Les Croix de Feu : une structure militaire

En pratique, les Croix de Feu, aidés des Volontaires Nationaux qui étaient une structure de soutien, étaient une organisation de guerre civile. Les structures fonctionnaient de manière autonome, mais avec en leur sein une hiérarchie très stricte, avec des responsabilités paramilitaires et militaires bien définies.

Cinq adhérents, de la même maison, de la même rue, habitant près les uns des autres, formaient une « main ». Deux « mains » formaient une dizaine, trois dizaines une « trentaine », qui elle-même était associée à deux autres trentaines, pour former une « centaine ». Les centaines étaient reliées par « secteur ».

A chaque niveau, un chef était responsable de la cohérence et de l’activité. Cela permettait une mobilité très importante et une capacité de mobilisation de quelques heures.

Il était considéré alors du côté du Parti Communiste – SFIC qu’il suffisait de deux heures aux Croix de Feu pour faire une mobilisation générale de ses troupes afin d’agir dans Paris, sans avoir besoin de faire de mobilisation militante autre que de manière administrative.

Le Parti Social Français (P.S.F.), qui succédera ensuite aux Croix de Feu, n’a aucunement modifiée cette organisation, la continuité étant évidente. Le quotidien de la SFIO, Le Populaire, constatait d’ailleurs simplement le 20 octobre 1936 :

« Le Parti Social Français : c’est les Croix de Feu. Tous les cadres de ce pseudo « parti » sont ceux de l’armée de la tête de mort. »

Dans l’ordre des choses, le P.S.F. aurait dû alors tomber sous le coup de la Loi condamnant la participation à la « reconstitution d’une ligue dissoute », prononcée le 7 décembre 1935. Ce ne fut jamais le cas, le P.S.F. disposant de relais institutionnels puissants. L’Action française, l’organisation royaliste farouchement opposée à la concurrence du P.S.F., expliquait elle-même dans sa presse que François de La Rocque savait huit jours à l’avance qu’il y aurait des perquisitions dans les locaux du P.S.F..

Et de fait, des camions entiers emportèrent auparavant les documents et le matériel du P.S.F. qui auraient pu poser « problème ».

Ce processus d’organisation allait de pair avec l’armement. On a ainsi des achats légaux et massifs d’armes auprès des armuriers notamment par l’intermédiaire d’ecclésiastiques, d’industriels, d’officiers de réserve…

Les activistes du P.S.F. profitaient également des « sociétés de perfectionnement de sous-officiers de réserve » et des « sociétés de tir pour la préparation militaire », dont l’Armée fournissait les armes et les munitions.

Largement infiltrées par le P.S.F., ces sociétés servaient d’armurerie et de centre d’entraînement, ainsi que de récupération de matériel, plus de tireurs étant déclarés que la réalité, les munitions en plus étant mises de côté.

À cela s’ajoute la contrebande à la frontière suisse, afin d’obtenir des pistolets, des mitraillettes, des mitrailleuses, etc. Le tout aboutissant à des distribution d’armes automatiques à des secteurs entiers notamment à Paris.

Une attention toute particulière fut également portée à l’achat d’avions privés et la mainmise sur les aéroclubs. Le résultat fut impressionnant, avec des centaines d’avions privés passant sous la coupe des Croix de Feu, alors que l’État payait 40 % du prix d’achat de ceux-ci.

Une école de pilotage à Colombes en banlieue parisienne rassemblait également cent Volontaires Nationaux, à un prix de faveur : 500 francs frais d’assurance compris.

Un des fils de François de La Rocque passa lui-même son brevet de pilote Croix de feu. Quant à François de La Rocque, il se procura un avion de type Leyat-Jacquemin, la « 5CV de l’air », d’un rayon d’action de 700 km et nécessitant de seulement 20 mètres pour l’atterrissage.

Soutenaient l’initiative tant le général Victor Denain (chef d’état major général de l’Armée de l’Air puis ministre de l’Air entre 1933 et 1936), que le commandant Jean Loste qui était président de « l’Amicale de l’aéronautique » des Croix de Feu. Cela allait de pair bien entendu avec un travail politique en direction de « l’association des officiers de réserve de l’Aéronautique », influent au ministère de l’Air par l’intermédiaire du commandant Alfred Heurteaux, lui-même Croix de Feu et collaborateur du général Denain.

Le général Denain lui-même, au moment de sa prise de direction du ministère de l’Air, supprima la direction du personnel dont s’occupait le colonel Lacolley d’orientation républicaine, afin de s’occuper lui-même de l’avancement.

Il mit également de côté le général Berger, qui s’occupait du matériel, et l’ingénieur en chef Demanoy. Il se rapprocha alors de René Giscard d’Estaing, chef de cabinet lié à la haute bourgeoisie, du colonel Davet lié à Léon Daudet, ainsi qu’au capitaine Testard, homme de confiance de François de La Rocque.

Le P.S.F. disposait également d’une solide base sympathisante auprès des cadres de l’Armée (lieutenants, capitaines, etc.), il mena également une propagande intense auprès des soldats, accusant le Front populaire d’un côté, diffusant de la propagande de l’autre.

Une grande insistance étant apportée de ce côté au repérage et à l’isolement des soldats liés au mouvement ouvrier, des listes étant faites pour l’éventualité d’un coup d’État et les opérations de « neutralisation » de ceux susceptibles de s’y opposer.

Dans une même perspective, le P.S.F. a fait en sorte, quand c’était possible, de placer ses permanences – pouvant accueillir parfois des centaines de personnes – non loin des centres téléphoniques et télégraphiques, des centrales électriques, des services des eaux, etc. Le tout en cherchant particulièrement à recruter dans les postes de maîtrise de ces installations.

Bien entendu, cela n’était pas annoncé dans la presse. A l’inverse, le discours aux militants était clair, comme ici devant une assemblée parisienne des délégués régionaux Croix de Feu, le 6 septembre 1936 :

« Il faut nous préparer à prendre le pouvoir par la force. Dès maintenant, dans toutes les villes de province, des instructions doivent être données à chaque groupement Croix de Feu pour la constitution de troupes de choc. »

Voici un extrait d’une circulaire récupérée, où on lit que l’attention doit être portée sur les points suivants lors de la prise du pouvoir :

« Que les cadres puissent transmettre et faire exécuter les consignes. »

« Que l’action de nos adversaires soit en définitive neutralisée. »

« Absorber les soubresauts des adversaires. »

« Que la critique de l’échelon supérieur est toujours préjudiciable, qu’il est indispensable que les ordres donnés soient exécutés dans les délais impartis. »

« Là où la force publique serait absente ou défaillante, sachez défendre vous-mêmes la patrie et vos foyers. »

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Croix de Feu : la capacité de mobilisation

Dans l’optique d’un refus de l’opposition droite contre gauche et dans l’idée d’une renaissance-réconciliation, les Croix de Feu fondaient leur activité publique sur la mobilisation. Il ne s’agissait pas, comme l’extrême-droite liée au royalisme, de passer par la violence pour mener des coups d’éclat.

Il s’agit de diffuser un état d’esprit, une mentalité, ce qui correspond absolument aux démarches des S.A allemands et des chemises noires italiennes.

François de La Rocque, toutefois, était tout à fait conscient des profondes différences de l’Italie et de l’Allemagne avec la France. Aucun modèle n’était reproductible, il fallait s’adapter au contexte. On retrouve cette capacité de flexibilité pratique lorsqu’il explique la chose suivante :

« Quand on m’a parlé de béret, j’ai dit : « A quand le pas de l’oie ? » Non, j’aime bien mieux que mes hommes défilent en rigolant un peu, qui en chapeau melon, qui en casquette. C’est plus touchant et c’est plus français! »

Pour cette raison, si initialement les Croix de Feu participent à la logique de l’extrême-droite « bruyante », ils le font de manière indépendante, avec comme objectif, en arrière-plan, d’être de masse. Les résultats seront d’ailleurs incomparables.

Un exemple marquant d’initiatives des Croix de Feu furent les rassemblements. Ainsi, le 11 novembre 1929, plusieurs milliers de Croix de Feu défilent sur de la musique militaire autour de la tombe du soldat inconnu, dans un cérémonial qui se veut millimétré et solennel.

Lors d’une manifestation le 8 juillet 1934, plus de 15 000 Croix de Feu, en colonnes de douze, marchèrent pendant 45 minutes sous l’arc de triomphe, à Paris. Lors du défilé parisien du 11 novembre 1934, plus de 25 000 personnes défilèrent en rang par six.

En mai 1934, lors du défilé pour Jeanne d’Arc, 20 000 personnes participèrent à la marche, pour rejoindre 20 000 autres personnes pour une remise de symboles honorifiques par François de La Rocque.

Ce dernier, pour ses meetings, pouvait rassembler plusieurs milliers de personnes : en juin 1934, 10 000 personnes étaient présentes place Wagram, 15 000 à la salle Bullier. En décembre de la même année eut même lieu un double meeting dans ces deux salles, François de La Rocque passant de l’une à l’autre.

Le procédé sera réitéré en janvier et en avril 1935, avec pas moins de quatre salles ; en décembre 1935, il y eut même six réunions en deux jours. À Alger, en 1935, François de La Rocque fut accueilli par 15 000 personnes et le survol d’une trentaine d’avions avec les symboles Croix de Feu, alors que le maire d’Alger vint le saluer dans la section locale de l’organisation.

En juin 1935, devant les menaces de la gauche socialiste et communiste, François de La Rocque annula le défilé à Chartres, pour le déplacer dans une ferme appartenant au responsable du département, 25 000 personnes venant au moyen de 6000 voitures, dans une ambiance marquée par un défilé au flambeau.

Ce type de marche et de grand messe était un grand classique des Croix de Feu et rendu possible par sa ligne de masse. Mais il est cependant nécessaire de souligner le très haut niveau d’organisation.

Le 30 septembre, 16 000 personnes sont amenées sur hippodrome de Chantilly acclamer François de La Rocque et défiler dans les rues, devant le monument aux morts et la statue du maréchal Joffre, la ville ayant accueilli de 1914 à 1916 le Grand Quartier Général de l’armée française, alors que six avions avec les symboles des Croix de Feu passaient au-dessus d’eux, en formation de trois.

Les conducteurs des voitures et autocars avaient pris des itinéraires différents, n’ayant appris qu’au dernier moment où aller, alors qu’à Meaux et Coulommiers, de petites délégations déposaient des gerbes devant les monuments aux morts, afin d’induire les opposants et la police en erreur.

En septembre 1935, pour célébrer la bataille de la Marne, 80 000 personnes prirent 16 000 voitures, alors que les routes étaient surveillées par le tiers des effectifs parisiens, munis de brassards et supervisant le mouvement.

La capacité d’organisation rapide était au cœur des Croix de Feu et du P.S.F. qui en est issu, dans l’esprit de roder afin d’être prêt le jour J. En septembre 1935, on a ainsi les Croix de Feu qui occupent des points stratégiques de Bonneuil, dont la mairie est communiste.

Celle-ci voit ses communications téléphoniques bloquées, alors que les passants sont arrêtés et contrôlés par les Croix de Feu venus au moyen d’une trentaine de voitures et de camionnettes, habillés de paletots de cuir, un béret basque sur la tête, matraques au poing, parfois le revolver à la ceinture.

François de La Rocque entendait parfaitement maîtriser ce processus, afin que tout se passe de manière militaire, ordonnée. Un exemple parlant est l’utilisation d’une ruse consistant à monter une fausse discussion sur des boulevards parisiens, entre deux personnes s’invectivant, celui jouant au « communiste » tenant des propos outranciers, orduriers, etc.

Mais les débordements d’un esprit en fait paramilitaire étaient inévitables : en août 1934, lorsque les Croix de Feu organisant un rassemblement à Aix-en-Provence furent accueillis par 3 000 antifascistes partis de la bourse du travail pour rejoindre le lieu de rassemblement, ils doivent s’enfuir et n’hésitant pas par la suite à tirer deux coups de feu depuis une voiture.

Début juillet 1936, les membres du P.S.F. issu des Croix de Feu n’hésitèrent pas à affronter la police sur la place de l’Étoile à Paris, 105 personnes étant blessées, alors que quelques semaines plus tard la section de Clermont-Ferrand occupait la préfecture du Puy-de-Dôme.

En octobre, le meeting parisien au Vélodrome d’hiver fut interdit par la Préfecture en raison de la campagne antifasciste du Parti Communiste, ce dernier organisant deux jours plus tard un meeting au Parc des Princes avec 40 000 personnes. En réponse, le P.S.F. organisa un rassemblement de plus de 20 000 personnes, encadré par pas moins de 20 000 forces de police et gardes mobiles pour éviter tout affrontement.

Ceux-ci eurent tout de même lieu, le P.S.F. attaquant la Police, voyant 1149 de ses membres arrêtés mais avec seulement quelques mis en examen pour port d’armes, bien qu’il y eut aussi dans la foulée 50 perquisitions de menées.

En novembre, ce sont des usines qui étaient occupés à Troyes et Dijon, de manière « préemptive », pour faire face à la gauche socialiste et communiste.  

La gauche communiste et socialiste ne s’y trompa pas et elle constatait qu’à l’arrière-plan, il existait un processus de militarisation accompagnant les mobilisations.

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Croix de Feu : l’absence revendiquée de programme

François de La Rocque se pose donc en sauveur de la Nation, qu’il veut refonder, en procédant à la réconciliation de la population et en purifiant l’administration. En cela, sa position peut se conjuguer aux Croix de Feu, qui ont également des attentes de réorganisation nationale, de valorisation du patriotisme complet, de rétablissement des valeurs traditionnelles, etc.

Cette dynamique est puissante et elle n’a pas besoin, par conséquent de s’inspirer d’autres tentatives du même genre ou différentes effectuées ailleurs. François de La Rocque rejette donc le fascisme, ce dernier étant considéré comme correspondant uniquement au modèle italien. 

« Le fascisme est un article étranger que nous n’avons pas à importer chez nous. Il a pu porter ses fruits dans certains pays, où il convenait au tempérament national.

Il ne convient pas au tempérament français, épris de LIBERTE, de BON SENS et de MESURE. »

Pour autant, l’objectif est clairement le même que le fascisme italien et le national-socialisme allemand, à savoir dépolitiser, abolir la politique, unifier tous les individus au sein d’un organisme général : la Nation.

Les Croix de Feu ont très clairement la même lecture anti-politique que le fascisme italien et le national-socialisme allemand :

« Nous considérons que la Politique de Parti est périmée. Nous accusons la Politique et les Politiciens d’avoir ruiné la France depuis 50 ans (moralement et économiquement) :

– parce que la Politique de Parti a empêché notre Pays de faire les Progrès économiques et sociaux que d’autres Pays ont réalisés.

– parce que la Politique de parti favorise la démagogie, la surenchère électorale, le gaspillage de la fortune publique au profit de quelques uns.

– parce qu’elle favorise l’accession au Pouvoir d’incapables ou de Profiteurs qui se préoccupent de leur élection et de leur réélections avant de se préoccuper des intérêts supérieurs du Pays.

– parce que la Politique de Parti stimule les bas calculs, les alliances douteuses, les marchandages éhontés et une cuisine électorale souvent ignoble, sur le dos de la France honnête et travailleuse (…).

– parce qu’enfin, la Politique de Parti dresse les Fils de France les uns contre les autres à une heure où l’union de tous est indispensable. »

Pour bien saisir qu’il s’agit ici non pas simplement de critique démagogique pour se faire élire, mais bien d’une vision du monde, voyons ce que les Croix de Feu disent au sujet de leur programme : 

« Les Plans, les Programmes, les Manifestes électoraux, utopistes, contradictoires, sont presque toujours restés lettres mortes : la France est en train « d’en crever ».

Si on nous demande le notre, nous répondons QUE NOUS N’EN AVONS PAS. »

Il reste alors à voir quelles sont les valeurs mises en avant. Là les choses sont très claires : on retrouve tous les thèmes historiques du fascisme, adaptés à la situation française.

Le renforcement national passe par l’Armée, une troisième voie est proposée entre le socialisme d’un côté, un capitalisme résumé à la spéculation de l’autre. Le processus se veut une restauration, un rétablissement. La situation spécifique de l’impérialisme français est souligné, avec une allusion à l’Allemagne.

« Nous ne voulons NI SOCIALISME, NI ÉTATISME.

Nous ne voulons plus du CAPITALISME DE SPÉCULATION qui exploite le travail pour la réalisation de Profits boursiers, et pour qui l’usine ou l’entreprise ne sont qu’une façade couvrant l’agiotage et la spéculation.

Nous voulons un CONTRÔLE de l’ÉCONOMIE, une ORGANISATION de la PROFESSION où toutes les catégories de Producteurs et de Travailleurs auront leurs responsabilités.

Nous voulons la COLLABORATION DES CLASSES et l’amélioration du sort des Travailleurs pour la défense de leurs salaires ainsi qu’un développement des progrès sociaux, en particulier des assurances sociales, sur le plan Mutualiste.

Nous voulons être maîtres chez nous : trop d’étrangers et de métèques, profitant de notre hospitalité, se mêlent indiscrètement de nos affaires, interviennent dans notre Politique Intérieure, sabotent nos valeurs morales dans la Métropole et dans nos Colonies, tout en mangeant chez nous un pain dont bien des travailleurs FRANÇAIS sont maintenant privés.

Nous voulons que soient restaurées et respectées les TROIS VALEURS MORALES ESSENTIELLES qui sont les éléments de la Civilisation Française : TRAVAIL, FAMILLE, PATRIE.

