salaires de ces cycles – pensent les idéalistes – alors le capitalisme ne peut plus suivre et le prolétariat exigeant ses salaires est obligé de ses débarrasser des bourgeois. C’est le point de vue de Léon Trotsky dans son Programme de transition ou bien de Toni Negri avec son mouvement italien des années 1970 appelé « Autonomie ouvrière ».

C’est une vision simpliste, de type syndicaliste, où un seul bourgeois fait face à un seul prolétaire, et non plus des classes sociales au sein d’un mode de production. Il y a une incompréhension fondamentale du processus d’accumulation du capital.

Mais qu’est-ce donc précisément que l’accumulation du capital ?

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Aristote, la philosophie première et la peur de l’infini

Il est frappant de voir qu’à de nombreuses dans « La métaphysique », Aristote souligne plusieurs une erreur, en disant qu’elle reviendrait à se perdre dans l’infini. L’appréhension de l’infini est systématique chez Aristote, et c’est paradoxal, car pour lui l’univers a éternellement existé, parallèlement au moteur premier.

On a donc bien quelque chose d’infini dans sa durée, son existence, et partant de là sa nature. Spinoza verra bien cela et c’est pour cela il assumera le cheminement d’Aristote jusqu’au bout en disant que, somme toute, il n’y a qu’une seule substance, l’univers lui-même, qui se confond avec « Dieu ».

Aristote est ici coincé dans le mode de production esclavagiste ; d’un côté, il doit considérer comme éternelles les lois de la réalité (dans une société se re-produisant simplement), de l’autre il doit faire de chaque processus une réalisation concrète avec un début et une fin.

Dans le livre II, Petit alpha (α), on a cette idée typique de l’approche aristotélicienne :

« Il est évident qu’il y a un premier principe, et qu’il n’existe ni une série infinie de causes, ni une infinité d’espèces de causes.

Ainsi, sous le point de vue de la matière, il est impossible qu’il y ait production à l’infini ; que la chair, par exemple, vienne de la terre, la terre de l’air, l’air du feu, sans que cela s’arrête.

De même pour le principe du mouvement : on ne dira pas que l’homme a été mis en mouvement par l’air, l’air par le soleil, le soleil par la discorde, et ainsi à l’infini.

De même encore, on ne peut, pour la cause finale, aller à l’infini et dire que la marche est en vue de la santé, la santé en vue du bonheur, le bonheur en vue d’autre chose, et que toute chose est toujours ainsi en vue d’une autre.

De même enfin pour la cause essentielle. »

Aristote oppose le fini à l’infini ; il faudra attendre Spinoza et Hegel pour qu’il soit vu qu’il y a du fini dans l’infini et de l’infini dans le fini. Aristote est comme pétrifié à l’intérieur du mode de production où il vit et ne parvient pas à s’en extirper ; il fait du rejet de l’infini la clef même de la connaissance.

Dans le même livre, il souligne le caractère inéluctable selon lui de son approche :

« Ceux qui admettent ainsi la production à l’infini, ne voient pas qu’ils suppriment par là même le bien.

Or, y a-t-il quelqu’un qui voudrait entreprendre une chose, s’il ne devait pas arriver à l’achever ? Ce serait l’acte d’un insensé.

L’homme raisonnable agit toujours en vue de quelque chose ; et c’est-là une fin, car le but qu’on se propose est une fin. On ne peut pas non plus ramener indéfiniment l’essence à une autre essence. Il faut s’arrêter. Toujours l’essence qui précède est plus essence que celle qui suit ; mais si ce qui précède ne l’est pas encore, à plus forte raison ce qui suit.

Bien plus, ce genre de système rend toute connaissance impossible. On ne peut savoir, il est impossible de rien connaître, avant d’arriver à ce qui est simple et indivisible.

Or, comment penser à cette infinité d’êtres dont on nous parle ? Il n’en est pas ici comme de la ligne, qui ne s’arrête pas dans ses divisions : la pensée a besoin de points d’arrêt.

Aussi, si vous parcourez cette ligne qui se divise à l’infini, vous n’en pouvez compter toutes les divisions. Ajoutons que nous ne concevons la matière que dans un objet en mouvement.

Or, aucun de ces objets n’est marqué du caractère de l’infini. Si ces objets sont réellement infinis, le caractère propre de l’infini n’est pas l’infini.

Et quand bien même on dirait seulement qu’il y a un nombre infini d’espèces de causes, la connaissance serait encore impossible. Car nous croyons savoir quand nous connaissons les causes ; et il n’est point possible que dans un temps fini, nous puissions parcourir une série infinie. »

C’est là la justification de la métaphysique, comme compréhension du principe de « cause sans cause » éternellement accomplie et s’accomplissant, véritable essence du monde où tout est cause et conséquence, accomplissement. Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote résume cela de manière très ramassée :

« Tout ce qui devient vient de quelque chose et devient quelque chose »

Voici un autre exemple d’argumentation contre l’infini, tirée du livre VII, Zêta (Ζ). Aristote dit que s’il y avait des choses nouvelles, elles devraient provenir elles-mêmes d’autre chose, et cela à l’infini. C’est donc impossible suivant cette mise en perspective.

Voici ce qu’il dit :

« C’est que faire une chose particulière et individuelle, c’est la faire en la tirant absolument du sujet.

Je m’explique : rendre rond un morceau d’airain, par exemple, ce n’est faire, ni la rondeur, ni la sphère ; c’est faire quelque autre chose ; en d’autres termes, si l’on veut, c’est donner cette forme de sphère à un objet différent.

Si l’on faisait la sphère, on ne pourrait la faire apparemment qu’en la tirant d’une autre chose également.

Ainsi, dans l’exemple cité, on se proposait de faire une boule d’airain, c’est-à-dire de faire de ceci, qui est de l’airain, cela qui est une sphère.

Si donc on faisait aussi la forme, on ne pourrait la faire que de la même manière ; et dès lors, la série des productions successives se perdrait nécessairement dans l’infini. »

Karl Marx a justement répondu à cette question de l’infini. Reprenant justement les écrits d’Aristote sur l’argent, il dépasse leur limite historique ; dans Le capital, il pose justement la question de la richesse qui pareillement ne peut venir de quelque part, et qui trouve la solution dans le travail lui-même, à l’intérieur du mode de production et non pas par un apport extérieur. Karl Marx arrachait le matérialisme à la métaphysique, et dans les Manuscrits de 1844, il exposait justement le principe de transformation qu’Aristote avait raté.

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Aristote et la philosophie première : un matérialisme conséquent

Suivent alors à cet Aristote matérialiste (qui a été vu par Karl Marx, Friedrich Engels, Lénine) deux autres Aristote :

a) il y a celui qui va chercher des intermédiaires divins directs au moteur premier, et va les placer dans les cieux. Pour lui, les étoiles sont des êtres vivants parfaits, accomplissant impeccablement leur acte ; ils sont ce qui encerclent notre monde, tout comme le moteur premier les encercle. Notre propre accomplissement est parallèle aux leurs, d’où l’astrologie comme principe d’explication ce qui nous arrive ;

b) à rebours de cet Aristote idéaliste, il y a celui qui affirme que l’être humain ne pense pas et que sa pensée, si elle est adéquate, ne fait que refléter l’accomplissement général de l’univers. C’est l’Aristote ici pratiquement athée, puisque l’univers est uniquement ce qu’il est, avec l’être humain étant un animal raisonnable dont l’esprit est comme une tablette d’argile sur laquelle vient écrire la réalité.

Ce second Aristote est celui de la falsafa arabo-persane, avec Alfarabi, Avicenne, Averroès. Il faut ici en saisir la genèse.

Avec Aristote, nous nous situons à la fin de la Grèce antique, juste à la veille de son effondrement. Socrate et son disciple Platon tentent de procéder à une régénération au moyen d’un idéalisme ultra-violent, avec un système de castes et de mysticisme hiérarchique.

Aristote, lui-même un disciple de Platon, propose quant à lui au contraire un matérialisme complet. L’un de ses disciples sera pas moins qu’Alexandre le grand et c’est lui qui scelle le destin de la Grèce, profitant de l’affrontement de Sparte et Athènes pour vaincre ces deux forces établies et établir le début d’un empire à prétention universelle.

