La planification soviétique : la bataille pour les statistiques avec des «chiffres vivants»

On se doute que la grande difficulté de l’établissement d’un plan, c’est la question des données : non seulement il faut les déterminer, les définir en détail, mais il faut aussi les rassembler, elles doivent être fiables, complètes, mais en plus il faut savoir les utiliser. Pour cette raison, l’URSS de Staline a fourni un apport d’une incroyable valeur à la comptabilité et aux statistiques.

Staline, au XVIe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), résume cela de la manière suivante :

« Un travail de construction, un travail de gouvernement, un travail planifié sont impensables sans une comptabilité exacte. Et la comptabilité est impensable sans la statistique. »

Le plan quinquennal, qualifié de fantaisie enfantée par l’utopisme, triomphe par l’industrialisation de l’URSS

Le premier problème qu’a affronté la révolution d’Octobre, à ce niveau, est la question des statisticiens. Si ceux-ci ont une approche erronée, s’ils sont contre la révolution, alors les données seront incomplètes, fausses, contre-productives, etc.

Or, on peut voir que lorsque les statisticiens tiennent leur congrès, le premier depuis 1917, à Moscou en juin 1918, il s’agit pratiquement des mêmes personnes qu’auparavant. Par conséquent, il était à craindre que leur vision du monde, leurs méthodes, leur conception de statistiques « neutres » soit encore présente.

A leurs yeux, les statistiques se basent sur une moyenne, principe niant le développement inégal ; les transformations se feraient de manière lisibles à travers les chiffres, qu’il suffirait de décrire, conception niant les sauts qualitatifs, la complexité du réel, etc. C’est, en définitive, l’idéologie de la sociologie, qui prétend expliquer la société à travers des photographies chiffrées des comportements et des situations socio-économiques.

Cela rentre profondément en contradiction avec la révolution d’Octobre qui instaure le matérialisme dialectique comme idéologie et par conséquent le plan quinquennal comme gestion complète de l’économie, ce qui suppose en même temps un renforcement du rôle des statistiques comme support à la planification. Entre 1918 et 1920, d’ailleurs, l’administration s’occupant des statistiques, la Direction Centrale de la Statistique, voit son nombre de départements passer de 10 à 26, avec 3000 personnes y travaillant.

Par conséquent, les contradictions, antagoniques ou non, devaient nécessairement grandir et se développèrent effectivement avec la pratique. Les statisticiens tentaient, en effet, de prendre des photographies des rapports existants, avec le PCUS(b) attendant des informations contribuant à l’élaboration de plans modifiant les rapports existants.

Gleb Krzhizhanovsky, responsable du GOELRO devenu responsable du GOSPLAN, formulera cela ainsi au XIIIe congrès du PCUS(b) :

« La statistique antérieure nous donnait un cimetière de chiffres, et il nous faut des chiffres vivants. Voilà l’approche de l’économie qu’il nous faut, la tâche de nos camarades des statistiques, pour que leur sagesse ne se déverse pas dans de gros livres de rayons poussiéreux de bibliothèques, et pour que notre immense travail économique ne puisse se passer de leurs courtes mais vivantes indications. »

Les statisticiens formés par l’ancien régime se considéraient pourtant comme indépendants, fournissant des informations brutes, sur une réalité statique ; ils rentraient en contradiction avec la recherche d’informations étant en transformation.

Par conséquent, en 1924 eut lieu une première purge de l’administration, qui échoua en raison du sabotage de la direction, qui avait pratiqué le népotisme, placé des gens appartenant à leurs familles, caché les origines sociales de ses membres, etc., avec le directeur adhérant même au PCUS(b) pour saboter les mesures de l’intérieur.

L’affrontement se produit alors à l’issue du XIVe congrès du PCUS(b), où Staline dénonça les données statistiques qui affirmaient qu’il y aurait, en 1925, plus de paysans pauvres qu’en 1917, ainsi qu’un renforcement des koulaks, les paysans riches. S’ensuivit une bataille lancée contre Staline par le responsable des statistiques, qui fut alors éjecté dans la foulée par une direction du Bureau Politique.

C’était une mise au pas et une réorganisation qui, en arrière-plan, posait la question de la relation à établir entre le GOSPLAN et l’Administration pour les Statistiques. Le GOSPLAN n’a initialement pas intégré cette administration et en décembre 1929, cela fut considéré comme une nécessité. L’administration s’occupant de statistiques devint alors le secteur statistique et économique du GOSPLAN, avec une direction dont les membres étaient en majorité au PCUS(b).

En 1931, le terme de statistique fut abandonné et l’organisme, devenu bien plus puissant, devint la « Direction centrale de la comptabilité économique nationale de l’URSS auprès du Gosplan », qui à partir de 1932 ne dut plus rendre public ses informations.

C’est que le développement de la planification se heurtait à une violente réaction de classe de la part des réactionnaires, qui procédaient à de multiples sabotages, à la formation d’organismes clandestins et terroristes, etc.

Dans la comptabilité, les partisans de la « neutralité » des statistiques, partisans ainsi d’une vision « sociologique », descriptive-explicative « en soi », de manière découplée de l’analyse matérialiste historique de la société et de sa transformation par la planification, furent donc de nouveau écrasés.

Ces sont les statistiques au sujet de la démographie qui furent le grand point d’achoppement ; voici l’accusation qui fut faite en 1937 à l’organisme ayant fourni les statistiques :

«Le recensement a été organisé en l’absence des règles les plus élémentaires ;

Le recensement a été saboté dans le but préconçu de démontrer le mensonge fasciste au sujet des décès en URSS, de la famine et de l’émigration hors des frontières de l’URSS en relation avec la collectivisation de quelques millions de personne ;

Ont été oubliés dans le recensement, à en juger d’après les données que nous avons présentées plus haut, pas moins de 4 % de la population, soit environ 6,5 millions de personnes. »

La direction centrale fut alors de nouveau purgée et amena l’avènement d’une nouvelle génération, authentiquement soviétique, capable de compiler les données et d’épauler le GOSPLAN.

>Sommaire du dossier

La planification soviétique : l’administration centralisée

La planification soviétique se fonde sur le matérialisme dialectique. Elle se fonde par conséquent sur la réalité matérielle et le travail comme transformation de la réalité, en ayant les moyens d’agir tant sur l’une que sur l’autre.

En effet, la réalité matérielle a été progressivement socialisée ; l’ensemble des moyens de production appartient à la société, au lieu d’appartenir à des individus en concurrence. Le travail est désormais extrêmement organisé, étant donné que c’est la classe ouvrière elle-même qui dirige l’État.

Il y a donc davantage de moyens, puisque les forces productives sont unifiées d’un côté et qu’elles peuvent tendre dans une seule direction de l’autre. On aurait tort toutefois de penser que cela est suffisant en soi : encore faut-il, en effet, que les méthodes de la planification soient matérialistes, que la mise en place elle-même soit matérialiste.

Rattraper et dépasser

Comment la planification soviétique s’est-elle organisée ? Elle a généré des organismes, c’est-à-dire des administrations travaillant aux différents aspects nécessaires.

Tout d’abord, on se doute qu’il y a une contradiction entre le long terme et le court terme, avec la nécessité de prendre en compte les spécificités de chacun de ces termes. Aussi, pour le long terme il y a le Comité étatique pour la planification, dont l’acronyme est GOSPLAN, qui dresse des plans quinquennaux, ainsi que sur dix-quinze ans, à tous les niveaux géographiques – républiques, régions, zones économiques – et pour tous les secteurs de l’économie.

Ces plans quinquennaux fournis par le GOSPLAN sont la base de la planification ; c’est en s’appuyant sur eux que, par la suite, on travaille à l’établissement de plans courants, d’une année ou moins. C’est le GOSPLAN qui s’en charge également, toutefois il procède à une adaptation toujours plus minutieuse afin de fournir les indications les plus précises aux entreprises.

Cela suppose un gigantesque appareil statistique, afin que le GOSPLAN ait des connaissances sur toutes les entreprises, toutes leurs spécificités, par exemple géographiques, ou encore d’approvisionnement en main d’œuvre ou en matières premières, la situation des bâtiments, etc.

Carte des grands projets du second plan soviétique

On se doute qu’il y a ici des limites dans la centralisation des informations et c’est pourquoi chaque entreprise d’État a son propre plan de production, ainsi que son propre plan financier. Toutefois, les objectifs sont décidés par le GOSPLAN ; le plan n’est pas indicatif, il est une obligation.

Staline, dans son Rapport politique au 16e congrès du PCUS(b), note ainsi :

« Aucun plan quinquennal ne peut prendre en compte toutes les possibilités qui se cachent dans le coeur de notre système social, et qui ne se révéleront qu’au cours du travail, dans le processus d’appliquer le plan dans l’usine, les ateliers, la ferme collective, la ferme d’État, le district, etc.

Il n’y a que des bureaucrates pour imaginer que le travail de planification est terminée avec la compilation d’un plan. La compilation d’un plan n’est que le commencement de la planification.

Une orientation planifiée réelle ne se développe qu’après la compilation du plan, après son essai sur place, au cours de son application, avec sa correction et son amélioration pour le rendre plus exact. »

S’il n’y a pas les masses pour se saisir du plan, alors rien n’est possible. C’est ce qui explique l’effondrement de l’économie soviétique après Staline, le régime ne consistant plus qu’en la domination d’une clique révisionniste usurpant le pouvoir et incapable de mobiliser les masses.

On retrouve ici le principe général de l’émulation socialiste, avec notamment les commissaires politiques qui doivent galvaniser l’armée rouge. Dans l’industrie, l’épisode d’Alekseï Stakhanov, mineur du Donbass ayant réalisé quatorze fois la norme d’extraction du charbon, donna naissance au mouvement dit des stakhanovistes.

Alekseï Stakhanov

La question de l’interprétation locale concrète des exigences centralisées est absolument dialectique, relevant de la contradiction entre l’ensemble et le particulier. Résoudre cela de manière productive est la clef de la planification et c’est le sens, par la suite, du Grand Bond en Avant et de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne en Chine Populaire.

Cela signifie que, localement, les entreprises doivent également être en mesure de satisfaire la capacité à élaborer un plan et à rassembler les informations statistiques pour le GOSPLAN. Plus on a ici une décadence – comme les forces mafieuses au sein du social-impérialisme soviétique, après 1953 –, plus il est impossible d’avoir des informations fiables, bien établies.

Une autre contradiction à résoudre de manière productive tient à la question des branches à considérer comme principales, par opposition à celles considérées comme secondaires.

Ici, un argument traditionnel employé par les détracteurs du plan quinquennal tel qu’il fut réalisé en URSS était que l’industrie légère a été délaissée au profit de l’industrie lourde. Cet argument typiquement bourgeois est un non-sens ou plutôt il sous-tend que l’URSS aurait dû devenir une colonie dépendante des pays capitalistes, troquant ses matières premières contre des biens manufacturés.

En effet, aucun pays ne peut disposer d’une industrie légère sans avoir développé au préalable une industrie lourde.

Sans usines de tracteurs, on ne peut pas développer l’agriculture et renforcer la production de biens agricoles pour la consommation. Sans voies ferrées, sans constructions mécaniques, l’industrie légère ne peut pas exister, ne peut pas dépasser un niveau faible.

L’aspect principal, c’est l’industrie lourde, dont le développement détermine celui du reste de l’économie.

C’est pourquoi le premier plan quinquennal, qui visait à remettre sur pied l’économie du pays, de le ramener au niveau de 1913 et de le dépasser, a amené la fabrication de 160 000 tracteurs.

La victoire du plan quinquennal
sur le capitalisme

Il faut concevoir que cela signifie également qu’il fallait les distribuer, être en mesure d’avoir des pièces de rechange, de disposer de carburant, etc.

Tout cela n’aurait pas pu avoir lieu sans une industrie lourde servant d’ossature économique.

Ainsi, la planification socialiste de l’économie s’occupe de chaque aspect, dans la mesure où elle indique la tendance générale, qu’il faut suivre, en cherchant à la réaliser de la manière la plus efficiente.

Il y a une centralité dans les choix, dans la réflexion au sujet de ces choix.

La base de ces choix est totalement idéologique, puisque se fondant sur les principes du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, sur l’inéluctabilité du développement de certaines productions.

Dans le cas de l’électricité, il apparaissait comme inéluctable que la production électrique soit mise en place : le plan a été établi et réalisé.

>Sommaire du dossier

La planification soviétique : l’exemple de l’électrification

Le premier plan réalisé après la révolution d’Octobre 1917 fut adopté par le 8e congrès des soviets, en décembre 1920 ; entre-temps, la guerre civile et l’intervention étrangère avaient empêché une réorganisation générale d’un pays qui, rappelons le, était extrêmement arriéré dans son développement.

Pour toutes ces raisons – chaos, guerre civile, arriération culturelle – la direction centrale des statistiques mise en place par le nouveau régime dirigé par le Parti Communiste ne possédait pas de vue d’ensemble avant la fin de l’année 1919.

Ce premier plan ne concernait toutefois qu’une quinzaine de branches de l’industrie, bien qu’un aspect important tenait à la construction de trente centrales électriques.

Il y a de multiples raisons à cela : tout d’abord, l’ensemble de l’économie n’était pas encore socialisée, il y avait le recul temporaire menée avec la période dite de la « NEP ».

Ensuite, on ne peut pas socialiser une industrie qui n’existe pas et pour qu’elle existe, il faut des forces productives déjà établies.

La production, pour exister, a besoin d’une production produisant cette production : il faut des machines pour être en mesure de fabriquer des biens de consommation.

Une phrase de Lénine est connue à ce sujet, au sujet du communisme comme résultat de l’équation pouvoir soviétique + électrification ; dans Notre situation extérieure et intérieure et les tâches du parti, Lénine expliquait en novembre 1920 :

« Tout l’ordre du jour est construit de telle sorte que toute l’attention et la sollicitude de tous les délégués rassemblés, de toute la masse des militants soviétistes et communistes de toute la république, soient concentrées sur la question économique, sur le rétablissement des transports et de l’industrie, sur ce qui est appelé prudemment « aide à l’économie paysanne » mais cela veut dire beaucoup plus, puisqu’il s’agit de tout un système, toute une série réfléchie de mesures tendant à élever l’économie paysanne, destinée à subsister encore assez longtemps, à la hauteur voulue.

En lien avec ceci, le congrès des Soviets entendra le rapport concernant l’électrification de la Russie, afin que le plan économique unique de rétablissement de notre économie nationale dont nous avons parlé soit solidement assis du côté technique.

Sans instaurer en Russie une technique perfectionnée, plus élevée qu’auparavant, il ne saurait être question ni de rétablissement de la vie économique, ni de communisme.

Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de perfectionner l’industrie.

C’est là une tâche de longue haleine, qui exige au moins 10 ans, à condition d’y faire participer une masse de ces techniciens qui donneront au congrès des Soviets une série de documents imprimés où tout ce plan [d’électrification de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, Rapport au 8e Congrès des Soviets de la Commission d’Etat pour l’électrification delà Russie] est étudié en détail.

En moins de 10 ans, nous ne pouvons pas réaliser les fondements de ce plan, ni créer les 30 grandes régions de stations électriques permettant de placer sur le pied moderne toute notre industrie.

Il est clair que sans cette transformation de notre industrie pour la mettre à la hauteur de la grande production mécanique contemporaine, le régime socialiste restera un ensemble de décrets, une alliance politique de la classe ouvrière avec le paysan, une défense du paysan contre les Koltchak et les Denikine, un exemple pour toutes les puissances du monde, mais n’aura pas de base propre. »

Le communisme, ce sont les soviets + l’électrification

Dans son Rapport au VIIIe congrès des Soviets de la R.S.F.S.R., Lénine expliquera cela également de la manière suivante :

« Tant que nous vivons dans un pays de petits paysans, il existe en Russie, pour le capitalisme, une base économique plus solide que pour le communisme. Il faut bien retenir cela.

Tous ceux qui ont observé attentivement la vie rurale en la comparant à la vie urbaine, savent que nous n’avons pas arraché les racines du capitalisme, ni sapé les fondements, la base de l’ennemi intérieur.

Ce dernier se maintient sur les petites exploitations, et pour en venir à bout il n’est qu’un moyen: faire passer l’économie du pays, y compris l’agriculture, sur une nouvelle base technique, sur la base technique de la grande production moderne…

C’est lorsque le pays sera électrifié, lorsque nous aurons donné à l’industrie, à l’agriculture et aux transports la base technique de la grande industrie moderne, c’est alors seulement que notre victoire sera définitive. »

Dépasser l’arriération de la petite production amenait la nécessité de l’électrification pour que la grande industrie existe. Un plan d’électrification fut, pour cette raison, réalisé.

C’est une Commission d’État pour l’Électrification de la Russie, dont l’acronyme était GOELRO, qui s’en chargea ; son objectif était de faire passer la production nationale annuelle d’électricité à 8,8 milliards de kWh, soit bien au-delà d’avant la première guerre mondiale impérialiste, le chiffre étant de 1,9 milliards de kWh en 1913.

Le premier document du GOELRO

La GOELRO avait été mise en place dans la foulée de la révolution, par le Conseil des Commissaires du peuple, comme composante d’un vaste Conseil Suprême de l’Économie Nationale, dont l’acronyme était Vesenkha (ou VSNKh).

Ce Conseil Suprême va, dans les faits, s’occuper de l’économie jusqu’à la mise en place réelle et complète de la planification, en 1932. Lorsque Nikita Khrouchtchev prendra le pouvoir à la mort de Staline en 1953, il abolira justement la planification et rétablira le Conseil Suprême.

Une figure importante de la GOELRO fut le vieux bolchevik et scientifique Gleb Krzhizhanovsky (ou encore Kryjanovsky), qui devint jusqu’à sa mort en 1959 un spécialiste de la question. La GOELRO divisait le pays en plusieurs zones : Région économique du Sud, Région économique du Centre, Région économique du Nord, Bassin de l’Oural, Bassin de la Volga, Turkestan, Région du Caucase et de Sibérie de l’Ouest.

Cette division était un préalable pour la relance de l’économie, déjà fragile de par sa base, qui s’était effondrée de manière quasi complète. En 1920, les zones agricoles ont perdu 76 % de leur surface, alors que l’industrie produisait 1/7e du niveau de 1913.

La situation des chemins de fer était particulièrement terrible, puisque non seulement plus de la moitié des locomotives et le quart des wagons de marchandises avaient été rendues inutilisables, mais en plus leur production n’était qu’à 15 % d’avant-guerre.

L’électrification était la base pour relancer la production, pour faciliter les transports, pour remettre sur pied l’économie au niveau national. De fait, entre 1927 et 1934, la grande bataille lancée en 1921 était gagnée. Dès 1924-1925, l’économie soviétique avait atteint environ 75 % de l’économie d’avant-guerre.

Cette mise en place par en haut n’est cependant qu’un seul aspect de la planification.

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La planification soviétique : des lois objectives

La grande caractéristique de l’URSS de l’époque de Staline a été la planification de l’économie : un organisme central établissait un plan qui était suivi par toutes les entités productives, elles-mêmes collectivisées.

Contrairement au capitalisme où c’est le marché, par la concurrence, qui décide de ce qui est produit, le matérialisme dialectique considère qu’il est possible de prévoir ce qu’il faut produire, le plan étant établi de manière quinquennale, avec des adaptations trimestrielles et annuelles.

Voici comment Staline – qui a mis en place le principe de planification en URSS – explique la conception matérialiste dialectique de l’économie, dans Les problèmes économiques du socialisme, en 1951 :

« Le marxisme conçoit les lois de la science, – qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique, – comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine.

Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir.

A plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science.

Est-ce à dire, par exemple, que les résultats de l’action des lois de la nature, des forces de la nature sont, en général, inéluctables ; que l’action destructive des forces de la nature se produit toujours et partout avec une spontanéité inexorable, qui ne se prête pas à l’action des hommes ?

Évidemment non. Si l’on fait abstraction des processus astronomiques, géologiques et quelques autres analogues, où les hommes, même s’ils connaissent les lois de leur développement, sont véritablement impuissants à agir sur eux ; ils sont en maintes occasions loin d’être impuissants quant à la possibilité d’agir sur les processus de la nature.

Dans toutes ces circonstances, les hommes, en apprenant à connaître les lois de la nature, en en tenant compte et en s’appuyant sur elles, en les appliquant avec habileté et en les exploitant, peuvent limiter la sphère de leur action, imprimer aux forces destructives de la nature une autre direction, les faire servir à la société.

Prenons un exemple parmi tant d’autres. Aux temps anciens, on considérait les débordements des grands fleuves, les inondations, la destruction des habitats et des superficies cultivées, comme un fléau contre lequel les hommes étaient impuissants.

Mais avec le temps, avec le progrès des connaissances humaines, les hommes ayant appris à construire des barrages et des stations hydrauliques, on a trouvé moyen de détourner de la société les inondations qui paraissaient autrefois inéluctables.

Bien plus : on a appris à museler les forces destructives de la nature, à les dompter pour ainsi dire, à faire servir la puissance des eaux à la société et à l’exploiter pour irriguer les champs, pour obtenir l’énergie électrique.

Est-ce à dire que l’on ait par là même aboli les lois de la nature, les lois de la science, que l’on ait créé de nouvelles lois de la nature, de nouvelles lois de la science ?

Évidemment non. La vérité est que toute cette opération tendant à prévenir l’action des forces destructives de l’eau et à l’exploiter dans l’intérêt de la société, s’effectue sans que les lois de la science soient le moins du monde violées, changées ou abolies, sans que de nouvelles lois de la science soient créées.

Au contraire, toute cette opération se fait sur la base exacte des lois de la nature, des lois de la science, car une violation quelconque des lois de la nature, la moindre atteinte à ces lois amènerait la désorganisation, l’échec de cette opération.

Il faut en dire autant des lois du développement économique, des lois de l’économie politique, – qu’il s’agisse de la période du capitalisme ou de la période du socialisme.

Là aussi, comme dans les sciences de la nature, les lois du développement économique sont des lois objectives reflétant les processus du développement économique qui se produisent indépendamment de la volonté des hommes.

On peut découvrir ces lois, les connaître et, s’appuyant sur elles, les exploiter dans l’intérêt de la société, imprimer une autre direction à l’action destructive de certaines lois, limiter la sphère de leur action, laisser le champ libre aux autres lois qui se fraient un chemin, mais on ne peut les détruire ou créer de nouvelles lois économiques.

Un des traits particuliers de l’économie politique est que ses lois, à la différence des lois de la nature, ne sont pas durables ; qu’elles agissent, du moins la plupart d’entre elles, au cours d’une certaine période historique, après quoi elles cèdent la place à d’autres lois.

Elles ne sont pas détruites, mais elles perdent leur force par suite de nouvelles conditions économiques et quittent la scène pour céder la place à de nouvelles lois qui ne sont pas créées par la volonté des hommes, mais surgissent sur la base de nouvelles conditions économiques (…).

Par conséquent, quand on parle de « conquérir » les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer », etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir » les lois de la science ou les « former ».

Au contraire, on veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les connaître, les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la société et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa domination.

Ainsi, les lois de l’économie politique sous le socialisme sont des lois objectives qui reflètent la régularité des processus intervenant dans la vie économique indépendamment de notre volonté. Nier cette thèse, c’est au fond nier la science ; or nier la science, c’est nier la possibilité de toute prévision, – c’est donc nier la possibilité de diriger la vie économique. »

Le matérialisme dialectique considère que la totalité de la vie économique peut être planifiée, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit décidée de manière arbitraire. La planification comprend les tendances historiques et permet de faire en sorte qu’elles triomphent de manière la plus adéquate.

L’économie est considérée comme la transformation de la matière dans le cadre de la reproduction sociale de l’Humanité, elle-même matière, l’ensemble de la matière obéissant à des lois expliquées par le matérialisme dialectique.

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CPM : Quelques notes méthodologiques sur le travail du collectif politique métropolitain

[Cinquième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

5. Quelques notes méthodologiques sur le travail du collectif politique métropolitain

1) Le collectif ne se pose pas comme organisme dirigeant, mais comme noyau agent

Notre problème n’est pas de concurrencer les syndicats, partis, partis, groupes, pour « diriger les masses », mais d’exercer une action dialectique qui contribue à la croissance politique des masses, au développement de l’autonomie, à la transformation de luttes sociales spécifiques et sectorielles en lutte sociale généralisée.

Nous nous positionnons donc comme un outil théorico-pratique au sein du mouvement général du prolétariat qui – bien que sous des formes embryonnaires et encore très limitées – tend à une transformation globale de la société.

Le collectif n’est pas une association de groupes, mais est individuellement impliqué, en tant que militants.

Il ne s’agit donc pas d’« hégémoniser » ou de « capturer » des Cub, des groupes d’étude ou d’autres organismes de base, puis de les gérer au niveau général, mais de constituer un organisme politique, de militants actifs, s’engageant à effectuer un travail politiquement homogène au sein des situations sociales et dans le tissu métropolitain le plus général.

Militants actifs : nous ne sommes donc pas intéressés à organiser une adhésion passive, de spectateurs, d’individus qui délèguent à d’autres la responsabilité politique de leurs actions et de leurs pensées.

La mesure et la référence de nos actions doivent être recherchées dans la capacité à développer les contradictions antagonistes entre le mouvement général de masse et le système capitaliste, dans la capacité de frapper le système bourgeois.

2) Attaquer au point le plus élevé.

Parmi les différents problèmes que le travail politique nous a posés ces derniers mois, un est très important et peut être formulé en ces termes : dans une situation où différents niveaux de conscience sont présents, devons-nous attaquer le point le plus haut ou le point le plus bas?

Un exemple clarifiera le problème et la réponse.

Un militant révolutionnaire qui doit travailler dans un organisme de base politiquement hétérogène, une fois la gauche et la droite de cette situation identifiées, où commencera-t-il à développer son travail politique?

– S’il part de la « droite », c’est-à-dire du point le plus bas, il exclut la possibilité de développer une action émancipatrice, entraînante, révolutionnaire et en tout cas se posant à un niveau de problèmes déjà « escomptés »dans l’expérience globale du groupe.

C’est une position opportuniste qui permet de travailler avec des « ouvriers » ou des « étudiants », mais pas avec l’autonomie prolétarienne.

– S’il attaque à partir du plus haut point, c’est-à-dire de la gauche, il est en mesure de vérifier son discours et sa force réelle, permettant à l’autonomie une dialectique clarificatrice.

C’est la deuxième réponse qui doit aviser nos choix et notre travail.

3) Les militants ne participent pas au collectif, mais constituent le collectif.

En 1968-69 se sont constitués des organismes de base (Cubs, Gds, groupes de MS, etc.), placés politiquement, ainsi qu’organisationnellement, dans des situations spécifiques (usine, école, quartier, etc.), concevant aujourd’hui le collectif comme leur propre organisme de base.

Ce qui signifie:

a) Le point de référence de sa propre action politique n’est plus l’aire spécifique, mais devient l’aire générale métropolitaine.

Le dépassement d’organismes particuliers, sectoriels, se matérialise dans une nouvelle définition du militant qui assume de lui-même et dans sa propre action toute la complexité d’une intervention politique générale.

En fait, le militantisme révolutionnaire est général et global, ou n’est pas.

b) Les militants du collectif doivent identifier, au sein d’une analyse politique globale, les points nodaux de développement et les aires stratégiques d’intervention dans la métropole.

Il est nécessaire de déterminer, par points de force, le développement du travail politique du collectif au sein des structures productives et des ganglions fondamentaux de la vie sociale métropolitaine.

Agir pour les points de forces signifie aussi concentrer dans un mode articulé les petites forces dont on dispose pour les rendre incisives dans l’action politique. Concrètement: si un camarade, voulant mener une action révolutionnaire, se trouve isolé dans son aire spécifique, il est préférable de le mettre à disposition pour construire l’organisation générale du collectif et se concentrer sur d’autres domaines de travail politique plus productifs.

4) Lutte politique et révolution culturelle.

Le prolétariat occidental erre dans une Europe en quête de recomposition. Les instruments qu’il avait créés pour établir sa « dictature » lui font maintenant face, lui sont opposés, étrangers, et l’impliquent dans un processus dépourvu à la fois de raison et d’histoire.

De nouveau, la raison et l’histoire des classes dominantes se sont emparées de son cerveau. Le patron a tout pris, le présent et le passé, la tête et les couilles [sic] : une expropriation globale qui n’admet qu’une réponse globale.

C’est ainsi qu’une histoire honteuse comme celle de nos classes dominantes ne nourrit pas notre haine à leur égard. C’est ainsi qu’un présent intolérable, par rapport à nos possibilités, ne correspond pas à une conscience adéquate de son caractère intolérable.

Nous sommes profondément marqués par une vie sociale aliénée dans laquelle la « séparation » semble être la loi dominante : séparation entre public et privé, séparation entre l’être et la conscience, séparation entre la tête et les couilles [sic].

Le moi ultra-faible, névrosé, aliéné, égoïste, individualiste, manipulé, est une donnée dont il faut tenir compte : c’est une donnée de notre révolution.

La lutte pour un « nouveau monde » est aussi la lutte pour un « nouvel homme ». La révolution politique coïncide finalement avec un processus réel et profond de révolution sociale et culturelle.

La révolution issue de l’utopie devient actuelle en premier lieu dans la communauté révolutionnaire.

Cela passe à la fois « dans » et « en-dehors » de chacun de nous ; dans et hors de chaque communauté révolutionnaire, dans et hors de chaque groupe de travail.

Il faut une réelle contemporanéité entre la transformation de l’homme et la transformation de ses institutions, entre la transformation des besoins et la transformation de l’appareil de production et de consommation.

Dans la communauté révolutionnaire, le travail collectif est le premier moment de la réunification indispensable de la vie sociale avec sa conscience. Le travail collectif est une responsabilité collective, c’est un apport personnel des problèmes globaux de tous.

Deux éléments généraux soutiennent ce travail. Ce sont : la confiance et la disponibilité réciproque.

Confiance: Il ne s’agit pas d’une question psychologique, fondée sur le fait de « bien se connaître », sur les aspects vagues de la camaraderie, mais d’une confiance politique qui a été conquise à travers une pratique commune. Nous ne devons jamais oublier que nous vivons dans une société capitaliste qui aliène constamment les valeurs fondamentales des rapports publics et privés, dans une société capitaliste tardive qui produit un « moi » faible.

Nous ne sommes pas des bons sauvages dans une bonne société, mais « a priori » nous sommes des fils de pute dans une société malade. Un militant n’a pas le droit d’oublier cela, ni donner ni pour accorder une confiance les yeux fermés, qui peut mettre en péril le développement du travail politique organisé.

D’autre part, la méfiance illimitée – même celle prodiguée par des bases psychologiques – est paralysante et ne permet pas de développer le processus de collaboration.

Ainsi: nous construisons des structures de travail dans lesquelles nous pouvons progressivement traduire nos besoins en capacités, notre curiosité en connaissance, notre bonne volonté en participation effective.