Nous voulons aussi qu’on respecte, chez nous et en-dehors de nos frontières, LE NOM DE LA FRANCE, SON DRAPEAU, SES DECORES DE GUERRE, SON ARMEE…

Enfin, nous avons horreur de la Guerre, et nous ne voulons pas la revoir, car nous avons trop souffert dans notre chair, dans la douleur de nos foyers décimés, et dans les ruines de nos régions dévastées.

Aussi voulons-nous une France assez forte pour garantir sa sécurité, imposer le respect et ôter à des agresseurs éventuels l’envie de recommencer. »

Cet anti-programme typique du fascisme fait que la prise du pouvoir est l’objectif. François de La Rocque se retrouve ici au cœur d’un projet de prise du pouvoir combinant mobilisation de masse et organisation méthodique d’un soulèvement armé.

Méprisant l’amateurisme de l’extrême-droite, il accompagne un processus généralisé de militarisation de son organisation.

Illustrant cette démarche, voici les paroles du Chant des croix de feu et des volontaires nationaux.

Les Croix de Feu se sont dressées 
Pour chasser toutes les souffrances 
Pour que l’honneur renaisse en France 
Et que le vainqueur respecté 
De nouveau chante sa fierté 
Aux trois eaux bleues de l’espérance

Ecoutez, écoutez que chacun se taise 
Les vieux, de nos vieux clochers 
Sur les vergés, sur les paliers 
Ont lancés l’appel enchanté 
Nous voulons la France française 
Nous voulons la France française

Le Croix de Feu a l’âme franche 
Et le volontaire au franc coeur 
Par l’amour d’un peuple sans peur 
Feront le destin de la France 
Que déjà retentisse en cœur  
Volontaires, votre espérance

Ecoutez, écoutez, que chacun se taise 
Vous entendrez dans les maisons 
Sur les gazons sur les buissons 
Le refrain des gentils garçons 
Nous voulons la France française 
Nous voulons la France française

Aladins de France, debout ! 
Debout (?) est si haut 
Les Croix de Feu sont devant vous 
Par leurs faisceaux renaît la France 
Et le bonheur dans les maisons 
Et les refrains de l’espérance

Ecoutez, écoutez, que chacun se taise 
L’honneur revient dans nos maisons 
Et les chansons dans les buissons 
Les Croix de Feu sont bons garçons 
Ils font la France française 
Ils font la France française

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Croix de Feu : la ligne républicaine de La Rocque

Que veut François de La Rocque, que compte-t-il faire des Croix de Feu ? En fait, tout comme avec les dirigeants nationalistes de l’époque, il n’a pas d’idéologie bien définie. Il agit, parce qu’il considère qu’il doit le faire, pour le bien de la Nation. Il transporte quelque chose qui est inhérent à la Nation, qui est nécessaire. C’est pourquoi il a pu affirmer que :

« Le but est l’existence nationale. Un régime est un moyen. »

Et, de par sa base idéologique et culturelle, François de La Rocque a une certitude : s’il y a des problèmes sociaux, il est possible de les résoudre en se fondant sur une approche chrétienne et nationale, car les deux sont liés.

Le marxisme est ici le danger absolu, car il tend à contribuer au déséquilibre à l’intérieur de la Nation. François de La Rocque pense ne pas raisonner politiquement, ni même économiquement : à ses yeux, la nation forme le cadre social. Voici comment il formule sa conception :

« La question sociale pose, au-dessus des nécessités économiques et politiques, des problèmes d’ordre spirituel et mortel.

Or, le marxisme, basé sur une conception matérialiste de l’humanité, néglige volontairement l’existence de la personne et la prééminence de l’âme.

Aucun souci de justice humaine n’apparaît dans sa doctrine. Tout y repose sur une sorte de recherche de l’équilibre mécanique des forces en présence.

D’ailleurs, le socialisme révolutionnaire fait appel à la violence, à la loi de la masse et du nombre, donc à l’injustice. »

Cette conception est tout à fait proche de celle du fascisme italien, avec la philosophie de Giovanni Gentile. On retrouve le même souci de la question de la civilisation, qui est toujours relié chez ces réactionnaires à une question de spiritualité.

Reprenant le mot d’ordre chrétien comme quoi l’homme ne vit pas que de pain, il y a une présentation de la spiritualité comme nécessaire et s’exprimant dans l’ordre national. Voici ce que dit François de La Rocque à ce sujet, dans le rapport entre la société, la famille, la spiritualité, l’État :

« La famille ne vit pas seulement de pain. Elle vit aussi de traditions, jalousement entretenues et transmises, qui doivent être protégées, au moins respectées.

Les parents doivent être libres de maintenir et de développer chez leurs enfants les convictions qui sont les leurs.

L’enseignement public, s’il est tendancieux à l’égard des croyances professées par les familles, trahit sa mission.

L’enseignement libre ne saurait être inquiété s’il reste soumis au contrôle de l’État en ce qui concerne l’application des lois ; dans ce cas, l’État lui doit son soutien, au moins sa bienveillance.

Par contre, tout enseignement contraire aux principes sur lesquels reposent la famille et la patrie doit faire l’objet des plus graves sanctions.

Neutralité ne veut pas dire neutralisation des forces spirituelles. »

François de La Rocque est dans le même esprit que Giovanni Gentile, car il souligne l’importance de l’individu, censé se réaliser par l’État.

Le fascisme n’a jamais nié l’individu, mais toujours affirmé que sa réalisation présupposait son intégration complète dans le cadre national. Il ne s’agit pas d’un État républicain qui est l’objectif, mais d’une Nation républicaine, l’État n’étant qu’une administration censée être apolitique, neutre, gérant les affaires courantes.

Le parti que va vouloir fonder François de La Rocque, c’est le même parti qu’a voulu fonder Benito Mussolini.

Et dans ce rapport individu / nation, François de La Rocque place la famille comme clef, comme liaison, comme dynamique nationale. Il dit cela de la manière suivante :

« Les familles et cette association des familles qu’est la patrie ne peuvent subsister, s’épanouir si des conditions normales d’existence ne sont pas assurées à leurs membres.

C’est la raison pour quoi les problèmes du travail occupent dans notre programme une place si importante ; ils commandent la vie du pays.

Mais la société n’est pas seulement l’association d’un certain nombre d’individus ; c’est une chaîne à travers le temps. Améliorer la condition de l’homme est impossible si ce qu’il y a de durable et d’éternel dans l’homme n’y trouve point sa part, la première.

La famille est à la fois le but, la justification et la récompense de l’effort humain. Le Parti Social Français revendique les droits de la famille. »

Défendre le travail, la famille, la patrie – le régime de Vichy reprendra ce mot d’ordre de François de La Rocque – revient à maintenir l’ordre. Cet ordre fait la stabilité et la croissance de la Nation, sa continuité historique.

François de La Rocque est pour la réalisation de la Nation, et l’existence de celle-ci dans le futur passe par l’ordre présent, qui est lui-même issu des valeurs du passé. La Nation vit, c’est un être vivant : voilà la position vitaliste de François de La Rocque, tout à fait dans l’esprit de l’idéalisme français à la Henri Bergson.

François de La Rocque peut ainsi dire que :

« D’un côté la catastrophe, la décadence et la mort. De l’autre la Vie, l’Honneur, la Prospérité, l’Âme de nos Enfants. Nous avons choisi : aucun sacrifice ne sera trop grand pour justifier et imposer ce choix. »

Pour cette raison, François de La Rocque est un grand théoricien, sans l’être. Il a synthétisé le fascisme français et il est frappant de voir que ses exigences, sa perspective, sont exactement celles du gaullisme et du néo-gaullisme. En France, le fascisme fait de la France un être vivant par essence républicain, dont l’administration doit être neutre, régulant les rapports entre les classes sociales organisées en corporations à tous les niveaux.

Voici la conception de François de La Rocque à ce sujet, qui théorise le principe de la réforme permanente de l’administration de l’État, associé au principe d’un exécutif fort pour assumer la stabilité :

« C’est un ciel, un climat, un genre de vie, une culture, une civilisation qui appartiennent en propre aux habitants de cette patrie. C’est le bien commun de tous les Français. Le Parti Social Français revendique les droits de la patrie (…).

L’État est le fondé de pouvoirs de la patrie, le serviteur de la chose publique. Pour remplir sa tâche, il doit être indépendant, assez fort pour se faire obéir (…).

Le Parti Social Français ne met pas en cause le régime républicain. Il veut lui donner des institutions rajeunies, reclassant et séparant les pouvoirs, hiérarchisant et restaurant les responsabilités, éliminant les parasitismes, permettant la prévision, assurant la continuité des efforts dans chaque domaine (…).

Le Président de la République, chef effectif de l’État, cessera d’être le personnage effacé qu’il est devenu par l’effet d’une longue coutume, contraire à l’esprit de la Constitution elle-même.

Il exercera réellement le droit de désignation des ministres, de dissolution, de message. »

Avec François de La Rocque, l’extrême-droite a pour la première fois une figure républicaine. Cela en fait une figure historique d’importance.

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La Rocque prend la direction des Croix-de-Feu

Maurice d’Hartoy n’était pas un idéologue, mais un sentimental nationaliste pétri de romantisme. Mais l’idéalisme s’effondre nécessairement dans la vie quotidienne la plus misérable.

En pratique, François Coty avait une liaison avec une secrétaire, dont il eut pas moins de quatre enfants. Celle-ci eut également une liaison avec Maurice d’Hartoy, qu’elle rejoindra par ailleurs à la mort de François Coty, qui finira par revenir en fait avec sa femme. Entre-temps, François Coty propose un marché à Maurice d’Hartoy, l’éloignant avec sa femme pendant une année au moins, par contrat, secret, lui finançant des voyages à l’étranger sous prétexte d’articles.

Pendant la période suivante, c’est Maurice Genay qui prend les commandes. Il a de l’expérience, il était auparavant le dirigeant de la section anciens combattants des Jeunesses Patriotes, avant de devenir leur « commissaire général ».

C’est donc un expert en organisation de groupes de combat, principe au cœur de l’organisation des 600 membres des Jeunesses Patriotes. Les Croix de Feu se modernisent par conséquent sur ce plan et d’ailleurs leurs forces serviront de services d’ordre lors de déplacements de deux ministres de droite, Pierre Laval et André Tardieu.

On a ainsi une convergence, en 1928-1929, entre l’esprit anciens combattants et la volonté d’en découdre avec les « marxistes » et les « antinationaux ».

Les Croix de Feu avaient déjà, à ce moment-là, un peu plus de 8200 adhérents, tous anciens combattants médaillés prônant la régénération nationale par la discipline et la hiérarchie, sur une base morale de nature spirituelle, « anti-défaitiste » et anti-communiste.

Le bulletin interne du mouvement, Le Flambeau, associait revendications quant aux retraites des combattants et esprit de mobilisation générale, soutenant tout ce qui est lié au nationalisme.

De par sa perspective, c’était le lieu idéal pour un engagement de François de La Rocque. Il rejoignit les Croix de Feu au printemps 1929, en devenant le vice-président en juin 1930, puis président en septembre 1932, lorsque Maurice Genay revint dans l’Armée, tout en ayant pris les commandes dès 1931.

Maurice Genay considérait François de La Rocque comme « l’esprit actif de notre association » et, de fait, à la convergence anciens combattants/nationalisme. François de La Rocque va ajouter sa volonté de prendre les commandes de l’État.

Il a compris une chose essentielle, qui va distinguer entièrement sa démarche des ligues d’extrême-droite. Celles-ci poussent au coup de force, au soutien à une prise de commandement de la société par l’Armée. François de La Rocque, de par l’expérience de son père, sait qu’une telle option est impossible.

Il a compris que la République avait triomphé sur le féodalisme et que les options monarchistes liées à l’Armée et au catholicisme ne sont plus possible. Il résumera sa position de la manière suivante :

« Mépriser le suffrage universel, s’en remettre uniquement à un coup de force romantique pour s’emparer du pouvoir, c’est là une conception qui, dans un grand pays occidental, ne résiste pas à l’examen. Ni Mussolini ni Hitler, en dépit de l’outrance de leur doctrine, ne sont tombés dans cette erreur (…).

L’hitlérisme est devenu une force politique prépondérante seulement le jour où, en 1930, il a fait entrer cent sept des siens au Reichstag. » 

François de la Rocque ne s’est d’ailleurs pas lancé de manière unilatérale dans les Croix de Feu : il a auparavant tenté de mobiliser les maréchaux, s’est rapprocher des milieux industriels du Nord, fondé un « Groupement de défense sociale et civique », etc.

C’est qu’il était, initialement, pessimiste sur la possibilité des anciens combattants à se former un cadre capable de se dépasser. Lors de la présentation de ce dernier « Groupement », il déclare ainsi :

« Les groupements d’anciens combattants ont échoué à empêcher la déchéance. Neutralisés, discrédités, réduits à des revendications alimentaires, ils ont été dissociés, sauf une minorité agissante à laquelle je suis fier d’appartenir. »

François de La Rocque n’est donc pas le théoricien des Croix de Feu. Il n’apprécie guère d’ailleurs leur symbole, le conservant seulement dans la mesure où c’était le symbole initial du mouvement. Mais il fera tout pour que les Croix de Feu s’auto-dépassent et à ce titre, l’interdiction de 1936 lui sera un cadeau incroyable.

François de La Rocque va donc rompre avec François Coty, qui de son côté lancera la « Solidarité française », une ligue de type classique c’est-à-dire appuyant le coup de force.

Et les Croix de Feu s’élargissent. Dès 1929, on peut les soutenir en devenant « briscards », section à laquelle on peut adhérer si on a servi au moins six mois au front. Le terme vient de « brisque », désignant un chevron d’ancienneté, donné tous les six mois à partir de 1916 dans l’Armée sur le front, au bout d’un an de service.

A la fin 1930, ce sont les « volontaires nationaux » qui seront formés, chargés de rassembler des jeunes adultes n’ayant pas fait la guerre. François Mitterrand en fera partie.

En 1932, c’est une section de jeunesse qui est fondée, avec les Fils et Filles des Croix de Feu. L’année suivante, c’est un Comité pour le regroupement national autour des Croix de Feu qui est monté. Ce comité forme des sections féminines en 1934.

La dynamique est là : dès 1931, la structure possède 16 240 membres, l’année suivante 22 644, deux ans après 28 903 au début d’année, puis 49 000 en juillet 1933, 58 000 en décembre 1933, 125 000 en 1934, 150 000 en 1935.

Ces chiffres sont à diviser en pratique, car les familles entières sont comptées ; ils témoignent cependant d’une véritable lame de fond.

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François de La Rocque, les Croix de Feu et le romantisme des anciens combattants

Avec le maréchal Hubert Lyautey à l’arrière-plan, on ne s’étonnera guère que François de La Rocque se soit rapproché des Croix de Feu, initialement un mouvement d’anciens combattants d’orientation nationaliste.

Tout part de Maurice-Lucien Hanot, dit lieutenant d’Hartoy, au moment où il se rapproche de Joseph Marie François Spoturno dit François Coty, qui est alors un des hommes les plus riches du monde grâce à son industrie de parfum.

Finançant l’extrême-droite, tout en ayant dans ce cadre pris le contrôle du Figaro où le « monarcho-syndicaliste » et antisémite fanatique Urbain Gohier prend une place importante, il soutient Maurice d’Hartoy dans sa volonté de rassembler les anciens combattants sur une base nationaliste.

François Coty, son épouse, sa fille Christiane et son gendre Paul Dubonnet en 1918

François Coty avait tenté de faire de la politique avec l’Action française, puis avec Georges Valois et son Faisceau, justement dans ce cas en attirant les anciens combattants.

C’est cependant Maurice d’Hartoy qui a trouvé le concept. Tout part du scandale dit « des décorations », en 1926. Un chef du bureau du ministère du commerce, Marcel Ruotte, avait réussi à monnayer les nominations de conseiller du commerce extérieur et des légions d’honneur. Il créa également un insigne, non officiel, des « décorés au péril de leur vie ».

Lui-même fut condamné, à la suite d’un procès qui se déroula dès 1927, à 3 ans de prison, ramenés à 18 mois en appel. La mansuétude de la condamnation fut prétexte à une vaste critique nationaliste, dont Maurice d’Hartoy se fit le porte-parole. Il pris notamment à la tête d’une délégation d’amputés ayant eu la Légion d’honneur, menaçant que 2000 croix de la Légion soient jetés sur la tombe du soldat inconnu si continuent les nominations au titre du commerce.

Dans ce cadre, il fonde – sans qu’on sache véritablement comment – une « association des membres de la Légion d’honneur décorés au péril de leur vie (faits de guerre et d’héroïsme civil) », sous le « haut patronage », naturellement symbolique, du soldat inconnu.

Fort d’un soutien bourgeois solide, avec François Coty au centre, la fondation de cette association est annoncée dans Le Figaro, ainsi que L’Echo de Paris, alors que la première assemblée générale se tient à la mairie du IVe arrondissement de Paris ; le siège est voisin de celui de l’association des Plus Grands Invalides de guerre.

François Coty en 1926

On retrouve d’ailleurs au « comité directeur » Léon Démogé qui est le président des grands mutilés, Georges Scapini qui est le président des aveugles de guerre, le colonel Picot qui est le président des gueules cassées, le colonel Fabry qui est le président des officiers mutilés, Lucien Garans qui est le vice-président des grands mutilés de guerre.

Est également présent un radiologue amputé des deux jambes, puis rapidement d’autres personnalités liées à l’Armée, comme le colonel Josse, sénateur de l’Eure, ainsi que Louis Ménétrel, un docteur vieil ami du maréchal Pétain.

A l’Armée s’ajoute la religion : Maurice d’Hartoy parvient à gagner à sa cause Jacques Péricard, journaliste et écrivain, président de la Ligue des Droits des Religieux Anciens Combattants.