Alexandre le grand, dans une mosaïque de Pompéi, second siècle de notre ère.

Ce sera ensuite Rome qui prendra le relais, mais il faudra attendre la civilisation islamique arabo-persane et ses philosophes pour qu’Aristote soit compris et établi comme le grand maître de la pensée. Cette falsafa, terme pour désigner la philosophie en arabe, se fera elle-même entièrement anéantie par la réaction religieuse musulmane, mais ses effets iront jusqu’où en Europe où cela lancera l’averroïsme latin, puis l’humanisme.

Ainsi, à la lumière du matérialisme historique, nous avons de nombreux points de repère. On sait déjà qu’Aristote s’arrache à Platon et à son système fondé sur un « monde des idées ». Cela, tout le monde l’a vu. Cependant, il y a deux autres faits qui vont nous aider à nous orienter.

Le premier, c’est que contrairement à la légende de Platon et Aristote comme grands philosophes d’une Grèce antique idéalisée, on est avec ces deux philosophes au moment du grand effondrement de la Grèce.

D’ailleurs, la pensée d’Aristote disparaît, ou plus exactement se transforme, puisque le stoïcisme est ni plus ni moins qu’une variante de l’aristotélisme. Le stoïcisme n’a conservé que les éléments « utiles » de la pensée d’Aristote pour la nouvelle période, et cela dans un contexte déjà celui de la Rome antique.

Or, cela signifie qu’Aristote n’est pas parvenu à élaborer un système de pensée fermé, suffisamment équilibré pour se maintenir. C’est un point très important pour comprendre « La métaphysique » : qui y cherche un système ne peut qu’échouer.

Le second fait, c’est que la civilisation islamique arabo-persane a produit une philosophie dont Aristote a été le héraut, « La métaphysique » une référence essentielle. Cette philosophie a été portée par des titans du matérialisme : on peut s’appuyer sur eux pour comprendre « La métaphysique ».

Il faut bien saisir ici dialectiquement que même si « La métaphysique » n’est pas un système fermé, elle porte en elle l’exigence d’un système fermé. Aristote vise clairement dans les textes de « La métaphysique » à opposer un système de pensée complet opposé au système de pensée complet (quant à lui idéaliste) de Platon.

Conversation imaginaire entre l’aristotélicien Averroès
et le néo-platonicien Porphyre (qui vécut huit siècles plus tôt).
Liber de herbis, par Monfredo de Monte Imperiali, XVe siècle.

C’est pour cette raison que l’approche d’Aristote ne pourra réapparaître qu’avec la civilisation islamique arabo-persane : il fallait raisonner à la base en termes de système complet pour pouvoir appréhender les thèses systématiques d’Aristote.

Il va ainsi y avoir une montée en puissance de l’interprétation d’Aristote en rapport avec la révélation coranique qui se veut elle aussi système complet. Sans l’affirmation par l’Islam d’une nature organisée de l’univers, avec des valeurs psychologiques, morales, sociales, etc. qui y sont associées, il n’y avait pas l’espace pour saisir la philosophie d’Aristote (en tant que système complet, en tant que système complet par ailleurs non terminé dans sa mise en place).

Voilà pourquoi seul le matérialisme dialectique, qui est également une cosmologie complète touchant à tous les domaines (psychologie, morale, société, etc.) peut saisir réellement la démarche d’Aristote.

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Aristote et l’existence comme accomplissement

Récapitulons ce à quoi est arrivé Aristote. Il dit : de nombreuses choses existent, je l’admets. Il est matérialiste, il les appréhende par les sens. Puis il dit : les choses ont différents aspects, et ces aspects existent tous. Le fait d’exister implique donc différentes manières de l’être.

Il prolonge sa réflexion et en arrive alors au point où il constate que dans ces manières d’être, il en est de plus importantes que d’autres. Et que même ces manières plus importantes – plus importantes car plus primordiales, comme un homme musicien est homme avant d’être musicien – doivent relever d’une manière générale d’être.

Le processus est le suivant : vue de la réalité => réalité composée de choses qu’on peut décrire => l’essentiel de ces choses est ce qui compte le plus => l’essentiel de ces choses existe en raison d’une cause => cette cause porte l’accomplissement de ce qui est causé => le fait d’aller de la cause au causé est porté par Dieu qu’on peut résumer par la formule cause=causé, modèle complet d’accomplissement.

Cette manière générale d’être, d’exister, c’est donc l’accomplissement. Cela reflète le mode de production esclavagiste, où ce qui est fait relève tant d’un aboutissement (la chose faite) que d’un ordre (il faut faire la chose), ordre impliquant que le processus de formation d’une chose était connue par avance.

Aristote résume cela ainsi dans le livre IX, Thêta (Θ) ;

« C’est que tout phénomène qui se produit tend, et se dirige, vers un principe et vers une fin. Le principe, c’est le pourquoi de la chose, et la production n’a lieu qu’en vue de la fin poursuivie. Or, cette fin, c’est l’acte ; et la puissance n’est compréhensible qu’en vue de l’acte.

C’est qu’en effet ce n’est pas pour avoir la vue que les animaux voient ; mais, au contraire, ils ont la vue afin de voir. De même, on ne possède la faculté de construire que pour construire effectivement ; on n’a la faculté de spéculer scientifiquement que pour se livrer à la spéculation ; mais on ne spécule pas la faculté de spéculer, à moins qu’on n’en soit encore à s’exercer.

Or, de ceux même qui s’exercent à la spéculation scientifique, on ne peut pas dire encore qu’ils spéculent, si ce n’est d’une certaine façon ; et ils n’ont pas même besoin de spéculer pour se livrer à leur étude.

Quant à la matière, elle est aussi en puissance, puisqu’elle peut arriver à la forme ; mais lorsqu’elle est en acte, c’est qu’elle est déjà douée de la forme qu’elle doit avoir. De même encore pour toutes les autres choses, même pour celles dont la fin propre est un mouvement (…).

Par conséquent, il est de toute évidence que c’est en réalisant les choses qui ne sont qu’en puissance, qu’on arrive à les comprendre ; et cela tient à ce que la pensée est un acte de réalisation. Donc, en résumé, la puissance vient de l’acte ; et c’est pour cela qu’on connaît les choses en les faisant. L’acte considéré numériquement est, d’ailleurs, postérieur à la puissance, sous le point de vue de la production. »

Aristote appelle entéléchie l’acte complet, parfait. Et à l’arrière-plan du monde, on a un acte parfait, pur en lui-même, sorte de gigantesque fin en soi. Dans le livre IX, Thêta (Θ), Aristote exprime cela ainsi :

« Comme l’Être est, d’une part, tantôt un objet individuel, tantôt une qualité ou une quantité, et que, d’autre part, l’Être peut exister aussi, ou en simple puissance, ou en réalité complète et actuelle, il nous faut analyser ce que c’est que la puissance et la parfaite réalité, ou Entéléchie. »

Puisque tout est être, tout est accomplissement d’un acte, par conséquent l’existence est elle-même, en son fond, une sorte de gigantesque accomplissement d’un acte éternel. Cet acte est réalisé par le moteur premier, par un Dieu qui vit à l’écart mais par sa nature complète et absolue, engendre un accomplissement complet et absolu dans l’existence.

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Aristote et la reproduction du monde

Il faut bien voir une chose très particulière : d’un côté, Aristote dit que la substance la plus authentique n’a pas de matière, de l’autre que l’accomplissement ne se déroule que dans la matière.

Dans le livre XII, Lambda (Λ), il dit de manière formelle que :

« Aussi, Platon ne se trompe-t-il pas quand il dit qu’il y a [pure hypothèse, qu’Aristote réfute] autant d’Idées qu’il y a de choses dans la nature, si, toutefois, il y a des Idées différentes pour des choses telles que le feu, la chair, la tête, etc.

Tout est matière dans le monde ; et la matière dernière est la matière de la substance par excellence. Mais si la production et la destruction ont lieu quelque part, c’est dans les choses de la nature. »

En effet, le moteur premier, sorte de super substance, ne connaît pas la destruction, ni réellement la production car il est en acte éternel, permanent, ininterrompu, etc.

