Robert Garnier – Bradamante (1582) – première partie

A Monseigneur de Cheverny, chancelier de France

Je ne vous presente pas ces vers, Monseigneur, pour en penser honorer vostre illustre nom; car, au contraire, je prétens les authoriser de luy: estimant que ce leur seroit une honte de se vanter avoir esté nez sous vostre siecle, et ne pouvoir testifier aux races à venir (si d’avanture ils peuvent donner jusques là) qu’ils ayent onques esté cogneuz et gratifiez de vous, qui, souverain directeur de la justice de France, ne dedaignez au milieu de tant d’affaires de poix (dont vostre esprit capable de toutes choses grandes est journellement chargé) de recueillir de bon oeil et favoriser ceux qui se vont avoüant d’Apollon.

Et c’est pourquoy je vous puis icy veritablement protester que si vos vertus fussent moindres, vostre qualité plus basse, et qu’il n’y eust eu telle moisson et fertilité d’excellens Poëtes auprès de vous, plus dignes que moy pour appliquer leur industrieux labeur à si honorable sujet, je m’y fusse offert en toute allaigresse et asseurance.

Mais comme ce n’est ma particulière profession, et que je me suis desjà depuis tant d’années retiré de la hantise et communication des Muses, esloigné de leur saint Parnasse, aussi ne me senté-je avoir que bien petite part en leurs graces, et telle que je n’ay occasion de m’en beaucoup prevaloir.

Si est-ce que pour le respect, obeïssance et service que je vous doy, comme au principal chef de nostre vacation Judiciaire, et auquel nostre Roy entre autres choses a de tout temps commis la balance de sa Justice, je ne sembleray faillir par une trop sotte présomption et temeraire outrecuidance, si, tel et si peu que je suis, je m’offre et consacre aussi devotieusement à vous que si j’estois de plus grande estime et valeur: m’asseurant que vostre débonnaireté ne me refusera, bien que du tout inutile, en ceste humble submission, ains sera d’autant plus incitee à me vouloir continuer son ancienne bienvueillance.

Votre très-affectionné serviteur,

R. Garnier.

Argument de la tragecomédie de Bradamante

Après que les Sarasins furent rompus et chassez devant Paris, Roger, embarqué avec autres princes restez de l’armée, est surpris de tourmente en la mer d’Afrique. Les hommes et vaisseaux abysmez, il se sauve à naige sur un rocher, auquel habitoit un vieil hermite, qui l’advertist de son salut, et luy fait recongnoistre Jesus-Christ.

Roland, Olivier et Sobrin y arrivent avec Renaut au retour du conflict de Lipaduse: resjouis de la rencontre de Roger et de sa conversion à nostre Foy, ils accordent mariage entre luy et Bradamante, laquelle il aimoit par mutuelle affection. Et tous ensemble abordez en France, s’acheminent à la Cour, où ils trouvent les ambassadeurs de Constantin, Empereur de Grèce, envoyez pour negotier le mariage de Bradamante et de Leon, son fils, que le pere et la mere desiroyent avoir pour gendre.

Et, pour ce, ne vouloyent point ouïr parler de Roger, simple chevalier. Dequoy demesurement indigné et enflambé de colère contre Leon et son pere, comme estans cause de son mespris, part secrettement de la Cour au desceu mesme de sa soeur Marphize tres-belliqueuse damoyselle: et à fin de n’estre cogneu, change le blason de ses armes, et sur son escu fait peindre une licorne blanche. Il se delibere donner jusques en Grèce pour tuer Leon, et despouiller Constantin de son empire, tant à fin de s’oster cet empeschement là que pour se rendre plus respectable vers Aymon, estant qualifié du nom d’Empereur.

Il arrive à Belgrade sur le poinct que les armees des Grecs et des Bulgares s’alloyent choquer.

Et voyant que, des le commencement de la charge, le roy Vatran mort, ses gens estoyent rompus, et chaudement poursuivis par les Grecs, il se met à donner dedans leurs troupes de toute sa puissance. Il en fait trebuscher un grand nombre, et entre autres le nepveu de l’empereur. Ce qui fait prendre coeur aux Bulgares, qui sous la faveur de cet incogneu repoussent bravement leurs ennemis, avec grande occision. Retournez de la chasse, le prient unanimement d’estre leur Roy: ce qu’il refuse, et passe outre en intention d’executer son dessein.

Il arrive des le soir à Novengrade, où recongneu et decouvert au gouverneur, il est pris et dévalé en une basse fosse, et y est retenu quelque temps, attendant son execution de mort. Leon qui l’avoit veu avec admiration combattre son armee et faire tant de beaux faits d’armes, entendant qu’on le vouloit faire mourir, esmeu de pitié, se resoult de le sauver. Et à ceste fin s’estant fait secrettement introduire de nuit es prisons, il l’en retire et le meine en son logis.

Mais incontinent après, ayant entendu, avoir esté publié par toutes les terres de l’empire d’Occident que quiconque voudroit espouser Bradamante devoit la conquerir à force d’armes, combatant avec elle pair-à-pair, s’advisa de mettre en jeu son chevalier. Et de faict le supplia de vouloir pour luy et sous ses armes entrer contre elle en combat, s’asseurant de la vaincre par sa vertu. Ce que Roger ne luy osa refuser, pour les fraisches obligations qu’il avoit sur luy.

Sur cette fiance ils s’acheminent en France, où Leon se presente à Charlemagne, qui fait trouver Bradamante. Elle, pour se déveloper des importunes poursuittes des ambassadeurs de Leon, s’estoit auparavant advisée d’impetrer de l’empereur ceste déclaration: présumant que Leon ny autre Seigneur chrestien, fors Roger seul, ne la pourroit conquérir.

Roger, contraint par la force de ses promesses, entre en lice avec extreme regret, couvert des armes Imperiales, comme s’il eust esté Leon. Il combat et surmonte Bradamante, puis se retire saisi de merveilleuse tristesse. Il monte sur son cheval et entre au fond d’un bois pour s’y confiner. Leon d’autre part joyeux de sa victoire, va demander Bradamante à Charlemagne, laquelle se trouvoit en une extrême anxieté et perturbation d’esprit.

Marphise maintient qu’elle avoit promis mariage à son frere Roger, et qu’elle ne pouvoit avoir Leon: que s’il y prétendoit droict, qu’il falloit qu’il se batist avec son frere, et que le victorieux l’auroit sans contredict. Leon appuyé sur la valeur de son chevalier, accepte le party.

Mais retourné au logis, il entend qu’il s’en est allé: dont infiniment desplaisant, et en merveilleuse perplexité à cause de sa promesse, se met avec ses gens à le chercher. Il le trouve dans ce bois, faisant de pitoyables regrets, pour son infortune. Leon le prie de luy decouvrir l’occasion de son mal. Il se déclare estre Roger, et s’estre expres acheminé de la Cour pour le tuer: qu’il est resolu de ne vivre plus, après s’estre à son occasion privé de sa maistresse.

Luy estonné de ceste nouvelle, le console, luy remet et resigne sa dame, et promet se deporter de la poursuivre. Et par ce moyen il le rameine et le presente à l’Empereur, auquel il fait ce discours en presence des Princes et Seigneurs qui en sont fort resjouis.

A l’instant arrivent les Ambassadeurs de Bulgarie qui racontent à Roger que le pays l’a esleu pour Roy, et le prient d’en vouloir approuver l’élection et aller recevoir la couronne. Ce que entendant Aymon et Beatrix luy accordent tres-volontiers le mariage de leur fille: laquelle advertie de cet heureux et inesperé succez, en reçoit une indicible allaigresse. Charlemagne baille sa fille Eleonor à Leon, et le fait son gendre.

Ce suject est fort amplement discouru par l’Arioste depuis le quarante-troisième chant jusques à la fin de son livre; fors pour le regard de la fin, adjoustee par l’autheur.

Et par ce qu’il n’y a point de Choeurs, comme aux Tragédies precedentes, pour la distinction des Actes: Celuy qui voudroit faire representer cette Bradamante, sera s’il luy plaist adverty d’user d’entremets, et les interposer entre les Actes pour ne les confondre, et ne mettre en continuation de propos ce qui requiert quelque distance de temps.

Entreparleurs

Charlemagne. Roger.

Nymes, Duc de Bavières. Hippalque.

Aymon. La Montagne.

Beatrix. Marphise.

Renaud. Basile, Duc d’Athenes.

La Roque. Les Ambassadeurs de Bulgarie.

Bradamante.

Leon. Melisse.

Acte I

Scène I

CHARLEMAGNE

Les sceptres des grands rois viennent du Dieu supreme

C’est luy qui ceint nos chefs d’un royal diademe,

Qui nous fait quand il veut regner sur l’Univers,

Et quand il veut fait choir nostre empire à l’envers.

Tout dépend de sa main, tout de sa main procede.

Nous n’avons rien de nous, c’est luy qui tout possede,

Monarque universel, et ses commandemens

Font les spheres mouvoir et tous les elemens.

Il a mis sur mon chef la Françoise couronne;

Il a fait que ma voix toute la terre estonne,

Et que l’Aigle Romain perche en mes estendars,

Guide des escadrons de mes vaillans soudars.

L’Itale m’obeit, la superbe Alemagne,

Et les Rois reculez de l’ondeuse Bretagne.

Ma courageuse France est pleine de guerriers,

Dont les faits ont acquis mille et mille lauriers,

Renommez par le monde autant qu’un preux Achille:

La Grece n’en eut qu’un, et j’en ay plus de mille.

Quel Mars fut onc pareil en force et en renom,

Quelque dieu qu’il peust estre, à la race d’Aymon?

A Roland l’invincible, à qui Dieu favorable

Naissant a composé le corps invulnerable?

Quel est un Olivier, un Griffon, Aquilant?

Combien est un Astolphe et un Ogier vaillant?

Un Huon, un Marbrin, et mille autres encore

Aux armes indomtez, dont ma France s’honore,

Comme d’astres luisants en une espoisse nuit,

Quand le Soleil doré dessous les ondes luit?

C’est toy moteur du ciel, qui la force leur donnes,

Pour estre de ta loy les solides colonnes.

C’est toy qui fais florir ces braves Paladins,

Pour sous ton estendart rompre les Sarasins,

Ennemis de ton nom, pour l’Eglise défendre,

Qu’ils veulent par le fer Mahumétique rendre.

Ils ont domté l’Asie et l’Afrique, courans

De rivage en rivage, ainsi que gros torrens

Qui tombent en Avril des negeuses montagnes,

Et passent en bruyant à travers les campagnes,

Rompent tout, faucent tout, arrachent les ormeaux,

Entraînent les bergers, leurs cases et troupeaux.

Ainsi ces Mécréans debordez de leur terre,

Ont couru, fourragé comme un trait de tonnerre

La blatiere Libye, et l’Asie, où les yeux

Du soleil sont fichez en remontant aux cieux.

Ils avoyent traversé les ondes Herculides,

Et chassé Jesus-Christ des terres Ibérides;

Si que le riche Tage, au beau sable doré,

Voyait au lieu de luy Belzebut adoré.

O Dieu, nostre vray Dieu, qu’il fallut que nos peres

Eussent bien attisé tes dormantes coleres,

T’eussent bien irrité d’execrables forfaits,

Pour monstrer de ta main de si sanglants effets,

Pour nous assujettir à ceste gent Payenne,

Et souffrir profaner ton Eglise chrestienne,

Pour qui en corps mortel du ciel tu descendis,

Et lavant nos mesfaits, ton sang tu respandis!

Toy, Dieu de l’univers, dont la dextre divine

A basti, a formé ceste ronde machine,

Sans forme et sans matiere, et sans object aucun.

Sans outils, sans secours que de toy, qui n’es qu’un.

Ils ne furent contans d’asservir les Hespagnes,

Mais des hauts Pyrenez franchirent les montagnes,

Et en tourbe innombrable ouvrirent les destroits

Des grands rochers moussus qui s’eslevent si droits.

Ils descendent au bord où la viste Garonne

Courant dans l’Océan en ses vagues bourdonne,

Et, jurez ennemis, font execrable voeu

De faire tout passer par le glaive et le feu.

Celuy pourroit nombrer les célestes lumieres,

Les raisins de l’automne, et les fleurs printanières,

Qui auroit peu compter les scadrons aguerris,

Qui avec Agramant vindrent devant Paris.

Ils couvroyent de leurs rangs la poudroyante plaine.

Leurs chevaux espuisoyent les claires eaux de Seine.

L’air resonnoit de cris, les bataillons pressez

Mouvoyent de toutes parts de picques herissez.

Le troupeau baptisé, tapy dedans la ville,

Ainsi que de moutons une bande imbecille,

Retiree en un parc de trois loups assailli,

Souspiroit vers le ciel d’un courage failli.

C’estoit fait de la France, et de toute l’Europe;

Nous estions le butin de l’infidelle trope;

La sainte loy de Christ delaissoit l’Univers,

Si Dieu n’eust dessur nous ses yeux de grace ouvers,

Et pitoyable pere en nostre mal extreme,

N’eust à nostre secours levé sa main supreme.

Comme une mere tendre à son enfant petit,

Après l’avoir tancé pour quelque sien delit,

Le voyant larmoyer de pitié se transporte,

Le baise, le mignarde, et son dueil réconforte,

Ainsi son peuple ayant nostre Dieu chastié

De ses nombreux mesfaits, il en a prins pitié:

A regardé ses pleurs au milieu de son ire.

Et piteux n’a voulu le voir ainsi destruire.

Il a levé le bras de foudres rougissant,

A froncé le sourcy; le courroux pallissant

A son coeur embrasé, la fureur indomtee

Luy est soudainement dans les naseaux montee;

Il a noirci le ciel de nuages espois,

Et comme un tourbillon a desserré sa voix.

L’Océan en frémit, la terre en trembla toute,

Et du ciel estonné branla l’horrible voûte;

Au coeur des ennemis la frayeur descendit;

L’allaigresse et la force aux nostres il rendit.

L’Angleterre s’arma, l’Escossoise jeunesse

Au sang nous ralluma l’antique hardiesse.

Renaud, ains nostre Hector, conducteur du secours,

Les fit en grand carnage abandonner nos tours.

Ils se mirent en route, et la campagne verte

Se veit incontinent de sang payen couverte.

Ils ont quitté la France, et cuidant par les flots

Tromper la main de Dieu qui fondoit sur leur dos,

Ont esté dévorez des ondes aboyantes,

Si que rien n’est resté de ces troupes mechantes.

Marsille dans l’Espagne a retiré son camp;

Mais Agramant, Sobrin et le roy Sérican,

Reliques du naufrage, ayant appris la perte

De l’Empire Africain et le sac de Biserte,

Ont dedans Lipaduse attiré par desfis

Olivier et Roland, qui les ont desconfis.

Ore il faut louer Dieu de si belle victoire,

Et à sa seule grace en addresser la gloire.

Scène II

CHARLEMAGNE, NYMES

CHARLEMAGNE

Nous contenterons-nous de les vaincre à demy?

NYMES

Ne vous suffist-il pas de chasser l’ennemy?

CHARLEMAGNE

Ce ne m’est pas assez de défendre ma terre.

NYMES

Que demandez-vous plus que d’achever la guerre?

CHARLEMAGNE

Un empereur Romain ne se peut dire avoir

Pour chasser un Barbare assez fait de devoir

Qui pourra retourner avec nouvelle force.

NYMES

Son malheureux succez ne luy sert pas d’amorce

Pour franchir de rechef les rochers Pyrenez,

Et repiller encor nos champs abandonnez.

CHARLEMAGNE

Agramant est occis, le roy de Barbarie,

Gradasse et Mandricart, honneur de Tartarie.

Roger a délaissé sa detestable loy,

Comme sa soeur Marphise, et Sobrin, le bon Roy.

Mais le fier Rodomont, Ferragus et Marcille,

Valeureux combatans, et mille autres, et mille

Que l’Espagne et l’Afrique ont nourris, ne sont pas

Semence de grands maux, trebuschez au trespas.

NYMES

Ils sont assez puissans pour leurs terres defendre,

Mais non pas pour oser contre vous entreprendre,

Pour la France assaillir, mère des Chevaliers,

Mère des bons soudars, qu’elle enfante à milliers.

CHARLEMAGNE

Nous avons veu sur nous l’Espagne et la Libye,

Mais non les estendars de l’ardante Arabie,

Non les Soldans d’Egypte, et les rois mécréans

Qui foulent les sablons des bords Cyrénéans.

NYMES

Ceux-là, trop esloignez de nos Chrestiennes terres,

Ne viendront pas icy nous rallumer des guerres.

Laissez leur lamenter leur funèbre accident,

Et vostre aage en plaisirs esbatez ce pendant.

Il nous faut rebastir nos Eglises rompues,

Où se sont par sur tout leurs cruautez repues,

Rebastir nos citez de murailles et tours,

Repeupler de paisans nos villages et bourgs.

Il vous faut rappeller les vertus exilees,

Et les faire honorer, les ayant rappelees.

CHARLEMAGNE

Nos peuples sont beaucoup par la guerre esclaircis,

Mais les vices au lieu sont beaucoup espessis.

NYMES

C’est l’office d’un Roy d’en purger sa contree.

Inutile est la Paix sans sa compagne Astree.

Vous devez en repos vos peuples maintenir,

Et de severes loix leurs offenses punir.

CHARLEMAGNE

Je veux récompenser un chacun de ses peines,

Estrangers, citoyens, soldats et Capitaines,

Bradamante et Roger sous un amour égal

Conjoindre ensemblément d’un lien conjugal.

NYMES

Aymon ne le veut pas, preferant l’alliance

De Leon heritier des sceptres de Bysance.

CHARLEMAGNE

Mais si de la combatre il n’avoit le pouvoir,

Selon mon ordonnance il ne sçauroit l’avoir.

NYMES

Donc comme il falloit vaincre à la course Atalante,

Il faut qu’on puisse vaincre au combat Bradamante.

Acte II

Scène I

Scène I

AYMON, BEATRIX

AYMON

Le party me plaist fort

BEATRIX

Aussi fait-il à moy.

AYMON

J’en suis tout transporté

BEATRIX

Si suis-je par ma foy.

AYMON

Ce que je prise plus en si belle alliance,

C’est qu’il ne faudra point desbourser de finance.

Il ne demande rien.

BEATRIX

Il est trop grand seigneur.

Qu’a besoing de nos biens le fils d’un Empereur?

AYMON

Ce nous est toutefois un notable avantage

De ne bailler un sou pour elle en mariage,

Mesmement aujourdhuy qu’il n’y a point d’amour,

Et qu’on ne fait sinon aux richesses la cour.

La grâce, la beauté, la vertu, le lignage

Ne sont non plus prisez qu’une pomme sauvage.

On ne veut que l’argent: un mariage est saint,

Est sortable et bien fait quand l’argent on estreint.

O malheureux poison!

BEATRIX

Et qu’y sçauriez vous faire?

Faut-il que pour cela vous mettiez en colere?

C’est le temps du jourdhuy.

AYMON

C’est un siecle maudit.

BEATRIX

Mais c’est un siecle d’or, comme le monde vit.

On a tout, on fait tout pour ce metal estrange;

On est homme de bien, on mérite louange;

On a des dignitez, des charges, des estats;

Au contraire, sans luy de nous on ne fait cas.

AYMON

Il est vray: mais j’ay veu au temps de ma jeunesse

Qu’on ne se gesnoit tant qu’on fait pour la richesse.

Alors, vrayment alors, on ne prisoit sinon

Ceux qui s’estoyent acquis un vertueux renom,

Qui estoyent genereux, qui monstroyent leur vaillance

A combatre à l’espee, à combatre à la lance.

On n’estoit de richesse, ains de l’honneur épris.

Ceux qui se marioyent ne regardoyent au prix.

BEATRIX

Le bon temps que c’estoit!

AYMON

Leon le represente,

Qui pour la seule amour recherche Bradamante.

BEATRIX

Voire, mais j’ay grand peur qu’elle ne l’aime pas.

AYMON

Pourquoy? qui la mouvroit? est-il de lieu trop bas?

N’est-il jeune et gaillard? n’est-il beau personnage?

Il faut qu’il soit vaillant et d’un brave courage,

Aux combats resolu, d’estre avecque danger

Venu du bord Grégeois sur ce bord estranger,

Ne craignant d’esprouver son adresse guerriere

Avecques Bradamante aux armes singuliere.

BEATRIX

Il et vray: mais pourtant ne sçavez-vous pas bien

Que Roger est son ame, et sa vie et son bien?

Qu’elle n’aime que luy, que pour n’estre contreinte

D’estre par mariage à un autre conjointe,

Elle a faict tout expres par le monde sçavoir

Que quiconque voudra pour espouse l’avoir

Doit la combatre armee: estimant qu’il n’est homme

Dans l’Empire de Grece et l’Empire de Romme,

Fors son vaillant Roger, qui ne doive mourir,

Si avecques le fer il veut conquerir?

Or j’aurois grand douleur que ce genereux Prince

Venu pour son amour de lointaine province,

Sa vie avanturast, ses forces ne sçachant,

En la voulant combattre avec le fer trenchant:

Qu’au lieu d’une maistresse il trouvast la mort dure,

Et que son lict nopçal fust une sepulture.

Ce seroit grand pitié!

AYMON

Je ne veux point cela.

BEATRIX

Il ne sçauroit l’avoir sans ceste espreuve-là.

AYMON

Pourquoy ne sçauroit-il? ne le puis-je pas faire?

BEATRIX

Non, pource que du Roy l’ordonnance est contraire.

AYMON

Le Roy ne l’entend pas, je l’iray supplier

De revoquer la loy qu’il a fait publier.

BEATRIX

C’est chose malaisée; un prince ne viole

Les Edicts qu’il a faits; il maintient sa parole.

Voire en chose publique, et qui est de grand poix.

Mais en chose privee, on change quelquefois.

Charles luy a permis ce combat dommageable,

Estimant pour le seur que je l’eusse agreable.

Autrement ne l’eust fait, sçachant bien le pouvoir

Que dessur ses enfans un pere doit avoir.