Disponibilité réciproque : il y a une seule façon de se rendre mutuellement disponible : définir et accepter une discipline collective, offrir aux autres la garantie que vous êtes au poste où vous devriez être, que vous faites ce que vous vous êtes engagés à faire.

L’improvisation et l’indiscipline sont les caractéristiques organisationnelles du spontanéisme (et non de la spontanéité de la masse, capable d’un degré très élevé, bien que sporadique, de discipline collective).

Parlant de discipline, pour les échos désagréables que cela suscite, signifie se retrouver à faire face à l’objection : mais alors la liberté?

Une vieille réponse marxiste à une vieille question : la liberté bourgeoise est la liberté de l’individu isolé confronté à d’autres individus isolés, tous écrasés par une impitoyable machine de domination (quoique aujourd’hui maquillée et enjolivée).

Vouloir rappeler à la vie cette « liberté » illusoire dans la vie signifie abandonner la réalisation de la vraie liberté.

Cette forme de liberté (bien qu’encore imparfaite) qu’est la discipline militante exclut toute acceptation passive des ordres, mais elle est basée sur la participation constante et consciente de tous dans le travail collectif.

Ce sont les spectateurs, les passifs (ce qui ne veut pas dire que les camarades soient moins expérimentés ou moins capables) qui permettent la formation de hiérarchies bureaucratiques.

Janvier 1970

Collettivo Politico Metropolitano [Collectif Politique Métropolitain]

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CPM : Mouvement de masse et organisation révolutionnaire

[Quatrième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

4. Mouvement de masse et organisation révolutionnaire

Le mouvement des masses en Europe et en Italie a atteint un tournant décisif. Son développement spontané et impétueux a été arrêté par la manœuvre en tenaille de répression policière et de répression syndicale-partidaire. Ce qui s’est passé en France, en Allemagne et en Italie, à différents moments et de différentes manières, n’est pas un « cas défavorable », mais est le résultat de la logique même de la lutte des classes.

Il est nécessaire de comprendre clairement les termes du problème :

– n’a pas été défait le mouvement autonome du prolétariat européen, qui repose sur la contradiction fondamentale entre le développement actuel des forces productives et les rapports de production existant dans le régime capitaliste tardif, mais simplement la spontanéité et l’impulsion du mouvement.

– Les forces conservatrices ont appris de la réalité avant nous. De la répression « spontanée » de la première phase (le simple patron, recteur, questeur qui s’arrangeait pour résoudre ses problèmes spécifiques), le système passa rapidement à une seconde étape, celle de la lutte continuelle, répressive, organisée au niveau national et international contre le mouvement autonome du prolétariat et contre toutes ses expressions directes et indirectes.

– L’autonomie prolétarienne n’a aujourd’hui plus qu’un moyen de se développer : s’organiser. Le saut du mouvement spontané au mouvement organisé n’implique pas l’abandon du contenu de l’autonomie prolétarienne, mais en constitue l’unique possibilité de développement.

– L’exigence d’organisation (perçu par tous) doit se trtaduire en une lutte pour l’organisation, qui doit se faire sur deux fronts : contre la répression globale du système, contre les tendances erronées au sein du mouvement.

– La lutte pour l’organisation doit être menée sur un nouveau terrain : celui de la lutte sociale globale. Le saut de qualité est double : du mouvement spontané au mouvement organisé, de la lutte à l’usine et à l’école à la lutte sociale globale.

L’autonomie prolétaire face au saut qualitatif

L’autonomie n’est pas un mot vide, une auréole sur la tête du prolétariat, un mythe à vendre au marché des idées. L’autonomie s’exprime sous une forme politique, dans une partie définie du prolétariat qui a pu affirmer, au-dessus des divisions syndicales et partisanes, l’intérêt réel de la classe exploitée.

Le mouvement ouvrier traditionnel, du moment qu’il s’est attaqué au noyau politique portant en avant la pratique autonome, a assumé la grave responsabilité historique de briser l’unité réelle du prolétariat (qui s’affirmait dans la lutte), lui substituant une unité fictive, relevant du simple slogan.

Tout en affirmant que « enfin la classe ouvrière est unie contre les patrons », il a tenté d’amputer la classe ouvrière de son d’avant-garde de lutte.

Avec le bâton de la répression et la carotte de la démocratie syndicale, avec les slogans de gauche et la pratique conservatrice, l’offensive syndicale a conduit à la scission entre la droite et la gauche ouvrière.

La gauche ouvrière a tardé à comprendre ce qui se passait, victime elle-même du contenu de « l’unité » qui n’avait pas été suffisamment approfondi sur le plan théorico-pratique. Les noyaux politiques (Cub, Gds, groupes d’étudiants, etc.) ont tenté de se reconnecter spontanément avec la classe ouvrière, mais ont fini par trouver devant eux la droite déployée et organisée.

Un droite qui n’a pas du tout le contrôle réel de la situation, mais qui a su exploiter au maximum le terrain de lutte favorable (la lutte contractuelle) et qui a cyniquement mis en avant son indifférence (sous-estimant les périls à long terme).

La gauche, quant à elle, a commis quelques erreurs : dans certaines situations, elle s’est repliée sur elle-même, renonçant à la lutte, dans d’autres elle a radicalisé le conflit sur des contenus syndicaux, s’auto-isolant, dans d’autres elle a cherché des relations ambiguës avec les syndicats.

Les choses allaient de manière diverse à l’université et dans les écoles. La faiblesse organisationnelle des partis révisionnistes a imposé ici une tactique plus subtile et indirecte, fondée principalement sur les contradictions internes du mouvement étudiant : les contradictions entre le caractère autonome du mouvement et le contrôle exercé sur lui par les groupes bureaucratiques, son « intellectualisme » verbeux et l’absence d’une élaboration théorique au niveau des problèmes actuels, ses victoires tactiques et de l’absence de perspectives stratégiques.

Le PCI et les organisations néo-révisionnistes ont proposé une organisation, une théorie et une stratégie toutes faites. Cela a amené une fracture qui tendra à s’approfondir de plus en plus.

D’une part, la droite du mouvement, qui cache derrière la phrase « révolutionnaire » l’opportunisme objectif de ceux qui acceptent les règles du jeu, se justifiant par le fait que… les masses ne soient pas mûres (les ouvriers parce qu’ils sont sous l’hégémonie des partis et des syndicats, les étudiants parce qu’ils n’ont pas encore acquis la conscience marxiste-léniniste); de l’autre, une gauche qui accepte le défi du système et tend à développer une lutte sociale globale qui a comme terme de référence l’autonomie prolétarienne.

La scission entre la droite et la gauche du prolétariat n’est pas un acte volontariste, qui ne concerne que quelques militants, mais reflète les niveaux non homogènes de la conscience des masses. La lutte décisive et implacable contre la droite prolétarienne est la condition de la conquête des masses à la lutte révolutionnaire.

Il est nécessaire de combattre l’« unitarisme » mal intentionné de ceux qui disent : nous sommes peu nombreux, nous sommes une minorité, alors ne vous battez pas entre vous ; nous acceptons les conditions du plus fort (la droite actuellement), et à l’avenir nous développerons les contradictions.

Dans le même temps, il est nécessaire que la lutte ne soit pas seulement idéologique, verbale ou menée au niveau des intrigues de corridors, mais qu’elle se développe au sein des luttes de masse, qu’elles soient un moment des luttes de masse.

L’extension de l’autonomie prolétarienne de l’usine et de l’école à la société n’est pas une opération quantitative, mais un saut politique fondamental.

La lutte continue contre la paix sociale, contre la légalité répressive, contre l’organisation du consensus, contre la dictature technopolitique social-capitaliste a un seul nom : la lutte révolutionnaire pour vaincre le pouvoir bourgeois.

Lutte révolutionnaire et « révolution »

Le mot même de « révolution » a aujourd’hui un destin particulier : d’une part, il est abusivement employé pour définir tout événement ou toute attitude qui ne se conforme pas aux normes de la le commune bourgeoise (par exemple chez les étudiants), d’autre part le terme même disparaît (par exemple dans la « vieille » classe ouvrière).

Définir a priori un processus révolutionnaire est impossible; en lui confluent tellement d’éléments que préfigurer en détail le développement signifie faire œuvre de mystification plutôt que du travail scientifique.

Mais qui se réclame du marxisme révolutionnaire ne peut pas renoncer à saisir les lignes du processus révolutionnaire dans lesquelles il s’implique, ne peut pas renoncer à tracer une ligne stratégique, à apporter sa contribution à la création d’une théorie révolutionnaire dans la métropole.

Note : au mot d’ordre « sans théorie, pas de révolution », il est nécessaire d’ajouter « sans théorie, pas d’organisation, ou plutôt pas d’organisation révolutionnaire ». Tout le monde est d’accord sur le principe, maiis en pratique aujourd’hui, il y a deux tendances à combattre:

1) La pratique spontanée, qui tend à confondre la théorie avec sa propre pratique politique. C’est ainsi qu’une volonté révolutionnaire subjective se transforme en opportunisme objectif : la mesure de sa propre action devient le succès, réalisé à n’importe quel prix et au prix de n’importe quel compromis.

La lutte, n’importe quelle lutte, est surestimée ; l’étiquette la plus utile s’applique à eux.

On passe ainsi de victoire en victoire, le patron subit des défaites continues, les syndicats et les partis sont maintenant réduits à rien, la révolution est à portée de main !

Mais il est alors découvert que tout cela était un rêve les yeux ouverts ! Alors la crise du désespoir, du pessimisme, du renoncement. D’où sort une nouvelle vague de succès, de victoires, et ainsi de suite.

De cette façon, il est vrai, « on ne s’enferme pas à la maison pour étudier », on n’élabore pas de « théorie sur une la table », mais on pense par lieu commun, on prend pour acquis de misérables parodies de « thèses politiques », on agit avec des yeux bandés terminant dans l’impasse de l’activisme. On finit par « faire de la politique » au lieu de « faire la révolution ».

2) L’idéologisme dogmatique. Cela fonctionne comme ça. La récitation de la litanie: « Marxisme, léninisme pensée de Mao Zedong, adapté aux conditions historiques particulières ».

Après cela, les alternatives sont au nombre de deux : : soit on met le ml-maoïsme dans le tiroir et on navigue dans les eaux les plus calmes de la politique de couloir; ou on adhère à un parti se proclamant le seul véritable héritier de Marx, de Lénine et de Mao, et on s’attend à ce que les masses en soient convaincues.

Ces deux attitudes «théoriques» erronées ont une origine pratique: elles sont à la fois la base du pouvoir de la direction bureaucratique et dirigiste établie de façon parasitaire dans le mouvement de masse.

La croissance pratique et théorique du mouvement, sa transformation en un mouvement révolutionnaire organisé constituerait la fin d’un privilège qui prend souvent la forme de l’exploitation politique.

Nous croyons que le front de la lutte théorique est fondamental pour le développement du mouvement prolétarien.

La lutte est à deux niveaux : pour l’élaboration d’une théorie révolutionnaire dans la métropole (qui n’existe pas actuellement, bien que de nombreuses indications fondamentales soient contenues dans le patrimoine théorique du marxisme révolutionnaire), pour la propagande militante des idées justes et leur application dans l’autogestion des luttes du prolétariat.

Il est nécessaire aujourd’hui de redéfinir le concept même de révolution, à la lumière des conditions objectives et du développement réel du mouvement autonome du prolétariat européen. Deux points semblent importants à souligner:

1) Processus révolutionnaire et non moment révolutionnaire.

Comme l’écrit le révolutionnaire brésilien Marcelo De Andrade : « Avant l’unification du capitalisme mondial par l’impérialisme yankee, le prolétariat avait l’occasion de s’armer par des moyens non armés, c’est-à-dire qu’il pouvait d’abord s’organiser politiquement et développer jusqu’à un certain point la lutte politique et la violence non armée, pour ensuite profiter de la défaite sociale, politique et militaire des classes dirigeantes de leurs pays respectifs, pour s’armer et prendre le pouvoir…

Aujourd’hui, puisque la possibilité d’une guerre inter-impérialiste est historiquement exclue, une alternative prolétarienne de pouvoir doit être, dès le début, politico-militaire, étant donné que la lutte armée est la voie principale de la lutte des classes. »

Il est nécessaire de comprendre de fond en comble cette thèse, car elle est à la base de tous les mouvements révolutionnaires opérant dans le monde.

Dans la conception courante aujourd’hui en Italie du rapport entre mouvement de masse et organisation révolutionnaire, il y a implicitement l’image d’un processus de ce genre : d’abord nous développons la lutte politique, conquérons les masses à la révolution, puis, quand les masses sont devenues révolutionnaires, nous faisons la révolution.

D’où : aujourd’hui, il n’y a pas de conditions révolutionnaires objectives ; il ne reste plus à faire que de la politique d’une manière plus ou moins traditionnelle. L’objectif intermédiaire : la construction du parti marxiste-léniniste.

Est également implicite que la révolution en Europe ne peut que coïncider avec un moment insurrectionnel qui amènera le prolétariat au pouvoir.

Après la prise du pouvoir, se transforme la société. Les révisionnistes objectent : l’insurrection générale est une utopie ; il ne reste alors qu’à s’insérer à l’intérieur des structures du pouvoir bourgeois et à les transformer de l’intérieur.

En effet, l’hypothèse d’une insurrection généralisée est aujourd’hui illusoire. Mais cela ne signifie pas renoncer en tant que tel à la tâche des révolutionnaires.

C’est la réalité même qui nous enlève toutes les suggestions d’une fausse alternative. La dimension sociale de la lutte, et le point le plus élevé de son développement : la lutte contre la répression généralisée, constitue déjà un moment révolutionnaire.

Le processus révolutionnaire tend à se développer dès le départ sur tous les plans: ce n’est pas un choix volontariste, mais une condition imposée par la réalité.

Quand on peut avoir quatre ans de prison pour ne pas avoir agressé un flic, un choix s’impose : soit on se réfugie dans le bourbier du réformisme renonciateur, soit on accepte le terrain révolutionnaire de l’affrontement.

La bourgeoisie a compris de bout en bout la situation et se comporte en conséquence. La bourgeoisie a déjà choisi l’illégalité. La longue marche révolutionnaire dans la métropole est l’unique riposte adéquate. Cela doit commencer aujourd’hui et ici.

2) Processus révolutionnaire métropolitain. Il n’a pas été encore suffisamment compris ce que cela signifie pour développer un processus révolutionnaire dans une aire métropolitaine de développement capitaliste tardif.

Les modèles révolutionnaires du passé ou les zones périphériques sont inapplicables. Notre problème est aujourd’hui de prendre acte de la réalité dans laquelle nous nous trouvons à opérer ; la difficulté de cette recherche ne doit pas nous conduire à faire semblant d’être en Russie en 1917 ou en Chine en 1927. Il semble nécessaire de travailler sur un mode théorico-pratique sur ces points :

a) Dans les aires métropolitaines nord-américaines et européennes, il existe déjà les conditions objectives pour la transition vers le communisme : la lutte est essentiellement la révolte pour créer les conditions subjectives.

Cela implique que le prolétariat doit porter en avant d’un mode direct sa révolution, et qu’on ne peut plus, comme cela est arrivé dans le passé, engager sa propre action sur des objectifs essentiellement bourgeois : la démocratie parlementaire, l’indépendance, l’unité nationale, le développement industriel, etc.

Les révisionnistes ont aujourd’hui assumé la défense de ces valeurs ; notre problème est d’attaquer par rapport un objectif directement révolutionnaire : renverser le système de pouvoir bourgeois et transformer l’essence même du pouvoir (autoritaire, centralisé, hiérarchique, répressif, manipulateur, etc.).

b) Le rapport muté (par rapport au capitalisme classique) entre la structure et la superstructure, qui tend de plus en plus à coïncider, fait que le processus révolutionnaire se présent aujourd’hui comme à la fois global, politique et « culturel ».

Ce qui signifie que mutent substantiellement les rapports entre le mouvement de masse et l’organisation révolutionnaire, et par conséquent viennent également à muter radicalement les principes d’organisation.

Note – S’impose sur ce point une critique au « parti marxiste-léniniste » tel qu’il est compris, ou mal compris.

Se réclamer du marxisme révolutionnaire signifie aujourd’hui développer le patrimoine théorique du mouvement ouvrier et le faire accomplir le saut dialectique que la réalité impose. Selon Marx, le parti politique du prolétariat coïncide avec l’ensemble du prolétariat (qu’il soit « révolutionnaire ou non »).

Cela n’empêcha pas Lénine de développer, en des temps et sous des conditions différentes, la théorie du parti bolchevik qui est l’avant-garde du prolétariat, ni Mao de promouvoir la révolution culturelle qui, dans son essence, est la proposition d’un une nouvelle forme d’organisation prolétarienne.

La tradition marxiste est pour nous un point de référence, un héritage à partir duquel puiser, mais elle ne doit en aucun cas nous paralyser face à nos tâches actuelles.

Pour en venir au spécifique. Les fondements du parti léniniste sont au nombre de trois :

1) distinction entre le moment économique et le moment politique ;

2) distinction entre les luttes de la classe ouvrière et la conscience socialiste dont les intellectuels sont les dépositaires ;

3) distinction entre l’avant-garde et les masses.

Aucun de ces trois éléments n’est présent dans la réalité actuelle de l’aire métropolitaine européenne.

Mais nous devons faire une déclaration claire : le dépassement du parti ne peut pas consister en le retour aux formes que le léninisme a surmontées : l’ouvriérisme, la spontanéité, l’économisme, le terrorisme.

Surmonter le parti n’est pas un travail fait sur le coin d’une table, qui peut être épuisé dans la recherche de formules, mais est une œuvre collective pour la recherche d’une nouvelle forme organisationnelle, le développement et le dépassement des formes organisationnelles embryonnaires actuelles assumées par l’autonomie prolétarienne.

c) Le terrain essentiellement urbain de la lutte. Une donnée objective : en 1961, 14 481 000 Italiens étaient concentrés dans huit zones urbaines ; on s’attend à ce que d’ici 2001 le chiffre soit de 29 153 000 personnes, soit la moitié de la population totale.

Ce chiffre statistique correspond à une donnée politique : la ville est aujourd’hui le cœur du système, le centre organisateur de l’exploitation économico-politique, la vitrine où est exposé le « plus haut point », le modèle qui devrait motiver l’intégration prolétarienne.

Mais c’est aussi le point le plus faible du système: là où les contradictions apparaissent plus aiguës, où le chaos organisé qui caractérise la société capitaliste tardive apparaît comme le plus évident, où les clivages politiques fendent verticalement tout le tissu social.

C’est sur ce terrain que le prolétariat moderne émerge le plus impétueusement, où il prend conscience de son unité.

C’est ici, dans son cœur, que le système est frappé.

La ville doit devenir pour l’adversaire, pour les hommes qui exercent aujourd’hui un pouvoir de plus en plus hostile et étranger aux intérêts des masses, un terrain dangereux : chacun de leur geste peut être contrôlé, tout point de vue dénoncé, toute collusion entre pouvoir économique et pouvoir politique mise à découvert.

« Agir dans les masses comme des poissons dans l’eau » signifie pour nous d’empêcher le pouvoir d’avoir une image précise de sa force, le chasser de sa tanière et se retourner contre lui et ses représentants (ou contre une personne qui assume sur un mode conscience ou inconscient sa défense, et se rend complice) de toute la violence qu’il crache de manière ininterrompue contre la grande majorité du peuple.

À la violence globale d’un système qui tend à contrôler les citadins dans chacun de ses actes publics et privés, il est nécessaire d’opposer l’engagement global du révolutionnaire, capable de transformer chacun de ses geste, chaque lieu de travail ou de résidence en un centre de lutte.

La révolution culturelle d’aujourd’hui fait corps avec la révolution politique : à cette opposition globale qui est capable de transformer en force son immense supériorité politique, culturelle et morale, le système ne peut seulement opposer que le poids de son oppression, de son chantage, de sa corruption.

Avec ces armes, aucun système n’a jamais réussi à survivre.

Le niveau d’organisation dans la situation actuelle

Les caractéristiques de la situation actuelle peuvent être résumées comme suit :

Les luttes particulières, spontanées ont épuisé leur fonction entraînante. La dimension réelle de l’affrontement est aujourd’hui sociale, globale ; son point culminant est la lutte contre la répression, qui est la lutte contre la violence globale du système, et donc déjà directement révolutionnaire.

Les organisations révisionnistes sont incapables de descendre sur ce terrain : l’appel en référence à la Résistance à la légalité constitutionnelle, la tactique défensive, dénonce en pratique la « voie italienne au socialisme » pour ce qu’elle est : une stratégie réformiste pour l’inclusion du prolétariat dans l’aire de l’hégémonie bourgeoisie économico-politique.

Pratiquement, cela signifie qu’à l’avenir, de plus en plus, les organisations syndicales et le parti « ouvrier » apparaîtront aux masses pour ce qu’ils sont et se révéleront incapables de faire face à l’offensive capitaliste.

D’autre part, les forces révolutionnaires subjectives se placent dans l’affrontement dans un état d’extrême faiblesse : cette faiblesse, théorique et pratique, s’exprime d’une manière éclatante sur le plan organisationnel.

L’« attente du Parti » paralysante et la pratique essentiellement spontanéiste constituent un cercle vicieux qui s’exprime dans la fausse alternative entre :

– La controverse institutionnalisée, c’est-à-dire les luttes particulières qui sollicitent des solutions particulières, les « révolutions culturelles » qui s’appuient sur la tolérance du système, les manifestations « ordonnées et pacifiques » derrière les slogans pseudo-révolutionnaires masquant le reddition au réformisme.

– L’extrémisme spontanéiste qui s’exprime par la radicalisation du contenu politique réformiste lui-même.

Ils demandent plus d’argent, plus de liberté à l’usine, plus d’énergie dans la lutte contre la répression, dans l’illusion de battre les syndicats et le parti dans cette « course aux surenchères ».

Ces positions sont justifiées par un seul argument : que les masses ne sont pas préparées à affronter le niveau de confrontation au niveau imposé par le capital.

Évaluation qui contient une double erreur : d’une part, une mythification des masses, les considérant capables de faire spontanément face (un jour ou l’autre) à la lutte révolutionnaire ; de l’autre, la sous-estimation des masses, les considérant incapables de comprendre les termes d’une lutte révolutionnaire, qui est la tâche à entreprendre par l’avant-garde.

Note – il est nécessaire de distinguer entre :

Masses : elles sont constituées par la soi-disant « majorité silencieuse » manipulée et manipulable, victimes d’une oppression qui les ramène au niveau de « l’opinion publique », principal champ d’intervention de l’organisation du consensus.

[Le socialiste Pietro] Nenni, par exemple, a justifié le centre-gauche avec un argument plus ou moins de ce genre : les masses d’aujourd’hui veulent atteindre un niveau de consommation plus élevé, et elles ont peur de changer radicalement la société ; moi-même, socialiste, qui suis toujours avec les masses, j’œuvre à créer la société du bien-être.

Mouvement de masse : c’est l’élément dynamique dans lequel la lutte de classe s’exprime immédiatement en termes de conflictualité entre la force de travail et les donneurs de travail, entre les classes dirigeantes et les subordonnés, entre les oppresseurs et les opprimés.

Par rapport au mouvement de masse, les attitudes peuvent être de deux types : ceux qui exploitent le mouvement, restant essentiellement à sa queue, ceux qui interprètent les besoins les plus profonds, encore latents et inexprimés, et œuvrent subjectivement à un débouché révolutionnaire de la lutte.

C’est la distinction, ancienne comme le mouvement ouvrier, entre réformistes et révolutionnaires. L’alibi des réformistes a toujours été : les masses ne sont pas mûres. En réalité, il est absurde de demander aux masses une maturité que la soi-disant « avant-garde » ne parvient pas à exprimer.

Organisation révolutionnaire : c’est l’organisme politique exprimé par les contenus le plus avancés du mouvement de masse, son plus haut degré de conscience collective.

Qu’il ne puisse pas et ne doive pas « se détacher des masses » est bien entendu évident ; mais il est également vrai que cette unité masse – organisation révolutionnaire est une unité dialectique, le fruit d’une lutte, non une donnée existant a priori amenant à manquer à celle-ci en restant stagnant.

Se soumettre à la spontanéité du mouvement, c’est rester en fait stagnant. Il peut être important de se rappeler que pendant la Révolution chinoise, l’ancienne incitation des officiers « Allez de l’avant », a été remplacée par la plus correcte « Venez en avant ».

Le corps politique qui n’est pas en mesure de se tourner vers les masses avec la devise « Venez de l’avant » est la parodie ridicule, verbalement révolutionnaire, des partis révisionnistes.

Nous devons poser le problème en des termes concrets.

Quel niveau d’organisation est aujourd’hui possible et nécessaire? Il est utile de comparer ce moment avec la phase initiale des luttes spontanées de 1968-1969.

Comme alors devaient « s’inventer » les voies et les outils organisationnels capables de contenir et d’exprimer le nouveau discours politique de l’autonomie, de sorte qu’aujourd’hui se réalise un saut qualitatif nécessaire dans le développement des structures organisationnelles, capable de correspondre à la nouvelle perspective de lutte : la lutte sociale généralisée contre la société capitaliste.

L’outil organisationnel, pour ne pas devenir un joug bureaucratique, doit toujours être fonctionnel par rapport au contenu et aux objectifs politiques que l’on veut poursuivre.

Les Cubs, les Gds, les mouvements d’étudiants de base, etc. avaient une fonction : être les instruments de la renaissance du mouvement autonome du prolétariat, à travers des luttes autodéterminées et auto-dirigées.

L’aire politique de cette lutte était essentiellement dans l’école et dans l’usine, c’est-à-dire dans les institutions. L’outil organisationnel ne pouvait donc pas être interne à cette aire.

Alors que les luttes se sont généralisées et que beaucoup de contenus politiques de l’autonomie ont été acquis (au point que les syndicats et les partis sont contraints de faire semblant), alors que les luttes n’ont plus comme point politique de référence politique seulement l’usine et l’école, les outils organisationnel internes, sectoriels, n’ont plus de véritable fonction politique et sont à juste titre dépassées par les luttes mêmes qu’ils ont générées.

Développer l’autonomie prolétarienne signifie aujourd’hui surmonter les luttes sectorielles et les organismes sectorielles.

Un tel dépassement ne peut se faire que par la lutte contre les tendances « conservatrices » présentes au sein du mouvement, qui confondent l’autonomie avec son premier niveau d’expression organisée : à savoir les Cubs, les Gds, le MS.

Quel est le véritable espace politique des organismes de base aujourd’hui?

L’expérience des luttes contractuelles et la paralysie du mouvement étudiant démontrent que l’espace politique au sein de la lutte revendicatrice s’est rétréci au point que si l’action des organismes sectoriels est fonctionnelle pour le développement de la lutte, elle l’est dans la même direction et vers les mêmes objectifs que les syndicats des partis.

En d’autres termes, avec ces structures organisationnelles sectorielles, nous finissons par renforcer la gestion syndicale-parlementaire des luttes prolétariennes.

La dimension sociale de la lutte requiert des organismes de base au niveau social.

En ce qui nous concerne, la principale unité de base de notre travail politique est la zone métropolitaine de Milan.

Il ne s’agit donc pas de faire un saut de’une organisation de base à une organisation supérieure, ni d’étendre quantitativement un réseau de liens en constituant une sorte de fédération de groupes de base, mais de construire des organismes politiquement homogènes pour intervenir dans la lutte sociale métropolitaine.

Le dépassement de l’ouvriérisme et de l’étudiantisme (les tendances conservatrices du mouvement) ne peut, à notre avis, se produire à travers l’union spontanée, sporadique et apolitique des ouvriers et des étudiants (ou la remise au mythique parti marxiste-léniniste), mais à travers le création de noyaux organisationnels qui se placent au niveau des problèmes sociaux globaux.

La confluence en eux des ouvriers, des étudiants et des techniciens n’est pas un fait mécanique, de type organisationnel étroit et mécanique, mais le fruit de la conscience des nouveaux contenus et des nouveaux objectifs qui s’imposent au mouvement.

>Sommaire du dossier

CPM : Des « luttes sociales » à la lutte sociale

[Troisième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

3. Des « luttes sociales » à la lutte sociale

Les syndicats et les partis ont proclamé que c’est le moment des luttes sociales. Les poussées du mouvement de masse et la nécessité pour les organisations révisionnistes de passer à une étape supplémentaire de montée au pouvoir coïncident.

Cela ouvre un nouvel espace politique que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier s’apprêtent à occuper dans leur intégralité, proposant un contenu très ouvert et ambigu : le logement, le coût de la vie, l’assistance médicale, la défense des garanties constitutionnelles, etc.

Les formes de lutte imposées sont celles qui garantissent le mieux le contrôle bureaucratique : la mobilisation générale comme coïncidence temporelle des luttes (lutter tous, partout dans la même journée), l’unité vue comme l’unité des sigles, même avec l’Action Catholique.

Le but est de susciter un mouvement d’opinion et un débat parlementaire qui mette en crise l’action du gouvernement et freine l’éventuelle involution vers la droite.

Le prolétariat se trouve devant un niveau supérieur de lutte : l’attaque contre les conditions d’exploitation générale dans la société.

L’adversaire n’est plus, si jamais celui semblait ainsi, le patron individuel, mais le système des patrons.

L’obstacle n’est plus le contrôle syndical des luttes, mais le système d’intégration complexe qui se présente sous l’aspect d’une nouvelle légalité (statut des travailleurs, etc.).

Les provocations répressives ne sont plus les griffes d’Agnelli et de Pirelli, mais un plan préétabli de la droite nationale et internationale.

C’est pourtant précisément par rapport à ce niveau de lutte supérieur que le moment spontané peut atteindre « la maturité d’un véritable mouvement révolutionnaire ».

C’est à la gauche prolétarienne, au noyaux d’avant-garde qu’elle a exprimés, de saisir la véritable dimension du conflit, de généraliser son contenu, de trouver dans la pratique la médiation capable de faire assumer à la lutte revendicative les traits de la lutte de classe.

La condition salariale, essence de la condition sociale

Nous arrivons donc au centre de nos problèmes, à savoir l’identification du contenu politique unificateur, capable de dénoncer l’exploitation telle qu’elle se manifeste tout au long de l’entière journée naturelle et pas seulement au moment fondamental de la journée de travail.

En ce sens devrait être repris l’indication stratégique de Marx : « Au lieu du mot d’ordre conservateur: « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: « Abolition du salariat ». [Salaires, prix et profit] »

Il doit être repris en particulier parce que les conditions matérielles d’aujourd’hui existent pour sa réalisation. Dire que les conditions matérielles existent pour la disparition du travail salarié signifie:

1) que le niveau des forces productives matérielles est tel qu’il permet l’abolition, tandis que la structure politique et sociale (social-capitaliste-impérialiste) du système exige, pour sa propre survie, que les rapports de production restent tel qu’ils sont.

