Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «La Lutte des Jeunes»

Comment Pierre Drieu La Rochelle a-t-il été suffisamment galvanisé pour dépasser sa position du rejet romantique de la machine jusqu’à devenir le théoricien du « socialisme fasciste » ?

Voici un passage éminemment intéressant, tiré de l’article Modes intellectuelles, publié dans Les Nouvelles littéraires du 6 janvier 1934, soit exactement un mois avant les fameux événements du 6 février.

Pierre Drieu La Rochelle y formule une définition du fascisme sur le plan des idées qui sera la même pour laquelle, cinquante ans après, l’historien israélien Zeev Sternhell sera décrié par les universitaires français.

Il présente ce qu’a été pour lui l’influence de Georges Sorel et la tentative de fusion de la droite et de la gauche.

« Donc, vers 1910, quand j’entrai à l’Ecole des sciences politiques, le vent n’était pas au marxisme. Je lisais Sorel et les écrivains syndicalistes. Je lisais Jaurès, qui faisait du marxisme une transposition bien allégée, bien édulcorée, qui réagissait à ce mouvement germanique comme Renan avait déjà réagi à un autre.

Je lisais Bernstein et Kautsky, disciples fort émancipés, fort rebelles, fort traîtreux. Je lisais les disciples, mais je ne lisais pas le maître. Je ne lisais pas Marx du tout.

Le problème social se présentait sommairement à moi comme une lutte entre une classe ouvrière batailleuse, autonome, méfiante à l’égard des parlementaires et des intellectuels, et une bourgeoisie qui devenait consciente jusqu’au cynisme.

La solution de ce problème, c’était une question de force qui devait être posée par la grève générale [tout le point de vue ici développé est celui de Georges Sorel].

D’autre part, j’entrouvrais l’Action française, et surtout en marge de l’Action française, Les Cahiers du Cercle Proudhon, où la théorie syndicaliste était reprise et insérée dans un système vivement composite.

Sans doute quand on se réfère à cette période, on s’aperçoit que quelques éléments de l’atmosphère fasciste étaient réunis en France vers 1913, avant qu’ils le fussent ailleurs.

Il y avait des jeunes gens, sortis des diverses classes de la société, qui étaient animés par l’amour de l’héroïsme et de la violence et qui rêvaient de combattre ce qu’ils appelaient le mal sur deux fronts : capitalisme et socialisme parlementaires, et de prendre leur bien des deux côtés.

Il y avait, je crois, à Lyon des gens qui s’intitulaient socialistes-royalistes ou quelque chose d’approchant. Déjà le mariage du socialisme et du nationalisme était projeté.

Oui, en France, aux alentours de l’Action française et de Péguy il y avait la nébuleuse d’une sorte de fascisme. C’était un fascisme jeune, qui ne craignait pas les difficultés et les contradictions et qui, sincère, se croyait capable de rester pur.

Entre le capitalisme et le socialisme, on se promettait de ne pas verser et de ne pas se soumettre à l’un plus qu’à l’autre.

Déjà, je rôdais partout et je ne m’arrêtais nulle part. Ce n’était pas vain que, dans mon Ecole j’apprenais en même temps le maniement des affaires et l’histoire. En conséquence mon propos intime, quand je partais dans mes pérégrinations, était seulement de me renseigner de toute part et de ramener des forces neuves dans les cadres existants où l’exemple de quantité d’hommes sérieux me prouvait qu’on pouvait faire œuvre utile (…).

Lisant Sorel, Maurras et Jaurès, pratiquement je travaillais sous l’oeil un peu inquiet de M. Leroy-Beaulieu, avec un groupe d’étudiants radicaux-socialistes parmi lesquels je rêvais d’une République autoritaire, syndicaliste et d’un nationalisme plutôt cynique qu’hypocrite.

Et puis la guerre est arrivée qui a balayé cela. Et puis la paix est revenue, introduisant dans la sarabande des mythes politiques un nouveau personnage : le communisme, dont les vrais ressorts demeurèrent longtemps inconnus.

Entre-temps, le fascisme français avait été tué. Tous ses jeunes tenants étaient morts, ou mutilés, ou disparus (…).

Critique du machinisme, confusion du capitalisme et du marxisme, critique du nationalisme intellectuel, nécessité de combiner l’individualisme et le socialisme dans une synthèse mobile – tout cela c’est mon bien depuis longtemps. »

Or, les événements de février 1934 ont donné naissance à une revue, intitulée La Lutte des Jeunes, qui va regrouper précisément la nouvelle génération de fascistes, après celle du Cercle Proudhon brisé par la première guerre mondiale.

La revue a été fondée par Bertrand de Jouvenel, dont la mère était juive et qui était jusque-là membre du Parti radical, ayant publié cependant un ouvrage en 1928 intitulé L’économie dirigée. De fait, il appartient au courant dit des « planistes ».

Bertrand de Jouvenel, après l’étape de cette revue, deviendra le rédacteur en chef de L’Émancipation nationale du Parti Populaire français de Jacques Doriot. Rompant en 1938, il est lié aux collaborateurs ainsi qu’aux services de renseignement gaullistes, avant de partir en Suisse en 1943. Dans l’après-guerre, cette figure du fascisme français fera un procès en diffamation gagné à Zeev Sternhell, ce dernier l’ayant défini comme « pro-nazi » et devant payer un franc symbolique.

La Lutte des Jeunes regroupait différents intellectuels donc liés au planisme comme Henri De Man, des spiritualistes comme Emmanuel Mounier adepte du « personnalisme ».

La revue était donc un sas de regroupement et de théorisation, à l’existence ainsi éphémère (du 25 février 1934 au 14 juillet 1934), mais c’est précisément dans cette revue que Pierre Drieu La Rochelle va écrire plusieurs articles, dont certains formeront la base du document Socialisme fasciste.

D’ailleurs, ces articles paraîtront tout au long de l’existence de la revue :

– Réflexions sur le 6 février dans le premier numéro, du 25 février 1934 ;

– Verra-t-on un parti national et socialiste, dans le second numéro, du 4 mars 1934 ;

– Contre la droite et la gauche, dans le troisième numéro, du 11 mars 1934 ;

– Dialogue avec un pauvre de droite, dans le cinquième numéro, du 25 mars 1934 ;

 Notre courage et vos idées claires, dans le huitième numéro, du 15 avril 1934 ;

– Congrégations ?, dans le neuvième numéro, du 22 avril 1934 ;

– Si j’étais La Rocque, dans les numéros 12 et 13, du 20 mai 1934 ;

– Sous Doumergue, dans le quatorzième numéro, du 27 mai 1934 ;

– L’homme (Gaston Bergery), du quinzième numéro, du 3 juin 1934 ;

 La République des indécis, dans le seizième numéro, du 10 juin 1934.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une fantasmagorie

Pierre Drieu La Rochelle procède donc dans Le jeune européen à une critique de la machine :

« Moment critique. Les machines font un énorme et implacable et irrésistible système de critique, de destruction, qui a germé dans notre sein et qui nous ronge. »

Il se focalise sur la notion de création, d’artisanat :

« Par exemple, telle machine happe un caillou. Ce caillou est prospère, il a reçu de l’influence des divinités atmosphériques, une forme palpitante. La machine le broie et il en sort un ciment informe, inanimé, si profondément, si lourdement paresseux, à quoi l’homme renonce à conférer une vie plus haute que celle que connaissait ce morceau de matière quand il était caillou.

Ce sera cette misérable maison moderne. Tandis qu’autrefois au temps de la jeunesse et du génie, la pierre accédait à un plus haut degré dans l’échelle de la création par la métamorphose ennoblissante que lui procurait la main de l’homme, tailleur de pierre. »

Cependant, la preuve qu’il est ici un romantique, c’est qu’il n’appuie pas sa critique sur une conception raciste ou nationaliste, mais en fait le besoin de l’humanité dans son essence même :

« Pour empêcher la destruction lente que je vois en tout sens, pour arrêter l’évolution pernicieuse, je veux interposer une destruction immédiate, totale, qui ramène l’histoire à ses débuts (…).

Ainsi serait sauvé et restitué l’humain. Ce qui est la souche, ce qui permet les fruits et les fleurs et les feuilles, l’animal et l’enfant. Il faudrait que les vertus renaissent. Il y a quelque chose sous le ciel que j’appelle toujours, c’est la fraîcheur du sang.

Sentir que la sève des feuilles coule directement dans les veines de l’homme:ne pas laisser les lèvres de l’homme se dessécher loin du sein de sa nourrice (…).

Il ne s’agit plus de maintenir le Français, ni même l’Européen, mais l’Humain.

Maintenir l’humain, faire en sorte qu’il y ait encore longtemps une expression humaine du monde, par des chants et des prières, des amours, toutes sortes de fabriques.

Car nous ne voulons pas encore nous perdre tout entiers en Dieu. Faits de la boue de cette planète, nous ne pouvons concevoir l’activité spirituelle que selon une morphologie inhérente à cette boue. »

Et Pierre Drieu La Rochelle est tout à fait conscient des limites de son romantisme, de l’incapacité totale à être en mesure de mettre en place ce qui reste une fantasmagorie :

« [Pierre Drieu La Rochelle fait ici parler quelqu’un critiquant son point de vue] Donc, on détruit l’économie : au diable les banques, les usines, les chemins de fer. Plus d’argent. Plus de presse.

Enfin les hommes respirent, ils ne vont plus au bureau, ils quittent les villes… Car c’est bien cela, n’est-ce pas, que vous voulez? Votre effort ne peut aboutir qu’à cela.

Votre passion pour ébranler le inonde présent devrait être si violente qu’elle ne pourrait moins faire que le briser. Ou bien alors c’est un effort modéré, qui veut en prendre et en laisser, mais qui alors s’amortira et se confondra avec les autres compromis.

Le communisme en Russie, parce qu’il n’a point rétrogradé à la horde, rejoint l’américanisme, un idéal de production de fer-blanc.

MOI

Oui, ce rude dilemme : un réformisme rafistoleur, équivoque, souffreteux, ou un anarchisme incendiaire qui seul puisse relancer le feu des âmes. »

Telle est la base qui a amené à la conception du Socialisme fasciste : l’incapacité à avancer vers un bloc continental a renforcé la critique d’un monde moderne vu selon un prisme petit-bourgeois, mais avec une charge romantique très puissante, s’appuyant sur une dignité du réel totalement incomprise.

C’est pour cela que les événements de 1934 vont être l’occasion d’une lecture idéaliste et forcée, prétexte à l’affirmation d’une conception fasciste censée être pure.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la petite-bourgeoisie contre la machine

Comment Pierre Drieu La Rochelle, avec son romantisme, caractérise-t-il la société? Dans Le jeune européen, Pierre Drieu La Rochelle exprime en fait une panique petite-bourgeoise devant le monde moderne, qui se résume pour lui en deux aspects : le machinisme d’un côté, l’égalitarisme de l’autre.

C’est ce point de vue petit-bourgeois qui lui fait s’associer de manière idéaliste le capitalisme et le communisme, considérés comme les rouleaux compresseurs de la production centralisée.

Cela se fait aux dépens de la personne, mais en romantique ayant basculé dans la réaction, Pierre Drieu La Rochelle assimile la personne à l’individu. Capitalisme et communisme apparaissent alors comme de gigantesques processus d’anonymisation.

Le communisme, permettant l’épanouissement des personnes par le dépassement de l’individu dans le collectivisme, dans la richesse matérielle et l’unification culturelle, lui est invisible ou, lorsque cela est perçu, foncièrement nocif.