BEATRIX

Encore, mon ami, faudroit premier entendre

Si le party luy plaist, que de rien entreprendre:

Car je crains que Roger soit en son coeur encré.

AYMON

Veut-elle ce Roger avoir contre mon gré?

BEATRIX

Je pense que nenny; elle est trop bien nourrie.

AYMON

Si elle l’avoit faict?

BEATRIX

J’en serois bien marrie.

AYMON

Il luy faut des amours; il luy faut des mignons;

Il faut qu’à ses plaisirs nos vouloirs contraignons.

Quel abus, quel desordre!

BEATRIX

Et qu’y sçauriez-vous faire?

C’est jeunesse.

AYMON

C’est mon: un aage volontaire.

BEATRIX

Si ne devons-nous pas contraindre son desir.

AYMON

Si ne doit-elle pas en faire son plaisir.

BEATRIX

La voudriez-vous forcer en un si libre affaire?

AYMON

Elle doit approuver ce qui plaist à son père.

BEATRIX

L’amour ne se gouverne à l’appetit d’autruy.

AYMON

L’on ne peut gouverner les enfans d’aujourdhuy.

BEATRIX

S’il n’y a de l’amour, ils n’auront point de joye.

AYMON

L’amour sous le devoir des mariages ploye.

BEATRIX

Rien n’y est si requis que leur contentement.

AYMON

Rien n’y est si requis que mon consentement.

BEATRIX

Je ne veux contester: mais pourtant, je puis dire

Que trop vous ne devez son amour contredire.

J’aimerois mieux qu’elle eust un simple chevalier

Qui fust selon son coeur, que de la marier

Contrainte à ce moraque, encor qu’en sa puissance

Il eust l’empire Grec et l’empire de France.

Je vay parler à elle, et feray, si je puis,

Qu’elle me tirera des peines où je suis,

Se depestrant le coeur des laqs d’une amour fole,

Pour libre aimer Leon, que son amour affole.

Dieu me soit favorable, et me face tant d’heur

Que je la puisse induire à changer son ardeur!

Mais, las! voyla mon fils, honneur de nostre race,

L’invincible Renaud, des guerriers l’outrepasse!

Il va trouver Aymon: las! pauvrette, je crains

Qu’il ait autre dessein que ne sont nos desseins.

Il aime ce Roger. Que maudite soit l’heure,

Avolé, que tu vis ceste belle demeure:

Je serois trop heureuse, et ores le Soleil

Ne verroit rien qui fust à mon aise pareil,

Sans toy, sans toy, Roger, qui fraudes mon attente,

Privant du sceptre Grec ma fille Bradamante.

Scène II

RENAUD, AIMON, LAROQUE

RENAUD

Quoy? monsieur, voulez-vous forcer une amitié?

Estes-vous maintenant un pere sans pitié,

Qui vueillez Bradamante, une fille si chere,

Bannir loin de vos yeux, et des yeux de sa mere,

Pour malgré son vouloir, qu’elle ne peut changer,

La donner pour espouse à ce prince estranger?

Elle ne l’aime point, et qu’y voudriez-vous faire?

Vous sçavez que l’amour est tousjours volontaire.

Il ne se peut forcer; c’est une affection

Qui ne se domte point sinon par fiction.

Le coeur tousjours demeure en sa libre franchise,

Mais le front et la voix bien souvent le desguise.

Ne la contraignez point; vous seriez à jamais

Fasché de luy voir faire un mesnage mauvais.

AYMON

Qui te fait si hardy de me venir reprendre?

Penses-tu que de toy je vueille conseil prendre?

De quoy t’empesches-tu? me viens-tu raisonner?

Et quoy? qui t’a si bien appris à sermonner?

O le brave cerveau!

RENAUD

Ce que je viens de dire

N’est pas pour vous prescher ny pour vous contredire.

AYMON

Pourquoy donc? qui te meut?

RENAUD

C’est pour vous déclarer

Ce que probablement vous pouvez ignorer.

AYMON

Et quoy?

RENAUD

Que Bradamante ailleurs a sa pensee.

AYMON

Cela ne rompra pas ma promesse passee.

RENAUD

Quoy? l’avez-vous promise?

AYMON

Ouy bien.

RENAUD

Sans son vouloir?

Et s’il est autre?

AYMON

Et puis, le mien doit prévaloir:

Je cognois mieux son bien que non pas elle mesme.

RENAUD

Luy voulez-vous bailler un mari qu’elle n’aime?

AYMON

Pourquoy n’aimeroit-elle un fils d’un Empereur,

Qui est jeune et dispost, qui a de la valeur,

Qui est beau, qui est sage, et qui modeste égale

Nostre qualité basse à sa grandeur royale?

Depuis la froide Thrace, estendue en desers,

Il a tant traversé de terres et de mers

Pour avoir son amour, qui pas ne le merite,

Et qu’il soit mocqué d’elle après telle poursuitte?

Qu’elle ne l’aime point? qu’elle n’en face cas,

Non plus que s’il estoit issu d’un peuple bas?

Elle est par trop ingrate. Une amour avancee

Doit d’une amour pareille estre récompensee.

O siècle dépravé! non, non, Renaut, dy luy

Que je veux et me plaist qu’il l’espouse aujourdhuy

Autrement… Mais, possible, en vain je me colere,

Et peut estre en cela ne me voudroit desplaire

Non plus qu’en autre chose; elle a le naturel

Trop bon pour emouvoir le courroux paternel.

RENAUD

Monsieur, mais voulez-vous que son ame contreinte

D’un lien conjugal soit à un homme estreinte,

Qui luy rebousche au coeur, et qu’en piteux regrets

Elle traîne ses jours sur les rivages Grecs?

Voulez-vous que de nuit, quand le sommeil se plonge

Dans les yeux d’un chacun, que la douleur la ronge?

Qu’en pleurs elle se bagne? et n’ose toutefois

Pour librement gemir developper sa voix?

Que si sa longue peine en pesanteur assomme

Son ame allangouree, inaccessible au somme,

Et que de ses bras gours elle touche en dormant

Le corps de son espoux, ainçois de son tourment,

Elle tressaille toute (ainsi qu’une Bergere

Qui en son chemin trouve une noire Vipere),

Que frayeur elle en ait, et retire soudain

Des membres odieux son imprudente main?

Que quand il la tiendra cherement embrassee,

Elle se pense alors d’un serpent enlacee,

Tant elle aura d’horreur d’estre serve en ce point

D’un importun mary qu’elle n’aimera point?

AYMON

L’amour tousjours se trouve aux esbats d’Hymenee.

RENAUD

L’on voit de maint Hymen la couche infortunee.

Quelle future amour pourrez-vous esperer

D’un nopçage forcé? c’est bien s’avanturer,

C’est bien mettre au hasard une jeune pucelle,

C’est bien, helas! c’est bien ne faire conte d’elle.

AYMON

Sçauroit-on la placer en un plus digne lieu?

RENAUD

Leon ne luy est propre, ores qu’il fust un dieu.

AYMON

Et que luy faut-il donc?

RENAUD

Un mari qui luy plaise,

Et avecque lequel elle vive à son aise.

AYMON

Elle est bien delicate en son affection.

RENAUD

En la vostre on ne voit que de l’ambition.

AYMON

Que tu es reverend!

RENAUD

J’ay plus de reverence,

Et Bradamante aussi, que vous de bien-vueillance.

AYMON

Je sçay mieux que vous deux quel espous il luy faut.

RENAUD

Voire pour l’elever, pour la mettre bien haut.

J’aimerois mieux, ma soeur, que la mort violente

Vous eust percé le coeur d’une darde poignante,

Qu’une lance Arabesque eust ouvert vostre flanc

Et de vostre poitrine eust espuisé le sang,

Morte sur un guéret estendue en vos armes,

Entre les corps muets d’un millier de gendarmes,

Que de vos durs parens l’outrageuse rigueur

Vous forçast d’un mari qu’abhorre vostre coeur.

Que fussiez-vous plustost une fille champestre,

Conduisant les Taureaux, menant les Brebis paistre

Par les froideurs d’Hyver, par les chaleurs d’Esté,

Roulant vos libres jours en libre pauvreté:

Vous seriez plus heureuse, et vostre dure vie

De tant de passions ne seroit poursuivie.

Car rien n’est si cruel que vouloir marier

Ceux qu’un semblable amour ne peut apparier.

Pensez-y bien, monsieur: c’est un fait reprochable.

Vous en serez un jour devant Dieu responsable.

AYMON

O le bon sermonneur! l’Hermite du Rocher

T’a volontiers appris à me venir prescher.

RENAUD

Je ne vous presche point; mais ce devot Hermite

Qui au milieu des flots sur une Roche habite,

Par lequel fut Sobrin et Olivier guary,

Fut d’advis que Roger de ma soeur fust mary:

Et lors, comme si Dieu par la voix du Prophete

Nous eust dit qu’il voulust ceste chose estre faitte,

Nous l’approuvasmes tous, Roger s’y accorda,

Et sous ceste espérance en France il aborda.

Le voudriez-vous tromper?

AYMON

Arrogant, plein d’audace,

Oses-tu proferer ces mots devant ma face?

Que tu l’as accordee? impudent, eshonté!

RENAUD

Mais cest accord est fait sous vostre volonté.

AYMON

Il ne m’en chaut: et puis, traittes-tu d’alliance

Pour ma fille sans moy? As-tu ceste puissance?

RENAUD

Je sçavois qu’agréable elle auroit le parti.

AYMON

Mais pourquoy n’en estoy-je aussi tost adverti?

RENAUD

Il est encore temps.

AYMON

Ores que j’ay promesse

Avecque Constantin, le monarque de Grece?

RENAUD

Une telle promesse obliger ne vous peut,

Si ma soeur Bradamante approuver ne la veut.

AYMON

Un enfant doit tousjours obeir à son père.

RENAUD

S’il va de son dommage il ne le doit pas faire.

AYMON

Sur ses enfans un pere ha toute authorité.

RENAUD

Quand leur bien il procure et leur utilité.

AYMON

Est-il père si dur qui leur perte pourchasse?

RENAUD

Je croy qu’il n’en est point qui sciemment le face.

AYMON

Qu’est-ce donc que tu dis?

RENAUD

Que vous devez sçavoir

Le vouloir de ma soeur devant que la pourvoir.

Peut estre son desir ne se conforme au vostre:

Vous serez d’un advis qu’elle sera d’un autre,

Que son coeur languira dans les yeux d’un amant,

Qui en repoussera tout autre pensement,

Si bien que cest amour occupant sa poitrine.

Il ne faut qu’un second pense y prendre racine.

L’authorité d’un pere, et d’un Prince, et d’un Roy

Ne sçauroit pervertir ceste amoureuse loy.

Ne la forcez donc point, de peur qu’estant forcee

Un espoux ait le corps, un ami la pensée:

Ce qui produit tousjours un enfer de malheurs,

Plein d’angoisse et d’ennuy, de soupirs et de pleurs,

Par qui vostre vieil aage en sa course derniere

Ne verroit qu’à regret la céleste lumiere,

Ennuyé de ce monde, au lieu que de vos jours

Les termes nous devons vous faire sembler courts.

Ne la gesnez donc point, ains consacrez sa vie

A Roger, dont elle est et l’amante et l’amie.

AYMON

Plustost l’eau de Dordonne encontre-mont ira,

Le terroir Quercinois plustost s’applatira,

Le jour deviendra nuit, et la nuit tenebreuse

Comme un jour de soleil deviendra lumineuse,

Que Roger, ce Roger que j’abhorre sur tous,

Soit tant que je vivray de Bradamante espoux.

RENAUD

Roland et Olivier maintiendront leur promesse

Les armes en la main, contre toute la Grece.

AYMON

Et moy je maintiendray contre eux et contre toy

Qu’on n’a peu disposer de ma fille sans moy.

Non, non, je ne vous crains; présentez-vous tous quatre;

Je ne veux que moy seul pour vous aller combatre.

Encor que je sois vieil j’ay du coeur ce qu’il faut

Et de la force aussi.

RENAUD

Vous le prenez trop haut

AYMON

Page, ça mon harnois, mon grand cheval de guerre.

Apporte-moy ma lance avec mon cimeterre.

Ha! ha! par Dieu, je vous…

RENAUD

Monsieur, vous colerez;

Vous en trouverez mal.

AYMON

Corbieu, vous en mourrez

RENAUD

Ne vous esmouvez point.

LA ROQUE

Le bon homme a courage.

AYMON

Par la mort, j’en feray si horrible carnage

Qu’il en sera parlé.

RENAUD

De quoy vous faschez-vous?

AYMON

Je n’espargneray rien.

LA ROQUE

Il ru’ra de beaux coups:

Dieu me vueille garder s’il m’atteint d’avanture.

AYMON

Je seray dans le sang jusques à la ceinture.

LA ROQUE

Monsieur, entrons dedans, je crains que vous tombiez:

Vous n’estes pas trop bien asseuré sur vos pieds.

AYMON

Hà! que ne suis-je au temps de ma verte jeunesse,

Quand Mambrin esprouva ma force domteresse,

Que j’occis Clariel, dont les gestes guerriers

Se faisoyent renommer entre les Chevaliers;

Que le géant Almont, de qui la teste grosse

Et les membres massifs ressembloyent un Colosse,

Abbatu de ma main à terre tomba mort

Et ma gloire engrava dessur l’Indique bord!

Vous n’eussiez entrepris ce que vous faites ores,

Combien que je me sens assez robuste encores

Pour vous bien bourrasser.

RENAUD

Nous n’entreprendrons rien,

Et me croyez, Monsieur, que vous ne vueillez bien.

AYMON

Vous ferez sagement: car je perdray la vie

Plustost que malgré moy ma fille lon marie.

Scène III

BEATRIX, BRADAMANTE

BEATRIX

Que vous seriez heureuse! oncques de nostre sang

Fille n’auroit tenu si honorable rang.

Allez où le soleil au matin luit au monde;

Allez où sommeilleux il se cache dans l’onde;

Allez aux champs rostis d’éternelles ardeurs;

Allez où les Riphez ternissent de froideurs:

Vous ne verrez grandeur vous estre comparee

A l’heureuse grandeur qui vous suit préparee.

Estre femme d’Auguste, et voir sous vostre main

Mouvoir, obéissant, tout l’Empire Romain!

Marcher grande Déesse entre les tourbes viles

S’entre-estouffans de presse aux trionfes des villes

Pour voir vos majestez, recevoir de vos yeux,

Les soleils de la terre, un rayon gracieux!

Et nous, que la vieillesse à poils grisons manie,

Aurons d’un si grand heur la face rajeunie,

Vous voyant, nostre enfant, une félicité

Qui approche bien près de la divinité.

Le jour éclairera plus luisant sur nos testes,

Le chagrin de nos ans nous tournerons en festes,

Et verrons dans la rue et dans les temples saints

Chacun nous applaudir de la teste et des mains.

Mon Dieu! ne laissez pas escouler, nonchalante,

Ceste felicité que le ciel vous presente!

L’occasion est chauve, et qui ne la retient,

Tout soudain elle eschape et jamais ne revient.

BRADAMANTE

Las Madame je n’ay d’autre bonheur envie

Que d’estre avecque vous tout le temps de ma vie

Je requiers aux bons dieux de me donner ce poinct,

Que tant que vous vivrez, je ne vous laisse point.

Je ne veux avoir bien, Royaume ny Empire,

Qui pour le posseder de vos yeux me retire.

BEATRIX

C’est un bon naturel qui se remarque en vous.

Nous en pouvons, ma fille, autant dire de nous.

Nous n’avons rien si cher, ny mesme la lumiere

De nostre beau soleil ne nous est pas si chere

Que vous estes (m’amie): un jour m’est ennuyeux,

Quand un jour je me treuve absente de vos yeux.

Car c’est me separer moymême de moymême

Que me priver de vous, tant et tant je vous aime.

Mais (mon coeur) cet amour cet amour-la me fait

Preferer vostre bien à mon propre souhait.

Je veux (que c’est pourtant!) je veux ce qui me fâche,

Et ce que je ne veux de l’accomplir je tâche:

Ainsi que le nocher qui de l’onde approchant

Où les Sirenes font l’amorce de leur chant,

Fuit l’abord malheureux du déloyal rivage,

Et le fuyant y court sans crainte du naufrage.

Car je crains de vous perdre, et toutesfois le bien

Qui vous en vient me fait que je l’approuve bien.

Mais que dy-je approuver? que je le vous conseille,

Vous excite au parti d’une ardeur nompareille.

N’y reculez, ma fille, il vous en viendroit mal,

Et Dieu, qui de ses dons vous est si liberal,

S’en pourroit courroucer, si par outrecuidance

Vous alliez dedaigner une telle alliance.

BRADAMANTE

Je sçay combien je suis indigne d’un tel heur.

BEATRIX

La femme vous serez d’un puissant Empereur,

De Charles le compaing: encores

CHARLEMAGNE

Avec la France n’a qu’un quartier d’Alemagne,

Et les champs milanois, où c’est que Constantin

Tient mille régions de l’empire latin.

Il a la Macedoine et la Thrace sujette;

Il commande au Dalmate, au Gregeois, et au Gete.

L’Itale, la Sicile, et les isles qui sont

Depuis nostre Océan jusqu’à la mer du Pont

Reverent sa puissance, et Neptune en ses ondes

Ne souffre pourmener que ses naves profondes.

Il est maistre d’Asie, et les monts palestins

Et les Phéniciens, de l’Eufrate voisins,

Sont regis de son sceptre: il tient Jerosolyme,

Où Dieu souffrit la mort pour laver nostre crime.

BRADAMANTE

Il est un grand monarque.

BEATRIX

Il est si grand, que rien

Ne se trouve si grand au globe terrien.

Que sçauriez-vous plus estre?

BRADAMANTE

Estre je ne demande,

Espousant un mary, plus qu’il ne convient grande.

Aussi on dit souvent que la felicité

D’un mariage gist en juste egalité.

Il n’est, dit le commun, que d’avoir son semblable.

BEATRIX

Jesus! il vous recherche autant qu’un plus sortable.

Il vient du bord Gregeois sans crainte des dangers

Qu’on trouve à traverser des païs estrangers,

Navré de vostre amour: vos yeux (estrange chose!)

Luy ont vostre beauté dans la poitrine enclose

Sans jamais l’avoir veue. Et qui eust onc pensé

Voir un tison d’amour de si loing élancé?

Cet amour qui vous suit luy decoche de France

Un garrot, qui le navre au destroit de Bysance:

Il sert une beauté que jamais il ne veit,

Il ne connoist la dame en qui son ame vit.

Enfant vrayment royal, ta nature est gentille

D’aimer si chèrement la vertu d’une fille.

Elle te doit beaucoup: un coeur seroit cruel

Qui ne te voudroit rendre un amour mutuel.

Qu’en dites-vous, mon oeil?

BRADAMANTE

Je ne sçaurois que dire.

BEATRIX

Certe il merite bien d’avoir ce qu’il désire.

BRADAMANTE

Je le croy bien, madame, et sans l’affection

Que je porte et à vous et à ma nation,

L’incomparable France, il seroit mon image,

S’il est aussi vaillant qu’honneste de courage.

BEATRIX

Sans la France? et pourquoy? l’Orient volontiers

N’est pas si plantureux comme sont ces quartiers!

C’est le païs d’amour, de douceur, de délices,

De plaisir, d’abondance.

BRADAMANTE

Et de beaucoup de vices.

BEATRIX

Comme un autre terroir: il n’est moins vertueux

Que ce rude sejour, mais bien plus fructueux.

Seule on ne doit priser la contree où nous sommes;

Tout ce terrestre rond est le païs des hommes

Comme l’air des oiseaux, et des poissons la mer:

Un lieu comme un estuy ne nous doit enfermer.

BRADAMANTE

Mais le païs natal ha ne sçay quelle force,

Et ne sçay quel appas qui les hommes amorce

Et les attire à soy.

BEATRIX

Tout cela n’y fait rien.

Le païs est par tout où l’on se trouve bien.

La terre est aux mortels une maison commune:

Dieu seme en tous endroits nostre bonne fortune.

Partant cette douceur ne vous doit abuser,

Et vous faire un tel bien sottement refuser.

Quant à moy, s’il vous plaist, je vous seray compagne,

Et lairray volontiers la France et l’Alemagne.

Aymon fera de mesme; ainsi ne plaindrez-vous

De laisser la patrie, estant avecques nous.

BRADAMANTE

Je ne sçay plus que dire; il me faut d’autres ruses;

Elle rabat l’acier de toutes mes excuses.

BEATRIX

N’ayez peur, mon amour, que sur nos âges vieux

Un voyage si long nous soit laborieux.

N’ayez peur, n’ayez peur, qu’il nous ennuye en Grèce:

Nous aurons mille fois plus qu’ici de liesse,

Vous voyant pour mary le fils d’un Empereur,

Dont le nom redouté donne au monde terreur.

Vray Dieu! quel grand plaisir, quelle parfaite joye!

Mais qu’un petit César entre vos bras je voye,

Ou dedans mon giron, qui porte sur le front

Les beaux traits de son pere et de ceux de Clairmont!

De qui tout l’Orient festoyra la naissance,

Et qui tout l’Orient remplira d’esperance

De voir un jour la France et l’empire Gregeois

Marcher sous l’estendart du Monarque François,

Battre les Sarasins, et avecque l’espee

Deraciner leur nom de la terre occupee!

Ne sera-ce un grand heur, que ceste affinité

Porte au peuple chrestien si grande utilité?

S’il ne vous chaut de nous, le public vous esmeuve.

BRADAMANTE

Vous sçavez qu’il convient que sa force il espreuve,

Et que l’accord est tel de ma nopcière loy

Qu’il faut qu’avec l’espee on soit vainqueur de moy.

BEATRIX

O ma fille, pour Dieu laissez ceste folie.

BRADAMANTE

Il en fault venir là, l’ordonnance nous lie.

BEATRIX

Cette ordonnance est folle, il la faut revoquer.

BRADAMANTE

Revoquer un edict, c’est du Roy se moquer.