Maurice d’Hartoy tentera, sans succès véritable, de monter un pèlerinage auprès de la tombe du curé Jean-Marie Vianney, un saint du XIXe siècle ayant obtenu la Légion d’honneur, avec le soutien de l’éditeur Dunod et de l’archevêque de Paris.

Il réussira par contre à ce que Georges Demartial perde sa légion d’honneur pour cinq ans pour avoir formulé la thèse que la France s’était lancée de manière trop volontaire dans la guerre.

L’association est alors élargie par la fondation d’une autre, parallèle, qui elle rejoint les locaux du Figaro, au rond-point des Champs-Élysées, et s’ouvre aux titulaires de la médaille militaire et ceux de la croix de guerre, Jacques Péricard en devient le président d’honneur.

C’est la naissance de l’« Association des combattants de l’avant et des blessés de guerre cités pour action d’éclat, dite les Croix de Feu », Maurice d’Hartoy fondant dans la foulée les « Croix de Feu, association des combattants de l’avant et des blessés de guerre cités pour action d’éclat ».

Son but est « l’action patriotique par tous les moyens » ; son approche, celle du coup d’éclat. Au défilé du 11 novembre 1928, les membres des Croix de Feu ne saluent pas les autorités, tournant leur tête vers la soldat inconnu.

En mars 1929, lors des obsèques du maréchal Foch, le service à Notre-Dame est suivi de violents incidents provoqués par les Croix de Feu tentant d’encercler le parlement.

C’est la naissance du style « Croix de Feu », dont le nom se fonde sur les croix de guerre « gagnées au feu », ce qui associe le principe religieux au militarisme. Le symbole reste dans cette démarche, pratiquement baroque, avec une tête de mort au centre d’une croix de Malte, deux glaives se croisant, six flammes sur chaque branche.

Il fut façonné par Paul Moreau-Vauthier, sculpteur ayant construit de très nombreux monuments au mort de la guerre de 1914-1918, ainsi que des « bornes » aux endroits historiques de la ligne de front.

Pour se justifier ce symbole relativement agressif, voire extravagant, Maurice d’Hartoy faisait référence à un texte de Victor Hugo, Le dernier carré, dans la partie Waterloo des Misérables. On y lit, dans un passage fantastique typique du réalisme français pétri de catholicisme mystique :

« Ces combattants avaient autour d’eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d’hommes à cheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à travers les roues et les affûts ; la colossale tête de mort que les héros entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille, s’avançait sur eux et les regardait. »

D’ailleurs, Maurice d’Hartoy parlera plus tard « d’élan de poésie pure » pour expliquer la fondation des Croix de Feu, « de création purement sentimentale et romantique, quoique orientée vers la moralité nationale ».

C’était l’irruption des anciens combattants comme vecteur politique nationaliste.

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Le maréchal Lyautey comme figure-clef

En novembre 1925, le ministre de l’intérieur Camille Chautemps fit procéder à des perquisitions : sont visés les sièges de l’extrême-droite, plus précisément de l’Action française, des Jeunesses Patriotes, de la Ligue des chefs de section (une organisation nationaliste d’anciens combattants), du Faisceau.

La raison en était que les quelques maréchaux qu’avaient alors la France travaillaient sur l’hypothèse d’un coup de force, provoquant une certaine panique au gouvernement du Cartel des gauches.

Au cœur de cette logique putschiste, on a Hubert Lyautey. Ce fervent catholique et royaliste fut pas moins que ministre de la Guerre lors de la Première Guerre mondiale, avant de devenir maréchal de France, académicien et président d’honneur des Scouts de France.

Hubert Lyautey en 1920, avec la plaque de grand- croix de la Légion d’honneur,
la médaille militaire et le Ouissam Alaouite

De par sa situation, il a théorisé une sorte d’interventionnisme idéologique et culturel de l’Armée sur la société, dans Le rôle social de l’officier, un long article publié en mars 1891 dans la Revue des deux mondes.

Voici les extraits les plus significatifs, où l’on retrouve tous les principes développés par François de La Rocque : civilisation chrétienne, communion mystique, corporatisme, valeurs nationales supervisées par l’Armée :

« Pour ne citer que quelques noms parmi les guides écoutés de la jeunesse, trois hommes, éloignés d’origine et d’esprit, mais que bien de nobles traits rapprochent, M. Albert de Mun, M. [Louis] Melchior de Vogüé, M. Ernest Lavisse [figures du christianisme social, du social-patriotisme], ont reconnu cette bonne volonté, ce besoin de groupement pour une action commune, et s’efforcent de le féconder.

Le premier, pénétré de la gravité croissante de la question ouvrière et convaincu que seul le retour du peuple au christianisme en donnera la solution, groupe autour. de lui le petit bataillon de la jeunesse catholique militante.

C’est aux futurs ingénieurs, aux futurs industriels, aux futurs patrons qu’il demande leur concours, et encore à ceux-là seuls auxquels une foi commune permet de s’associer à son œuvre : c’est, par la force des choses ; parmi les élèves des établissements religieux que se recrutent presque exclusivement ses adhérents.

Le dernier exerce son ascendant incontesté sur la nombreuse jeunesse universitaire ; il a développé chez elle le sentiment de la solidarité, auquel il a donné une forme dans les associations d’étudiants.

En contact permanent avec elle, il lui enseigne le patriotisme actif, l’union généreuse, le devoir social : il s’adresse avant tout aux futurs professeurs, par qui son influence s’étendra sur la jeunesse de demain.

Entre les deux, M. de Vogüé, à qui, d’une part, son nom et ses origines, d’autre part, son talent d’écrivain et son sens très vif des grandeurs de notre temps donnent accès dans tous les camps (puisque camps il y a, hélas!), s’est fait une large place.

Se dégageant des questions de parti qui, dès le berceau, scindent aujourd’hui la nation en deux, des formules politiques, des étiquettes d’écoles, il s’est placé sur le terrain commun de l’action sociale.

A tous les privilégiés de l’intelligence, de l’éducation, de la culture, de la fortune, il rappelle que leurs premiers devoirs sont envers les humbles et les déshérités et convie les bonnes volontés de tous partis, de toutes confessions, de toutes philosophies, à communier clans « la religion de la souffrance humaine. » (…)

Incontestablement, il y a là un mouvement, un souffle de dévouement et de générosité. Il me semble que cette génération prenne conscience du grand rôle qu’elle pourrait remplir.

Et quel rôle !

A l’état de guerre haineuse et violente qui sépare stérilement les enfants du même sol, de parti à parti, de classe à classe, substituer la recherche pacifique et féconde des problèmes posés par la révolution industrielle et économique de ce temps : marcher, non plus la revendication ou la répression au poing, mais main dans la main, dans la large et noble voie du progrès social. »

Et Hubert Lyautey d’en déduire que l’officier est un « merveilleux agent d’action sociale », puisqu’il partage la peine de l’Armée dont les appelés proviennent de toutes les classes sociales, que le règlement empêche tout arbitraire.

Les officiers et sous-officiers doivent instruire leurs soldats, enquêter sur leur provenance, leurs mentalités, en quelque sorte les façonner en se fondant sur ce qu’ils sont. Une œuvre de pacification sociale s’ensuit, amenant le rejet de la lutte des classes : Hubert Lyautey est explicite sur ce point.

Il souligne d’ailleurs que cela confère aux officiers un rôle aussi important en temps de paix qu’en temps de guerre : le service militaire doit être un lieu de « solidarité », de « réconciliation », d’« effort en commun »…

Seule l’Armée peut réellement permettre concrètement cela, par ailleurs :

« Apprenez-leur aussi que sur les ruines des hiérarchies disparues, la nécessité sociale de la discipline, du respect et de l’abnégation ne cessera pas d’être, – et que l’armée sera toujours la meilleure, sinon la seule école, où s’apprendront ces vertus. »

Hubert Lyautey souligne d’autant plus cet aspect que, discrètement, au détour d’une phrase, il souligne d’ailleurs que désormais les officiers sont du « bon côté », c’est-à-dire royalistes et catholiques…

« Aujourd’hui, les préventions d’une fraction notable des classes éclairées contre le régime politique ont rejeté dans l’armée beaucoup des éléments où se recrutaient précédemment ces carrières de choix [conseil d’Etat, magistrature, administration]. »

Voici comment, enfin, Hubert Lyautey résume son approche :

« Le service obligatoire, strictement appliqué en faisant passer toute la nation par les mains de l’officier, a grandi dans la mesure la plus large son rôle d’éducateur.

La préparation du corps d’officiers à ce rôle, sa formation morale, intéressent donc la société toute entière.

Ce corps, par son recrutement, sa culture, est parfaitement apte à remplir ce rôle.

Il ne le remplit qu’imparfaitement, parce que, s’il y est apte, il n’y est nullement préparé, et que l’idée de sa mission sociale ne tient presque aucune place, ni dans son éducation, ni dans l’exercice de sa profession. »

Françoi de La Rocque avait là son idée de base. L’Armée fournissait le socle idéologique pour fournir au pays de quoi aller de l’avant, au-delà des différences.

A la mort d’Hubert Lyautey, en 1934, celui-ci sera par conséquent salué comme l’inspirateur personnel de François de La Rocque, comme celui qui avait conçu l’esprit des Croix de Feu. François de La Rocque salua sa contribution à « la coordination des énergies diverses et complémentaires dont est fait l’organisme national ».

Bien entendu, il n’y aura pas que François de La Rocque d’inspiré. Hubert Lyautey préfaça également Le rôle social de l’ingénieur de Georges Lamirand, en 1932. Ce dernier deviendra par la suite secrétaire d’État à la jeunesse du régime de Vichy.

Il influença de manière importante Ernest Mercier, fondateur de la Compagnie française du pétrole (ancêtre de Total) et organisateur d’un Redressement français, mouvement prétendument « apolitique » autour du maréchal Foch et ayant comme objectif de « rassembler l’élite et éduquer les masses ». 

Raoul Dautry, un important cadre du gaullisme, se revendiquera directement d’Hubert Lyautey. Il en va de même pour Robert Garric, d’esprit catholique social, qui dans les années 1920 formera des « Equipes sociales », avant d’être directeur du Secours National durant l’Occupation, puis responsable de la Cité internationale universitaire de Paris et président du conseil d’administration de l’École des Roches, la plus chère et prestigieuse école entièrement privée.

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François de La Rocque, un caractère-type

Pour être en mesure de comprendre ce qu’ont été les Croix de Feu et le Parti Social Français, il faut saisir tout l’arrière-plan idéologique et culturel qui lui a donné naissance.

A ce titre, François de La Rocque, dit de Séverac, théoricien et dirigeant des Croix de Feu et du Parti Social Français, est en soi un caractère-type. Fils de général, il se marie à Édith Marie-Louise Allotte de la Füye, elle-même fille de général. C’est à l’origine un aristocrate, fervent chrétien, abonné à l’Action française, dont l’esprit est celui même de l’élite de l’Armée française.

Il fait donc Saint-Cyr, est un officier plein d’audace et d’ingéniosité dans ses activités de « pacification » lors de son affectation au Maroc, avant de tout faire pour rejoindre le front en métropole.

Il s’y comporte en soldat vaillant croyant en l’idéologie dominante, avant de participer à la mission militaire du maréchal Foch en Pologne, de 1921 à 1923, pour participer ensuite à la guerre du Rif (1925-1926).

François de La Rocque tente dans ce parcours de gravir les échelons mais se heurte à divers concurrences, alors que son père meurt en 1926 (participeront à son enterrement notamment le maréchal Foch et, au nom de l’Action française, le comte de Vesins), ainsi qu’un de ses six fils, à l’âge de quatorze ans.

Il quitte finalement l’Armée en 1928 avec neuf citations dont six à l’Ordre de l’Armée et le grade de Lieutenant-colonel.

François de La Rocque

C’est alors certainement le meilleur élément de la tradition l’officier français de l’école classique, conservatrice : courageux et ingénieux, se lançant à tout prix afin d’occuper les postes de responsabilité, considérant l’Armée et la religion catholique comme les fondements mêmes du pays.

Cela s’accompagne, nécessairement, d’une protestation contre des comportements décadents issus de la nature foncièrement parasitaire de l’Armée. François de La Rocque compte d’ailleurs rénover celle-ci, et de fait tout le pays, aussi n’est-il initialement qu’officier retraité, dans le cadre de la démobilisation d’après 1918.

S’il rentre ainsi comme cadre à la Compagnie Générale d’Électricité, il écrit, au sujet de question de défense, pour des revues comme Le TempsLa revue hebdomadaireLa revue des vivants. Il prit dans ce cadre, par exemple, partie pour la Ligue de la Défense Aérienne.

Sa perspective n’est, en fait, pas originale ; elle relève de son arrière-plan militaire. Le père de François de La Rocque, le général Raymond de La Rocque, avait eu des soucis avec Georges Clémenceau, les forces républicaines comptant remettre en cause la nomination par cooptation dans la Marine, afin tout autant la moderniser que de mettre à l’écart des forces hostiles au régime.

Le père de François de La Rocque,
le général Raymond de La Rocque

Mégalomane au point de signer à un moment « général-baron » – alors qu’il était d’une famille de comtes –, il fut pour cette raison mis de côté et a alors rejoint à partir de sa retraite en 1899 le Comité Justice-Egalité.

« Justice pour les catholiques, Egalité dans l’exercice de leurs droits de citoyens » : derrière ces slogans défensifs, on trouve les pères assomptionnistes du quotidien La Croix, qui se chargeaient de promouvoir un vote catholique dans un régime que le pape Léon XIII, appelait à rallier afin de ne pas être socialement isolé.

Cependant, les ultras autour de La Croix comptaient unilatéralement appeler à voter contre tous les républicains, même modérés ; ils fondèrent même une Union de la France chrétienne, soutenu par la Jeunesse Catholique et les Congrès catholiques, auparavant ouvertement monarchistes, reprenant le nom d’une tentative similaire du cardinal Richard.

Il s’agissait de tout un réseau, avec la diffusion de La Croix, mais également le comité Jeanne d’Arc, la ligue de défense sacerdotale, les comités de la Bonne Presse, la Ligue de l’Ave Maria, etc.

Les appels ouverts au coup d’État, la propagande ouvertement anti-républicaine et antisémite fut de trop, tant pour le Pape qui exigea et obtint l’autodissolution, que pour le gouvernement qui perquisitionna et réprima à coups de procès.

Le Pape exigea alors que La Croix passa aux mains de laïcs, ce qui amena le quotidien à passer aux mains de l’industriel catholique du Nord Paul Féron-Vrau. On retrouve alors Raymond de La Rocque au Comité Justice-Egalité devenu laïc, mais pour qui « la France est une nation essentiellement catholique et, si elle manque à cette mission, elle ne peut que déchoir et mourir ».

Raymond de La Rocque commençait et terminait les réunions avec un grand signe de croix, avec Pater et Ave maria, invoquant Saint-Denis, Sainte-Geneviève, Jeanne d’Arc, le Sacré cœur de Jésus, etc., le tout dans une ambiance violemment anti-protestante et célébrant la Saint-Barthélémy, etc.

La France était considérée comme suit :

« Un vaste foyer de grèves où peut jaillir d’un jour à l’autre une révolution sanglante qui emportera tout. Tout est à la veille de s’engloutir, notre prospérité, notre honneur, notre liberté, notre religion. »

Le comité se transformera en 1903 en Action catholique française, mais ne pourra déboucher sur rien, de part le ralliement du Pape à la République, aboutissant au grand « compromis » de 1905.

Raymond de La Rocque résumera ainsi, dans son testament, sa tentative :

« Caractères, éducation, traditions vous placeraient, dans l’intérêt de la société française, aux premiers rangs parmi les administrateurs et les défenseurs del a Cité. La révolution a tout mis à l’envers.

Je crois à une Restauration, soyez prêts à y contribuer et disposés, le cas échéant, à prendre les postes d’honneur et de danger (…). La France reprendra franchement dans le monde son rôle de Sergent du Christ, qu’on ne lui enlèvera qu’en la tuant.

La Royauté, héréditaire, est nécessaire pour rendre à la France son unité et sa prospérité. C’est elle, cependant, qui sans propos délibéré, pour rendre sa tâche facile au jour le jour, laissé périr de dénuement et déconsidéré par des mélanges indignes avec favoris, courtisans et messieurs très riches, la noblesse de chevalerie qui, avec le menu peuple, était la véritable et douce France. »

Deux de ces fils deviendront effectivement monarchistes, le benjamin devenant chef de maquis à partir de 1943, capitaine dans la Libération, avec sept citations, médaille militaire.

Mais François de La Rocque comprendra que l’échec tenait au refus de la reconnaissance de la République, qu’il fallait façonner selon lui dans l’esprit catholique, et non pas dans la forme.

Lui, fervent croyant, allait se lancer dans une quête pour synthétiser cette perspective. Lors de son activité militaire en Afrique du Nord, François de La Rocque priait seul lors des fêtes religieuses lorsqu’il était isolé ; il participa à une retraite avec le missionnaire Charles de Foucauld.

Ce dernier, initialement géographe, devint une figure du mysticisme catholique, vivant en ermite et tentant de convaincre ainsi les populations où il prêchait (il sera à ce titre l’auteur du premier premier dictionnaire touareg-français).

François de La Rocque avait également notamment comme lecture Frédéric Le Play, un économiste sociologue catholique proposant au XIXe siècle une sorte de corporatisme avant l’heure, ainsi que François René de La Tour du Pin Chambly de La Charce, théoricien d’un « catholicisme social », particulièrement apprécié par ailleurs de Charles De Gaulle et de Charles Maurras (qui dira ainsi : « Ce n’est pas La Tour du Pin qui est à l’Action française, c’est l’Action française qui est à La Tour du Pin »).