Voici comment il exprime cette panique obsessionnelle petite-bourgeoise :

« Nous entrons dans une époque où la vie n’est qu’un rêve collectif. Les hommes mènent des destinées parallèles ; chacun ne pense qu’à son individu mais il ne trouve plus pour nourrir cet individu qu’une panade commune, un brouet spartiate, de plus en plus délayé.

Regardez dans un cinéma cette foule qui baigne dans une ombre égale. Ce poisson vient battre, comme dans un aquarium, contre la paroi lumineuse de l’écran, la seule issue pour tous ces égoïsmes, noyés, asphyxiés.

L’individu exaspéré, exténué va mourir, et de lui va naître un communisme étrange, fascinante, inévitable.

Cela me fait peur. Quelle tournante évolution suit l’humanité ? Pour le moment voilà où nous en sommes, à cet alignement monotone de signes, sans plus de valeur personnelle, de plus en plus désincarnés.

Et la scène va-t-elle produire quelque chose de plus substantiel que ces chiffres serrés les uns contre les autres, qui ne gardent que par habitude leurs vieux masques divins, ces chiffres qui font semblant d’être encore des visages ? »

La critique romantique idéaliste, en quête d’une source extérieure par incapacité à lire la contradiction interne, voit ici un dénominateur commun au capitalisme et au communisme : la machine.

Pourquoi ? Parce que la machine s’oppose au corps. On a ici une dénonciation romantique en lieu et en place de la critique scientifique, matérialiste dialectique, de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, entre villes et campagnes.

Ne profitant pas de cette base intellectuelle, perdu dans son nietzschéisme, Pierre Drieu La Rochelle aboutit à une critique idéaliste qui, incapable de voir ce qu’est une production, pleurniche sur la création, sur l’artisanat, avec un imaginaire résolument petit-bourgeois :

« L’homme n’a de génie qu’à vingt ans et s’il a faim. Mais l’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie qui corrompt les vocables.

Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Ses désirs assommés, l’homme n’exprime plus rien.

Il est écrit dans l’évangile de Saint Jean : « Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. » Les doigts de l’homme sont divins : à la matière qui est vivante — un caillou est mouvant comme mon cœur — ils peuvent communiquer une seconde vie, de même que, selon le dogme catholique, du pain qui est déjà chair et sang, le prêtre peut faire l’Eucharistie, qui est deux fois pain de vie.

Mais l’homme ne peut déléguer ce pouvoir absolu de ses doigts à un agent déjà issu de ses œuvres. A peine si le sculpteur peut se servir de l’ébauchoir, le peintre du pinceau, le musicien de l’archet.

L’homme peut imprégner d’esprit un objet, faire jaillir d’un piano, d’un vase, d’un paysage, de longues sources de suggestions spirituelles, mais il faut qu’il soit là, qu’il les ébranle de ses mains.

L’outil n’est efficace que dans la main de l’homme, l’homme ne peut abandonner l’outil à lui-même. La filiation poussée au second degré ne porte plus ou, du moins, dégénère sans remède.

L’homme peut engendrer, il ne peut transmettre le pouvoir de la génération, insérer dans l’ordre de la matière une initiative indépendante et neuve, intercaler entre lui et les choses une race intermédiaire.

Mais cela qui lui est interdit l’homme a voulu l’accomplir et l’imposer à la nature, le faire accepter de Dieu. Il l’a voulu pour la pire raison par lassitude. La race européenne, américaine, maîtresse de la planète, comme les grands peuples conquérants au bout de leur effort, a voulu se reposer du poids de son travail sur un monde inférieur de vaincus et d’esclaves.

Au lieu de les prendre dans les rangs d’autres races — ce qui lui était interdit par tout un monde de circonstances et de pensées — elle a été les chercher hors du cercle animal, dans ce monde qu’à tort elle dit inanimé, dans le règne minéral, végétal. Avec les métaux, après avoir façonné l’outil unilatéral, inarticulé, inerte, elle conçoit la machine subtile, complexe, souple, capable de reprendre l’impulsion, de conserver le mouvement.

Beaucoup croyaient qu’ainsi l’homme servait son désir le plus haut, qu’après une victoire définitive sur la matière, il allait aiguiller l’esprit sur une voie libre, le lancer sur un rail d’infini.

Mais le mal se mêle au bien et rend les intentions fourchues : au moment même où il faisait un si grand effort, l’homme cherchait une pente où se laisser aller et se détendre. Il l’a trouvée et il s’y est tenu; et c’est pourquoi il est puni.

Car s’il ne peut conférer à des instruments le pouvoir d’engendrer la vie, par un revers inexorable, il peut les investir d’un pouvoir de mort.

La machine est née de la paresse de l’homme. Elle est née décrépite et ruineuse, elle ne peut engendrer que des cadavres. Pourtant, comme ils ont l’air jeune et vigoureux, ces beaux bras d’acier !

Mais ce ne sont que les pinces d’un vieux crabe maléfique.

Un enfant sort du ventre de sa mère ; si Dieu oublie de lui donner une âme, il coule comme de la gelée. Ainsi tout ce qui sort de la machine. »

Ce discours anti-machines est typique de la petite-bourgeoisie des années 1930, reflétant son refus du grand capitalisme, qu’elle sait être son fossoyeur. Et ce discours utilise des ressorts philosophiques à prétention humaniste, alors qu’il s’agit en réalité d’un existentialisme nietzschéen.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre l’unanimité aseptisée

L’essai Le jeune européen est une tentative de formulation romantique d’un dépassement de sa situation personnelle historique pour aboutir, à travers l’ultra-subjectivisme, à la production d’un idéalisme « pur ».

Comment Pierre Drieu La Rochelle se présente-t-il ? Il dit de lui :

« Toute une époque est une aventure. Je suis un aventurier. Bonne époque pour moi que mon époque, notre chère époque. Je connaissais déjà les courses d’auto, la cocaïne, l’alpinisme.

Je trouvais dans cette Champagne désolée, abstraite, le sport d’abîme que je flairais depuis longtemps.

Patrouilles, guerre de mines, camaraderie bestiale et farouche, gloire sordide. »

Ce fut la base d’une expérience présentée sous un angle mystique :

« Pendant trois mois d’abjection physique, dans la dysenterie, parmi ces armées de paysans, d’employés et d’ouvriers, encadrées d’intellectuels délirants, jetées les unes contre les autres, par de vieux chefs de gare désorientés, dans des massacres obscurs, je connus un transport inouï.

Je fus l’ermite des charniers. »

Par conséquent, il y a une forme de transcendance, qu’il s’agit de revivre afin de pouvoir ne serait-ce que vivre :

« Il faut avoir tué de sa main pour comprendre la vie. La seule vie dont les hommes sont capables, je vous le redis, c’est l’effusion du sang : meurtres et coïts. Tout le reste n’est que fin de course, décadence. »

Or, le développement du capitalisme, en tant que développement des forces productives, d’une vie facile se développant malgré et même contre l’expérience de la première guerre mondiale, pose une approche radicalement différente, que Pierre Drieu La Rochelle vit extrêmement mal :

« Tandis que les Américains canonnaient la Nature, les Européens, les uns sur les autres, encore trompés par de vieilles coutumes, se canonnaient entre eux.

Mais vienne la paix et il ne s’agirait plus que de boîtes de conserve et d’autos à bon marché. »

On voit le grand problème : Pierre Drieu La Rochelle reconnaît l’aliénation amené par le développement du capitalisme, mais il lui oppose non pas l’avenir, mais le passé.

Il est à la fois scandalisé que sa propre expérience soit aussi rapidement placée à l’arrière-plan de l’histoire, et choquée de la rapidité du développement en cours.

Le thème de la nature est vu, mais incompris, cantonné principalement à la question du corps, celui de l’homme, et pourtant on devine tout à fait comment, à travers la critique romantique petite-bourgeoise de Pierre Drieu La Rochelle, il y a la dénonciation romantique d’un monde rempli de futilités, voire une véritable critique de l’aliénation, comme dans le long passage suivant :

« L’éclairage : sauf dans quelques intérieurs étroits, l’homme pas encore su maîtriser la force nouvelle de l’électricité, dont il se blesse par mille éclats, par infatuation.

Il ne sait pas la capter, la calmer, la rendre chaude et douce ou alors il l’amortit, il la met sous le boisseau, et ce sont des pénombres funèbres (…).

Ces idiots aveugles, incapables de se tenir à la hauteur de leurs propres inventions, n’ont pas encore remarqué que l’électricité tuait les nuances et que seules des couleurs crues, profondément massées, pouvaient faire front contre ces charges de clarté blanche.

De même, le vêtement n’est pas traité à l’échelle neuve : des détails vétilleux embrouillent la tache des costumes, entravent l’arabesque des corps.

Il faudrait faire alterner des partis-pris : tantôt, sur un fond uni, faire ressortir le corps humain à force de lumière, comme le font photographes et cinégraphes, et tirer de cette seule matière tout son trésor de suggestion linéaire quand c’est une ombre plate sur un fond clair, ou de plasticité quand son volume est pétri par l’ombre : tantôt fondre ce corps dans le décor, ne l’utiliser plus que comme un élément entre autres, comme un véhicule pour charrier des couleurs, un mobile pour déplacer des lignes dans un tableau qui capte tout le tourbillon de la nature, comme font les Ballets Russes. »

« Que de femmes, cette époque est femme, abîme de jouissance, anxieuse et énervée. »

D’où une révolte romantique contre la banalité de la vie quotidienne, contre le sordide d’une vie quotidienne vide de sens.

« Apparemment, on peut se retourner encore dans le monde par un débrouillage individue ; l’un est très fier d’avoir inventé un nouveau système de boutons de manchettes ; l’autre d’avoir réuni la fabrication des fromages et l’industrie touristique dans le Lot-et-Garonne.

Mais ils ne prennent pas garde que leur initiative émerge à peine un instant du courant de plus en plus monotone de la production moderne, et qu’en réalité, depuis le président de la banque jusqu’au dernier comptable, ils sont tous employés, salariés, dans les mêmes bureaux, mobilisés de force au service d’un vaste communisme obscur, confortable, ennuyeux, laid.

Il n’y a pas de bonté, mais un grand adoucissement des mœurs. Les riches ne voient pas les pauvres, ne conçoivent pas les pauvres. Mais peu à peu, riches et pauvres abandonnent leur état particulier pour se rencontrer et se fondre dans un état intermédiaire.

Il manque les ouvriers à ce tableau. Ils sont dans leurs faubourgs, au cinéma, et se gorgent de films qui, pour quelques sous, les introduisent dans les salons des riches.

Il suffit de voir les hommes devant les bêtes pour constater leur unanimité. Voici justement sur la scène des otaries.

J’entends les hommes le lendemain : Dis-donc, Félix, on ne s’est pas embêté, hier soir, hein ! Nous en avons eu pour notre argent.

Et qu’est-ce qu’on s’était mis à dîner. Il faut raconter cela à Léon. Garçon ! trois Chambéry-fraise. On a été avec Madame Félix et la gosse au Casino. Dis-donc, c’est bien le moins, hein ! Il y a assez longtemps qu’on turbine.

Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens chic. Y avait des tas de gonzesses à poil. Pas mal. Mais quand l’Américain a amené les otaries…. Ah ! les vaches ! C’est le moment qu’on a commencé à jouir. On se sentait vivre. Non Sont-elles moches !