2) Que le niveau des forces productives réelles-révolutionnaires est en croissance progressive et exige, même si pour le moment sur un mode contradictoires et dispersé, que les rapports de production soient supprimés.

Le refus de la condition salariale (condition sociale et politique avant d’être économique), le refus de la contractualisation de cette condition, sont la base de notre discours révolutionnaire.

Une attaque mondiale contre la condition sociale est, en premier lieu, une attaque contre la structure politique des salaires et les mécanismes qui la lient tant à la productivité qu’à la consommation.

L’hypothèse sous-jacente est la suivante: l’élément objectif capable de définir le prolétariat à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine est la structure politique du salaire. La thèse selon laquelle le travailleur et le technicien sont le seulement dans l’usine et que hors d’elle ils deviennent des « citoyens ».

La socialisation des luttes se présente avec toute sa prégnance comme attaque contre l’organisation du travail et aux conditions salariales dans l’usine, à l’école et dans la société.

Même dans les luttes « sociales », l’autonomie prolétarienne trouve sur son chemin les tentations du syndicalisme ascendant, c’est-à-dire la proposition d’objectifs revendicatifs alternatifs à ceux mis en avant par le PCI et les syndicats. Tentations menant au désastre ; l’initiative ouvrière a déjà fait justice dans l’usine à cette fausse ligne politique, mais dans les luttes sociales, elle est à nouveau exposée avec ses pièges: des propositions démagogiques, humanitaires, mobilisatrices.

L’atteinte à la condition salariale se présente donc à l’autonomie prolétarienne comme contenu fondamental des luttes sociales, capable d’engager tous les contenus individuels de l’inconfort social, tous les moments individuels de l’exploitation globale.

L’atteinte à la structure politique des salaires dans sa double face salaire – productivité et salaire – consommation permet non seulement de lier l’exploitation dans l’usine à l’exploitation en dehors de l’usine, mais elle génère un processus de conscience qui, loin de s’arrêter à la contractualisation des problèmes individuels, met le prolétariat face à toute sa condition et impose le choix décisif : ou acceptation de l’exploitation ou rejet de la société capitaliste.

Afin de ne pas tomber dans une vision idéaliste, nous devons préciser que ce processus de conscience ne mûrit pas à travers des sermons, des débats, des discussions et des tracts, mais seulement à travers la lutte.

Le prolétariat, mobilisé pour résoudre ses problèmes dans l’usine, à l’école et dans la société, a la grande opportunité de prendre conscience que sa capacité à rejeter et à lutter n’est gagnante que si elle est générale, continue, organisée.

Cela signifie que l’autonomie est un enjeu que la classe ouvrière, les techniciens, les étudiants jouent dans ces années sur un mode peut-être définitif. Autrement dit, si nous ne sommes pas en mesure d’opérer le saut qualitatif allant de l’attaque aux conditions d’exploitation de la condition d’exploitation dans l’usine et dans l’école à l’attaque des conditions d’exploitation dans la société, dans la ville, nous marcherons à grands pas vers la cage que le capital a préparée.

Notre vrai problème n’est donc pas tant l’extension horizontale quantitative de la lutte (de la lutte d’usine pour un meilleur salaire à la lutte sociale pour la défense du salaire), mais un saut politique de la lutte, qui en même temps défend et étend le niveau d’autonomie durement conquis dans ces dernières années de lutte.

Étendre la lutte continue des centres productifs à la société, des manifestations de l’exploitation directe aux manifestations globales de l’exploitation, réaliser cette extension en en comprenant tous les termes, toutes les contraintes et tous les problèmes que la nouvelle aire sociale de la lutte pose à l’autonomie, est la condition pour que l’exigence exprimée par les luttes, l’exigence d’une organisation révolutionnaire, se traduisent en réalité opérante.

Paix sociale et répression

Il est de plus en plus souligné que le salaire est en premier lieu une variable politique : il rémunère, en fait, non seulement le travail humain dans sa forme immédiate ou « le temps de travail nécessaire », mais plutôt, à travers une série de médiations appropriées, une exigence essentielle du système: la paix sociale.

L’organisation d’un consensus de masse pour le système capitaliste est une exigence indispensable des patrons , et le syndicat, aujourd’hui plus que jamais, joue un rôle décisif dans cette direction.

La « paix sociale » est indispensable au système des patrons, outre que pour la raison évidente de préserver ainsi leur pouvoir, pour le niveau atteint par l’organisation technologique de la production, qui exige maintenant une programmation entrepreneuriale minutieuse du travail, pour le degré d’intégration des différents centres de production des entreprises multinationales (dont la programmation de la production est nécessairement rigide), pour les besoins du commerce extérieur dans un climat de forte compétitivité, etc.

La restructuration progressive du système capitaliste de production (concentration et centralisation monopolistique, haute intensité capitalistique, division internationale du travail) a comme présupposé fondamental une planification plus précise à long terme plus précise (2-5-10 ans), pour laquelle est indispensable que les variables en jeu soient le plus possible sous contrôle et prévisibles dans leurs changements.

La variable la plus difficile à contrôler et à prévoir est le comportement de la force de travail qui, dans les systèmes de production avancés, même si elle n’intervient plus en tant que composante principale de la production et du travail (transféré aux machines), reste toujours l’élément essentiel pour que les machines produisent.

Pour le système, donc, réaliser la « paix sociale » signifie en fait empêcher la « variable force de travail » ait à exprimer, par conséquent, un comportement politique autonome.

La paix sociale, des niveaux de consommation plus élevés, une croissance programmée du niveau salarial, ne sont pas des « victoires » du prolétariat, mais marquent le passage au cycle d’exploitation global (phase métropolitaine du développement du capital et phase de la dimension impérialiste-mondiale de l’exploitation).

Cette phase plus mûre de la capitale, qui se prépare avec le « bond technologique » de notre pays, a comme revers nécessaire le « bond répressif » qui, on le voit déjà, tend à fermer tout espace à l’action développée par l’autonomie ouvrière organisée.

Mais c’est précisément dans la comparaison-confrontation de la répression que le système rend plus évidentes les contradictions qui le lacèrent.

Aujourd’hui, deux formes de répression coexistent, qui jouent entre elles une macabre concurrence :

a) la répression de vieux type, punitive, fondée sur la violence ouverte, sur les charges policières, sur l’usage terroriste des escadres fascistes : elle est au service de la droite (de dla droite interne au pouvoir, solidement ancré dans les centres fondamentaux de la société et de l’État) et tend à directement impliquer les masses, dans une attaque qui affecte d’abord les noyaux autonomes, mais n’hésite pas à frapper les syndicats et les partis.

Ceux qui, d’ailleurs, sont victimes de leur propre logique parlementaire « pacifique », deviennent de plus en plus incapables de garantir aux masses au moins les garanties démocratiques formelles dont elles sont les plus fières.

Que 25 années depuis la libération, qu’après 25 années de « victoires » de la classe ouvrière (dont la dernière est la victoire contractuelle), soit encore possible une répression indiscriminée contre la classe ouvrière, confirme pleinement, s’il en était besoin, la non-consistance de la « voie italienne au socialisme ».

b) la répression active, légalitaire, technologiquement qualifiée. La pratique qui est la sienne est d’empêcher les actions réellement incisives du prolétariat, d’étouffer à sa naissance les initiatives au moyen des syndicats et du parti, et d’utiliser le bras armé seulement quand elles échouent dans leur démarche.

Même le bras armé de l’État bourgeois tend à assumer, lorsqu’il est contrôlé par la « gauche, des nouvelles caractéristiques et de nouvelles méthodes de travail : il tend à agir dans les limites de la loi en frappant les transgresseurs avec une combinaison de « gardiens de l’ordre » et système judiciaire.

Les applaudissements aux carabiniers lors des funérailles du policier Annarumma, mort lors des combats de Via Larga, sont la reconnaissance orchestrée d’une fonction des gardiens de l’ordre public et de la paix sociale, d’autres instruments organisant le consensus des masses populaires.

C’est la répression que le social-capitalisme tend à mettre en place.

Mais cette méthode entre en collision avec l’autre, plus grossière, provoquant des ruptures dans le système judiciaire, des forces d’ordre elles-mêmes, du maximum de législation de l’État.

La répression, et les organisations qui y sont préposées, n’apparaissent plus comme une fonction du système, et un de leur instrument, mais occupent une place centrale dans la vie politique italienne, constituant un moment organique.

Que l’actuelle vague de répression ait des caractéristiques complètement différentes des précédentes est admis par tous, même par les organisations révisionnistes.

Mais en quoi consiste cette diversité? Il nous semble que la répression actuelle est stratégique et non tactique.

Même la plus forte répression de l’après-guerre, celle liée au nom de [Mario] Scelba [ministre de l’intérieur de 1947 à 1955 élargissant et militarisant la police, instaurant des mesures violemment anti-communistes] n’était rien d’autre que l’instrument d’un système substantiellement solide pour défendre son équilibre interne de l’attaque de l’opposition.

La répression actuelle est plus directement liée à la contre-révolution mondiale, c’est-à-dire à la lutte armée du système capitaliste contre les mouvements de masse et les dangers d’une initiative révolutionnaire au niveau mondial.

Cela signifie que, bien que souvent se conserve le paravent de la démocratie parlementaire, le capital international a tendance à recourir à des formes dictatoriales de domination. Ainsi, la répression en Italie est objectivement une rupture de la légalité constitutionnelle même, promue par la droite qui passe à l’offensive.

Il s’agit en substance du déclenchement d’une guerre civile rampante, au cours de laquelle la lutte pour le pouvoir entre la « droite » et la « gauche » deviendra de plus en plus dure, même si elle tend à avoir lieu « sur la tête des masses », et avec la possibilité de compromis institutionnels (la république présidentielle, le gouvernement de l’ordre, les trêves syndicales ou politiques, etc.). C’est le dur terrain de lutte sur lequel que nous devrons nous mesurer.

Restriction de l’espace politique et ouverture de l’espace révolutionnaire

Les luttes sociales proposées par les syndicats et les partis révisionnistes partent de cette prémisse : que les masses présentent leurs problèmes devant l’opinion publique et le parlement, afin que les organisations de gauche puissent gérer la solution partielle et sectorielle. C’est la pratique réformiste classique.

Mais le développement de la répression déplace les termes du problème. Le processus d’unification du marché mondial, la coopération entre les États-Unis et l’URSS, l’attribution d’une fonction précise à l’espace européen, ont provoqué et aggraveront toujours plus la fracture radicale entre la droite et la gauche économico-politiques.

Il ne s’agit plus, pas même pour le mouvement ouvrier traditionnel, de faire face à des luttes particulières, justement des « luttes sociales », mais de faire face à une lutte globale, la lutte sociale.

C’est sur ce terrain que les médiations sont le moins possibles, la manipulation des masses le moins efficaces, que l’utopie social-capitaliste sociale révèle son caractère infondé.

La lutte sociale globale, qui, selon Marx, est la forme de la lutte propre au prolétariat, tend à se poser sur un mode toujours global, à se radicaliser : le terrain même sur lequel le PCI est le plus faible.

En fait, la stratégie togliattienne, qui aujourd’hui provient désormais avec cohérence de manière continue de la direction actuelle du PCI, a totalement exclu en tant que tel la globalité de l’affrontement (en acceptant comme donné le terrain de la démocratie bourgeoise) et sa radicalisation (conformément à la politique internationale de l’Union Soviétique).

L’appel à l’esprit de la Résistance est plus un signe de faiblesse réelle qu’une manœuvre pour l’usage et la consommation de l’opinion publique.

Il serait cependant absurde de ne pas tenir compte que les contradictions de classe passent par la violence au sein du mouvement ouvrier, et qu’au sein du PCI et du PSIUP, il existe de grandes forces prolétariennes disponibles pour faire face à la lutte sociale globale, c’est-à-dire révolutionnaire.

Cependant, il est également absurde de penser que le mouvement ouvrier traditionnel (c’est-à-dire une réalité historique avec son origine propre et avec un « destin » précis, si le matérialisme historique n’est pas une opinion) soit une sorte de réservoir vide à remplir avec différentes lignes politiques.

Le PCI n’a que deux alternatives : ou conclure la logique commencée en 1945 avec son insertion organique dans la gestion du pouvoir capitaliste, ou être balayé en tant qu’organisation politique dans une nouvelle situation historique, une lutte de classe dynamique qui rend impossible sa fonction d’ « exploiteur politique » de la classe ouvrière.

Les tâches des forces prolétariennes autonomes ne consistent pas à se poser en concurrence au PCI, dans la perspective d’une longue guerre de positions au cours de laquelle le « véritable » parti marxiste-léniniste devrait surgir, mais de lutter pour la fermeture de l’espace politique traditionnel coïncidant avec le l’ouverture de l’espace révolutionnaire.

Les résultats de l’automne chaud : le contrôle syndical des luttes contractuelles et le déclenchement d’une répression active, ne sont pas un accident à oublier le plus tôt possible, ni une défaite définitive qui justifierait le pire opportunisme, mais le point de départ d’un processus portant la gauche prolétarienne de la revendication générique (les revendications peuvent être de n’importe quel type, politique, économique, culturel, mais restent toujours internes au système) à la spécificité de la lutte révolutionnaire.

>Sommaire du dossier

CPM : Restructuration social-capitaliste et lutte de classe

[Deuxième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

2. Restructuration social-capitaliste et lutte de classe

Marx écrit dans Les luttes de classe en France de 1848 à 1850 : « A l’exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : « « Défaite de la révolution ! »

Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires, résultats des rapports sociaux qui ne s’étaient pas encore aiguisés jusqu’à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets dont le parti révolutionnaire n’était pas dégagé avant la révolution de Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.

En un mot : ce n’est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s’est frayé la voie; au contraire, c’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire. »

Syndicat et parti du front au mouvement autonome des masses

Le mouvement syndical s’est articulé – à partir de 1967, quand les premières luttes spontanées d’importance ont commencé – en trois moments:

– Au début, il y avait une tentative d’exploiter la nouvelle potentialité de lutte de la classe ouvrière afin de pouvoir obtenir une incidence organisationnelle majeure et un plus haut pouvoir contractuel. En général, les luttes spontanées ont été sous-estimées et attribuées aux déficiences syndicales locales.

C’est le moment où se tente l’intégration, au sein des syndicats et des partis, des éléments les plus « jeunes » et les plus combatifs.

– La seconde phase, caractérisée principalement par les grandes luttes chez Pirelli et à Porto Marghera, voit le syndicat s’engager dans une course derrière les comités de base, dans un positionnement purement défensif.

C’est le moment de la désorientation, où les militants syndicaux passent des tentations répressives aux fuites avant-gardistes et démagogiques. Dans les situations les plus arriérées, l’initiative autonome de la classe ouvrière et l’action syndicale se mélangent de manière ambiguë.

Par exemple, au cours de cette période, le groupe dirigeant FMI s’est consolidé au sein de la CISL, ce qui constitue un peu l’aile marchante pour une future récupération syndicale.

– C’est pendant la période contractuelle que les syndicats mettent tout leur poids organisationnel et politique dans la balance pour transformer une tactique défensive en une stratégie offensive.

Les éléments sur lesquels ils appuient sont essentiellement :

1) Unité syndicale : c’est la forme par laquelle l’unité à la base, le contenu essentiel du mouvement spontané des masses, est exploitée et combattue.

« C’est uni qu’on gagne » est un slogan qui interprète une profonde exigence de la classe ouvrière, mais en inversant le sens: l’unité se réalise à son point le plus bas, isolant les vraies avant-gardes, ciblant simultanément les illusions maximalistes des vieux militants du PCI et l’indifférence de la droite ouvrière.

Au nom de l’unité, la lutte est contrôlée et limitée, les manifestations extérieurs à l’usine sont affaiblis, souvent réduits à des processions vides, accusant les noyaux extra-syndicaux d’être « vendus » au patron, dénonçant toute action politiquement créative comme extrémiste.

2) La démocratie syndicale : c’est l’alternative arriérée, réformiste à la démocratie directe. De même que la démocratie directe est la forme qui assume l’autonomie ouvrière et qui tend à se transformer en démocratie révolutionnaire, la démocratie syndicale est la forme de contrôle, d’institutionnalisation et de cristallisation d’un pouvoir verticalisé et centralisé, l’étouffement de la démocratie ouvrière dans la spirale de la démocratie bourgeoise formelle.

Ce n’est pas par hasard qu’en même temps que le lancement des instruments de démocratie syndicale, les formes de répression les plus dures se développent contre les comités de base, les groupes extérieurs, les «Chinois ». Simultanément, la démocratie syndicale a alimenté l’illusion d’une utilisation ouvrière du syndicat.

La CGIL et la CISL se partagent les tâches : tandis que la première mène la ligne du « centralisme démocratique » qui semble la mise à jour de l’État corporatiste (une démocratie de type nouveau, dit [le haut responsable du PCI Pietro] Ingrao, qui se développe sur une ligne ininterrompue allant des délégués de chaîne jusqu’à la présidence de la république), la CISL récupère, dans ses points les plus avancés, les contenus autonomistes et anarcho-syndicaliste.

3) La socialisation des luttes : c’est la transposition de la tension ouvrière de l’intérieur des usines à l’environnement social, où l’autonomie et la démocratie directe semblent se trouver privées des outils adéquats.

Mais c’est aussi, et surtout, l’abandon d’un rôle radicalement nouveau du syndicat. Au-delà de la signification contingente de ces « luttes sociales », on suppose la construction d’une organisation de masse unitaire de la classe ouvrière (et encore « syndicale »). C’est une hypothèse qui donnerait un sens politique stratégique à cette réunification des gauches mise en avant par [le haut responsable du PCI Giorgio] Amendola et la droite du PCI.

Mais le terrain même de la socialisation peut être miné et très dangereux pour le projet politique, encore délimité de manière incertaine dans ses moments tactiques, de la classe réformiste au pouvoir. Parce que sa mise en œuvre entraîne une transformation radicale de toute la structure socio-politique italienne, provoquant ainsi des conflits de plus en plus vifs entre les forces (syndicat – partis – patronat – bureaucratie entrepreneuriale) qui sont impliquées.

C’est ainsi qu’apparaît superficiel le pessimisme de ces groupes extraparlementaires, qui il y a quelques mois à peine apparaissaient si optimistes quant à la fonction « révolutionnaire » des luttes contractuelles.

Les mots d’ordre triomphalistes sur la classe ouvrière qui devrait « balayer » les syndicats pour « attaquer jusqu’au bout » le système des patrons et donc « faire la révolution en 80 jours », se sont transformés – précisément à cause de l’incohérence de l’hypothèse et de la pratique de ces groupes – en une reddition politique imdans un rendement politique plein de démotivation.

Que le syndicat se soit renforcé numériquement, que la logique contractuelle a nécessairement abouti à la gestion syndicale du contrat, que le poids organisationnel des syndicats a bloqué l’initiative des Comités Unitaires de Base, des groupes d’étude et des groupes externes ne signifie pas que la lutte des classes ait reflué, mais seulement qu’elle a assumé et tendra toujours plus à assumer de nouvelles formes d’expression.

C’est justement au cours des contrats que les syndicats ont été soumis à des contradictions irréconciliables dans une logique interne: la contradiction entre la mobilisation de la droite ouvrière et la tentative de récupération de la gauche, entre la prétendue délimitation revendicative de la lutte et la proclamation de sa signification politique, entre la manipulation de la démocratie ouvrière et son véritable élan subversif, entre la nécessité de garantir au patronat des périodes de trêve syndicale et la « conquête » de la négociation articulée, etc.

Les contradictions conflictuels, entre les forces qui régissent le système, et les contradictions antagoniques, constituent aujourd’hui, dans le monde du travail, un enchevêtrement, la tâche de la gauche ouvrière organisée étant de le faire exploser.

Au cours des luttes contractuelles, le PCI a gardé le silence, se limitant à appuyer l’initiative syndicale, fournissant avec ses militants une aide massive à la répression dans l’usine, qualifiant l’Unità [l’organe du PCI] de journal syndical, se faisant porteur, dans les situations concrètes, d’une attitude substantiellement modérée.

Cette ligne a provoqué une certaine controverse à l’intérieur, surtout parmi les cadres intermédiaires et les dirigeants locaux, craignant que la prédominance des syndicats et des syndicalistes ait vidé la fonction du Parti et de son appareil.

À la base, le discours unifié rencontra la résistance amère des vieux staliniens, incompatible avec la collaboration avec les « traîtres » d’hier. Mais en cette période de faible initiative externe du parti, elle a consolidé l’unité interne en vue du cycle des luttes politiques qui l’attendent en vue de la nouvelle majorité et de l’opération complexe qui la sous-tend.

L’occasion a été principalement offerte par le débat sur la question du Manifesto, qui a eu lieu à tous les niveaux et dans toutes les instances. Ainsi, le groupe hégémonique du PCI a défini sa stratégie qui, si elle exclut la participation gouvernementale à court terme, pose la question d’une nouvelle majorité dans le cadre d’une restructuration du système qui devrait éviter des mésaventures comme celle qui arrive aux socialistes.

Le PCI est indisponible, c’est-à-dire indisponible pour une opération purement parlementaire mais déclare, dans cette position quasi unanime de manière interne, sa pleine disponibilité à un changement de régime qui devrait remplir certaines des exigences historiques du mouvement ouvrier italien et qui pourrait permettre au capital avancé de rapidement s’insérer dans le nouveau cadre économique international.

Se prépare ainsi le bloc entre exploitation économique et exploitation politique de la classe ouvrière, à l’intérieur d’un système qui, pour souligner les différences par rapport aux précédentes expériences social-démocrates classiques, pourrait être défini comme le social-capitalisme.

L’Italie et l’aire européenne

Ce serait une grave erreur de considérer les éléments fondamentaux de la stratégie syndicale: l’unité, la démocratie syndicale, la socialisation, comme de simples outils répressifs et défensifs.

Le mouvement spontané des masses qui monte impétueusement en puissance dans la zone européenne ces deux dernières années a forcé le système à accélérer le processus de restructuration économique, politique et culturelle que les parties les plus avisées du capitalisme international ont depuis longtemps jugé nécessaire et fonctionnel au développement des structures productives.

Comprendre les dimensions, la portée historique, les lignes de développement, et surtout les contradictions que ce processus est destiné à susciter, signifie sortir du remâchage générique des analyses « historiques » du mouvement ouvrier et de l’angoisse des évaluations strictement « nationales ».

La «symétrie sociale» de [Willy] Brandt [le chancelier allemand], la « société entreprise »» de [Woodrow] Wilson, les propositions gaullistes de gestion sociale et la « voie italienne au socialisme » de [Luigi] Longo sont les formes spécifiques et nationales de la restructuration générale de l’espace économico-politique européen.

Pour cela, sont appelés à collaborer les forces politiques hétérogènes qui, dans la lutte contre les mouvements de masse spontanés, ont proprement découvert de bout en bout l’affinité de leurs intérêts et la nécessité et la possibilité de converger pour un temps limité.

La partie la plus avancée du capital international et les organisations du mouvement ouvrier ont entamé un processus d’alliance objective qui a comme fait émergé une nouvelle assisse structurelle de la société et de l’État.

Un processus qui se développe à travers des contradictions sérieuses, qui déforment verticalement le corps social tout entier et qui tend à créer des tensions – pensez à toute « l’affaire » de la bombe de place Fontana [attentat fasciste faisant 16 morts et 88 blessés] – qui peut amener la société au bord de la guerre civile, et peut-être au-delà.

Ainsi un processus – imposé au capital par les lois objectives mêmes de son développement – visant à garantir la paix sociale par l’utilisation sociale des salaires et l’institutionnalisation de la lutte des classes tend à se renverser dialectiquement en son contraire : dans la crise des structures politiques de l’État, Énoncer, dans le déséquilibre des institutions, dans la conflictualité interne la plus radicale du haut jusqu’à la base du système.

Assumer aujourd’hui l’espace politique européen comme un espace politique unitaire ne signifie pas faire une abstraction idéologique, mais reconnaître la réalité d’une situation tendanciellement homogène, tant sur le plan du développement des forces productives que sur le plan général de la société politique.

Il y a, indubitablement, quelques différences importantes, mais elles semblent plutôt correspondre à différents stades de développement qu’à des lignes de tendance divergentes.

Sont connus les principes de la politique étrangère régissant l’administration Nixon : à la bipolarité militaire (États-Unis, URSS) correspond à la multipolarité politique, par laquelle relève de l’Europe de l’Ouest la gestion des rapports économiques et politiques avec l’Europe de l’Est et certains des pays africains.

Cela devrait permettre aux États-Unis et à l’Union soviétique d’établir une relation de coopération afin de garantir « l’ordre international ».

Ce qu’on entend par ordre international en ce sens est bien connu : unification du marché mondial, division contrôlée des zones d’exploitation, blocage de la tension révolutionnaire, programmation de la répression.

Dans le contexte de cette sainte-alliance États-Unis-URSS et de ses fonctions en Europe, quel est le poste confié à l’Italie?

Les dernières années ont accru la force politique du parti communiste : la mise en place de l’unité syndicale, la pression de l’autonomie ouvrière, la flexibilité tactique du parti, son enracinement dans les centres de pouvoir fondamentaux comme les autorités locales, la faiblesse de la classe politique directement liée à la bourgeoisie, le retard structurel même de l’Italie par rapport aux exigences du capitalisme avancé, posent de manière objective l’exigence d’une « nouvelle majorité » axée (avec participation directe ou l’appui extérieur diversement configuré) sur le PCI.

Cela pourrait servir de banc d’essai pour une coopération plus étroite entre les États-Unis et l’URSS, une expérience qui aurait beaucoup plus d’importance que la coopération finlandaise et qui contribuerait de manière décisive à la mise en œuvre du projet politique décrit ci-dessus.

Une fonction analogue, mais dans un mode et une époque différentes, peut avoir le rapprochement entre la République Fédérale Allemande et la République Démocratique Allemande, entre [le chancelier ouest-allemand Willy] Brandt et [le dirigeant est-allemand Walter] Ulbricht.

Mais c’est en Italie que les contradictions semblent exploser avec le plus de violence. L’effondrement de la droite politico-économique (de Costa au PSU) et de la gauche (d’Agnelli à Longo), ou plutôt aux tendances dont ils sont les représents, parce qu’il est clair que les camps sont loin d’être définis et irréversibles, étant violent et tendant à se radicaliser de plus en plus.

Une petite idée de la dureté de l’affrontement ont été les événements liés à la mort du policier Annarumma [mort parallèlement à une manifestation étudiante] dans la Via Larga et le déclenchement de la bombe à la Piazza Fontana. Les coups ne sont pas épargnés.

La vieille droite se déplace pour les funérailles des flics, tendant à créer un climat de lynchage des « extrémistes», mais visant principalement le Parti Communiste. La bombe a explosé et une incroyable chasse à l’homme a été faite, tandis qu’on reparler d’un coup d’État. Le PCI et ses alliés ont recours à un haut « esprit de la Résistance ».

Les voix partant du président de la république (article de l’Observer) commencent par des dénégations indignées, la même enquête sur l’attaque semble montrer l’incertitude, les fractures et les contradictions qui passent à l’intérieur des institutions étatiques.

Viennent ensuite les dénonciations des grévistes et des syndicalistes, qui à part leur aspect « spectaculaire », révèlent les tensions existantes et menacent de créer des tensions encore plus graves.

Ce sont les formes d’une guerre civile latente, implicite ; ce sont les aspects initiaux d’une période politique qui sera caractérisée, pas besoin d’être un prophète pour le prédire, d’un combat qui va investir l’ensemble de l’Europe, mais principalement l’Italie, entre une ligne de droite qui est inspirée des méthodes de la droite internationale (du coup des colonels grecs aux attentats contre Kennedy, aux solutions juridiques autoritaires) et une ligne « de gauche » engagée dans la restructuration social-capitaliste de la société.

Caractéristiques essentiels du projet social-capitaliste

Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à créer une vieille utopie de la bourgeoisie: la capacité de planifier le travail de la main-d’œuvre à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine au moment de la production, de la consommation et de toutes les expressions de la vie sociale et les relations humaines.

Dans la phase actuelle du développement capitaliste, l’ancienne combinaison de réforme et de répression, composée au sein de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à réaliser une vieille utopie de la bourgeoisie : la possibilité de planifier le comportement des prolétaires tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’usine, au moment de la production comme dans celui de la consommation et dans toutes les expressions de la vie sociale et des rapports humains.

Dans la phase actuelle de développement, la vieille combinaison de réforme et de répression, composée à l’intérieur de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

La centralisation du pouvoir nécessaire à la gestion du capitalisme avancé réduit toujours davantage les espaces de pouvoir réel à « concéder » aux cadres dirigeants subordonnés, le dynamisme vertical élimine les couches intermédiaires et le choc de classe tend à se produire sur un mode net et radical entre une bourgeoisie qui a épuisé toute possibilité d’expression sociale globale (c’est-à-dire ne plus plus se présenter comme « porteuse » des idéaux démocratiques, nationaux, de valeurs éthiques ou culturelles) et un prolétariat urbain qui s’étend à la majorité de la population active.

Sur ce point il est nécessaire pour le système que la contestation sociale soit organisée et canalisée, préparant une solution qui sauvegarde les présupposés non renonciables de la société de l’exploitation et accueille en même temps les exigences populaires de mutation du cadre institutionnel général.

Cela signifie d’un côté la reconnaissance ouverte de la dynamique de classe, et de l’autre l’institutionnalisation de la lutte de classe, la réduction des intérêts antagoniques dans le cadre d’une logique de conflictualité interne.

Le conflit est ensuite mené selon des règles précises (réglementation des grève, des manifestations, tolérance envers la contestation et à la dissidence) pour maintenir le conflit de classe dans les canaux de la contractualisation du prix économique, politique et culturel de la force de travail.

Au réformisme passif mis en place pour atténuer les contradictions lorsqu’elles se sont déjà transformés en lutte sociale, se substitut un réformisme actif qui favorise les luttes, sollicitant le développement en contrôlant son résultat.

Le réformisme ne se pose plus comme un résultat des luttes (plus ou moins possibles), mais en est la condition même.

Cela signifie que les luttes doivent avoir lieu (et ont déjà été partiellement réalisées pendant les luttes contractuelles) sur une scène [de théâtre] fixe avec des parties et des protagonistes fixes.

Cette restructuration globale de l’agencement sociopolitique capitaliste, qui a comme agent la dynamique contrôlable du réformisme actif, se manifeste comme une extension artificielle des limites de la « légalité » bourgeoise, jusqu’à la récupération formelle des instances produites par l’autonomie ouvrière.

En ce sens, le projet social-capitaliste coïncide avec la stratégie « révolutionnaire » du PCI : l’extension progressive des limites de la légalité jusqu’à l’imposition d’une utilisation sociale des structures capitalistes.