On ne sera pas étonné que, dans cette perspective, François de La Rocque proposa en 1930 au secrétaire général de l’Action catholique, Canon Stanislas Courbe, de former un Groupement de défense sociale et civique. Il s’agissait d’unir les anciens combattants et la jeunesse dans le refus du parlement, des « intrigues faites par les partis et les clubs ».

Le projet n’exista que de manière éphémère, mais François de La Rocque synthétisait son point de vue. Initialement, François de La Rocque considérait que l’Armée formait une caste à part et ne devait pas avoir de rôle « éducateur » pour la société.

La grande figure est ici le maréchal Lyautey.

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Lénine : La situation politique (Quatre thèses) (1917)

Rédigé le  23 (10) juillet 1917
Publié le 2 août (20 juillet) 1917, dans le journal «Prolétarskoïé Diélo» n° 6

Signé : W

[ L’article « La situation politique » parut dans le n° 6 du journal bolchevique de Cronstadt. Prolétarskoïé Diélo [la Cause prolétarienne], le 2 août (20 juillet) 1917, sous le titre « Climat politique ». Pour éviter l’interdiction du journal par le Gouvernement, provisoire, la rédaction remplaça, lors de la publication de l’article, les mots « insurrection armée » par «lutte résolue », L’article est ici publié d’après le manuscrit.]

1. Organisée, consolidée, la contre-révolution s’est emparée, en fait, du pouvoir d’État.

Cette véritable organisation et cette consolidation de la contre-révolution consistent dans l’union, remarquablement préparée, et déjà réalisée, des trois forces principales de la contre-révolution :

1° en sortant du ministère, le parti cadet, c’est-à-dire le véritable chef de la bourgeoisie organisée, a adressé un ultimatum à ce dernier, déblayant ainsi le terrain pour son renversement par la contre-révolution ;

2° l’Etat-major général et le commandement supérieur de l’armée, consciemment ou à demi-consciemment secondés par Kerenski que les socialistes-révolutionnaires même les plus en vue traitent maintenant de Cavaignac, se sont pratiquement emparés du pouvoir d’Etat et ont déclenché la répression contre les unités révolutionnaires du front.

Ils ont commence à désarmer les troupes et les ouvriers révolutionnaires de Petrograd et de Moscou, à étouffer et mater le mouvement de Nijni Novgorod, à arrêter les bolcheviks et à fermer leurs journaux, non seulement sans décision des tribunaux, mais encore saris décret du gouvernement. En fait, le pouvoir d’État en Russie est essentiellement aujourd’hui une dictature militaire ; ce fait est encore masqué par l’existence d’organismes révolutionnaires en paroles mais pratiquement impuissants.

Cependant, c’est un fait indéniable et décisif : sans l’avoir assimilé, on ne peut rien comprendre à la situation politique ;

3° la presse monarchiste des Cent-Noirs et la presse bourgeoise, qui sont déjà passées de la campagne acharnée contre les bolcheviks à une campagne contre les Soviets, contre l’«incendiaire» Tchernov, etc., ont montré avec la plus grande évidence l’objet véritable de la dictature militaire qui règne aujourd’hui sur la Russie avec l’appui des cadets et des monarchistes : préparer la dissolution des Soviets.

Nombre de leaders socialistes-révolutionnaires et mencheviques, c’est-à-dire de chefs de la majorité actuelle des Soviets, en sont déjà convaincus et l’ont déclaré ces jours derniers, mais, en vrais petits bourgeois, ils éludent cette réalité redoutable par un verbiage ronflant et creux.

2. Les chefs des Soviets et des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, Tsérétéli et Tchernov en tête, ont définitivement trahi la cause de la révolution en la livrant aux contre-révolutionnaires et en transformant leurs propres personnes, leurs partis et les Soviets en feuilles de vigne de la contre-révolution.

En voici la preuve : socialistes-révolutionnaires et mencheviks ont livré les bolcheviks à la réaction et tacitement approuvé le sac des journaux bolcheviques, sans même avoir le courage de dire nettement et carrément au peuple qu’ils le faisaient et pourquoi ils le faisaient. En légalisant le désarmement des ouvriers et des régiments révolutionnaires, ils se sont privés de tout pouvoir réel.

Devenus les discoureurs les plus vains, ils aident la réaction à «retenir» l’attention du peuple tandis qu’elle met la dernière main à ses préparatifs de dissolution des Soviets.

Si l’on ne se rend pas compte de cette banqueroute totale et définitive des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique et de l’actuelle majorité des Soviets, si l’on ne reconnaît pas le caractère entièrement fictif de leur «directoire» et autres mascarades, on ne peut absolument rien comprendre à toute la situation politique actuelle.

3. Tous les espoirs fondés sur le développement pacifique de la révolution russe se sont à jamais évanouis. La situation objective se présente ainsi : ou la victoire complète de la dictature militaire ou la victoire de l’insurrection armée des ouvriers.

Cette victoire n’est possible que si l’insurrection coïncide avec une effervescence profonde des masses contre le gouvernement et la bourgeoisie, par suite de la débâcle économique et de la prolongation de la guerre.

Le mot d’ordre «Tout le pouvoir aux Soviets» fut celui du développement pacifique de la révolution qui était possible en avril, mai, juin et jusqu’aux journées du 5 au 9 juillet, c’est-à-dire jusqu’au moment où le pouvoir réel passa aux mains de la dictature militaire.

Ce mot d’ordre n’est plus juste aujourd’hui, car il ne tient pas compte de ce changement de pouvoir ni de la trahison complète, effective, des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. Les aventures, les mutineries, les résistances partielles, les tentatives désespérées de combattre la réaction en ordre dispersé ne peuvent être d’aucune aide.

Pour réussir il faut une claire conscience de la situation, la maîtrise de soi et la fermeté de l’avant-garde ouvrière, l’organisation des forces en vue de l’insurrection armée, conditions d’une victoire terriblement difficile à présent, mais possible malgré tout, s’il y a coïncidence des faits et des tendances marqués dans la thèse.

Plus d’illusions constitutionnelles ou républicaines, plus d’illusions au sujet des voies pacifiques, plus d’actions dispersées ; il ne faut pas se laisser prendre en ce moment aux provocations des Cent-Noirs et des cosaques, mais concentrer ses forces, les réorganiser et se préparer fermement à l’insurrection armée, si l’évolution de la crise permet d’y engager vraiment les masses, le peuple entier. La remise de la terre aux paysans est maintenant impossible sans insurrection armée, car la contre-révolution qui vient de prendre le pouvoir a opéré sa jonction avec la classe des grands propriétaires fonciers.

L’insurrection armée ne peut avoir d’autre objectif que le passage du pouvoir au prolétariat soutenu par les paysans pauvres, en vue de l’application du programme de notre parti.

4. Le parti de la classe ouvrière doit, sans renoncer à l’action légale, mais sans en exagérer un seul instant l’importance, associer le travail légal au travail illégal, comme en 1912-1914.

N’interrompons pas une heure l’action légale. Mais ne nous laissons pas séduire le moins du monde, par les illusions constitutionnelles et «pacifistes». Créons partout, sans délai, des organisations ou des cellules clandestines pour la publication de tracts, etc. Réorganisons-nous sans délai avec fermeté et sang-froid, sur toute la ligne.

Agissons comme en 1912-1914, quand nous savions parler du renversement du tsarisme par la révolution et l’insurrection armée sans perdre nos bases légales ni à la Douma l’Etat, ni dans les caisses d’assurances, ni dans les syndicats.

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Lénine : La révolution, l’offensive et notre parti (1917)

La « Pravda » n° 87, 4 juillet (21 juin) 1917

«Nous voici à un tournant de la révolution russe », disait Tsérétéli en informant le congrès des Soviets du début de l’offensive [1].

En effet, nous sommes à un tournant non seulement de la révolution russe, mais de la guerre mondiale en cours. Le gouvernement russe en est arrivé pratiquement, après trois mois d’hésitation, à la décision qu’exigeaient de lui les gouvernements «alliés ».

L’offensive a été déclenchée au nom de la paix. Mais c’est « au nom de la paix » que les impérialistes de tous les pays lancent leurs armées à l’attaque : les généraux de tous les pays belligérants s’efforcent, à chaque offensive, d’améliorer le moral des soldats en leur faisant espérer qu’elle amènera une paix rapide.

Ce procédé classique de tous les impérialistes, les ministres «socialistes» russes l’ont agrémenté des phrases les plus ronflantes, dans lesquelles les mots socialisme, démocratie, révolution résonnent comme des grelots aux mains d’un habile jongleur.

Mais aucune phrase ronflante ne dissimulera le fait que l’armée révolutionnaire de la Russie est envoyée au feu dans l’intérêt des impérialistes anglais, français, italiens, japonais, américains. Aucun sophisme de notre ex-zimmerwaldien [2] et partenaire actuel de Lloyd George, Tchernov, ne peut dissimuler que, si l’armée russe et le prolétariat russe ne visent vraiment à aucune conquête, cela ne change absolument rien au caractère de rapine impérialiste du conflit des deux grands trusts mondiaux.

Tant que les traités secrets liant la Russie aux impérialistes des autres pays n’auront pas été révisés, tant que Ribot, Lloyd George et Sonnino, alliés de la Russie, continueront à parler des buts de conquête de leur politique extérieure, l’offensive des armées russes sert et continuera de servir les impérialistes.

Mais, objectent les Tsérétéli et les Tchernov, n’avons-nous pas maintes fois déclaré renoncer à toutes les conquêtes. C’est encore pis, dirons-nous : c’est donc que vos actes démentent vos paroles, car vous travaillez en réalité pour les impérialismes russe et étranger. Et, prêtant un concours actif à l’impérialisme «allié», vous rendez de signalés services à la contre-révolution russe. La joie provoquée chez tous les Cent-Noirs et tous les contre-révolutionnaires par le tournant décisif de votre politique l’atteste de toute évidence.

Oui, la révolution russe est à un tournant.

Le gouvernement russe, en la personne de ses ministres « socialistes », a fait ce que n’avaient pu faire les ministres impérialistes Goutchkov et Milioukov : il a mis l’armée russe à la disposition d’états-majors et de diplomates agissant au nom et sur la base de traités secrets qui ne sont pas annulés, à des fins ouvertement proclamées par Ribot et Lloyd George. Le gouvernement n’a d’ailleurs pu remplir sa tâche que parce que l’armée l’a cru et l’a suivi. Elle est allée à la mort en croyant se sacrifier au nom de la liberté, de la révolution, au nom d’une prompte paix.

Mais l’armée s’y est prêtée, parce qu’elle n’est qu’une partie du peuple qui marche, dans cette étape de la révolution, derrière les partis socialiste-révolutionnaire et menchéviks. Ce fait général et capital – la confiance de la majorité dans la politique petite-bourgeoise des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, politique inféodée aux capitalistes -, détermine l’attitude et la conduite de notre parti.

Nous continuerons à démasquer inlassablement la politique du gouvernement, mettant résolument en garde, comme par le passé, les ouvriers et les soldats contre les espérances absurdes qu’ils pourraient placer dans des actions éparses et désorganisées.

Il s’agit d’une étape de la révolution faite par notre peuple tout entier. Les Tsérétéli et les Tchernov, inféodés à l’impérialisme, accomplissent l’étape des illusions petites-bourgeoises et des phrases petites-bourgeoises qui camouflent le même impérialisme cynique.

Cette étape, il faut la franchir. Aidons à la franchir d’une l’acore aussi prompte et indolore que possible. Elle débarrassera le peuple des dernières illusions petites-bourgeoises et fera passer le pouvoir à la classe révolutionnaire.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1]. Il s’agit de l’offensive des troupes russes sur le front, lancée en juin 1917 par le Gouvernement provisoire à la demande des impérialistes russes, anglais et français. L’ordre d’offensive fut donné par le ministre de la Guerre Kérenski, le 16 (29) juin. 18 juin (1er juillet), les troupes russes attaquèrent sur le front sud-ouest. Pendant les premières journées, l’offensive enregistra des succès, les Russes avancèrent et firent plusieurs milliers de prisonniers. Mais ce succès fut temporaire. La fatigue des soldats qui ne comprenaient pas le but de l’offensive, la mauvaise préparation technique eurent pour résultat la percée du front par les troupes allemandes. Les troupes russes reculèrent en désordre. L’armée russe avait essuyé une grave défaite et perdu en dix jours de combat environ 60 000 hommes.
L’échec de l’offensive marqua en même temps la faillite de toute la politique du Gouvernement provisoire et du bloc défensiste s.-r. et menchévique qui le soutenait. Après la défaite de l’offensive de juin, l’influence du parti bolchévique s’accrut parmi les masses d’ouvriers et de soldats car ceux-ci se convainquaient toujours davantage que les bolchéviks avaient raison. L’annonce des pertes colossales subies lors de l’offensive souleva une puissante vague d’indignation parmi les travailleurs et accéléra le début d’une nouvelle crise politique dans le pays. [N.E.]


[2]. Les « Zimmerwaldiens », partisans de l’union qui constitua à la 1er conférence des internationalistes à Zimmerwald, les 5-8 septembre 1915.
Une lutte s’engagea à la conférence entre les internationalistes révolutionnaires avec Lénine à leur tête et la majorité kautskiste. Lénine constitua avec les internationalistes de gauche la gauche de Zimmerwald, dans laquelle le parti bolchévique fut le seul à occuper une position correcte et conséquente jusqu’au bout contre la guerre.
La conférence adopta un manifeste qui qualifiait la guerre mondiale de guerre impérialiste ; elle condamna la conduite des « socialistes » qui avaient voté les crédits de guerre et participaient au gouvernement bourgeois ; elle appela les ouvriers d’Europe à déployer la lutte contre la guerre et pour une paix sans annexions ni contributions.
La conférence vota également une résolution de sympathie pour les victimes de la guerre et élut la Commission socialiste internationale. [N.E.]

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Lénine : Instaurer le socialisme ou divulguer les malversations ? (1917)

La « Pravda » n° 77, 22 (9) juin 1917

Le socialisme ne peut être instauré en Russie, voilà qui est décidé, classé. M. Milioukov l’a démontré – de façon presque complètement marxiste – à la conférence des ultras du 3 juin, à la suite du journal ministériel menchévique, la Rabotchaïa Gazéta. Le plus grand parti de la Russie en général, et du congrès des Soviets en particulier, le parti socialiste-révolutionnaire, qui n’est pas seulement le plus grand parti, mais aussi celui auquel la continuation de la révolution vers le socialisme inspire la crainte idéologique (désintéressée) la plus grande, est d’accord sur ce point.

A la vérité, il suffit de consulter la résolution de la conférence bolchévique des 24-29 avril 1917 pour constater que les bolchéviks considèrent, eux aussi, l’« instauration » immédiate du socialisme en Russie comme impossible.

Mais alors, pourquoi ce débat ? Quelle est la cause de ce vacarme ?

La cause en est qu’en clamant contre l’« instauration » du socialisme en Russie, on seconde (souvent sans en avoir conscience) les efforts de ceux qui s’opposent à la divulgation des malversations.

Ne discutons pas sur les mots, citoyens ! C’est indigne non seulement de «démocrates révolutionnaires», mais aussi, plus généralement, d’hommes de bon sens. Ne parlons pas de l’«instauration» du socialisme, qui est repoussée «par tout le monde». Parlons de la divulgation des malversations.

Quand les capitalistes travaillent pour la défense nationale, c’est-à-dire pour l’Etat, nous sommes – chose évidente – en présence non d’un capitalisme «pur», mais d’une variété particulière d’économie nationale. Le capitalisme pur, c’est la production marchande.

La production marchande, c’est le travail pour un marché libre et inconnu. Or le capitaliste qui «travaille» pour la défense nationale ne «travaille» nullement pour le marché, mais sur commande de l’Etat et même, le plus souvent, avec l’argent que l’Etat lui a versé sous forme de crédit.

A notre avis, la dissimulation de l’importance des bénéfices tirés de cette opération particulière et l’appropriation d’un bénéfice supérieur à ce qu’il faut pour assurer l’existence d’un homme participant réellement à la production, relèvent de la malversation.

Si vous ne partagez pas cette opinion, vous êtes manifestement en désaccord avec l’écrasante majorité de la population. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que les ouvriers et les paysans de Russie partagent, dans leur immense majorité, cette opinion ; ils ne manqueraient pas de l’exprimer avec netteté si la question leur était posée sans ambages, sans échappatoires, sans voiles diplomatiques.

Si vous partagez cette opinion, combattons ensemble les échappatoires et les subterfuges.

Afin d’être aussi conciliants que possible dans une action commune telle que celle-ci, afin d’y faire preuve de la plus grande modération, nous nous permettons de proposer au congrès des Soviets le projet de résolution que voici :

« Le premier acte de toute réglementation ou même tout simplement du contrôle de la production et de la répartition » (note étrangère au texte de la résolution : le ministre Péchékhonov a lui-même promis de s’orienter vers une « répartition égalitaire de ce que nous avons »), « le premier acte de toute lutte sérieuse contre le marasme et la catastrophe qui menace le pays doit être la promulgation d’un arrêté supprimant le secret commercial (y compris le secret bancaire) dans tous les cas afférents à des fournitures de l’Etat ou à la défense nationale en général. Cet arrêté doit être complété sans délai par une loi punissant comme un crime la tentative de dissimuler, directement ou indirectement, des faits ou documents tombant sous le coup de la mesure prise, à des personnes ou groupes jouissant de pouvoirs conférés par :

a) un Soviet de députés ouvriers ou soldats ou paysans ;

b) un syndicat d’ouvriers ou d’employés, etc. ;

c) un grand parti politique (la notion de « grand » parti étant nettement définie, par exemple, d’après le nombre des électeurs). »

Tout le monde reconnaît que l’établissement immédiat du socialisme en Russie est impossible.