Tu dirais des gonzesses qui ont le derrière pris dans un édredon et qui courent après l’autobus. Ah ! C’est pas permis d’être bâti comme ça. C’est tout désossé, ça tortille sa viande comme une amoureuse. Ça se pousse, ça tangue, ça mugit comme un veau, ça essaye de se mettre en colère. »

Félix, Léon et Ernest boivent d’autres Chambéry-fraise.

« Nous sommes les hommes, c’est nous les rois. Le soir, on nous voit assis, avec nos lardons, au music-hall. Tout est en ordre sur la terre. Nos femmes sont en peaux de bêtes et couronnées d’oiseaux morts.

Nous avons roulé l’éléphant, soufflé au lion ses chasses. Le cheval n’est qu’un abruti et le chien fut pris par ses bons sentiments. Nous avons vaincu toutes les bestioles. C’est la gloire. Nos petits drapeaux ornent les Pôles.

Nous avons traîné les otaries dans les cirques comme des reines liées par les genoux. Tu en fais, un œil. Hourra! Que la grosse caisse crève ! Tant pis, si les cymbales attrapent des ampoules ! Hourra pour la coterie ! Sifflons avec la puissance de la vapeur : on va écraser les étoiles. C’est une fameuse rigolade. »

Otaries, sirènes, glissez dans l’eau et la nageuse sera sans grâce. »

Cette révolte contre l’unanimité aseptisée est romantique dans ses exigences, mais elle est malheureusement incapable de lire les contradictions existantes, et donc le potentiel pour un avenir justement radieux. Il ne reste plus que le passé à idéaliser, où se réfugier, tel un au-delà servant de refuge existentiel.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’idée d’Europe contre le nationalisme

Dans l’immédiate après-guerre, avant de devenir un théoricien d’un prétendu Socialisme fasciste, Pierre Drieu La Rochelle se fait le grand partisan de la formation d’un bloc continental européen. Dans le recueil Interrogation, il écrivait déjà un poème intitulé Plainte des soldats européens.

L’approche était nietzschéenne, comme l’ensemble de son œuvre :

« Tel est le secret. Telle est la nécessité de la guerre. L’élite n’est point faite pour le peuple, mais l’élite et le peuple pour accomplir le commandement de la Vie qui se complaît dans le chaos.

Le secret est de se réjouir de l’imperfection du monde.

Ils demandent à quoi sert la guerre mais ils veulent dire à quoi sert la vie.

Il faut choisir entre le néant ou le chaos. »

Cependant, c’était aussi la tentative d’une complainte générale des combattants, avec la déception fondamentale du soldat qui s’aperçoit qu’il n’est qu’un jouet de forces l’utilisant et que la vie continue sans lui :

« Par le travers de l’Europe, nous sommes des millions et seuls.

Multitude solitaire, qui divulguera notre peine inconnue ?

Ennemis de cette tranchée-ci ou de la tranchée d’en face

Tous ensemble isolés au milieu monde

Au milieu de l’implacable sollicitude du monde (…).

Nous avons compris l’aventure plus tard quand derrière nos tranchées abominables du premier hiver,

On rouvrit les cinémas. »

Comme il lui fallait trouver un sens aux sacrifices pourtant vains de la première guerre mondiale, Pierre Drieu La Rochelle développe le thème d’un nationalisme européen qui naîtrait de la guerre, afin de faire face aux puissances s’étant développé parallèlement à la première guerre mondiale : les Etats-Unis et l’URSS.

Pierre Drieu La Rochelle a alors une fascination petite-bourgeoise pour le principe d’empire, qui permettrait on le devine la stabilité généralisée, en dépassant ce qui pose « souci ». Incapable de lire la contradiction interne propre au mode de production capitaliste, Pierre Drieu La Rochelle voit en la concurrence extérieure la source des problèmes fondamentaux.

Parmi les nombreux ouvrages qu’il va écrire au sujet du bloc européen, il y a en 1928 Genève ou Moscou, qu’il présente ainsi :

« Il faut saisir la réalité du monde sous les mots. Aux Etats-Unis d’Amérique ceux qu’on nomme capitalistes, dans l’U.R.S.S. de Russie ceux qu’on nomme communistes font la même chose.

Tous ces rudes mécaniciens de la grande machinerie moderne avancent en plein mystère et créent les ressources d’une société planétaire aux mœurs imprévues.

L’opposition communisme contre capitalisme n’existe plus qu’en Europe. Chez nous, contre un capitalisme arriéré et hésitant se dresse encore une ombre de critique furieuse et de désespoir qui garde au mot communisme son sens ancien, unilatéral, démodé déjà en Russie, inconnu en Amérique.

Le capitalisme européen doit se décider, accomplir une synthèse semblable à celles qui se font en Amérique et en Russie. Il doit accomplir de lui-même les désirs qui s’agitent sous un mot ennemi, mais qui au fond sont les siens.

Pour assurer, lui aussi, l’unification politique et économique de son continent, le capitalisme européen doit avant tout détruire le patriotisme local qui s’oppose au patriotisme européen.

Genève est le symbole de la fin des patries, désormais la condition inéluctable de l’ordre européen. Si le capitalisme européen ne s’unifie pas sous le signe de Genève, il ne pourra pas lutter contre l’impérialisme américain qui monte.

Les importations américaines – qui sont faites pour reporter sur l’Europe la crise qui devrait éclater en Amérique et que l’Amérique pourrait résoudre en se repliant sur elle-même grâce au communisme latent qui est dans son système – jetteront l’Europe dans de terribles difficultés économiques qu’entravée par ses frontières et ses douanes elle ne pourra surmonter. Les guerres intestines renaîtront qui engendreront les révolutions inexpiables.

Si la capitale politique et économique des États-Unis d’Europe, si Genève ne se fait pas, Moscou se fera. »

En 1931, Pierre Drieu La Rochelle publiait L’Europe contre les patries, que lui-même présente de la manière suivante :

« Ce qu’on appelle dans le monde entier, aujourd’hui, le nationalisme, c’est le résidu d’un état d’âme, qui a eu son heure de pleine vérité et de pleine fécondité.

Mais ce résidu tourne et s’aigrit. Quand les hommes deviennent conscients d’un état d’âme, c’est qu’il commence à se fatiguer et à ne plus correspondre aux faits. Alors on fait intervenir la volonté. Et bientôt on rentre dans l’exagération.

Ce qui était spontané et inconscient – faire partie d’une nation – devient une attitude – être nationaliste – bourrée d’intentions et de significations qui extravaguent fort loin du naïf point de départ.

Il est à peine besoin de montrer qu’il y a péril mortel pour les humains à mettre toute leur vie, toute leur activité à la merci des formations anachroniques que cause un tel résidu. Mais il faut faire toucher du doigt dans chacun des problèmes de l’Europe d’aujourd’hui comment les Européens, plus que tous les autres humains, s’embrouillent à chaque pas dans ce malentendu qui est tout près de leur être fatal.

Le point capital de cet essai, c’est de montrer qu’alors que le nationalisme, à bout de course chez les vieilles nations de l’Occident et du Centre (Angleterre, France, Italie, Allemagne), pourrait mourir de sa belle mort, il renaît d’autant plus dangereux que plus sénile au contact des jeunes nationalismes de l’Est qui pourtant ne sont eux-mêmes que des imitations artificielles, parce que tardives, de ce phénomène né à l’Ouest.

La solution, c’est que l’Europe se hâte de régler les derniers problèmes nationaux à l’Est pour pouvoir ensuite anéantir – s’il n’est pas trop tard – le nationalisme qui la subvertit et la divise et en venir à cette union, sans laquelle elle ne pourra pas lutter contre les fédérations continentales qui la menacent (Russie, Amérique). »

Cette quête d’une sorte de troisième voie impériale va être le prétexte à une critique généralisée, totalement romantique, de la mécanisation du monde, dans l’oeuvre majeure de cette période qu’est Le jeune européen, publié en 1927.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la guerre, pour le sport

Une preuve du romantisme fasciste de Pierre Drieu La Rochelle est son refus de la guerre. La petite-bourgeoisie a en effet besoin de stabilité, pas d’une guerre où elle serait inévitablement affaiblie, manipulée.

D’où une dénonciation de la guerre comme étant devenue mécanisée et par-là inhumaine. Le virilisme forcené, le nietzschéisme, la vision romantique du corps déformé en culte de celui-ci lui font réfuter la guerre moderne.

Dans Socialisme fasciste, en 1934 il prévient ainsi :

« La guerre militaire moderne est sur toute la ligne une abomination. Je me suis efforcé depuis quinze ans de démontrer et de faire sentir que cette guerre, en effet, détruit toutes les valeurs viriles (…).

Pas l’ombre d’aventure, le facteur individuel faut de contact entre les adversaires étant réduit au plus mince. Dans la prochaine, ce sera vrai pour l’aviation comme pour l’infanterie et l’artillerie.

A l’arrière c’est la vie de caserne, réglée, automatique, à l’avant aussi. Pas d’aventure, donc pas de gloire. Voilà la guerre moderne, elle n’a plus rien d’humain.

Et quel est le résultat ? Des millions de morts, de blessés et de malades. Pas de gloire et des destructions immenses.

Les villes anéanties : Londres, Paris, Berlin, Milan rayées de la carte au premier jour. Les femmes, les enfants, les vieillards, les animaux, les plantes, la forme même des paysages, tout cela dissipé comme le corps des soldats.

Une Europe réduite au désespoir, à la négation de tout. La jeunesse qui est la vie, qui est la beauté ne peut être que contre cela. »

Or, le souci, c’est que la philosophie de Pierre Drieu La Rochelle s’appuie directement sur Nietzsche et Sorel : il faut pourtant tout de même la guerre, qu’on refuse en même temps.

D’où cette réflexion fort étrange aboutissant au refus de la guerre, à son remplacement par le sport :

« Dans la guerre il y a la force, le courage. Le courage, c’est de tuer mais aussi d’être tué, le courage de blesser mais aussi d’être blessé, le courage de ruiner et d’incendie, mais aussi le courage de supporter la faim et la soif, le froid et le chaud, l’insomnie et la saleté, la paresse et les lourds travaux, la solitude et la promiscuité.

D’une façon plus profonde, le courage c’est bien plus, c’est tout. C’est de se connaître et de s’affirmer, d’être quelque chose et quelqu’un en dépit de tous les obstacles et de toutes les menaces (…).

Que serait-ce qu’un citoyen qui ne serait qu’une pensée ? Qui ne serait pas un corps incarnant cette pensée et répondant d’elle, un corps prêt à être blessé ou tué pour elle ? (…). L’État ne peut vivre et se renouveler que par l’insurrection, la révolution, la guerre intérieure.

Et l’Espèce a besoin de cette insécurité dans l’État (…).

La jeunesse voyant l’esprit de paix tuer l’esprit de révolution, a restauré l’esprit de guerre pour sauver cet esprit de révolution dont il est inhérent.

Mais c’est ici que nous, Français, qui n’avons point été mêlés à toute cette aventure (bien que nous l’ayons pressentie dans le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, et que nous ayons produit Proudhon, Blanqui et Sorel, apôtres de diverses manières de la révolution guerrière), nous devons ouvrir l’oeil et profiter de notre distance.

Nous devons admirer ce beau sursaut de la jeunesse d’ailleurs. Mais puisque nous sommes voués à la sagesse plutôt qu’à l’audace, profitons-en.

Puisque nous sommes amenés les derniers à une certaine action, tâchons d’en prendre les avantages sans en adopter les inconvénients (…).

Mais elle [la jeunesse européenne] s’est jetée dans l’excès contraire. Elle a restauré pêle-mêle la guerre avec la révolution. La jeunesse de l’Europe centrale et orientale, pour sauver la révolution, a admis la guerre.

