Par moments, Georges Bernanos revient au doute. C’est cela qui amène les plus belles lignes, les moments les plus forts. Le 8 mai 1946, une année après la victoire sur l’Allemagne nazie, il écrit par xemple dans l’article La paix est-elle possible ? :
« Il y a un an, l’Allemagne s’effondrait comme un mur, ensevelissant sous ses ruines l’homme étrange qui se croyait le premier d’une humanité nouvelle et qui était peut-être le dernier de l’ancienne, à moins qu’il n’appartînt réellement à aucune.
Ce mur énorme abattu, il semble que son ombre pèse encore sur le monde. La bombe atomique ne peut rien contre les ombres. »
C’est une lecture pleine de sensibilité de la situation, toujours tourné vers ce qu’il considère être un humanisme chrétien, le christianisme ou plutôt la christianité, on est ici pratiquement dans le luthérianisme, apportant sa dignité à l’être humain.
Cela va jusqu’à l’insensibilité tellement l’opiniâtreté est pour lui une qualité. Ainsi, en février 1942, Georges Bernanos fait un article pour parler de la mort de Stefan Zweig. Il le définit comme un grand écrivain, une figure importante, mais il rejette son suicide, qui a des conséquences néfastes pour la cause qu’est la lutte contre l’Allemagne nazie.
Voilà comment il présente la chose :
« Des milliers et des milliers d’hommes qui tenaient M. Zweig pour un maître, l’honoraient comme tel, ont pu se dire que ce maître avait désespéré de leur cause, que cette cause était perdue.
La cruelle déception de ces hommes est un fait beaucoup plus regrettable encore que la disparition de M. Stefan Zweig, car l’humanité peut se passer de M. Stefan Zweig, et de n’importe quel écrivain, mais elle ne peut voir sans angoisse se réduire le nombre des hommes obscurs, anonymes, qui, n’ayant jamais connu les honneurs ni les profits de la gloire, refusent de consentir à l’injustice, vivent de l’unique bien qui leur reste, une humble et ardente espérance.
Qui touche à ce bien sacré, qui risque d’en dissiper une parcelle, désarme la conscience du monde, et dépouille mes misérables. »
Si Georges Bernanos témoigne ici de la force de son romantisme – l’engagement, l’esprit du monde – il ne comprend rien à l’angoisse existentielle de Stefan Zweig face à l’antisémitisme exterminateur.
Il ne mentionne pas non plus dans son article que, quelques jours avant son suicide, Stefan Zweig lui a rendu visite dans sa ferme de la Croix-des-Âmes à Barbacena, au Brésil.
Cela reflète le sentiment de peur qui domine totalement chez Georges Bernanos, une peur inquiète, un tourment incessant quant à la dignité, la fragilité de l’être humain. En ce sens, il est une figure tout à fait française, ancrée dans son époque ; l’existentialisme d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre ne sont que des sous-produits de la démarche puissante de Georges Bernanos.
Car, avec ses incohérences dues à son romantisme tourné vers le catholicisme, Georges Bernanos a plus de dignité du réel que l’existentialisme cosmopolite, froid et égotique d’Albert Camus ou de Jean-Paul Sartre.
Voici un autre exemple, où Georges Bernanos se demande si, après tout, il n’aurait pas lui-même cédé devant le maréchal Pétain s’il avait été en France à ce moment-là :
« Qui sait si je n’eusse pas été tenté de céder à cette abjecte fascination ?
Oh ! Sans doute, il serait plus avantageux pour mon amour-propre de ne pas faire publiquement une telle hypothèse, mais j’aime mieux scandaliser quelques lecteurs que de parler le langage du pharisien.
Comment pourrais-je juger autrement d’une épreuve où j’ai vu de loin sombrer l’honnêteté, la fierté, le bon sens même d’un si grand nombre de Français auxquels j’étais attaché, en qui j’avais foi ?
J’éprouve un inexprimable dégoût à l’écrire, mais enfin – hélas ! – on ne peut le nier : la France a aimé ce vieillard et son dégoûtant langage, faussement cordial, où se trouvent si bizarrement combinées l’onction du notaire véreux et celle du mauvais prêtre.
Au jour de sa plus grande humiliation, la France a cru se reconnaître en ce Tartuffe centenaire, elle a reçu de lui, avec ses transports de vénération et d’amour, le sacrement de la honte.
J’ignore, j’ignorerai toujours ce que fut à ce moment tragique l’atmosphère de mon pays, je n’ai pas respiré cet air vénéneux, plein de tous les sucs d’une corruption déjà ancienne, prodigieusement accélérée par la débâcle militaire.
Mais je n’ai jamais approché quelqu’un de ceux qui y ont vécu, ne fût-ce que peu de semaines, sans ressentir en leur présence un indéfinissable malaise, comme si je me trouvais devant un être revenu du pays des morts. C’est précisément ce trouble, cette insurmontable répugnance, qui me retient de condamner sommairement certaines faiblesses.
En dépit de tous mes efforts, le mécanisme psychologique m’en échappe, elles me restent absolument étrangères, je ne puis en trouver le principe dans ma conscience. »
Tourner les choses dans tous les sens est prétexte chez Georges Bernanos à une approche mystique, l’empêchant de synthétiser la réalité, mais en même temps il parvient à s’arracher, à s’extraire de ce qui lui semble une voie de garage.
Cette inquiétude permanente, existentielle bien plus qu’existentialiste, et à ce titre franchement expressionniste, en fait tout l’intérêt historique, toute la signification.