BEATRIX

Aussi n’est-ce que jeu. Qui jamais ouït dire

Que pour se marier il se fallust occire?

Les combats de l’amour ne sont gueres sanglans;

Ils se font en champ clos entre des linceulx blancs,

On y est désarmé: car d’Hymen les querelles

Se vuident seulement par armes naturelles.

Non non ma fille non; nous ne souffrirons point

Que ce jeune seigneur vous caresse en ce poinct.

Ce n’est pas le moyen de traiter mariage

Que s’entremassacrer d’un horrible carnage.

Les Tigres, les Lyons, et les sauvages Ours

N’exercerent jamais si cruelles amours.

Aussi voyons-nous bien que l’entreprise est faitte

De ce combat nopcier pour servir de desfaitte,

Et frauder nos desseins, voulant par le danger

D’une future mort tout le monde estranger;

Et que Roger tout seul, certain de sa conqueste,

Se vienne presenter à la victoire preste.

O chose vergongneuse! ô l’impudicité

Des filles de present! ô quelle indignité!

Une jeune pucelle estre bien si hardie

De vouloir un espoux prendre à sa fantasie,

Sans respect des parens qui ont l’authorité

De luy bailler party selon sa qualité!

Or allez, courez tost, despouillez toute feinte;

Bannissez toute honte et toute honneste creinte;

Cherchez, suivez, trouvez ce Roger, ce cruel,

Qui vostre pauvre coeur ronge continuel.

Offrez-vous toute à luy, priez-le de vous prendre

Et faire tant pour nous que d’estre nostre gendre.

O Vierge mere! où suis-je? en quel temps vivons-nous?

Que la mort ne vomist contre moy son courroux

Pour ne voir ce deffame? Aussi bien après l’heure

De cet espousement il faudra que je meure,

Et qu’Aymon, le pauvre homme, aille conter là bas

Que sa fille impudique a filé son trespas.

BRADAMANTE

Madame, cette ardeur n’est en moy si encree

Qu’il faille pour aimer que je vous desagree.

BEATRIX

Hé! hé!

BRADAMANTE

Je vous supply, n’ayez pas cette peur.

BEATRIX

Hé! hé! hé!

BRADAMANTE

Car plustost je m’ouvriray le coeur,

Plustost de mille morts sera ma vie esteinte,

Qu’à mon honneur je donne une honteuse atteinte.

L’amitié que je porte aux vertus de Roger

Ne fera, si Dieu plaist, vos vieux ans abreger.

Je l’aime, il est certain, autant que sa vaillance

Peut d’une chaste fille avoir de bien-vueillance:

Mais non que pour son bien ny pour le mien aussi

Je vous vueille jamais donner aucun souci.

D’un austère Convent je vay religieuse

Amortir le flambeau de mon ame amoureuse,

En prières et voeux passant mes tristes jours,

En paissant mon esprit de celestes discours.

BEATRIX

Comment, religieuse? estes-vous bien si folle

De m’avoir voulu dire une telle parolle?

BRADAMANTE

J’y seray, s’il vous plaist, puis que j’en ay fait voeu.

BEATRIX

Vous ne sçauriez vouer, ce pouvoir nous est deu.

BRADAMANTE

Lon ne peut empescher qu’à Dieu l’on se dedie.

BEATRIX

Cette devotion seroit tost rafroidie.

BRADAMANTE

Non sera: ce désir jà de long temps m’a pris

La vie me desplaist, j’ay le monde à mespris.

BEATRIX

Quoy? parlez-vous à bon?

BRADAMANTE

C’est chose serieuse.

BEATRIX

Comment, de vous allez rendre religieuse?

BRADAMANTE

D’y aller des demain: le plustost vaut le mieux.

BEATRIX

Non ferez, si Dieu plaist.

BRADAMANTE

Le temps m’est ennuyeux.

BEATRIX

Comment, ma chere vie, auriez-vous bien en l’ame

Ce triste pensement, qui ja le coeur m’entame?

BRADAMANTE

Je seray bien heureuse en un si digne lieu,

Où je m’emploiray toute au service de Dieu.

BEATRIX

Plustost presentement puissé-je tomber morte,

Que vivante, ô m’amour, je vous perde en la sorte!

Ne vous auroy-je point en mes propos despleu?

N’auroy-je imprudemment vostre courroux esmeu?

Vous ay-je esté trop rude? Hélas! n’y prenez garde,

Ne vous en faschez point, j’ay failli par mégarde.

Plustost ayez Roger, allez-le poursuivant,

Que vous enfermer vive aux cloistres d’un Convent.

BRADAMANTE

Je ne veux espouser homme qui ne vous plaise.

BEATRIX

Mon Dieu! ne craignez point, j’en seray bien fort aise!

Aymon le voudra bien. Je m’en vay le trouver

Pour l’induire à vouloir cet accord approuver.

Las! ne pleurez donc point; serenez vostre face;

Essuyez-vous les yeux et leur rendez leur grace;

Vous me faites mourir de vous voir souspirer.

Hé! Dieu qu’un enfant peut nos esprits martyrer!

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Étienne Jodelle – Cléopâtre captive (1553)

Prologue


Puis que la terre (ô Roy, des Rois la crainte),
Qui ne refuse estre à tes loix estrainte,
De la grandeur de ton sainct nom s’estonne,
Qu’elle a gravé dans sa double colonne ;
Puis que la mer, qui te fait son Neptune, (5)
Bruit en ses flots ton heureuse fortune,
Et que le ciel riant à ta victoire
Se voit mirer au parfait de ta gloire,
Pourroyent vers toi les Muses telles estre,
De n’adorer et leur pere et leur maistre ? (10)
Pourroyent les tiens nous celer tes loüanges,
Qu’on oit tonner par les peuples estranges ?
Nul ne sçaurait tellement envers toy
Se rendre ingrat, qu’il ne chante son Roy.
Les bons esprits que ton père forma, (15)
Qui les neuf Sœurs en France ranima,
Du pere et fils se pourroient ils bien taire,
Quand à tous deux telle chose a peu plaire,
Lors que le temps nous aura presenté
Ce qui sera digne d’estre chanté (20)
D’un si grand Prince, ains d’un Dieu dont la place
Se voit au Ciel ja monstrer son espace ?
Et si ce temps qui toute chose enfante,
Nous eust offert ta gloire triomphante,
Pour assez tost de nous estre chantee (25)
Et maintenant à tes yeux presentee,
Tu n’orrois point de nos bouches sinon
Du grand HENRY le triomphe et le nom,
Mais pour autant que ta gloire entendue
En peu de temps ne peut estre rendue, (30)
Que dis-je en peu ? mais en cent mille annees
Ne seroyent pas tes louanges bornees,
Nous t’apportons (ô bien petit hommage)
Ce bien peu d’œuvre ouvré de ton langage,
Mais tel pourtant que ce langage tien (35)
N’avoit jamais dérobbé ce grand bien
Des autheurs vieux : c’est une Tragedie,
Qui d’une voix et plaintive et hardie
Te presente un Romain, Marc-Antoine,
Et Cleopatre, Egyptienne Roine : (40)
Laquelle apres qu’Antoine son ami
Estant desja vaincu par l’ennemi,
Se fust tué, ja se sentant captive,
Et qu’on vouloit la porter toute vive
En triomphe avecques ses deux femmes, (45)
S’occit. Ici les desirs et les flammes
Des deux amans ; d’Octavian aussi
L’orgueil, l’audace et le journel souci
De son trophee emprains tu sonderas,
Et plus qu’à luy le tien egaleras : (50)
Veu qu’il faudra que ses successeurs mesmes
Cedent pour toy aux volontez supremes,
Qui ja le monde à ta couronne voüent,
Et le commis de tous les Dieux t’avoüent.
Recoy donc (SIRE) et d’un visage humain (55)
Prens ce devoir de ceux qui sous ta main
Tant les esprits que les corps entretiennent,
Et devant toy agenouiller se viennent,
En attendant que mieux nous te chantions,
Et qu’à tes yeux sainctement presentions (60)
Ce que ja chante à toy, le fils des Dieux,
La terre toute, et la mer, et les Cieux.

Acte I

L’OMBRE D’ANTOINE

Dans le val tenebreux, où les nuicts eternelles

Font eternelle peine aux ombres criminelles,

Cedant à mon destin je suis volé n’aguere,

Ja ja fait compagnon de la troupe legere,

Moy (dy-je) Marc Antoine horreur de la grand’ Romme, (5)

Mais en ma triste fin cent fois miserable homme.

Car un ardent amour, bourreau de mes mouëlles,

Me devorant sans fin sous ses flames cruelles,

Avoit esté commis par quelque destinee

Des Dieux jaloux de moy, à fin que terminee (10)

Fust en peine et malheur ma pitoyable vie,

D’heur, de joye et de biens paravant assouvie.

O moy des lors chetif, que mon œil trop folastre

S’égara dans les yeux de ceste Cleopatre !

Depuis ce seul moment je senti bien ma playe, (15)

Descendre par l’œil traistre en l’ame encore gaye,

Ne songeant point alors quelle poison extreme

J’avois ce jour receu au plus creux de moymesme :

Mais helas ! en mon dam, las ! en mon dam et perte

Ceste playe cachee en fin fut découverte, (20)

Me rendant odieux, foulant ma renommee

D’avoir enragément ma Cleopatre aimee :

Et forcené aprés comme si cent furies

Exerçans dedans moy toutes bourrelleries,

Embrouillans mon cerveau, empestrant mes entrailles, (25)

M’eussent fait le gibier des mordantes tenailles :

Dedans moy condamné, faisans sans fin renaistre

Mes tourmens journaliers, ainsi qu’on vois repaistre

Sur le Caucase froid la poitrine empietee,

Et sans fin renaissante, à son vieil Promethee. (30)

Car combien qu’elle fust Royne et race royale,

Comme tout aveuglé sous cette ardeur fatale,

Je luy fis les presens qui chacun estonnerent,

Et qui ja contre moy ma Romme eguillonnerent :

Mesme le fier Cesar, ne taschant qu’à deffaire (35)

Celuy qui à Cesar compagnon ne peult plaire,

S’embrassant pour un crime indigne d’un Antoine,

Qui tramoit le malheur encouru pour ma Roine,

Et qui encor au val des durables tenebres

Me va renouvellant mille plaintes funebres, (40)

Eschauffant les serpens des sœurs echevelees,

Qui ont au plus chetif mes peines egalees :

C’est que ja ja charmé, enseveli des flames,

Ma femme Octavienne, honneur des autres Dames,

Et mes mollets enfans je vins chasser arriere, (45)

Nourrissant en mon sein ma serpente meurdriere,

Qui m’entortillonnant, trompant l’ame ravie,

Versa dans ma poitrine un venin de ma vie,

Me transformant ainsi sous ses poisons infuses,

Qu’on seroit du regard de cent mille Meduses. (50)

Or pour punir ce crime horriblement infame

D’avoir banni les miens, et rejetté ma femme,

Les Dieux ont à mon chef la vengeance avancee,

Et dessus moy l’horreur de leurs bras élancee,

Dans la saincte equité, bien qu’elle soit tardive,(55)

Ayant les pieds de laine, elle n’est point oisive,

Ainsi dessus les humains d’heure en heure regarde,

Et d’une main de fer son trait enflammé darde.

Car tost apres Cesar jure contre ma teste,

Et mon piteux exil de ce monde m’appreste. (60)

Me voila ja croyant ma Roine, ains ma ruine,

Me voila bataillant en la plaine marine,

Lors que plus fort j’estois sur la solide terre,

Me voila ja fuyant oublieux de la guerre,

Pour suivre Cleopatre, en faisant l’heur des armes (65)

Ceder à ce malheur des amoureux alarmes.

Me voila dans sa ville ou j’yvrongne et putace,

Me paissant des plaisirs, pendant que Cesar trace

Son chemin devers nous, pendant qu’il a l’armee

Que sus terre j’avois, d’une gueule affamee, (70)

Ainsi que le Lyon vagabond à la queste,

Me voulant devorer, et pendant qu’il s’appreste

Son camp devant la ville, où bientost il refuse

De me faire un parti, tant que malheureux j’use

Du malheureux remede, et poussant mon espee (75)

Au travers des boyaux en mon sang l’ay trempee,

Me donnant guarison par l’outrageuse playe.

Mais avant que mourir, avant que du tout j’aye

Sangloté mes esprits, las, las ! quel si dur homme

Eust peu voir sans pleurer un tel honneur de Romme, (80)

Un tel dominateur, un Empereur Antoine,

Que ja frappé à mort sa miserable Roine,

De deux femmes aidee, angoisseusement palle

Tiroit par la fenestre en sa chambre royale !

Cesar mesme n’eust peu regarder Cleopatre (85)

Couper sur moi son poil, se deschirer et battre,

Et moi la consoler avecques ma parole,

Ma pauvre ame soufflant qui tout soudain s’en vole,

Pour aux sombres enfers endurer plus de rage

Que celui qui a soif au milieu du breuvage, (90)

Ou que celuy qui roüe une peine eternelle,

Ou que les palles Sœurs, dont la dextre cruelle

Egorgea les maris, ou que celuy qui vire

Sa pierre, sans porter son faix où il aspire.

Encore en mon tourment tout seul je ne puis estre : (95)

Avant que ce Soleil qui vient ore de naistre,

Ayant tracé son jour chez sa tante se plonge,

Cleopatre mourra : je me suis ore en songe

A ses yeux presenté, luy commandant de faire

L’honneur à mon sepuchre et apres se deffaire, (100)

Plutost qu’estre dans Romme en triomphe portee,

L’ayant par le desir de la mort confortee,

L’appellant avec moi, qui ja ja la demande

Pour venir endurer en nostre palle bande,

Or se faisant compagne en ma peine et tristesse, : (105)

Qui s’est faite long temps compagne en ma liesse.

CLEOPATRE, ERAS, CHARMIUM.

CLEOPATRE.

Que gaignez-vous, helas ! en la parole vaine ?

ERAS.

Que gaignez-vous, helas ! de vous estre inhumaine ?

CLEOPATRE.

Mais pourquoy perdez-vous vos peines ocieuses ?

CHARMIUM.

Mais pourquoy perdez-vous tant de larmes piteuses ? (110)

CLEOPATRE.

Qu’est-ce qui adviendroit plus horrible à la veuë ?

ERAS.

Qu’est-ce qui pourroit voir une tant depourveuë ?

CLEOPATRE.

Permettez mes sanglots mesme aux fiers Dieux se prendre.

CHARMIUM.

Permettez à nous deux de constante vous rendre.

CLEOPATRE.

Il ne faut que ma mort pour bannir ma complainte. (115)

ERAS.

Il ne faut point mourir avant sa vie esteinte.

CLEOPATRE.

Antoine ja m’appelle, Antoine il me faut suivre.

CHARMIUM.

Antoine ne veut pas que vous viviez sans vivre.

CLEOPATRE.

O vision estrange ! ô pitoyable songe !

ERAS.

O pitoyable Roine, ô quel tourment te ronge ? (120)

CLEOPATRE.

O Dieux ! à quel malheur m’avez-vous allechee ?

CHARMIUM.

O Dieux ! ne sera point votre plainte estanchee ?

CLEOPATRE.

Mais (ô Dieux) à quel bien, si ce jour je devie !

ERAS.

Mais ne plaignez donc point et suivez vostre envie.

CLEOPATRE.

Ha ! pourrois-je donc bien, moy la plus malheureuse (125)

Que puisse regarder la voûte radieuse,

Pourrois-je bien tenir la bride à mes complaintes,

Quand sans fin mon malheur redouble ses attaintes,

Quand je remasche en moy que je suis la meurdriere,

Par mes trompeurs apasts, d’un qui sous sa main fiere (130)

Faisoit croûler la terre ? Ha ! Dieux, pourrais-je traire

Hors de mon cœur le tort qu’alors je luy peu faire,

Qu’il me donnat Syrie, et Cypres, et Phenice,

La Judee embasmee, Arabie et Cilice,

Encourant par cela de son peuple la haine ? (135)

Ha ! pourrois-je oublier ma gloire et pompe vaine

Qui l’apastoit ainsi au mal, qui nous talonne

Et malheureusement les malheureux guerdonne,

Que la troupe des eaux en l’apast est trompee ?

Ha ! l’orgueil, et les ris, la perle destrempee, (140)

La delicate vie effeminant ses forces,

Estoyent de nos malheurs les subtiles amorces !

Quoy ? pourrois-je oublier que par la roide secousse

Pour moy seule il souffrit des Parthes la repousse,

Qu’ils eust bien subjuguez et rendus à sa Romme, (145)

Si les songears amours n’occupoient tout un homme,

Et s’il n’est eu desir d’abandonner sa guerre

Pour revenir soudain hyverner en ma terre ?

Ou pourrois-je oublier pour ma plus grand’gloire

Il traîna en triomphe et loyer de victoire, (150)

Dedans Alexandrie un puissant Artavade,

Roy des Armeniens, veu que telle bravade

N’appartenoit sinon qu’à sa ville orgueilleuse,

Qui se rendit alors d’avantage haineuse ?

Pourrois-je oublier mille et mille et mille choses, (155)

En qui l’amour pour moy a ses paupieres closes,

En cela mesmement que pour ceste amour mienne

On luy veit delaisser l’Octavienne sienne ?

En cela que pour moy il voulut faire guerre

Par la fatale mer, estant plus fort par terre ? (160)

En cela qu’il suivit ma nef au vent donnee,

Ayant en son besoin sa troupe abandonnee ?

En cela qu’il prenoit doucement mes amorces,

Alors que son Cesar prenoit toutes ses forces ?

En cela que feignant estre preste à m’occire, (165)

Ce pitoyable mot soudain je luy feis dire :

« O Ciel faudra-t-il donc que, Cleopatre morte,

Antoine vive encor ? Sus, sus, Page, conforte

Mes douleurs par ma mort. » Et lors, voyant son page

Soy mesme se tuer :  » Tu donnes desmoignage, (170)

O Eunuque (dit-il), comme il faut que je meure ! « 

Et, vomissant un cri, il s’enferra sur l’heure.

Ha ! Dames ! a, a ! faut-il que ce malheur je taise ?

Ho ! oh ! retenez-moy, je… je…

CHARMIUM.

Mais quel mal-aise (175)

Pourroit estre plus grand ?

ERAS.

Soulagez votre peine,

Efforcez vos esprits.

CLEOPATRE.

Las, las !

CHARMIUM.

Tenez la resne

Au dueil empoisonnant.

CLEOPATRE.

A ! grand Ciel, que j’endure !

Encore l’avoir veu ceste nuict en figure !

Hé !

ERAS.

Hé ! rien que la mort ne ferme au deuil la porte.

CLEOPATRE.

Hé ! hé ! Antoine estoit…

CHARMIUM.

Mais comment ?

CLEOPATRE.

En la sorte…

ERAS.

En quelle sorte donc ?

CLEOPATRE.

Comme alors que sa playe…

CHARMIUM.

Mais levez-vous un peu, que gesner on essaye

Ce qui gesne la voix.

ERAS.

O plaisir, que tu meines

Un horrible troupeau de deplaisirs et peines !

CLEOPATRE.

Comme alors que sa playe avoit ce corps tractable

Ensanglanté par tout.

CHARMIUM.

O songe espouvantable !

Mais que demandoit-il ?

CLEOPATRE.

Qu’à sa tumbe je face

L’honneur qui luy est deu.

CHARMIUM.

Quoy encor ?

CLEOPATRE.

Que je trace

Par ma mort un chemin pour rencontrer son ombre.

Me racontant encor…

CHARMIUM.

La basse porte sombre

Est à l’aller ouverte, et au retour fermee.

CLEOPATRE.

Une eternelle nuict doit de ceux estre aimee,

Qui souffrent en ce jour une peine eternelle.

Ostez-vous le desir de s’efforcer à celle

Qui libre veut mourir pour ne vivre captive ?

ERAS.

Sera donc celle là de la Parque craintive

Qui, au deffaut de mort, verra mourir sa gloire ?

CLEOPATRE.

Non, non, mourons, mourons, arrachons la victoire,

Encore que soyons par Cesar surmontees.

ERAS.

Pourrions nous bien estre en triomphe portees ?

CLEOPATRE.

Que plus tost ceste terre au fond de ses entrailles

M’engloutisse à present ; que toutes les tenailles

De ces bourrelles Soeurs, horreur de l’onde basse,

M’arrachent les boyaux ; que la teste on me casse

D’un foudre inusité, ainsi que je me conseille,

Et que la peur de mort entre dans mon oreille !

CHŒUR DE FEMMES ALEXANDRINES.

Quand l’Aurore vermeille

Se voit au lict laisser

Son Titon qui sommeille,

Et l’ami caresser :

On voit à l’heure mesme

Ce pays coloré,

Sous le flambeau supréme

Du Dieu au char doré :

Et semble que la face

De ce Dieu variant,

De ceste ville face

L’honneur de l’Orient,

Et qu’il se mire en elle

Plus tost qu’en autre part,

La prisant comme celle

Dont plus d’honneur depart,

De pompes et delices

Attrayans doucement,

Sous leur gayes blandices,

L’humain entendement.

Car veit on jamais ville

En plaisir, en honneur,

En banquets plus fertile,

Si durable estoir l’heur ?

Mais ainsi que la force

Du celeste flambeau

Tirer à soy s’efforce

Le plus leger de l’eau ;

Ainsi que l’aimant tire

Son acier, et les sons

De la marine Lyre

Attiroyent les poissons ;

Tout ainsi nos delices,

La mignardise et l’heur,

Allechemens des vices,

Tirent notre malheur,

Pourquoy, fatale Troye,

Honneur des siecles vieux,

Fus tu donnee en proye

Sous le destin des Dieux ?

Pourquoi n’eus tu, Medee,

Ton Jason ? et pourquoy,

Ariadne, guidee

Fus tu sous telle foy ?

Des delices le vice

A ce vous conduisoit :

Puis après sa malice

Soymesme destruisoit.

Tant n’estoit variable

Un Prothee en son temps,

Et tant n’est point muable

La course de nos vents.