Elle a réagi, elle s’est montrée réactionnaire, en plein (…).

La révolution fasciste, qui a peut-être compris la solution propre à l’esprit européen du problème social, n’a pas compris le problème de la guerre. Elle n’a pu faire la dissociation d’idées, nécessaire aujourd’hui pour le salut de l’Espèce, entre la guerre moderne et la guerre éternelles, entre la guerre et l’esprit de guerre (…).

Dans le bellicisme des fascistes, il y a un effort beaucoup plus qu’un abandon, un effort qui se crispe, qui s’exagère.

Dans le fascisme, la crispation est de trop et signale une erreur.

Le fascisme demande trop à l’homme ; en même temps qu’il lui redonne la vie, l’orgueil de sa jeunesse, il le prépare à une mort hideuse et stérile.

Notre effort, pour être plus mesuré, pourrait être plus heureux. En analysant notre but mieux que les autres, nous pourrions nous façonner à une tension plus saine et peut-être plus durable.

A cause de la déviation démoniaque qu’a subie la guerre moderne, nous nous contenterons de l’exercice transposé de la guerre : du sport.

La guerre peut bien supporter une transposition comme l’amour. Il y a loin du rapt primitif à l’amour sentimental. Il faut bien que l’Espèce se contente de cette transposition et de cette atténuation de l’instinct de reproduction.

Remplaçons les batailles par des matches de football, l’héroïsme de la terre par l’héroïsme du ciel.

Espérons que l’esprit du sport suffira à nous maintenir assez belliqueux pour demeurer révolutionnaires dans le cercle intérieur. »

On a ici un romantisme complet, un décalage total par rapport à la réalité des guerres impérialistes. Pierre Drieu La Rochelle l’a deviné alors, et il annonce la « puissance démoniaque » qui va s’exprimer lors de la prochaine guerre :

« La guerre éclate, dans cinq ans. La France et l’Allemagne se ruent l’une sur l’autre.

La France seule serait battue, encore plus sûrement qu’en 1914 (…). La prochaine fois, ce sera la lutte à couteaux tirés entre le fascisme e le communisme.

Les nécessités de la lutte obligeront les bourgeois d’Occident, mêlés à la lutte entre le gouvernement antidémocratique de la Russie et le gouvernement antidémocratique de Berlin, à jeter aux orties leur dépouille démocratique (…).

On verra des bourgeois jusque-là nationalistes s’apercevoir que le nationalisme n’était pas l’âme de leur vie autant qu’ils le croyaient.

On les verra justifier soudain l’esprit allemand et entrer dans des concessions telles que n’en ont jamais rêvé les braves gens de la gauche. Hitler a encore de beaux jours devant lui.

Toute cette énorme et confuse situation nouvelle semble donc se ramener à ce dilemme étrange ; les Français préféreront-ils devenir communistes pour ne pas devenir Allemands ? Ou devenir Allemands pour ne pas devenir communistes ? Et n’en sera-t-il pas de même en Italie et en Angleterre ? (…).

Le troisième caractère abominable de la prochaine guerre reste la puissance démoniaque et irrémédiablement hostile à l’humanité, des instruments. A lui seul, il suffirait à la rendre exécrable. »

Avec une telle analyse, Pierre Drieu La Rochelle aurait dû passer dans le camp pacifiste, donc le camp communiste. Mais sa base petite-bourgeoise, ses fréquentations de la haute bourgeoisie, l’ont corrompu, et il en vient espérer un fascisme d’opérette :

« Le fascisme, c’est la crispation de l’homme européen autour de l’idée de vertu virile qu’il sent menacée par le cours inévitable des choses vers la paix définitive.

Il n’est pas sûr que le fascisme veuille vraiment la guerre et soit capable de guerre, surtout de la terrible guerre moderne.

Le fascisme se contenterait peut-être volontiers de sport et de parade, d’exercice et de danse. Qui sait s’il ne montrera pas épouvanté devant la conséquence dernière de son attitude ?

Il confond dans ses paroles le sport et la guerre, la restauration physique de l’homme – si nécessaire pour lutter contre les méfaits des grandes villes et pour maintenir l’homme dans ses facultés essentielles – avec la continuation des vieilles formes militaire.

Mais peut-être qu’au fond de lui-même, la distinction est déjà faite entre la transposition de l’esprit de guerre en sport et parade et la continuation de la forme militaire. »

Quiconque voit la base du fascisme sait bien que la guerre est un élément revendiqué, assumé. Le militarisme expansionniste est une composante essentielle et même pas masqué du fascisme.

Pierre Drieu La Rochelle ne peut pas le savoir. Mais son romantisme est borné, sa vision opportuniste, donc son positionnement nécessairement bancal, faible, capitulard.

De fait, il a capitulé devant son propre romantisme. D’autres, en raison d’un romantisme très similaire, passeront dans le pacifisme passif pro-occupation, ou bien dans la Résistance mais avec une perspective spiritualiste de régénération, comme la fameuse Ecole d’Uriage.

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Pierre Drieu La Rochelle : la restauration du corps par le sport et la guerre

La quête romantique de la fusion ultime passe nécessairement, chez Pierre Drieu La Rochelle comme tous les romantiques, par la question du corps. Le recueil de poésie Interrogation aborde déjà cet aspect, comme le poème Restauration du corps, dont le titre est un programme en soi.

On a là, si l’on veut, la base même du programme qui sera celui de ce qu’il appellera le Socialisme fasciste.

« Tous les hommes, tous les êtres qui sont dans le règne humain qu’ils sachent : Qu’une rude loi fut récemment édictée.

Voici que sur la planète humaine, l’esprit n’est point seul.

Un double événement le destitue de la prééminence.

Le corps est restauré dans la puissance et la majesté.

Double événement qui marquera le vestige de notre génération, qui tracera l’initiale de notre chapitre dans les annales du monde :

Restauration du corps par le sport et la guerre.

Sport, élan qui enlève l’homme.

Bond soudain irrépressible qui enchaîne des bonds inconnus (…).

Ah ! quand le ballon entre les deux paumes, un joueur s’élance parmi les poursuivants, alors je perçois l’essentiel mouvement du monde.

On voit la foule féminine bienheureuse de louer un vainqueur qui la viole. Et l’élite se satisfait dans ce symbole offert à sa nécessité.

Mais dans l’enflure autour des gestes des athlètes de la louange sonore, un événement s’enfante. De nouveau l’esprit de lutte se lève parmi les hommes.

La force est désirée, la force est exaltée.

Après le signe, le fait se signifie.

Il ne se fit pas attendre.

Et le premier obus s’essora dans la ciel d’Europe, comme au début de la partie, le ballon neuf gonflé de jeunesse et vibrant d’un coup de pied passionné.

La foule s’étonna de ce qui était né en elle.

La loi de la Force étend son règne.

Maintenant il est honteux d’être faible et de ne pouvoir offrir à l’ennemi une digne proie (…).

Aujourd’hui gare.

Car les hommes à cette heure, pâlissent à la guerre à cause de leur force. Demain ils reviendront. Saufs, ils laisseront là-bas, dans le pays où les autres n’auront pas été voir, leur peur et le désespoir qui les possédait d’être les plus forts voués à la douleur.

Allégés, ils se vanteront et seront féroces.

Au jour de la paix, les temps inquiets ne seront pas finis.

Car peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans ces derniers temps, va-t-elle maintenant demander la jouvence au bain de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de Sport et de Guerre. »

On a là le thème nietzschéen et sorelien de la guerre comme vecteur du progrès humain, comme grand révélateur de l’existence, mais ici avec l’élément corporel présenté comme essentiel, comme le fera le fascisme.

La poésie de Pierre Drieu La Rochelle est donc un éloge de la Part du feu :

« La jeune et haletante histoire humaine nous apprend une maxime dont nous supporterons allègrement la dure économie.

« Il faut faire la part du Feu ».

La mort est un masque sous quoi le ver ronge prestement ce qui est empreint de la risible sénilité.

Les grands actes humains sont durs, cassants et incendiaires.

Le Génie est dévastateur, homicide puis fécond et dorloteur.

Le matin c’est un massacreur qui enjambe jusqu’à l’horizon les cadavres alignés.

Le soir c’est un tendre père qui enveloppe de langes délicats une jeune humanité qu’il accoucha de chairs sanglantes.

France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et ton cerveau. »

Seulement, on aboutit alors à un paradoxe, car Pierre Drieu La Rochelle va en arriver à deux choses. Tout d’abord, remercier les Allemands pour avoir permis cette expression du corps, ensuite dénoncer les guerres mécaniques futures qui ne permettent justement pas l’expression du corps dans et par la guerre.

Dans Caserne haïe, il salue ainsi les Allemands :

« A grands coups de canons les Allemands nous ont appris à vivre, à revivre (…).

Le soldat neuf sera un athlète et un spécialiste de quelque mécanique, et non pas un domestique ignorant et craintif.

Ou il sera le vaincu.

Ainsi sera notre paix, bouleversée de fond en comble par l’énergique méditation de cette guerre.

Guerre, révolution du sang,
puissant flux au cerveau, guerre, progrès, fatalité du moderne
nettoiement et remise à neuf de notre maison. »

Dans A vous, Allemands, il exprime la même chose :

« A vous Allemands – par ma bouche enfin descellée de la taciturnité militaire – je parle.

Je ne vous ai jamais haïs.

Je vous ai combattus à mort, avec le vouloir roidement dégaîné de tuer beaucoup d’entre vous. Ma joie a germé dans votre sang.

Mais vous êtes forts. Et je n’ai pu haïr en vous la Force, mère des choses.

Je me suis réjoui de votre force.

Hommes, par toute la terre, réjouissons-nous de la force des Allemands. »

On lit aussi des sentences comme :

« Que soit bénie la foi des hommes qui osent renouveler la figure du monde selon l’idéal qu’ils chérissent. »

« cette nouvelle invasion du grandiose dans le monde »

« Dans la pittoresque imperfection de la vie, notre mutuelle méconnaissance est une passionnante aventure. »

« Je connais une vanité de mon cri. J’exalte la guerre parce qu’elle est liée à la grandeur.

La guerre fait éclater comme une virginité de la grandeur d’une jeune peuple, ou elle pousse à outrance le raidissement d’un peuple qui culmine.

Mais tout est signe de mort à qui marche vers la mort. La guerre tue les peuples moribonds.

Qu’une race meure dans un charnier de chairs encore vives plutôt qu’au lit sénile.

Tel est le sort que je choisirais pour la France si de la combler la fortune était lasse.

Et au-delà de la France, il y a l’aventure humaine, l’histoire, ce délicat équilibre entre la barbarie et la civilisation.

Entre la pitié, triomphe mortel et la cruauté servile et féconde.

La vie sera toujours une bête prête à crever. »

Cette remise en cause de la France, au nom d’une mentalité de légionnaire, témoigne d’une lecture nationaliste supra-nationale qui est une grande caractéristique du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle.

Son romantisme n’a pas pu, malgré son nietzschéisme, lui faire manquer l’absurdité de la première guerre mondiale et aussi va-t-il se faire le grand partisan de l’unité européenne, d’un projet romantique d’une jeune Europe, d’un refus de la guerre au nom justement du vitalisme nécessaire au corps.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fusion mystique avec le «Grand Midi»

On est donc, avec le jeune Pierre Drieu La Rochelle, au croisement du symbolisme, du décadentisme (et donc surréaliste) et du futurisme. Le manque de liaison avec les forces vives historiques – le prolétariat -, ainsi que le mode de vie décadent, aboutit à une posture futuriste nietzschéene, dont il ressort finalement un vitalisme, mais profondément ancré dans une fascination pour la mort qui ne sortira plus jamais de Pierre Drieu La Rochelle, toutes ses œuvres étant marquées, d’une manière ou d’une autre, par le sceau de celle-ci.