Mais tout le monde est-il d’accord sur la nécessité de la divulgation immédiate des malversations ?

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Lénine : L’opportunisme et la faillite de la IIe Internationale (1916)

Publié en janvier 1916 dans le Vorbote n°1.

1

La IIe Internationale a t elle réellement cessé d’exister ?

Ses représentants les plus autorisés , comme Kautsky et Vandervelde, s’obstinent à le nier. Mais il ne s’est rien produit, si ce n’est une rupture de relations ; tout est pour le mieux; tel est leur point de vue.

Afin de rétablir la vérité, référons nous au Manifeste du congrès de Bâle, de 1912, qui se rapporte précisément à la guerre impérialiste mondiale actuelle, et qui fut adopté par tous les partis socialistes du monde. A noter que pas un socialiste n’osera, du point de vue théorique, nier la nécessité d’une appréciation historique concrète de chaque guerre.

Maintenant que la guerre a éclaté, ni les opportunistes déclarés, ni les kautskistes n’osent ni désavouer le Manifeste de Bâle, ni mettre en parallèle avec ses revendications la conduite des partis socialistes au cours de la guerre. Pourquoi ? Mais parce que le manifeste les démasque entièrement, les uns et les autres.

Il ne souffle mot ni de la défense de la patrie ni de ce qui distingue une guerre offensive d’une guerre défensive ; pas un de tout ce que répètent aujourd’hui à tous les carrefours les opportunistes et les kautskistes [1]  d’Allemagne et de l’Entente.

D’ailleurs le manifeste n’en pouvait pas parler, car ce qu’il dit exclut absolument toute application de ces notions. Il indique de façon parfaitement concrète une série de conflits économiques et politiques qui pendant des dizaines d’années, ont préparé cette guerre, se sont pleinement révélés en 1912 et ont provoqué la guerre de 1914.

Le manifeste rappelle le conflit austro russe pour « l’hégémonie dans les Balkans » ; le conflit provoqué entre « l’Angleterre, la France et l’Allemagne » (entre tous ces pays !) par leur « politique de conquêtes dans le Proche Orient » ; le conflit austro italien suscité par « la volonté de dominer » en Albanie, etc. Le manifeste définit en un mot tous ces conflits comme provoqués par « l’impérialisme capitaliste ».

Ainsi donc, on y trouve formulé avec une parfaite clarté le caractère spoliateur, impérialiste, réactionnaire, esclavagiste de cette guerre, c’est à dire ce caractère qui fait qu’admettre la défense de la patrie est un non sens du point de vue théorique et une absurdité du point de vue pratique.

C’est la lutte des gros requins pour l’absorption de « patries » étrangères. Le manifeste tire les conclusions qui s’imposent de ces faits historiques indiscutables : cette guerre ne saurait « le moins du monde être justifiée sous quelque prétexte que ce soit d’intérêts des peuples » ; elle est préparée « pour assurer les profits des capitalistes, satisfaire des ambitions dynastiques ». Ce serait « un crime » pour les ouvriers « de tirer les uns sur les autres ». Ainsi parle le manifeste.

L’époque de l’impérialisme capitaliste est celle où le capitalisme a atteint sa maturité, celle où il l’a dépassée, et se trouve à la veille de son écroulement ; il est mûr au point de devoir céder la place au socialisme. La période qui va de 1789 à 1871 a été l’époque du capitalisme progressif, où le renversement du féodalisme et de l’absolutisme, la libération du joug étranger figuraient à l’ordre du jour de l’histoire.

C’est sur cette base, sur cette base seulement, que l’on pouvait admettre « la défense de la patrie », c’est à dire la lutte contre l’oppression.

Aujourd’hui encore on pourrait appliquer cette idée à la guerre contre les grandes puissances impérialistes, mais il serait absurde de l’appliquer à une guerre entre grandes puissances impérialistes, dans laquelle il s’agit de savoir qui saura spolier davantage les pays balkaniques, l’Asie Mineure, etc. Aussi, rien d’étonnant que les « socialistes », qui admettent « la défense de la patrie » dans la présente guerre, éludent le manifeste de Bâle comme le voleur fuit le lieu où il a volé.

C’est que le manifeste démontre qu’ils sont des social chauvins, c’est à dire des socialistes en paroles, des chauvins en fait, qui aident « leur » bourgeoisie à spolier les pays étrangers, à asservir d’autres nations. L’essentiel dans la notion de « chauvinisme » est justement de défendre « sa » patrie, même lorsque ses actes tendent à asservir les patries étrangères.

Considérer qu’une guerre est une guerre de libération nationale, entraîne une tactique ; considérer qu’elle est impérialiste implique une autre. Le manifeste indique clairement cette autre tactique.

La guerre « amènera une crise économique et politique », qu’il faudra « utiliser » : non pour atténuer la crise, non pour défendre la patrie, mais au contraire pour « secouer » les masses en vue de « hâter le renversement de la domination de la classe capitaliste ».

On ne peut hâter ce pour quoi les conditions historiques ne sont pas encore mûres. Le manifeste a reconnu que la révolution sociale est possible, que les prémisses en sont mûres, qu ‘elle viendra précisément avec la guerre : « les classes dominantes » redoutent « la révolution prolétarienne qui suivra la guerre mondiale », déclare le manifeste en invoquant l’exemple de la Commune de Paris et de la révolution de 1905 en Russie c’est à dire les exemples de grèves de masse et de guerre civile.

C’est un mensonge que d’affirmer comme le fait Kautsky, que l’on n’a pas défini quelle devait être l’attitude du socialisme envers cette guerre. Cette question a été non seulement discutée mais tranchée à Bâle, où fut adoptée la tactique de la lutte de masse révolutionnaire et prolétarienne.

Quelle hypocrisie révoltante que d’éluder le manifeste de Bâle en son entier ou dans ses parties les plus essentielles, pour citer les discours des chefs ou les résolutions de certains partis qui, premièrement, datent d’avant Bâle ; deuxièmement, n’étaient pas les décisions des partis du monde entier ; troisièmement, se rapportaient à différentes guerres possibles, mais nullement à la guerre actuelle.

Le fond de la question, c’est que l’époque des guerres nationales entre les grandes puissances européennes a fait place à l’époque des guerres impérialistes entre ces puissances, et que le manifeste de Bâle devait, pour la première fois, reconnaître officiellement ce fait.

Il serait erroné de supposer qu’on ne pourrait présenter le manifeste de Bâle comme étant uniquement une déclamation solennelle ou une pompeuse menace. C’est bien ainsi que voudraient poser la question ceux que le manifeste démasque.

Mais c’est faux. Le manifeste n’est que le résultat du grand travail de propagande de toute l’époque de la II° Internationale, qu’un résumé de tout ce que les socialistes ont lancé parmi les masses par centaines de milliers de discours, articles et appels dans toutes les langues. Il ne fait que reprendre ce qu’écrivait, par exemple, Jules Guesde en 1899, quand il fouaillait le ministérialisme socialiste en cas de guerre : il parlait de la guerre provoquée par « les capitalistes » (En garde, p. 175)  , ou bien ce qu’écrivait Kautsky en 1908 dans Le chemin du pouvoir, où il reconnaissait terminée l’époque « pacifique » et commencée l’époque des guerres et des révolutions.

Présenter le manifeste de Bâle comme de la phraséologie ou comme une erreur, c’est considérer comme telle l’activité socialiste des vingt cinq dernières années.

Si la contradiction entre le manifeste et sa non application est intolérable à ce point aux opportunistes et aux kautskistes, c’est parce qu’elle met à nu la très profonde contradiction qui existe dans l’activité de la II° Internationale. Le caractère relativement « pacifique » de la période 1871 1914 a nourri l’opportunisme, état d’esprit d’abord, tendance ensuite, et enfin groupe ou couche formée par la bureaucratie ouvrière et les compagnons de route petits bourgeois.

Ces éléments ne pouvaient se soumettre le mouvement ouvrier qu’en reconnaissant en paroles les objectifs révolutionnaires et la tactique révolutionnaire. Ils ne pouvaient gagner la confiance des masses qu’en jurant que tout le travail « pacifique » n’était qu’une préparation à la révolution prolétarienne.

Cette contradiction était l’abcès qui devait un jour percer, et qui percé. Le tout est de savoir s’il faut essayer, comme le font Kautsky et Cie, de refouler à nouveau ce pus dans l’organisme au nom de « l’unité » (avec le pus) ; ou bien s’il faut pour aider à la guérison complète de l’organisme du mouvement ouvrier, le débarrasser de ce pus aussi vite et aussi soigneusement que possible, malgré la douleur aiguë, mais passagère, que cause cette opération.

Il est évident que ceux qui ont voté les crédits de guerre, qui sont entrés dans les ministères et ont défendu l’idée de la défense de la patrie en 1914 1915, ont trahi le socialisme. Seuls des hypocrites peuvent nier ce fait. Il est nécessaire de l’expliquer.

2

Il serait absurde d’envisager toute cette question comme une question de personnes. Quel rapport cela peut il avoir avec l’opportunisme, si des hommes comme Plekhanov et Guesde, etc. ? – interrogeait Kautsky (Neue Zeit du 18 mai 1915).

« Quel rapport cela peut il avoir avec l’opportunisme, si Kautsky, etc ? répondait Axelrod au nom des opportunistes de l’Entente (Die Krise der Sozialdemokratie, Zürich 1915, p. 21). Tout cela n’est que comédie. Pour expliquer la crise du mouvement tout entier, il faut analyser, premièrement, la portée économique d’une politique donnée, deuxièmement, les idées qui sont à sa base, et, troisièmement, sa liaison avec l’histoire des tendances au sein du socialisme.

Quelle est la nature économique du défensisme pendant la guerre de 1914 1915. La bourgeoisie de toutes les grandes puissances fait la guerre afin de partager et d’exploiter le monde, afin d’opprimer les peuples. Quelques miettes des gros profits réalisés par la bourgeoisie peuvent échoir à une petite minorité : bureaucratie ouvrière, aristocratie ouvrière et compagnons de route petits bourgeois.

Les dessous de classe du social chauvinisme et de l’opportunisme sont identiques : c’est l’alliance d’une faible couche d’ouvriers privilégiés avec « sa » bourgeoisie nationale contre la masse de la classe ouvrière ; alliance des valets de la bourgeoisie avec cette dernière contre la classe qu’elle exploite.

Le contenu politique de l’opportunisme et celui du social-chauvinisme sont identiques : collaboration des classes, renonciation à la dictature du prolétariat, à l’action révolutionnaire, reconnaissance sans réserve de la légalité bourgeoise, manque de confiance en le prolétariat, confiance en la bourgeoisie. Le social-chauvinisme est le prolongement direct et le couronnement de la politique ouvrière libérale anglaise, du millerandisme et du bernsteinisme.

La lutte des deux tendances essentielles dans le mouvement ouvrier, le socialisme révolutionnaire et le socialisme opportuniste, remplit toute la période qui va de 1889 à 1914.

Et aujourd’hui il existe de même dans tous les pays deux courants principaux en ce qui concerne l’attitude envers la guerre. Laissons de côté la manière bourgeoise et opportuniste d’invoquer la personnalité, prenons les tendances dans une série de pays. Prenons dix États européens : l’Allemagne, l’Angleterre, la Russie, l’Italie, la Hollande, la Suède, la Bulgarie, la Suisse, la Belgique, la France.

Dans les huit premiers pays, la division en opportunistes et en radicaux correspond à la division en social chauvins et en internationalistes.

En Allemagne, les points d’appui du social chauvinisme, ce sont les Sozialistische Monatshefte et Legien et Cie ; en Angleterre, les fabiens et le Parti ouvrier [2] (I’I.L.P. a toujours fait bloc avec eux, a soutenu leur organe et a toujours été dans ce bloc plus faible que les social chauvins, alors que dans le B.S.P., les internationalistes forment les trois septièmes) ; en Russie, ce courant est représenté par Nacha Zaria (aujourd’hui Naché Diélo), par le Comité d’organisation, la fraction à la Douma, sous la direction de Tchkhéidzé ; en Italie, par les réformistes à la tête desquels se trouve Bissolati ; en Hollande, par le parti de Troelstra; en Suède, par la majorité du parti que dirige Branting ; en Bulgarie, par le parti des « larges » ; en Suisse par Greulich et Cie.

Par contre, dans tous ces pays nous avons entendu s’élever dans le camp opposé, radical, des protestations plus ou moins conséquentes contre le social-chauvinisme. Seuls deux pays font exception : la France et la Belgique dans lesquelles cependant l’internationalisme existe aussi, mais très faible.

Le social chauvinisme, c’est l’oppotunisme sous sa forme la plus achevée. Il est mûr pour une alliance ouverte, souvent vulgaire, avec la bourgeoisie et les Etats majors.

Et c’est cette alliance qui lui assure une grande force, ainsi que le monopole de la presse légale et de la duperie des masses. Il est absurde de considérer aujourd’hui encore, que l’opportunisme est un phénomène intérieur de notre Parti. Il est absurde de songer à appliquer la résolution de Bâle en compagnie de David, Legien, Hyndman, Plékhanov, Webb.

L’unité avec les social chauvins, c’est l’unité avec « sa propre » bourgeoisie nationale qui exploite d’autres nations ; c’est la division du prolétariat international. Ce n’est pas à dire que la rupture avec les opportunises soit partout immédiatement possible ; cela veut dire seulement qu’elle est mûre au point de vue historique; qu’elle est nécessaire et inévitable pour la lutte révolutionnaire du prolétariat ; que par le passage du capitalisme « pacifique » au capitalisme impérialiste l’histoire a préparé cette rupture. Volentem ducunt fata, nolentem trahuni [3].

3

Les représentants avisés de la bourgeoisie l’ont parfaitement compris. C’est pourquoi ils exaltent tant les actuels partis socialistes, à la tête desquels se trouvent des « défenseurs de la patrie », c’est à dire des défenseurs du pillage impérialiste.

C’est pourquoi les gouvernements gratifient les chefs social chauvins soit des postes ministériels (France et Angleterre), soit du monopole d’une existence légale sans entraves (Allemagne et Russie). C’est bien pourquoi en Allemagne, où le Parti social démocrate était le plus fort et où sa transformation en un parti ouvrier national libéral contre révolutionnaire a été le plus manifeste, les choses en sont venues au point que le Parquet considère la lutte entre la « minorité » et la « majorité » comme « une incitation à la haine de classe » !

C’est pourquoi les opportunistes avisés sont avant toute soucieux de sauvegarder l’ancienne « unité » des vieux partis qui ont rendu de signalés services à la bourgeoisie en 1914-1915.

Un des membres de la social-démocratie allemande a, en avril 1915, sous le pseudonyme de « Monitor », publié dans la revue réactionnaire Preussische Jahrbücher un article dans lequel, avec une franchise digne d’éloges, il exprime le point de vue de opportunistes de tous les pays du monde. Monitor estime qu’il serait très dangereux pour la bourgeoisie que la social  démocratie aille encore plus à droite : « Elle (la social démocratie) doit conserver son caractère de parti ouvrier avec ses idéals socialistes, car la jour même où elle le perdra, surgira un nouveau parti qui reprendra, sous une forme plus radicale, le programme abandonné. » (Preussische Jahrbücher, 1915, n° 4, p. 51.)

Monitor a touché juste. C’est ce que de tout temps ont désiré libéraux anglais et radicaux français : des phrases à résonance révolutionnaire pour tromper les masses, afin qu’elles fassent confiance aux Lloyd George, aux Sembat, aux Renaudel, aux Legien et aux Kautsky, aux hommes capables de prêcher « la défense de la patrie » dans une guerre de rapine.

Mais Monitor ne représente qu’une des variétés   franche, grossière, cynique   de l’opportunisme. D’autres agissent à couvert, subtilement, « honnêtement ». Engels a dit un jour : les opportunistes « honnêtes » sont les plus dangereux pour la classe ouvrière… En voici un exemple :

Kautsky écrit dans la Neue Zeit (26 novembre 1915) : « l’opposition grandit contre la majorité ; l’esprit des masses est à l’opposition ». « Après la guerre [après la guerre seulement ? N.L.], les contradictions de classe s’aggraveront au point que, parmi les masses, le radicalisme prendra le dessus ». « Après la guerre [après la guerre seulement ? N.L.] nous somme menacés de voir les éléments radicaux fuir le Parti et refluer dans un parti d’action de masse antiparlementaire » (?? il faut entendre : extra parlementaire).

« Ainsi notre parti se désagrège en deux camps extrêmes, n’ayant entre eux rien de commun ». Pour sauver l’unité, Kautsky s’applique à convaincre la majorité du Reichstag d’autoriser la minorité à prononcer quelques discours parlementaires radicaux. C’est dire que Kautsky entend à l’aide de quelques discours parlementaires radicaux, concilier les masses révolutionnaires avec les opportunistes qui « n’ont rien de commun » avec la révolution ; qui depuis longtemps déjà dirigent les syndicats et qui, aujourd’hui, s’appuyant sur leur alliance étroite avec la bourgeoisie et le gouvernement, se sont aussi emparés de la direction du Parti. Au fond, en quoi cela diffère t il du « programme » de Monitor ? En rien, si ce n’est par des phrases doucereuses prostituant le marxisme.