Tant de fois ne se change

Thetis, et tant de fois

L’inconstant ne se range

Sous ses diverses loix,

Que nostre heur, en peu d’heure

En malheur retourné,

Sans que rien nous demeure,

Proye au vent est donné.

La rose journalière,

Quand du divin flambeau

Nous darde la lumière

Le ravisseur taureau,

Fait naistre en sa naissance

Son premier dernier jour :

Du bien la jouissance

Et ainsi sans sejour.

Le fruict vengeur du pere

S’est bien esvertué

De tuer sa vipere,

Pour estre apres tué.

Joye, qui dueil enfante,

Se meurdrist ; puis la mort

Par la joye plaisante

Fait au dueil mesme tort.

Le bien qui est durable,

C’est un monstre du Ciel,

Quand son vueil favorable

Change le fiel en miel.

Si la saincte ordonnance

Des immuables Dieux

Forcluse d’inconstance

Seule incogneuë à eux,

En ce bas hemisphere

Veut son homme garder,

Lors le sort improspere

Ne le peut retarder

Que, maugré sa menace,

Ne vienne tenir rang,

Maugré le fer qui brasse

La poudre avec le sang.

On doit seurement dire

L’homme qu’on doit priser,

Quand le Ciel vient l’eslire

Pour le favoriser,

Ne devoir jamais craindre

L’Ocean furieux,

Lors que mieux semble atteindre

Le marche-pied des Dieux ;

Plongé dans la marine,

Il doit vaincre en la fin,

Et s’attend à l’espine

De l’attendant Daulphin.

La guerre impitoyable,

Moissonnant les humains,

Craint l’heur espouventable

De ses celestes mains.

Tous les arts de Medee,

Le venin, la poison,

Les bestes dont gardee

Fut la riche toison,

Ny par le bois estrange

Le lyon outrageux, (320)

Qui sous sa patte range

Tous les plus courageux,

Ny la loy qu’on revere,

Non tant comme on la craint,

Ny le bourreau severe,

Qui l’homme blesme estraint,

Ny les feux qui saccagent

Le haut pin molestans,

Sa fortune n’outragent,

Rendans les dieux constans, (330)

Mais ainsi qu’autre chose

Contraint sous son effort,

Tient sous sa force enclose

La force de la mort ;

Et, maugré ceste bande (335)

Tousjours en bas filant,

Tant que le Ciel commande,

En bas n’est devallant ;

Et quand il y devalle,

Sans aucun mal souffrir, (340)

D’un sommeil qu’il avalle,

A mieux il va s’offrir.

Mais si la destinée,

Arbitre d’un chacun,

A sa chance tournee (345)

Contre l’heur de quelqu’un,

Le sceptre, sous qui ploye

Tout un peuple submis,

Est force qu’il foudroye

Ses mutins ennemis. (350)

La volage richesse,

Appuy de l’heur mondain,

L’honneur et la hautesse

Refuyant tout soudain,

Bref, fortune obstinee, (355)

Ny le temps tout fauchant,

Sa rude destinee

Ne vont point empeschant.

Des hauts Dieux la puissance

Tesmoigne assez ici, (360)

Que nostre heureuse chance

Se precipite ainsi.

Quel estoit Marc Antoine ?

Et quel estoit l’honneur

De nostre brave Roine, (365)

Digne d’un tel donneur ?

Des deux l’un miserable,

Cedant à son destin,

D’une mort pitoyable

Vint avancer sa fin : (370)

L’autre encore craintive

Taschant s’évertuer,

Veut, pour n’estre captive,

Librement se tuer.

Ceste terre honnorable, (375)

Ce pays fortuné,

Helas ! voit peu durable

Son heur importuné.

Telle est la destinee

Des immuables Cieux, (380)

Telle nous est donnee

La defaveur de Dieux.

ACTE II

OCTAVIEN, AGRIPPE, PROCULEE.

OCTAVIEN
En la rondeur du Ciel environnee
A nul, je croy, telle faveur donnee
Des Dieux fauteurs ne peut estre qu’à moy : (385)
Car outre encor que je suis maistre et Roy
De tant de biens, qu’il semble qu’en la terre
Le Ciel qui tout sous son empire enserre
M’ait tout exprés de sa voûte transmis
Pour estre ici son general commis, (390)
Oustre l’espoir de l’arriere memoire
Qui aux neveux rechantera ma gloire,
D’avoir Antoine, Antoine, dis-je, horreur
De tout ce monde, accablé la fureur,
Outre l’honneur que ma Romme m’appreste (395)
Pour le guerdon de l’heureuse conqueste,
Il me semble ja que le Ciel vienne tendre
Ses bras courbez pour en soy me reprendre,
Et que la boule entre ses ronds enclose
Pour un Cesar ne soit que peu de chose ; (400)
Or’ je desire, or’ je desire mieux,
C’est de me joindre au sainct nombre des Dieux.
Jamais la terre en tout advantureuse
N’a sa personne entierement heureuse :
Mais le malheur par l’heur est acquité, (405)
Et l’heur se paye par l’infelicité.

AGRIPPE.
Mais de quel lieu ces mots ?

OCTAVIEN.
Qui eust peu croire
Qu’apres l’honneur d’une telle victoire,
Le dueil, le pleur, le souci, la complainte, (410)
Mesme à Cesar eust donné telle atteinte ?
Mais je me voy souvent en lieu secret
Pour Marc Antoine estre en plainte et regret,
Qui aux honneurs receus en notre terre
Et compagnon m’avoit esté en guerre, (415)
Mon allié, mon beaufrere, mon sang,
Et qui tenoit ici le mesme rang
Avec Cesar. Nonobstant par rancune
De la muable et traistresse fortune,
On veit son corps en sa playe moüillé (420)
Avoir ce lieu piteusement soüillé,
Ha ! cher ami !

PROCULEE.
L’orgueil et la bravade
Ont fait Antoine ainsi qu’un Ancelade,
Qui, se voulant encore prendre aux Dieux,
D’un trait horrible et non lancé des Cieux, (425)
Mais de ta main à la vengeance adextre,
Sentit combien peut d’un grand Dieu la dextre.
Que plaignez-vous, si l’orgueil justement
A l’orgueilleux donne son payement ?

AGRIPPE.
L’orgueil est tel, qui d’un malheur guerdonne
La malheureuse et superbe personne.
Mesmes ainsi que d’un onde le branle,
Lors que le Nord dedans la mer l’ébranle,
Ne cesse point de courir et glisser,
Virevolter, rouler, et se dresser,
Tant qu’à la fin dépiteux il arrive,
Bruyant sa mort, à l’ecumeuse rive :
Ainsi ceux la, que l’orgueil trompe ici,
Ne cessent point de se dresser ainsi,
Courir, tourner, tant qu’ils soyent agitez
Contre les bords de leur felicitez.
C’estoit assez que l’orgueil pour Antoine
Precipiter avec sa pauvre Roine,
Si les amours lascifs et les delices
N’eussent aidé à rouër leurs supplices,
Tant qu’on ne sçait comment ces dereiglez
D’un noir bandeau ses sont tant aveuglez
Qu’ils n’ont sçeu voir et cent et cent augures,
Prognostiqueurs de miseres futures.
Ne veit on par Pisaure l’ancienne
Prognostiquer la perte Antonienne,
Qui des soldats Antoniens armee
Fust engloutie et dans terre abysmee ?
Ne veit on pas dedans Albe une image
Suer long temps ? Ne veit on pas l’orage
Qui de Patras la ville environnoit,
Alors qu’Antoine en Patras sejournoit,
Alors que le feu qui par l’air s’eclata
Heraclion en pieces escarta ?
Ne veit on pas, alors que dans Athenes
En un theatre on luy monstroit les peines ?
Ou pour neant les serpens-piés se mirent,
Quand aux rochers les rochers il joignirent,
Du Dieu Bacchus l’image en bas poussee
Des vents qui l’ont comm’ à l’envi cassee,
Veu que Bacchus un conducteur estoit,
Pour qui Antoine un mesme nom portoit ?
Ne veit on pas d’une flame fatale
Rompre l’image et d’Eumene et d’Atale,
A Marc Antoine en ce lieu dediees ?
Puis maintes voix fatalement criees,
Tant de gesiers, et tant d’autres merveilles,
Tant de corbeaux, et senestres corneilles ?
Tant de sommets rompus et mis en poudre,
Que monstroyent ils que ta future foudre ?
Qui ce rocher devoit ainsi combattre ?
Qu’admonnestoit la nef de Cleopatre,
Et qui d’Antoine avoit le nom par elle,
Où l’hirondelle exila l’hirondelle,
Et toutesfois, en sillant leur lumiere,
N’y voyoyent point ce qui suivoit derriere ?
Vante toi donc, les ayant pourchassez
Comme vengeur des grands Dieux offensez ;
Esjouy toy en leur sang et te baigne,
De leurs enfans fais rougir la campagne,
Racle leur nom, efface leur memoire ;
Poursuy, poursuy jusqu’au bout ta victoire.

OCTAVIEN.
Ne veux je donc ma victoire poursuivre,
Et mon trophee au monde faire vivre ?
Plustost, plustost le fleuve impetueux
Ne se rengorge au grand sein fluctueux !
C’est le souci qui avecq la complainte,
Que je faisais de l’autre vie esteinte,
Me ronge aussi ; mais plus gand tesmoignage
De mes honneurs s’obstinans contre l’aage,
Ne s’est point veu, sinon que ceste Dame,
Qui consuma Marc Antoine en sa flame,
Fut dans ma ville en triomphe menee.

PROCULEE.
Mais pourroit-elle à Romme estre traisnee,
Veu qu’elle n’a sans fin autre desir
Que par sa mort sa liberté choisir ?
Sçavez-vous pas, lors que nous echellasme
Et que par ruse en sa court nous allasmes ?
Que tout soudain qu’en la court on me veit,
En s’écriant une des femmes dit :
« O pauvre Roine ! es-tu donc prise vive ?
Vis tu encor pour trespasser captive ? « 
Et qu’elle ainsi, sous telle voix ravie,
Vouloit trancher le fil de sa vie,
Du cimeterre à son costé pendu,
Si saisissant je n’eusse deffendu
Son estomach ja desja menassé
Du bras meurdrier à l’encontre haussé ?
Sçavez-vous pas que depuis ce jour mesme
Elle est tombee en maladie extreme,
Et qu’elle a feint de ne pouvoir manger,
Pour par la faim à la fin se renger ?
Pensez-vous pas qu’outre telle finesse
Elle ne trouve à la mort quelque addresse ?

AGRIPPE.
Il vaudroit mieux dessus elle veiller,
Sonder, courir, espier, travailler,
Que du berger la veue gardienne
Ne s’arrestoit sus son Inachienne.
Que nous nuira, si nous la confortons,
Si doucement sa foiblesse portons ?
Par tels moyens s’envolera l’envie
De faire change à sa mort de sa vie :
Ainsi sa vie heureusement traitee
Ne pourra voir sa quenouille arrestee :
Ainsi, ainsi jusqu’à Romme elle ira ;
Ainsi, ainsi ton souci finira.
Et quand aux plains, veux tu plaindre celuy
Qui de tout temps te brassa tout ennuy,
Qui n’estoit né, sans ta dextre divine,
Que pour la tienne et la nostre ruine ?
Te souvient il que, pour dresser ta guerre,
Tu fus hay de toute nostre terre,
Qui se piquoit mutinant contre toy
Et refusoit se courber sous ta loy,
Lors que tu prins pour guerroyer Antoine
Des hommes francs le quart du patrimoine,
Des serviteurs la huictiesme partie
De leur vaillant, tant que ja divertie
Presque s’estoit l’Italie troublee ?
Mais quelle estoit sa peine redoublee,
Dont il taschoit embrasser les Rommains,
Pour ce Lepide exilé par tes mains ?
Te souvient-il de ceste horrible armee
Que contre nous il avait animee ?
Tant de Rois donc qui voulurent le suivre,
Y venoyent ils pour nous y faire vivre ?
Pensoyent-ils bien nous foudryez exprés,
Pour deplorer nostre ruine aprés ?
Le Roy Bocchus, le Roy Cilicien,
Archelaus, Roy Capadocien,
Et Philadelphe et Adalle de Thrace,
Et Mithridate usoyent ils de menace
Moindre sus nous, que de porter en joye
Nostre despoüille et leur guerriere proye,
Pour à leurs Dieux joyeusement les pendre
Et maint et maint sacrifice leur rendre ?
Voila les pleurs que doit un adversaire
Apres la mort de son ennemy faire.

OCTAVIEN.
O gent Agrippe, ou pour te nommer mieux,
Fidelle Achate, estoit donc de mes yeux
Digne le pleur ? Celuy dont s’effemine
Qui ja du tout l’effeminé ruine ?
Non, non, les plains cederont aux rigueurs,
Baignons en sang les armes et les cœurs,
Et souhaitons à l’ennemi cent vies,
Qui luy seroient plus durement ravies ;
Quant à la Roine, appaiser la faudra
Si doucement que sa main se tiendra
De forbannir l’ame seditieuse
Outre les eaux de la rive oublieuse.
Je vois desor en cela m’efforcer,
Et son desir de mort effacer :
Souvent l’effort est forcé par la ruse.
Pendant, Agrippe, aux affaires t’amuse,
Et toy, loyal messager Proculee,
Sonde partout ce que la fame aislee
Fait s’acouster dedans Alexandrie
Qu’elle circuit, et tantost bruit et crie,
Tantost plus bas marmote son murmure,
N’estant jamais loin de telle aventure.

PROCULEE.
Si bien par tout mon devoir se fera
Que mon Cesar de moy se vantera.
O ! S’il me faut ores un peu dresser
L’esprit plus haut et seul en moy penser,
Cent et cent fois miserable est celuy
Qui en ce monde a mis aucun appuy :
Et tant s’en faut qu’il ne fasche de vivre
A ceux qu’on voit par fortune poursuivre,
Que moy, qui suis du sort assez contant,
Je suis fasché de me voir vivre tant.
Où es tu, Mort, si la prosperité
N’est sous les cieux qu’une infelicité ?
Voyons les grands, et ceux qui de leur teste
Semblent desja deffier la tempeste :
Quel heur ont ils pour une fresle gloire ?
Mille serpens rongears en leur memoire,
Mille soucis meslez d’effroyement,
Sans fin desir, jamais contentement :
Dés que le Ciel son foudre pirouëtte,
Il semble ja que sur eux il se jette :
Dés lors que Mars pres de leur terre tonne,
Il semble ja leur ravir la couronne ;
Dés que l peste en leur regne tracasse,
Il semble ja que leur chef on menasse ;
Bref, à la mort ils ne peuvent penser,
Sans souspirer, blesmir, et s’offenser,
Voyant qu’il faut par mort quitter leur gloire,
Et bien souvent enterrer la memoire,
Où celuy-la, qui solitairement
En peu de biens cherche contentement,
Ne pallit pas si la fatale Parque
Le fait penser à la derniere barque,
Ne pallit pas, non, si le Ciel et l’onde
Se rebrouilloyent au vieil Chaos du monde.
Telle est, telle est la mediocrité
Où gist le but de la felicité :
Mais qui me fait en ces discours me plaire,
Quand il convient exploiter mon affaire ?
Trop tost, trop tost se fera mon message,
Et toujours tard un homme se fait sage.

LE CHŒUR.

Strophe.
De la terre humble et basse,
Esclave de ces cieux,
Le peu puissant espace
N’a rien plus vicieux
Que l’orgueil, qu’on voit estre
Hay du Ciel, son maistre.

Antistrophe.
Orgueil, qui met en poudre
Le rocher trop hautain,
Orgueil pour qui le foudre
Arma des Dieux la main,
Et qui vient pour salaire
Luymesme se deffaire.

Strophe.
A qui ne sont cogneuës
Les races du Soleil,
Qui affrontoyent aux nuës
Un superbe appareil,
Et montagnes portees
L’une sus l’autre entees ?

Antistrophe.
La tombante tempeste,
Adversaire à l’orgueil,
Escarbouilla leur teste,
Qui tropuva son recueil
Apres la mort amere
Au ventre de sa mere.

Strophe.
Qui ne cognoist le sage
Qui trop audacieux,
Pilla du feu l’usage
Au chariot des ieux,
Cherchant par arrogance
Sa propre repentance ?

Antistrophe.
Qu’on le voise voir ore
Sur le mont Scythien,
Où son vautour devore
Son gesier ancien ;
Que sa poitrine on voye
Estre eternelle proye.

Strophe.
Qui ne cognoist Icare,
Le nommeur d’une mer,
Et du Dieu de Pathare
L’enfant, qui enflammer
Vint sous son char le monde,
Tant qu’il tombast en l’onde ?

Antistrophe.
De ceux là les ruines
Tesmoignent la fureur
Des sainctes mains divines,
Qui doivent faire horreur
A l’orgueil, digne d’estre
Puni de telle dextre.

Strophe.
A t’on pas veu la vague
Au giron fluctueux,
Alors qu’Aquilon vague
Se fait tempestueux,
Presque dresser ses crestes
Jusqu’au lieu des tempestes ?

Antistrophe.
Qu’on voye de l’audace
Phebus se courroussant,
Esclarcissant la trace
Qui sont char va froissant,
Dessous ses fleches blondes
Presque abysmer les ondes.

Strophe.
A t’on pas veu d’un arbre
Le couppeau chevelu,
Ou la maison de marbre
Qui semble avoir voulu
Dépriser trop hautaine
L’autre maison prochaine.

Antistrophe.
Qu’on voye un feu celeste
Ceste cime arrachant,
Et par mine moleste
Le palais tresbuchant,
La plante au chef punie,
L’autre au pied demunie

Strophe.
Mais Dieux (ô Dieux) qu’il vienne
Voir la plainte et le dueil
De ceste Roine mienne,
Rabaissant son orgueil,
Roine, qui pour son vice
Reçoit plus grand supplice.

Antistrophe.
Il verra la Deesse
A genoux se jetter,
Et l’esclave Maistresse,
Las, son mal regretter !
Sa voix à demi morte
Requiert qu’on la supporte.

Strophe.
Elle, qui orgueilleuse
Le nom d’Isis portoit,
Qui de blancheur pompeuse
Richement se vestoit,
Comme Isis l’ancienne,
Deesse Egyptienne,

Antistrophe.
Ore presque en chemise
Qu’elle va dechirant,
Pleurant aux pieds s’est mise
De son Cesar, tirant
De l’estomach debile
Sa requeste inutile.

Strophe.
Quel cœur, quelle pensee,
Quelle rigueur pourroit
N’estre point offensee,
Quand ainsi lon verroit
Le retour miserable
De la chance muable ?

Antistrophe.
Cesar, en quelle sorte,
La voyant sans vertu,
La voyant demi-morte,
Maintenant soutiens-tu
Las assauts, que te donne
La pitié, qui t’estonne ?

Strophe.
Tu vois qu’une grand’Roine,
Celle là qui guidoit
Ton compagnon Antoine,
Et par tout commandoit,
Heureuse se vient dire,
Si tu voulois l’occire.

Antistrophe.
Las, helas ! Cleopatre,
Las, helas ! quel malheur
Vient tes plaisirs abbattre,
Les changeant en douleur ?
Las, las, helas, (ô Dame),
Peux tu souffrir ton ame ?

Strophe.
Pourquoy, pourquoy, fortune,
O fortune aux yeux clos,
Es tu tant importune ?
Pourquoy n’a point repos
Du temps le vol estrange,
Qui ses faits brouille et change.

Antistrophe.
Qui en volant sacage
Les chasteaux sourcilleux,
Qui les princes outrage,
Qui les plus orgueilleux,
Roüant sa faulx superbe,
Fauche ainsi comme l’herbe ?

Strophe.
A nul il ne pardonne,
Il se fait et deffait,
Luy mesmes il s’estonne,
Il se flatte en son fait,
Puis il blasme sa peine,
Et contre elle forcene.

Antistrophe.
Vertu seule à l’encontre
Fait l’acier reboucher ;
Outre telle rencontre
Le temps peult tout faucher ;
L’orgueil qui nous amorce
Donne à sa faulx sa force.

 

ACTE III.

OCTAVIEN, CLEOPATRE, LE CHŒUR, SELEUQUE.

OCTAVIEN.

Voulez-vous donc votre fait excuser ?
Mais dequoy sert à ces mots s’amuser ?
N’est-il pas clair que vous tachiez de faire
Par tous moyens Cesar vostre adversaire,
Et que vous seule attirant vostre ami,
Me l’avez fait capital ennemi,
Brassant sans fin une horrible tempeste,
Dont vous pensiez écerveler ma teste ?
Qu’en dites-vous ?

CLEOPATRE.
O quels piteux alarmes !
Las, que dirois-je ! hé, ja pour moy mes larmes
Parlent assez, qui non pas la justice,
Mais de pitié cherchent le benefice.
Pourtant, Cesar, s’il est à moy possible
De tirer hors d’une ame tant passible
Ceste voix rauque à mes souspirs meslee,
Escoute encor l’esclave desolee,
Las ! qui ne met tant d’espoir aux paroles
Qu’en ta pitié, dont ja tu me consoles.
Songe, Cesar, combien peult la puissance
D’un traistre amour, mesme en sa jouyssance,
Il pense encor que mon foible courage
N’eust pas souffert sans l’amoureuse rage,
Entre vous deux ces batailles tonantes,
Dessus mon chef à la fin retournantes.
Mais mon amour me forçoit de permettre
Ces fiers debats, et toute aide promettre,
Veu qu’il fallait rompre paix et combattre,
Ou separer Antoine et Cleopatre.
Separer, las ! ce mot me fait faillir,
Ce mot le fait par la Parque assaillir.
A a ! a a ! Cesar, a a !

OCTAVIEN.
Si je n’estois ore
Assez bening, vous pourriez feindre encore
Plus de douleurs, pour plus bening me rendre :
Mais quoyu, ne veux-je à mon merci vous prendre ?

CLEOPATRE.
Feindre, helas, ô !