C’est le prix à payer pour l’incohérence de sa position. Le poème Triptyque de la mort, tiré du recueil Interrogation, de 1917, exprime parfaitement cette fascination morbide :

« Parmi ces prestiges de la force militaire dont s’enivre un adolescent, tu m’es apparue, ô mort : bouche sombre d’où s’épanouit le cri lumineux de la trompette.

Dès lors, j’ai été celui qui sait. »

Le savoir par la mort préfigure ici littéralement la mentalité des SS, à ceci près que Pierre Drieu La Rochelle refuse de se cantonner dans une telle perspective, se focalisant toujours sur la dimension transcendante, la quête de l’ultime connaissance, de l’ultime fusion avec le monde.

Ses œuvres restent focalisés sur le suicide comme fusion avec le tout. Ce culte de la mort amènera Pierre Drieu La Rochelle, tout comme l’Italien Julius Evola, à une profonde fascination pour l’occultisme.

Lorsqu’en 1927 Pierre Drieu La Rochelle publie Le jeune européen, l’œuvre commence par deux choses : d’abord, une dédicace « A André Breton », le chef de file des surréalistes, ensuite, une citation de la Bhagavad Gîtâ :

« Sans aucun attachement au fruit de ses travaux, éternellement satisfait, absolument libre, bien qu’engagé dans un travail, il ne travaille pas. »

Dans son Journal, à la toute fin 1943, Pierre Drieu La Rochelle résume son basculement dans le mysticisme, l’occultisme, le néo-platonisme :

« Après avoir un peu lu la Kabbale et beaucoup la Bible, j’en viens à une conclusion, bien sûr non pas d’antisémitisme (qui n’a été pour moi qu’une passion et une réflexion dans le bas plan politique) mais d’asémitisme.

La pensée occulte de l’Occident est bêtement butée sur la Kabbale, comme l’exotérisme sur la Bible, alors qu’il y a toute la pensée de l’Asie et l’islamisme et les religions primitives aryennes (celtiques, grecques, germaniques, scandinaves, slaves).

Je vais mourir à la limite du védantisme et du bouddhisme, à la limite du Samkya et du Madhyamika.

Mais quelle ignorance. Comme tout cela est atteint mièvrement et minablement à travers les ouvrages de seconde main, les traductions incertaines. Quelle belle vie c’eût été d’étudier le grec et l’hébreu, puis le sanscrit, puis l’égyptien. »

Puis, quelques semaines plus tard, il écrit :

« J’ai eu de grandes heures en lisant et relisan les Upanishads, les Brahmasutras, les textes du Grand Véhicule, le Tao.

On ne retrouve pareille liberté que dans Héraclite et Plotin, et Denys l’Aréopagyte, quelques théologiens mystiques du Moyen Âge, quelques Allemands, Nietzsche et Bergson (j’adore Kierkegaard).

J’ai été très déçu par la lecture du Sophar [sans doute le Zohar en fait] : cela fait presque double emploi avec la Gnose, cela est de la même veine. C’est une mythologie certes dialectique, mais beaucoup trop minutieuse et rectiligne.

Cela a des angles trop matériels et sensuels. Cela étonne surtout par l’art littéraire, le même que celui qui brille dans la Bible. Les Juifs sont plus littérateurs que philosophes. Ils ont assimilé lentement et inégalement la philosophie des Aryens.

Au fond il n’y a que la pensée aryenne dans le monde qui d’un côté rayonne jusqu’à la Chine et de l’autre jusqu’au fond de l’Occident par les Grecs, les Alexandrins, les Celtes et Germains et la réfraction juive. »

On retrouve ici le mythe d’une sorte de religion sacrée, dont toutes les religions ne serait qu’une émanation, un aspect, l’aventurier lisant à travers elle pour remonter la source. Pierre Drieu La Rochelle tente d’y voir un chemin explicatif, une vision du monde :

« En tout cas, ma vie intérieure a été totalement bouleversée par la découverte que j’ai faite peu à peu depuis quelques années de la Tradition Esotérique.

Oui, y j’y crois. Je crois qu’il y a sous toutes les grandes religions une religion secrète et profonde qui lie toutes les religions entre elles et qui n’en fait qu’une seule expression de l’Homme Unique et partout le même.

Mon initiation ne va pas très loin, à cause de l’infertilité de ma nature et de mon peu d’empressement à rechercher la communication orale, mais le peu que j’ai touché suffit à mettre en moi une confiance, une illumination merveilleuse. »

Puis, un peu plus tard dans l’année, il écrit dans son Journal :

« Derrière les occultistes et les occultes, il y a tout le fond de l’Antiquité : indien et grec, toute la philosophie emmêlée à la religion. Pour ce qui est de l’Occident, ce qui est admirable, c’est le platonisme, qui est d’une fécondité inépuisable.

Tout se ramène à cela pour nous. Tout ce qui nous intéresse dans la période hellénistique, dans une partie du Moyen Âge, dans la Renaissance, dans l’occultisme plus récent se ramène à Platon.

Or, on peut rattacher assez aisément Platon à l’Egypte et à l’Inde. Il est l’anneau de la chaîne humaine. Tout au moins dans la chaîne mystique. Pour le côté rationaliste, c’est au contraire Aristote, bien que…

Relu Denys l’Aréopagyte, Hermès Trismégiste, Angelus Silesius, Suso, Ruysbroek. »

On notera un aspect véritablement essentiel pour comprendre le fascisme. Denys l’Aréopagyte est le grand théoricien d’un néo-platonisme chrétien, et si on suit son prolongement on rejoint des thèmes existentiels qui seront ceux du protestantisme de Martin Luther.

Or justement, Henri Suso appartient à la mystique rhénane médiévale aboutissant à Martin Luther ; Angelus Silesius est un luthérien basculant dans le mysticisme et tombant dans le catholicisme ; Jan Van Ruysbroeck est la grande figure néerlandaise de la mystique rhénane médiévale.

C’est la grande quête de l’absolue, strictement parallèle au communisme. Preuve de cela, quelques jours après, Pierre Drieu La Rochelle résume ainsi sa position :

« Je vais mourir tué par les communistes, j’aime mieux être tué par eux que par ces imbéciles de gaullistes.

Mais je crois au communisme, je me rends compte sur le tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le fascisme que comme une étape vers le communisme.

Mais impossible de devenir communiste pratiquement, mon essence bourgeoise s’y oppose.

Je meurs dans la foi de la Baghavad-Gita et du Zarathoustra [de Nietzsche] : c’est là qu’est ma vérité, mon credo. La foi la plus pure et la plus indéterminée, la foi infinie au sein du scepticisme et du détachement. Une sorte de stoïcisme dégagé de toute morale.

La foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal, par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et contemplation sont une seule et même chose dans la minute éternelle, dans le Grand Midi. »

Dans un dernier élan littéraire, en plus des Mémoires de Dirk Raspe, un roman lamentablement faible prenant Vincent Van Gogh comme prétexte pour une référence à la peinture, Pierre Drieu La Rochelle écrira Les Chiens de paille, publié en 1944. Ce roman tente de formuler un sens du sacrifice dans la totalité, au moyen d’un personnage entièrement détaché de la vie tel un hindouiste, jonglant avec les résistants gaullistes, nationalistes, communistes et les nazis, pour finir dans un suicide censé aller vers l’absolu.

C’est ici, sans nul doute, avec Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie, l’oeuvre la plus aboutie de la philosophie incohérente, romantique en quête d’absolu, de Pierre Drieu La Rochelle.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’aspect convulsif de l’art

Ce qui est le plus fou, c’est que Pierre Drieu La Rochelle ne départira jamais de cette posture romantique de type symboliste, surréaliste, décadentiste. A la base, il fréquente d’ailleurs le milieu surréaliste ; son ami le plus proche est alors Louis Aragon.

Mais même par la suite, alors qu’il a rompu avec le surréalisme, il maintiendra le cap de l’art comme expression des tourments individuels, annonciateurs d’une vie nouvelle. C’est la vision romantique d’une esthétisation de la vie.

Et si le fascisme lui parle de par son esthétisation de la politique, son irrationalisme, il ne comprend pas qu’il s’agit par conséquent d’une esthétique en soi. Pour lui, l’art maintient son existence de rupture subjective initiale, fondatrice.

Dans un article pour le journal argentin La Nacion, en 1939, Pierre Drieu La Rochelle explique de manière aberrante la chose suivante dans l’article Artistes et prophètes :

« Un hasard de conversation m’a remis en mémoire ce fait qui avait l’autre année éveillé en moi certaines réflexions : les Hiltériens ont banni des musées allemands l’oeuvre de Vincent Van Gogh.

Or, ce peintre violent et désespéré me paraît l’un des précurseurs de Hitler (…).

Parmi les inquisiteurs hitlériens qui ont mis au pas les différentes activités culturelles, il en est des plus conscients et qui savaient à peu près ce qu’ils faisaient. Leurs écrits et leurs discours le prouvent. Ceux-ci n’ont pas ignoré, mais renié.

Ils veulent détruire tout l’aspect convulsif de l’art des derniers lustres. Or eux-mêmes dans leur mouvement révolutionnaire sont l’expression la plus certaine du caractère convulsif de l’esprit du siècle.

Sans doute rêvent-ils de sortir de cette convulsion qui les a mis au monde (…).

Ces temps-ci, les Fascistes italiens et les Bolcheviks russes ont manifesté leur ingratitude à l’égard des audacieux giui avaient été leurs avant-coureurs par des idées et des images.

Mussolini a admis dans l’Académie italienne Marinetti vieilli et relative-ment assagi, mais il n’a pas ouvert les portes des musées à l’œuvre picturale et sculpturale des Futuristes qui avaient préfiguré de la facon la plus téméraire et la plus provocante les violences fascistes.

Les Bolcheviks ont bientôt réduit au désespoir les poètes et les peintres qui avaient salué leur avènement. Essenine et Maïakovsky se sont suicidés.

D’autres ont été réduits au silence, exilés ou fusillés. J’ai vainement cherché dans le musée de Moscou les œuvres qui avaient été en honneur aux premiers jours de la Révolution.

Certes, les œuvres de l’avant-garde française étaient encore là, les œuvres de Braque, de Léger, de Matisse, de Picasso ; mais ce n’était pas vers elles que les guides officiels dirigeaient les troupes de badauds, c’était vers les œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture du siècle dernier. Devant cette peinture-là, guides et guidés communiaient en toute paresse.

Ils se détournaient aussi de la salle où je restai à peu près seul pendant une heure et qui renfermait l’inestimable trésor des vieilles icônes arrachées aux couvents et aux églises. »

Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas ne pas savoir que le national-socialisme affirmait sa propre esthétique ; l’exposition sur « l’Art dégénéré » à Munich en 1937 ne pouvait pas lui avoir échappé, surtout que lui-même était extrêmement proche d’Otto Abetz, l’activiste idéologique et culturelle en faveur de l’Allemagne nazie, principalement avec le Comité France-Allemagne.

Pourtant, en 1937, il défend encore Braque, Léger, Matisse, Picasso, qu’il présente comme « l’avant-garde française », comme s’il était encore l’écrivain lié au milieu de ces peintres, une quinzaine d’années auparavant, comme si rien n’avait changé.