Le 18 mars 1915, à une séance de la fraction du Reichstag, le kautskiste Wurm « avertit » la fraction « de ne pas trop tendre les cordes ; dans les masses ouvrières l’opposition grandit contre la majorité de la fraction » ; il faut donc s’en tenir au « centre marxiste » (?! une coquille, sans doute : lisez « monitoriste ») [klassenkampf gegen den Krieg. Material zum Fall Liebknecht [4]. Edition hors commerce, page 67].

Nous voyons ainsi que le fait révolutionnarisme des masses a été reconnu, au nom de tous les kautskistes   le « centre » comme il est convenu de l’appeler   dès mars 1915 !! Or, huit mois et demi plus tard, Kautsky réitère la proposition de « concilier » les masses désireuses de lutter contre un parti opportuniste, contre révolutionnaire   cela au moyen de quelques phrases à résonance révolutionnaire !!

Souvent la guerre a cela d’utile qu’elle met à nu la corruption et rejette tout ce qui est convention.

Comparons les fabiens anglais aux kautskistes allemands. Voici ce qu’écrivait les premiers, le 18 janvier 1893, un véritable « marxiste », Frédéric Engels : … « une bande d’arrivistes assez raisonnables pour comprendre que la révolution sociale est inévitable mais qui, en aucun cas, ne désirent confier ce travail de titan exclusivement au prolétariat encore si peu averti … Leur principe fondamental, c’est la peur de la révolution … » Correspondance avec Sorge, p. 390.)

Et le 11 novembre 1893 il écrit : « Ces bourgeois présomptueux qui veulent bien se pencher sur le prolétariat pour le libérer d’en haut, pourvu seulement qu’il veuille bien comprendre qu’une masse aussi fruste et inculte ne peut elle même se libérer ni arriver à rien si ce n’est par la grâce de ces sages avocats, hommes de lettres et commères sentimentales »… (Ibid., p. 401)

En théorie Kautsky considère les fabiens avec autant de mépris qu’un pharisien le pauvre publicain. Car il ne jure que par le « marxisme ». Mais en pratique quelle différence entre eux ? Tom deux ont également signé le manifeste de Bâle et en ont également usé envers lui comme Guillaume II envers la neutralité belge. Alors que toute sa vie Marx a fustigé ceux qui s’appliquent à étouffer l’esprit révolutionnaire des ouvriers.

Kautsky a opposé aux marxistes révolutionnaires la théorie nouvelle de l’« ultra impérialisme ».

Il entend par là que sera éliminée « la lutte entre les capitaux financiers nationaux », et que cette lutte fera place à « l’exploitation en commun du monde luit le capital financier international » (N. Z., 30 avril 1915).

Mais ajoute-t-il, « les prémisses indispensables nous font encore défaut pour décider si cette nouvelle phase du capitalisme est réalisable ». C’est donc à l’aide de simples suppositions relatives à une « nouvelle phase », sans oser déclarer ouvertement qu’elle est « réalisable », que l’inventeur de cette « phase » dément ses propres déclarations révolutionnaires, se détourne des tâches révolutionnaires et de la tactique révolutionnaire du prolétariat, aujourd’hui, dans la « phase » d’une crise déjà commencée, de la guerre, de l’aggravation inouïe des contradictions de classe ! N’est ce pas là le plus ignoble fabianisme ?

Le leader des kautskistes russes, Axelrod, voit « le centre de gravité du problème de l’internationalisation du mouvement libérateur du prolétariat dans l’internationalisation du travail pratique de tous les jours » : ainsi, « la législation concernant la protection du travail et la législation des assurances doivent devenir l’objet d’actions internationales, l’objet de l’organisation internationale des ouvriers ». (Axelrod : La Crise de la social démocratie, Zurich, 1915, pp. 39 40.)

Il est tout à fait évident que non seulement Legien, David, les Webb, mais aussi Lloyd George lui même, Naumann, Briand et Milioukov se rallieraient entièrement à cet « internationalisme ». Comme en 1912 Axelrod est prêt en vue d’un d’un avenir très, très éloigné, à proférer les phrases les plus révolutionnaires, si la future Internationale « agit (contre les gouvernements, en cas de guerre) et soulève une tempête révolutionnaire ». Voyez un peu comme nous sommes braves !

Mais quand il s’agit d’appuyer et de développer aujourd’hui la fermentation révolutionnaire qui commence à se manifester dans les masses, Axelrod déclare que cette tactique d’actions révolutionnaires de masse « pourrait encore tant soit peu se justifier, si nous nous trouvions exactement à la veille de la révolution sociale, comme ce fut le cas en Russie, par exemple, où, les désordres parmi les étudiants, en 1901, annonçaient l’approche des batailles décisives contre l’absolutisme. Mais pour le moment, tout cela n’est qu’« utopie », « bakounisme », etc., tout à fait dans l’esprit de Kolb, David, Südekum et Legien.

L’ineffable Axelrod oublie simplement qu’en 1901 nul ne savait ni ne pouvait savoir en Russie que la première « bataille décisive » se livrerait quatre ans plus tard,   quatre ans, ne l’oubliez pas,   et resterait « sans solution ».

Néanmoins, nous seuls, marxistes révolutionnaires avions raison à cette époque : nous raillions les Martynov qui appelaient à l’assaut immédiat. Nous étions les seuls à conseiller aux ouvriers de bouter dehors, partout, les opportunistes et d’appuyer, d’intensifier et d’étendre de toutes leurs farces, les manifestations et autres actions révolutionnaires de masse. Aujourd’hui la situation est absolument analogue en Europe : il serait insensé d’appeler à un assaut « immédiat ».

Mais il serait honteux, pour qui se dit social démocrate, de ne pas conseiller aux ouvriers de rompre avec les opportunistes et de consolider, d’approfondir, d’élargir et d’intensifier de toutes leurs forces le mouvement révolutionnaire naissant, ainsi que les manifestations. La révolution ne tombe jamais toute prête du ciel, et lorsque commence la fermentation révolutionnaire, nul ne sait jamais si elle aboutira, ni quand elle aboutira, à une révolution « véritable », « authentique ».

Kautsky et Axelrod donnent aux ouvriers des conseils périmés, rebattus, contre révolutionnaires. Kautsky et Axelrod nourrissent les masses de l’espoir que la future Internationale sera, elle, à coup sûr révolutionnaire, à seule fin de protéger, de couvrir et de farder aujourd’hui la domination des éléments contre révolutionnaires   des Legien, des David, des Vandervelde, des Hyndman. N’est-il pas clair que « l’unité » avec Legien et Cie est le meilleur moyen de préparer la « future » Internationale révolutionnaire ?

« Chercher à transformer la guerre mondiale en guerre civile serait une folie », déclare David, leader des opportunistes allemands (Die Sozialdemokratie und der Weltkrieg, La social démocratie et la guerre mondiale, 1915, p. 172), en réponse au manifeste du Comité central de notre Parti, du I° novembre 1914. Dans ce manifeste, il est dit entre autres :

Si grandes que paraissent à tel ou tel moment les difficultés de cette transformation, les socialistes ne renonceront jamais, dès l’instant que la guerre est devenue un fait, à accomplir dans ce sens un travail de préparation systématique, persévérant et continu. (Egalement cité par David, p. 171.)

Un mois avant la parution du livre de David, notre Parti publiait des résolutions, dans lesquelles ce « travail de préparation systématique » était défini du la façon suivante   1. Refus de voter les crédits.  2. Rupture de lié paix sociale. -3. Création d’organisations illégales. -4. Soutien des manifestations de solidarité dans les tranchées. -5. Soutien de toute action révolutionnaire de masse.

David est presque aussi brave qu’Axelrod : en 1912, il ne considérait pas comme « une folie » de s’en référer, pour le cas d’une guerre, à la Commune de Paris.

Plékhanov, ce représentant typique des social chauvins de l’Entente, traite de la tactique révolutionnaire dans le même sens que David. Elle est pour lui une « féerie bouffe ». Mais écoutons Kolb, opportuniste avéré, qui déclare : « La tactique de ces gens qui entourent Liebknecht aurait pour résultat de porter au point d’ébullition la lutte au sein « de la nation allemande. » (Die Sozialdemokratie am Scheidewege. La social démocratie à la croisée des chemins, p. 50.)

Mais qu’est ce qu’une lutte portée au point d’ébullition, sinon la guerre civile ?

Si la tactique de notre Comité central, qui dans ses traits essentiels coïncide avec la tactique de la gauche de Zimmerwald, était « une folie », « un songe », « une aventure », « du bakounisme », ainsi que l’ont affirmé David, Plékhanov, Axelrod, Kautsky, etc. elle n’aurait jamais pu provoquer « la lutte au sein des nations » et qui plus est, portée au point d’ébullition.

Nulle part au monde les phrases anarchistes n’ont provoqué la lutte au sein des nations. Par contre, les faits témoignent que, précisément en 1915, en raison de la crise provoquée par la guerre, la fermentation révolutionnaire grandit parmi les masses ; les grèves et les manifestations politiques se multiplient en Russie ; les grèves en Angleterre ; les marches de la faim et les manifestations politiques en Allemagne. N’est ce point là le début d’actions révolutionnaires de masse ?

Renforcement, développement, élargissement, intensification de l’action révolutionnaire de masse, création d’organisations illégales, sans lesquelles, même dans les pays « libres », il est absolument impossible de dire aux masses populaires la vérité : tout le programme pratique de la social démocratie dans cette guerre là.

Le reste n’est que mensonge ou phraséologie, quelles que soient les théories, opportunistes ou pacifistes, dont il s’affuble [5].

Lorsqu’on nous dit que cette « tactique russe » (expression de David) ne convient pas à l’Europe, nous répondons généralement en invoquant les faits. Le 30 novembre une députation de nos camarades, de femmes berlinoises, s’est présentée à Berlin au siège du Parti et a déclaré « qu’à l’heure actuelle, étant donné l’existence d’un vaste appareil bien organisé, il est beaucoup plus facile qu’au temps des lois contre les socialistes, de diffuser des brochures et des tracts illégaux et de tenir des « réunions non autorisées ». « Ce ne sont pas les voies et moyens qui font défaut, c’est évidemment l’envie qui manque. » (Berner Tagwacht, 1915, n° 271)

Ces mauvais camarades auraient ils été détournés de la bonne voie par les « sectaires » russes, etc. ? Les véritables masses ne seraient elles pas représentées par ces camarades, mais par Legien et Kautsky ?

Par ce Legien qui, dans son rapport du 27 janvier 1915, fulminait contre l’idée « anarchiste » de créer des organisations illégales ; par Kautsky, devenu contre révolutionnaire au point de qualifier d’« aventure » les manifestations de rue, cela le 26 novembre, quatre jours avant la manifestation qui, à Berlin, allait rassembler dix mille personnes !!

Assez de phrases, assez de « marxisme » prostitué à la Kautsky ! Après 25 années d’existence de la II° Internationale, après le manifeste de Bâle, les ouvriers ne croiront plus aux phrases. L’opportunisme déjà putrescent a définitivement passé dans le camp de la bourgeoisie ; il s’est transformé en social chauvinisme : socialement et politiquement, il a rompu avec la social démocratie.

Il rompra aussi avec elle en matière d’organisation. D’ores et déjà les ouvriers réclament des brochures « illégales », des réunions « non autorisées », c’est à dire une organisation secrète, afin d’appuyer le mouvement révolutionnaire des masses. Seule une telle « guerre à la guerre » est œuvre de social-démocrates, et non une phrase. Et, en dépit de toutes les difficultés, défaites passagères, erreurs, égarements , solutions de continuité, cette œuvre mènera l’humanité à la révolution prolétarienne victorieuse.

Notes

1. il ne s’agit point ici de la personnalité des partisans de Kautsky en Allemagne, mais de ce type international de pseudo marxistes qui oscillent entre l’opportunisme et le radicalisme, et qui en réalité servent simplement de feuille de vigne à l’opportunisme.

 2. Parti travailliste. N.R.

 3. La destinée conduit qui consent, entraîne qui résiste. NdT.

 4. « La lutte de classe contre la guerre. Documents relatifs à l’affaire Liebknecht ». NdT

5. Au Congrès international des femmes, tenu à Berne en mars 1915, les représentantes du Comité central de notre Parti ont souligné qu’il était absolument nécessaire de créer des organisations illégales. Ce qui fut rejeté. Les Anglaises ont ri de cette proposition, et elles ont célébré les « libertés » anglaises. Mais quelques mois plus tard, nous recevions des journaux anglais, le Labour Leader par exemple, avec des blancs ; puis la nouvelle nous parvint de perquisitions policières, de confiscations de brochures, d’arrestations et de sentences draconiennes portées contre des camarades qui, en Angleterre, parlaient de la paix, et seulement de la paix !

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Lénine : L’impérialisme et la scission du socialisme (1916)

Rédigé en octobre 1916 et publié en décembre 1916 dans le n° 2 du « Recueil du Social‑Démocrate ».

Existe-t-il un lien entre l’impérialisme et la victoire ignoble, monstrueuse, que l’opportunisme (sous les espèces du social-chauvinisme) a remportée sur le mouvement ouvrier européen ?

Telle est la question fondamentale du socialisme contemporain. Et maintenant que nous avons parfaitement établi dans notre littérature du parti :

  1. le caractère impérialiste de notre époque et de la guerre actuelle ;
  2. l’indissoluble liaison historique entre le social-chauvinisme et l’opportunisme, ainsi que l’identité de leur contenu politique et idéologique, nous pouvons et nous devons passer à l’examen de cette question fondamentale.

Il nous faut commencer par donner la définition la plus précise et la plus complète possible de l’impérialisme. L’impérialisme est un stade historique particulier du capitalisme. Cette particularité est de trois ordres : l’impérialisme est

  1. le capitalisme monopoliste ;
  2. le capitalisme parasitaire ou pourrissant ;
  3. le capitalisme agonisant.

La substitution du monopole à la libre concurrence est le trait économique capital, l’essence de l’impérialisme. Le monopolisme se manifeste sous cinq formes principales :

  1. les cartels, les syndicats patronaux, et les trusts ; la concentration de la production a atteint un degré tel qu’elle a engendré ces groupements monopolistes de capitalistes ;
  2. la situation de monopole des grosses banques : trois a cinq banques gigantesques régentent toute la vie économique de l’Amérique, de la France, de l’Allemagne ;
  3. l’accaparement des sources de matières premières par les trusts et l’oligarchie financière (le capital financier est le capital industriel monopolisé, fusionné avec le capital bancaire) ;
  4. le partage (économique) du monde par les cartels internationaux a commencé. Ces cartels internationaux, détenteurs du marché mondial tout entier qu’ils se partagent « à l’amiable » — tant que la guerre ne l’a pas repartagé — on en compte déjà plus de cent ! L’exportation des capitaux, phénomène particulièrement caractéristique, à la différence de l’exportation des marchandises à l’époque du capitalisme non monopoliste, est en relation étroite avec le partage économique et politico-territorial du monde ;
  5. le partage territorial du monde (colonies) est terminé.

L’impérialisme, stade suprême du capitalisme d’Amérique et d’Europe, et ensuite d’Asie, a fini de se constituer vers 1898-1914. Les guerres hispano-américaine (1898), anglo-boer (1899-1902), russo-japonaise (1904-1905) et la crise économique de 1900 en Europe, tels sont les principaux jalons historiques de la nouvelle époque de l’histoire mondiale.

Que l’impérialisme soit un capitalisme parasitaire ou pourrissant, c’est ce qui apparaît avant tout dans la tendance à la putréfaction qui distingue tout monopole sous le régime de la propriété privée des moyens de production.

La différence entre la bourgeoisie impérialiste démocratique républicaine, d’une part, et réactionnaire monarchiste, d’autre part, s’efface précisément du fait que l’une et l’autre pourrissent sur pied (ce qui n’exclut pas du tout le développement étonnamment rapide du capitalisme dans différentes branches d’industrie, dans différents pays, en différentes périodes).

En second lieu, la putréfaction du capitalisme se manifeste par la formation d’une vaste couche de rentiers, de capitalistes vivant de la « tonte des coupons ». Dans quatre pays impérialistes avancés : l’Angleterre, l’Amérique du Nord, la France et l’Allemagne, le capital en titres est de 100 à 150 milliards de francs, ce qui représente un revenu annuel d’au moins 5 à 8 milliards par pays. En troisième lieu, l’exportation des capitaux est du parasitisme au carré. En quatrième lieu, « le capital financier vise à l’hégémonie, et non à la liberté ».

La réaction politique sur toute la ligne est le propre de l’impérialisme. Vénalité, corruption dans des propor­tions gigantesques, panamas de tous genres. En cinquième lieu, l’exploitation des nations opprimées, indissolublement liée aux annexions, et surtout l’exploitation des colonies par une poignée de « grandes » puissances, transforme de plus en plus le monde « civilisé » en un parasite sur le corps des peuples non civilisés, qui comptent des centaines de millions d’hommes.

Le prolétaire de Rome vivait aux dépens de la société. La société actuelle vit aux dépens du prolétaire con­temporain. Marx a particulièrement souligné cette profonde remarque de Sismondi. L’impérialisme change un peu les choses. Une couche privilégiée du prolétariat des puissan­ces impérialistes vit en partie aux dépens des centaines de millions d’hommes des peuples non civilisés.

On comprend pourquoi l’impérialisme est un capitalisme agonisant, qui marque la transition vers le socialisme : le monopole qui surgit du capitalisme, c’est déjà l’agonie du capitalisme, le début de sa transition vers le socialisme. La socialisation prodigieuse du travail par l’impérialisme (ce que les apologistes, les économistes bourgeois, appellent l’« interpénétration ») a la même signification.

En définissant ainsi l’impérialisme, nous entrons en contradiction complète avec K. Kautsky, qui se refuse à voir dans l’impérialisme une « phase du capitalisme », et le définit comme la politique « préférée » du capital financier, comme une tendance des pays « industriels » à annexer les pays [1] « agraires ».