Alors le parti et le syndicat se préparent à mettre en place une série de luttes au niveau social, réformiste dans le contenu, radical dans la forme : lutte pour une politique des transports publics (nous ne payons pas le ticket sur le tram), lutter pour restructurer le système de sécurité sociale(nous ne payons pas le médecin) ou encore la grève des loyers pour obtenir le juste prix.

Il apparaît comme évident que de telles luttes, plutôt que d’affecter la substance des conditions d’exploitation des masses travailleuses, tendent à rendre adéquate la société du capitalisme tardif au développement des forces productives et à insérer de plus en plus les masses dans l’aire du consensus.

Le système peut en fait tranquillement décider aujourd’hui que le transport et l’assistance médicale soient gratuits, établir des prix équitables pour le logement ou pas d’inflation pour les prix : c’est le prix qui doit être payé pour garantir la paix sociale.

Ce qui ne peut absolument pas être toléré, c’est que la forme de la lutte se transforme en contenu (que l’attaque « violente » contre les briseurs de grève se transforme en attaque violente à la structure du pouvoir), car à ce stade, ce serait… la révolution.

L’attaque contre le réformisme est aujourd’hui la seule condition pour la défense et le développement de l’autonomie prolétarienne : quand le réformisme devient l’instrument principal (à côté de la répression) pour bloquer le développement de l’autonomie prolétarienne, cesse alors toute justification pour une stratégie tactiquement « réformiste ».

C’est ce que n’ont pas encore compris beaucoup de gens qui continuent à cultiver l’entrisme syndical (surtout dans la FIM-CISL, aile contestatrice des syndicats) mais aussi une partie de [l’organisation étudiante] Movimento Studentesco, qui derrière un langage marxiste-léniniste-maoïste cache une tendance opportuniste qui doit être combattue de la manière la plus radicale.

Ce qui assure au capitalisme la survivance de sa substance est, d’une part, une organisation plus capillaire du consensus, d’une part la centralisation du pouvoir qui s’exprime principalement par la répression globale.

Les vieilles formes d’organisation du consensus, de la publicité aux instruments de communication de masse, ne sont en soi plus suffisant plus pour un tel contrôle capillaire et direct de ce qui est requis par la phase capitaliste actuelle.

La centralisation extrême du pouvoir (pour laquelle la grande majorité des gens sont aliénés de toute possibilité réelle de décider de la vie individuelle et publique) risque d’isoler les gestionnaires et de créer un abîme que seule la révolution pourrait combler.

L’organisation du consensus doit donc résoudre ce problème, acquérant toujours davantage un caractère dynamique.

Il ne s’agit plus seulement d’assurer un consensus ou une acceptation passive à l’égard de l’organisation sociale existante, mais d’utiliser les instances de base pour mettre en œuvre les « réformes structurelles profondes » qui trouvent consentants et objectivement alliés le Parti Communiste, les syndicats, les classes entrepreneuriales progressistes, le capital financier international « avancé ».

Les objectifs fondamentaux sont de créer une fracture profonde entre le contenu politique propre à l’autonomie prolétarienne et le faux mirage de la société du bien-être, d’empêcher que la démocratie directe se développe vers des formes de démocratie révolutionnaire, en la manipulant dans des structures de démocratie formelle, de réaliser une alliance structurelle entre exploitation économique et exploitation politique, entre capital et réformisme.

La tendance est donc vers une société totalitaire où la centralisation du pouvoir, l’organisation du consensus, la rébellion institutionnalisée, la légalité répressive se combinent parfaitement en tant que parties d’une mosaïque.

Mais, comme on l’a déjà dit, il ne s’agit que d’une utopie grotesque.

>Sommaire du dossier

CPM : Le mouvement spontané des masses et l’autonomie prolétaire

[Première partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

La fin des luttes contractuelles, la crise du mouvement étudiant, le déchaînement de la répression ont provoqué le relâchement, la confusion, la fuite en avant ou le retrait. C’est la conséquence du refus de regarder en face la réalité, d’échapper à la fois à la stérilité d’un activisme de plus en plus contradictoire avec les objectifs qu’on se propose, et à la sclérose idéologique qui persiste à chercher (dans le passé ou dans des situations très différentes des nôtres) des schémas d’action que nous devons dériver de la réalité qui se trouve sous notre nez.

La discussion qui s’est développée au sein du Collectif politique métropolitain, qui est résumée ici dans ses lignes essentielles, avait comme thème central le problème de l’organisation dans la métropole.

Il semble clair maintenant que les diatribes théoriques et les initiatives pratiques sont mesurées dans les formes d’organisation et de lutte organisée qu’elles sont en mesure de produire. D’un autre côté, le soi-disant « problème de l’organisation » devient un jeu de formulation s’il ne repose pas sur l’évaluation du présent, de ses développements probables, des forces en jeu, des tâches auxquelles nous devons faire face.

Ce document représente le bilan d’une expérience politique concrète et la projection d’un travail futur. Nous avons jugé opportun de l’imprimer et de le diffuser en tant que contribution à un débat plus général désormais imposé aux forces de la gauche extraparlementaire italienne et européenne, et en tant que définition de notre position politique.

1. Le mouvement spontané des masses et l’autonomie prolétaire

Les données historiques concrètes à partir desquelles il faut partir sont les mouvements spontanés des masses qui se sont développés depuis 1968 en Europe, au cœur même de la capitale capitaliste entourée de l’immense «périphérie» de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine.

Produit par le développement des forces productives matérielles, le mouvement exprime, sous une forme encore embryonnaire et partielle (spontanée, précisément), une contradiction antagoniste avec le système général d’exploitation économique, politique et culturelle.

Les données historiques concrètes à partir desquelles il faut partir, c’est le mouvement spontané des masses qui s’est développé depuis 1968 en Europe, au cœur même de la métropole du capitalisme tardif entourée de l’immense « périphérie » africaine, asiatique et latino-américaine.

Produit par le développement des forces productives matérielles, le mouvement exprime, sous une forme encore embryonnaire et partielle (spontanée, précisément), une contradiction antagoniste avec le système général d’exploitation économique, politique et culturelle.

Sa base sociale se compose principalement de la nouvelle main-d’œuvre: la classe ouvrière « jeune », les techniciens, les étudiants : le prolétariat européen moderne.

Les points culminants de son développement : les luttes étudiantes de 1968, le Mai français, les luttes ouvrières « sauvages » de Pirelli, Renault, Hoesch, FIAT, les luttes de techniciens, des chercheurs, des opérateurs culturels, etc.

Ses premières formes d’organisation: comités de base, groupes d’étude, comités d’action, mouvements étudiants, etc.

Coincées entre l’organisation capitaliste du travail et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, entre les mythes de la société du bien-être et les idéologies rigides des appareils bureaucratiques, le mouvement connaît des moments explosifs où tout semble possible et des moments de reflux, où il semble disparaître.

C’est dans ce cadre général que s’insère notre lutte. De l’analyse de cette réalité historique, de la compréhension de ses raisons les plus profondes, on peut former une trace qui guide l’action future. C’est de l’insertion organique, interne, dans le mouvement que dérive la possibilité d’une initiative politique réelle.

Mouvement de masse et autonomie prolétaire

Les luttes de masse de 1968 et 1969 constituent un phénomène historique complexe qui, en tant que tel, ne se présente pas enveloppé d’une « pureté idéologique » qui plaît tant aux révolutionnaires de la bibliothèque.

Exprimant le niveau actuel de contradiction dans la zone capitaliste européenne, le mouvement de masse présente des caractéristiques contradictoires qui ne peuvent pas être enfermées dans une formule préfabriquée.

D’autre part, malgré l’absence de paramètres d’interprétation purs et parfaits, nous ne pouvons pas renoncer à discriminer, au sein de ces luttes, ce qui appartient au passé et ce qui tend vers le futur, ce qui est vivant de ce qui est mort.

En un mot: nous ne pouvons pas renoncer à distinguer les éléments faibles, velléitaires, facilement récupérables, des éléments qui tendent à se développer en direction de la lutte révolutionnaire.

Nous voyons dans l’autonomie prolétarienne le contenu unificateur des luttes des étudiants, des ouvriers et des techniciens qui ont permis le saut qualitatif de 1968-1969.

L’autonomie n’est pas un fantôme ou une formule vide à laquelle les nostalgiques des combats passés s’accrochent face à la contre-offensive du système aujourd’hui.

L’autonomie est le mouvement de libération du prolétariat de l’hégémonie générale de la bourgeoisie et coïncide avec le processus révolutionnaire.

En ce sens, l’autonomie n’est certainement pas une nouveauté, une invention de la dernière heure, mais une catégorie politique du marxisme révolutionnaire, à la lumière de laquelle on peut évaluer la consistance et la direction d’un mouvement de masse.

Autonomie par rapport à : les institutions politiques bourgeoises (Etat, partis, syndicats, instituts juridiques, etc.), les institutions économiques (tout l’appareil productif-distributif capitaliste), les institutions culturelles (l’idéologie dominante dans toutes ses articulations), les institutions normatives (les coutumes, la « morale » bourgeoise).

Autonomie pour: la réduction du système mondial d’exploitation et la construction d’une organisation sociale alternative.

Ce processus, bien sûr, n’apparaît pas sans ambiguïté, en même temps et avec la même intensité, mais est un processus qui se développe dans un temps historique déterminé et qui, sur un plan stratégique, peut connaître de sérieuses défaites tactiques.

Des manifestations d’autonomie furent, par exemple, les luttes de la social-démocratie allemande dans la seconde moitié du siècle dernier, l’action bolchevique dans la Russie révolutionnaire, la formation de partis communistes en Europe après la Première Guerre mondiale, la longue marche de la révolution chinoise, etc.

Et pour se rapprocher de nous, l’autonomie prolétarienne a pu s’exprimer, bien qu’épisodiquement, à différents moments de l’après-guerre : pour ne citer que la réaction populaire à l’attaque contree Togliatti et les manifestations de révolte contre le gouvernement Tambroni.

Il n’est même pas nouveau que le principal obstacle au développement de l’autonomie soit constitué par les organisations « traditionnelles » du mouvement ouvrier et par toutes les tendances opportunistes.

La lutte de Marx contre le « socialisme bourgeois », des bolcheviks contre les menchéviks, la révolution culturelle chinoise elle-même en sont les exemples historiques les plus flagrants.

Cependant, une fois explicitée ces éléments de continuité historique, il est nécessaire de se mesurer avec le présent, puis selon cela de définir son propre comportement politique.

Il est donc nécessaire de traiter des luttes de masse de 1968 et 1969 et comment s’est manifestée alors l’autonomie prolétarienne, dans cette période.

Les luttes de masse 1968-1969

Bien que de manière diverses dans ses modes et contradictoires dans ses contenus, les luttesd de masse qui se sont développés en Europe ces deux dernières années doivent être considérées comme un phénomène global, expression d’une réalité substantiellement homogène.

Le mouvement a commencé avec les luttes des étudiants, des luttes qui avaient une double fonction:

– elles ont réactivé au niveau de masse le mouvement autonome du prolétariat, démontrant pratiquement que le système d’exploitation économico-politique tout entier n’est plus en mesure de contenir et canaliser institutionnellement les contradictions produites par celui-ci.

Ce phénomène fait partie d’une rupture plus générale de l’équilibre mondial économico-politique, caractérisé par les luttes révolutionnaires du Tiers-Monde et le démasquage du révisionnisme ;

– elles ont démontré comment la physionomie du prolétariat a profondément changé au cours des dernières décennies.

Le mouvement étudiant n’a pas eu la fonction d’un « détonateur », d’un facilitateur, d’un précurseur et d’un allié de la classe ouvrière, mais il s’est révélé être un élément dynamique dans le processus de formation du prolétariat moderne dans le régime capitaliste tardif.

Les révisionnistes et leurs épigones ont tenté d’isoler le mouvement des étudiants dans l’aire de la contestation (et donc comme phénomène superstructurel) et de souligner le caractère d’« allié » de la classe ouvrière (représentée naturellement par les partis « historiques » et les syndicats), ce qui démontre seulement comment la lutte théorique contre les manipulations idéologiques constitue un front de lutte pour le mouvement autonome.

Cette partie du mouvement étudiant – et surtout les incrustations bureaucratiques et dirigistes qui se sont formées en son sein – continuent à se concevoir comme « classe moyenne », ce qui signifie seulement que la conscience de classe peut et doit se développer à travers une lutte acharnée entre le droite et la gauche du mouvement.

Les contenus généralisables (non spécifique ou épisodique) du mouvement étudiant : refus des aspects purement revendicatifs des luttes, redécouverte des méthodes illégales et violentes de lutte, dépassement des organisations traditionnelles, se sont étendus aux luttes ouvrières par le travail subjectif organisé organisé de groupes d’étudiants et d’ouvriers.

Il est inutile de rappeler les grandes luttes ouvrières qui eurent lieu dans toute la zone européenne au cours des années 1968 et 1969. Il s’agit plutôt de comprendre en quoi elles avaient quelque chose de nouveau, en quoi elles sortaient du conflit institutionnalisé et avaient tendance à être en antagonisme avec le système.

Le point de départ est la dénonciation des conditions de l’usine, généralement attaqué en termes de rejet.

La classe ouvrière se rend compte que l’exploitation de la journée de travail à l’usine n’est qu’un moment de l’exploitation plus générale à laquelle les travailleurs sont soumis.

Conscience qui se traduit pratiquement en ces termes:

– la nécessité de lier les aspects économiques et politiques de la lutte, en affirmant la priorité des seconds sur les premiers.

C’est le résultat d’une tendance objective du capitalisme tardif, dans lequel les aspects économiques et politiques sont non seulement interdépendants (constatation qui est à la base de la méthode marxiste) mais tendent à s’identifier.

Les choix du capital sont immédiatement économico-politiques à tous les niveaux, depuis ceux de la programmation nationale et internationale, jusqu’à ceux des unités de production individuelles.

La classe ouvrière italienne, du reste, a pleinement exploité cette expérience au cours des vingt dernières années, en réalisant que toute « victoire » économique s’est transformée en défaite politique, ce qui a permis au capital de récupérer ce qui avait été « accordé » et d’intensifier l’exploitation.

Au nom de la « reconstruction nationale » de mémoire togliattienne, la classe ouvrière avait renoncé à son pouvoir à l’usine, conquise pendant la résistance, devant ainsi subir la répression de ses avant-gardes.

Après cela, un syndicat affaibli et un parti évincé ont dû accepter les dures conditions du patronat. La tentative de briser cette mécanique est à la base des luttes autonomes au cours de ces deux dernières années;

– capacité à l’autogestion de la lutte. Les organismes de base n’émergent pas en concurrence avec les syndicats mais en tant qu’expression organisationnelle de nouveaux contenus, rejetant le rôle de médiation assumé par les organisations traditionnelles et se posant à la fois comme instrument et expression de la lutte.

Leur travail a contribué au formidable développement dans la classe ouvrière de l’exigence de l’autonomie, de démocratie directe, d’une lutte continue et globale qui attaque l’exploitation continue.

Comprendre, comme nous l’avons compris, que les comités de base et les groupes d’étude sont insuffisants pour aborder la dimension actuelle de la lutte et qu’un saut de qualité est nécessaire, ne signifie pas… faire deux pas en arrière, niant le contenu même des luttes autonomes.

C’est afin de développer ces contenus qu’apparaît comme nécessaire le saut politico-organisationnel.

Remarque. Face à la « récupération » syndicale et à la crise des organismes de base, certains « révolutionnaires » qui se disent marxistes-léninistes (sans ironie !) se sont empressés de se prosterner devant les syndicats et le PCI, reconnus comme étant actuellement les uniques organisations.

Naturellement, en attendant que tombe du ciel le vrai parti marxiste-léniniste, lequel va lui-même vaincre les révisionnistes et faire la révolution. Peut servir sur ce point une citation de Lénine :

« En réalité, la rapidité particulière et le caractère particulièrement odieux du développement de l’opportunisme ne sont nullement une garantie de sa victoire durable, de même que le prompt développement d’une tumeur maligne dans un organisme sain ne peut qu’accélérer la maturation et l’élimination de l’abcès et la guérison de l’organisme.

Les gens les plus dangereux à cet égard sont ceux qui ne veulent pas comprendre que, si elle n’est pas indissolublement liée à la lutte contre l’opportunisme, la lutte contre l’impérialisme est une phrase creuse et mensongère. » [L’impérialisme, stade suprême du capitalisme]

Les luttes des techniciens constituent, d’un certain point de vue, le phénomène le plus récent dans cette phase de luttes.

Ils ont contribué à rendre les caractéristiques de la métropole politiquement évidentes, qui tendent à « se modeler » sur le schéma de fonctionnement et de pouvoir des entreprises de haute technologie.

Plus précisément, ces luttes ont montré que l’automatisation des fonctions, c’est-à-dire le morcellement et la canonisation dans des schémas « scientifiques et rationnels », a déterminé la fin de la distinction entre travail manuel et intellectuel, et leur remplacement par une seule chaîne dans lequel il est impossible de distinguer les tâches manuelles des tâches intellectuelles.

En ce sens, il faut comprendre l’affirmation qui se produit souvent pendant les luttes des techniciens : le technicien travaillant dans une structure d’entreprise moderne n’est rien de plus qu’un ouvrier placé dans une entreprise de haute technologie.

Mais justement dans les luttes des techniciens se manifestent l’impuissance et la platitude du mouvement ouvrier « traditionnel ». En fait, à part la mode d’un moment et la sur-appréciation verbale des « luttes des techniciens », et l’abus du terme « prolétarisation », presque personne, ni les syndicats ni les partis, ni, sauf exception, le mouvement étudiant, n’a été en mesure d’établir une relation politiquement fondée avec les noyaux actifs (groupes d’étude, etc.) qui expriment le plus haut niveau de conscience et d’engagement de cette partie fondamentale du prolétariat moderne.

La référence à la catégorie décrépite des «classes moyennes» et le concept même de prolétarisation qui présume de manière statistiquement déterminée la physionomie du prolétariat (confondus avec la catégorie sociologique des ouvriers) empêchent également la détection théorique du problème.

Mais c’est sur le plan pratique que se cache l’idiotie.

L’impossibilité d’accepter l’originalité particulière des comités de base, et donc de réellement comprendre les racines socio-économiques du mouvement spontané des masses, pourrait apparemment être dépassée dans les rapports avec les noyaux ouvriers, tirant parti de l’inertie de la tradition.

Mais cela était impossible pour les groupes d’étude et les comités techniques : la nouveauté du phénomène, ses caractéristiques expérimentales, ses caractéristiques politiques fondamentales (crise de confiance dans le mécanisme de la délégation, unité immédiate des objectifs politiques et économiques, opposition générale au système) a empêché la récupération parasitaire ou l’instrumentalisation.

Et, d’un autre côté, tout travail politique qui, en Europe, empêche le mouvement des techniciens, se place automatiquement à la périphérie politique de la métropole.

Inversement, affronter de manière correcte le dépassement de la phase spontanée de l’autonomie prolétarienne et de ses composantes : ouvriers, étudiants, techniciens, signifie se placer au niveau réel des problèmes de l’initiative révolutionnaire métropolitaine.

La gauche italienne et les luttes de 1968-1969

Ceux qui veulent se lier aux luttes ou considérer leur expression doivent aujourd’hui être capables de saisir dans son ensemble ce qu’implique la manifestation de l’autonomie, du niveau le plus apparent aux significations les plus profondes et aux conséquences à long terme.

Cependant, les groupes de la gauche italienne issus des luttes récentes n’exploitent que des aspects partiels, limitant ainsi gravement l’efficacité de leur action.

Une première approche, élémentaire mais immédiate, d’être présent dans les luttes, réside dans le fait de courir après les explosions de lutte partout où elles apparaissent (universités, [la ville de] Battipaglia, Fiat, Pirelli, secteurs techniques, secteur bancaire, etc.), avec un seul but: produire une « radicalisation » de la lutte à travers l’exaltation des formes dans lesquelles elle se manifeste; les contenus de la lutte sont laissés en arrière-plan.

Cette pratique politique est basée sur la thèse spontanéiste que la lutte de classe n’est possible qu’en créant des luttes de masse, quels que soient les objectifs, à condition que de telles luttes soient menées sur un mode violent.

Une fois le mouvement généralisé, il sera possible de lui donner une dimension politique révolutionnaire et organisée. Dans une telle démarche, on fait précéder la lutte à l’action politique, la fracture entre elles se maintient, réitérant la vieille distinction entre lutte économiques et lutte politique.

Une seconde approche, plus politique et judicieuse, voit les formes de la lutte comme conditions de la lutte des classes, mais elle indique comme condition non moins importante les objectifs de la lutte, en particulier pour parvenir à l’unification et à la généralisation de l’affrontement.

Les objectifs doivent être non intégrables, contenir tous les antagonismes de classe possibles, et donc être en soi capables de mettre en crise l’équilibre économico-politique du système (par exemple 120 000 lires de salaire égal pour tous). Par les objectifs se généralisent la lutte : à la classe ouvrière revient la tâche de radicaliser et d’atteindre le plus haut niveau de confrontation.

Dans la lutte des classes, on distingue trois éléments: les objectifs, les formes de lutte, l’organisation. Il appartient à la classe ouvrière de radicaliser la lutte sur des objectifs unificateurs, mais l’organisation est le résultat des luttes.

Les organisations de base ne sont qu’un instrument fonctionnel et transitoire des luttes, mais la dimension politique est constituée à un premier stade par les objectifs et dans un second, plus important encore, par l’organisation générale.

La lutte vient donc à être considérée comme avancée ou arriérée dans la mesure où elle exprime des objectifs unificateurs et des formes radicales. L’organisation apparaît ensuite comme un besoin de « conserver » les résultats obtenus au cours de la lutte, au niveau de conscience et de combativité qui se sont produits. On parvient ainsi au renforcement du front ouvrier proportionné au renforcement du front patronal.

L’hypothèse est donc celle d’une longue « guerre de position », au cours de laquelle la classe ouvrière s’affermit dans la mesure où elle s’organise. Pour les deux positions analysées (à la première appartient, en ligne de maximisation, Lotta continua et les assemblées ouvriers-étudiants ; à la seconde Potere Operaio), l’autonomie est la condition préalable à la lutte elle-même.

L’indépendance est comprise comme « indépendance » du syndicat et du parti, et comme on sait que les syndicats et le parti n’ont pas été vaincus par les mouvements d’indépendance, les guerres d’indépendance se projettent (par l’organisation générale des luttes, la capacité de « conserver » l’autonomie dans toutes ses manifestations, même après le reflux des luttes).

Le développement de l’autonomie est donc compris comme un développement organisationnel pour contrer les organisations traditionnelles.

Nous considérons comme restrictive et superficielle cette conception de l’autonomie, qui en tant que tel ne devient qu’un instrument et une condition pour développer les luttes, sans en constituer aussi leur dimension politique d’opposition radicale et révolutionnaire au système.

Au moment où se clôt un cycle de luttes – et ne s’en rouvre pas un autre qui, à notre avis, des caractéristiques très différentes – il a semblé utile de faire un examen critique des luttes. Pour résumer, nous pouvons distinguer, au sein du mouvement ouvrier, deux attitudes fondamentales face aux luttes autonomes de masse de 1968-1969 :

– ceux qui ne saisissent pas l’aspect de rupture et tentent de récupérer et d’exploiter le potentiel d’une sorte de « restauration politique ».

La forme de cette restauration est variée : de celle révisionniste qui tend à transformer une défaite politique en une victoire organisationnelle (même au prix d’une renonciation définitive à une position de classe en tant que tel), à ​celle des groupes idéologiques minoritaires qui se sont empressés de proposer leurs vieux schémas, sans saisir que le mouvement autonome constitue en soi la critique pratique la plus radicale de masse de toutes les positions axées sur l’idéologie remâchée et sur la re-proposition de lignes perdantes du mouvement ouvrier.

Ces positions, bien que fortement concurrentes entre elles, s’accordent sur un point : la sous-estimation et le rejet du fruit politique le plus mûr des luttes : l’autonomie prolétarienne;

– ceux qui, en dépit d’être d’origines et de tendance différentes, ont compris que l’autonomie prolétarienne est le point nodal à partir duquel commencer le futur travail politique.

Il serait trop facile de se rappeler des erreurs, des adversités, des sectarismes, de la naïveté et même des méfaits qui endommagent, retardent et souvent dévient les groupes qui se rapportent à l’autonomie.

Cependant, dans ce contexte auquel nous nous rapportons, nous croyons que c’est la seule position fructueuse, la seule capable de développer la lutte révolutionnaire dans la métropole européenne.

Parce que c’est la question traitée. Pas tant pour gagner d’un coup et tout conquérir (les slogans faciles des apprentis manipulateurs), mais pour grandir dans une lutte de longue durée, en utilisant les obstacles puissants que le mouvement rencontre sur le chemin du mouvement de masse eux-mêmes, pour accomplir le saut du mouvement spontané de masse au mouvement révolutionnaire organisé.

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Sinistra Proletaria : La Gauche Prolétarienne et la crise politique actuelle (1970)

Dans un document apparu en janvier 1970 de la part du Collectif Politique Métropolitain (Lutte sociale et organisation dans la métropole), le projet social-capitaliste était ainsi schématisé brièvement de la manière suivante :

« Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à réaliser une vieille utopie de la bourgeoisie : la possibilité de planifier le comportement des prolétaires tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’usine, au moment de la production comme dans celui de la consommation et dans toutes les expressions de la vie sociale et des rapports humains.

Dans la phase actuelle de développement, la vieille combinaison de réforme et de répression, composée à l’intérieur de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

La centralisation du pouvoir nécessaire à la gestion du capitalisme avancé réduit toujours davantage les espaces de pouvoir réel à « concéder » aux cadres dirigeants subordonnés, le dynamisme vertical élimine les couches intermédiaires et le choc de classe tend à se produire sur un mode net et radical entre une bourgeoisie qui a épuisé toute possibilité d’expression sociale globale (c’est-à-dire ne plus plus se présenter comme « porteuse » des idéaux démocratiques, nationaux, de valeurs éthiques ou culturelles) et un prolétariat urbain qui s’étend à la majorité de la population active.

Sur ce point il est nécessaire pour le système que la contestation sociale soit organisée et canalisée, préparant une solution qui sauvegarde les présupposés non renonciables de la société de l’exploitation et accueille en même temps les exigences populaires de mutation du cadre institutionnel général.

Cela signifie d’un côté la reconnaissance ouverte de la dynamique de classe, et de l’autre l’institutionnalisation de la lutte de classe, la réduction des intérêts antagoniques dans le cadre d’une logique de conflictualité interne. »

Il est assez facile de voir comment c’est sur une telle base que s’est construite une convergence objective des intérêts syndicaux et patronaux, comme deux contributeurs – d’une manière relativement autonome et par moments conflictuelle – à une profonde restructuration économique, politique et culturelle de la société capitaliste qui a pour objectif le maintien et le perfectionnement de l’exploitation économique, politique et culturel du prolétariat moderne, dans un rapport mutuel de pouvoir entre les forces institutionnelles existant aujourd’hui.

Le conflit entre les patrons et le mouvement ouvrier bourgeois ne regarde pas la nature du pouvoir, ni la structure salariale, mais un équilibre divers de pouvoir à l’intérieur du système (…).

Le contrôle du salaire n’est pas un pas en direction de la réfutation du système salarial ; au contraire : c’est un pas gigantesque en direction de la consolidation du système capitaliste salaires-profit.

Le syndicat, tirant partie des intérêts vivants et immédiats du prolétariat (l’habitation, la santé, etc.), a conçu la propre conquête du pouvoir à travers le contrôle du cycle entier de la force de travail, en utilisant le salaire, gérant les retraites et proposant une structure organisationnelle politique nouvelle, réellement enracinée dans la base ouvrière, capable de garantir la direction et le contrôle de toutes les luttes : les délégués représentatifs des départements productifs (..).

Le « Conseil des délégués » n’est pas, par conséquent, le terrain le plus favorable pour une « bataille politique tournée vers la construction d’une organisation de masse capable d’exprimer l’autonomie de la classe ouvrière, la poussée combative des travailleurs, l’affermissement des valeurs prolétaires, comme le disent les néo-révisionnistes de luxe comme Pino Ferraris et comme les « idéologues » du « Manifesto » (…).

Le caractère inconciliable des deux moments moments « d’attaque aux structures politiques du salaire » et de « médiation et marchandage légal de cette attaque » est un fait que seules les idéologues néo-révisionnistes les plus consommés peuvent prétendre ne pas voir (…).

La question des « groupes ouvriers homogènes » doit être uniquement compris dans le sens des indispensables prémisses au discours qui tend à configurer la recomposition du mouvement de classe, non sur une base stratégique de lutte (et d’organisation), mais sur des configurations objectivistes infondés qui donne aux formes d’organisation le caractère décisionnaire des discriminants entre une ligne révolutionnaire et les autres lignes.

L’unité de la classe ouvrière ne vient ainsi pas comme unité sur la ligne prolétaire émergée et émergente de la pratique générale du conflit mondial entre prolétariat et capital, et l’organisation n’est pas conforme au contenu général de lutte implicite à une telle stratégie, mais se retrouve comme miroir inversé de la pyramide social étatique, régional, d’usine, de département productif.

>Sommaire du dossier

Lotta Continua: tracts de Nichelino

TRAVAILLEURS DE NICHELINO,

L’heure est venue de donner une riposte aux patrons.

S’ils nous ont entassés dans cette ville c’est pour pouvoir nous exploiter dans l’usine avec des salaires de misère et des horaires prolongés et pour pouvoir récupérer une bonne partie du salaire avec le loyer qu’ils nous font payer pour les quatre murs dans lesquels nous dormons.

Dans beaucoup d’immeubles de Nichelino. les comités de locataires ont déjà refusé tous ensemble les augmentations de loyer et les charges abusives.

Sur cette base, ces mêmes comités appellent à

– UNE GRANDE MANIFESTATION DE PROTESTATION POUR LE BLOCAGE IMMEDIAT DES LOYERS

– L’ARRET TOTAL DES EXPULSIONS.

C’est une première étape vers le REDUCTION DES LOYERS. Mais notre lutte n’est pas isolée ; unissons-la avec celle que les ouvriers de la Fiat sont en train de mener.

Il ne faut plus permettre aux patrons de récupérer avec les augmentations de loyer, les augmentations de salaire que nous leur arrachons dans l’usine.

Voilà pourquoi la lutte des locataires de Nichelino est la même que celle des ouvriers de la Fiat, la même que celle des ouvriers de toutes les autres usines.

Rejoignons tous les comités de locataires et PARTICIPONS EN MASSE A LA MANIFESTATION pour faire connaître notre lutte et pour la faire reprendre par tous les travailleurs de Nichelino et des autres villes.

LA MANIFESTATION PARTIRA A 18 H. DU CARREFOUR VIA TORINO ET VIA XXV APRILE, VENDREDI 13 JUIN

A partir de 17 heures à la maison du Peuple, via Primo Maggio 18, fonctionnera une garde d’enfants pour que toutes les femmes puissent participera la manifestation.