OCTAVIEN.
Ou tellement se plaindre
N’est que mourir, ou bien ce n’est que feindre.

LE CHŒUR.
La douleur
Qu’un malheur
Nous rassemble,
Tel ennuy
A celuy
Pas ne semble,

Qui exempt
Ne la sent ;
Mais la plainte
Mieux bondit,
Quand on dit
Que c’est feinte.

CLEOPATRE.
Si la douleur en ce cœur prisonniere
Ne surmontoit ceste plainte derniere,
Tu n’aurois pas ta pauvre esclave ainsi :
Mais je ne peux égaler au souci,
Qui petillant m’écorche le dedans,
Mes pleurs, mes plaints et mes soupirs ardens.
T’esbahis tu, si ce mot separer
A fait mes forces se retirer ?
Separer (Dieux !), separer je l’ay veu,
Et si je n’ay point à ces debats pourveu
Mieux il te fust (ô captive ravie)
Te separer mesme durant sa vie !
J’eusse la guerre et sa mort empeschee
Et à mon heur quelque atteinte laschee,
Veu que j’eusse eu le moyen et l’espace
D’esperer voir secrettement sa face :
Mais, mais cent fois, cent, cent fois malheureuse,
J’ay ja souffert ceste guerre odieuse :
J’ay, j’ay perdu par ceste estrange guerre,
J’ay perdu tout, et mes biens et ma terre :
Et si ay veu ma vie et mon support,
Mon heur, mon tout, se donner à la mort,
Que tout sanglant, ja tout froid et tout blesme,
Je rechauffois des larmes de moymesme,
Me separant des moymesme à demi
Voyant par mort separer mon ami.
Ha, Dieux ! grands Dieux ! Ha, grands Dieux !

OCTAVIEN.
Qu’est-ce ci ?
Quoy ? la constance estre hors de souci ?

CLEOPATRE.
Constante suis ; separer je me sens,
Mais séparer on ne me peult long temps :
La palle mort m’en fera la raison,
Bien tost Pluton m’ouvrira sa maison,
Où mesme encor l’éguillon, qui me touche,
Feroit rejoindre et ma bouche et sa bouche.
S’on me tuoit, le dueil qui creveroit
Parmi le coup plus de bien me feroit,
Que je n’auroit de mal à voir sortir
Mon sang pourpré et mon ame partir.
Mais vous m’ostez l’occasion de mort,
Et pour mourir me deffaut mon effort,
Qui s’allentit d’heure en heure dans moy,
Tant qu’il faudra vivre maugré l’esmoy ;
Vivre il me faut, ne crains que je me tue :
Pour me tuer trop peu je m’esvertue.
Mais puis qu’il faut que j’allonge ma vie,
Et que de vivre en moy revient l’envie,
Au moins, Cesar, voy la pauvre foiblette,
Qui à tes pieds et de rechef se jette ;
Au moins, Cesar, des gouttes de mes yeux
Amolli toy, pour me pardonner mieux :
De ceste humeur la pierre on cave bien,
Et sus ton cœur ne pourront elles rien ?
Ne t’ont donc peu les lettre esmouvoir
Qu’à tes deux yeux j’avois tantost fait voir,
Lettres je dy de ton pere receues,
Certain tesmoin de nos amours conceuës ?
N’ay-je donc peu destourner ton courage,
Te descouvrant et maint et maint image
De ce tien pere, à celle-la loyal,
Qui de son fils recevra tout son mal ?
Celuy souvent trop tost borne sa gloire,
Qui jusqu’au bout se vange en sa victoire.
Prens donc pitié ; tes glaives triomphans
D’Antoine et moy pardonnent aux enfans.
Pourrois-tu voir les horreurs maternelles,
S’on meurdrissoit ceux que ces deux mammelles,
Qu’ores tu vois maigres et déchirees
Et qui seroient de cent coups empirees,
Ont allaicté ? Oserois-tu mesmement
Des deux costez le dur gemissement ?
Non, non Cesar, contente toy du pere,
Laisse durer les enfans et la mere
En ce malheur, où les Dieux nous ont mis,
Mais fusmes nous jamais tes ennemis
Tant acharnez que n’eussions pardonné,
Si le trophee à nous se fust donné ?
Quant est de moy, en mes fautes commises,
Antoine estoit chef de mes entreprises,
Las, qui venoit à tel malheur m’induire ;
Eussé-je peu mon Antoine esconduire ?

OCTAVIEN.
Tel bien souvent son fait pense amender,
Qu’on voit d’un gouffre en un gouffre guider :
Vous excusant, bien que vostre advantage,
Vous y mettiez, vous nuisez davantage,
En me rendant par l’excuse irrité,
Qui ne suis point qu’ami de verité.
Et si convient qu’en ce lieu je m’amuse
A repousser ceste inutile excuse ;
Pourriez-vous bien de ce vous garentir
Qui fit ma sœur hors d’Athenes sortir,
Lors que, craignant qu’Antoine, son espoux,
Plus se donnast à sa femme qu’à vous,
Vous le paissiez de ruse et de finesses,
De mille et mille et dix mille caresses ?
Tantost au lict exprés emmaigrissiez,
Tantost par feinte exprés vous pallissiez ?
Tantost vostre œil vostre face baignoit,
Dés qu’un ject d’arc de luy vous esloignoit,
Entretenant la feinte et sorcelage,
Ou par coustume, ou par quelque breuvage ;
Mesme attiltrant vos mais et flatteurs
Pour du venin d’Antoine estre fauteurs,
Qui l’abusoiyent sous les plaintes frivoles,
Faisant ceder son proffit aux paroles.
Quoy ? disoient-ils, estes vous l’homicide
D’un pauvre esprit, qui vous prend pour sa guide ?
Faut-il qu’en vous la Noblesse s’offense,
Dont la rigueur à celle la ne pense,
Qui fait de vous le but de ses pensees ?
O ! que son mal envers vous addressees !
Octavienne a le nom de l’espouse,
Et ceste ci, dont la flame jalouse
Empesche assez la viste renommee,
Sera l’amie en son pays nommee,
Ceste divine, à qui rendent hommage
Tant de pays joints à son heritage.
Tant peurent donc vos mines et addresses,
Et de ceux la les plaintes flatteresses,
Qu’Octavienne, et sa femme et ma sœur,
Fut dechassee, et dechassa votre heur.
Vous taisez-vous, avez-vous plus desir,
Pour m’appaiser, d’autre excuse choisir ?
Que diriez-vous du tort fait aux Rommains,
Qui s’enfuyoient secrettement des mains
De vostre Antoine, alors que vostre rage
Leur redoubloit l’outrage sus l’outrage ?
Que diriez-vous de ce beau testament,
Qu’Antoine avoit remis secrettement
Dedans les mains des pucelles Vestales ?
Ces maux estoyent les conduites fatales
De vos malheurs : et ore peu rusee,
Vous voudriez bien encore estre excusee.
Contentez-vous, Cleopatre, et pensez
Que c’est assez de pardon, et assez
D’entretenir le fuseau de vos vies,
Qui ne seront à vos enfans ravies.

CLEOPATRE.
Ore, Cesar, chetive je m’accuse,
En m’excusant de ma premiere excuse,
Recognoissant que ta seule pitié
Peut donner bride à ton inimitié,
Qui ja pour moi tellement se commande.
Que ne veux-tu de moy faire offrande
Aux Dieux ombreux, ny des enfans aussi
Que j’ai tourné en ces entrailles ci.
De ce peu donc mon pouvoir est resté
Je rens, je rens grace à ta majesté,
Et pour donner à Cesar tesmoignage,
Que je suis sienne et le suis de courage,
Je veux, Cesar, te deceler tout l’or,
L’argent, les biens, que je tiens en thresor.

LE CHŒUR.
Quand la servitude,
Le col enschesnant,
Dessous le joug rude
Va l’homme gesnant,

Sans que l’on menasse
D’un sourcil plié,
Sans qu’effort on face
Au pauvre lié,

Assez il confesse,
Assez se contraint,
Assez il se presse,
Par la crainte estraint.

Telle est la nature
Des serfs déconfits ;
Tant de mal n’endure
De Japet le fils.

OCTAVIEN.
L’ample thresor, l’ancienne richesse
Que vous nommez, tesmoigne la hautesse
De vostre race ; et n’estoit le bon heur
D’estre du tout en la terre le seigneur,
Je me plaindrois qu’il faudra que soudain
Ces biens royaux changent ainsi de main.

SELEUQUE.
Comment, Cesar, si l’humble petitesse
Ose addresser sa voix à ta hautesse,
Comment peux-tu ce thresor estimer,
Que ma Princesse a voulu te nommer ?
Cuides tu bien, si accuser je l’ose,
Que son thresor tienne si peu de chose ?
La moindre Roine à ta loy flechissante
Est en thresor autant riche et puissante,
Qui autant peu ma Cleopatre égale,
Que par les champs une case rurale
Au fier chasteau ne peult estre esgalee,
Ou bien la motte à la roche gelee.
Celle sous qui tout l’Égypte flechit,
Et qui du Nil l’eau fertile franchit,
A qui le Juif et le Phenicien,
L’Arabian et le Cilicien,
Avant ton foudre ore tombé sur nous,
Souloyent courber les hommagers genoux,
Qui aux thresors d’Antoine commandoit,
Qui tout en ce monde en pompes excedoit,
Ne pourroit elle avoir que ce thresor ?
Croy, Cesar, croy qu’elle a de tout son or
Et d’autres biens tout le meilleur caché.

CLEOPATRE.
A ! faux meurdrier ! a ! faux traitre ! arraché
Sera le poil de ta teste cruelle.
Que pleust aux Dieux que ce fust ta cervelle !
Tiens, traistre, tien.

SELEUQUE.
O Dieux !

CLEOPATRE.
O chose detestable !
Un serf, un serf !

OCTAVIEN.
Mais chose émerveillable
D’un cœur terrible !

CLEOPATRE.
Et quoy, m’accuses tu ?
Me pensois tu veufve de ma vertu
Comme d’Antoine ? a a ! traistre.

SELEUQUE.
Retiens la,
Puissant Cesar, retiens la doncq.

CLEOPATRE.
Voila
Tous mes biensfaits. Hou ! le dueil qui m’efforce
Donne à mon cœur langoureux telle force,
Que je pourrois, ce me semble, froisser
Du poing tes os, et tes flancs crevasser
A coups de pied.

OCTAVIEN.
O quel grinsant courage !
Mais rien n’est plus furieux que la rage
D’un cœur de femme. Et bien, quoy, Cleopatre ?
Estes vous point ja saoule de le battre !
Fuy t’en, ami, fuy t’en.

CLEOPATRE.
Mais quoy, mais quoy ?
Mon Empereur, est-il un tel esmoy
Au monde encore que ce paillard me donne ?
Sa lacheté ton esprit mesme estonne,
Comme je croy, quand moy, Roine d’ici,
De mon vassal suis accusee ainsi,
Que toy, Cesar, as daigné visiter,
Et par ta voix à repos inciter,
Hé ! si j’avois retenu des joyaux,
Et quelque part de mes habits royaux,
L’aurois-je fait pour moy, las, malheureuse !
Moy, qui de moy ne suis plus curieuse ?
Mais telle estoit ceste esperance mienne
Qu’à ta Livie et ton Octavienne
De ces joyaux le present je feroy,
Et leur pitié ainsi pourchasseroy
Pour (n’estant point de mes presens ingrates)
Envers Cesar estres mes advocates.

OCTAVIEN.
Ne craignez point, je veux que ce thresor
Demeure vostre : encouragez-vous or’,
Vivez ainsi en la captivité
Comm’au plus haut de la prosperité.
Adieu : songez qu’on ne peut recevoir
Des maux, sinon quand on pense en avoir.
Je m’en retourne.

CLEOPATRE.
Ainsi vous soit ami
Tout le Destin, comm’il m’est ennemi.

LE CHŒUR.
Où courez-vous, Seleuque, où courez-vous ?

SELEUQUE.
Je cours fuyant l’envenimé courroux.

LE CHŒUR.
Mais quel courroux ? Hé, Dieu ! si nous en sommes !

SELEUQUE.
Je ne fuy pas Cesar, ni ses hommes.

LE CHŒUR.
Qu’y a t’il donc que peut plus la fortune ?

SELEUQUE.
Il n’y a rien, sinon l’offense d’une…

LE CHŒUR.
Auroit on bien nostre Roine blessee ?

SELEUQUE.
Non, non, mais j’ai nostre Roine offensee.

LE CHŒUR.
Quel malheur donc a causé ton offense ?

SELEUQUE.
Que sert ma faute, ou bien mon innocence ?

LE CHŒUR.
Mais dy le nous, dy, il ne nuira rien.

SELEUQUE.
Dit, il n’apporte à la ville aucun bien.

LE CHŒUR.
Mais tant y a que tu as gaigné l’huis.

SELEUQUE.
Mais tant y a que ja puni j’en suis

LE CHŒUR.
Estant puni, en es-tu du tout quitte ?

SELEUQUE.
Estant puni, plus fort je me dépite,
Et ja dans moy je sens une furie,
Me menassant que telle fascherie
Poindra sans fin mon ame furieuse,
Lors que la Roine, et triste et courageuse,
Devant Cesar aux cheveux m’a tiré,
Et de son poing mon visage empiré :
Si elle m’eust fait mort en terre gesir,
Elle eust preveu à mon present desir,
Veu que la mort n’eust point esté tant dure
Que l’eternelle et mordante pointure,
Qui ja desja jusques au fond me blesse
D’avoir blessé ma Roine et ma maistresse.

LE CHŒUR.
O quel heur à la personne
Le ciel gouverneur ordonne,
Qui, contente de son sort,
Par convoitise ne sort
Hors de l’heureuse franchise,
Et n’a sa gorge submise
Au joug et trop dur lien
De ce pourchas terrien,

Mais bien les antres sauvages,
Les beaux tapis des herbages,
Les rejettans arbrisseaux,
Les murmures des ruisseaux,
Et la gorge babillarde
De Philomele jasarde,
Et l’attente du Printemps
Sont ses biens et passetemps.

Sans que l’ame haute volante,
De plus grand desir bruslante,
Suive les pompeux arrois,
Et puis, offensant ses Rois,
Ait pour maigre recompense
Le feu, le glaive, ou potance,
Ou plustost mille remors,
Conferez a mille morts.

Si l’inconstante fortune
Au matin est opportune,
Elle est importune au soir.
Le temps ne se peut rassoir ;
A la fortune il accorde,
Portant à celuy la corde
Qu’il avoit paravant mis
Au rang des meilleurs amis.

Quoy que soit, soit mort ou peine
Que le soleil nous rameine
En nous ramenant son jour,
Soit qu’elle face sejour,
Ou bien que par la mort griesve
Elle se face plus briesve :
Celuy qui ard de desir
S’est tousjours senti saisir.

Arius de ceste ville,
Que ceste ardeur inutile
N’avoit jamais retenu,
Ce Philosophe chenu,
Qui deprisoit toute pompe
Dont ceste ville se trompe,
Durant nostre grand’douleur
A receu le bien et l’heur.

Cesar, faisant son entree,
A la sagesse monstree,
L’heur et la felicité,
La raison, la verité,
Qu’avoit en soy ce bon maistre,
Le faisant mesme à sa dextre
Costoyer, pour estre à nous
Comme un miracle entre tous.

Seleuque, qui de la Roine
Recevoit le patrimoine
En partie, et qui dressoit
Le gouvernement, reçoit,
Et outre ceste fortune
Qui nous est à tous commune,
Plus griesve infelicité
Que nostre captivité.


Mais or’ ce dernier courage
De ma Roine est un presage,
S’il faut changer de propos,
Que la meurdriere Atropos
Ne souffrira pas qu’on porte
A Romme ma Roine forte,
Qui veut des ses propres mains
S’arracher des fiers Rommains.


Celle dont la confiance
A pris soudain la vengeance
Du serf, et dont la fureur
N’a point craint son Empereur,
Croyez que plustost l’espee
En son sang sera trempee,
Que pour un peu moins souffrir
A son deshonneur s’offrir.

SELEUQUE.
O sainct propos, ô verité certaine !
Pareille aux dez est nostre chance humaine.

 

== ACTE IV ==





CLEOPATRE, CHARMIUM, ERAS, LE CHŒUR.



CLEOPATRE.

Penseroit doncq Cesar estre du tout vainqueur ?

Penseroit doncq Cesar abastardir ce cœur,

Veu que des tiges vieux ceste vigueur j’herite

De ne pouvoir ceder qu’à la Parque dépite ?

La Parque, et non Cesar, aura sus moy le pris,

La Parque, et non Cesar, soulage mes esprits,

La Parque, et non Cesar, triomphera de moy,

La Parque, et non Cesar, finira mon esmoy,

Et si j’ay ce jourdhuy usé de quelque feinte,

Afin que ma portee en son sang ne fust teinte,

Quoy ! Cesar pensoit-il quece que dit j’avois

Peust bien aller ensemble et de cœur et de voix ?

Cesar, Cesar, Cesar, il te seroit facile

De subjuguer ce cœur aux liens indocile ;

Mais la pitié, que j’ay du sang de mes enfans,

Rendoit sus mon vouloir mes propos triomphans,

Non la pitié que j’ay si par moy, miserable,

Est rompu le filet, à moy, ja trop durable.

Courage, donc, courage (ô compagnes fatales)

Jadis serves à moy, mais en la mort égales,

Vous avez recogneu Cleopatre princesse,

Or ! ne recoignessez que la Parque maistresse.



CHARMIUM.

Encore que les maux par ma Roine endurez,

Encore que les cieux contre nous conjurez,

Encore que la terre envers nous courroucee,

Encore que la Fortune envers nous insensee ?

Encore que d’Antoine une mort miserable,

Encore que la pompe à Cesar desirable,

Encore que l’arrest, que nous fismes ensemble

Qu’il faut qu’un mesme jour aux enfers nous assemble,

Eguillonnast assez mon esprit courageux

D’estre contre soymesme un vainqueur outrageux,

Ce remede de mort, contrepoison de dueil,

S’est tantost presenté d’avantage à mon œil :

Car ce bon Dolabelle, ami de nostre affaire,

Combien que pour Cesar il soit nostre adversaire,

T’a fait sçavoir (ô Roine), apres que l’Empereur

Est parti d’avec toy, et apres ta fureur

Tant equitablement à Seleuque monstree,

Que dans trois jours prefix ceste douce contree

Il nous faudra laisser, pour à Romme menees

Donner un beau spectacle à leurs effeminees.



ERAS.

Ha ! mort, ô douce mort, mort, seule guarison

Des esprits oppressez d’une estrange prison,

Pourquoy souffres tu tant à tes droits faire tort ?

T’avons nous fait offense, ô douce et douce mort ?

Pourquoy n’approches-tu, ô Parque trop tardive ?

Pourquoy veux-tu souffrir ceste bande captive,

Qui n’aura pas plustost le don de liberté,

Que cest esprit ne soit par ton dard écarté ?

Haste doncq, haste toy, vanter tu te pourras

Que mesme sus Cesar une despouille auras :

Ne permets point, alors que Phebus qui nous luit

En devallant sera chez son oncle conduit,

Que ta sœur pitoyable, helas ! à nous cruelle,

Tire encore le fil dont elle nous bourrelle :

Ne permets que des peurs la pallissante bande

Empesche ce jourdhuy de te faire une offrande.

L’occasion est seure, et nul à ce courage

Ce jour nuire ne peult, qu’on ne te face hommage.

Cesar cuide pour vray que ja nous soyons prestes

D’aller, et de donner tesmoignage des questes.



CLEOPATRE.

Mourons donc, cheres soeurs, ayons plustost ce coeur

De servir à Pluton qu’à Cesar, mon vainqueur :

Mais, avant de mourir, faire il nous conviendra

Les obseques d’Antoine, et puis mourir faudra.

Je l’ay tantost mandé à Cesar, qui veult bien

Que Monseigneur j’honore, helas ! et l’ami mien.

Abaisse toy donc, ciel, et avant que je meure,

Viens voir le dernier dueil qu’il faut faire à ceste heure ;

Peut estre tu seras marry de m’estre tel,

Te faschant de mon dueil estrangement mortel.

Allons donc, cheres sœurs ; de pleurs, de cris, de larmes,

Venons nous affoiblir, à fin qu’en ses alarmes

Nostre voisine mort nous soit ores moins dure,

Quand aurons demi fait aux esprits ouverture.



LE CHŒUR.

Mais où va, dites moy, dites moy, damoyselles,

Où va ma Roine ainsi ? quelles plaintes mortelles,

Quel soucy meurdrissant ont terni son beau teint ?

Ne l’avoit pas assez la seiche fiebvre atteint ?



CHARMIUM.

Triste elle s’en va voir des sepulchres le clos,

Où la mort a caché de son ami les os.



LE CHŒUR.

Que sejournons nous donc ? Suivons nostre maistresse.



ERAS.

Suivre vous ne pouvez, sans suivre la destresse.



LE CHŒUR.

Le gresle petillante

Dessus les toits



Et qui mesme est nuisante

Au verd des bois,



Contre les vins forcene

En sa fureur,



Et trompe aussi la peine

Du laboureur :



N’estant alors contente

De son effort,



Ne met toute l’attente

Des fruits à mort.



Quand la douleur nous jette

Ce qui nous poind,



Pour un seul sa sagette

Ne blesse point.



Si nostre Roine pleure,

Lequel de nous



Ne pleure point à l’heure ?

Pas un de tous.



Mille traits nous affolent,

Et seulement



De l’envieux consolent

L’entendement.



Faisons ceder aux larmes

La triste voix,



Et souffrons les alarmes

Tels que ces trois.



Ja la Roine se couche

Pres du tombeau,



Elle ouvre ja sa bouche :

Sus donc tout beau.



CLEOPATRE.