André Breton et Pierre Drieu La Rochelle, pris par le photographe Man Ray (1890 – 1976).

Il y a là quelque chose d’absurde. Quant aux « œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture du siècle dernier » à Moscou, il s’agit certainement des peintures réalistes des Ambulants, œuvres d’une valeur inestimable ayant pavé la voie au réalisme socialiste.

Mais là encore, cette question esthétique a échappé à Pierre Drieu La Rochelle. Son romantisme ne conçoit pas autre chose qu’un art d’avant-garde, c’est-à-dire au mieux d’expressionnisme, au pire et plus traditionnellement de subjectivisme à prétention moderniste.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une approche futuriste

Pierre Drieu La Rochelle bascule d’autant plus aisément dans l’agressivité du mythe mobilisateur de Georges Sorel que, philosophiquement, il est lui-même également un disciple de Nietzsche. Tout comme chez Sorel, on retrouve la quête de la transcendance par le « surhomme » formulée par Nietzsche.

Pierre Drieu La Rochelle raconte que très jeune adolescent, il avait été frappé par la couverture de « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche dans une vitrine et qu’il l’avait fait acheté à sa mère. S’il n’avait rien compris de ce qu’il lisait, cela l’avait profondément marqué.

Cela est d’autant plus juste pour la suite que Pierre Drieu La Rochelle est un viriliste forcené. Sa vision de la femme est d’un patriarcat le plus brutal ; il en fait des objets mi-maléfiques mi-sacrés, toujours passives et manipulatrices, inaccessibles de par leur psychologie et formant un monde de complications insolubles.

Ce virilisme trouve d’autant plus de puissance que Pierre Drieu La Rochelle a été façonné par le militartisme de la première guerre mondiale.

Après avoir échoué à l’épreuve pour sortir de Sciences-Po où il est rentré en 1910, alors qu’il a parallèlement fait une licence d’anglais à la Sorbonne, Pierre Drieu La Rochelle a en effet fait son service militaire en 1913 à la caserne de la Pépinière à Paris.

Il est ensuite nommé caporal en avril 1914 et participe à la bataille de Charleroi en août, où il est blessé à la tête par un éclat. Promu sergent en octobre de la même année alors qu’il a rejoint le front en Champagne, il est blessé au bras gauche.

Envoyé en mai 1915 dans un régiment qui part sur le front des Dardanelles, il est victime de dysenterie. Il rejoint par la suite un autre régiment et participe à la bataille de Verdun, pour être après blessé par des éclats d’obus, en février 1916.

Par la suite, il est placé dans le service auxiliaire, temporairement dans le service armé à sa demande, mais sera finalement envoyé comme interprète avec une division américaine, tout en étant devenu adjudant.

Cette expérience de la première guerre mondiale est, pour le moins, traumatisante. Mais elle ne fut pas prétexte à un culte de la première guerre mondiale : le thème n’apparaît pas dans son œuvre, à part véritablement dans les nouvelles de La comédie de Charleroi. Par contre, la quête de la transcendance de type nietzschéenne est omniprésente.

Cela se lit très bien dans les poèmes écrits alors par Pierre Drieu La Rochelle, avec le recueil Interrogation de 1917 et celui de 1920 intitulé Fond de cantine.

Le premier poème d’Interrogation nous en dit long sur le Nietzschéisme pratiquement futuriste de Pierre Drieu La Rochelle, qui est strictement parallèle à celui d’Apollinaire au même moment.

Intitulé Paroles au départ, ce premier poème du recueil commence ainsi :

« Et le rêve et l’action.

Je me payerai avec la monnaie royale frappée à croix et à pile du signe souverain.

La totale puissance de l’homme il me la faut.

Point seulement l’évocation par l’esprit mais l’accomplissement du triomphe par l’œil et par l’oreille et la main.

Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer ma force.

Si je renonce mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai tué.

La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut que je sente sa résistance, il faut qu’elle heurte mes os.

– Que je sois brisé.

Je veux la comprendre avec mon corps (…).

Il n’est aucune vie à l’Arrière, aucune vérité. Tout y est marqué par la totale ignorance.

De ce côté-ci se manifeste l’inénarrable révélation. »

Ce mysticisme de la tranchée est résolument fasciste ; il correspond directement à la mentalité de légionnaire du fascisme italien et dans les corps-francs allemands de la même époque (mais pas dans les S.A. nazis qui eux relèvent de la génération d’après-guerre).

La mise en jeu de sa vie, dans l’absurdité de la première guerre mondiale, trouverait un sens dans une transcendance dépassant largement les deux camps, pour rejoindre le duo vie-mort qui formerait le cœur même de l’existence.

Cet existentialisme morbide – avant même l’émergence de l’existentialisme en tant que tel – aboutit immanquablement au subjectivisme le plus forcené, avec la remise en cause de toute forme traditionnelle, dans un esprit « futuriste ».

Le poème Explosif a ainsi un titre à double sens, typiquement futuriste de par la combinaison de l’explosivité de la bombe et de celle de la vitalité. C’est un équivalent direct du futurisme italien, de la poésie de Marinetti comme des peintes futuristes Balla, Boccioni, etc.

« Idée, désir, ou aussi vouloir.

Les mots sont noirs et incassables, mais il y a l’image et c’est une ligne, une parabole qui s’exalte.

Ô mon ami tu te convulses d’horreur parce que tes sens affinés sont tout à vif et pullulants de la misère des multitudes combattues.

Mais autant que d’autres que tu hais, il te faut répondre de cette peine car tu portes l’Idée.

Et l’idée c’est l’orgueil de l’être, l’orgueil du monde.

L’idée est explosive, l’idée est éclatante.

Et il est une frénésie dans l’idée. Il lui faut le triomphe de la force. Il lui faut le temps et l’espace (…).

Le principe des choses c’est qu’un rêve soit, contre un autre rêve, alors jaillissent les musiques et toujours ronfle le tambour de guerre. »

Pierre Drieu La Rochelle se revendique d’ailleurs, à cette période, de l’écrivain symboliste Paul Adam, de l’intellectuel monarchiste ultra-réactionnaire Charles Maurras, du poète italien ultra-nationaliste Gabriele d’Annunzio, de l’écrivain britannique ultra-conservateur Rudyard Kipling, de l’écrivain ultra-nationaliste Maurice Barrès.

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Pierre Drieu La Rochelle : «un ouvrier est un bourgeois»

Pierre Drieu La Rochelle aurait pu alors se contenter, ne voyant pas deux classes comme moteur d’une époque, de considérer qu’aucun changement complet n’était nécessaire. Il y a toutefois un souci : il voit que le capitalisme pose un problème, et il le fait en des termes qui sont ceux du marxisme, sauf qu’il ne le sait pas.

Il considère même que son approche s’oppose au marxisme. On peut voir cela en comparant deux synthèses faites. Voici celle faite par Karl Marx, en parlant de la loi qui veut qu’il y ait nécessairement une partie de la population au chômage :

« C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

Pierre Drieu La Rochelle, dans Socialisme fasciste, explique la chose suivante :

« Comment le prolétariat pourrait-il produire une révolution et un gouvernement ? En effet, la raison même qui l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui faut sortir de la condition misérable qui le destitue des vertus humaines, l’empêche de faire cette révolution.

Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales qu’il s’agit précisément pour lui de conquérir ?

Certes, on peut admettre qu’il les ait en germe, mais c’est de ces vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin pour concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour prendre en main le gouvernement – ce qu’aucune classe mieux armée n’a jamais fait dans sa masse.

Il y a là un cercle vicieux dont il ne peut sortir – du moins par lui-même. »

Ce que Pierre Drieu La Rochelle pose là, c’est la question de la conscience et on sait quel est le point de vue de la social-démocratie, formulée par Karl Kautsky et saluée par Lénine : la conscience vient de l’extérieur du prolétariat, en tant que compréhension de l’ensemble du système capitaliste.

Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas cela et il est évident ici qu’il suit le point de vue de Georges Sorel. Ce dernier explique pareillement que le prolétariat ne peut pas s’en sortir seul, d’où le besoin d’un mythe mobilisateur.

Georges Sorel rejetait en effet la social-démocratie, car pour lui elle basculait inévitablement dans le réformisme et la trahison : il avait l’exemple de Jean Jaurès et ne comprenait rien à la social-démocratie allemande. D’où son affirmation de la nécessité du syndicat et uniquement du syndicat comme forme d’organisation.

Pierre Drieu La Rochelle voit les choses précisément de la même manière :

« Les prolétaires qui manifestent des dons politiques deviennent des agitateurs du prolétariat constitué en parti ; parfois, au-delà, ils deviennent des chefs de l’ensemble du peuple.

Restant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas moins de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe des gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie pareille à la vie de ceux-ci et perdent insensiblement leur souci de classe et le besoin pressant de faire une révolution prolétarienne.

D’ailleurs, les chefs du prolétariat issus directement du prolétariat sont en réalité peu nombreux et peu efficaces. Les hommes politiques qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont en général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky, Lénine, Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini, Hitler sont d’origine plus modeste que ceux-là) – c’est-à-dire des gens qui profitent d’une évolution d’une ou deux générations au-dessus du niveau le plus modeste.

Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolétariat montrait dans les débuts de son histoire et qui se sont émoussés depuis. »

Georges Sorel dit exactement la même chose, sauf que lui veut retourner à l’époque du prolétariat d’avant la social-démocratie, alors que Pierre Drieu La Rochelle, lui, pense qu’il faut passer à autre chose. Le prolétariat n’est plus que plèbe ou petite-bourgeoisie, et il y a d’autres classes, le tout étant par ailleurs impossible à distinguer :

« Un ouvrier est un bourgeois, en ce sens qu’il partage la même vie paisible et qu’il n’y a dans cette vie aucun ressort décisif qui le rende plus belliqueux que les autres.

L’ouvrier va à son usine, en revient, comme la bourgeois va à son bureau et en revient. Il va au bistrot et au cinéma comme la bourgeois ; il a une famille, ou il vit dans l’ambiance d’une femme.

Vie régulière et sans à-coup. Les traits de la vie ouvrière qui passent pour en faire une école de courage ne sont pas décisifs, si on les regarde près.

L’ouvrier a une vie économique plus instable ? L’ouvrier a une vie physique plus dure ?

Mais combien de bourgeois ont une vie économique stable, du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit le bourgeois est toujours menacé par la ruine.

Quant à la dureté du travail, elle est fort inégale pour l’ouvrier selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme assis et inerte comme le bourgeois.

Et d’autre part, le sport restitue la force physique au bourgeois. »

C’est un point de vue petit-bourgeois. Et un tel point de vue ne peut aller que dans le sens de l’unification des classes sociales, pour le maintien, la stabilité de l’ensemble social, permettant au petit-bourgeois de maintenir sa condition sociale.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un disciple de Georges Sorel

N’ayant pas lu Le capital, ne comprenant pas le principe de l’accumulation du capital, avec les marchandises, le travail accumulé, Pierre Drieu La Rochelle peut donc se contenter de formuler le point de vue suivant : il n’y a pas deux classes, il n’y a pas d’État comme expression d’une situation d’une classe par une autre.

Il y a des individus, dans une société, avec une élite qui dirige de manière plus ou moins par contingence, en collant le plus possible à l’équilibre précis des couches sociales d’une société à un moment donné.

C’est précisément la même conception que Georges Sorel.

Voilà comment il exprime son point de vue en termes de philosophie politique :

« Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde à mesure que s’y développait le règne complexe de l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démocratie (…).