Du point de vue théorique, cette définition de Kautsky est absolument fausse. La particularité de l’impérialisme, c’est justement la domination du capital non pas industriel, mais financier, la tendance à s’annexer non pas les seuls pays agraires, mais toutes sortes de pays. Kautsky dissocie la politique de l’impérialisme de son économie ; il dissocie le monopolisme en politique du monopolisme dans l’économie, afin de frayer la voie à son réformisme bourgeois : le « désarmement », l’« ultra-impérialisme » et autres sottises du même acabit.

Le sens et le but de cette théorie falsifiée sont uniquement d’estomper les contradictions les plus profondes de l’impérialisme et de justifier ainsi la théorie de l’« unité » avec les apologistes de l’impérialisme, les social-chauvins et opportunistes avoués.

Nous avons déjà suffisamment insisté sur cette rupture de Kautsky avec le marxisme, et dans Le Social-Démocrate, et dans Le Communiste. Nos kautskistes de Russie, les « okistes » avec Axelrod et Spectator en tête, sans en excepter Martov et, dans une notable mesure, Trotski, ont préféré passer sous silence la question du kautskisme en tant que tendance.

N’osant pas défendre ce que Kautsky a écrit pendant la guerre, ils se sont contentés d’exalter purement et simplement Kautsky (Axelrod dans sa brochure allemande que le Comité d’organisation a promis de publier en russe) ou d’invoquer des lettres privées de Kautsky (Spectator), dans lesquelles il assure appartenir à l’opposition et essaie jésuitiquement de faire considérer ses déclarations chauvines comme nulles et non avenues.

Notons que dans sa « conception » de l’impérialisme, qui revient à farder ce dernier, Kautsky marque un recul non seulement par rapport au Capital financier de Hilferding (quel que soit le zèle que mette aujourd’hui Hilferding lui-même à défendre Kautsky et l’ « unité » avec les social-chauvins !), mais aussi par rapport au social-libéral J. A. Hobson.

Cet économiste anglais, qui n’a pas la moindre prétention au titre de marxiste, définit avec beaucoup plus de profondeur l’impérialisme et en dévoile les contradictions dans son ouvrage de 1902 [2]. Voici ce que disait cet auteur (chez qui l’on retrouve presque toutes les platitudes pacifistes et « conciliatrices » de Kautsky) sur la question particulièrement importante du caractère parasitaire de l’impérialisme :

Des circonstances de deux ordres affaiblissaient, selon Hobson, la puissance des anciens Empires :

  1. le « parasitisme économique » et
  2. le recrutement d’une armée parmi les peuples dépendants.

« La première circonstance est la coutume du parasitisme économique, en vertu de laquelle l’Etat dominant utilise ses provinces, ses colonies et les pays dépendants pour enrichir sa classe gouvernante et corrompre ses classes inférieures, afin qu’elles se tiennent tranquilles.  »

En ce qui concerne la seconde circonstance, Hobson écrit :

« L’un des symptômes les plus singuliers de la cécité de l’impérialisme »

(dans la bouche du social-libéral Hobson, ce refrain sur la « cécité » des impérialistes est moins déplacé que chez le « marxiste » Kautsky),

« c’est l’insouciance avec laquelle la Grande-Bretagne, la France et les autres nations impérialistes s’engagent dans cette voie. La Grande-Bretagne est allée plus loin que toutes les autres. La plupart des batailles par lesquelles nous avons conquis notre Empire des Indes ont été livrées par nos troupes indigènes : dans l’Inde, comme plus récemment aussi en Egypte, de grandes armées permanentes sont placées sous le commandement des Britanniques ; presque toutes nos guerres de conquête en Afrique, sa partie Sud exceptée, ont été faites pour notre compte par les indigènes.»

La perspective du partage de la Chine provoque chez Hobson l’appréciation économique que voici :

« Une grande partie de l’Europe occidentale pourrait alors prendre l’apparence et le caractère qu’ont maintenant certaines parties des pays qui la composent — le Sud de l’Angleterre, la Riviera, les régions d’Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées de gens riches — à savoir : de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d’employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d’ouvriers occupés dans les transports et dans l’industrie travaillant à la finition des produits manufacturés.

Quant aux principales branches d’industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d’Asie et d’Afrique comme un tribut.»

« Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des Etats d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupés à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre. Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie »

(il aurait fallu dire : à cette perspective)

« comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation. Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de « placeurs de capitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu afin de les consommer en Europe. Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour qu’une prévision — celle-ci ou toute autre — de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable. Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles orienteront l’achèvement de ce processus. »

Le social-libéral Hobson ne voit pas que cette « résistance » ne peut être opposée que par le prolétariat révolutionnaire, et seulement sous la forme d’une révolution sociale. Il n’est pas social-libéral pour rien !

Mais il a fort bien abordé, dès 1902, la question du rôle et de la portée des « Etats-Unis d’Europe » (avis au kautskiste Trotski !), comme aussi de tout ce que cherchent à voiler les kautskistes hypocrites des différents pays, à savoir le fait que les opportunistes (les social-chauvins) font cause commune avec la bourgeoisie impérialiste justement dans le sens de la création d’une Europe impérialiste sur le dos de l’Asie et de l’Afrique ; le fait que les opportunistes apparaissent objectivement comme une partie de la petite bourgeoisie et de certaines couches de la classe ouvrière, soudoyée avec les fonds du surprofit des impérialistes et convertie en chiens de garde du capitalisme, en corrupteurs du mouvement ouvrier.

Nous avons maintes fois signalé, non seulement dans des articles, mais aussi dans des résolutions de notre Parti, cette liaison économique extrêmement profonde de la bourgeoisie impérialiste, très précisément, avec l’opportunisme qui a triomphé aujourd’hui (est­-ce pour longtemps ?) du mouvement ouvrier.

Nous en avons inféré, notamment, que la scission avec le social-chauvinisme était inévitable. Nos kautskistes ont préféré éluder la question ! Martov, par exemple, avance depuis un bon moment dans ses conférences un sophisme qui, dans les Izvestia du secrétariat à l’étranger du Comité d’organisation (n° 4 du 10 avril 1916), est énoncé en ces termes :

(…) « La cause de la social-démocratie révolutionnaire serait très mauvaise, voire désespérée, si les groupes d’ouvriers qui, par leur développement intellectuel, se sont le plus rapprochés de l’« intelliguentsia » et sont les plus qualifiés, abandonnaient fatalement cette dernière pour rejoindre l’opportunisme »…

An moyen du vocable absurde « fatalement » et d’un certain « escamotage », on élude le fait que certains contingents d’ouvriers ont rallié l’opportunisme et la bourgeoisie impérialiste !

Or éluder ce fait, c’est tout ce que veulent les sophistes du Comité d’organisation ! Ils se retranchent derrière cet « optimisme officiel », dont font aujourd’hui parade et le kautskiste Hilferding et beaucoup d’autres individus : les conditions objectives, prétendent-ils, se portent garantes de l’unité du prolétariat et de la victoire de la tendance révolutionnaire ! Nous sommes, disent-ils, « optimistes » en ce qui concerne le prolétariat !

Mais en réalité tous ces kautskistes, Hilferding, les okistes, Martov et Cie sont des optimistes… en ce qui concerne l’opportunisme. Tout est là !

Le prolétariat est un produit du capitalisme, du capitalisme mondial et pas seulement européen, pas seulement impérialiste. A l’échelle mondiale, que ce soit cinquante ans plus tôt ou cinquante ans plus tard,  à cette échelle, c’est une question de détail, il est bien évident que le « prolétariat » « sera » uni, et qu’en son sein la social-démocratie révolutionnaire vaincra « inéluctablement ».

Il ne s’agit pas de cela, messieurs les kautskistes, il s’agit du fait que maintenant, dans les pays impérialistes d’Europe, vous rampez à plat ventre devant les opportunistes, qui sont étrangers au prolétariat en tant que classe, qui sont les serviteurs, les agents de la bourgeoisie, les véhicules de son influence ; et s’il ne s’affranchit pas d’eux, le mouvement ouvrier restera un mouvement ouvrier bourgeois. 

Votre propagande en faveur de l’« unité » avec les opportunistes, avec les Legien et les David, les Plékhanov ou les Tchkhenkéli, les Potressov, etc., revient objectivement à favoriser l’asservissement des ouvriers par la bourgeoisie impérialiste, à l’aide de ses meilleurs agents au sein du mouvement ouvrier. La victoire de la social-démocratie révolutionnaire à l’échelle mondiale est absolument inévitable, mais elle se poursuit et se poursuivra, elle se fait et se fera uniquement contre vous ; elle sera une victoire sur vous.

Les deux tendances, disons même les deux partis dans le mouvement ouvrier contemporain, qui se sont si manifestement séparés dans le monde entier en 1914-1916, ont été observées de près par Engels et Marx en Angleterre pendant plusieurs dizaines d’années, de 1858 à 1892 environ.

Ni Marx, ni Engels n’ont vécu jusqu’à l’époque impérialiste du capitalisme mondial, dont le début ne remonte pas au-delà de 1898-1900. Mais l’Angleterre, dès le milieu du XIX° siècle, avait ceci de particulier qu’au moins deux traits distinctifs fondamentaux de l’impérialisme s’y trouvaient réunis :

– d’immenses colonies et

– des profits de monopoles (en raison de sa situation de monopole sur le marché mondial).

Sous ces deux rapports, l’Angleterre faisait alors exception parmi les pays capitalistes. Et Engels et Marx, analysant cette exception, ont montré, d’une façon parfaitement claire et précise sa liaison avec la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans le mouvement ouvrier anglais.

Dans sa lettre à Marx du 7 octobre 1858, Engels écrivait :

« En réalité, le prolétariat anglais s’embourgeoise de plus en plus, et il semble bien que cette nation bourgeoise entre toutes veuille en arriver à avoir, à côté de sa bourgeoise, une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois. Évidemment, de la part d’une nation qui exploite le monde entier, c’est jusqu’à un certain point logique. »

Dans sa lettre à Sorge du 21 septembre 1872, Engels fait savoir que Hales a provoqué au Conseil fédéral de l’Internationale un grand esclandre et a fait voter un blâme à Marx pour avoir dit que « les chefs ouvriers anglais s’étaient vendus ». Marx écrit à Sorge le 4 août 1874 :

« En ce qui concerne les ouvriers des villes (en Angleterre), il y a lieu de regretter que toute la bande des chefs ne soit pas entrée au Parlement. C’eût été le plus sûr moyen de se débarrasser de cette racaille. »

Dans sa lettre à Marx du 11 août 1881, Engels parle des « pires trade-unions anglaises, qui se laissent diriger par des hommes que la bourgeoisie a achetés ou tout au moins payés ». Dans sa lettre à Kautsky du 12 septembre 1882, Engels écrivait :

« Vous me demandez ce que les ouvriers anglais pensent de la politique coloniale. Exactement ce qu’ils pensent de la politique en général. Ici, point de parti ouvrier, il n’y a que des conservateurs et des radicaux libéraux ; quant aux ouvriers, ils jouissent en toute tranquillité avec eux du monopole colonial de l’Angleterre et de son monopole sur le marché mondial. »

Le 7 décembre 1889, Engels écrit à Sorge :

« … Ce qu’il y a de plus répugnant ici (en Angleterre), c’est la « respec­tabilité » (respectability) bourgeoise, qui pénètre jusque dans la chair des ouvriers… même Tom Mann, que je con­sidère comme le meilleur de tous, confie très volontiers qu’il déjeunera avec le lord-maire. Lorsqu’on fait la comparaison avec les Français, on voit ce que c’est que la révolution.»

Dans une lettre du 19 avril 1890 :

« le mouve­ment (de la classe ouvrière en Angleterre) progresse sous la surface, il gagne des couches de plus en plus larges, et surtout parmi la masse inférieure (souligné par Engels) jusque-là immobile. Le jour n’est pas loin où cette masse se retrouve­ra elle-même, où elle aura compris que c’est elle, précisé­ment, qui est cette masse colossale en mouvement ».

Le 4 mars 1891 :

« l’échec de l’union des dockers qui s’est désagrégée ; les « vieilles » trade-unions conservatrices, riches et partant poltronnes, restent seules sur le champ de batail­le »…

Le 14 septembre 1891 : au congrès des trade-unions à Newcastle, ont été vaincus les vieux unionistes, adversai­res de la journée de huit heures, « et les journaux bourgeois avouent la défaite du parti ouvrier bourgeois »(souligné par­tout par Engels)…

Que ces pensées d’Engels, reprises pendant des dizaines d’années, aient aussi été formulées par lui publiquement, dans la presse, c’est ce que prouve sa préface à la deuxième édition (1892) de La situation des classes laborieuses en Angleterre. Il y traite de « l’aristocratie de la classe ouvrière », de la « minorité privilégiée des ouvriers », qu’il oppose à la « grande masse des ouvriers ». « La petite minorité privilégiée et protégée » de la classe ouvrière bénéficiait seule des « avantages durables » de la situation privilégiée de l’Angleterre en 1848-1868 ;

« la grande masse, en mettant les choses au mieux, ne bénéficiait que d’améliorations de courte durée »…

« Avec l’effondrement du monopole industriel de l’Angleterre, la classe ouvrière anglaise perdra sa situation privilégiée … »

Les membres des « nouvelles » unions, des syndicats d’ouvriers non spécialisés,

« ont un avantage inappréciable : leur mentalité est un terrain encore vierge, parfaitement libre du legs des « respectables » préjugés bourgeois, qui désorientent les esprits des « vieux unionistes » mieux placés » … Les « prétendus représentants ouvriers », en Angleterre, sont des gens « à qui ou pardonne leur appartenance à la classe ouvrière, parce qu’ils sont eux-mêmes prêts à noyer cette qualité dans l’océan de leur libéralisme »…

C’est à dessein que nous avons reproduit des extraits assez abondants des déclarations on ne peut plus explicites de Marx et d’Engels, afin que les lecteurs puissent les étudier dans leur ensemble. Et il est indispensable de les étudier, il vaut la peine d’y réfléchir attentivement. Car là est le nœud de la tactique imposée au mouvement ouvrier par les conditions objectives de l’époque impérialiste.

Là encore Kautsky a déjà essayé de « troubler l’eau » et de substituer au marxisme une conciliation mielleuse avec les opportunistes.

Dans une polémique avec les social-impérialistes déclarés et naïfs (dans le genre de Lensch) qui justifient la guerre du côté de l’Allemagne comme une destruction du monopole de l’Angleterre, Kautsky « rectifie » cette contre-vérité évidente au moyen d’une autre contre-vérité, non moins évidente. Il remplace la contre-vérité cynique par une contre-vérité doucereuse ! Le monopole industriel de l’Angleterre, dit-il, est depuis longtemps brisé, depuis longtemps détruit, il n’est ni nécessaire ni possible de le détruire.

En quoi cet argument est-il faux ?

En ce que, premièrement, il passe sous silence le monopole colonial de l’Angleterre. Or, comme nous l’avons vu, Engels a soulevé cette question d’une façon parfaitement claire dès 1882, c’est-à-dire il y a 34 ans ! Si le monopole industriel de l’Angleterre est détruit, le monopole colonial non seulement demeure, mais a entraîné de graves complications, car tout le globe terrestre est déjà partagé !

A la faveur de son mensonge mielleux, Kautsky fait passer subrepticement sa petite idée pacifiste bourgeoise et petite-bourgeoise opportuniste selon laquelle il n’y aurait « aucune raison de faire la guerre ».

Au contraire, non seulement les capitalistes ont maintenant une raison de faire la guerre, mais il leur est impossible de ne pas la faire s’ils veulent sauvegarder le capitalisme ; car, sans procéder à un repartage des colonies par la violence, les nouveaux pays impérialistes ne peuvent obtenir les privilèges dont jouissent les puissances impérialistes plus vieilles (et moins fortes).

Deuxièmement. Pourquoi le monopole de l’Angleterre explique-t-il la victoire (momentanée) de l’opportunisme dans ce pays ? Parce que le monopole fournit un surprofit, c’est-à-dire un excédent de profit par rapport au profit capitaliste normal, ordinaire dans le monde entier.

Les capitalistes peuvent sacrifier une parcelle (et même assez grande !) de ce surprofit pour corrompre leurs ouvriers, créer quelque chose comme une alliance (rappelez-vous les fameuses « alliances » des trade-unions anglaises avec leurs patrons, décrites par les Webb), une alliance des ouvriers d’une nation donnée avec leurs capitalistes contre les autres pays. Le monopole industriel de l’Angleterre a été détruit dès la fin du XIX° siècle. Cela est incontestable. Mais comment cette destruction s’est-elle opérée ? Aurait-elle entraîné la disparition de tout monopole ?

S’il en était ainsi, la « théorie » de la conciliation (avec l’opportunisme) de Kautsky recevrait une certaine justification. Mais ce n’est justement pas le cas. L’impérialisme est le capitalisme monopoliste. Chaque cartel, trust, syndicat patronal, chaque banque géante, est un monopole. Le surprofit n’a pas disparu, il subsiste.

L’exploitation par un seul pays privilégié, financièrement riche, de tous les autres pays demeure et se renforce. Une poignée de pays riches — ils ne sont que quatre en tout, si l’on veut parler de la richesse « moderne », indépendante et véritablement prodigieuse : l’Angleterre, la France, les Etats-Unis et l’Allemagne — ont développé les monopoles dans d’immenses proportions, reçoivent un surprofit se chiffrant par centaines de millions sinon par milliards, « chevauchent sur l’échine » de centaines et de centaines de millions d’habitants des autres pays, et luttent entre eux pour le partage d’un butin particulièrement abondant, particulièrement gras et de tout repos.