Mais faut-il alors pencher plutôt du côté de la nature et voir en le moteur premier un principe absolu (tel Averroès, voire confondre l’univers et le moteur, comme le fit Spinoza), ou bien voir en la nature une existence somme toute secondaire par rapport au moteur premier (comme le fait, avec des influences idéalistes, Avicenne, ou dans une version totalement réactionnaire Thomas d’Aquin) ?

Aristote ne tranche pas, car pour lui il y a trois niveaux : la matière, le jeu des formes et de la substance, puis le moteur premier. Dans le livre VII, Zêta (Ζ), il explique ainsi :

« Ce qu’on vient de dire fait donc bien voir que ce qu’on appelle la forme, ou la substance, ne se produit pas, à proprement parler ; que tout ce qui se produit, c’est la rencontre des deux éléments qui en recevront leur appellation ; que, dans tout phénomène qui vient à se produire, il y a préalablement de la matière, et que le résultat total se compose, partie de matière, et partie, de forme. »

Cela implique en fait, conformément à la thèse de « l’ordre » préalable à tout acte (comme reflet du mode de production esclavagiste), qu’il n’y a jamais de transformation, simplement la rencontre d’éléments existant déjà. Dans l’univers d’Aristote, rien de nouveau ne peut se produire, car tout mouvement est circulaire, l’être humain se produisant de génération en génération, les formes nouvelles ne faisant que répéter des formes ayant existé déjà par le passé, etc.

La société se re-produisant, l’univers se re-produit pareillement.

Friedrich Engels, dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, a souligné les défauts d’une telle approche, soulignant l’opposition entre dialectique et métaphysique :

« Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d’étude isolés, à considérer l’un après l’autre et l’un sans l’autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes.

Il ne pense que par antithèses sans moyen terme: il dit oui, oui, non, non; ce qui va au-delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe, ou bien elle n’existe pas; une chose ne peut pas non plus être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s’excluent absolument; la cause et l’effet s’opposent de façon tout aussi rigide.

Si ce mode de penser nous paraît au premier abord tout à fait plausible, c’est qu’il est celui de ce qu’on appelle le bon sens.

Mais si respectable que soit ce compagnon tant qu’il reste cantonné dans le domaine prosaïque de ses quatre murs, le bon sens connaît des aventures tout à fait étonnantes dès qu’il se risque dans le vaste monde de la recherche, et la manière de voir métaphysique, si justifiée et si nécessaire soit-elle dans de vastes domaines dont l’étendue varie selon la nature de l’objet, se heurte toujours, tôt ou tard, à une barrière au-delà de laquelle elle devient étroite, bornée, abstraite, et se perd en contradictions insolubles: la raison en est que, devant les objets singuliers, elle oublie leur enchaînement; devant leur être, leur devenir et leur périr; devant leur repos, leur mouvement; les arbres l’empêchent de voir la forêt.

Pour les besoins de tous les jours, nous savons, par exemple, et nous pouvons dire avec certitude, si un animal existe ou non; mais une étude plus précise nous fait trouver que ce problème est parfois des plus embrouillés, et les juristes le savent très bien, qui se sont évertués en vain à découvrir la limite rationnelle à partir de laquelle tuer un enfant dans le sein de sa mère est un meurtre; et il est tout aussi impossible de constater le moment de la mort, car la physiologie démontre que la mort n’est pas un événement unique et instantané, mais un processus de très longue durée.

Pareillement, tout être organique est, à chaque instant, le même et non le même; à chaque instant, il assimile des matières étrangères et en élimine d’autres, à chaque instant des cellules de son corps dépérissent et d’autres se forment; au bout d’un temps plus ou moins long, la substance de ce corps s’est totalement renouvelée, elle a été remplacée par d’autres atomes de matière de sorte que tout être organisé est constamment le même et cependant un autre.

A considérer les choses d’un peu près, nous trouvons encore que les deux pôles d’une contradiction, comme positif et négatif, sont tout aussi inséparables qu’opposés et qu’en dépit de toute leur valeur d’antithèse, ils se pénètrent mutuellement; pareillement, que cause et effet sont des représentations qui ne valent comme telles qu’appliquées à un cas particulier, mais que, dès que nous considérons ce cas particulier dans sa connexion générale avec l’ensemble du monde, elles se fondent, elles se résolvent dans la vue de l’universelle action réciproque, où causes et effets permutent continuellement, où ce qui était effet maintenant ou ici, devient cause ailleurs ou ensuite et vice versa.

Tous ces processus, toutes ces méthodes de pensée n’entrent pas dans le cadre de la pensée métaphysique. »

Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique

>Sommaire du dossier

Aristote et la substance de l’être

Aristote entend remonter le plus haut possible dans la nature de ce qui existe. Il dit : les choses existent avec une matière façonnée en une certaine forme, qui réalisent un acte, mieux : qui sont un acte. Tout découle d’une cause et est une conséquence.

Cependant, on a un souci ici, à savoir que ce mouvement présuppose un début et une fin, et ce de manière ininterrompue. Comment fonder le principe de l’existence sur quelque chose qui ne s’arrête jamais, et surtout ce qui est périssable ?

Aristote sort alors un concept nouveau pour parvenir à cadrer le tir de sa réflexion : la substance, terme traduisant en grec ancien ousia, et dont l’insuffisance dans la traduction a amené certains à inventer celui d’étance pour chercher à correspondre au sens d’alors. Ousia est de fait un nom verbal tiré du verbe être (einai).

On arrive alors au cœur de la « métaphysique ». La substance est le mode opératoire de ce qui s’affirme comme forme/matière.

Version latine du commentaire de La Métaphysique d’Aristote
par Averroès (1126-1198).

Pour prendre un exemple concret, voyons ce qui est dit dans le livre Zêta, le septième. Aristote part d’une idée simple : il y a des choses qui sont et il y a des choses qui sont parce que d’autres choses sont. Dans ce second cas, il veut dire qu’il y a des remarques quantitatives, qualitatives, sur les affections, sur les actions… qui concernent ce qui relève du premier cas.

Dans la phrase « un homme marche », ce qui compte c’est « un homme », le fait qu’il marche est secondaire. Il faut selon Aristote se tourner vers le principal et aller le plus loin possible dans cette démarche, et alors on saura ce qu’est « l’être ».

Ce qui est principal, il l’appelle « substance », ce qui est secondaire est appelé « attribut ». La définition très connue de la substance par Aristote, qu’on trouve dans le live V, Delta (Δ), est tournée de manière complexe, mais résume cette opposition entre « quelque chose » d’un côté, et ce qui n’est pas vraiment de l’autre :

« On appelle substance, dans chaque chose, ce qui la fait ce qu’elle est, et ce dont l’explication constitue la définition essentielle de cette chose. »

La question de la substance devient alors centrale, puisque tout dépend d’elle. Aristote n’hésite pas à affirmer que :

« En vérité, l’objet éternel de toutes les recherches, présentes et passées, le problème toujours en suspens : qu’est-ce que l’Être ? revient à demander : qu’est-ce que la Substance ? »

Il faut donc, au-delà de regarder le rapport forme/matière, au-delà de saisir la dynamique de l’acte possible, en cours ou réalisé, s’intéresser au phénomène en lui-même, pour voir jusqu’où on peut remonter dans l’affirmation d’un aspect indépendant.

Si l’on dit : un musicien monte les marches de l’escalier, on a un homme qui sait faire de la musique qui est en mouvement, et on a surtout un homme.

Dans le livre XII. Lambda (Λ), Aristote affirme ainsi que :

« La substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous recherchons.

Si, en effet, l’on considère une chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance ; et si l’on considère l’ordre de succession, c’est la substance encore qui est la première, quand on se place à cet autre point de vue.

La qualité et la quantité ne viennent qu’après elle ; et même, à parler d’une manière absolue, la qualité et la quantité ne sont pas même des êtres ; ce ne sont que des qualifications et des mouvements, qui n’ont pas plus de réalité que n’en peuvent avoir le Non-blanc ou le Non-droit.