10 Juin 1969

Les ouvriers, les étudiants et les comités de locataires de Nichelino

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LES TRAVAILLEURS DE NICHELINO OCCUPENT LA MAIRIE

A la fin d’une grande manifestation de protestation ouïes mots d’ordre étaient : « Dans l’usine, à la maison, un même patron », « Blocage des loyers », « Arrêt des expulsions », les ouvriers et les étudiants de Nichelino ont occupé la mairie.

L’occupation de la mairie, c’était le meilleur, moyen pour renforcer la lutte que les comités de locataires avaient commencée dans chaque immeuble contre l’augmentation des loyers.

C’est aussi le meilleur moyen pour que cette lutte soit reprise par tous les travailleurs de Nichelino.

Une assemblée qui s’est tenue dans la mairie occupée a exprimé clairement les revendications suivantes : blocage immédiat des loyers, arrêt des expulsions dans toute la ville de Nichelino.

Ce matin, une délégation se rendra à la préfecture pour exiger un décret immédiat ordonnant le blocage des loyers et l’arrêt des expulsions.

Les travailleurs de Nichelino ont compris qu’il ne suffisait pas de conquérir les salaires plus élevés en se battant dans l’usine si les mêmes patrons récupéraient sur le loyer les augmentations de salaire.

C’est pourquoi les travailleurs de Nichelino ont porté la lutte jusqu’au dehors de l’usine en formant des comités dans les immeubles et dans les quartiers pour se défendre à chaque instant contre les patrons, pour attaquer leur pouvoir d’une manière organisée.

La lutte a commencé.

Il faut la continuer.

FORMONS DES COMITES DE LOCATAIRES DANS TOUS LES IMMEUBLES.

DISCUTONS ENTRE NOUS ET ORGANISONS-NOUS DANS LES USINES.

CE N’EST QU’UN DEBUT, CONTINUONS LE COMBAT.

14 juin 1969

Les ouvriers, les étudiants
et les comités de locataires de Nichelino

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L’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO CONTINUE :

OUVRIERS DE LINGOTTO :

Après cinq jours d’occupation de la mairie, la lutte des travailleurs de Nichelino fait tache d’huile.

Leur lutte se développe pour le blocage des loyers, contre les expulsions, pour une réduction progressive des charges.

Hier, les ouvriers de trois usines ont fait une grève de solidarité avec les travailleurs qui occupaient la mairie.

Aujourd’hui, d’autres usines font la même chose ; la grève va s’étendre à toutes les usines de Nichelino.

En effet, plus de 5.000 travailleurs qui vivent à Nichelino sont des ouvriers de la Fiat, et parmi eux, beaucoup travaillent à Lingotto.

Ces travailleurs discutent avec leurs camarades de Rivori, Collegno, Brugliato [municipalités de la banlieue de Turin] et de toutes les autres communes : les conditions d’exploitation des travailleurs sont toujours les mêmes, dans l’usine ou à l’extérieur.

Ainsi la lutte s’étend, elle concerne tout le monde.

Si nous prenons cette lutte pour exemple, c’est qu’elle nous permettra de défendre nos augmentations de salaire, d’avoir des organisations ouvrières dans l’usine et au dehors.

C’est pourquoi nous vous appelons à faire des débrayages, des assemblées d’atelier, à faire démarrer à Lingotto la grande lutte qui recommence à Mirafiori.

Nous vous appelons à lutter pour des loyers plus bas en dehors de l’usine, pour des salaires plus élevés à l’intérieur.

C’est aussi pourquoi nous appelons à transformer en assemblée les débrayages à propos des loyers :

– pour discuter des revendications propres à Lingotto,

– pour commencer ici aussi la lutte directe contre le patron, la juste lutte de nos camarades du 54 à Mirafiori.

Ils ont repris le combat.

Ce qu’ils veulent c’est :

1) classe II pour tous sans essai au bout de 6 mois

2) 50 lires de plus sur le taux de base, et qui ne soit pas une avance sur le prochain contrat

3) 50 lires de plus sur la prime de poste qui doit être donnée à tout le monde.

Si nous savons généraliser la lutte dans la Fiat et la lutte dans tous les immeubles où nous vivons nous saurons frapper le patron de tous les côtés nous empêcherons qu’il continue à nous voler d’une main ce qu’il nous donne de l’autre.

ETENDONS A TOUTE LA FIAT LA LUTTE DE MIRAFIORI !

ETENDONS A TOUTES LES VILLES FIAT LA LUTTE DES TRAVAILLEURS DE NICHELINO !

Turin, 17 juin 1969


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HUITIEME JOUR D’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO

IMPOSONS:

L’ARRET DES EXPULSIONS POUR TROIS ANS LE BLOCAGE DES LOYERS ET L’ANNULATION DES AUGMENTATIONS DEPUIS LE 1er JUIN 69

Hier soir, l’assemblée de travailleurs de Nichelino s’est réunie dans la mairie occupée.

Elle a redit sa volonté de continuer la lutte.

Elle a prouvé qu’elle savait riposter aux manoeuvres des patrons qui font traîner en longueur les négociations en se contentant de faire des promesses verbales pour la construction de H. L. M. et en refusant de répondre aux revendications précises des travailleurs.

A part cette promesse d’H. L.M. , ce qui nous intéresse, c’est que tous les loyers soient « modérés » et notre réponse est claire : l’occupation de la mairie est toujours plus utile comme RIPOSTE ORGANISEE des locataires aux augmentations de loyer.

De nouveaux comités de lutte dans les immeubles se forment tous les jours, il y en a déjà 19.

Mais le fait le plus important, c’est que la mairie occupée est devenue l’endroit où les ouvriers de Nichelino qui travaillent à Mirafiori, à Lingotto et dans toutes les usines de Turin organisent le combat dans l’usine.

Mercredi, les ouvriers de la Bocca et de Malandroni [quartiers de Nichelino] ont formé dans la mairie occupée un COMITE OUVRIER.

Ce comité a mis immédiatement sur pied un programme de revendications pour l’usine.

Hier après-midi, les ouvriers de l’atelier 33, département 331, de Mirafiori, qui avaient débrayé pendant une heure à la première équipe ont décidé d’exiger 50 lires sur le taux de base, 50 lires sur la prime de poste (non intégrables au prochain contrat) et la classe II pour tous, sans essai, au bout de 6 mois.

Hier soir, les ouvriers de la deuxième équipe des ateliers 11 et 14 de Lingotto ont décidé, après discussion, comment commencer la même lutte que leurs camarades de Mirafiori.

Voilà la réponse ouvrière aux manoeuvres des patrons et de leurs valets :

ORGANISER LA LUTTE AUSSI BIEN DANS L’USINE QU’A L’EXTERIEUR.

DANS L’USINE POUR DE MEILLEURS SALAIRES, AU DEHORS POUR DES LOYERS PLUS BAS.

C’est pourquoi les travailleurs qui occupent la mairie demandent à tous leurs camarades non seulement leur solidarité, mais des initiatives concrètes de lutte CONTRE LE MEME PATRON.

Pendant ces huit jours d’occupation, nous avons édifié notre force.

Les patrons ne pourront plus nous la reprendre. Même si ces patrons font appel à la police pour arrêter l’occupation, l’organisation de lutte que nous nous sommes donnée demeurera.

Elle continuera à nous servir pour la lutte dans l’usine, pour la lutte contre les loyers, et cette lutte se fera toujours plus dure, avec des formes nouvelles, la grève des loyers par exemple.

CE SOIR A 21 H., PARTICIPONS TOUS A L’ASSEMBLEE dans la mairie occupée.

Le maire viendra nous donner la réponse du gouvernement, et nous pourrons voir comment le gouvernement des patrons essaie désespérément d’échapper aux justes revendications des travailleurs de Nichelino, qui seront dans peu de temps les revendications de tous les travailleurs de la banlieue de Turin.

VIVE LA LUTTE DES TRAVAILLEURS DE NICHELINO

– VIVE LA LUTTE DES OUVRIERS DE LA FIAT.

Les ouvriers, les étudiants et les comités de locataires de Nichelino

20 juin 69


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ONZIEME JOUR D’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO

La lutte continue pour imposer
1) l’arrêt des expulsions pour 3 ans
2) blocage de loyers et annulation des augmentations
depuis le 1er janvier 69

LES PATRONS SONT DANS L’EAU JUSQU’AU COU !

ACHEVONS LE CHIEN QUI SE NOIE !

Les patrons de Nichelino c’est ces mêmes individus démocrate-chrétiens qui étaient assis il y a peu de temps à la table du conseil municipal.

C’est eux les gros propriétaires, ils n’ont pas cessé d’augmenter les loyers, c’est eux les véritables vampires.

Ces vautours qui n’ont jamais levé le petit doigt sinon pour nous voler toujours plus ont l’audace de venir écrire sur un tract que les étudiants qui luttent au côté des travailleurs de Nichelino sont payés pour le faire.

A l’assemblée populaire, le maire est venu nous faire des tas de belles promesses.

Hier, ce traître et sa clique patronale avec leurs tracts de démocrates-chrétiens ont essayé de baver sur la juste lutte des travailleurs de Nichelino.

Mais ces travailleurs ne sont plus seuls.

La lutte fait tache d’huile.

La classe ouvrière de Turin et de la banlieue s’apprête à porter un coup aux patrons : LA GREVE GENERALE.

Cette grève sera utile aussi aux ouvriers de la Fiat qui sont en lutte depuis plus d’un mois déjà dans quelques ateliers pour soulever l’usine entière, pour obtenir des augmentations de salaire importantes.

Dans les autres usines, cette grève générale permettra :

DE COMMENCER LA LUTTE A L’INTERIEUR D’ARRACHER PLUS D’ARGENT AUX PATRONS.

La grande force que les travailleurs de Nichelino viennent d’ôdifier dans la lutte ne laisse plus d’autre possibilité aux patrons que la lâcheté des calomnies.

L’assemblée POPULAIRE dans la mairie occupée est une grande victoire.

C’est là où les travailleurs discutent de leurs problèmes, c’est là qu’ils prennent leurs décisions : que les patrons et leurs valets viennent un peu y soumettre leurs salades au jugement populaire !

COMMUNIQUE

Tous les locataires, tous les membres des comités sont invités à participer à l’assemblée générale qui se tiendra dans la mairie occupée
MARDI 24 JUIN A 21 HEURES pour discuter de LA POURSUITE DE LA LUTTE DES NOUVELLES FORMES DE LUTTE A ADOPTER

CAMARADES TRAVAILLEURS !

Nous n’avons de comptes à rendre à. personne, et surtout pas à nos ennemis.

Pas de trêve pour les patrons, gui recourent à la calomnie quand ils sont dans l’eau jusqu’au cou.

Tous unis dans la lutte jusqu’à la victoire !

ACHEVONS LE CHIEN QUI SE NOIE

22 juin 1969

Les ouvriers et les étudiants des comités de lutte de Nichelino

>Sommaire du dossier

Lotta Continua: Lettre des ouvriers de la FIAT à leurs camarades du Sud

CHERS CAMARADES.

Cette fois-ci, c’est nous-mêmes, les émigrés, qui allons vous parler de notre condition.

Ce ne seront pas les journaux, ni la propagande bourgeoise. Nous écrivons en espérant ouvrir les yeux à ceux qui pensent venir ici. à ceux qui se font encore des illusions sur la possibilité d’améliorer leur situation grâce à quelque généreux capitaliste.

Dans cette lettre, nous voulons vous expliquer pourquoi l’Italie est un pays pauvre, vous faire connaître notre combat, vous aider à trouver avec nous les moyens pour que ça change.

L’Italie est pauvre?

Ils disent que l’Italie est pauvre.

Mais les industriels à qui l’Etat italien offre des milliards pour s’installer dans le Sud. selon la politique dite « de développement du Sud », ne le sont pas, eux.

Les investissements que les patrons ont fait dans le Sud n’étaient sûrement pas faits pour y diminuer le chômage.

Ils n’avaient qu’un but: augmenter les profits capitalistes.

Prenons l’exemple des industries chimiques: pourquoi sont-elles venues dans le Sud?

Tout d’abord parce que le gouvernement y autorise une forte diminution des salaires: ainsi, c’est les ouvriers qui paient.

Ensuite la « Cassaper il Mezzogiorno » accorde des subventions importantes aux installations d’usines.

Enfin le pétrole y arrive plus vite, puisqu’il vient d’Afrique.

Mais l’industrie chimique demande des usines modernes, très automatisées; c’est donc loin d’être un remède au chômage. Même chose pour les autres industries: il y a peu d’emplois, et les prix montent partout.

Voilà ce que les patrons appellent « politique de développement ».

En fait, pour le capital, la seule solution possible aux problèmes du Sud est et reste l’êm igration.

Ainsi, le Sud est en train de devenir un désert où ne restent plus que les vieux, sans espoir d’amélioration.

Voilà comment tous les milliardaires qui s’installent dans le Sud n’y viennent que pour entretenir la misère et le chômage.

Même là où le gouvernement des patrons a voulu tenter une réforme agraire, ne sont finalement restés que les paysans.

Car la propriété d’un bout de terrain ne suffit pas: ils ont dû s’endetter auprès des banques et des associations, lorsqu’ils ont vu que leurs produits étaient achetés à bas prix par tous ceux qui monopolisent les marchés.

Ces mêmes produits sont d’ailleurs vendus à des prix astronomiques à Milan, à Rome et à Turin: un kilo de cerises y vaut par exemple 1200 lires!

Qui sont ceux qui nous obligent à l’émigration et à la misère ?

Pourquoi la misère existe-t-elle?

A cette question, voilà ce que répondent les paysans, les ouvriers agricoles et les chômeurs:

Les responsables, ce sont les patrons italiens et internationaux, le gouvernement qui esta leur service : ils maintiennent cette misère pour avoir toujours sous la main une réserve de main d’oeuvre à bon marché.

Cette réserve ne sert pas seulement aux usines du Nord; c’est aussi pour pouvoir nous utiliser comme monnaie d’échange avec les patrons étrangers ; ils nous vendent comme des esclaves, et ensuite ils viennent parler des « travailleurs italiens réputés dans le monde entier »!

Pour la population du midi, le « développement » capitaliste, ça veut dire: chômage, misère, émigration.

L’émigration nous pousse vers les grandes usines du Nord.

C’est le moment de voir l’autre face du « développement » capitaliste.

Dans l’usine et au dehors, ils nous exploitent comme des bêtes.

Dans l’usine, le travail est infernal: entrer à la Fiat, c’est entrer dans une prison, ou partir aux travaux forcés. Les cadences y sont infernales : la chaîne de montage va aussi vite que le « Treno del sole » [Train express Turin – Naples].

Elle va même plus vite, puisque le Treno del sole arrive toujours en retard!

Plus on travaille, plus on gagne, ose dire le patron.

En réalité, plus on travaille, et plus c’est lui qui s’enrichit: et plus on s’abrutit, et plus on y perd la santé.

Même l’ambiance de travail, l’air que nous respirons, nous font crever .

Il n’y a que le profit qui intéresse le patron. Pour lui, nous ne sommes que des engrenages, des pièces, qu’ il peut changer ou jeter, quand elles se cassent.

Mais ce n’est pas tout: il y a encore toute une pyramide de chefs, toute une bande de fayots, qui sont là pour nous contrôler ; pas le droit de parler, pas le temps d’aller aux cabinets ou de se reposer de temps en temps, pas le temps de manger ce qu’on a apporté dans la gamelle.

En plus de tout cela, ils osent nous dire que les émigrés n’ont pas de courage au travail, que ce sont des fainéants.

Mais pour Agnelli. tout ouvrier qui refuse de plier l’échiné et d’accepter les cadences sans rien dire est un fainéant.

Et quand arrive la feuille de paye, notre exploitation est encore plus évidente :

Par rapport à ce qu’il nous faut pour vivre, le taux de base, ce qui est garanti, n’est presque rien.

Pour avoir un salaire décent, on est obligé de se forcer pour gagner des primes : prime de production, par exemple, et toutes sortes de primes variées que le patron a inventées pour nous obliger à produire plus.

En plus de tout cela, il y a les retenues avec lesquelles le patron nous vole ouvertement, et qui n’arrêtent pas d’augmenter.

Par mois, on en est déjà à plus de 20. 000 lires de retenues .

Sur les retenues, les cotisations, la légalité des patrons, on pourrait écrire tout un livre.

Mais prenons seulement quelques exemples pour avoir une idée de ce genre de vol :

Ils nous font payer par exemple une cotisation pour les HLM.

mais c’est impossible d’avoir un appartement.

En principe la Fiat devrait construire des appartements pour ses ouvriers ; en fait, il y en a très peu, et au lieu de nous les donner, ils les donnent aux chefs ; aux employés, aux fayots, etc. ..

Autre exemple : Les allocations familiales, la.prime de production, le 13° mois, etc.. . , sont ajoutés directement au salaire de base.

Ensuite, ils font une retenue globale. C’est à dire que les retenues sont payées non seulement par nous, mais aussi par ceux que nous avons à charge.

Ça signifie aussi qu’ils nous volent encore une fois sur tout ce qu’ils nous obligent à faire en plus : la prime de production, les heures supplémentaires, par exemple.

Le Logement

Quand nous arrivons du Sud, nous n’avons pas où loger.

Alors, si nous voulons avoir quelque chose, il va falloir donner au patron au moins un tiers du salaire, sans compter la caution.
C’est un problème énorme pour un ouvrier que d’arriver à mettre de côté le prix de la caution quand il gagne à peine de quoi ne pas mourir de faim jusqu’au mois suivant.

Celui qui a de la chance, et qui peut éviter de dormir sur les bancs de la gare ou dans les dortoirs publics, arrive à trouver une pièce dans une des nombreuses maisons meublées, c’est adiré dans une des trois ou quatre pièces d’un appartement sale et misérable, avec des WC qui puent.

Ça nous arrive d’être huit par chambre : un lit chacun, pas de table, une chaise en guise de commode, et la valise qui sert d’armoire.

Et pour cela, il faut payer entre 10 et 15. 000 lires par mois; les propriétaires de chambres ou d’immeubles s’engraissent sur notre dos.

ET POUR MANGER ?

Toutes les femmes d’ouvriers savent comme il est difficile de joindre les deux bouts; pour nous, sans logement, c’est encore pire : les patrons de restaurants nous retirent tout ce que le patron nous a laissé, et encore par des moyens qui devraient être interdits : la nourriture est malsaine, il n’y a guère à manger, et c’est souvent des restes de la veille.

Déjà, nous perdons la santé dans l’usine, mais là, c’est encore pire.

Les usines sont loin, et les transports publics rares.

Il nous entassent comme des bêtes dans les trams, pour aller se faire exploiter chez le patron.

Et bien sûr, il faut payer le transport.

C’est la même chose que dans les trains qui nous ramènent chez nous pour les congés.

Car en plus, les patrons nous obligent à laisser au pays la femme et les enfants.

« Ce n’est pas bien » disent les bourgeois et les curés à propos du divorce.

Tout ce qu’ on sait, c’est qu’en pratique ils nous l’imposent : moi ici, elle là-bas.

Et quels sont les avantages ?

Pourtant, quand on était encore au pays, on voyait les copains revenir dans le sud pour les vacances.

Ils revenaient en voiture, avec un beau costume, l’appareil photo en bandoulière, comme les touristes étrangers .

Comment c’était possible?

Mais maintenant que nous sommes aussi partis, nous savons à quel prix ces choses-là sont possibles: en travaillant 16 heures par jour, huit dans l’usine, et huit dehors, comme le font beaucoup d’entre nous, et souvent parce qu’ils n’ont même pas de quoi manger.

Ou alors le mari et la femme travaillent tous les deux.

Ou bien encore on signe des avances sur le salaire, pour des années.

Voilà comment on arrive à ça, et ce n’est pas grâce au progrès économique que permet notre travail: cela, ça n’existe pas.

Ce qui existe, c’est la surexploitation dans l’usine, la surexploitation des familles, la surexploitation par les usuriers.

Les voilà, les vraies raisons du « miracle économique » italien.

Si nous restons, c’est pour combattre

Mais alors, pourquoi rester dans le Nord?

Pourquoi ne pas revenir chez soi?

Parce qu’en revenant, on trouvera toujours la même misère, la même faim; parce qu’au Nord comme au Sud, ce sont les patrons qui nous exploitent.

Si nous restons, c’est pour détruire tout cela, détruire l’exploitation, la spéculation, en finir avec cette vie de misère.

Alors, il nous reste une seule arme : LA LUTTE !

Voilà pourquoi nous avons été les premiers à nous organiser, les plus actifs dans la lutte.

En vivant dans le Sud, puis dans le Nord, nous avons compris à quel point c’est inutile d’attendre des patrons et de leurs représentants (partis, syndicats), une solution « démocratique » à nos problèmes.

Nous avons compris que tant qu’il y aura des patrons, nous serons obligés de courir le monde comme des pèlerins.

Nous avons compris qu’il n’y a qu’une chose àfaire: lutter.

Au Nord, au Sud, dans toute l’Italie, parce que partout les patrons sont les mêmes, partout, ils organisent notre misère et notre exploitation.

Avec l’arrivée de jeunes émigrés à la Fiat, la tension a monté dans les ateliers.

Ils sont venus avec leur volonté de combat, leur mépris de la résignation et de la peur, la détermination de passer à l’offensive contre les patrons, c’est à dire avec ce qu’ont montré les dernières luttes dans le Sud : Battipaglia en est une preuve enthousiasmante.

>Sommaire du dossier

Lotta Continua: Prenons la ville!

La vie politique italienne est plus encore que par le passé dans la plus grande confusion. Face aux tensions sociales et à la difficulté manifeste de leur trouver une solution dans le cadre du régime bourgeois, la bourgeoisie tente d’enlever à la classe ouvrière l’hégémonie qu’elle avait conquise l’année dernière sur le terrain social et de la rejeter, comme une couche sociale parmi d’autres, dans le marais du système bourgeois.

LA SITUATION DANS LES USINES

La situation actuelle dans les usines ne peut porter au pessimisme que ceux qui voient la lutte comme un processus linéaire, comme une succession d’attaques et de contre-attaques, par lesquelles, pas à pas, l’enjeu de l’affrontement se déplace et s’élève.

Or, bien que divisée par ses propres différenciations et contradictions internes, la bourgeoisie reste maîtresse du pouvoir et dispose contre son ennemi de classe, le prolétariat, d’un arsenal d’armes utilisables à tout moment.

Le prolétariat est la classe qui doit conquérir le pouvoir. Il forge les armes de sa victoire dans le cours même de la lutte et de façon collective.

Pour produire le « décret » [train de mesures fiscales et para-fiscales édictées en 1970 pour lutter contre l’inflation], il a suffi de réunir une poignée de ministres ; mais il faut des mois et des années pour que les ouvriers s’unissent et poursuivent leurs objectifs de façon autonome.

Si un décret peut annuler les conquêtes économiques de la classe ouvrière, il ne peut certainement pas annuler ses conquêtes politiques ; si les camarades oublient cette différence fondamentale entre la façon d’agir des capitalistes et celle du mouvement prolétarien, ils risquent de dévier sur des positions aventuristes ou désespérées et, donc, de devenir étrangers aux masses, de rester prisonniers de la logique que la bourgeoisie s’efforce d’imposer au mouvement de classe.

LE DÉCRET

Le décret a montré, mieux encore que l’augmentation générale des prix, par quelles escroqueries, politiques et économiques, la bourgeoisie pense pouvoir annuler les conquêtes arrachées par l’offensive ouvrière : « La lutte ne paie pas, se dresser contre les règles du système ne peut qu’empirer votre condition dans le système.»

Il ne faut pas sous-estimer les effets économiques de cette escroquerie sur les conditions de vie matérielle des masses. Là où il n’y a pas de luttes ouvertes, en premier lieu à la Fiat, la double journée de travail est une pratique normale de la majorité des ouvriers : l’horaire hebdomadaire réel atteint le chiffre impressionnant de 60 à 70 heures, sans compter les transports.

La misère et la gêne matérielle les plus cruelles en matière de logement, de santé et d’instruction, sont la réalité quotidienne de la vie des prolétaires, particulièrement dans les grandes concentrations urbaines et dans les zones à taux de chômage élevé.

C’est dans ce cadre que s’inscrivent la répression patronale à l’usine, les licenciements, les mutations massives, les lock-out et les mises à pied, bref le durcissement patronal contre toute forme d’initiative ouvrière, l’utilisation de bandes fascistes et le financement massif d’initiatives syndicales para-fascistes, etc.

La classe ouvrière est conduite soit à baisser la tête, soit à s’épuiser en réactions défensives aux provocations patronales qui cherchent à décimer les avant-gardes.

L’initiative ouvrière est ainsi acculée, réduite soit à une sourde lutte quotidienne contre l’intensification de l’exploitation, soit à l’absentéisme, aux absences massives et prolongées, soit aux luttes partielles dont le coût est sans rapport avec les objectifs. Il s’agit là d’explosions de combativité plus que de programme de lutte. Mais attention : il faut bien voir la réalité que recouvre une apparente passivité, une apparente faiblesse : une très forte politisation de masse, la conscience et la conviction que l’ennemi, c’est le gouvernement et l’Etat des patrons, qu’une organisation prolétarienne générale est nécessaire pour se mesurer avec cet ennemi, que toute lutte qui n’a pas la révolution pour perspective est une lutte perdante.

Paradoxalement, c’est justement ce haut niveau de conscience des masses prolétariennes qui freine et fait obstacle aux initiatives immédiates de luttes; aujourd’hui, les ouvriers exigent de savoir quelle organisation est en mesure de garantir la généralité de la lutte, son rapport avec les luttes sociales.

Les grèves spontanées et les grèves organisées contre la production sont un acquis du passé ; aujourd’hui, on veut autre chose.

Ainsi, l’augmentation des prix, le décret, la répression provoquent le contraire de ce que à quoi tendaient ces mesures : non pas un retour au fatalisme et à la résignation individuelle mais une maturation et une extension de l’horizon politique prolétarien.

La bourgeoisie a produit peu d’hommes « d’Etat » aussi insignifiants que Colombo, mais peu ont, comme lui, nourri avec autant de force et d’imagination les rêves des chasseurs de prolétaires.

Face à cette situation, nous courons le risque qu’une intervention unilatérale de notre part, exclusivement occupée à pousser de façon artificielle à la reprise de la lutte à l’usine, ne nous rende étrangers aux masses et ne se transforme en un facteur de frustration et de découragement pour les masses et pour les militants eux-mêmes; notre présence, interprétée comme un appel continuel à la lutte, à la grève, devient non pas une expression des exigences ouvrières mais une espèce de réprobation gratuite, venant de l’extérieur, contre la faiblesse des prolétaires.

Ce problème ne se pose pas aujourd’hui dans les seules situations (notamment à la Fiat) où il n’y a pas de lutte ouverte, mais également, de façon tendancielle, dans toutes les situations qui sont actuellement caractérisées par la lutte ; ce problème influe sur le contenu des interventions dans les luttes elles-mêmes.

LES LUTTES SOCIALES

A côté de la permanence de fortes tensions dans les usines, qui s’étendent même à des zones où la maturation autonome des ouvriers a été plus réduite, les luttes explosent aujourd’hui sur le terrain social, qui est probablement décisif dans cette phase.

De la poussée impétueuse des contradictions sociales dans le sud aux luttes pour le logement et les transports et aux luttes étudiantes dans les grandes villes, les peu glorieuses mobilisations syndicales pour les réformes ont fait place à une initiative prolétarienne croissante contre la misère matérielle et morale de la vie sociale.

C’est sur ce terrain que la lutte de la classe ouvrière pourra surmonter ses difficultés actuelles, retrouver des perspectives qui lui rendront vigueur et confiance dans son efficacité.

Il ne fait pas de doute que la socialisation grandissante des luttes prolétariennes est davantage une conséquence indirecte des grandes luttes ouvrières contre la production, qu’un prolongement direct de celles-ci.

Ce n’est pas encore l’organisation ouvrière autonome formée dans la lutte d’usine qui débouche sur le terrain social, orientant la lutte sur les conditions de vie et établissant un rapport direct entre objectifs d’usine et objectifs sociaux : ce sont plutôt les contenus généraux et le niveau de conscience des luttes ouvrières qui s’expriment à nouveau de façon diffuse dans la société, à travers une quantité d’initiatives qui ne parviennent pas encore à s’unifier dans un programme et une organisation communes.

C’est en grande partie inévitable : une liaison immédiate entre luttes d’usine et luttes sociales n’est possible que sous la forme faussée, bureaucratique et contre-révolutionnaire des épisodiques mobilisations syndicales.

Il se produit, aujourd’hui, sur le terrain social, quelque chose de comparable à l’explosion qui a secoué les usines italiennes il y a deux ans : un développement spontané de l’initiative prolétarienne, encore partielle et fragmentée, encore concentrée sur des affrontements particuliers et non pas organisée en un programme général.

Elle doit être appuyée à fond, parce que seule sa généralisation permettra de rendre à la lutte ouvrière d’usine le souffle politique dont elle a aujourd’hui besoin.

Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début de ce processus, mais il est important que nous en mesurions jusqu’au bout la portée stratégique ; il est important surtout d’éviter certaines erreurs qui nous guettent :
a) Dissocier l’intervention sur le plan social, dans les quartiers et les régions, de l’intervention dans l’usine, en supprimant le rôle dirigeant que les avant-gardes ouvrières peuvent et doivent avoir dans la socialisation de la lutte, et donc
b) Noyer dans un concept général de « prolétariat » les caractéristiques propres des couches prolétariennes pour finir dans une agitation populiste et misérabiliste ;
c) Réduire l’intervention sociale pour n’y voir qu’un stimulant à l’organisation de luttes partielles, encore moins capables que les luttes d’usine de permanence politique.

PRENONS LA VILLE

Avec un mot d’ordre bien plus vivant et riche que nos expressions bureaucratiques sur le « travail de quartier » ou « l’organisation territoriale », un camarade ouvrier a exprimé ce nouveau programme de lutte : PRENONS LA VILLE.

Que veut dire ce mot d’ordre ? Ce n’est pas par hasard qu’il est particulièrement bien adapté aux grandes concentrations du nord, à Turin, à Milan, où la présence massive des immigrés et la domination de l’usine sur la ville font des prolétaires des étrangers à la ville. Ce mot d’ordre n’a évidemment rien à voir avec l’odieuse caricature administrative de la démocratie qui s’incarne dans les comités de quartiers à gestion révisionniste, sous-produits gratuits des administrations communales.

La ville, les prolétaires ne peuvent ni ne doivent la gérer, pas plus qu’ils ne peuvent ni ne doivent gérer l’usine.

Ils peuvent et doivent gérer la lutte de classe dans la ville comme dans l’usine.

Qu’a signifié pour la classe ouvrière, dans les grandes luttes de ces dernières années, le mot d’ordre « prendre l’usine » ? Non pas, bien sûr, « gérer » ou bien « contrôler » la production, ni « participer » à la direction ou aux bénéfices des usines ; mais renverser la gestion capitaliste de l’usine, transformer l’unité objective de la production salariée en unité subjective, politique, dans la lutte contre la production.