Là est justement l’essence économique et politique de l’impérialisme, dont Kautsky cherche à estomper les très profondes contradictions, au lieu de les dévoiler.

La bourgeoisie d’une « grande » puissance impérialiste peut, économiquement, soudoyer les couches supérieures de « ses » ouvriers en sacrifiant à cette fin quelque cent ou deux cent millions de francs par an, car son surprofit s’élève probablement à près d’un milliard.

Et la question de savoir comment cette petite aumône est partagée entre ouvriers-ministres, « ouvriers-députés » (rappelez­-vous l’excellente analyse donnée de cette notion par Engels), ouvriers-membres des comités des industries de guerre, ouvriers-fonctionnaires, ouvriers organisés en associations étroitement corporatives, employés, etc., etc., c’est là une question secondaire.

De 1848 à 1868, et aussi partiellement plus tard, l’Angleterre était seule à bénéficier du monopole ; c’est pourquoi l’opportunisme a pu y triompher des dizaines d’années durant ; il n’y avait pas d’autres pays possédant de riches colonies ou disposant d’un monopole industriel.

Le dernier tiers du XIX° siècle a marqué le passage à une nouvelle époque, celle de l’impérialisme. Le capital financier bénéficie d’une situation de monopole non pas dans une seule, mais dans plusieurs grandes puissances, très peu nombreuses. (Au Japon et, en Russie, le monopole de la force militaire, l’immensité du territoire ou des commodités particulières de spoliation des allogènes, de la Chine, etc., suppléent en partie, remplacent en partie le monopole du capital financier contemporain, moderne.)

Il résulte de cette différence que le monopole de l’Angleterre a pu demeurer incontesté pendant des dizaines d’années. Le monopole du capital financier actuel est furieusement disputé  ; l’époque des guerres impérialistes a commencé.

Autrefois l’on pouvait soudoyer, corrompre pour des dizaines d’années la classe ouvrière de tout un pays. Aujourd’hui, ce serait invraisemblable, voire impossible ; par contre, chaque « grande » puissance impérialiste peut soudoyer et soudoie des couches moins nombreuses (que dans l’Angleterre des années 1848 à 1868) de l’« aristocratie ouvrière ». Autrefois, un « parti ouvrier bourgeois », selon l’expression remarquablement profonde d’Engels, ne pouvait se constituer que dans un seul pays, attendu qu’il était seul à détenir le monopole, mais en revanche pour longtemps.

Aujourd’hui, « le parti ouvrier bourgeois » est inévitable et typique pour tous les pays impérialistes ; mais, étant donné leur lutte acharnée pour le partage du butin, il est improbable qu’un tel parti puisse triompher pour longtemps dans plusieurs pays. Car les trusts, l’oligarchie financière, la vie chère, etc., en permettant de corrompre de petits groupes de l’aristocratie ouvrière, écrasent, oppriment, étouffent et martyrisent de plus en plus la masse du prolétariat et du semi-prolétariat.

D’une part, la tendance de la bourgeoisie et des opportunistes à transformer une poignée de très riches nations privilégiées en parasites « à perpétuité » vivant sur le corps du reste de l’humanité, à « s’endormir sur les lauriers » de l’exploitation des Noirs, des Indiens, etc., en les maintenant dans la soumission à l’aide du militarisme moderne pourvu d’un excellent matériel d’extermination.

D’autre part, la tendance des masses, opprimées plus que par le passé et subissant toutes les affres des guerres impérialistes, à secouer ce joug, à jeter bas la bourgeoisie. C’est dans la lutte entre ces deux tendances que se déroulera désormais inéluctablement l’histoire du mouvement ouvrier. Car la première tendance n’est pas fortuite : elle est économiquement « fondée ».

La bourgeoisie a déjà engendré et formé à son service des « partis ouvriers bourgeois » de social-chauvins dans tous les pays. Il n’y à aucune différence essentielle entre un parti régulièrement constitué comme, par exemple, celui de Bissolati en Italie, parti parfaitement social-­impérialiste, et, disons, le pseudo-parti à demi constitué des Potressov, Gvozdev, Boulkine, Tchkhéidzé. Skobelev et Cie. Ce qui importe, c’est que, du point de vue économique, le rattachement de l’aristocratie ouvrière à la bourgeoisie est parvenu à sa maturité et s’est achevé ; quant à la forme politique, ce fait économique, ce changement des rapports de classe s’en trouvera une sans trop de « difficulté ».

Sur la base économique indiquée, les institutions politiques du capitalisme moderne — la presse, le Parlement, les syndicats, les congrès, etc. — ont créé à l’intention des ouvriers et des employés réformistes et patriotes, respectueux et bien sages, des privilèges et des aumônes politiques correspondant aux privilèges et aux aumônes économiques.

Les sinécures lucratives et de tout repos dans un ministère ou au comité des industries de guerre, au Parlement et dans diverses commissions, dans les rédactions de « solides » journaux légaux ou dans les directions de syndicats ouvriers non moins solides et « d’obédience bourgeoise », voilà ce dont use la bourgeoisie impérialiste pour attirer et récompenser les représentants et les partisans des « partis ouvriers bourgeois ».

Le mécanisme de la démocratie politique joue dans le même sens. Il n’est pas question, au siècle où nous sommes, de se passer d’élections ; on ne saurait se passer des masses ; or, à l’époque de l’imprimerie et du parlementarisme, on ne peut entraîner les masses derrière soi sans un système largement ramifié, méthodiquement organisé et solidement outillé de flatteries, de mensonges, d’escroqueries, de jongleries avec des mots populaires à la mode, sans promettre à droite et à gauche toutes sortes de réformes et de bienfaits aux ouvriers, pourvu qu’ils renoncent à la lutte révolutionnaire pour la subversion de la bourgeoisie.

Je qualifierais ce système de Lloydgeorgisme, du nom d’un des représentants les plus éminents et les plus experts de ce système dans le pays classique du « parti ouvrier bourgeois », le ministre. anglais Lloyd George. Brasseur d’affaires bourgeois de premier ordre et vieux flibustier de la politique, orateur populaire, habile à prononcer n’importe quel discours, même rrrévolutionnaire, devant un auditoire ouvrier, et capable de faire accorder de coquettes aumônes aux ouvriers obéissants sous l’aspect de réformes sociales (assurances, etc.), Lloyd George sert à merveille la bourgeoisie [3] ; et il la sert justement parmi les ouvriers, il propage son influence justement au sein du prolétariat, là où il est le plus nécessaire et le plus difficile de s’assurer une emprise morale sur les masses.

Et y a-t-il une grande différence entre Lloyd George et les Scheidemann, les Legien, les Henderson et les Hyndman, les Plékhanov, les Renaudel et consorts ? Parmi ces derniers, nous objectera-t-on, il en est qui reviendront au socialisme révolutionnaire de Marx.

C’est possible, mais c’est là une différence de degré insignifiante si l’on considère la question sur le plan politique, c’est-à-dire à une échelle de masse. Certains personnages parmi les chefs social-chauvins actuels peuvent revenir au prolétariat. Mais le courant social-chauvin ou (ce qui est la même chose) opportuniste ne peut ni disparaître, ni « revenir » au prolétariat révolutionnaire. Là où le marxisme est populaire parmi les ouvriers, ce courant politique, ce « parti ouvrier bourgeois », invoquera avec véhémence le nom de Marx.

On ne peut le leur interdire, comme on ne peut interdire à une firme commerciale de faire usage de n’importe quelle étiquette, de n’importe quelle enseigne ou publicité. On a toujours vu, au cours de l’histoire, qu’après la mort de chefs révolutionnaires populaires parmi les classes opprimées, les ennemis de ces chefs tentaient d’exploiter leur nom pour duper ces classes.

C’est un fait que les « partis ouvriers bourgeois », en tant que phénomène politique, se sont déjà constitués dans tous les pays capitalistes avancés, et que sans une lutte décisive et implacable, sur toute la ligne, contre ces partis ou, ce qui revient au même, contre ces groupes, ces tendances, etc., il ne saurait être question ni de lutte contre l’impérialisme, ni de marxisme, ni de mouvement ouvrier socialiste. La fraction Tchkhéidzé, Naché Diélo, Golos Trouda en Russie et les « okistes » à l’étranger, ne sont rien de plus qu’une variété d’un de ces partis.

Nous n’avons pas la moindre raison de croire que ces partis puissent disparaître avant la révolution sociale. Au contraire, plus cette révolution se rapprochera, plus puissamment elle s’embrasera, plus brusques et plus vigoureux seront les tournants et les bonds de son développement, et plus grand sera, dans le mouvement ouvrier, le rôle joué par la poussée du flot révolutionnaire de masse contre le flot opportuniste petitbourgeois. Le kautskisme ne représente aucun courant indépendant ; il n’a de racines ni dans les masses, ni dans la couche privilégiée passée à la bourgeoisie.

Mais le kautskisme est dangereux en ce sens qu’utilisànt l’idéologie du passé, il s’efforce de concilier le prolétariat avec le « parti ouvrier bourgeois », de sauvegarder l’unité du prolétariat avec ce parti et d’accroître ainsi le prestige de ce dernier. Les masses ne suivent plus les social-chauvins déclarés ; Lloyd George a été sifflé en Angleterre dans des réunions ouvrières ; Hyndman a quitté le parti ; les Renaudel et les Scheidemann, les Potressov et les Gvozdev sont protégés par la police. Rien n’est plus dangereux que la défense déguisée des social-chauvins par les kautskistes.

L’un des sophismes kautskistes les plus répandus consiste à se référer aux « masses ». Nous ne voulons pas, prétendent-ils, nous détacher des masses et des organisations de masse ! Mais réfléchissez à la façon dont Engels pose la question. Les « organisations de masse » des trade-unions anglaises étaient au XIX° siècle du côté du parti ouvrier bourgeois.

Marx et Engels ne recherchaient pas pour autant une conciliation avec ce dernier, mais le dénonçaient. Ils n’oubliaient pas, premièrement, que les organisations des trade-unions englobent directement une minorité du prolétariat. Dans l’Angleterre d’alors comme dans l’Allemagne d’aujourd’hui, les organisations ne rassemblent pas plus de 1/5 du prolétariat.

On ne saurait penser sérieusement qu’il soit possible, en régime capitaliste, de faire entrer dans les organisations la majorité des prolétaires. Deuxièmement, et c’est là l’essentiel, il ne s’agit pas tellement du nombre des adhérents à l’organisation que de la signification réelle, objective, de sa politique : cette politique représente-t-elle les masses, sert-elle les masses, c’est-à-dire vise-t-elle à les affranchir du capitalisme, ou bien représente-t-elle les intérêts de la minorité, sa conciliation avec le capitalisme ? C’est précisément cette dernière conclusion qui était vraie pour l’Angleterre du XIX° siècle, et qui est vraie maintenant pour l’Allemagne, etc.

Engels distingue entre le « parti ouvrier bourgeois » des vieilles trade-unions, la minorité privilégiée, et la « masse inférieure », la majorité véritable ; il en appelle à cette majorité qui n’est pas contaminée par la « respectabilité bourgeoise ». Là est le fond de la tactique marxiste !

Nous ne pouvons — et personne ne peut — prévoir quelle est au juste la partie du prolétariat qui suit et suivra les social-chauvins et les opportunistes. Seule la lutte le montrera, seule la révolution socialiste, en décidera finalement.

Mais ce que nous savons pertinemment, c’est que les « défenseurs de la patrie » dans la guerre, impérialiste ne représentent qu’une minorité. Et notre devoir, par conséquent, si nous voulons rester des socialistes, est d’aller plus bas et plus profond, vers les masses véritables : là est toute la signification de la lutte contre l’opportunisme et tout le contenu de cette lutte.

En montrant que les opportunistes et les social-chauvins trahissent en fait lés intérêts de la masse, défendant les privilèges momentanés d’une minorité d’ouvriers, propagent les idées et l’influence bourgeoises et sont en fait les alliés et les agents de la bourgeoisie, nous apprenons aux masses à discerner leurs véritables intérêts politiques et à lutter pour le socialisme et la révolution à travers les longues et douloureuses péripéties des guerres impérialistes et des armistices impérialistes.

Expliquer aux masses que la scission avec l’opportunisme est inévitable et nécessaire, les éduquer pour la révolution par une lutte implacable contre ce dernier, mettre à profit l’expérience de la guerre pour dévoiler toutes les ignominies de la politique ouvrière nationale libérale au lieu de les camoufler : telle est la seule ligne marxiste dans le mouvement ouvrier mondial.

Dans notre prochain article, nous essaierons de résumer les principaux caractères distinctifs de cette ligne, en l’opposant au kautskisme.

Notes

[1] « L’impérialisme est un produit du capitalisme industriel hautement évolué. Il consiste dans la tendance de toute nation capitaliste industrielle à se soumettre et à s’adjoindre des régions agraires toujours plus nombreuses sans égard aux nations qui les habitent » (Kautsky, dans la Neue Zeit du 11.IX.1914).

[2] J. A. Hobson ; Imperialism, London 1902.

[3] Récemment, dans une revue anglaise, j’ai trouvé l’article d’un tory, adversaire politique de Lloyd George : « Lloyd George vu par un tory. » La guerre a ouvert les yeux à cet adversaire et lui a montré quel parfait commis de la bourgeoisie est ce Lloyd George ! Les tories ont fait la paix avec lui !

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Alexandre Rodtchenko, apports et limites

Alexandre Rodtchenko est un défricheur qui, lorsqu’il a fait un fétiche de ses propres découvertes, a raté le virage au classicisme.

Ce qui le bloque, c’est l’obsession pour la surface et la dimension théâtrale de l’acte montré en pleine action – ce qui permet l’intensité, mais aux dépens de toute possibilité d’atteindre la monumentalité, le classicisme.

On a un bon exemple avec le portrait dit du pionnier à la trompette, en 1930, qui par ailleurs est typique du travail de Rodtchenko de par de multiples qualités qu’on y retrouve, ainsi que les défauts.

Le premier et le troisième plan de l’image sont flous, de telle sorte que le sujet est parfaitement isolé au second plan, ce qui est le signe d’une grande maîtrise technique de la focale.

Le visage du trompettiste est déformé par le choix de prise de vue du photographe. La contre-plongée réduit le haut du visage à une simple ligne au dessus des yeux.

Le visage du sujet est presque exclusivement constitué de ses joues gonflées d’air qui semblent pousser ses lèvres dans l’embouchure de l’instrument. En plus de cet effet, là encore au service du réel, les détails sont frappants.

Le souci, c’est que ce côté frappant écrase la dignité du réel. L’aspect formel finit par l’emporter.

On a ainsi une haute technicité. La qualité optique de l’objectif (Leica), mais surtout l’habileté de Rodtchenko assure une gestion de la focale et une mise au point parfaite permet au tirage de révéler la souplesse de la peau du jeune sujet. La sensualité du portrait est renforcée par le contraste entre la douceur de la peau et le métal lisse et brillant de l’instrument de musique.

Les choix techniques, parfaitement maîtrisés, de Rodtchenko : boitier et objectifs, format, focale et vitesse, cadrage, angle de prise de vue et mise au point, sont au service du réalisme du portrait. Mobilisés en un instant, ils permettent au photographe de donner à voir le sujet en action dans son milieu.

Le problème, c’est qu’on a un instantané esthétisé. On n’a pas de vue d’ensemble – à moins de placer la photographie dans le cadre du reportage photographique.

On a le même souci avec la photographie suivante. La richesse de l’expression du visage oscille entre théâtralisation et monumentalité. Ce qui permet de basculer du bon côté, c’est qu’on y retrouve la candeur, une candeur expressive, allant soit dans l’affirmation de la détermination ou bien d’un esprit protecteur.

La dignité du réel est toujours ce qui sauve cette œuvre d’Alexandre Rodtchenko du formalisme.

L’oeuvre d’Alexandre Rodtchenko est ainsi inégal ; elle converge avec le formalisme occidental, propre aux sociétés capitalistes, mais elle permet parfois d’atteindre le réel par sa reconnaissance, aboutissant à des photographies fortes et conformes à la construction du socialisme, à sa démarche volontaire.

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Alexandre Rodtchenko et le facteur idéologique

Alexandre Rodtchenko n’est pas parvenu à saisir le réalisme socialiste en tant quel ; il a jusqu’au bout été trop prisonnier de sa dynamique cubo-futuriste initial, sans parvenir à révolutionnariser son approche entièrement.

S’il est ainsi un photographe soviétique, il reste dans un expressionnisme incapable de saisir l’harmonie dans sa plénitude. Sur la photo suivante, on voit comment il reste prisonnier de l’intérêt géométrique, sans saisir le tout organiquement.

La photo suivante a relativement le même problème. L’orientation générale y est somme toute correcte, mais l’harmonie de l’ensemble est perdu au profit de la fascination pour la dynamique.

Cette autre photographie montre bien ce qui manquait à Rodtchenko dans le facteur idéologique. Il voit le socialisme comme un mouvement avant tout, pas un mouvement harmonieux. Il ne parvient pas à la monumentalité, à la dimension classique.

Ici, le cadrage cherche davantage à exposer un ensemble cohérent avant d’être dynamique, mais l’on reste malgré tout dans un dynamisme se voulant « transcendant », faisant du sujet un arrière-plan.

Sur les photographies suivantes, le désaxage forcé gâchant le réalisme est flagrant, le dynamisme est présenté de manière formelle.

Il faut toujours que la réalité matérielle vienne contrebalancer la tendance cubo-futuriste de Rodtchenko, comme ici avec le caractère multiple des sportives habillées en blanc.

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