Nous disons néanmoins de la qualité et de la quantité qu’elles sont, comme nous le disons aussi du Non-blanc. »

Et il y a toujours une substance au cœur de tout phénomène ; pour qu’une chose soit dite au sujet de quelque chose, il faut en effet cette chose. Si la substance du blanc existe, elle est elle-même en fait surtout existante dans son rapport à quelque chose qui est blanc.

Dans Thêta, le neuvième livre, Aristote résume cela en disant que :

« Nous avons antérieurement traité de l’Être compris au sens primordial de ce mot, c’est-à-dire de la substance, à laquelle se rapportent toutes les autres catégories de l’Être. C’est, en effet, par leur rapport à la substance que toutes les autres espèces d’êtres, quantité, qualité et tous les modes dénommés de la même manière, sont appelés aussi du nom d’Êtres. Tous ils impliquent la notion de la substance, ainsi que nous l’avons établi dans nos premières études. »

Seulement, si la substance est périssable comme tout phénomène, alors on est coincé. Évidemment, les êtres humains donnent des êtres humains et par les générations, et la substance se maintient dans sa définition universelle. Cependant, si l’on veut justifier le mouvement ininterrompu, on ne peut pas se cantonner à cela, car on aurait une existence hachée en petits morceaux.

Le matérialisme dialectique attribue quant lui le mouvement à la matière elle-même, et pose la contradiction du fini et de l’infini, ce problème est donc résolu pou lui. Aristote ne parvenait pas à ce degré de compréhension et il lui fallait une force qui puisse mettre en branle ce qui existe, qui justifie l’existence même.

Et il voulait que cette force qui mette en branle ne soit pas extérieur pour autant à ce qui existe.

Il lui faut donc déjà, d’un côté, mettre de côté ce qui vit et périt, pour préserver l’affirmation ininterrompue du mouvement (sans quoi il n’y a pas d’existence) ; il dit dans le douzième livre, Lambda (Λ) :

« Comme, parmi les choses, les unes peuvent avoir une existence séparée, et que les autres ne le peuvent pas, ce sont les premières qui sont les substances ; et ce qui fait que les substances sont les causes de tout le reste, c’est que, sans les substances, les modes des choses et leurs mouvements ne sauraient exister (…).

Si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel. »

Il y a donc, au-delà des substances, la substance « pure », qui est comme les autres au sens où elle témoigne d’un processus, d’un acte, avec une conséquence se réalisant ; cette substance pure est par contre éternelle, car elle est ce qui porte la notion de mouvement en général.

C’est le « moteur premier », l’acte pur, s’accomplissant éternellement de manière parfaite, posant le principe de l’existence comme accomplissement. C’est « Dieu ».

Dans Epsilon (Ε), le sixième livre, Aristote formule de la manière suivante sa grande thèse générale :

« La Science première a pour objet l’indépendant et l’immobile (…).

S’il n’y avait pas, outre les substances qui ont une matière, quelque substance d’une autre nature, la Physique serait alors la science première.

Mais s’il y a une substance immobile, c’est cette substance qui est antérieure aux autres, et la science première est la philosophie.

Cette science, a titre de science première, est aussi la science universelle, et c’est à elle qu’il appartiendra d’étudier l’être en tant qu’être, l’essence, et les propriétés de l’être en tant qu’être. »

La substance immobile, c’est le moteur premier, qui meut mais n’est lui-même pas mu, qui s’accomplit lui-même et porte le principe universel du mouvement comme accomplissement. S’intéresser à cette substance mobile, c’est comprendre comment les choses peuvent exister.

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Aristote et l’accomplissement naturel des choses

Les choses changent, se modifient ; parfois elles n’existaient pas auparavant. Il faut qu’Aristote explique cela et il ne suffit pas de dire qu’un moteur premier, sorte de Dieu – mouvement, permet tout cela. Il ajoute donc deux concepts à celui de matière et de forme. Le premier, c’est celui d’acte, le second c’est celui de puissance.

La puissance est secondaire comme concept, parce qu’elle signifie qu’un acte est potentiellement réalisable. Mais qu’est-ce qu’un acte ? C’est la réalisation concrète justement de ce qui était en puissance. On tourne en rond et c’est inévitable, car c’est le moyen qu’a trouvé Aristote pour justifier la rationalité de la réalité.

Pour lui, chaque chose s’accomplit et c’est là le sens de son existence ; reflétant la conception passive du scientifique propre à un mode de production esclavagiste, il admire cela et y voit le sens de la vie, et il se dit que si cela s’accomplit, c’est que cela a été fait pour s’accomplir.

On a, au-delà de la vision non dialectique, une véritable affirmation de la beauté de l’existence naturelle, matérielle ; c’est un regard authentiquement apaisé, serein, qui se pose sur le monde reconnu dans toute sa dignité.

Ne connaissant pas le mouvement intérieur, il a donc par contre eu besoin de rationaliser le mouvement depuis l’extérieur. Si une chose est faite, c’est dans un but ; la réalisation de ce but avec succès est l’accomplissement de la chose en tant qu’acte. Le concept appelé « en acte » devient nécessairement central dans son dispositif intellectuel.

Si l’on prend par exemple une maison, c’est une certaine matière (les briques, le bois, les pierres, etc.) ; cette matière est disposée d’une certaine manière, c’est la forme. Et en tant qu’acte, une maison est un abri.

Dans le huitième livre, Êta (Η), Aristote souligne qu’il faut faire attention à une telle distinction, pas forcément aisée à cerner :

« Il faut prendre garde que, dans quelques cas, on ne voit pas bien si le nom de la chose exprime la substance composée de la forme et de la matière, ou s’il exprime l’acte et la forme. Par exemple, on ne voit pas si le mot Maison signifie, en commun et tout ensemble, un abri formé de briques, de bois et de pierres, arrangés dans telle disposition ; ou si ce mot signifie seulement l’acte et la forme, c’est-à-dire que la maison est un abri. »

Aristote appelle « entéléchie », un mot qu’il a inventé à partir du mot « parfait » en grec, cet accomplissement complet, absolu, d’un acte. L’entéléchie est en fait ni plus ni moins qu’un acte correspondant parfaitement à la nature de la chose en acte. Cette réalisation fait d’elle ce qu’elle devait être. C’est une lecture que l’on peut qualifier de vitaliste.

D’où la formule qu’on trouve dans le livre VIII, Êta (Η) :

« Il n’y a donc pas d’autre cause de l’unité que la cause motrice, qui fait passer l’être de la puissance à l’acte. »

La conception d’Aristote, c’est que l’être de chaque chose, c’est son accomplissement.

Cependant, ce vitalisme a beau être restrictif dans ses modalités d’expression de la complexité réelle de la matière (que seul le matérialisme dialectique saura montrer), il relève d’une lecture de la réalité assumant celle-ci sans chercher autre chose au-delà d’elle. Aristote célèbre le monde tel qu’il est, pour ce qu’il est ; rien que pour cela, il est un titan de l’Histoire humaine.

Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote est en mesure de constater, avec pour la première fois une vision matérialiste synthétique, complète, une affirmation du monde matériel :

« Tout dans l’univers est soumis à un ordre certain, bien que cet ordre ne soit pas semblable pour tous les êtres, poissons, volatiles, plantes.

Les choses n’y sont pas arrangées de telle façon que l’une n’ait aucun rapport avec l’autre. Loin de là, elles sont toutes en relations entre elles ; et toutes, elles concourent, avec une parfaite régularité, à un résultat unique.

C’est qu’il en est de l’univers ainsi que d’une maison bien conduite. Les personnes libres n’y ont pas du tout la permission de faire les choses comme bon leur semblé ; toutes les choses qui les regardent, ou le plus grand nombre du moins, y sont coordonnées suivant une règle précise, tandis que, pour les esclaves et, les animaux, qui ne coopèrent que faiblement à la fin commune, on les laisse agir le plus souvent selon l’occasion et le besoin.