L’usine est devenue le lieu où, à travers les débrayages, les assemblées, les défilés, l’unité de classe des ouvriers s’est recomposée et organisée.

De même, « prendre la ville » veut dire en finir avec la désagrégation du prolétariat, avec le contrôle exercé sur les masses par la solitude, l’exploitation économique, l’idéologie bourgeoise, pour produire leur contraire, l’unité prolétarienne complète, non plus seulement contre la production capitaliste, mais pour le droit de tous à une vie sociale communiste libérée du besoin, saine et heureuse.

« Prendre la ville » veut dire dépasser l’isolement « syndical » des mobilisations puissantes et riches de sens mais privées de perspectives à cause de leur caractère partiel (que ce soit sur le problème du logement ou celui de l’école ou celui de la santé) ; cela veut dire lier entre eux ces moments de lutte, mais surtout lier chacun d’entre eux à un programme complet de vie sociale émancipée.

Tout ce qui existe est le fruit du travail prolétarien et est retourné contre le prolétariat ; le problème, c’est de se le réapproprier dans la lutte et, en premier lieu, de se réapproprier l’identité de classe, c’est-à-dire de découvrir collectivement, à partir des besoins des masses les plus exploitées, les mécanismes de division et de sélection qui agissent sur le terrain social ; de tracer, sur la base de la lutte, des lignes de démarcation entre les oppresseurs, leurs complices et les prolétaires.

Lutter pour le logement, contre toute forme de délégation réformiste, par l’initiative directe des masses, signifie connaître par son nom et son prénom son ennemi, des grandes sociétés immobilières aux sociétés publiques de construction, des grands spéculateurs privés aux escrocs des hôtels, des foyers, liés à l’industrie et à l’administration publique; cela signifie connaître et résoudre les contradictions au sein du prolétariat, entre ceux qui vivent dans des baraques et ceux qui habitent les maisons populaires, entre les locataires des maisons privées et les propriétaires d’un ou de deux appartements, entre les « hôtes » des pensions prolétariennes et ceux des foyers d’étudiants.

C’est cette gigantesque analyse de classe collective qui produit progressivement les conditions nécessaires pour l’organisation politique du prolétariat dans les villes ou les campagnes, qui réalise progressivement l’unification autour de la gauche, autour de ceux qui ne sont pas toujours les plus malheureux mais les plus exploités et les plus conscients, ceux qui, dans les grandes villes, coïncident objectivement avec la gauche de la classe ouvrière d’usine : les jeunes ouvriers immigrés des chaînes, des entreprises et des chantiers, pour les unir aux autres couches prolétariennes.

Et cela dans la bataille prolétarienne pour l’école ou pour la santé, ou contre le scandale des prix, des impôts ou des transports. 

Ce qui compte, c’est de dégager et d’affirmer pleinement le contenu fondamental de cette lutte : la conscience collective que cette vie que les capitalistes nous font maudire peut être belle, que le programme de la lutte prolétarienne, ce n’est pas une vie « meilleure » mais une vie radicalement différente; la conscience en particulier que l’organisation des prolétaires n’est pas simplement un moment de leur vie, nécessaire pour atteindre certains objectifs, mais qu’elle est la seule possibilité de vaincre la misère matérielle et morale de la vie quotidienne, de ne plus être seul, malheureux et désespéré.

C’est là que, véritablement, la lutte de classe fait un pas en avant décisif, non pas en ce sens qu’elle étend son front, mais parce qu’elle détruit la politique comme activité séparée, comme spécialisation, comme moment syndical ; et cela signifie aujourd’hui, pour nous, savoir supprimer l’esprit de spécialisation et le bureaucratisme dont nous sommes objectivement affectés, savoir modifier notre langage, notre méthode de travail, cesser de mesurer nos progrès au nombre de réunions « fermées » et s’unir aux masses là où elles se trouvent, sur les places, dans les rues, dans les cafés, dans les maisons.

Les assemblées populaires, les manifestations de rue, les piquets sur les marchés, les occupations de transports publics, les garderies où les enfants des prolétaires ne sont pas surveillés militairement, misérablement et pour un prix élevé mais disposent librement d’eux-mêmes, les écoles ouvertes aux sièges de l’organisation prolétarienne, les locaux où les prolétaires discutent, rédigent et financent les instruments de leur information et de leur organisation, des tracts aux journaux, aux affiches, voilà les instruments de notre travail.

Et ce refus de la spécialisation, ce refus d’une politisation fausse parce que unilatérale, doit se refléter jusque dans la façon dont nous posons le problème de l’illégalité révolutionnaire.

L’illégalité, la violence révolutionnaire et son organisation ne sont pas la prérogative d’une avant-garde transformée en escouade militaire débile et pathétique ; elle sont partie intégrante de l’expérience de masse du prolétariat : le refus des expulsions, l’auto-défense contre la police, la prétendue délinquance juvénile, la violence politique qui explose dans les occasions les plus diverses et apparemment incompréhensibles comme dans les stades et les spectacles.

Avoir un rôle d’avant-garde sur ce terrain comme sur tous les autres ne veut pas dire assumer des tâches dont les masses ne peuvent être chargées dans tel cas précis de la préparation à la lutte illégale, mais s’identifier à l’expérience quotidienne qu’ont les masses de la violence révolutionnaire.

Inutile de dire que seul l’enracinement dans les masses pourra permettre d’affronter le choc avec l’appareil répressif bourgeois jusqu’aux niveaux les plus élevés ; sans quoi il ne faudra pas beaucoup de temps pour venir à bout de nos velléités.

La tâche générale dans cette phase n’est donc pas d’inventer des « foyers de révolte prolétarienne », mais de fondre les différents moments de révolte dans un programme complet, dans une organisation complète. La lutte des étudiants n’a aujourd’hui de sens que dans cette perspective, hors de laquelle il n’existe pas de « stratégie des luttes étudiantes ».

UNE ALTERNANCE DANGEREUSE

Le danger le plus grave que nous courons est de voir notre intervention osciller continuellement entre deux pôles opposés, qui finissent par être constamment séparés au gré des flux et reflux du mouvement de classe et des situations particulières dans lesquelles il nous est donné d’agir; il en est souvent ainsi pour le rapport usine-luttes sociales, ou pour le rapport entre objectifs matériels de la lutte et programme politique général.

Quand, par exemple, la lutte ouvrière d’usine est la plus enflammée, c’est elle qui absorbe toutes nos forces ; inversement, quand la lutte ouvrière est dans une phase moins aiguë, nous sommes poussés à concentrer nos forces sur le travail extérieur à l’usine.

De cette manière, nous allons à l’aveuglette ; dans le premier cas, parce que nous ne savons pas mettre à profit l’incitation générale à la lutte prolétarienne contenue dans les luttes ouvrières les plus avancées; dans le second, parce que nous ne savons pas voir que seul le lien avec une dimension générale et sociale de lutte et d’organisation peut garantir la croissance continue de l’autonomie ouvrière organisée dans l’usine.

Ou encore, par exemple, quand nous privilégions de façon unilatérale la valeur mobilisatrice des objectifs matériels, nous risquons de nous retrouver, même après une lutte puissante et radicale, devant le reflux et la désagrégation.

Inversement, quand nous insistons arbitrairement sur la propagande politique générale, nous risquons de tomber dans l’idéologie, qui est toujours étrangère aux besoins et à la conscience des masses.

Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour échapper à cette alternance appauvrissante : c’est précisément le progrès de la lutte de classe qui les a créées : jamais autant qu’aujourd’hui un plan général d’objectifs n’a su unifier et exprimer les besoins fondamentaux des masses, dont la condition est rendue encore plus homogène par la contre-offensive capitaliste et gouvernementale; jamais autant qu’aujourd’hui n’est apparue clairement la valeur d’un plan qui n’alterne pas entre un catalogue de revendications et un programme politique exhaustif.

Ce ne sera pas une plate-forme unique qui produira l’unification et la généralisation immédiate des luttes. Mais c’est avant tout par rapport à un programme et à ses contenus que la classe ouvrière mesure aujourd’hui la valeur des luttes partielles qu’elle est en train de mener.

Ce sont surtout les contenus et la signification générale de ce programme, y compris la perspective de la révolution et du communisme, et non pas ses termes revendicatifs immédiats, qui qualifient aujourd’hui notre intervention et notre présence parmi les masses.

Le point sur lequel il faut insister est le suivant : aujourd’hui, organiser les masses dans l’usine et au dehors signifie les organiser une fois admis ces contenus ; les formalistes équivoques de la « démocratie de base » dans laquelle ont pu coexister révisionnistes et révolutionnaires, camarades et jaunes, ont été écartés par la maturation de la lutte de classe et les contradictions qu’elle a aiguisées dans l’appareil politique et économique bourgeois.

C’est justement dans cette période où ils renoncent à la lutte de la façon la plus éhontée, que les syndicats relancent l’arsenal démodé de la démocratie formelle : l’unité syndicale, la fin des commissions internes, les conseils de délégués – boîtes vides que la bureaucratie bourgeoise se chargera de remplir.

C’est le moment de se décider à traiter à fond la question de l’organisation de masse.

Nous disons non aux syndicats anciens et nouveaux, non au statut des assemblées, non aux conseils de délégués. Nous disons oui à une organisation de masse rigoureuse, avec ses structures de décision, de liaison et de représentation, d l’usine et au dehors, mais à la condition de prendre pour point de départ la définition des contenus de cette organisation.

Cette organisation n’est pas seulement l’organisation « démocratique » des ouvriers et des prolétaires, c’est l’organisation démocratique des ouvriers conscients et des prolétaires qui se reconnaissent dans un programme politique précis.

Ce programme n’est pas la revendication maximaliste de la prise du pouvoir mais il n’a de sens que dans la perspective de la prise du pouvoir. C’est pourquoi il exclut les syndicats favorables à la productivité et aux réformes de Colombo, et le PCI d’accord avec le décret.

12 novembre 1970.

>Sommaire du dossier

Lotta Continua: A propos du programme «Prenons la ville»

I. LES DÉBOUCHÉS POLITIQUES

Pour nous, « prenons la ville » n’est pas seulement un mot d’ordre mais un programme qui doit nous permettre d’interpréter toute une phase de la lutte de classe et de lui donner une orientation politique.

La lutte ouvrière a atteint un « plafond ». Dans les formes où elle s’est développée jusqu’à présent, l’autonomie ouvrière risque d’être étouffée par ses propres conquêtes. Les ouvriers ont pris conscience de leur force, de leurs intérêts matériels, de leur unité de classe.

Sur le plan des conquêtes matérielles, les patrons sont décidés à ne plus rien céder désormais. Sur le plan des rapports de force entre ouvriers et patrons, le capital a déchaîné sa contre-offensive. La crise, provoquée par l’offensive ouvrière contre la productivité patronale, se retourne sous nos yeux en une initiative du capital qui tend à étouffer l’autonomie ouvrière en lui reprenant le terrain de la lutte d’usine sur lequel elle a grandi et s’est consolidée.

Certains camarades (Potere Operaio) entrevoient une issue à cette situation dans une perspective directement insurrectionnelle. L’offensive ouvrière contre la production, disent-ils, ne suffit plus. La lutte de classe ne peut progresser que sur le terrain d’un affrontement direct entre prolétaires et patrons, qui mette en jeu le pouvoir d’Etat.

Les conquêtes de l’autonomie ouvrière sont, jusqu’à ce jour, aux yeux de ces camarades, un point de départ suffisant pour affronter le problème de la prise du pouvoir et du renversement du mode de production capitaliste. Pas pour nous.

Pour nous, la révolution est un processus de longue durée. 

Nous considérons que les masses en ont parcouru ces dernières années la première étape mais cela ne signifie pas que la prise du pouvoir et l’insurrection soient aujourd’hui à l’ordre du jour. L’unité, la conscience et la puissance que le pouvoir ouvrier a atteintes ces dernières années sont loin de constituer une base suffisante pour que la lutte armée en vue de détruire l’Etat bourgeois soit le premier point à l’ordre du jour.

D’autres camarades (Il Manifesto) qui sont d’accord avec nous pour prévoir un processus révolutionnaire à longue échéance, recherchent le « débouché politique » au niveau surtout institutionnel. Ils mesurent le développement de la lutte de classe à l’établissement et à la consolidation d’institutions nouvelles. Pour eux, la lutte de classe doit donner naissance – dans les usines, les écoles et les quartiers – à un réseau de contre-pouvoirs faisant pièce au pouvoir de l’Etat et des patrons. Dans cette conception, le problème de l’affrontement violent avec l’appareil répressif de l’Etat et de l’impérialisme n’est jamais posé, et sans doute s’imagine-t-on pouvoir l’éluder.

Nous ne sommes pas d’accord. Pour nous, les structures organisationnelles sont toujours les instruments d’une ligne politique et leur valeur se mesure aux tâches que la situation politique nous permet, à chaque fois, de définir. Ce que nous mettons au premier plan, parce que cela nous permet de fixer des échéances et des objectifs, cc sont les rapports de force entre ouvriers et patrons, c’est-à-dire les possibilités et les instruments dont disposent les uns et les autres pour combattre leur ennemi de classe.

LA « FONDATION DU PARTI »

Ces deux conceptions ont en commun (avec une troisième qui ne nous intéresse pas ici parce qu’elle voit le problème du parti complètement coupé des rythmes de la lutte des classes) une vision statique et bureaucratique du parti conçu comme une chose qui n’existe pas aujourd’hui et qui existera à un certain moment. C’est pourquoi une des étapes que doit atteindre la lutte est, selon elles, la « fondation » du parti.

Pour nous, au contraire, la fondation du parti n’est rien d’autre que la formation d’une direction politique révolutionnaire au sein de la lutte de classe, c’est-à-dire la capacité, à chaque phase, de faire progresser la lutte en direction de la prise du pouvoir et du communisme. Cette capacité doit croître et se donner des tâches toujours plus générales, sans qu’on puisse dire à tel moment : crac, ça y est, à partir de maintenant le parti existe.

Pour nous, le « débouché politique » de ces luttes doit être avant tout une extension progressive de l’initiative ouvrière et prolétarienne à tous les domaines de la vie sociale, de manière à transformer tout l’éventail des rapports sociaux en terrain d’affrontement et de lutte des classes. C’est sur ce plan que nous mesurons le développement ultérieur de la lutte de classe.

Dans l’usine aussi bien que dans certaines situations exemplaires – qui ont été jusqu’à ce jour le terrain privilégié sur lequel s’est développée l’autonomie du prolétariat – les ouvriers et les prolétaires ont pris l’initiative ces dernières années : ils ont su reconnaître leurs intérêts de classe, ils les ont fait passer avant les exigences de la production, les impératifs de la technique, les lois du marché, c’est-à-dire les intérêts du patron.

Mais dans bien d’autres domaines, l’initiative reste solidement tenue en mains par les patrons, soit que les ouvriers et les prolétaires, bien qu’ils aient reconnu ces domaines comme des terrains de lutte, ne sont pas encore en mesure de lutter pour les exploiter, soit qu’ils ne sont pas assez forts, soit qu’ils n’ont pas su résoudre les contradictions entre eux, soit qu’ils n’ont pas su traduire leur force et leur conscience en lutte et en organisation. Soit enfin pour toutes ces raisons réunies.

C’est là la limite majeure de leur autonomie et tant que cette limite ne sera pas surmontée, le patron conservera intactes ses possibilités de récupération ; il se servira du terrain sur lequel c’est encore lui qui décide et a l’initiative pour isoler et étouffer l’autonomie ouvrière dans les secteurs où il a perdu l’initiative.

IL Y A DEUX VOIES EN TOUTES CHOSES

L’école, la maison, les prix, les rapports entre les sexes, entre jeunes et vieux, entre parents et enfants ; le problème de l’information, la manière de se guérir des maladies, l’administration – et la conception – de la justice ; la manière de vivre, d’être en société, de s’amuser, d’employer son temps, le sens à donner à la vie : tout cela, sans parler de la division du prolétariat en couches diverses, forme l’ensemble des domaines dans lesquels les patrons gardent l’initiative, imposent leurs solutions que les prolétaires admettent et souvent font leurs. Mais ces solutions ne sont pas neutres.

Dans n’importe quel domaine, il y a deux voies, deux manières de poser et de résoudre les problèmes : une voie prolétarienne et communiste, l’autre bourgeoise et révisionniste. La première libère la créativité des masses, les rend protagonistes de la lutte de classe. La seconde livre les masses désarmées à l’ennemi, au patron ; et celui-ci ne reste pas les bras croisés mais exploite toute occasion qui lui est offerte pour combattre, diviser et abuser les prolétaires.

Il y a chez beaucoup de camarades la conviction que ces problèmes sont étrangers à la lutte de classe, ou du moins secondaires par rapport à un terrain privilégié qui serait aujourd’hui la lutte d’usine et, dans un avenir plus ou moins lointain, la lutte armée. C’est faux.

C’est faux parce que cette conviction naît d’une conception schématique, livresque et économiste, selon laquelle la lutte de classe ou la « politique » sont des choses séparées de la vie.

C’est faux par rapport à la manière dont s’exerce concrètement le pouvoir des patrons qui tirent précisément de la « société », de la façon dont ils ont organisé la vie des prolétaires, la force d’imposer leur domination dans l’usine et par l’Etat.

C’est faux par rapport à la conscience et au comportement des masses qui donnent autant, sinon plus d’importance à leur vie sociale qu’à leur travail.

Bien sûr, il existe une manière et une orientation par lesquelles se développe l’autonomie prolétarienne, laquelle part du point où les rapports d’exploitation sont les plus directs et immédiats et y trouve la force nécessaire pour investir tous les autres domaines.

C’est la raison pour laquelle, dans la lutte de classe, l’hégémonie et la direction politique reviennent à la classe ouvrière qui a la relation la plus directe et la plus brutale avec l’exploitation capitaliste.

Mais cela ne veut pas dire que tout le reste n’est pas important et décisif pour le développement d’un processus révolutionnaire.

LES PROLÉTAIRES DOIVENT SE TRANSFORMER AVANT MÊME DE PRENDRE LE POUVOIR

D’autres camarades pensent que ces problèmes sont importants, bien sûr, mais que cela n’a pas de sens de les aborder avant la prise du pouvoir.

Aujourd’hui, selon eux, toute initiative dans ces domaines, ne peut que déboucher sur le réformisme, c’est-à-dire sur une manière différente et moins contradictoire d’organiser l’exploitation et la domination de classe.

Cela aussi est faux. C’est vrai seulement si l’on pense qu’aborder ces problèmes, c’est les résoudre, adopter des solutions dans lesquelles les prolétaires trouvent la satisfaction de leurs besoins et qui atténuent, au lieu de les accentuer, les contradictions qui les opposent à la société capitaliste.

C’est le rêve éternel du réformisme : une exploitation dont toute le monde soit satisfait.

Mais c’est faux si nous comprenons qu’affronter ces problèmes, c’est les englober dans la lutte de classe, élargir la conscience qu’ont les prolétaires de leurs intérêts, séparer les solutions bourgeoises et individualistes des solutions prolétariennes et communistes, accroître l’autonomie des prolétaires face aux patrons.

Tant qu’il y aura des patrons, tant que l’exploitation subsistera, jamais les prolétaires ne seront « bien » et aucune lutte, ni à l’usine ni sur le plan social, ne pourra aboutir à une amélioration substantielle de leur condition, à une amélioration qui ne soit précaire et partielle.

C’est pourquoi toutes les luttes doivent être appréciées en fonction de la force, de la conscience, de l’unité, de l’autonomie que les prolétaires y acquièrent, c’est-à-dire en fonction des pas en avant effectués en direction de la prise du pouvoir.

Ce qui, pour nous, est fondamental dans le programme « prenons la ville », c’est qu’il ouvre une seconde phase : il représente l’unique direction dans laquelle peut se développer l’autonomie prolétarienne (c’est-à-dire l’unité, la force et la conscience communiste du prolétariat), tandis que le pouvoir des patrons est réduit et rendu plus précaire (c’est-à-dire que leur capacité d’intervenir dans notre vie diminue).

C’est seulement de cette manière que l’on peut espérer créer un point d’appui organisationnel et politique pour la défense duquel les prolétaires se voient contraints à un affrontement armé avec les patrons.

L’accroissement de l’autonomie prolétarienne dans tous les domaines de la vie sociale est une phase nécessaire et une voie obligatoire pour que se créent les conditions de la lutte armée, pour que le problème de la prise du pouvoir ait une base de départ.

LES « BASES ROUGES »

Construire une « base rouge » dans la société capitaliste ne peut vouloir dire, comme en Chine, au Viêt-nam et dans bien d’autres pays où la révolution a triomphé ou est en train de triompher, soustraire des zones au contrôle militaire de l’ennemi et y ouvrir la voie à la construction d’un pouvoir alternatif.

Les conditions historiques et sociales dans lesquelles se déroule la révolution en Europe sont différentes, et une chose de ce genre est impensable pour nous.

Mais la construction de « bases rouges », c’est-à-dire d’arrières politiques et organisationnels à partir desquels développer la lutte armée, est indispensable pour quiconque voit la révolution comme une « guerre du peuple », comme un processus de longue durée et non pas comme un soulèvement insurrectionnel qui attend la crise du pouvoir bourgeois au lieu de la provoquer.

Construire une « base rouge » dans la société capitaliste ne veut pas dire éliminer toutes les interférences du pouvoir bourgeois sur celle-ci, mais les réduire toujours plus jusqu’à contraindre les patrons à n’exercer ces interférences que sous la forme brutale et découverte de l’occupation militaire, toute forme de contrôle politique, idéologique et même économique se heurtant à la force organisée de tous les prolétaires.

C’est à partir de ce niveau que le problème de l’auto-défense débouche, pour les prolétaires, sur celui de la destruction de l’appareil répressif de l’Etat et de l’impérialisme qui se trouve absorbé toujours plus dans une tâche qu’il ne parvient pas à assumer.

Cette « base rouge », cet arrière de la lutte armée ne peut être l’autonomie ouvrière dans les formes dans lesquelles elle s’est développée jusqu’à ce jour, c’est trop peu pour que les prolétaires éprouvent le besoin de prendre les armes pour la défendre.

Elle est trop précaire pour résister à toutes les attaques que lance le patron en faisant usage du pouvoir qu’il a sur toute la société ; elle est trop limitée, comparée aux forces prolétariennes que la révolution devra mobiliser pour vaincre.

II. – LUTTE OUVRIÈRE ET LUTTE SOCIALE

Le programme « prenons la ville » pose le problème du rapport à établir entre la lutte ouvrière – telle qu’elle s’est exprimée jusqu’ici et telle qu’elle peut se développer – et la lutte de classe sur le terrain social.

On nous a reproché de vouloir abandonner le terrain des luttes d’usine, centre de gravité de l’offensive prolétarienne, en faveur d’un programme fumeux de lutte sociale infiniment plus pauvre dans ses contenus. Ces reproches sont faux.

C’est dans les usines que se réalise l’unité de la classe ouvrière.

La lutte d’usine, l’attaque contre la production restent pour nous la base et la condition indispensable de tout développement ultérieur de la lutte de classe ; et il en sera ainsi jusqu’à la prise du pouvoir. Cela pour deux raisons fondamentales :
C’est dans l’usine avant tout que se réalise l’unité de la classe ouvrière et que se présentent les conditions d’une direction ouvrière – c’est-à-dire d’une force sociale en antagonisme total avec la façon dont est organisée la société capitaliste – sur tout le reste du prolétariat.
Si la classe ouvrière perd du terrain ou se laisse diviser dans l’usine, elle ne pourra pas non plus être unie dans la société ni, a fortiori, imposer sa direction aux autres prolétaires.

L’attaque contre la production ruine le pouvoir patronal.

La lutte d’usine, l’attaque ouvrière contre la production sont décisives pour qui veut établir un nouveau rapport des forces dans l’ensemble de la société.

La lutte d’usine paralyse le développement capitaliste, détruit les possibilités d’accumulation du capital, réduit la liberté de manoeuvre des patrons, met en crise leur domination de classe en s’attaquant à sa racine : l’exploitation du travail salarié.

Dans tous les domaines, elle ouvre un champ immense à l’initiative du prolétariat : car le terrain que les patrons sont contraints à céder dans les usines pourra être occupé et exploité, mais aussi longtemps seulement qu’il leur sera interdit de rétablir leur pouvoir sur la classe ouvrière.
Pour deux raisons fondamentales au moins, l’usine doit donc demeurer au centre de nos préoccupations et de notre travail politique. Mais il nous faut comprendre aussi que si la lutte ouvrière ne déborde par le cadre de l’usine, la lutte d’usine risque d’être asphyxiée et de perdre le rôle que nous voulons lui voir jouer. Et cela pour deux raisons au moins:

Les patrons veulent battre les ouvriers sur le plan politique.

En premier lieu, les patrons semblent se désintéresser de la reprise immédiate de la production.

Ils sont aujourd’hui disposés à perdre des milliards et à se servir de la crise pour infliger une défaite à la classe ouvrière, pour en détruire l’autonomie, pour en casser l’organisation interne, pour rétablir le pouvoir despotique de la hiérarchie sans lequel l’usine capitaliste ne fonctionne pas.

Pour tenir tête à cette attaque patronale, il faut que les usines et leurs luttes cessent d’être isolées ; elles rompront leur isolement grâce, d’une part, à des liens directs et de masse entre les différents secteurs de la classe ouvrière ; d’autre part, en offrant aux ouvriers qui se battent dans les usines une perspective qui aille au-delà des luttes qu’ils ont déjà menées et des objectifs qu’ils ont déjà adoptés ou qu’ils savent ne pouvoir imposer que dans le cadre d’un affrontement plus général.

Seul un programme général peut consolider une organisation ouvrière de masse.

En second lieu, l’organisation de masse des ouvriers à l’intérieur des usines, indispensable pour défendre et développer le niveau d’autonomie qu’ils ont déjà atteint, ne peut croître que si elle se donne une perspective plus vaste.

C’est dans la mesure seulement, où ils savent utiliser l’unité et la force forgées dans l’usine dans une lutte embrassant tous les aspects de leur condition d’exploités, que les ouvriers ressentiront le besoin et l’importance d’une meilleure organisation, d’une attaque qui, partant des usines, ne vise pas seulement leur propre patron mais investit des objectifs plus généraux. (C’est là ce qui commence à se produire avec les luttes des « pendolari » [habitants des banlieues et cités-dortoirs contraints à des trajets quotidiens d’autant plus longs et coûteux que les transports collectifs sont misérables ou inexistants] de Milan et de Turin, par exemple, luttes qui sont souvent organisées directement à l’usine.)

Tels sont les thèmes sur lesquels peuvent se développer et se consolider les organismes de masse dans les usines et l’action d’avant-garde que nous accomplissons au sein de ceux-ci. Si nous n’attaquons pas ces problèmes, les organismes de masse restent une réalité épisodique : ils fonctionnent et se développent dans les moments de lutte ouverte mais sont voués à dépérir et a refluer dès que la lutte s’arrête.

Les objectifs ouvriers de l’usine à la société.

Le rapport entre usine et société implique les contenus de toute la lutte de classe ; c’est en diffusant et en développant les contenus qui s’expriment dans l’autonomie ouvrière que l’on étend la direction ouvrière à toutes les luttes sociales et donne à celles-ci une orientation anti-capitaliste, révolutionnaire et communiste, orientation sans laquelle elles risquent constamment d’être exploitées par les révisionnistes et par les bourgeois, voire par les fascistes.

Les grèves organisées pour réclamer les réformes, la révolte de Reggio Calabria montrent comment la combativité du prolétariat peut être utilisée contre les ouvriers lorsqu’elle est dépourvue d’autonomie et de direction politique.

La classe ouvrière et la direction politique dans la lutte de classe.

Mais le rapport entre lutte d’usine et lutte sociale n’est pas seulement une question de contenus. La question est avant tout de savoir qui est le protagoniste de la lutte.

Ce sont les ouvriers qui constituent la colonne vertébrale d’une organisation prolétarienne, dans les quartiers et dans le pays, capable de diriger la lutte sociale et de lui donner une continuité, d’y investir toute l’expérience et l’autonomie acquises dans l’usine, de relier entre elles les différentes luttes en se servant pour cela de l’usine.

Et ce sont les ouvriers immigrés, les ramifications de leurs familles et de leurs amitiés, leurs déplacements d’une ville à l’autre à travers l’Europe qui constituent le lien le plus puissant entre les luttes prolétariennes, le facteur de généralisation et d’unification des thèmes de lutte entre le « nord industrialisé » et le « sud sous-développé ».

La classe ouvrière immigrée a été durant toutes ces années le foyer central de toute la lutte de classe.

Objectifs prioritaires d’un programme.

Ce lien très étroit entre lutte d’usine et luttes sociales nous permet de fixer des échéances et des priorités dans notre programme « prenons la ville »; de ne pas considérer ce programme comme un fourre-tout donnant la même importance à tous les problèmes ; de ne pas glaner au hasard des occasions et des exemples de luttes sociales mais de distinguer au sein de celles-ci des protagonistes effectifs, une logique, une ligne de développement partant des problèmes qui, aujourd’hui, sont à la portée de l’initiative ouvrière, pour s’étendre progressivement à tous les autres domaines.

Nous sommes contre le « travail de quartier » fait au petit bonheur et qui consiste à s’implanter dans un endroit donné et d’aller à la pêche des occasions de lutte.

Nous sommes contre l’agitation et la propagande autour de certains thèmes – comme, par exemple, la « liberté sexuelle » et la libération de la femme – non seulement parce que leurs contenus sont le plus souvent abstraitement intellectuels et bourgeois mais surtout parce qu’ils ne tiennent pas compte des protagonistes réels de cette lutte, qui sont les masses prolétariennes dans la mesure où elles trouvent dans la classe ouvrière une direction politique effective et un pôle organisationnel.

Il y a une façon toute intellectuelle – ou paternaliste, selon les cas – de faire face à ces problèmes et il y a d’autre part une façon prolétarienne. Et celle-ci consiste à tenir compte des protagonistes de la lutte de classe, à savoir mesurer à chaque moment leur capacité d’initiative et leurs besoins les plus urgents, à savoir évaluer les forces disponibles, bref à regarder les problèmes avec les yeux des prolétaires eux-mêmes.

Contre le réformisme.

En troisième lieu, le programme « prenons la ville » soulève la question de notre attitude face à la politique des réformes et, plus généralement, du réformisme. La lutte ouvrière d’usine est déterminante pour l’établissement d’un rapport des forces entre prolétaires et patrons, mais elle n’est pas en mesure de couvrir tous les rapports d’exploitation et d’oppression sur lesquels se fonde la société capitaliste.