Le marxisme est tout entier dans la conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat, de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses possibilités, de son destin. Il faut de cette conception tranchée le fondement de toute pensée socialiste (…).

On croit qu’une classe, à tel moment, domine politiquement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle détient le pouvoir politique en tant que masse. Par exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie a repris collectivement ce pouvoir.

Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pouvoir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la souveraineté politique totale. » (…)

En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement (…).

Il faut insister sur les caractères humains qui président à la formation de l’élite gouvernementale. Ce sont des caractères psychologiques qui semblent constants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le point de vue des classes.

Le fait de la valeur individuelle implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et d’un milieu (…).

La masse d’une classe ne gouverne pas ; en conséquence, lors d’un grand changement politique et social, une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une élite de gouvernement par une autre élite, animée d’un nouvel esprit, d’une nouvelle technique (…).

L’évolution économique (1) exige à un moment donné une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel esprit dans la législation sociale. Une société commerciale et industrielle a besoin d’autres loi et d’autres chefs qu’une société agricole et militaire.

(1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme historique ; mais il n’en est rien.

Si nous parlons constamment de la pression des événements économiques sur les événements politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces de production.

Mais qu’est-ce qui change les forces de production ? Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel ou l’invention de la Joconde. »

Pierre Drieu La Rochelle est ainsi un disciple de Georges Sorel et on voit bien à ces lignes qu’il tente comme lui, désespérément, de maintenir la fiction de la permanence de l’individu à travers les changements sociaux. L’individu n’est pas ici naturel, et donc une composante d’un mode de production, mais une existence autonome existant de manière relative seulement dans une société donnée.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le «Socialisme fasciste»

Pierre Drieu La Rochelle a publié en 1934 un essai intitulé « Socialisme fasciste », chez Gallimard. C’est une œuvre importante, car il tente d’y formuler conceptuellement ce qu’est le fascisme ; l’essai se situe pour sa publication entre Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie. C’est le fruit de la rencontre de son romantisme avec les événements de 1934, sur lesquels il a cependant un regard très critique.

En fait, il ne considérera jamais que les mouvements fascistes seront authentiquement fascistes. Il aura beau se forcer, comme avec le Parti Populaire Français de Jacques Doriot et l’Allemagne nazie, il sera toujours immanquablement déçu.

Il faut bien saisir également l’espace intellectuel énorme disponible alors. L’extrême-droite intellectuelle existait autour de Charles Maurras, mais elle était conservatrice ; les courants socialistes anti-marxistes se développaient, mais leur point de vue n’avait pas été synthétisé. Les Croix de Feu du colonel de La Rocque avaient une base masse, mais leur républicanisme autoritaire de droite allait dans le sens d’un corporatisme sans mystique socialiste capable de satisfaire une petite-bourgeoisie radicalisée par la crise capitaliste.

A cela s’ajoute que tant Benito Mussolini qu’Adolf Hitler ont défini des concepts, des valeurs, mais sans que la vision du monde ne soit élaborée philosophiquement, en raison d’un très grand pragmatisme.

Cela permettait une libre inspiration de type idéaliste et ce sont des intellectuels, comme Giovanni Gentile, Othmar Spann, Alfred Rosenberg, etc., à la marge du mouvement, qui ont alors tenté de procéder à une théorisation, avec plus ou moins de réussite, et dans tous les cas avec une non-reconnaissance officielle en Italie, en Autriche et en Allemagne, le régime fasciste ne pouvant pas former un dogme, de par sa nature même.

Pierre Drieu La Rochelle se pose ainsi comme un fasciste sincère, authentique, en quête d’une vision du monde, au nom d’une exigence à la fois de cohérence et d’esthétisme. Il est en ce sens très proche de l’Italien Curzio Malaparte, qui transporte la même inquiétude par rapport à la beauté et aux valeurs, la même angoisse existentielle.

Le grand souci est que ces intellectuels ne connaissent les théories politiques et les idéologies que de seconde main, par un prisme déformé. C’est tout à fait flagrant dans la lecture que fait Pierre Drieu La Rochelle du marxisme.

Le premier chapitre de « Socialisme fasciste » s’intitule en effet « Contre Marx » et on y trouve ce qui est censé être un résumé de la conception marxiste, avec ses faiblesses. Le souci, c’est que Pierre Drieu La Rochelle ne connaît pas le marxisme.

Il ne connaît pas le principe de mode de production, clef de l’interprétation historique d’une époque, ce qui fait qu’il pense que le marxisme schématise tout, simplifiant l’opposition dialectique entre deux classes principales en niant l’existence d’autres classes. Il note ainsi fort justement :

« Il y a toujours eu plusieurs classes en présence. Au Moyen Age, à côté du clergé de composition complexe, il y avait la bourgeoisie naissante ou renaissante de l’Antiquité, diverses noblesses, l’aristocratie paysanne et deux ou trois espèces de paysans.

Sous la monarchie, il y avait cinq ou six classes. Peut-on confondre noblesse d’épée et noblesse de robe, haut et bas clergé, clergé séculier et clergé régulier, bourgeois des villes et paysans libres ou serfs, anciens artisans et nouveaux manufacturiers ? »

Or, si Pierre Drieu La Rochelle avait lu Karl Marx, Friedrich Engels, Karl Kautsky, les auteurs principaux de la social-démocratie, ou encore Lénine et Staline, il aurait bien vu qu’il était parlé de différentes classes, de différenciation à l’intérieur de celles-ci, même si le moteur d’un mode de production dépend d’une opposition dialectique entre deux classes.

Un simple regard sur l’URSS à l’époque suffisait pour voir la présentation d’une opposition entre les paysans riches, les paysans moyens et les paysans pauvres, avec la collectivisation prenant en compte ces différences.

Cela, Pierre Drieu La Rochelle ne le voit pas, alors qu’il voit bien que cela ne colle pas du peu qu’il en sait ; il dit ainsi en note :

« Marx semble faire des réserves sur le passé.

Il écrit : « Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples… et chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »

Mais cette observation est en contradiction avec tout ce qu’il dit du rapport de lutte entre féodalité et bourgeoisie. »

Pourquoi Pierre Drieu La Rochelle peut-il alors dire cela ? Parce qu’il constate que les marxistes parlent de polarisation en deux classes, alors que les classes moyennes existent encore. En somme, il voit l’erreur que font les communistes français de raisonner, par syndicalisme et opportunisme, en assimilant paupérisation générale et paupérisation absolue.

Cependant, comme Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas le léninisme, par son refus d’une position ouvrière, il ne voit pas que la croissance du capitalisme est relative et non absolue, que la croissance des forces productives n’est que relative.

Il s’imagine donc que le marxisme parle d’un appauvrissement général obligatoire et uniforme ; voyant que cela n’a pas lieu, il réfute alors le marxisme.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le feu follet

Le grand auteur norvégien Knut Hamsun n’est compréhensible que par rapport à la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, à celle entre villes et campagnes. Cela était au moins relativement clair à l’époque pour les communistes et s’il a choisi le fascisme, il était frappant qu’il aurait pu et dû basculer de l’autre côté.

La question est alors la suivante : pourquoi Le feu follet, publié en 1931, n’a-t-il pas été considéré en France comme relevant fondamentalement de l’approche soulevée par le matérialisme dialectique ?

Lire la nouvelle avec une connaissance ne serait-ce qu’élémentaire du marxisme fait qu’il saute littéralement aux yeux qu’il n’est parlé que de la marchandise, du sens de la vie dans une grande ville, des rapports sociaux mensongers et manipulateurs, du besoin existentiel d’une autre vie.

Et même si on le voit pas à l’initial, rien que les dernières lignes où le protagoniste de la nouvelle, lassé même de l’héroïne, se suicide, le disent clairement :

« Bien calé, la nuque à pile d’oreilles, les pieds au bois du lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le coeur.

Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »

Le niveau de conscience est ici d’une puissance extrême et on comprend pourquoi, dans sa quête d’un rapport non aliéné à l’objet, Pierre Drieu La Rochelle, dans sa méconnaissance du marxisme, ait été obligé de puiser dans l’antisémitisme un anticapitalisme romantique qui expliquerait pourquoi la vie se fuit elle-même.

Le feu follet heureusement, tout comme Rêveuse bourgeoisie, échappe à un tel anticapitalisme romantique : on est ici encore dans le romantisme en tant que tel, au moment où il peut basculer encore dans le bon camp. On échappe cependant pas, naturellement, le romantisme noir, celui des décadentistes. L’approche reste fin de siècle, avec une vision de dandy tourmenté se dépassant jusqu’à une protestation romantique contre le vide de la société capitaliste moderne.

Ce qui caractérise d’ailleurs cette œuvre magistrale et incontournable, c’est d’ailleurs tout comme dans Rêveuse bourgeoisie, le besoin d’être soi-même tout le temps, dans chaque geste, sans faux semblants, sans aliénation.

Tout est résumé dans les lignes suivantes :

« Alain rapprocha Urcel de Dubourg. Celui-ci commençait aussi à transposer sa vitalité, pour sauver ce qui lui en restait, dans un monde incontrôlable.

Peut-être cette opération est-elle commune à tous les hommes qui vivent d’imagination et de pensée, surtout quand ils arrivent au milieu de leur âge.

Mais la passion, la folie d’Alain qui pourtant n’avait jamais vécu, c’était de supposer qu’on peut vivre dans un seul plan, engager toute sa pensée dans chacun de ses gestes. Faute de pouvoir le faire, il demandait à mourir. »

Être soi-même, tout le temps, sans être brisé par les conventions sociales qui déforment la personnalité et façonnent les mentalités : tel est le souci romantique de Pierre Drieu La Rochelle. Mais comment trouver une voie ?

Le feu follet est, en pratique, une sorte de biographie du surréaliste Jacques Rigaut (1898-1929). Pierre Drieu La Rochelle, pour une fois, a été en mesure de parler de quelqu’un d’autre que lui et cet autre qui a servi de miroir a permis de transcender sa propre vision, d’aller à une véritable dénonciation romantique du monde.

Mais sa situation personnelle, sa vie de bourgeois à l’écart des masses, sa pratique de décadent couchant avec n’importe qui au milieu de gens très riches, tout cela a affaibli son romantisme au point d’espérer une reprise de l’intérieur de la société elle-même.

Son romantisme dénaturé, mis en rapport avec la tentative de coup d’État fasciste de février 1934, va l’amener à devenir le théoricien français du fascisme.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la rêveuse bourgeoisie

Friedrich Engels avait noté que Balzac, un romantique, un réactionnaire, décrivait la réalité tellement méticuleusement, tellement fidèlement, qu’il bascule dans le réalisme.

On a la même chose avec Rêveuse bourgeoisie, publié en 1937, véritable expression de la contradiction au cœur de la quête d’un « socialisme fasciste » par Pierre Drieu La Rochelle.

Sorti alors à grands renforts de publicité, le roman est composé de cinq parties, les trois premières forment un véritable monument, donnant une description d’une minutie on ne peut plus réaliste de l’atroce esprit borné de la bourgeoisie, de la stupidité pragmatique du clergé, de l’arriération de la France profonde, de la corruption caractérisant Paris.

Le niveau de densité psychologique et de nuance dans l’expression sociale représentent une capacité hors-pair d’analyse, résolument marxiste.

Seulement, tout comme chez Balzac, on n’a que la bourgeoisie et pas les masses populaires. Livré à lui-même, l’auteur ne peut que basculer dans le subjectivisme.