Pour chacun des êtres, le principe de leur action constitue leur nature propre ; je veux dire que tous les êtres tendent nécessairement à se distinguer par leurs fonctions diverses ; et, en général, toutes les choses qui contribuent, chacune pour leur part, à un ensemble quelconque, sont soumises à cette même loi. »

Il va de soi que cette vision cosmologique d’un monde organisé était corrompue par l’esclavagisme. Cependant, il faut bien distinguer les deux aspects ; sans cela, on ne comprend pas justement la vision totale concernant l’univers des successeurs arabo-persans d’Aristote, de Spinoza, de Hegel, du matérialisme dialectique.

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Aristote,la matière et la forme des choses

Aristote ne connaît pas la transformation d’une chose par elle-même, donc il est obligé d’attribuer l’origine des changements à une cause extérieure. Et, justement, il est évident que pour qu’il y ait une chose, ou un changement possible d’une chose, il faut que cette dernière ait un répondant en elle-même, sans quoi il ne se passerait rien.

On ne peut pas avoir une table comme enfant ; on ne peut pas non plus envoyer un nuage par la poste. Si les choses se font, c’est qu’elles ont un essence permettant qu’elles soient faites.

Pour tenter d’y voir clair, Aristote est donc obligé de casser les choses en plusieurs parties, de les décomposer : en ce qu’elles sont quelque chose avec une certaine forme et d’une certaine matière, et en ce qu’elles ont des particularités les amenant à pouvoir connaître des changements sous l’effet d’une impulsion extérieure, etc.

En clair, en l’absence de dialectique de ce qui se passe à l’intérieur d’une chose, Aristote est obligé de se tourner vers l’extérieur et de lier l’intérieur à l’extérieur, sans quoi il ne se passerait rien, chaque chose restant infiniment elle-même, sans que jamais nulle part rien ne puisse se passer.

D’où les concepts de forme, d’essence, de matière, de sujet, de mouvement, etc., qui vont lui permettre de chercher à délimiter toutes les possibilités de combinaison pouvant exister dans les choses, les phénomènes.

Une version médiévale de La Métaphysique.

Pour donner un exemple concret, cela donne la chose suivante. On a un vase en métal. Il est d’une certaine matière, en l’occurrence le métal. C’est là une forme de cause, au sens où pour exister, le vase s’appuie sur le métal qui le compose. Sans ce métal, il n’y aurait pas de vase.

Tous les vases ne sont pas en métal, donc le rapport entre le vase et le métal n’est par contre pas généralisable.

Ce vase a également une forme. Celle-ci n’est pas qu’en trois dimensions, elle consiste également en sa réalité fonctionnelle, existentielle. Les choses n’existent pas par hasard, elles ont une forme adaptée à leur environnement, leur entourage, la réalité où elles se meuvent, leur rôle, leur fonction, etc. La forme est ainsi la manière d’être par rapport aux autres choses.

La vase a ainsi une forme de vase, sinon ce ne serait pas un vase, mais autre chose.

Comme on le voit, on prend avec Aristote une chose et on en décortique la nature, la fonction, l’origine, le rapport qu’on a avec elle, ses qualités, ses rapports à la quantité, etc. Aristote en dresse le catalogue le plus poussé possible, ce qui rend très souvent les choses à la limite de l’incompréhensible sous l’overdose d’aspects et de rapports.

Dans le cinquième livre, Delta, Aristote souligne toutefois l’importance de saisir la notion de cause de cette manière. Il ne s’agit pas de chercher le vase comme abstraction intellectuelle, ce qui reviendrait à la notion d’idée comme chez Platon. Chez ce dernier, le vase « pur », « parfait », existe dans le monde des idées ; le vase ici-bas n’en est qu’un pâle reflet.

Aristote ne veut pas d’un tel système en appelant à l’au-delà. Aussi se protège-t-il de cela en faisant intervenir le concept de « principe ». Le vase est un tel principe : il a une fonction bien particulière, commençant avec un acte bien précis.

Ce qu’il appelle cause, par contre, c’est la réalité directe à laquelle obéit le phénomène. C’est sa « raison d’être » au sens matériel, pas abstrait. Si l’on veut, le principe répond à la question : « Où cela commence-t-il ? », tandis que la cause répond à la question : « en vertu de quoi y a-t-il telle chose ? ».

Une représentation arabe d’Aristote,
autour du XIIIe siècle.

Aristote a fourni historiquement un travail énorme sur le plan logique pour établir les différents rapports existant entre les phénomènes. Ainsi, il dit qu’il y a quatre nuances dans les causes, qui forment des doubles oppositions pouvant s’unir.

Une cause peut être individuelle ou relever de l’ensemble du même genre d’individus. Par exemple, tel peintre peint tel tableau, mais au sens strict tous les peintres peignent des tableaux. La cause peut relever du hasard, ne se passer donc que rarement, ce qu’Aristote appelle « accident », mais des hasards peuvent également relever d’un certain genre (comme le fait de glisser en raison du verglas).

A cela s’ajoute donc leur opposition, car on peut dire Gérard sculpte une statue comme on peut dire le sculpteur sculpte une statue, ainsi en même temps que Gérard le sculpteur sculpte une statue. Une autre nuance précisée par Aristote est que l’action peut être simplement potentielle, « en puissance » (Gérard est en mesure de sculpter), ou bien se réaliser, être « en acte » (Gérard en tant que sculpteur est en train de sculpter).

Tout ce système de causes a comme vecteur le mouvement et joue sur le rapport forme/matière. La matière est présente et elle prend une forme particulière. Mais cette forme existe aussi, sinon il faudrait à l’infini créer la forme et la matière. Il y a donc quelque chose avant la matière et la forme, quelque chose qui permet au jeu de causes et de conséquences de s’enchaîner. Cette chose, c’est le mouvement, et c’est ce mouvement le thème de « La métaphysique ».

Dans le douzième livre, Lambda (Λ), Aristote présente de la manière suivante la nécessité de cette force suprême soutenant littéralement l’existence :

« Tout changement change quelque chose, par quelque chose, et en quelque chose :

Par quelque chose, c’est le premier moteur ;

Quelque chose, c’est la matière ;

et En quelque chose, c’est la forme.

Le devenir se perdrait dans l’infini, si ce n’est pas seulement l’airain qui devient sphérique, et qu’il faille encore que la forme sphérique devienne aussi, et que l’airain lui-même ait à devenir. Il faut donc nécessairement un point d’arrêt. »

Si on veut en effet prendre de l’airain et en faire une boule, il faut :

– que l’airain existe au préalable ;

– que le concept de sphère existe au préalable également.

Toute la pensée d’Aristote est une considération comme quoi si une chose existe, c’est qu’elle a une nature en tant que telle comme production, et que cette production a été décidée.

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Aristote et le reflet du mode de production esclavagiste

C’est justement dans sa théorie de la connaissance que va puiser Aristote pour formuler la base de la métaphysique (au sens d’une synthèse théorique des règles de l’univers). Cela n’a pas été vu jusque-là, pour une raison très simple : on ne peut saisir le matérialisme d’Aristote qu’à la lumière de sa forme plus développée : le matérialisme dialectique.

La clef réside dans la différence de ce qui est valorisé de la part d’Aristote d’un côté, du matérialisme dialectique de l’autre. Ce dernier considère que le mouvement de la matière est infinie et éternelle, qu’il y a des sauts. Tout s’appuie sur la transformation interne.

Aristote ne connaît pas ce principe de la transformation. Il ne voit que les choses en mouvement, ou bien en train de changer. Pourquoi cela ?

Il ne voit que les choses en mouvement, parce qu’il appartient à une couche parasitaire profitant du travail des esclaves. Il est décidé, les esclaves se mettent en mouvement, meuvent des choses, jusqu’à ce que le travail soit fait.

Il ne voit que les choses en changement, parce qu’il est un scientifique profitant d’un statut social parasitaire, ce qui l’amène à être ainsi purement contemplatif.

On a ici la clef absolue pour comprendre la méthode philosophique d’Aristote. Il va de soi que seule la perspective matérialiste dialectique permet de voir cela aussi aisément ; cela témoigne de la faillite intellectuelle de centaines d’années de raisonnements religieux ou bourgeois.