En en donnant des interprétations différentes, tantôt « de gauche » – quand les réformes sont conçues comme un moyen de mettre en crise les mécanismes de l’Etat bourgeois – et tantôt « de droite » – quand les réformes sont considérées comme un moyen d’ajuster la politique du pouvoir aux besoins des masses – le mouvement ouvrier a plus d’une fois proposé une politique de réformes qui était censée couvrir les terrains de la lutte de classe au dehors des usines et des lieux de travail.

Révolutionnaires et réformistes se sont trouvés d’accord pour mobiliser les masses autour du thème des réformes : les premiers utilisaient ces thèmes comme moyens d’agitation, les seconds utilisaient la mobilisation comme un argument dans la négociation.

Encore maintenant ce problème resurgit continuellement, au sein de la gauche révolutionnaire italienne, de manière plutôt confuse : il s’agit d’un problème qui – tout comme celui de l’attitude envers le syndicat, le parlementarisme, la nécessité de la lutte armée – doit être clarifié en traçant des lignes de démarcation précises.

Les masses luttent et les patrons décident.

Car tant dans sa version « de gauche y que dans sa version « de droite », la politique des réformes a un aspect fondamental : elle enlève l’initiative directe aux masses et transporte l’affrontement entre prolétaires et patrons sur un terrain où les masses n’ont aucune possibilité de gérer leur propre lutte, remettant ainsi l’initiative entre les mains des patrons, des bureaucrates et de l’Etat.

A cela on objecte que l’objectif des réformes vaut dans la mesure où il est porté par une mobilisation de masse et où les masses sont directement partie prenante dans son élaboration ; de cette façon, dit-on, il est possible de faire croître une organisation aux ramifications multiples prenant racine là où les masses vivent leurs contradictions quotidiennes.

Voilà ce que disent aussi bien les réformistes que beaucoup de révolutionnaires. Mais cette conception relève d’une vision de la lutte de classe dans laquelle l’initiative des masses se borne à exercer une pression – qui peut aller jusqu’à la rupture ouverte – sur les institutions du pouvoir bourgeois ; l’on ne conteste pas à l’Etat bourgeois le droit et le pouvoir de décider la façon dont les masses doivent vivre et satisfaire leurs besoins. Les masses luttent et les patrons décident.

La lutte ouvrière ne peut être mesurée par les objectifs qu’elle réussit à atteindre. 

La façon dont la lutte ouvrière – et pas ouvrière seulement – s’est développée jusqu’ici nous prouve que les choses ne se passent pas ainsi.

La liberté et le pouvoir que les ouvriers ont conquis, au cours de ces dernières années, dans les usines, ne découle pas d’un nouveau système contractuel ni d’une nouvelle forme d’organisation que les patrons auraient été contraints à appliquer – comme voudraient le faire croire les syndicalistes, les réformistes et les théoriciens du contre-pouvoir – mais du fait que les ouvriers se sont changés eux-mêmes, qu’ils ont non seulement des idées beaucoup plus claires au sujet de leurs intérêts et des mécanismes sur lesquels repose le pouvoir des patrons, mais qu’ils ont plus d’audace, plus d’initiative, plus de liens entre eux, plus d’expérience, une plus grande capacité d’agir et de lutter collectivement : c’est là qu’est leur force.

Les objectifs pour lesquels ils se sont battus ont servi à leur renforcement politique et organisationnel non pas parce que les patrons les ont accordés – ils n’ont rien accordé du tout – mais parce qu’ils ont été un formidable moyen d’unification de masse.

Les concessions que le patron a faites, les changements qu’il a effectués dans l’usine et dans la structure des salaires ne représentent pas en eux-mêmes une victoire ouvrière : ce ne sont jamais que des tentatives de rétablir à un niveau différent le contrôle sur la classe ouvrière ; c’est là leur but.

Toutes les tentatives d’imposer à travers un accord une nouvelle organisation de la vie dans l’usine ou une nouvelle organisation du travail se sont révélées bientôt des pièges patronaux destinés à détruire la force que les ouvriers avaient conquise : la triste fin qu’ont connue les délégués est typique à cet égard ou, pire encore, l’exemple de la plate-forme syndicale de la Fiat, qui devait imposer « une nouvelle façon de construire des voitures ».
Cela ne signifie évidemment pas que nous sommes contre les luttes et les mobilisations pour des objectifs généraux, où la partie adverse n’est pas un patron particulier ni l’ensemble des patrons mais l’Etat et le gouvernement bourgeois.

Les objectifs clairs et généraux ont toujours été le plus puissant instrument dont disposent les prolétaires pour unifier et généraliser la lutte. Mais nous savons qu’à eux seuls les objectifs ne suffisent pas à faire croître la force et l’autonomie du prolétariat. L’enjeu de toute lutte est la capacité des prolétaires à étendre leur initiative, à faire les choses par eux-mêmes, à prendre ce qu’ils veulent.

Tel est, sur le terrain social également, le critère selon lequel nous évaluons le développement de l’autonomie prolétarienne.

Les exemples dont nous disposons sont éloquents. Les luttes des prolétaires pour faire baisser ou ne pas payer les loyers, pour occuper les immeubles ; pour faire baisser ou ne pas payer les prix des transports ; les luttes pour occuper des zones vertes ou contre la pollution, les nuisances, la ghettoïsation de quartiers entiers ; les luttes étudiantes pour utiliser l’école comme centre d’organisation et de discussion ouvert à tous les prolétaires ; les mobilisations de masse pour chasser les fascistes et détruire leurs locaux, toutes ces actions, si épisodiques et limitées soient-elles, sont des pas infiniment plus importants vers l’émancipation des prolétaires que toutes les manifestations et initiatives organisées d’en haut et même que les grèves pour les réformes, et doivent leur importance et leur utilité non pas, certes, à leurs objectifs mais au fait que les prolétaires se sont trouvés unis dans les luttes et ont pu prendre conscience de leur force.

III. PRENONS LA VILLE

Que signifie alors « prenons la ville » ? Comment cette position doit-elle se refléter dans l’organisation de notre travail ? La propagande à l’usine et les noyaux d’une organisation prolétarienne autonome.

Avant tout, il faut savoir profiter de la lutte d’usine, des occasions qu’elle offre continuellement pour commencer par poser, discuter et propager ces thèmes et les objectifs qui les traduisent, au fur et à mesure qu’ils prennent une actualité pour les ouvriers dans leur lutte.

Il en va ainsi du problème des prix, de la hausse continuelle du coût de la vie, du logement, des loyers lesquels représentent le prélèvement le plus important sur le salaire ouvrier, du transport qui ne grève pas seulement le salaire mais allonge aussi la journée de travail.

Et il en va ainsi de l’école, de la qualification professionnelle et des différences de salaires entre ouvriers et employés ; du rapport entre jeunes et anciens, entre ouvriers, entre gens du nord et immigrés et des différentes raisons qui poussent ou retiennent les uns et les autres à lutter, raisons qui sont un réel facteur de division de la classe ouvrière.

II en va encore ainsi du problème des fascistes et de la nécessité de l’auto-défense, du problème de la violence pendant les luttes, de la nécessité de démasquer, de juger publiquement et de frapper les chefs, les jaunes de toutes sortes, la hiérarchie de l’usine qui sont autant d’instruments directs de l’oppression de classe.

Il en est de même des réformes, de la tentative d’opposer l’initiative de l’Etat et de la bourgeoisie à la volonté qu’ont les masses de faire face à tous leurs problèmes par la lutte.
Il en est ainsi du problème de la santé qui ne se pose pas seulement à l’usine mais aussi au dehors, pour nos femmes et nos enfants et renvoie au problème de notre alimentation, de notre mode de vie, du pouvoir des médecins sur nos corps.

Il en va ainsi du problème de l’information, de la presse bourgeoise et de la TV, etc. Tous ces problèmes doivent être discutés en partant des exigences de la lutte à l’usine, de ses contenus et de ses objectifs, en commençant par distinguer les solutions des patrons et celles des prolétaires.

Ces discussions n’auront évidemment pas une portée immédiate mais elles s’accumuleront dans la conscience des prolétaires et ne tarderont pas à revenir à la surface sitôt que l’occasion s’en présentera.

La liaison entre les luttes.

En second lieu, il s’agit d’être présents, d’orienter et de relier entre elles les initiatives que les ouvriers prennent spontanément à l’extérieur de l’usine : par exemple les luttes des usagers des transports et certaines luttes contre les loyers, les occupations d’immeubles, etc,.

Toutes initiatives qui ont été organisées directement à l’usine ou qui reflètent le degré d’autonomie, de confiance en soi que la lutte d’usine a produit.

Relier les luttes veut dire organisation, généralisation, propagande sur les mêmes thèmes. Ce sont là les premiers exemples d’organisation ouvrière autonome dépassant les murs de l’usine, la colonne vertébrale d’une organisation ouvrière territoriale à venir.

Mais relier les luttes veut dire avant tout utiliser l’usine comme caisse de résonance de ces luttes ; comprendre que celle-ci est le terrain où certaines initiatives peuvent être comprises et généralisées ; voir que le plus souvent c’est à l’usine, dans l’accueil que les ouvriers font à certaines luttes, que réside la puissance de celles-ci et l’impossibilité pour le patron de les briser.

La liaison entre usines.

En troisième lieu, il s’agit d’organiser des liens stables entre usines dont les fils soient directement entre les mains des ouvriers.

L’intervention aux portes des autres usines, le contact avec une réalité ouvrière différente sont la première forme de l’engagement propre des ouvriers eux-mêmes, de l’action militante de masse à l’extérieur.

Tous en ressentent fortement le besoin aujourd’hui, car l’isolement des luttes est l’obstacle le plus immédiat que doit surmonter la classe ouvrière. L a liaison territoriale.

Mais la forme la plus stable et durable de liaison est assurée par la capacité des ouvriers d’une même usine et de différentes usines de se réunir, de s’organiser sur le plan territorial pour faire face, avant tout, à leurs propres problèmes, et c’est là aussi le seul moyen de gagner à l’organisation, au travail politique et au travail militant une masse énorme d’ouvriers qui ne peuvent s’arrêter à la sortie de l’usine.

L’ouverture de sièges ou même simplement le choix de lieux de réunions réguliers est une condition indispensable pour récolter les fruits, sur le plan organisationnel, d’un « travail de porte » qui risque autrement de ne pas laisser de trace durable.

Il s’agit là aussi d’un moyen fondamental d’offrir un pôle de référence à l’immense masse d’ouvriers et de prolétaires des petites entreprises qui ne peuvent organiser de luttes spécifiques sur leurs lieux de travail ou n’y parviennent que très difficilement, mais sont disponibles pour la lutte et pour l’organisation et qui peuvent finalement trouver, par leur lien avec les ouvriers et les luttes des grandes usines, leur champ d’initiative autonome.

Enfin, c’est là le moyen d’offrir aux étudiants un lien direct avec les prolétaires des quartiers qu’ils habitent, de sorte que leur travail en dehors de l’Ecole puisse être, dès le départ, non pas une initiative extérieure par rapport à la masse, mais une action se développant sur la base d’une connaissance réelle des problèmes et des luttes prolétariennes.

Là où la classe ouvrière n’est pas la force hégémonique.

Dans la ville ou dans les quartiers où il n’y a pas d’usines ou où la classe ouvrière ne peut être de façon directe le pôle de référence de tous les prolétaires, ces noyaux d’organisation prolétarienne autonome naissent et se développent par la liaison entre les avant-gardes des luttes prolétariennes – luttes pour le logement, contre les conditions de transport, mais aussi mobilisations anti-fascistes, batailles de rues, etc. – parce que la liaison avec la classe ouvrière n’est pas immédiate et que l’usine n’est pas le terrain d’unification des expériences.

Le travail de discussion, d’éducation, de clarification des perspectives de la lutte de classe doit alors nécessairement avoir un champ beaucoup plus étendu.

Les sièges.

Avoir un siège, un lieu fixe où se retrouver est une chose indispensable non seulement pour nous-mêmes, pour nous enraciner de plus en plus profondément dans une situation locale, mais surtout pour les masses qui ont besoin d’un centre auquel se référer pour lotis les problèmes qu’elles rencontrent, où elles puissent se rencontrer, se connaître, passer leur temps libre, et aussi apprendre à se divertir de façon différente, non bourgeoise.

Sans ce réseau de contacts et de liens il ne peut y avoir d’organisation prolétarienne autonome. C’est pourquoi ces sièges territoriaux, s’ils doivent fonctionner, doivent être entre les mains des masses – et entre les nôtres seulement dans la mesure où nous sommes complètement enracinés et intégrés dans la masse – financés, gérés et utilisés par les prolétaires pour tous leurs besoins. Il n’y a pas d’activités privilégiées réservées au siège et d’activités privées qui en sont bannies.

Les sièges ne doivent pas servir seulement de lieux de réunion et de discussion mais aussi pour faire des choses : organisation de la contre-information – tracts, journaux prolétariens, affiches, pancartes – activités culturelles, livres, journaux projections, cours et débats.

Les activités qui peuvent sembler « paternalistes » ne le sont que si elles sont organisées d’en haut et non sous le contrôle, par la force et le concours directs de tous : écoles maternelles, cours de rattrapage ou de perfectionnement, crèches, infirmeries prolétarien tics, assistance juridique, collectes, toutes ces activités doivent être accomplies au siège, ou à l’intérieur de l’organisation prolétarienne, avec le concours direct des prolétaires.

Le siège doit aussi être un lieu de détente. Nous n’y installerons jamais une machine à sous mais nous sommes tout à fait d’accord pour que garçons et filles y viennent pour se rencontrer, faire connaissance et organiser leurs fêtes.

De même les anciens, dont cette société ne sait que faire et dont elle souhaite qu’ils meurent le plus vite possible, peuvent trouver en notre siège un lieu pour se réunir, se rendre et se sentir utiles et surtout pour mettre enfin à la disposition des jeunes leur capital d’expérience que les patrons aimeraient faire oublier au plus vite.

L’enquête.
Nous ne devons pas faire les enquêtes nous-mêmes mais les confier aux masses, car c’est leur expérience, leur vie quotidienne à l’usine et dans les quartiers qui doit fournir les critères pour distinguer les ennemis et permettre de réunir pour chaque groupe, chaque famille, chaque individu les éléments nécessaires à la définition de sa position de classe et à son mode d’insertion dans la lutte.

Par l’enquête et par l’action dont celle-ci doit fournir la matière, la vie d’un quartier, d’une usine, d’une école doit tomber dans le domaine public, tous doivent sentir sur eux les yeux des prolétaires, savoir qu’ils peuvent compter sur ceux-ci pour toute cause juste et qu’ils doivent les redouter s’ils se rendent coupables.

A quoi sert l’enquête ? A identifier la « gauche », les couches, groupes et individus les plus combatifs, ceux qui vivent les contradictions les plus fortes, d’un côté, et d’un autre côté à isoler les ennemis, les chefs, les parasites, les exploitateurs, les jaunes, les agents de l’ennemi. Pour pouvoir dénoncer publiquement ceux-ci, il s’agit de tracer une ligne de démarcation nette entre amis et ennemis.

Dénonciation et justice populaire.

L’enquête n’a aucun sens si elle reste confinée dans un groupe restreint. La dénonciation systématique des conditions d’oppression dans lesquelles vivent les prolétaires et des instruments de leur exploitation – en descendant jusqu’aux cas individuels – est la, méthode la plus efficace pour arracher les prolétaires à leur isolement, pour leur faire comprendre qu’ils peuvent compter sur quelqu’un qui connaît et partage leur sentiment et qu’ils sont dans la voie juste s’ils luttent et apprennent à corriger leurs erreurs.

Une action de dénonciation systématique de l’ennemi de classe doit viser les patrons et ceux qui gouvernent et englober toute l’armée de leurs serviteurs et parasites : chefs d’équipe, chefs d’atelier, hommes de main, jaunes, tauliers, négociants, firmes et entreprises qui exploitent le peuple, juges, professeurs, instituteurs, maires et conseillers communaux (professionnels de la politique), fonctionnaires du parti, syndicalistes, dirigeants et jusqu’aux individus qui habitent les quartiers et les maisons des prolétaires mais ne font pas partie du prolétariat.

De la sorte, les prolétaires apprennent à distinguer leurs propres intérêts et à ne pas les confondre avec ceux de leurs exploiteurs ; de la sorte, on interdit à l’ennemi de classe aux cent visages de s’abriter derrière le mur de silence, de mystère et d’esprit de clan qui entoure ses actions.

On le force à se montrer à découvert, a avoir peur, à perdre l’initiative.

Manifestes, inscriptions sur les façades – celles de leurs maisons – tracts, journaux prolétaires, brochures et assemblées exposant leurs méfaits et leur vie privée doivent être les instruments de cette action quotidienne et doivent avoir pour résultat que les murs d’une entreprise, d’une école, d’un quartier, les choses dont parlent les prolétaires qui y vivent, prennent finalement une coloration de classe.

Sitôt que tout cela sera fait systématiquement, les prolétaires eux-mêmes prendront l’initiative et fourniront spontanément les matériaux et les informations qui permettront d’aller de l’avant.

C’est pourquoi il est nécessaire que cette action ne soit pas désordonnée, qu’elle se concentre périodiquement sur des initiatives spectaculaires comme des procès publics faits par les masses aux principaux responsables du notre exploitation ou à une catégorie particulière de ceux-ci, par exemple les chefs dans les usines.

C’est sur cette base seulement qu’une lutte juste et nécessaire contre le parlementarisme et les élections peut trouver les moyens d’aller de l’avant. Car une campagne anti-électorale ne peut être menée seulement sur la base de principes abstraits ; et ne pas la mener signifie ne pas s’attaquer à l’un des principaux instruments d’oppression et d’exploitation : le système de clientèle sur lequel s’appuie la politique bourgeoise.

Identifier, dénoncer et isoler les institutions, les intérêts matériels et les personnes qui font partie de l’appareil de l’Etat bourgeois et organisent l’adhésion à celui-ci – des fascistes aux révisionnistes – est une condition indispensable pour tracer une ligne de démarcation entre l’ennemi et nous, et pour amorcer une analyse concrète des bases sociales du révisionnisme.

L’Assemblée prolétarienne.

En plus du siège, les prolétaires doivent disposer d’un instrument de classe dans lequel ils puissent se reconnaître et auquel ils puissent se référer. C’est pourquoi il faut que, partout ou nous travaillons, l’habitude soit établie de tenir périodiquement et à date fixe des assemblées où la parole soit donnée aux masses.

Peu importe si, au début – ou même pendant longtemps – peu de gens se rendent à ces assemblées dont la convocation doit être l’objet du maximum d’efforts. Ce qui importe, c’est que l’assemblée ait toujours lieu, à date fixe, et que les prolétaires soient informés de ce qui s’y dit.

A mesure que notre travail progresse ils apprendront à la considérer comme un moyen qui leur est offert pour exprimer leurs besoins, pour faire leurs propositions, pour s’éclaircir les idées.

Donner la parole aux masses n’est pas chose simple. Des siècles d’oppression leur ont désappris à s’exprimer en public, à écouter ce que disent les autres, à discerner le coeur des problèmes.

Pour aider les masses à s’exprimer, il faut que les assemblées soient dirigées, qu’elles soient centrées sur un problème et qu’elles se terminent par une décision qui engage tout le monde ou, au moins, par une clarification.

Deux écueils doivent être évités : l’assemblée ne doit pas être une succession désordonnée d’interventions isolées consacrées à des problèmes divers et individuels ; et la nécessité de tirer des conclusions ne doit pas la transformer en une manifestation à sens unique dans laquelle les nouvelles interventions seront étouffées sous un plan préétabli.

Dans une réunion on peut dire beaucoup plus de choses – et des choses parfois plus justes – que dans une assemblée ; mais elle n’ont pas la même portée.

Le but d’une assemblée est d’apprendre aux masses à s’exprimer et à décider, à se sentir les protagonistes et à se rendre compte que leurs problèmes sont importants pour tout le monde.

L’assemblée de quartier est le lieu où des prolétaires de condition différente – ouvriers, étudiants, employés, femmes, chômeurs, ouvriers travaillant ailleurs que dans les usines – peuvent se rencontrer, prendre conscience de leurs problèmes respectifs, discerner ce qu’ils ont en commun et ce qui les divise, préparer le terrain et élaborer des objectifs pour des luttes communes.

A défaut d’un moyen d’auto-éducation de ce genre, chaque prolétaire n’aura jamais de la société et du prolétariat lui-même qu’une connaissance de seconde main.

L’assemblée est, en outre, le principal instrument dont disposent les prolétaires pour contrôler la vie du quartier, pour dénoncer ou approuver chacune des initiatives qu’on y prend.

C’est pourquoi il importe que les prolétaires apprennent à reconnaître l’assemblée comme leur légalité, comme le lieu où ils décident ce qui est juste et ce qui n’est pas juste.

L’auto-défense.

Les heurts de plus en plus fréquents avec la police et, surtout, les mobilisations prolétariennes contre les fascistes – pour les chasser et détruire leurs sièges – nous montrent à quel point les masses prolétariennes sont déjà prêtes à l’action directe.

Ce potentiel d’intervention ne doit pas se manifester au gré du hasard ou de la pure spontanéité ; dès maintenant, il faut l’organiser, le discipliner et le développer au maximum, de manière à lui donner une continuité et une direction politique.

Car pour beaucoup de jeunes et beaucoup de prolétaires la lutte de classe est comprise avant tout comme un recours à la force. Il ne s’agit pas là d’une erreur ou d’une déformation : mais d’un aspect fondamental de la spontanéité des masses qui doit être comprise et organisée politiquement.

Offrir aux prolétaires d’une usine, d’une école, d’un quartier la possibilité de s’organiser militairement est une tâche indispensable : cette organisation ne doit pas être une force brute « au service » d’une ligne politique qui lui demeure étrangère, mais une des formes par lesquelles prend corps l’autonomie et la conscience de classe des masses.

C’est à nous de la promouvoir et d’y être totalement impliqués pour lui donner une orientation politique juste.

Le recours à la force ne peut avoir, chez les prolétaires, qu’un caractère défensif ; la question de la destruction de l’appareil répressif de l’Etat – destruction qui est la tâche de la guerre révolutionnaire – n’est pas et ne peut pas être à l’ordre du jour.

Mais cela ne signifie pas que l’on se défend seulement lorsqu’on est attaqué.

Se défendre veut dire qu’il faut sauvegarder par la force notre autonomie, notre liberté de nous organiser, la possibilité de prendre des initiatives à la mesure de la capacité de mobilisation des masses ; et pour ce faire, il nous faut nous organiser sur ce plan-là également.

Il y a toute une gamme d’objectifs en vue desquels peut se développer aujourd’hui une organisation permanente de masse, base nécessaire d’une future armée prolétarienne : auto-défense – et offensive – contre les groupes fascistes ; service d’ordre dans les manifestations ; organisation de la défense contre les perquisitions et les arrestations dans les quartiers ; expéditions punitives contre les ennemis du peuple dénoncés et identifiés publiquement…

La solidarité active.

Les prolétaires doivent avoir confiance en leur propre force et pour cela ils doivent retrouver cette estime réciproque que le capitalisme cherche continuellement à saper.

Tout ce qui tend à mettre en valeur la personnalité des prolétaires, à ne pas les laisser galvauder leur créativité, leur intelligence, leur temps ; à leur permettre de se sentir utiles, à se mettre à l’oeuvre, à vaincre les difficultés du moment, à résister au chantage et à l’humiliation, tout cela – même s’il s’agit seulement d’actions limitées ou exemplaires – a la plus grande importance.

Aussi faut-il que, dans les usines, les écoles, les quartiers, il se crée un réseau de solidarité entre prolétaires, fondé sur des actes et non pas seulement sur des paroles.

S’organiser sur ce plan, cela veut dire faire des choses, avec persévérance, méthode et esprit de continuité : par exemple des collectes pour aider ceux qui en ont besoin ou pour éviter que des gens se vendent ou deviennent briseurs de grève parce qu’ils sont sur le point de crever.

Il y a aussi les dispensaires organisés par des camarades, pour montrer que l’on peut se guérir autrement qu’en s’humiliant jour après jour devant un médecin, ou pour commencer à analyser collectivement les causes de nos maladies.

Il y a l’assistance juridique pour nous éviter d’être escroqués par les patrons, par les aigrefins, par les assureurs, par l’Etat et même par les avocats, ou pour aider les prolétaires qui risquent de pourrir pendant des années en prison pour une vétille.

Il y a les crèches pour permettre aux femmes prolétariennes de consacrer un peu de temps à elles-mêmes et à la politique, de ne pas être enchaînées à leurs enfants et à leur foyer, de travailler et de gagner leur vie, et pour faire comprendre à tous, hommes et femmes, que l’on peut s’occuper des enfants de manière collective et communiste, pour le plus grand bien des enfants et des parents.

Il y a la possibilité donnée aux vieux de se sentir utiles et de faire profiter les autres de leur expérience, en enseignant l’histoire de leur vie.

Il y a les activités post-scolaires et les cours de rattrapage par lesquels les enfants – mais aussi les adultes – s’aident mutuellement à apprendre et choisissent eux-mêmes ce qu’il leur paraît important de savoir.

Il y a la possibilité offerte aux jeunes de lier connaissance, de ne pas être seuls, de trouver des amis avec lesquels s’amuser sans qu’il soit besoin pour cela de quitter le quartier.

Il y a les centres d’accueil pour organiser les prolétaires débarquant du sud et les aider à trouver un logement, un emploi, des amis, sans qu’ils aient besoin pour cela de subir l’escroquerie et l’exploitation politique à laquelle se livrent sur eux les chacals qui s’en occupent actuellement, etc.

Toutes ces initiatives ne peuvent être mises en train que lentement, en surmontant maintes difficultés et contradictions. Elles sont essentielles pour la lutte de classe, car elles substituent l’initiative consciente et collective des prolétaires aux solutions imposées par les patrons dans toute une série de domaines où la lutte de classe n’a pas pénétré jusqu’ici de manière consciente et organisée.

Les luttes.

Toutes ces initiatives ne sont pas des fins en soi ; elles servent à préparer les luttes, à les organiser, à les rendre continues et politiquement signifiantes afin de donner aux actions une base organisationnelle qui permette de consolider à tous les niveaux l’autonomie conquise par les ouvriers.

Tout comme la lutte d’usine, la lutte prolétarienne sur le terrain social a ses objectifs propres qui sont d’autant plus valables qu’ils sont plus généraux, unificateurs, égalitaires, antagonistes par rapport à la façon dont les patrons ont organisé la vie des prolétaires.

Beaucoup de ces objectifs ont déjà été clairement définis au cours des luttes prolétariennes de ces dernières années, mais ils peuvent être rendus plus précis encore et des objectifs nouveaux seront mis en avant à mesure que la lutte s’étend et que l’autonomie prolétarienne s’affirme dans tous les domaines.

Il ne peut y avoir de division de principe entre objectifs d’usine et objectifs sociaux car la lutte de classe ne petit être divisée en compartiments étanches.

Nombre des objectifs que les ouvriers ont mis en avant au cours des luttes d’usine ne peuvent être effectivement poursuivis que par une généralisation de l’affrontement, reliant les différentes usines entre elles et embrassant d’autres secteurs du prolétariat.

D’une façon plus générale, à mesure que l’autonomie du prolétariat se développe, on voit s’effacer et disparaître la distinction entre usine, société et « vie privée », distinction qui est un produit de la société capitaliste, une arme des patrons pour perpétuer leur domination. Quels sont ces objectifs ?

Les objectifs.

S’emparer des choses, ne pas se faire exploiter doublement, tel est l’objectif de la lutte pour le logement, de la grève des loyers, de l’occupation des immeubles vides, de la lutte pour les transports ou contre l’augmentation des tarifs, de la grève des tickets, des luttes étudiantes contre les frais de scolarisation ou pour transformer l’Ecole en centre d’organisation ; le nombre de mobilisations dans le sud contre le paiement de l’impôt ; les luttes ouvrières et étudiantes pour des cantines gratuites, etc.

Tel est aussi le sens de beaucoup de luttes ouvrières contre les heures supplémentaires, pour la réduction de la durée du travail, contre les cadences, contre la nocivité du milieu de travail. etc.

Tel est le sens d’une lutte contre la hausse des prix et la tentative d’affamer les prolétaires ; de la lutte pour imposer la distribution gratuite – ou à des prix décidés par les prolétaires – des produits de première nécessité, et cela non pas de manière anarchique, par des pillages faits au hasard, mais sous la forme de réquisitions ordonnées et continues pour lesquelles les prolétaires ne se sentent pas encore assez forts, mais qui sont pourtant inévitables.

Défendre son droit de vivre, ne pas le laisser dépendre des exigences des capitalistes. Tel est l’objectif de toutes les luttes que mènent les journaliers agricoles pour ne pas être rayés des listes d’embauche ; des luttes que mènent les paysans pour des prix garantis ; des luttes que mènent les chômeurs pour obtenir des allocations, pour obtenir que les fonds des organismes publics servent à garantir le salaire de tous ; des luttes des ouvriers mis en congé et qui revendiquent l’intégralité de leur ancien salaire ; des luttes des étudiants qui réclament le pré-salaire indépendant de leurs performances.

Tel est, sous sa forme la plus générale, l’objectif des ouvriers réclamant que leur salaire ne soit pas lié à la productivité ; mais la tentative de traduire cet objectif en la revendication du salaire unifié garanti à tous – ou salaire social, ou salaire politique, etc. – s’est révélée trop abstraite par rapport à la spécificité des situations réelles : il s’agit non pas d’un objectif unificateur mais d’un mot d’ordre en l’air.

Car la force des objectifs réside dans leur capacité à faire fond sur des situations concrètes ou sur des formes sur lesquelles les prolétaires savent pouvoir compter.

Défendre son temps, afin d’avoir du temps pour soi-même et non seulement pour les patrons. C’est là l’objectif de la réduction de la durée du travail, des luttes contre la lenteur des transports, contre les temps morts, contre les queues devant les guichets et les dispensaires, des luttes prolétariennes pour des services collectifs efficaces, pour des crèches, etc., des luttes étudiantes contre les programmes surchargés…

Défendre sa santé. Lutte contre la nocivité du travail d’usine, qui porte sur tout le processus de travail, car tout travail fait pour un patron est nocif; luttes dans les quartiers contre la pollution, la saleté, le bruit, les taudis; luttes pour des soins convenables dans les hôpitaux et les dispensaires; l’objectif des prolétaires est toujours de ne pas tomber malades plutôt que d’être mieux soignés pour leurs maladies.

La destruction systématique de leur santé, dans les usines et les quartiers, leur fait prendre conscience de leur exploitation et leur volonté de mettre au premier plan leur droit de bien vivre, d’être en bonne santé est l’aspect le plus fondamental de la contradiction qui les oppose à l’exploitation capitaliste.

S’opposer à tout ce qui divise, différencie et met les prolétaires en concurrence les uns avec les autres.