Antoine, ô cher Antoine, Antoine, ma moitié,

Si Antoine n’eust eu des cieux l’inimitié,

Antoine, Antoine, helas ! dont le malheur me prive,

Entens la foible voix d’une foible captive,

Qui de ses propres mains avoit la cendre mise

Au clos de ce tombeau, n’estant encore prise ;

Mais qui, prise et captive à son malheur guidee,

Sujette et prisonniere en sa ville gardee,

Ore te sacrifie, et non sans quelque crainte

De faire trop durer en ce lieu ma complainte,

Veu qu’on a l’œil sus moy, de peur que la douleur

Ne face par la mort la fin de mon malheur :

Et à fin que mon corps de sa douleur privé

Soit au Rommain triomphe en la fin reservé :

Triomphe, dy-je, las ! qu’on veult orner de moy,

Triomphe, dy-je, las ! que l’on fera de toy.

Il ne faut plus desor de moy que tu attendes

Quelques autres honneurs, quelques autres offrandes :

L’honneur que je te fais, l’honneur dernier sera

Qu’à son Antoine mort Cleopatre fera.

Et bien que toy vivant la force et violence

Ne nous ait point forcé d’écarter l’alliance,

Et de nous separer ; toutes fois je crains fort

Que nous nous separions l’un de l’autre à la mort,

Et qu’Antoine Rommain en Égypte demeure,

Et moy Egyptienne dedans Romme je meure.

Mais si les puissans Dieux ont pouvoir en ce lieu

Où maintenant tu es, fais, fais que quelque Dieu

Ne permette jamais qu’en m’entrainant d’ici,

On triomphe de toy en ma personne ainsi ;

Ains que ce tien cercueil, ô spectacle piteux

De deux pauvres amans, nous racouple tous deux,

Cercueil qu’encore un jour l’Égypte honorera

Et peut estre à nous deux l’epitaphe sera :

« Ici sont deux amans qui, heureux en leur vie,

D’heur, d’honneur, de liesse, ont leur ame assouvie :

Mais en fin tel malheur on les vit encourir,

Que le bon heur des deux fut de bien tost mourir ».

Recoy, recoy moy donc, avant que Cesar parte,

Que plustost mon esprit que mon honneur s’écarte :

Car entre tout le mal, peine, douleur, encombre,

Souspirs, regrets, soucis, que j’ay souffert sans nombre,

J’estime le plus grief ce bien petit de temps

Que de toy, ô Antoine, esloigner je me sens.



LE CHŒUR.

Voila pleurant, elle entre en ce clos des tombeaux.

Rien ne voyent de tel les tournoyans flambeaux.



ERAS.

Est-il si ferme esprit, qui presque ne s’envole

Au piteux escouter de si triste parole ?



CHARMIUM.

O cendre bien heureuse estant hors de la terre !

L’homme n’est point heureux tant qu’un cercueil l’enserre.



LE CHŒUR.

Auroit donc bien quelqu’un de vivre telle envie,

Qui ne voulust ici mespriser ceste vie ?



CLEOPATRE.

Allons donc, cheres soeurs, et prenons doucement

De nos tristes malheurs l’heureux allegement.



LE CHŒUR.

Strophe.

Plus grande est la peine,

Que l’outrageux sort

Aux amis ameine,

Que de l’Ami mort

N’est la joye grande,

Alors qu’en la bande

Des esprits heurez,

Esprits asseurez

Contre toute dextre,

Quitte se voit estre

Des maux endurez.



Antistrophe.

Chacune Charite

Au tour de Cypris,

Quand la dent dépite

Du sanglier épris

Occit en la chasse

De Myrrhe la race

Ne plouroit si fort,

Qu’on a fait la mort

D’Antoine, que l’ire

Transmit au navire

De l’oublieux port.



Epode.

Les cris, les plains

Des Phrygiennes,

Estans aux mains

Myceniennes,

N’estoyent pas tels,

Que les mortels

Que pour Antoine

Fait nostre Roine.



Strophe.

Mais ore j’ay crainte

Qu’il faudra pleurer

Nostre Roine esteinte,

Qui ne peut durer

Au mal de ce monde,

Mal qui se feconde,

Tousjours enfantant

Nouveau mal sortant :

On la voit delivre

Du desir de vivre,

Mille morts portant.



Antistrophe.

Tantost gaye et verte

La forest estoit,

La terre couverte

Sa Cerés portoit :

Flore avoit la pree

De fleurs diapree,

Quand pour tout ceci

Tout soudain voici

Cela qui les pille,

L’hyver, la faucille,

Et la faulx aussi.



Epode.

Ja la douleur

Rompt la liesse,

La joye, et l’heur

A ma Princesse ;

Reste le teint,

Qui n’est esteint ;

Mais la mort blesme

L’ostera mesme.



Strophe.

Elle vient de faire

L’honneur au cercueil :

O ! qu’elle a peu plaire

Et deplaire à l’œil,

Plaire, quand les roses

Ont esté decloses,

Avec le Cyprés,

Mille fois aprés

Baisotant la lame,

Qui semble à son ame

Faire les aprests.



Antistrophe.

Versant la rosee

Du fond de son cœur,

Par les yeux puisee,

Et puis la liqueur

Que requiert la cendre :

Et faisant entendre

Quelques mots lachez,

Bassement machez,

Pour fin de la feste

Meslant de sa teste

Les poils arrachez.



Epode.

Elle a depleu,

Pource qu’il semble

Qu’elle n’a peu

Que vivre ensemble,

Et que soudain

De nostre main

Luy faudra faire

Un mesme affaire.



 



== ACTE V ==
 



PROCULEE, LE CHŒUR.


PROCULEE.


O juste Ciel, si ce grief malefice


Ne t’accusoit justement d’injustice,


Par quel destin de tes Dieux conjuré,


Ou par quel cours des astres mesuré,


A le malheur pillé telle victoire,


Qu’en la voyant on ne la pourroit croire ?


O vous, les Dieux des bas enfers et sombres,


Qui retirez fatalement les ombres


Hors de nos corps, quelle palle Megere


Estoit commise en si rare misere ?


O fiere terre, à toute heure souillee


Des corps des tiens, et en leur sang touillee,


As tu jamais soustenu sous les flancs


Quelque fureur de courages plus grands ?


Non, quant tes fils Jupiter eschellerent,


Et contre luy serpentins se meslerent.


Car eux, pour estre exemps du droit des cieux,


Voulurent mesme embuscher les grands Dieux,


Desquels en fin fierement assaillis,


Furent aux creus de leurs monts recueillis,


Mais ces trois ci, dont le caché courage


N’eust point esté mescreu de telle rage,


Qui n’estoient point geantes serpentines,


En redoubalnt leurs rages feminines,


Pour au vouloir de Cesar n’obeir,


Leur propre vie ont bien voulu trahir.


O Jupiter ! ô Dieux ! quelles rigueurs


Permets tu donc à ces superbes cœurs ?


Quelles horreurs as tu fait ores naistre,


Qui des nepveux pourront aux bouches estre,


Tant que le tour de la machine tienne


Par contrepois balancé se maintienne ?


Dictes moy donc, vous, brandons flamboyans,


Brandons du Ciel toutes chose voyans,


Avez-vous peu dans ce val tant instable


Découvrir rien de plus espouventable ?


Accusez-vous maintenant, ô Destins,


Accusez-vous, ô flambeaux argentins :


Et toy, Égypte, à l’envie matinee,


Maudi cent fois l’injuste destinee :


Et toy, Cesar, et vaus autres, Romains,


Contristez vous ; la Parque de vos mains


A Cleopatre à ceste heure arrachee,


Et maugré vous vostre attente empeschee.





LE CHŒUR.


O dure, helas ! et trop dure avanture,


Mille fois dure et mille fois trop dure !





PROCULEE.


Ha ! je ne puis à ce crime penser,


Si je ne veux en pensant m’offenser :


Et si mon cœur à ce malheur ne pense,


En le fermant, je luy fais plus d’offense.


Escoutez donc, Citoyens, escoutez,


Et m’escoutant, vostre mal lamentez.


J’estois venu pour le mal supporter


De Cleopatre, et la reconforter,


Quand j’ay trouvé ces gardes qui frappoyent


Contre sa chambre, et sa porte rompoyent,


Et qu’en entrant en ceste chambre close,


J’ay veu (ô rare et miserable chose)


Ma Cleopatre en son royal habit


Et sa couronne, au long d’un riche lict


Peint et doré, blesme et morte couchee,


Sans qu’elle fust d’aucun glaive touchee,


Avecq’Eras, sa femme, à ses pieds morte,


Et Charmium vive, qu’en telle sorte


J’ay lors blamee ; A, a, Charmium, est-ce


Noblement faict ? Ouy, ouy, c’est de noblesse


De tant de Rois Egyptiens venue


Un tesmoignage. Et lors peu soustenue


En chancelant, et s’accrochant en vain,


Tombe à l’envers, restant un tronc humain,


Voila des trois la fin espouventable,


Voila des trois le destin lamentable :


L’amour ne peut separer les deux corps,


Qu’il avoit joints par longs et longs accords ;


Le Ciel ne veut permettre toute chose,


Que bien souvent le courageux propose.


Cesar verrra, perdant ce qu’il attent,


Que neul ne peut au monde estre contant :


L’Égypte aura renfort de sa destresse,


Perdant, après son bon heur, sa maistresse :


Mesmement moy qui suis son ennemi,


En y pensant, je me pasme à demi,


Ma voix s’infirme, et mon penser defaut :


O ! qu’incertain est l’ordre de là haut !





LE CHŒUR.


Peut on encores entendre


De toy, troupe, quelque voix ?


Peux tu ceste seule fois


De ton deuil la plainte rendre,





Veu que, helas ! tant douloureuse,


De ton support le plus fort


Tu ne remets qu’en la mort,


Mort, helas ! à nous heureuse ?





Mais prens, prens donc ceste envie


Sur le plus blanc des oiseaux,


Qui sonne au bord de ses eaux


La retraite de sa vie.





Et en te débordant mesme,


Despite moy tous les cieux,


Despite moy tous leurs Dieux,


Autheurs de ton mal extreme.





Non, non, ta douleur amere,


Quand j’y pense, on ne peut voir


Si grande, que quelque espoir


Ne te reste en ta misere.





Ta Cleopatre ainsi morte


Au monde ne perira :


Le temps la garantira,


Qui desja sa gloire porte,





Depuis la vermeille entree


Que fait ici le Soleil,


Jusqu’au lieu de son sommeil


Opposez à ma contree.





Pour avoir, plustost qu’en Romme


Se souffrir porter ainsi,


Aimé mieux s’occire ici,


Ayant un cœur plus que d’homme.





PROCULEE.


Que diray-je à César ? ô l’horreur


Qui sortira de l’estrange fureur !


Que dira-t-il de mourir sans blessure


En telle sorte ? Est-ce point par morsure


Se quelque Aspic ? auroit-ce point esté


Quelque venin secrettement porté ?


Mais tant y a qu’il faut que l’esperance,


Que nous avions, cede à ceste constance.


LE CHŒUR.


Mais tant y a qu’il nous faudra renger

Dessous les lois d’un vainqueur estranger,

Et desormais en nostre ville apprendre

De n’oser plus contre Cesar méprendre,

Souvent nos maux font nos morts desirables,

Vous le voyez en ces trois miserables.

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La tragédie classique française, la préface de «Cromwell» et le rejet au XIXe siècle

Dans la préface de sa pièce Cromwell en 1827, à 25 ans, Victor Hugo donne toute une série d’arguments contre les règles de la tragédie, faisant de ce document un manifeste romantique, censé annoncé la « modernité ».

Or, et c’est une chose frappante du point de vue du matérialisme dialectique, le thème de la vraisemblance est pratiquement oublié, alors qu’il s’agit du concept-clef dans la démarche de Racine.

Victor Hugo, comme tous les commentateurs bourgeois tant du XVIIe qu’ensuite du XXe siècle, ne voient en la tragédie qu’une forme, ne saisissant pas le contenu qui vise à présenter sur le plan psychologique une situation concrète, tout en soulignant les aspects moraux et le rétablissement de la normalité, par la tempérance.

De ce fait, la forme semble inadéquate à la présentation de l’action et c’est donc uniquement la règle des trois unités – temps, lieu et action – qui semble faire débat.

Le terme de vraisemblance ne revient ainsi que trois fois seulement dans le texte de Victor Hugo, précisément dans le passage suivant :

« Ce qu’il y a d’étrange, c’est que les routiniers prétendent appuyer leur règle des deux unités sur la vraisemblance, tandis que c’est précisément le réel qui la tue.

Quoi de plus invraisemblable et de plus absurde en effet que ce vestibule, ce péristyle, cette antichambre, lieu banal où nos tragédies ont la complaisance de venir se dérouler, où arrivent, on ne sait comment, les conspirateurs pour déclamer contre le tyran, le tyran pour déclamer contre les conspirateurs, chacun à leur tour, comme s’ils s’étaient dit bucoliquement :

Alternis cantemus ; amant alterna Camenae. [Citation des Bucoliques de Virgile :« Chantons en couplets alternés ; les Camènes (Muses) aiment l’alternance ».]

Où a-t-on vu vestibule ou péristyle de cette sorte ? Quoi de plus contraire, nous ne dirons pas à la vérité, les scolastiques en font bon marché, mais à la vraisemblance ?

Il résulte de là que tout ce qui est trop caractéristique, trop intime, trop local, pour se passer dans l’antichambre ou dans le carrefour, c’est-à-dire tout le drame, se passe dans la coulisse.

Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre que les coudes de l’action ; ses mains sont ailleurs. »

Victor Hugo prétend parler au nom de la dignité du réel, de la vérité, voire de la vraisemblance, mais en réalité il veut supprimer les règles pour que son imagination triomphe, pour qu’il puisse réaliser des « coups », dans l’esprit du subjectivisme romantique

C’est là ni plus ni moins que reprendre les arguments de Pierre Corneille ou des partisans de la tragi-comédie, qui luttaient contre la régularité.

Ce que Victor Hugo appelle drame, n’est en fait qu’un théâtre où l’auteur laisse libre cours à sa propre vision personnelle, qu’il maquille en arguant de détails historiques, réels, etc. C’est simplement une révolte contre la raison, la régularité, la vraisemblance au sens du réel, afin de pouvoir étaler des émotions, des points de vue personnels, égocentriques.

Dans la tragédie, les trois unités étaient un moyen, et non une fin ; Victor Hugo les dénonce comme étant une fin faisant obstacle à la subjectivité :

« Toute action a sa durée propre comme son lieu particulier. Verser la même dose de temps à tous les événements ! appliquer la même mesure sur tout !

On rirait d’un cordonnier qui voudrait mettre le même soulier à tous les pieds. Croiser l’unité de temps à l’unité de lieu comme les barreaux d’une cage, et y faire pédantesquement entrer, de par Aristote, tous ces faits, tous ces peuples, toutes ces figures que la providence déroule à si grandes masses dans la réalité ! c’est mutiler hommes et choses, c’est faire grimacer l’histoire.

Disons mieux : tout cela mourra dans l’opération ; et c’est ainsi que les mutilateurs dogmatiques arrivent a leur résultat ordinaire : ce qui était vivant dans la chronique est mort dans la tragédie.

Voilà pourquoi, bien souvent, la cage des unités ne renferme qu’un squelette. »

Il est indéniable que la compréhension de la tragédie n’a pas été à la hauteur et a été prétexte au dogmatisme conservateur, académique ; c’était inévitable : seul le matérialisme dialectique peut saisir l’intérêt historique de la tragédie classique française.

Cependant, Victor Hugo opère avec la préface de Cromwell à une liquidation, au nom de l’individu.

S’il est certain que la dimension pratique manque à la tragédie – en raison de sa base qui est un calvinisme ne pouvant pas l’être dans les conditions concrètes de la France alors, Jean Racine étant à ce titre issu du jansénisme – liquider la dimension morale est typiquement libérale.

En ce sens, le libéral Victor Hugo est quelqu’un qui refuse d’assumer l’héritage national ; il dit lui-même que la période passée est définitivement fermée, que chaque époque doit être radicalement différente sur le plan culturel.

Il prétend cela au nom du peuple, niant ainsi que c’est le peuple qui fait l’histoire, et conceptualisant la figure de l’artiste à côté du peuple, voire au-dessus comme prophète, l’artiste indépendant, créatif et intervenant dans l’histoire, mais toujours séparé du peuple.

Voici comment il formule cela dans la préface de la pièce Hernani, en 1889 :

« Jeunes gens, ayons bon courage ! Si rude qu’on nous veuille faire le présent, l’avenir sera beau. Le romantisme, tant de fois mal défini, n’est, à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature.

Cette vérité est déjà comprise à peu près de tous les bons esprits, et le nombre en est grand ; et bientôt, car l’œuvre est déjà bien avancée, le libéralisme littéraire ne sera pas moins populaire que le libéralisme politique.

La liberté dans l’art, la liberté dans la société, voilà le double but auquel doivent tendre d’un même pas tous les esprits conséquents et logiques ; voilà la double bannière qui rallie, à bien peu d’intelligences près (lesquelles s’éclaireront), toute la jeunesse si forte et si patiente d’aujourd’hui ; puis, avec la jeunesse et à sa tête, l’élite de la génération qui nous a précédés, tous ces sages vieillards qui, après le premier moment de défiance et d’examen, ont reconnu que ce que font leurs fils est une conséquence de ce qu’ils ont fait eux-mêmes, et que la liberté littéraire est fille de la liberté politique.

Ce principe est celui du siècle, et prévaudra (…).

Le principe de la liberté littéraire, déjà compris par le monde qui lit et qui médite, n’a pas été moins complètement adopté par cette immense foule, avide des pures émotions de l’art, qui inonde chaque soir les théâtres de Paris.

Cette voix haute et puissante du peuple qui ressemble à celle de Dieu, veut désormais que la poésie ait la même devise que la politique : tolérance et liberté.

Maintenant, vienne le poète ! Il y a un public.

Et cette liberté, le public la veut telle qu’elle doit être, se conciliant avec l’ordre, dans l’état, avec l’art, dans la littérature. La liberté a une sagesse qui lui est propre, et sans laquelle elle n’est pas complète.

Que les vieilles règles de d’Aubignac meurent avec les vieilles coutumes de Cujas, cela est bien ; qu’à une littérature de cour succède une littérature de peuple, cela est mieux encore ; mais surtout qu’une raison intérieure se rencontre au fond de toutes ces nouveautés.

Que le principe de liberté fasse son affaire, mais qu’il la fasse bien.

Dans les lettres, comme dans la société, point d’étiquette, point d’anarchie : des lois. Ni talons rouges, ni bonnets rouges. Voilà ce que veut le public, et il veut bien. »

Les « talons rouges » désignent les aristocrates et leurs exigences, les « bonnets rouges » le peuple révolté : Victor Hugo affirme que l’artiste ne doit se soumettre ni à l’un ni à l’autre, et donc à aucune morale universelle, et donc en étant séparé des autres.

En ce sens, le matérialisme dialectique ne peut qu’avoir une vision particulièrement négative de Victor Hugo, qui n’est pas tant quelqu’un exigeant un théâtre vivant avec un contenu, mais un artiste passé de l’ultra-royalisme à l’ultra-libéralisme dans les arts, ce qui va tout à fait de pair avec sa position politique démocrate-chrétienne développée exactement parallèle à la vie de Karl Marx, mais dans le sens contraire.

Assumer la tragédie classique, celle de Jean Racine, un de nos auteurs nationaux avec Molière et Honoré de Balzac, passe par le refus du nihilisme de Victor Hugo, du romantisme français comme éloge du subjectivisme, serait-il « social ».

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La tragédie classique française et l’incompréhension des Lumières

Le très haut niveau culturel atteint par Jean Racine ne peut être compris qu’à la lumière du matérialisme dialectique, qui permet de saisir en quoi c’est un auteur national. Il est évident que si on regarde les fondements même de l’approche de Jean Racine, on a quelque chose qui appartient au fleuve culturel démocratique.

De fait, lorsque l’accent est porté sur la vraisemblance, cela annonce le réalisme. Et lorsque la bienséance est mise en avant en tant que mise en avant des comportements adéquats, cela annonce la morale socialiste.

Il est frappant de voir comment ce pic culturel n’a pas été compris, et pour cause. Avec Jean Racine, la monarchie absolue atteint son apogée : elle devient réactionnaire dès la fin du régime de Louis XIV.

Les auteurs des Lumières étaient nés, entre autres, de l’affirmation de la psychologie individuelle de Jean Racine, mais ils ne parvenaient pas à en saisir la substance, pour une raison historique : ils ne tenaient pas les commandes de la société.

Ils ne pouvaient pas concevoir un art qui façonne. A cela s’ajoute que la bourgeoisie une fois au pouvoir ne peut que générer le libéralisme, ou bien à son stade décadent le nihilisme fasciste.

La transmission de valeurs promu par la tragédie lui est incompréhensible. De fait, la bourgeoisie reviendra au XIXe siècle à la tragi-comédie, présentée comme une « nouveauté » sous le terme de « drame ».

Le point d’achoppement, celui le plus dénoncé, fut bien sûr la question de la vraisemblance, des principes. Pierre-Augustin de Beaumarchais résume bien cette approche libérale, qui met déjà en avant le « génie » de « l’individu » qui serait en mesure de « créer » :

« (…) les règles, cet éternel lieu commun des critiques, cet épouvantait des esprits ordinaires. En quel genre a-t-on vu les règles produire des chefs-d’œuvre ?

N’est-ce pas au contraire les grands exemples qui de tout temps ont servi de base et de fondement à ces règles, dont on fait une entrave au génie en intervertissant l’ordre des choses? (…)

Que me font à moi, sujet paisible d’un état monarchique du dix-huitième siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome? quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponèse, au sacrifice d’une jeune princesse en Aulide? Il n’y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne.

Car qu’est-ce que la moralité? C’est le résultat fructueux et l’application personnelle des réflexions qu’un événement nous arrache.

Qu’est-ce que l’intérêt? c’est le sentiment involontaire par lequel nous nous adaptons cet événement, sentiment qui nous met en la place de celui qui souffre, au milieu de sa situation ».

C’est là une apologie du libéralisme et il est logique que soit incomprise la tragédie, qui exige la « purgation des passions », la catharsis en grec, c’est-à-dire la remise en cause des comportements individuels, le nettoyage de leurs mauvais penchants, au profit de la tempérance.