Les quatrième et cinquième parties du roman sont par contre d’une nullité effarante. On passe subitement à une autre histoire, celle des enfants du couple décrit dans le roman, sur un ton subjectiviste, raconté d’ailleurs à la première personne du singulier : la fille du couple décrit ses rêves et ses tentatives de se redresser socialement.

Voici un extrait de Rêveuse bourgeoisie où le réalisme est puissant, car porté par l’exigence de porter une grande attention sur toutes les facultés humaines. Il est à noter que le roman a une grande dimension autobiographique, Pierre Drieu La Rochelle y dénonçant les travers de son père, et l’enfant décrit, c’est finalement lui-même.

« Yves et Geneviève, par contrecoup, avaient vivement perçu qu’elle [la mère] s’éloignait d’eux comme de toute la maison.

Était-ce en partie à cause de cela qu’Yves était si inquiet avant chacune de ces sorties dont il se faisait une fête ? Tout le reste du temps, il se considérait comme délaissé et souffrait de son isolement au point d’en pleurer souvent.

Et pourtant chacune de ces sorties était une déception et tournait à la catastrophe. L’enfant avait fini par remarquer la constance de l’événement, il faisait d’immenses efforts pour conjurer le sort fâcheux. Mais c’était en vain, et toujours la journée se déroulait de la même façon.

Ce jour-là, sa mère lui annonça de bonne heure qu’elle le promènerait après le déjeuner. Il eut un premier moment irrésistible de joie.

Mais, d’abord, son père ne rentra pas déjeuner et sa mère s’énerva considérablement à l’attendre. Elle eut des mouvements de mauvaise humeur.

Or, aussitôt que sa mère était en colère, elle devenait laide. Ce phénomène dérangeait cruellement le petit garçon dans les jouissances infinies qu’il tirait de la contemplation du joli visage de sa mère.

Il ne tarissait pas en joyeuses exclamations intérieures quand ce visage se montrait enjoué : à ses yeux enchantés, quelque chose alors rayonnait du front au menton et d’une oreille à l’autre chez la jeune femme, qui faisait valoir chaque trait, les yeux vifs et dévorants de vie, le nez mince aux narines frémissantes, les joues qui recouvraient d’une peau si douce l’arête un peu saillante des pommettes — ce qui faisait un contraste dont Yves n’avait jamais fini d’épier les deux éléments jouant l’un par-dessus l’autre.

Il y avait aussi la bouche. C’étaient des lèvres minces, souples et très rouges, même sans fard.

D’ailleurs Yves n’aimait pas le fard et il aimait ces lèvres au matin, même un peu séchées, craquelées et gercées. Elles étaient encore sinueuses. Leur ligne ourlée, palpitante, peignait si bien la gaieté, l’entrain, l’emportement. Et voilà que ces lèvres se raidissaient, pour soudain se détendre, s’affaisser.

Yves en voulait à sa mère de laisser se perpétuer ce désastre. Cela le déroutait, le bouleversait, le rendait maussade, furieux, vindicatif. Il n’en voulait pas à l’auteur de tout ce désastre, à son père ; il en voulait à la victime qui se laissait ainsi ravager.

Donc Yves fut mécontent dès le déjeuner, et, aussitôt après, il crut bien le montrer en se sauvant de table et en se retirant sans un mot dans sa chambre. Mais sa mère ne le remarqua pas et s’enferma chez elle, l’oeil fixe, murmurant de douloureuses imprécations.

Yves vit dès lors que la journée était perdue, que cette journée de sortie serait lourde de tristesse et de rancune comme les autres.

Déjà il était maussade et il ne cesserait de l’être de plus en plus jusqu’au moment où cette lourdeur deviendrait intolérable aussi bien pour sa mère que pour lui et qu’ils se querelleraient.

Il vit partir sa petite sœur pour les Tuileries et songea à l’accompagner, à renoncer à son privilège. Il en eut tellement peur, et la menace lui semblait telle-ment plus grave que d’habitude, qu’il s’élança dans le cabinet de toilette pour demander pardon à sa mère et lui crier son inquiétude.

Dans sa hâte pour empêcher l’inévitable, il ouvrit impétueusement la porte sans frapper.

Or, sa mère était plongée dans un travail étrangement minutieux. Certes, ce cabinet de toilette était en soi-même un lieu étrange, rempli de secrets qu’Yves essayait vaine-ment de percer quand la jeune femme était absente et qu’il s’y glissait seul et demeurait de longs moments pantelant d’une curiosité angoissée et sans espoir; mais ce travail lui parut d’une étrangeté particulière.

Jamais il n’avait surpris sa mère penchée sur sa glace avec autant de curiosité d’elle-même, approchant d’elle-même une main aussi caressante. Agnès surprise, percée à jour, se retourna tout d’un coup et lui cria dans un de ses accès de subite et terrible violence : — Je te défends d’entrer ici, va-t’en.

Yves qui était entré pour tout sauver vit le mal s’abattre sur lui avec une puissance de fatalité encore inconnue.

Il demeura blanc, hébété, puis il se prit de rage luis aussi contre tant de malencontre. Il se retourna tout d’une pièce pour que sa mère ne vît pas ses premières larmes et il se jeta dans la porte ouverte.

Il se précipita vers sa petite chambre, prêt aux longs sanglots dans l’abandon et la solitude les plus lamentables.

Mais Agnès avait ressenti la brutalité de son ressentiment. Et elle le suivit. L’entendant venir, il frémit de colère et de joie, et sur son lit il enfouit sa figure dans l’odeur fade et poussiéreuse d’une étoffe où le souvenir d’anciens sanglots augmentait toujours les derniers.

Elle se jeta sur lui. — Mon petit, mon petit, je te demande pardon, je suis une vilaine maman.

Yves, déconcerté, mécontent de voir lui échapper son atroce plaisir, cria sa déception. Mais déjà il était attentif à l’accent de sa mère, accent qu’il ne connaissait pas, qui le surprenait et éveillait en même temps que sa curiosité son espoir.

Il entrevit un abîme de félicité. Sa mère soudain ne le comprenait-elle pas, ne le devinait-elle pas ? Elle venait enfin près de lui comme jamais elle n’y était venue; elle était enfin au fait de ses besoins et de ses chagrins; elle était toute à lui.

Il se retourna pour la recevoir dans ses bras, et ils mêlèrent leurs deux visages enflammés par les larmes. Il y eut un long moment de bonheur pour Yves, dont il crut d’abord qu’il allait durer toujours.

Ce ne fut qu’après un long moment où il s’était étiré, fondu dans la chaleur de sa mère, qu’il se rendit compte que ce qui était pur bonheur pour lui était autre chose pour elle. Certes elle était la proie comme lui d’un ravissement, mais c’était plutôt un ravissement triste qu’un ravissement heureux comme le sien.

Il commença de nouveau à l’épier avec méfiance et crainte entre ses paupières mal séchées. Mais elle était maintenant en éveil et maintint si bien son effort pour empêcher son enfant de sentir en elle autre chose que sa tendresse que celui-ci crut à plusieurs reprises s’être trompé. Elle se remua pour détourner son attention. »

La mère est en fait piégée : son mari ne s’est précipité dans le mariage que pour la dot, en conservant sa compagne précédente comme maîtresse. Tout est alors d’une logique implacable : la femme tente de regagner sa féminité en cherchant un amant. Car elle est trop faible pour divorcer, trop faible psychologiquement et socialement, elle est restée une femme-enfant. D’où une quête identitaire dans une féminité abstraite, d’où la scène précédente d’indifférence avec son enfant quand elle se maquille.

Si la relation était authentique, la femme aurait pu aller de l’avant, le couple aurait pu être un moteur, mais évidemment Pierre Drieu La Rochelle a dressé le portrait de la bourgeoisie, où tout est rêvé, vain, opportunisme le plus vil, décadence. D’où les affres de la femme face à sa situation, comme ici :

« Agnès n’avait aucune idée des hommes, elle n’avait jamais regardé les hommes, elle n’avait eu aucun besoin des hommes. Jeune fille, elle attendait, et il y avait eu Canaille.

Comment en sortir jamais ? A peine avait-elle été seule avec Canaille, dans le train, en route pour ce terrible voyage de noces en Algérie, qu’elle avait deviné tout ce que jusque-là elle n’avait pas le moins du monde pressenti.

Il la regardait si peu, il l’embrassait si peu; il regardait ailleurs, sa bouche flottait ailleurs.

Or, il y avait une fureur latente dans ce corps de jeune fille. Si peu que Camille se soit tourné vers elle, elle était devenue jeune femme tout d’un coup et cette fureur avait éclaté. Elle avait souffert de l’indifférence de Camille et sa souffrance s’était sur-le-champ transmuée en fureur.

Elle souffrait, mais elle souffrait avec colère, avec des cris. A Alger, à la découverte de la photo de Rose, elle avait pleuré, supplié, puis crié. Incapable du moindre calcul, de la moindre réflexion, sans le-conseil de personne, elle était tout abandonnée à la plus fatale sincérité.

Elle criait quand elle avait mal et c’était tout, elle attendait: que son cri conjurât le malheur. Elle ne fit rien pour lutter, pour enjôler Camille, pour surprendre ses besoins, pour substituer une image à l’image qui le fixait.

Elle était trop sincère pour nourrir la moindre imagination, le moindre artifice. Elle ne pouvait rien feindre ou inventer pour les yeux de Camille que Paris avait rendus rêveurs et maniaquement soumis à leur rêve.

Elle allait au-devant de toutes les humiliations, incapable de sortir de son orgueil candide. Il y a des êtres intelligents, rusés, façonnés, qui se plient à la vie, mais il y en a d’autres comme Agnès qui restent eux-mêmes entièrement, aveuglément — ce qui est atroce pour eux et pour les autres.

Agnès ne songea pas à imiter une Rose imaginaire pour la supplanter. Aussitôt que Camille tâchait de lui sourire ou, la nuit, la prenait dans ses bras pour un instant, aussitôt elle était entièrement occupée par l’inertie du bonheur.

Dépourvue de tout détachement et de toute ruse, elle ne songeait pas à retourner aussitôt ce bonheur sur lui pour le fasciner, le capter. Et bientôt un mot, un geste de l’indifférent la faisaient basculer de l’inertie du bonheur dans l’inertie du malheur. Ce fut ainsi pendant quelques mois.

Puis il y eut le premier enfant — l’enfant qui était Camille. En le dévorant, elle dévorait Camille; elle l’aimait anxieusement, furieuse-ment. Mais elle n’en aimait que plus furieusement encore Camille.

Elle fut ainsi pendant des années. La venue de Geneviève n’y changea rien. Elle jetait des regards aveugles autour d’elle, dans les moments où elle invoquait le ciel et la terre, où elle les prenait à témoin de son infortune.

Mais le ciel et la terre, mal peuplés par sa faible imagination et limités au cercle étroit de ses relations, ne pouvaient répondre.

Cependant, un jour, une réponse finit par se former. Il est rare qu’un être reste tout à fait sans qu’aucun autre lui réponde, bien que cette situation horrible se rencontre.

Agnès, jolie, puissante dans ses sensations, n’était pas une déshéritée, c’était seulement une paresseuse, elle avait cette paresse puissante des êtres qui font la masse principale de la vie, de ceux qui se jettent avec tout l’aveuglement de l’instinct sur le premier leurre qui s’offre, et qui s’obstinent sur lui et épuisent toute leur force sur lui. Il y eut donc Le Loreur. »

Rêveuse bourgeoisie est un portrait d’une classe sociale en perdition. C’est la dénonciation de toute une époque.