Dans les luttes contre les classifications et la cotation par poste ; dans les luttes des employés contre les cotes d’amour ; dans les luttes des étudiants contre la sélection, les concours, les examens, les « diplômes au rabais » ; dans les luttes des chômeurs contre les indemnités liées au lieu de résidence, l’égalitarisme, puissamment affirmé par l’autonomie ouvrière, s’est révélé le plus puissant facteur d’unification des prolétaires, la substance même de leur force préfigurant la société communiste.

Cet égalitarisme – et c’est là son sens – consiste à affirmer inconditionnellement les besoins des prolétaires contre les exigences de la production, du marché, du mode de vie que le capitalisme cherche à imposer pour diviser les prolétaires.

On ne parviendra à comprendre la nature de classe des révoltes méridionales contre l’Etat, les partis, les barons de la politique que si l’on y distingue le besoin de tracer une ligne de démarcation nette vis-à-vis de l’ennemi.

C’est pour la même raison que les ouvriers cherchent à chasser les chefs et les dirigeants des usines.

Le fait que cette exigence se soit exprimée de manière déformée et ait souvent offert aux pires ennemis du prolétariat – par exemple aux fascistes à Reggio de Calabria – un terrain idéal pour prendre pied, ce fait montre les limites de la spontanéité prolétariennes abandonnée à elle-même et dépourvue de direction politique.

Ne pas comprendre cette composante fondamentale de la lutte de classe, la refuser ou ne pas savoir l’assumer – au nom d’une défense de principe de la « démocratie bourgeoise » – peut seulement conduire à se couper de plus en plus profondément de la lutte de classe et de ses exigences fondamentales.

La ville aux mains des prolétaires.
Dans quelle situation se trouvera le prolétariat au terme de cette seconde phase que nous avons résumée par le mot d’ordre « prenons la ville »?

Par l’extension de la lutte à tous les domaines et sa radicalisation, le prolétariat se sera conquis lui-même, son propre mode d’être, de vivre, de se dresser contre la société et l’exploitation capitalistes.

La société sera coupée en deux : d’un côté les prolétaires, leurs besoins non satisfaits, leurs intérêts de classe désormais clairs et bien perçus, leur force accumulée par des années d’expérience, de lutte, de discussion, leur organisation éprouvée dans sa capacité de faire face à tout problème ; de l’autre côté la bourgeoisie, les patrons, le pouvoir despotique de l’Etat bourgeois, les mécanismes d’exploitation désormais mis à nu, la force brute, devenue l’instrument unique sur lequel repose leur domination de classe.

Ce processus ne sera évidemment pas plus linéaire que ne l’a été la phase de la conquête de l’autonomie dans les usines.

Il subsistera des différences de niveau tranchées, des zones « en retard » et « en avance » du point de vue de l’autonomie prolétarienne, des phases de progrès et des périodes de stagnation et de reflux comme nous en avons connu durant les années écoulées.

Surtout, il n’y aura pas un moment précis où l’on pourra dire que ce processus est arrivé à son terme et qu’une nouvelle phase de lutte s’ouvre aux masses, sauf dans l’appréciation des avant-gardes à qui revient la tâche de réunir les indications fournies par les masses et de donner une stratégie à tout le mouvement.

Mais un changement fondamental sera intervenu dans la conscience et dans l’attitude de masse des prolétaires et c’est par rapport à lui qu’il faut savoir mesurer le développement de la lutte de classe : les prolétaires ne se sentiront plus étrangers dans un monde qui ne leur appartient pas, ils ne seront plus des hôtes mal venus dans une société qui ne les tolère que pour pouvoir les exploiter, des marchandises asservies aux intérêts des autres.

Ils se sentiront chez eux, maîtres de leur vie et de leur destin, capables de le dominer et ils ressentiront l’exploitation et la domination non pas comme la condition naturelle de leur vie, mais comme une contrainte arbitraire et un obstacle à la réalisation de leurs aspirations.

A partir de ce moment, seule la force brute, l’appareil répressif de l’Etat, l’occupation militaire des zones où les prolétaires se sont organisés pour lutter, pourra maintenir les vieux rapports d’exploitation.

Et c’est à partir de ce moment – en partant de ce nouveau rapport de forces entre prolétaires et patrons, rapport de forces qui interdit aux patrons et à l’Etat toute initiative autre que de répression militaire – que la violence de masse pourra devenir offensive et que l’objectif de la lutte pourra être la destruction de l’appareil répressif de l’Etat.

Mais sur ce point également il faut se garder du schématisme : tous les prolétaires ne seront pas d’un côté ni tous les bourgeois de l’autre. S’il en était ainsi le destin de ceux-ci serait déjà scellé.

Les phases de la lutte de classe – il faut le répéter – seront déterminées par ses combats les plus avancés, dans la mesure où ceux-ci ne seront pas des faits exceptionnels mais le reflet d’une tendance embrassant tout le prolétariat.

Comme dans toute nouvelle avancée de la lutte de classe, les lignes du front ne resteront pas inchangées lors du passage à la nouvelle phase, mais les nouvelles tâches du prolétariat – la lutte armée – feront apparaître des divisions profondes.

Et – il faut le répéter – seule une ligne de masse nous permettra de surmonter ces divisions et d’arracher continuellement de nouvelles forces au camp de l’ennemi.

Nous en aurons les moyens si nous avons fait du bon travail jusque-là. Le prolétariat et ses avant-gardes pourront alors compter sur une organisation de masse dans laquelle les masses sauront se reconnaître et qui sera seule à leur offrir une perspective d’avenir.

1971

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Lotta Continua: Brochure de juillet 1969

Est-ce que la lutte est terminée ?

Nous sommes maintenant à la veille des vacances, et nous attendons tous avec impatience le moment de quitter cet enfer.

Pour ceux qui depuis plus d’un an se crèvent de fatigue, ce désir est parfaitement justifié.

Mais que le patron ne s’imagine pas avoir imposé dans l’usine son « rythme de vie ».

Pour nous, la lutte n’est pas terminée.

Nous n’avons pas obtenu ce que nous voulions, mais nous n’avons pas dit notre dernier mot.

Nous avons obtenu une grande victoire : en deux mois de lutte, nous nous sommes unis, nous avons pris conscience de notre force, nous nous sommes organisés tout seuls, à notre façon.

Le patron essaie bien de se venger, de reprendre le contrôle de nos luttes, de récupérer la production en augmentant les cadences et en menaçant les camarades les plus actifs ou en mettant ses menaces à exécution : mais tout cela ne se passe plus en douceur comme avant.

Il y a beaucoup d’équipes et d’ateliers qui débrayent chaque fois que la production augmente ou quand les cadences sont trop rapides ; dans certains ateliers, les ouvriers étaient tellement unis que la direction a été obligée de battre en retraite sur les mesures disciplinaires (aux ateliers 54 et 53, par exemple).

Ça veut dire que l’accord-bidon signé par les syndicats contre notre volonté, ou le chantage au manque d’argent pour les vacances, ça ne marche plus.

Ça veut dire que la lutte continue.

Mais la période qui nous sépare encore des vacances ne doit pas servir seulement à répondre aux contre-attaques du patron ou à l’augmentation de la production et à la répression.

Elle doit nous servir aussi à consolider notre organisation, et ànous préparera affronter les mois d’automne où nous reprendrons les grèves avec tous les autres ouvriers italiens.

En Septembre commencera la lutte pour le contrat national de travail des métallos, et tout de suite après pour celui des ouvriers de la chimie et du bâtiment.

La grande majorité des ouvriers sera en grève au même moment.

Nous savons ce que représentent les contrats pour les patrons et pour les syndicats.

Ce sont des accords pour une durée de trois ans, concernant le salaire de base, le nombre d’heures de travail, la classification et d’autres points importants pour nous.

Comme ça, les patrons veulent être sûrs que les ouvriers ne luttent qu’une fois tous les trois ans pour l’augmentation du salaire de base, les réductions d’heures de travail, etc.., au moment choisi par les capitalistes et les syndicats, et puis qu’après, ils restent bien tranquilles sans rien dire.

C’est-à-dire que le contrat est une espèce de cage dans laquelle on enferme à double tour la lutte des ouvriers, et les syndicats sont chargés de surveiller la cage pour qu’elle reste bien fermée.

Mais la lutte des ouvriers ne se laisse pas enfermer, ni par les patrons, ni par les syndicats.

Les ouvriers n’attendent pas le signal du patron pour lutter. Ils le font quand ils l’ont décidé.

Et de fait, à Mirafiori, nous n’avons pas attendu l’automne pour demander les augmentations de salaire et la classe supérieure ; nous avons commencé la lutte quand nous avons eu la force suffisante.

C’est exactement ce qu’ont fait les ouvriers de beaucoup d’autres usines italiennes, Pirelli, Olivetti, Fatme à Rome, Piaggio à Pontedera, Rese à Pordenone, Dalmine à Bergame et beaucoup d’autres.

Alors, la première chose à dire, c’est que:

Nous refusons de nous engager, avec les contrats, à planifier nos luttes sur le calendrier des patrons et des syndicats.

Les contrats, c’est des chiffons de papier, et rien de plus.

Ceci dit, nous devons ajouter que l’échéance des contrats est une occasion exceptionnelle pour notre lutte.

Si, jusqu’à maintenant, nous avons lutté chacun de notre côté, en automne, nous lutterons en même temps que tous les autres ouvriers.

Et rien que ça, ça veut dire que nous aurons une force extraordinaire.

Les patrons et leur gouvernement unis contre les ouvriers unis et leur organisation autonome : voilà en quels termes se pose la lutte de l’automne.

Mais pour utiliser véritablement cette force, il ne faut pas que nous attendions le dernier moment, il faut que nous nous préparions dès maintenant.

C’est-à-dire que nous devons discuter des objectifs que nous voulons atteindre en luttant, la façon dont nous voulons lutter, comment nous pouvons nous organiser mieux entre nous, et comment nous pouvons nous unir avec les ouvriers des autres usines et des autres villes.

A partir d’aujourd’hui et jusqu’aux vacances, nous devons tous nous engager à discuter de tout ça, dans l’usine et àl’extérieur de l’usine.

Ça aussi, c’est une façon de lutter.


Les objectifs des syndicats et ceux des ouvriers

La première chose à faire, c’est de décider, nous autres ouvriers, quels sont les objectifs de la lutte, sans laisser aux syndicats la possibilité de décider à notre place.

Au cours de notre dernière lutte, nous avons eu une nouvelle fois la preuve que les syndicats non seulement ne servent pas nos intérêts, mais qu’ils s’opposent à la lutte ou qu’ils cherchent à la faire dévier vers des objectifs qui ne nuisent pas du tout au patron ou qui lui sont même utiles.

Par exemple, leur revendication au sujet de l’augmentation du nombre des délégués.

D’une façon plus général e, nous avons constaté encore une fois que les syndicats sont ennemis de l’autonomie ouvrière, parce qu’ils ne s’occupent que d’aménager la façon dont le patron nous exploite.

Mais pour ce qui est de l’existence même des patrons et de l’exploitation, ils disent que ce n’est pas leur rayon.

Les syndicats acceptent les lois de l’organisation du travail telles que les ont faites les capitalistes, ils acceptent les lois de la productivité, les lois de la programmation patronale.

En revanche, les ouvriers, tous autant qu’ils sont, ne veulent qu’une seule chose : briser ces lois qui, pour la classe ouvrière, n’ont qu’un seul sens, toujours le même : misère et esclavage.

Tout cela est évident si on regarde la plateforme revendicative que les syndicats ont préparée en commun pour les contrats.

Il faut dire tout de suite que, comme d’habitude, les syndicats ont décidé des revendications de leur côté.

Aujourd’hui, ils font semblant de venir nous consulter en nous distribuant des bouts de papier sur lesquels nous pouvons répondre par oui ou par non aux questions auxquelles ils ont déjà répondu.

Comme ça, ils pourront dire qu’ils expriment nos désirs.

Comme si c’était nécessaire de faire des référendum par écrit pour connaître notre volonté alors que nous l’avons déjà exprimée très clairement, et pas chacun de son côté,avec un stylo à bille, mais tous ensemble, en débrayant, en faisant des assemblées, des manifestations, en luttant.

Le référendum des syndicats ne nous intéresse pas : ils le font pour mieux nous posséder.

Ces messieurs qui se disent nos représentants, parlent d’augmentations de salaire, mais ils se gardent bien de nous dire de combien elles doivent être, ces augmentations.

Ils n’ont pas le courage de venir nous dire qu’ils sont prêts à accepter des augmentations de cinquante lires, parce qu’ils savent bien que cinquante lires, ça nous fait rigoler.

Ils parlent d’augmentations, et ils refusent de demander une augmentation égale pour tous.

Comme ça, ils continuent à diviser les ouvriers au lieu de les unir.

Ils continuent à être partisans de la classification, et même, ils se préparent à inventer une nouvelle sous-classe, qu’ils appellent super, extra ou « sprint ».

Ils parlent de réglementer les heures supplémentaires, mais ils se gardent bien de parler de l’abolition des heures supplémentaires.

Es parlent des 40 heures, mais ils acceptent de les obtenir trois, quatre ans ou même plus après la signature du contrat.

Ils parlent de réajustement progressif avec les employés, ils se gardent bien de parler d’égalité.

Le réajustement qu’ils demandent ne s’applique qu’à quelques détails, et pas à l’essentiel.

Ils parlent de démocratie dans l’usine, mais ce qu’ils veulent, c’est des privilèges pour les syndicalistes.

iLs parlent de lutte, et ce qu’ils veulent dire par là, c’est deux ou trois journées de grève purement symboliques.

Tout ça, ça nous est étranger, c’est contraire à nos intérêts.

Nous, nous ne pouvons pas nous contenter de pleurnicher contre les syndicats, ou de les critiquer.

Nous avons démontré que nous sommes capables d’organiser nous-mêmes notre lutte, de décider de nos objectifs, de choisir la façon la plus efficace de lutter.

Et cela ne s’est pas passé seulement à Mirafiori, mais dans beaucoup d’autres usines italiennes.

C’est pourquoi aujourd’hui nous pouvons et nous devons décider nous-mêmes quels sont les objectifs que nous voulons atteindre en luttant en automne.

AUGMENTATIONS DE SALAIRES

Nous devons tous d’abord décider combien nous demandons.

Justement parce que nous ne sommes pas à la foire aux bestiaux, et parce que nous n’avons pas du tout l’intention de demander des augmentations qui sont tout de suite reprises par l’augmentation effrénée du coût de la vie, ça ne nous suffit pas de parler vaguement d' »augmentation », mais nous devons préciser de combien il faut qu’elle soit.

Et puis, ça sert à rendre les choses plus claires, et la clarté renforce la lutte.

Ensuite : les augmentations doivent être égales pour tous.

Ça, c’est ce que les ouvriers ont demandé au cours de toutes les luttes récentes les plus importantes.

Nous sommes tous exploités de la même façon, et le pain coûte le même prix pour tout le monde.

En ne nous augmentant pas tous de la même façon, le patron nous divise.

En demandant des augmentations égales pour tous, nous nous unissons, et nous nous renforçons.

Ensuite : toutes les rubriques différentes de la feuille de paye doivent être réduites aune seule : le taux de base.

En ce moment, la feuille de paye est divisée en un tas de colonnes : c’est bien utile au patron pour nous embrouiller et pour mieux nous voler.

La plupart du temps, pour comprendre sa feuille de paye, il faut être spécialiste.

Alors, le patron en profite pour nous embobiner.

Mais le plus important, c’est que nous ne travaillons pas pour avoir telle prime de vacances, telle classe, telle prime de nocivité, tel boni, tel salaire de base et ainsi de suite.

Nous sommes obligés de travailler tout simplement pour avoir un salaire, et pour qu’il soit aussi élevé que possible, compte tenu de nos exigences et de notre force organisée.

Le fait que notre salaire soit aussi fragmenté est une arme formidable dans les mains du patron.

Le forfait et la prime de production, par exemple, ne sont pas autre chose qu’une façon de nous rendre complices de l’exploitation que nous subissons : c’est une course suicide aux cadences qui augmentent toujours, et qu’on nous fait faire pour quelques lires de plus.

Autre exemple : quand on est au chômage « technique » – ça ne dépend pas de nous, mais du patron – les patrons font des économies sur notre dos.

Mais en étant payé au taux de base seulement, tel qu’il est maintenant, personne ne peut s’en tirer : d’autre part, la production, ça n’intéresse que le patron, sûrement pas nous.

Nous, ce qui nous intéresse, c’est le salaire.

Prenons encore un autre exemple : étant donné que le patron se fout complètement que nous crevions ou que nous nous esquintions la santé, la nocivité de certains travaux reste sans changement, et en échange de notre peau, on nous donne quelques lires de plus.

Comme ça, ils espèrent nous convaincre que nous sommes quittes: quatre sous de plus en échange de la silicose, d’une infirmité ou de la dépression nerveuse, et justice est faite.

Ils réussissent à envoyer trois couillons sur la lune, mais ils n’arrivent pas à éliminer la nocivité du travail.

Là aussi, il n’y a qu’une seule réponse : non âla nocivité, et en attendant, réduction des heures de travail, intégration des primes au salaire.

C’est comme ça que nous nous renforçons et que le patron s’affaiblit.

L’exploitation et la domination que le patron nous impose sont étroitement liés à la façon dont le travail est organisé, à l’utilisation qu’en fait le patron, pour contrôler et écraser les ouvriers : le salaire de poste, les augmentations au choix, les diverses indemnités, les forfaits, les primes et ainsi de suite.

Que tout ça soit intégré au salaire de base, ça veut dire s’opposer concrètement à la liberté de manoeuvre du patron sur notre dos.

TEMPS DE TRAVAIL

Nous voulons les 40 h. , nous les voulons sans perdre une seule lire, nous les voulons tout de suite.

On avait déjà demandé ça il y a 6 ans, pour les contrats de 1962, et on n’a encore rien vu venir.

La diminution des heures de travail est une revendication fondamentale, qui nous permet de nous unir concrètement avec les ouvriers des autres usines, et tout d’abord à ceux des usines que la logique capitaliste condamne au chômage croissant.

La diminution des heures de travail est une bonne façon de riposter à l’intensification du travail telle que nous la subissons à Fiat, et en même temps au chômage.

Mais tout d’abord, il faut dire que les 40 heures ne doivent pas servir au patron.

Les capitalistes les plus avancés sont tout à fait disposés à donner les 40 heures en échange d’une restructuration de la semaine de travail.

Par exemple, ils voudraient – comme l’a dit Pirelli – nous enlever le dimanche férié, et nous donner deux jours par semaine à tour de rôle.

Comme ça, ils peuvent faire fonctionner la production sans interruption pendant sept jours par semaine, dimanche compris, et utiliser les machines au maximum.

Pour nous, il n’y aurait plus de jours fériés, sauf quand le patron le voudrait bien.

Ou bien encore, toujours dans le même but, ils voudraient faire faire l’équipe de nuit à tous les ouvriers.

Mais la nuit est faite pour dormir.

Non seulement, nous n’accepterons pas de faire les équipes de nuit, mais nous demanderons partout où c’est possible l’abolition des équipes de nuit.

Cela ne doit plus se produire.

Mais nous savons aussi que la diminution des heures de travail, pour être effective, doit être liée à la question des heures supplémentaires.

Déjà maintenant les ouvriers italiens ne font pas les 43 ou 44 heures dont on parle dans les contrats.

Ils en font beaucoup plus.

Demander les 40 heures et ne pas supprimer les heures supplémentaires, ça veut dire se foutre de nous.

Maintenant, les patrons réussissent à nous imposer les heures supplémentaires – mis à part ceux qui les font uniquement parce qu’ils sont des salauds – parce que le salaire est trop bas et ne nous permet pas de nous en tirer.

C ‘est pourquoi toutes nos revendications sont liées :

– augmentations de salaire importantes

– les 40 heures

– suppression des heures supplémentaires

Il est inadmissible que dans les usines comme Fiat, où les conditions de travail sont épouvantables, il y ait des ouvriers qui fassent dix, onze heures de travail ou plus.

Il est inadmissible que cette surexploitation – qui rapporte énormément au patron et qui est payée une misère si ont tient compte des retenues – serve au patron à ne pas embaucher d’autres ouvriers.

Il est inadmissible que le patron se serve régulièrement des heures supplémentaires pour récupérer ce qu’il perd à cause des grèves que nous faisons.

CLASSIFICATION

Compte tenu de la production de l’usine, les classes n’ont pas de sens : nous sommes tous capables de tout faire.

Leur seul but est de nous diviser et de nous dresser les uns contre les autres, les jeunes contre les vieux, les ouvriers récemment embauchés contre les plus anciens, les ouvriers contre les ouvrières et ainsi de suite.

Nous devons avoir pour but de supprimer les classes, et, en attendant, demander la suppression des classes inférieures.

EGALITE COMPLETE AVEC LES EMPLOYES

Les employés et les ouvriers sont les esclaves du même patron.

Mais le patron réserve un « traitement de faveur » aux premiers, sur certains points, pour qu’ils continuent à croire qu’ils sont différents des ouvriers, et qu’ils se comportent en conséquence.

C’est exactement le même jeu que les patrons jouent aux Etats-Unis avec les ouvriers blancs et les ouvriers noirs.

Mais toutes les différences créées artificiellement par le patron doivent disparaître ; non seulement les différences de condition, mais les différences de salaire.

Commençons tout de suite par faire disparaître les différences de condition : cela doit donc signifier les mêmes droits pour les ouvriers et les employés (et pas seulement le vague « rapprochement » dont parlent les syndicats) ; cela doit signifier les mêmes droits pour tous : les vacances, les arrêts de travail, les indemnités et, non seulement en cas de maladie ou d’accident, mais tout le temps.

UNE LUTTE PROLONGEE

Voilà les objectifs qui- doivent être au centre de notre lutte et que nous ne sommes pas disposés à marchander contre d’autres concessions .

Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes : ça veut dire tout simplement que c’est sur la base de ces objectifs, du fait qu’ils répondent à nos besoins et à notre force, que l’organisation autonome des ouvriers peut grandir en ce moment.

Et cette organisation est bien celle qui nous permet d’affronter les autres problèmes, ceux qui ne peuvent être résolus après une seule lutte.

Elle s’est déjà constituée, bren que d’une façon encore incomplète, à Fiat.

C’est le cas pour le problème des cadences qu’aucune négociation ne permettra de résoudre.

Ce problème ne pourra être réglé que par une lutte prolongée et organisée, dans l’usine, pas seulement contre les augmentations de production, mais pour la réduction de la production.

C ‘est le cas pour le problème de la lutte à l’extérieur de l’usinera où le patron récupère ce que nous lui arra-chons par nos luttes, en augmentant les prix, là où le patron essaie de nous isoler et de nous imposer ses idées.

L’organisation que nous créons dans l’usine est le point de départ pour nous unir en dehors de l’usine aussi, là où nous habitons, pour lutter contre les loyers, contre l’augmentation des prix, contre l’école bourgeoise.

Nous voulons construire des formes d’organisation qui uniront les ouvriers de toutes les branches, les étudiants, les autres travailleurs, pour avoir toujours l’initiative.

Corso Traiano [Avenue de Turin où, le 3 juillet 1969, ouvriers et étudiants de la ville ont tenu tête à la police pendant près de 24 heures] et Nichelino en sont deux beaux exemples.

LES FORMES DE LUTTE

Il ne suffit pas de savoir pourquoi nous nous battons, il faut aussi savoir comment.

L’époque de la passivité, celle où nous attendions que les syndicats décrètent un jour de grève pour en faire un jour de congé, au mieux faire un tour aux piquets, cette époque-là est terminée.

En automne il est possible, c’est même sûr,que les luttes démarrent dans beaucoup d’usines, sans attendre le coup d’envoi des syndicats.

De toute façon, les grèves des syndicats nous serviront à expérimenter notre force.

Mais ces grèves que les syndicats ont l’intention de nous faire faire sont celles qui nous coûtent le plus cher.

Ce sont celles qui coûtent le moins au patron : il est prévenu si longtemps à l’avance qu’il a le temps de s’organiser pour les récupérer.

Ce sont celles qui nous sont le moins utiles pour nous unir et nous organiser.

Pendant la lutte de Mirafiori, comme pendant celle de Pirelli à Milan, et celles des luttes récentes les plus avancées, les ouvriers ont remporté une grande victoire.

Si le patron nous rassemble dans l’usine, c’est pour produire des profits ; pour celui qui regarde notre organisation et notre lutte, il se sert de tout pour nous diviser, il nous arrive de travailler côte à côte pendant huit heures et de ne pas arriver à échanger trois mots, encore moins d’arriver à nous connaître .

Notre lutte nous à fait comprendre que si l’usine est le centre du pouvoir patronal, elle peut et elle doit devenir le centre de notre force.

Nous avons compris que le fait de mener la lutte dans l’usine nous permet de nous unir, de discuter entre nous, de nous organiser, tout cela dix fois plus que pendant les grèves à l’extérieur.

Nous avons compris qu’avec cette organisation, en faisant passer la lutte d’un atelier à l’autre, nous pouvions porter des coups encore plus sévères au patron avec le minimum de pertes.

Les luttes de l’automne seront un occasion unique pour généraliser, grâce aux luttes à l’intérieur de l’usine, l’organisation autonome qui existe déjà dans quelques ateliers.

Ce sera une occasion unique pour renforcer la capacité de lutte dans les usines italiennes où elle est encore insuffisante.

C’est seulement la lutte dans l’usine qui nous permet d’envisager un combat prolongé contre le patron ; c’est là qu’il est le plus faible, là qu’il paie le prix fort.

Qu’il soit bien clair, à partir de maintenant, que nous n’accepterons plus d’arrêter des luttes pour des négociations, pour donner au patron une belle occasion de planifier les grèves comme il l’entend.

C’est pendant le déroulement de la lutte qu’on discute.

Bien entendu, ça ne veut pas dire qu’il faut enfermer la lutte entre les murs de l’usine, mais ça veut dire qu’il faut utiliser l’usine comme point de départ, comme l’endroit où se construit la force qui nous permet d’en sortir au bon moment, avec les formes correctes et en bon ordre.

Ça veut dire également que nous pourrons trouver la riposte ouvrière la plus efficace à toutes les tentatives du patron pour reprendre le dessus : le lock-out ou les licenciements par exemple.

La riposte, ce sera l’intensification de la lutte dans l’usine et l’occupation s’il le faut.

Agnelli, comme tous les autres capitalistes, préfère sûrement que les ouvriers aillent faire des dégâts Piazza Statuto.

Là au moins il peut leur envoyer ses bandes de flics.

Mais s’ils s’emparent de l’usine, les choses à détruire sont beaucoup plus précieuses.

Pendant la lutte de la Fiat et pendant bien d’autres luttes prolétariennes en Italie, c’est la masse des ouvriers qui a fait preuve d’une conscience révolutionnaire élevée en montrant qu’ils savaient qu’il n’y avait pas de solution à leurs problèmes de classe en dehors de la destruction du capitalisme, en dehors de la destruction des classes.

Dans l’étape actuelle, le problème qu’il nous faut résoudre, c’est de traduire cette richesse révolutionnaire en processus de lutte, en formes organisationnelles.

Pendant les luttes de l’automne, ce n’est pas le problème du combat entre les prolétaires et les forces armées du capital pour la conquête du pouvoir qui se posera.

Le problème qui se pose, c’est celui de l’organisation autonome des ouvriers.

Et pour cela, la lutte à l’intérieur de l’usine joue un rôle décisif.

SIGNIFICATION DE LA LUTTE

Quand des millions d’ouvriers partent ensemble au combat, comme c’est le cas pour le renouvellement des contrats collectifs, le danger est toujours énorme pour les patrons.

Mais ceux-ci espèrent bien s’en tirer en signant avant ou après un accord avec les syndicats.

Ensuite, ils collaboreront pour ‘le faire respecter » : c’est-à-dire pour réduire « les pertes » au minimum et pour arrêter toutes les luttes au nom de la signature.

Mais cette fois, le danger est plus grand que jamais pour les patrons.

Ces derniers temps, les ouvriers ont appris non seulement à mener une lutte prolongée,mais encore à lutter d’une manière autonome, à décider eux-mêmes pourquoi et comment lutter.

A la Fiat, comme dans beaucoup d’autres usines, c’est pour cela qu’ils ont commencé à s’organiser et à mener des luttes sans accepter quelque contrôle que ce soit.

Et dans ces luttes, les ouvriers ne sont pas seuls.

Depuis deux ans, les étudiants se battent contre les mêmes ennemis.

Les paysans et les ouvriers agricoles, en ce mo – ment même, mènent de dures batailles.

Même les employés et les agents techniques qui paraissaient jusque là les plus dociles au patron ont commencé à se mobiliser dans certaines usines de Milan et à la Fiat elle-même (grèves de la mécanographie, par exemple).

Ainsi, les patrons savent que ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement quelques lires d’augmentation en plus ou en moins.

Ils savent que ce qui est en jeu, c’est leur pouvoir.

Ils savent que pour la première fois depuis des années peut surgir de ces luttes une union organisée des travailleurs, capable de leur tenir tête et de balayer tous les compromis des syndicats et des partis.

C’est pourquoi ils utiliseront tous les moyens à leur disposition pour nous faire plier la tête et pouvoir nous narguer ensuite : « vous avez vu, vous vouliez n’en faire qu’à votre tête et vous avez pris une raclée ».

Ils ont beaucoup de moyens à leur disposition : l’Etat, la police, les tribunaux qui sont à leur solde.

Les syndicats ne mettent pas longtemps à se mettre d’accord pour freiner eux aussi la lutte des travailleurs au prix de quelques concessions : ces dernières semaines, à la Fiat, nous l’avons bien vu.

Ce sera donc un rude combat.

Mais nous sommes décidés à nous battre jusqu’au bout, parce que, dans ce combat, une seule victoire vaut plus que toutes celles du passé.

Nous pouvons sortir de cette lutte en ayant obtenu,non seulement plus que ce que nous voulions – et nous en avons bien besoin -, mais encore une force organisée qui soit vraiment la nôtre , et qui nous servira pour toutes les grèves que nous déciderons.

Cette force, elle ne se fait pas d’elle-même.

Elle est comme le combat futur : un combat dur et prolongé ; la victoire ne vient pas « d’elle-même », en comptant seulement sur l’élan spontané des masses.

Il faut que les ouvriers les plus conscients, les plus décidés ne s’arrêtent pas à quelques augmentations, mais pensent à l’objectif final : le renversement du pouvoir du patron. Qu’ils prennent la tête des luttes.

Il faut que des groupes de travailleurs se forment pour préparer la lutte, pour donner toutes les explications nécessaires à leurs camarades, pour les convaincre et les mobiliser.

D’une usine à l’autre, d’une ville à l’autre, il faut que ces groupes s’unissent.

C’est pourquoi, avant les vacances, nous avons organisé une rencontre nationale des travailleurs en lutte de différentes villes d’Italie : ce congrès sera un premier pas vers l’unité.

Turin

22 Juillet 69

Ouvriers et étudiants

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