Voltaire, de son côté, avait écrit de nombreuses tragédies, tentant vainement de devenir le successeur historique de Pierre Corneille et Jean Racine ; c’était là une entreprise absurde : la tragédie assume l’universalisme des comportements nécessaires, et est donc en contradiction avec le libéralisme promu par Voltaire, grand admirateur de l’Angleterre libérale.

Voici comment Voltaire exprime son incompréhension :

« Pour la purgation des passions, je ne sais pas ce que c’est que cette médecine. Je n’entends pas comment la crainte et la pitié purgent, selon Aristote.

Mais j’entends fort bien comment la crainte et la pitié agitent notre âme pendant deux heures, selon la nature ; et comment il en résulte un plaisir très noble et très délicat, qui n’est bien senti que par les esprits cultivés.

Sans cette crainte et cette pitié, tout languit au théâtre. Si on ne remue pas l’âme, on l’affadit : point de milieu entre s’attendrir et s’ennuyer. »

Voltaire nie que la tragédie appelle à l’émotion pour la mise en avant de la morale ; il ne comprend pas ce principe autoritaire, aussi résume-t-il cela au besoin d’émotion au théâtre. Ce n’est pas du tout ce que dit la tragédie.

Jean-Jacques Rousseau, dans La Nouvelle Héloïse, porte la même accusation, qui a en partie sa dignité car l’approche de Jean Racine est finalement un calvinisme sans action, un calvinisme passif, de par la soumission à la monarchie absolue.

Les auteurs des Lumières, s’ils sont des libéraux rejetant la morale universelle, portent avec eux le sens pratique bourgeois, que le calvinisme avait aussi mais étant donné qu’il n’avait pas triomphé, la tragédie était une morale calviniste sans pratique.

Voici ce que dit Jean-Jacques Rousseau :

« En général, il y a beaucoup de discours et peu d’action sur la scène française: peut-être est-ce qu’en effet le Français parle encore plus qu’il n’agit, ou du moins qu’il donne un bien plus grand prix à ce qu’on dit qu’à ce qu’on fait.

Quelqu’un disait, en sortant d’une pièce de Denys le Tyran: « Je n’ai rien vu, mais j’ai entendu force paroles. »

Voilà ce qu’on peut dire en sortant des pièces françaises.

Jean Racine et Corneille, avec tout leur génie, ne sont eux-mêmes que des parleurs; et leur successeur [Voltaire] est le premier qui, à l’imitation des Anglais, ait osé mettre quelquefois la scène en représentation.

Communément tout se passe en beaux dialogues bien agencés, bien ronflants, où l’on voit d’abord que le premier soin de chaque interlocuteur est toujours celui de briller. Presque tout s’énonce en maximes générales.

Quelque agités qu’ils puissent être, ils songent toujours plus au public qu’à eux-mêmes; une sentence leur coûte moins qu’un sentiment: les pièces de Jean Racine et de Molière exceptées, le je est presque aussi scrupuleusement banni de la scène française que des écrits de Port-Royal, et les passions humaines, aussi modestes que l’humilité chrétienne, n’y parlent jamais que par on.

Il y a encore une certaine dignité maniérée dans le geste et dans le propos, qui ne permet jamais à la passion de parler exactement son langage, ni à l’auteur de revêtir son personnage et de se transporter au lieu de la scène, mais le tient toujours enchaîné sur le théâtre et sous les yeux des spectateurs.

Aussi les situations les plus vives ne lui font-elles jamais oublier un bel arrangement de phrases ni des attitudes élégantes; et si le désespoir lui plonge un poignard dans le coeur, non content d’observer la décence en tombant comme Polyxène, il ne tombe point; la décence le maintient debout après sa mort, et tous ceux qui viennent d’expirer s’en retournent l’instant d’après sur leurs jambes.

Tout cela vient de ce que le Français ne cherche point sur la scène le naturel et l’illusion et n’y veut que de l’esprit et des pensées; il fait cas de l’agrément et non de l’imitation, et ne se soucie pas d’être séduit pourvu qu’on l’amuse.

Personne ne va au spectacle pour le plaisir du spectacle, mais pour voir l’assemblée, pour en être vu, pour ramasser de quoi fournir au caquet après la pièce; et l’on ne songe à ce qu’on voit que pour savoir ce qu’on en dira.

L’acteur pour eux est toujours l’acteur, jamais le personnage qu’il représente. Cet homme qui parle en maître du monde n’est point Auguste, c’est Baron; la veuve de Pompée est Adrienne; Alzire est mademoiselle Gaussin; et ce fier sauvage est Grandval.

Les comédiens, de leur côté, négligent entièrement l’illusion dont ils voient que personne ne se soucie. Ils placent les héros de l’antiquité entre six rangs de jeunes Parisiens; ils calquent les modes françaises sur l’habit romain; on voit Cornélie en pleurs avec deux doigts de rouge, Caton poudré au blanc, et Brutus en panier.

Tout cela ne choque personne et ne fait rien au succès des pièces: comme on ne voit que l’acteur dans le personnage, on ne voit non plus que l’auteur dans le drame : et si le costume est négligé, cela se pardonne aisément; car on sait bien que Corneille n’était pas tailleur, ni Crébillon perruquier. »

Si la critique de l’aspect vivant, pratique, est juste, c’est au prix de la négation de l’universalité de la morale.

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La tragédie classique française et le monologue de Titus comme exemple de portrait psychologique sur une base dialectique

Jean Racine est un des trois grands portraitistes de notre pays, aux côtés de Molière et Honoré de Balzac. Comme la psychologie est l’aspect principal de son étude, ce qui est caractéristique de la démarche française du portrait, jetons un œil sur un exemple précis pour en voir les aspects matérialistes, voire matérialiste dialectique.

Regardons pour cela l’oeuvre appelée Bérénice, et plus précisément l’acte IV scène IV. Titus vient de perdre son père et doit devenir roi de Rome. Le problème est qu’il est en couple avec la reine de Palestine, Bérénice.

Or, pour devenir roi de Rome, il doit nécessairement être mariée à une romaine, et cela signifie abandonner Bérénice, qu’il aime pourtant. Jean Racine met alors en scène Titus faisant un monologue, où il se parle à lui-même.

On a ici une dimension que la psychologie moderne a tenté de résumer sous le terme de « schizophrénie ». Ce qui se passe en réalité, c’est que la situation a deux aspects et que Titus, confronté à ce dilemme où une chose est et n’est pas en même temps, est coincé psychologiquement.

Voyons comment Jean Racine a développé de manière extrêmement précise le reflet de cette dimension dialectique. Tout d’abord, regardons le monologue à la lumière de l’expression de Titus.

En effet, au départ il se parle à la seconde personne du singulier. Ensuite, il répond à la première personne du singulier. Il se voit ensuite brièvement roi de Rome tout en restant avec Bérénice, parlant à la première personne du pluriel (le nous le désignant en tant qu’empereur à côté du nous du couple)… Le processus recommence ensuite, jusqu’à finalement que, ayant décidé de devenir roi de Rome sans Bérénice, il parle à la première personne du pluriel (le nous pour lui seulement, en tant qu’empereur).

La confrontation dialectique a abouti à un saut qualitatif.

Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miensm‘accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
Je viens percer un cœur que j‘adore, qui m‘aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J‘avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore oui la renommée
T‘annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J‘ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…

Pour souligner la dimension antagonique de l’opposition dialectique dans la situation de Titus, Jean Racine utilise bien entendu traditionnellement deux formes classiques dans les figure de style : l’oxymore et l’antithèse. L’oxymore fait se coller deux mots au sens opposés (telles les expressions « Soleil noir », « obscure clarté », etc.). L’antithèse met dans une même phrase deux mots au sens opposé. L’intérêt est bien entendu de souligner l’intensité dialectique de la situation.

Pourtant dans ce passage, seule l’antithèse est en tant que telle à l’honneur. Il s’agit de souligner l’existence de deux pôles opposés, pas de présenter quelque chose étant une contradiction en soi. L’existence de deux pôles est alors renforcée par la présence multiple de points d’interrogation, pour souligner le questionnement psychologique, la réponse attendue à une question ayant deux aspects.

Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L‘entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d‘amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
 la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore oui la renommée
T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…

Comme le portrait concerne la psychologie (sociale) du personnage, il est dans l’ordre des choses que le temps soit à l’honneur. Il s’agit de montrer que, en raison de la contradiction dans laquelle se situe Titus, il doit se projeter en esprit dans le futur, tout en pensant au passé, avec le passé et le futur risquant de se contredire. Ce processus, comme on le sait avec le matérialisme dialectique, tient au saut qualitatif. Et justement, de manière admirable, Jean Racine souligne la dimension quantitative.

Il montre comment la quantité – celle du temps – aboutit à une accumulation produisant un saut qualitatif. Ce saut, c’est bien entendu ici l’empire : au temps heureux s’oppose celui du devoir. Par conséquent, parallèlement au temps, on a tout ce qui relève du règne à Rome.

Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore oui la renommée
T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu‘ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieuquel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…

Enfin, on sait que le principe d’une tragédie est la catharsis, la purgation des passions, au moyen de deux émotions : la terreur et la compassion. Ici cela serait une approche formelle que de s’intéresser à cela : ce qui compte pour nous, c’est la dimension portraitiste. Par conséquent, ce qui est frappant ici est la mise en avant des sens. Forcément, Titus se retrouvant dans une situation difficile, face à une contradiction, il vit celle-ci non pas simplement dans son esprit avec la « schizophrénie », mais aussi dans son corps.

Par conséquent, il y a ici un conflit entre deux sens, une contradiction entre ce qu’il voit – Bérénice, qu’il aime – et ce qu’il entend – Rome, lui exigeant de quitter Bérénice.

Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n’as-tu pas encore oui la renommée
T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…

A quoi s’oppose le temps ? A l’espace : en plus du temps, nous avons la question du mouvement de Titus, qui doit aller voir Bérénice pour lui annonce la rupture, mais ne le fait pas.

Et, comme il ne le fait pas, on a une présence massive de négations : toute détermination est négation comme l’a souligné Baruch Spinoza. On a là quelque chose d’éminemment dialectique.

Titus, seul.

Eh bien, Titus, que viens-tu faire ?
Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir ? »
Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime ;
Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
Vois-je l’Etat penchant au bord du précipice ?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
Tout se tait, et moi seul, trop prompt à me troubler,
J’avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si sensible aux vertus de la reine
Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coupne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
Quel air respires-tu ? N‘es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N‘as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
Et n‘as-tu pas encore oui la renommée
T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
Ah lâche ! fais l’amour, et renonce à l’empire ;
Au bout de l’univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne, et jusques à ce jour
Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?
Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
Ah malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
Rompons le seul lien…

A la fin, la négation concerne le temps : il ne faut plus perdre de temps, donc il faut se décider, ce que fait Titus dans un processus psychologique où l’accumulation quantitative a produit un saut qualitatif.

Comme on peut le voir, on ne peut pas du tout comprendre la valeur du monologue de Titus sans utiliser le matérialisme dialectique. Le monologue a toujours frappé de par sa force culturelle, mais le matérialisme dialectique en montre la substance.

Tout le monologue est construit comme une présentation de la confrontation dialectique dans l’esprit de Titus. Il y a ici à la fois quelque chose d’éminemment dialectique, un travail formidable, une grande œuvre d’art, et quelque chose de très utile dans la compréhension de la psychologie par le matérialisme dialectique, à quoi il faut ici rappeler qu’Akram Yari a été un grand contributeur.

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La tragédie classique française et Racine par rapport à Corneille

Jean Racine (1639-1699) est le véritable représentant historique de la tragédie classique française. C’est lui qui parvient à combiner ses fondements : profondeur psychologique allant jusqu’à la portraitisation, simplicité dans l’organisation, symétrie permettant une certaine approche dialectique.

Avec Jean Racine, on se sépare absolument de la tragédie en tant que représentation héroïque-aristocratique ayant une approche simplement morale. On arrive à une véritable dimension humaine, à un regard ample sur la psychologie, son développement, ses crises.

Avec Jean Racine, on a l’établissement de l’approche propre à la culture nationale française : le portrait psychologique, privilégiant le psychodrame comme moment de tension allant jusqu’à la crise et se résolvant dans une symétrie expression de justice, de tempérance.

Pierre Corneille entendait, de son côté et à l’opposé, non pas tempérer les comportements, mais bien les déraciner. Dans son Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire, il affirme ainsi en 1660 :

« Nous avons pitié, dit-il, de ceux que nous voyons souffrir un malheur qu’ils ne méritent pas, et nous craignons qu’il ne nous en arrive un pareil, quand nous le voyons souffrir à nos semblables.

Ainsi la pitié embrasse l’intérêt de la personne que nous voyons souffrir, la crainte qui la suit regarde le nôtre, et ce passage seul nous donne assez d’ouverture pour trouver la manière dont se fait la purgation des passions dans la tragédie.

La pitié d’un malheur où nous voyons tomber nos semblables nous porte à la crainte d’un pareil pour nous ; cette crainte, au désir de l’éviter, et ce désir, à purger, modérer, rectifier, et même déraciner en nous la passion qui plonge à nos yeux dans ce malheur les personnes que nous plaignons, par cette raison commune, mais naturelle et indubitable, que pour éviter l’effet il faut retrancher la cause. »

Cette tendance aristocrate-moraliste ne pouvait qu’abandonner la vraisemblance, afin de disposer de la « force » d’un exemple compliqué, pesant, écrasant. Pierre Corneille écrivait, finalement, pour des esprits aristocratiques, fiers de leur indépendance et c’est pour cela que Pierre Corneille développe régulièrement le thème de l’insupportable tyran, qui fait face à l’homme aristocratique et libre.

Jean Racine a une position absolument opposée, car il reconnaît la société et écrit pour la cour, mais en se tournant vers ce que l’époque apporte de progressiste, à savoir une complexité plus grande de l’esprit, un raffinement dans le raisonnement, une réflexion sur la psychologie. C’est là quelque chose de propre au XVIIe siècle français, d’où l’émergence des « moralistes » comme Jean de La Bruyère, Jean de La Fontaine, François La Rochefoucauld.

Jean Racine est ici à la pointe de cette affirmation. Il ne s’intéresse pas tant à l’action, toujours simple, sans complications propres au baroque et à son affirmation de l’incompréhension du monde. On a au contraire une passion qui existe, s’affirme, confrontant l’individu à sa place dans la réalité.

La raison est emportée, et c’est montrée avec tendresse, alors que chez Pierre Corneille c’est la fierté sue et assumée qui prédomine toujours, avec la violence toujours présente, sous des formes par ailleurs très différentes, telles que l’honneur l’ambition, la vengeance, l’orgueil.

D’où la position très nette de Jean Racine sur le fait que la violence est secondaire, car ce qui compte c’est la dimension psychologique, la grandeur de la dignité humaine saisie par l’esprit humain, à travers les brumes des passions qui obscurcissent le raisonnement :

« Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »

On a là une position absolument opposée à la tragi-comédie et à la tragédie conçue comme reflet aristocratique cruel, telle qu’elle a précédé l’avènement du théâtre de Jean Racine, qui est un véritable saut qualitatif.

La reconnaissance de la psychologie féminine va de pair avec cette affirmation de la dignité de l’esprit humain, qui est une manière pour le calvinisme d’imposer ses valeurs en France malgré la domination complète du catholicisme.

La monarchie absolue a porté Pierre Corneille et Jean Racine, mais c’est au moment progressiste c’est nécessairement Jean Racine qui triomphe, de par sa complexité plus élevée, son niveau civilisationnel plus avancé.

Voici d’ailleurs comment Jean de La Bruyère, dans les Caractères, œuvre majeure de l’idéologie de la monarchie absolue, a saisi cette différence de nature entre Pierre Corneille et Jean Racine, tentant de les rapprocher malgré tout :

« Pierre Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle : il a pour lors un caractère original et inimitable ; mais il est inégal.

Ses premières comédies sont sèches ; languissantes, et ne laissaient pas espérer qu’il dût ensuite aller si loin ; comme ses dernières font qu’on s’étonne qu’il ait pu tomber de si haut.

Dans quelques-unes de ses meilleurs pièces, il y a des fautes inexcusables contre les mœurs, un style de déclamateur qui arrête l’action et la fait languir, des négligences dans les vers et dans l’expression qu’on ne peut comprendre en un si grand homme.

Ce qu’il y a eu en lui de plus éminent, c’est l’esprit, qu’il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu’on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu’il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements ; car il ne s’est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité : il a aimé au contraire à charger la scène d’événements dont il est presque toujours sorti avec succès ; admirable surtout par l’extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu’il a composés.

Il semble qu’il y ait plus de ressemblance dans ceux de Jean Racine, et qui tendent un peu plus à une même chose ; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l’action ; à qui le grand et le merveilleux n’ont pas même manqué, ainsi qu’à Pierre Corneille, ni le touchant ni le pathétique.

Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces ? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus ?

Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu’on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poètes.

Oreste, dans l’Andromaque de Jean Racine, et Phèdre du même auteur, comme l’Œdipe et les Horaces de Pierre Corneille, en sont la preuve.

Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et les marquer l’un et l’autre par ce qu’ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu’on pourrait parler ainsi : « Pierre Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Jean Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu’ils sont.

Il y a plus dans le premier de ce que l’on admire, et de ce que l’on doit même imiter ; il y a plus dans le second de ce que l’on reconnaît dans les autres, ou de ce que l’on éprouve dans soi-même. L’un élève, étonne, maîtrise, instruit ; l’autre plaît, remue, touche, pénètre.

Ce qu’il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier ; et par l’autre, ce qu’il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes ; et dans celui-ci, du goût et des sentiments.

L’on est plus occupé aux pièces de Pierre Corneille ; l’on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Jean Racine. Pierre Corneille est plus moral, Jean Racine plus naturel. Il semble que l’un imite Sophocle, et que l’autre doit plus à Euripide. »

Jean Racine est plus tendre, plus concret, plus psychologique, on y trouve le plus fin, le plus régulier ; avec Pierre Corneille, on a finalement le goût du panache, qui apparaît dans l’esprit français à certains moments seulement, pour le meilleur et le pire.

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La tragédie classique française comme tendance historique

Pour que Jean Racine s’affirme, il faut une époque qui le produise matériellement. Il faut une forme et un contenu social adéquats. Or, ce n’est que lentement que le théâtre dispose de véritables locaux. En 1518, les Confrères de la Passion avaient arraché le monopole des représentations théâtrales, s’installant en 1548 dans une des salles de l’Hôtel de Bourgogne.

Mais leurs « mystères », représentations de scènes religieuses, furent interdits la même année, aussi ce sont des troupes ambulantes qui leur louèrent la salle. 

Le début du Roman comique de Paul Scarron, en 1651, présente l’arrivée d’une troupe ambulante au Mans, de manière pittoresque, voire baroque.

« Cette charrette était attelée de quatre boeufs fort maigres, conduits par une jument poulinière dont le poulain allait et venait à l’entour de la charrette comme un petit fou qu’il était. La charrette était pleine de coffres, de malles et de gros paquets de toiles peintes qui faisaient comme une pyramide au haut de laquelle paraissait une demoiselle habillée moitié ville, moitié campagne.

Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage, qui lui couvrait un oeil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies, geais et corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison qui avaient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre.

Au lieu de chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était une manière de turban qui n’était encore qu’ébauché et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était aussi longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette.

Il portait des chausses troussées à bas d’attache, comme celles des comédiens quand ils représentent un héros de l’Antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l’antique que les boues avaient gâtés jusqu’à la cheville du pied. »

La meilleure troupe ambulante de l’Hôtel de Bourgogne forma à partir de 1610 les Comédiens du Roi (qui fusionneront en 1680 avec la troupe de Molière, devenant la Comédie française qui aura le monopole parisien du théâtre).

Le rôle de l’État dans l’affirmation théâtrale, en particulier de la tragédie, est essentiel. Il faut bien saisir que la tragédie est un genre privilégié par l’État et son élite administrative. Le public lié à la cour, au sens strict, préfère les ballets, les jeux et les grands spectacles, les carrousels, les chasses, les joutes, etc.

Le théâtre lui-même n’existe en tant que tel qu’à Paris, Lyon et Rouen pour sa forme réellement organisée, avec continuité, et c’est avec l’État qu’il se systématise. 

A Paris, en 1630 qu’on trouve deux théâtres : le premier dans un jeu de paume de l’Hôtel Guénégaud dans le quartier du Marais, le second donc à l’Hôtel de Bourgogne. Richelieu fit en sorte, en 1635, que Louis XIII subventionne leurs troupes. Il organise également des dispositions de police pour la tenue correcte des salles, et lui-même établit en 1637 la construction d’un grand théâtre dans son Palais-Cardinal, qui deviendra à sa mort le Palais Royal. Il y aura ensuite la salle du Petit-Bourbon, ouvrant en 1650.

Les farceurs à l’Hôtel de Bourgogne (dont Turlupin, Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume), par Abraham Bosse

Louis XIV sera par la suite lui-même présent à de nombreuses premières, comme celle de Timocrate de Thomas Corneille au théâtre du Marais, celle d’Œdipe de Pierre Corneille à l’Hôtel de Bourgogne, de L’école des femmes de Molière au Palais Royal.

En fait, la première partie du XVIe siècle est marquée par le lent passage de salles exiguës avec un parterre où les gens sont debout et des loges pour les fortunés, alors que les plus fortunés ont des divans sur la scène même, à de véritables théâtres. Les acteurs obtiennent parfois la célébrité : c’est le cas de Pierre Le Messier (1592-1670), dit Bellerose (qui joua notamment Dorante dans Le Menteur de Pierre Corneille), de Zacharie Jacob (1608-1667), dit Montfleury (qui joua notamment Oreste dans Andromaque de Jean Racine), Marie Desmares (1642-1698), dite la Champmeslé (privilégiée par Jean Racine et ayant notamment joué Hermione, Bérénice, Phèdre).