Aristote ne connaît pas la transformation, il ne sait pas ce qu’est le travail. Il raisonne en termes théoriques, en profitant de sa mise à l’écart du travail. Par conséquent, son mode de représentation est passif et son identité de savant correspond à celui faisant du savoir contemplatif le sens même de sa démarche.

Le livre Alpha soulignait bien cette dimension passive de la connaissance ; c’est en saisissant par les sens la réalité et en la comprenant qu’on est véritablement conforme à son existence. A la lumière du matérialisme historique, on relie cela au mode de production d’alors – l’esclavagisme – et on peut reconstruire sa dynamique intellectuelle.

En fait, tout devient extrêmement facile si on inverse les choses présentées dans le livre Alpha ; il est frappant de voir comment tout cela a échappé aux commentateurs bourgeois.

Chez Aristote, une chose est connue quand elle est saisie entièrement, non pas par l’activité concrète, mais intellectuellement.

Mais si cette chose existe, c’est qu’elle a été poussée en ce sens.

Soit cela a été dans sa nature d’aller dans cette direction, soit elle est le produit d’une activité, d’une énergie en ce sens. Que ce soit un enfant ou une sculpture, il y a une intention derrière, une intention qui savait ce qui allait être mis en branle.

Il en va de même avec l’esclavagiste qui dit à l’esclave de mener telle activité à bien.

Aristote renverse donc en fait la perspective. De la même manière que l’on connaît lorsqu’on étudie la physique au bout de la chaîne, il y a la connaissance au début de la chaîne, à la source. De la même manière qu’on a un résultat parce qu’un esclave a fait quelque chose, ce qui l’a mis en mouvement, l’ordre qui lui a été donné, présuppose qu’à la base on savait ce qui allait se passer.

La connaissance d’une chose existe lorsque cette chose est réalisée mais également, selon Aristote, à la base même, avant que cette chose ne se produise, n’existe. C’est le reflet du mode de production esclavagiste dans sa conception.

La Métaphysique, une version d’entre 1311 et 1321,
à la bibliothèque du Vatican

Cela a l’air simple dit ainsi, mais des centaines et des centaines d’années de réflexion n’ont jusqu’à présent jamais permis une lecture aussi limpide, et c’est peu dire. Sans le matérialisme dialectique, tout est terriblement tortueux, tourmenté, insaisissable ; on reste empêtré dans des discours ultra-techniques et sa sans fin.

De quoi parle alors Aristote dans « La métaphysique » ? L’œuvre consiste en fait en toute une série de réflexions sur les modalités propres à la mise en mouvement depuis le début de la chaîne. De mouvement ou de changement ? Aristote ne parviendra pas à véritablement saisir les nuances de leurs différences, par incompréhension de ce qu’est une transformation.

Bloqué dans une perspective purement passive, il n’a été en mesure que de concevoir des choses recevant une impulsion extérieure. Que les choses apparaissent ou bien soient modifiés restait de toutes façons secondaires par rapport au principe du mouvement venant d’ailleurs.

La définition de cet « ailleurs » et de son rapport à la chose est le sujet de « La métaphysique ». Et comme le mouvement de l’extérieur donne le sens à l’existence d’une chose, alors on obtient la définition de la chose elle-même.

On va au-delà de la chose, pour savoir ce qu’elle est vraiment : c’est la méta-physique.

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Aristote et la philosophie première : les mathématiques n’accèdent pas à l’être

Il faut ici souligner le tournant que représente Aristote. Historiquement, Socrate a comme disciple Platon, Platon a comme disciple Aristote, et Aristote aura comme disciple Alexandre le grand. Mais Aristote est entré en rupture avec Platon, car il n’est pas d’accord pour trouver dans l’au-delà les explications à la réalité matérielle.

S’il a été pendant dix-neuf ans son disciple, ce n’est pas pour rien : il est d’accord avec Platon pour affirmer qu’il est possible de parler de la réalité matérielle, que cette réalité est disposée selon un certain ordre.

Cependant, Aristote n’est pas d’accord pour dire que cet ordre est de type mathématique ; il n’est pas d’accord non plus pour dire que ces chiffres mathématiques façonnent la matière brute selon des « images » idéales qui seraient dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas d’accord non plus avec l’idée d’un au-delà, dont il compte tout à fait se passer.

En ce sens, Aristote est un matérialiste. L’ouvrage appelé « La métaphysique » est aussi une compilation de textes réfutant l’idéalisme de Platon, rejetant le principe d’un monde logico-mathématique, explorant les concepts liés à l’explication de la réalité matérielle. Les remarques d’Aristote à ce sujet dans « La métaphysique » sont innombrables.

C’est là un aspect absolument essentiel, dont il faut comprendre tout la signification ; Lénine l’a parfaitement remarqué. Nous en avons en effet la chance de disposer de ses notes au sujet de « La métaphysique ». A un moment, il cite le livre 11 (Kappa), et plus précisément son chapitre 3, Aristote y disant :

« le mathématicien néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne conserve que la quantité… Il en fait tout autant avec l’être. »

Voici la citation dans son intégralité :

« C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses.

Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent.

Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. [Il en fait tout autant avec l’être.] »

Après avoir noté ce que dit Aristote, Lénine note en commentaire :

« C’est ici le point de vue du matérialisme dialectique, mais par hasard, pas ferme, pas développé, en plein vol. »

Un peu plus loin, Lénine écrit encore dans ses notes :

« Le livre 13, chapitre 3, résout cette difficulté [des mathématiques à établir un rapport à la réalité] de manière excellente, précise, claire, matérialiste (les mathématiques et les autres sciences abstraient un des aspects du corps, du phénomène, de la vie). Mais l’auteur ne s’en tient pas de manière conséquente à ce point de vue. »

On comprend ici que Lénine a tout à fait compris qu’Aristote est un précurseur de Hegel et de sa critique des mathématiques comme incapables de saisir la réalité autrement que comme processus terminé.

Lénine a bien vu qu’il existe un parcours allant d’Aristote à Hegel (Marx a entrevu que Spinoza précédait immédiatement Hegel, malheureusement les cinq classiques du matérialisme dialectique ne connaissaient pas Averroès et Avicenne, les deux principales figures intermédiaires par rapport à Aristote).

L’idéalisme pose une logique formelle, affirmant qu’il existe des briques statiques formant l’univers, ce qui exige un créateur à ces briques, un créateur qui a également fait des choix logico-mathématiques consistant en des lois.

Le matérialisme rejette cette perspective qui prend la matière au bout d’une transformation et ne comprend pas que la matière continue de se transformer ; les mathématiques ne peuvent saisir qu’un instant T à la fin du processus, elles ne peuvent pas saisir le processus, ni sa nature.

Aristote est ici celui qui, le premier, a compris cela et l’a affirmé ; il n’est toutefois pas parvenu à compenser par une lecture réellement matérialiste, par incompréhension (historique) de la dialectique.

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Aristote et la philosophie première : un naturalisme moniste

Pour Aristote, la connaissance générale ayant atteint le point le plus haut est la « philosophie première », c’est-à-dire le mode de connaissance de la base de la réalité permettant à ce qui existe d’exister. Aristote reste donc matérialiste ; non seulement il part du sensible pour arriver à la connaissance, mais cette connaissance peut atteindre la complétude, elle est capable de saisir l’ensemble de la réalité.

Aristote aurait pu capituler en route, faire des connaissances des moments épars d’une réalité aux multiples aspects. Il maintient cependant le cadre général et il le fait sans s’appuyer, comme le fait Platon, sur des idées qui existeraient au-delà de la réalité.

Aristote a ainsi une approche matérialiste, naturaliste ; il considère qu’il existe un ordre naturel. Disposer de la connaissance de ce pourquoi et comment les choses existent est non seulement possible, mais également souhaitable, parce qu’ainsi on se confond avec l’ordre cosmique. C’est là un aspect matérialiste moniste de la plus haute valeur.

Le stoïcisme surgira comme généralisation de cette thèse de fusion entre sa propre activité et ce qui est nécessaire.

Or, on existe naturellement en saisissant les choses naturelles de manière naturelle. C’est là où on découvre le sens de « La métaphysique ».

Car Aristote ne dit toutefois pas qu’il faut en rester au niveau immédiat de la perception, car là on en reste à ce qui est naturel, et c’est en réalité avec la nature elle-même qu’il faut se confondre.

Chez Aristote, l’être humain est réellement lui-même lorsqu’il contemple la nature et qu’il la reflète par le savoir.

Chez Aristote, l’être humain est naturel, mais par la connaissance il a accès à la notion de nature en tant que tel. C’est là un aspect essentiel, car c’est cette liaison entre nature et connaissance humaine, entre réalité matérielle naturelle en tant que principe et connaissance en tant que maîtrise des principes, qui va permettre l’affirmation selon laquelle l’être humain ne pense pas, que penser ce n’est que refléter l’ordre naturel universel en raisonnant de manière adéquate.

Si l’on rate cette dimension matérialiste de son approche, on n’accède pas à la thèse d’Aristote, puis de la falsafa arabo-persane, sur l’intellect agent et la pensée comme reflet.

Première page de La Métaphysique, d’une édition de 1837

Malheureusement, les cinq classiques du marxisme ne connaissaient pas cet aspect, reconnaissant Aristote comme un matérialiste qui s’est enlisé (mais donc pas qui s’est enlisé jusqu’au bout, jusqu’à la question du rapport entre la pensée et le réel).

Il faut bien saisir que si Aristote a produit un matérialisme faible en de nombreux points, il a formulé l’exigence du rapport à la totalité, où celle-ci écrit sur les esprits humains comme sur une tablette d’argile.

Tout se fonde sur sa conception matérialiste – naturaliste, qui préfigure le matérialisme – panthéiste de Spinoza.

Ainsi, chez Aristote, chaque chose se définit par rapport à sa propre définition naturelle ; c’est le principe du bien absolu existant lorsque la nature est elle-même. Être dans le vrai, c’est être dans le bien, c’est savoir comment une chose est juste, adéquate, conforme.

Il faut reconnaître l’existence de la réalité, mais également en saisir son essence, c’est-à-dire son ordre interne, son mode de fonctionnement, sa nature. On comprend alors la nature en général.

Aristote explique ainsi que :

« Savoir uniquement pour savoir, appartient surtout à la science de ce qu’il y a de plus scientifique.

En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence, c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ; et ce qu’il y a de plus scientifique, ce sont les principes et les causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les sujets particuliers.

Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes les autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en général, c’est le bien absolu dans toute la nature. »

« La métaphysique » n’appelle pas simplement à connaître les choses et leur fonctionnement, mais également à saisir leur nature et le caractère naturel de celle-ci.

C’est une anticipation du principe des lois naturelles auxquelles obéissent les phénomènes et en ce sens, Aristote est le premier à poser les bases de la science.

Il faut également saisir un aspect très important, lié au contexte historique. A maintes reprises dans le premier livre, Aristote souligne que la philosophie est née chez ceux qui n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, qui profitaient déjà de toutes sortes de commodité. C’est parce qu’ils disposaient de temps libre que certaines personnes ont pu se tourner vers des activités scientifiques, philosophiques.

Par conséquent, en déduit Aristote, les interrogations de haute valeur sur le plan de la pensée sont toujours gratuites ; elles ne visent pas à améliorer la réalité matérielle, puisque le confort matériel est la base sur laquelle peut exister justement une pensée développée, dénuée du souci de la bataille pour la vie quotidienne.

C’est un constat qu’on peut faire effectivement à l’époque et Aristote a raison de mentionner que les activités intellectuelles des prêtres égyptiens reposaient sur leur statut social les plaçant à part, à l’abri du besoin.

Cependant, Aristote ne voit pas l’autre aspect de la question, à savoir que la dimension purement contemplative du rapport à la science est également le reflet de la position parasitaire des couches supérieures du mode de production esclavagiste. Tel est le point de vue du matérialisme historique.

C’est une dimension très importante, expliquant pourquoi Aristote n’est pas parvenu à la dialectique et, de fait, dans l’état alors des choses, ne pouvait pas y parvenir. Il faudra la classe ouvrière pour que l’on puisse atteindre une compréhension matérialiste de la dialectique, de la transformation.

Aristote est obligé, dans son époque, puisqu’il ne voit pas comment les choses se transforment d’elles-mêmes, de par leur contradiction interne, de s’appuyer sur le principe des causes et des conséquences.

Le texte sur Physique écrit par Aristote est l’ouvrage qui fait de cette question des causes et des conséquences, de la compréhension de la nature de ces causes et conséquences, l’alpha et l’oméga de la connaissance de la réalité ; « La métaphysique » consiste en le regard sur la nature de ce qui permet ce jeu de causes et conséquences, c’est la philosophie première.

Si l’on parvient à saisir le pourquoi des choses qui existent, et si l’on remonte le plus haut possible dans le jeu des causes et des conséquences, en en saisissant la nature, alors on saisit ce qu’est l’univers.

Dans le livre XI, Kappa (Κ), Aristote synthétise cela de la manière suivante :

« L’on peut affirmer que les études de la Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles existent, mais bien plutôt en tant qu’elles sont soumises au mouvement. »

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Aristote, le matérialisme et la théorie de la connaissance

Aristote reconnaît l’existence de la réalité matérielle ; il ne la remet pas du tout en cause. Averroès va reprocher à Avicenne d’avoir sous-estimé cet aspect essentiel d’Aristote et d’avoir trop cherché à faire de la métaphysique une sorte de domaine intermédiaire entre le monde matériel tel qu’on peut le percevoir et le Dieu-démarreur.

En réalité, la métaphysique n’est pas chez Aristote au-delà de la physique, mais est son véritable noyau dur. C’est l’explication de son mode de fonctionnement interne… A ceci près qu’Aristote ne connaissait pas le principe de la contradiction interne et ne voyait pas que le mouvement est une propriété de la matière.

En ce sens, le premier livre, Alpha, est un manifeste matérialiste, même si non dialectique ; ses premières lignes sont à ce titre très connues dans l’histoire de la philosophie. Elles attribuent au sens l’origine de la connaissance, mais également l’origine de la volonté de connaître. Ce faisant, Aristote expose de manière déformée la théorie matérialiste dialectique du reflet.

Le matérialisme dialectique affirme que l’être humain est de la matière, que la sensibilité de cette matière particulière reflète le mouvement général de la matière, mouvement qui est lui-même reflet sensible de la matière elle-même par ailleurs, le processus général connaissant des sauts qualitatifs dans un univers en quelque sorte en forme d’oignon. Il n’y a que de la matière dont les couches se répondent les unes aux autres, par le reflet en elles du reste.

Aristote, en très grand matérialiste cependant prisonnier de son époque, ne parvient pas bien sûr à une telle compréhension mais pourtant y tend de manière substantielle. Les premières lignes de « La métaphysique » sont d’une grande envergure :

« Tous les hommes ont un désir naturel de savoir, comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les connaissances qui s’acquièrent par les sens.

On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique, c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela vient de ce qu’elle nous fait connaître plus d’objets, et nous découvre plus de différences. »

Aristote est ici un vrai matérialiste, qui place les sens au centre de l’activité de l’être humain en tant que forme vivante. On existe par les sens et ce sont ces sens qui déterminent l’existence.

Mais ce qui semblait relativement secondaire auparavant prend, à la lumière du matérialisme dialectique, une importance capitale. Aristote fait en effet de la vue le sens le plus important. Pour lui, voir c’est vivre pleinement et par conséquent, nous recherchons beaucoup de choses à voir.

Or, c’est là ni plus ni moins que l’affirmation du reflet comme mode d’existence. Plus on peut, non seulement ressentir, mais cerner des choses, les saisir par la vue, plus on existe. Ce qui se reflète dans le regard permet de davantage exister.

Aristote s’évertue alors à saisir la différence entre les êtres humains et les animaux, car ceux-ci ressentent aussi. Il la voit dans la capacité à généraliser ce qu’il a vu. Une véritable expérience, chez Aristote, n’est pas un simple vécu, mais un vécu vu de nombreuses fois, appréhendé de nombreuse fois par la mémoire. Il dit ainsi :

« C’est la mémoire qui dans l’homme produit l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose constituent une expérience ; aussi l’expérience paraît-elle presque semblable à la science et à l’art. »

Cette manière de combiner la théorie et la pratique par l’intermédiaire de l’expérience vécue, appréhendée, est tout à fait matérialiste. Naturellement, Aristote ne vivait pas dans une société où la classe ouvrière existait, il ne pouvait pas saisir le principe de l’activité transformatrice.

Toutefois, il a bien compris que la généralisation de l’expérience aboutissait à un saut qualitatif dans l’esprit. Cette conception de l’accumulation des souvenirs est tout à fait juste pour s’orienter.

Cela est d’autant plus vrai qu’au-delà de l’expérience comme renouvellement d’une connaissance sensible, il y a l’art (au sens de la manière, de la technique) d’appréhender les fondements, c’est-à-dire la connaissance des fondements de ce qui fait l’expérience. C’est là un niveau de connaissance supérieur, une compréhension théorique.

Il y a ainsi la connaissance sensible immédiate, l’expérience comme accumulation d’une même connaissance sensible, l’art d’appréhender les fondements comme connaissance du phénomène auquel est lié cette connaissance sensible.

Aristote formule donc différents niveaux de saisie dans le rapport à la matière ; il résume cela par l’image suivante :

« Aussi on regarde en toute circonstance les architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en sagesse aux simples manœuvres, parce qu’ils savent la raison de ce qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle (…).

Sous le rapport de la sagesse, l’expérience est supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte au manœuvre et la théorie à la pratique. Il est clair d’après cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de certains principes et de certaines causes. »

Aristote attribue donc une valeur supérieure à la connaissance, car elle a une portée universelle que n’a pas la sensibilité immédiate. La sensibilité ne peut saisir que le particulier, alors que la connaissance a une dimension universelle. Évidemment, Aristote ne voit pas le rapport dialectique et ne sait pas que la pratique, dans sa dimension transformatrice, porte également en elle l’universel.

Cependant, Aristote pose déjà le principe de la connaissance atteignant l’universel, par l’intermédiaire de la sensibilité accumulée. C’est là une thèse matérialiste. Ne connaissant pas le principe de la transformation, il fut obligé de faire de l’art, de la science, un fétiche ; c’était là pencher vers une connaissance générale contemplative… Mais c’était déjà l’affirmation d’une connaissance générale, c’est-à-dire de la science.

Et, aspect important à ne pas perdre de vue, Aristote ne fait pas de la connaissance quelque chose se baladant au-dessus de la matière, comme Platon, Descartes, etc. ; la connaissance reste ancrée dans la matière. C’est cela qui est expliqué dans « La métaphysique ».

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Aristote et le thème de «La métaphysique»

« La métaphysique » est donc un bricolage de textes d’Aristote et, comme si cela ne suffisait pas, le titre de l’œuvre qu’ils forment l’est également. On le doit à Andronicos de Rhodes ; comme il a choisi de placer ces textes après ceux sur la physique, il a simplement pris comme titre la métaphysique, c’est-à-dire « après la physique », du moins c’est ce qui semble en apparence, car il est également possible de traduire le titre par « au-delà de la physique ».

Rien que l’interprétation du choix de ce terme pose déjà un vrai casse-tête et de plus, pour ajouter au problème, Aristote n’utilise lui-même pas ce terme de « métaphysique » : ce dont il parle dans « La métaphysique », c’est de la philosophie première (πρώτη φιλοσοφία – protē philosophia).

La question est ainsi de savoir ce qu’il faut comprendre par « métaphysique ». S’agit-il d’un prolongement de la physique à un niveau supérieur, ou plutôt plus profond ? S’agit-il au contraire d’un espace coupé de la physique, se situant sur un autre plan, de type mystique, voire divin ? S’agit-il d’un discours même sur Dieu directement ? Et ce Dieu a-t-il une réelle existence ou bien n’est-il qu’un simple principe justificateur, un simple outil intellectuel en attendant mieux ?

Pour dire les choses plus directement : soit « La métaphysique » traite du cœur de la Physique, de son noyau dur, soit cette œuvre annonce un plan supérieur plus ou moins inaccessible, mais relativement compréhensible.

L’anecdote d’Ibn Sina, Avicenne (980-1037), le géant de la philosophie de la civilisation islamique arabo-persane, le grand commentateur de « La métaphysique » au moyen-âge, est ici éloquente et possède un sens très profond :

« Alors je revins à l’étude de la science divine. Je lus le livre intitulé : Métaphysique (d’Aristote).

Mais je n’en comprenais rien ; les intentions de son auteur restaient obscures pour moi ; j’eus beau relire quarante fois ce livre, d’un bout à l’autre, au point de le savoir par cœur, je n’en saisis ni le sens ni le but ; je désespérais de l’entendre par mes propres moyens et je me dis : « Ce livre est incompréhensible ».

Un jour, enfin, je passais par le bazar des libraires. Un marchand tenait un livre, dont il cria le prix ; il me le présenta dans mon découragement, je le repoussai, convaincu qu’il n’y avait nul profit en cette science.

Le vendeur insista, disant : « Achète ce livre ; il est à bon marché. Je le vends au prix de trois dirhems parce que son propriétaire est dans le besoin ». Je l’achetai donc : c’était le livre d’Abou-Nasr-al-Farabi, Commentaires sur la métaphysique.

Je revins à ma demeure et je m’empressai de le lire : sur le champ, les buts poursuivis par l’auteur de ce livre se découvrirent à moi parce que je le savais déjà par cœur. Tout réjoui de cet événement, je fis abondante aumône aux pauvres, en action de grâces, dès le lendemain. »

Aujourd’hui nous ne disposons pas de l’ouvrage d’Alfarabi, mais simplement de huit pages d’un texte à ce sujet, peut-être un synthèse, dont il existe deux versions relativement concordantes. Alfarabi y fait la remarque suivante, qui a forcément été ce qui a marqué Avicenne : « La métaphysique » ne traite pas de Dieu.

Avicenne, miniature persane.

Il faut considérer ici les choses à deux niveaux. Chez Platon, on a le monde d’en bas et le monde d’en haut, avec celui d’en bas qui n’est que l’image imparfaite de celui d’en haut. Le sens de la philosophie est de s’intéresser au monde d’en haut et les choses s’arrêtent là ; le platonisme sombrera toujours plus dans le mysticisme, forcément, puisque le monde d’en bas est sans intérêt réel, étant une copie imparfaite du monde d’en haut.

C’est le sens caché de l’allégorie de la caverne et cela donnera ce qu’on appelle le néo-platonisme.

Aristote, quant à lui, rejette ce monde d’en haut. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité matérielle, c’est la nature, d’où son obsession pour la science concrète, notamment la biologie. Il n’y a pas pour lui de « monde des idées » dont la réalité serait une copie. Il reconnaît toute sa valeur à la réalité.

Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.

Cependant, pour s’en sortir, il est comme les déistes de l’époque de la révolution française : il a besoin d’un démarreur, d’une origine au monde, d’un grand architecte, d’un grand horloger, d’une entité ayant mis toute la réalité en mouvement. Aristote l’appelle « moteur premier », ou bien Dieu, c’est même là d’ailleurs le sens réel, historiquement parlant, du concept de Dieu.

Cela signifie que chez Aristote, on n’a pas un monde d’en bas et un monde d’en haut, mais deux mondes cohabitant : le monde réel d’un côté, Dieu comme grand démarreur de l’autre. Les deux coexistent, éternellement (puisque si Dieu est toujours pareil et que donc s’il joue le rôle d’un démarreur, il le faut éternellement, et donc le monde existe lui aussi, parallèlement, éternellement).

Or, « La métaphysique » ne parle de Dieu comme grand démarreur, et c’est cela qu’Avicenne a compris en lisant Alfarabi. L’ouvrage parle de pourquoi il y a une réalité matérielle : c’est cela, la réelle « métaphysique ».

Cela laissera bien entendu place à un vaste débat pour savoir si chez Aristote le « démarreur » divin avait une importance ou pas, c’est-à-dire si Aristote était plutôt un matérialiste déiste ou plutôt un athée faisant avec les moyens du bord.

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