Marie Desmares, dite Mademoiselle de Champmeslé

La production d’œuvres grandit ainsi, parallèlement au théâtre, avec des auteurs directement liés aux œuvres, alors qu’auparavant celles-ci étaient liées à une représentation précise d’une troupe se l’étant appropriée.

Pourquoi, dans ce contexte, Jean Racine va-t-il triompher ? Cela tient à une question touchant la base même du processus qui aboutit à lui, et à sa capacité à réactiver ce que la liquidation du calvinisme avait empêché.

En effet, différents auteurs ont développé leurs activités parallèlement à Pierre Corneille et Jean Racine ; ils ont eu alors pour certains des moments de gloire. Parmi les plus connus à l’époque, on trouve ainsi Jean Mairet (1604-1686), Jean de Rotrou (1609-1650), Georges de Scudéry (1601-1667), ou encore François L’Hermite (1600-1665), dit Tristan.

Georges de Scudéry

Pourtant, la postérité ne les a pas retenu. La première raison qui les a amenés à l’insignifiance historique est le caractère particulièrement composite. S’ils ont dû prendre historiquement partie pour la régularité ou contre elle, ils ne sont pas parvenus à formuler des œuvres exprimant pleinement l’une ou l’autre.

On a par exemple Jean Mairet qui écrit une tragi-comédie pastorale, La Silvanire, ou la Morte-vive, où il est parlé de miroir magique et qui est initialement une « fable bocagère » d’Honoré d’Urfé ; la préface de Jean Mairet, pourtant, fait l’éloge de l’unité de temps, de lieu et d’action. On a ici une contradiction patente, propre à l’époque.

La première tragédie appliquant l’unité de temps, de lieu, d’action, fut d’ailleurs de lui : La Sophonisbe, en 1634, fut un énorme succès. L’approche est pourtant baroque dans sa narration. On y voit Sophonisbe se marier au vieux roi Syphax, tout en restant amoureuse de Masinisse, également un roi des Berbères, passé par dépit dans le camp romain triomphant de Syphax.

Tombé amoureux de Sophonisbe, Masinisse l’épouse mais les Romains la veulent comme captive, pour défiler enchaîner dans le cortège des vainqueurs. Sophonisbe veut éviter le déshonneur, Masinisse lui remet le poison et se tue après elle. Voici un extrait de la scène finale :

« Mais consumer le temps en des plaintes frivoles
Et flatter sa douleur avecque des paroles,
C’est à ces lâches cœurs que l’espoir de guérir
Persuade plutôt que l’ardeur de mourir.
Meurs, misérable prince, et d’une main hardie,
Ferme l’acte sanglant de cette tragédie.
Il tire le poignard caché sous sa robe.
Sophonisbe en ceci t’a voulu prévenir ;
Et puisque tes efforts n’ont pu la retenir,
Donne-toi pour le moins le plaisir de la suivre,
Et cesse de mourir en achevant de vivre.
Montre que les rigueurs du Romain sans pitié
Peuvent tout sur l’amant, et rien sur l’amitié. Il se tue. »

De fait, si l’élan pour la tragédie classique est lancée, jusqu’à Jean Racine, on en reste toujours à un niveau divertissant, non transcendant, à l’esprit de la tragi-comédie. Ces auteurs ont soit choisi d’en rester à une dimension baroque, soit n’ont pas réussi à s’extirper.

Jean Mairet avait également connu un grand succès avec la tragi-comédie pastorale Sylvie ; on voit dans ses choix d’écriture qu’il n’appartient pas à l’affirmation au sens strict de la tragédie, mais à l’ancien temps, où la production peut partir dans de multiples directions : en tout il écrira six tragi-comédies, deux pièces à caractère pastoral et une comédie, pour trois tragédies seulement.

Jean Mairet

La seconde raison de l’échec de ces auteurs, et c’est là une clef essentielle de tout cela, l’aspect principal, c’est que la profondeur psychologique était d’une grande faiblesse. Pierre Corneille, même s’il n’avait pas la capacité d’atteindre l’approche simple, linéaire, typiquement française, disposait au moins d’une qualité française plaisante : le sens de la symétrie.

Ce n’était pas le cas pour les autres auteurs, qui purent faire des œuvres intéressantes, mais n’atteignant pas la plus grande qualité, et servant ainsi de marche-pied seulement à Jean Racine : ils n’avaient ni le sens de la symétrie, ni la tendresse psychologique adéquate, ni une juste compréhension de la forme tragique dans sa simplicité.

Voici un exemple de 1637 avec La Mort de César, de Georges de Scudéry, où l’on voit que la tragédie est une présentation tragique d’un moment non synthétisé dans toute sa complexité comme a pu le faire Jean Racine. Dans l’extrait suivant, on a une scène de théâtre tragique, mais pas une tragédie dans sa substance même, façonnant tous les aspects de la pièce.

« Acte II, scène 2

La chambre de César s’ouvre, Sa femme est sur un lit endormie, Il achève de s’habiller.

CALPHURNIE

Au secours mes Amis, des Tigres sanguinaires,
Exercent sur César leurs fureurs ordinaires.

CESAR

La peine qu’elle sent, me touche de pitié :
Ce songe, est un effet d’une forte amitié,
Qui peignant mon visage, en l’imaginative,
Lui fait tenir certain que ce malheur m’arrive.

CALPHURNIE

O Dieux ! Rien ne s’oppose, à ce sanglant effort ;
Il n’en peut plus, il tombe, il se meurt, il est mort ;

CESAR

Il la faut éveiller : répondez-moi dormeuse.

CALPHURNIE

Qui m’appelle ? Où sont-ils ? Revenez troupe affreuse.

CESAR

Vous-même, revenez d’un assoupissement,
Qui nous a fait souffrir tous deux, également.

CALPHURNIE

Est-ce vous mon César ? Hélas ! Est-il possible ?
Que vous soyez vivant, et que je sois sensible ?
Vous me venez de rendre un service important :
Vous me ressuscitez, en vous ressuscitant ;
Et par vous et pour moi la force est dissipée,
Des plus noires vapeurs dont l’âme soit trompée.
Mais Dieux ! M’est-il permis par un discours flatteur,
De mépriser ce songe, et l’appeler menteur ?
Et m’ayant si bien peint un acte si tragique,
Le dois-je croire faux ? Ou songe prophétique ? »

Seul Jean Racine a eu la capacité d’affirmer la tragédie, et non pas donc de réaliser un idéal tragique pensé au préalable, mais de le synthétiser dans son œuvre.

Tous les autres auteurs, en pratique, par leurs œuvres ou leurs théories littéraires, ont préparé l’avènement du théâtre de Jean Racine.

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La tragédie classique française et Corneille, représentant de la Fronde

A partir du moment où l’État exige des œuvres magnifiques témoignant idéologiquement de son existence, les polémiques ne pouvaient qu’être rapides et enfler aisément. Ce fut le cas lorsque Pierre Corneille publia en 1637 Le Cid.

Trois grands problèmes se posent immédiatement.

Le premier est qu’on y trouve un duel, à un moment où la monarchie absolue tentait d’interdire à tout prix, cette pratique d’honneur d’une aristocratie à soumettre, et donc à pacifier: ce sera d’ailleurs le sens de la mise en place de la cour à Versailles. La mise en avant d’un duel à une époque où c’est un crime puni de mort est révélateur de la position de Pierre Corneille : elle est en opposition complète avec l’approche de la monarchie absolue.

Corneille

Dans Le Cid, on a également Chimène venant expliquer au Roi que « Au sang de ses sujets un roi doit la justice » et dans cette pièce le Roi se montre affable et généreux avec l’aristocratie quand il n’est pas une figure de despote. Or, c’est une position systématique chez Pierre Corneille ; dans Nicomède, Cinna, Polyeucte, Pompée, Attila, Héraclius, on a toujours un tyran qui fait office de mauvais roi brimant la haute aristocratie et ses exigence d’affirmation individuelle.

Pour résumer l’approche de Pierre Corneille, citons deux passages d’Agésilas ; le premier décrit une tyrannie, en présentant la Perse.

« En Perse il n’est point de sujets ;
Ce ne sont qu’esclaves abjects,
Qu’écrasent d’un coup d’oeil les têtes souveraines.
Le Monarque, ou plutôt le tyran général,
N’y suit pour loi que son caprice,
N’y veut point d’autre règle et point d’autre justice,
Et souvent même impute à crime capital
Le plus rare mérite, et le plus grand service.
Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,
S’immole insolemment les plus illustres vies,
Et ne laisse aujourd’hui que les coeurs abattus
À couvert de ses tyrannies. »

Le second décrit la Grèce, comme modèle, avec un roi au pouvoir limité.

« La Grèce a de plus saintes lois,
Elle a des peuples et des rois
Qui gouvernent avec justice :
La raison y préside et la sage équité,
Le pouvoir souverain par elles limité,
N’y laisse aucun droit au caprice. »

Les premières représentations du Cid possédaient quant à elle également ces vers, jamais imprimés par sécuté (les « satisfactions » sont des accords effectués sous l’égide du Roi) :

« Ces satisfactions n’apaisent point une âme :
Qui les reçoit n’a rien, qui les fait se diffame.
Et de pareils accords l’effet le plus commun
Est de perdre d’honneur deux hommes au lieu d’un. »

Avec Le Cid, il y a une telle arme politique que la reine Anne d’Autriche, en tant que régente (elle est la mère de Louis XIV), a fait en sorte que le cardinal Richelieu anoblisse le père de Pierre Corneille, et donc Pierre Corneille par conséquence.

Un peu plus tard, pratiquement au moment de l’échec de la Fronde, Pierre Corneille va cesser pour toute une période d’écrire comme auteur, renonçant au théâtre pour traduire du latin en français et dédier au pape L’Imitation de Jésus Christ, œuvre de dévotion écrite par l’Allemand Thomas a Kempis en 1418. Il tentera un retour une fois la vague passée, mais sans succès.

Le second problème, de taille, est que la pièce est d’inspiration espagnole, à un moment où il s’agit du principal ennemi de la France, dans le cadre d’une concurrence terrible ne connaissant plus de répit. L’Espagne et sa culture, marquée par le baroque, apparaît comme un pendant intéressant pour l’aristocratie s’opposant à la monarchie absolue.

Enfin troisième problème de la pièce, la jeune femme s’y marie avec l’assassin de son père, ce qui est invraisemblable.

C’est que Pierre Corneille, qui est lié à la culture de la tragi-comédie, qui est influencée par le baroque espagnol, étend la vraisemblance jusqu’à ce qu’il appelle la « vraisemblance extraordinaire ». En fait, Pierre Corneille, ici, répond aux attentes de la « Fronde » de la noblesse. Il célèbre l’orgueil, le moi aristocrate, envers et contre-tout.

Voici comment Pierre Corneille a théorisé sa position, dans ce contexte :

« Tout ce qui s’est fait manifestement s’est pu faire, dit Aristote, parce que, s’il ne s’était pu faire, il ne se serait pas fait. Ce que nous ajoutons à l’histoire, comme il n’est pas appuyé de son autorité, n’a pas cette prérogative. Nous avons une pente naturelle, ajoute ce philosophe, à croire que ce qui ne s’est point fait n’a pu encore se faire ; et c’est pourquoi ce que nous inventons a besoin de la vraisemblance la plus exacte qu’il est possible pour le rendre croyable.

À bien peser ces deux passages, je crois ne m’éloigner point de sa pensée quand j’ose dire, pour définir le vraisemblable, que c’est une chose manifestement possible dans la bienséance, et qui n’est ni manifestement vraie ni manifestement fausse. On en peut faire deux divisions, l’une en vraisemblable général et particulier, l’autre en ordinaire et extraordinaire.

Le vraisemblable général est ce que peut faire et qu’il est à propos que fasse un roi, un général d’armée, un amant, un ambitieux, etc. Le particulier est ce qu’a pu ou dû faire Alexandre, César, Alcibiade, compatible avec ce que l’histoire nous apprend de ses actions.

Ainsi tout ce qui choque l’histoire sort de cette vraisemblance, parce qu’il est manifestement faux ; et il n’est pas vraisemblable que César, après la bataille de Pharsale, se soit remis en bonne intelligence avec Pompée, ou Auguste avec Antoine après celle d’Actium, bien qu’à parler en termes généraux il soit vraisemblable que, dans une guerre civile, après une grande bataille, les chefs des partis contraires se réconcilient, principalement lorsqu’ils sont généreux l’un et l’autre (…).

Je viens à l’autre division du vraisemblable en ordinaire et extraordinaire : l’ordinaire est une action qui arrive plus souvent, ou du moins aussi souvent que sa contraire ; l’extraordinaire est une action qui arrive, à la vérité, moins souvent que sa contraire, mais qui ne laisse pas d’avoir sa possibilité assez aisée pour n’aller point jusqu’au miracle, ni jusqu’à ces événements singuliers qui servent de matière aux tragédies sanglantes par l’appui qu’ils ont de l’histoire ou de l’opinion commune, et qui ne se peuvent tirer en exemple que pour les épisodes de la pièce dont ils font le corps, parce qu’ils ne sont pas croyables à moins que d’avoir cet appui.

Aristote donne deux idées ou exemples généraux de ce vraisemblable extraordinaire : l’un d’un homme subtil et adroit qui se trouve trompé par un moins subtil que lui ; l’autre d’un faible qui se bat contre un plus fort que lui et en demeure victorieux, ce qui surtout ne manque jamais à être bien reçu quand la cause du plus simple ou du plus faible est la plus équitable.

Il semble alors que la justice du ciel ait présidé au succès, qui trouve d’ailleurs une croyance d’autant plus facile qu’il répond aux souhaits de l’auditoire, qui s’intéresse toujours pour ceux dont le procédé est le meilleur.

Ainsi la victoire du Cid contre le comte se trouverait dans la vraisemblance extraordinaire, quand elle ne serait pas vraie. Il est vraisemblable, dit notre docteur, que beaucoup de choses arrivent contre le vraisemblable ; et puisqu’il avoue par là que ces effets extraordinaires arrivent contre la vraisemblance, j’aimerais mieux les nommer simplement croyables, et les ranger sous le nécessaire, attendu qu’on ne s’en doit jamais servir sans nécessité. »

Une autre querelle de ce type aura lieu suite à la pièce de Pierre Corneille appelée Sophonisbe, datant de 1663. C’est François Hédelin, dont le nom de plume est l’« abbé d’Aubignac » qui fut à la tête de l’offensive, avec les Dissertations concernant le poème dramatique, en forme de remarques sur les deux tragédies de M. Pierre Corneille, intitulées Sophonisbe et Sertorius, ainsi que les Troisième et quatrième Dissertations concernant la tragédie de M. Pierre Corneille, intitulée Œdipe, et Réponse à ses calomnies.

C’est qu’à l’arrière-plan, tout oppose Pierre Corneille au classicisme : il y a sa préférence pour le vrai au vraisemblable et l’historique à la bienséance, c’est-à-dire pour nous son refus du réalisme et du typique. Mais il y a aussi le rejet de l’aspect central, au nom d’une sorte de dynamique absolument baroque.

Aux yeux de d’Aubignac, comme il l’avait formulé dans sa Pratique du théâtre, tout sert l’aspect principal :

« Le peintre qui ne veut représenter qu’une action dans un tableau ne laisse pas d’y en mêler beaucoup d’autres qui en dépendent, ou pour mieux dire qui toutes ensemble forment son accomplissement et sa totalité. »

Chez Pierre Corneille, il n’y a pas cela, car ce n’est pas un point de vue général sur la condition humaine, mais la présentation d’un dilemme unique en son genre, voire « extraordinaire » mais vraisemblable. Il est un serviteur de l’idéologie de la Fronde, de l’aristocratie.

Aussi, la société de la monarchie absolue l’écartera, malgré que par son sens de la symétrie il y ait une dimension éminemment française, et ce sera Jean Racine qui sera son titan, devenant l’un de nos auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, en tant que portraitiste psychologique.

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La redéfinition de la tragédie classique française

L’œuvre marquante dans le cadre du combat contre l’irrégularité fut celle intitulée Pratique du théâtre, publiée en 1657 par François Hédelin, abbé d’Aubignac. Il synthétise, en effet, la question, en rétablissant ce que doit être la tragédie : non pas une catastrophe et des choses horribles, mais une situation extrêmement difficile pour quelqu’un de responsable.

C’est là le rétablissement de ce qu’aurait dû être la tragédie, si le calvinisme l’avait emporté, mais en remplaçant Dieu et sa morale par l’État et ses exigences.

François Hédelin

Voici ce qu’il dit :

« A distinguer les tragédies par la catastrophe, il y en avait de deux espèces : les unes étaient funestes dans ce dernier événement et finissaient par quelque malheur sanglant et signalé des héros : les autres avaient les retours plus heureux et se terminaient par le contentement des principaux personnages.

Et néanmoins parce que les tragédies ont eu souvent des catastrophes infortunées, ou par la rencontre des histoires, ou par la complaisance des poètes envers les Athéniens, qui ne haïssaient pas ces objets d’horreur sur leur théâtre, comme nous avons dit ailleurs, plusieurs se sont imaginés que le mot tragique ne signifiait jamais qu’une aventure funeste et sanglante; et qu’un poème dramatique ne pouvait être nommé tragédie, si la catastrophe ne contenait la mort ou l’infortune des principaux personnages; mais c’est à tort, étant certain que ce terme ne veut rien dire sinon une chose magnifique, sérieuse, grave et convenable aux agitations et aux grands revers de la fortune des princes; et qu’une pièce de théâtre porte ce nom de tragédie seulement en considération des incidents et des personnes dont elle représente la vie, et non pas à raison de la catastrophe (…).

Ce que nous avons fait sans fondement, est que nous avons ôté le nom de tragédie aux pièces de théâtre dont la catastrophe est heureuse, encore que le sujet et les personnes soient tragiques, c’est-à-dire héroïques, pour leur donner celui de tragi-comédies. »

C’est une remise en cause de la tragédie comme devant se terminer mal : ce n’est pas cela qui compte dans la tragédie, contrairement à la logique des partisans de Sénèque jusque-là ; ce qui compte, c’est la psychologie. On a là un moment clef dans l’élaboration de cette caractéristique culturelle française qui est la production de portraits psychologiques.

Voici ses arguments principaux sur la vraisemblance :

« C’est une maxime générale que le vrai n’est pas le sujet du théâtre, parce qu’il y a bien des choses véritables qui n’y doivent pas être vues, et beaucoup qui n’y peuvent pas être représentées : c’est pourquoi Synesius a fort bien dit que la poésie et les autres arts qui ne sont fondés qu’en imitation, ne suivent pas la vérité, mais l’opinion et le sentiment ordinaire des hommes.

Il est vrai que Néron fit étrangler sa mère et lui ouvrit le sein pour voir en quel endroit il avait été porté neuf mois avant que de naître ; mais cette barbarie, bien qu’agréable à celui qui l’exécuta, serait non seulement horrible à ceux qui la verraient, mais même incroyable à cause que cela ne devait point arriver ; et entre toutes les histoires dont le poète voudra tirer son sujet, il n’y en a pas une, au moins je ne crois pas qu’il y en ait, dont toutes les circonstances soient capables du théâtre, quoique véritables, et que l’on y puisse faire entrer, sans altérer l’ordre des succès, le temps, les lieux, les personnes, et beaucoup d’autres particularités.

Le possible n’en sera pas aussi le sujet, car il y a bien des choses qui se peuvent faire, ou par la rencontre des causes naturelles, ou par les aventures de la morale, qui pourtant seraient ridicules et peu croyables si elles étaient représentées. Il est possible qu’un homme meure subitement, et cela souvent arrive ; mais celui-là serait moqué de tout le monde, qui pour dénouer une pièce de théâtre ferait mourir un rival d’apoplexie comme d’une maladie naturelle et commune, ou bien il y faudrait beaucoup de préparations ingénieuses.

Il est possible qu’un homme meure d’un coup de tonnerre, mais ce serait une mauvaise invention au poète de se défaire par là d’un amant, qu’il aurait employé pour l’intrigue d’une comédie.

Il n’y a donc que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique. »

Sur l’unité d’action, il explique dans une même perspective, qui est en fait celle de la contradiction principale devant être mise comme aspect principal :

« Il est certain que le théâtre n’est rien qu’une image, et partant comme il est impossible de faire une seule image accomplie de deux originaux différents, il est impossible que deux actions (j’entends principales) soient représentées raisonnablement par une seule pièce de théâtre.

En effet, le peintre qui veut faire un tableau de quelque histoire n’a point d’autre dessein que de donner l’image de quelque action, et cette image est tellement limitée qu’elle ne peut représenter deux parties de l’histoire qu’il aura choisie, et moins encore l’histoire tout entière ; parce qu’il faudrait qu’un même personnage fût plusieurs fois dépeint, ce qui mettrait une confusion incompréhensible dans le tableau, et l’on ne pourrait pas discerner quel serait l’ordre de toutes ces diverses actions, ce qui rendrait l’histoire infiniment obscure et inconnue ; mais de toutes les actions qui composeraient cette histoire le peintre choisirait la plus importante, la plus convenable à l’excellence de son art, et qui contiendrait en quelque façon toutes les autres afin que d’un seul regard on pût avoir une suffisante connaissance de tout ce qu’il aurait voulu dépeindre.

Et s’il voulait représenter deux parties de la même histoire, ferait dans le même tableau un autre cadre avec un éloignement, où il peindrait une autre action que celle qui serait dans le tableau, afin de faire connaître qu’il ferait deux images de deux actions différentes, et que ce sont deux tableaux. »

La place était libre pour l’avènement de Racine, aux dépens de Corneille.

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La tragédie classique française contre l’irrégularité et pour la vraisemblance

L’intervention du cardinal de Richelieu dans le domaine du théâtre ne consistait pas qu’à encadrer les troupes et les auteurs et les orienter en faveur du régime. On a un saut qualitatif et le théâtre doit le réaliser.

Richelieu s’appuya ici surtout sur Jean Chapelain (1595-1674) et François Hédelin (1604-1676) connu sous le nom d’abbé d’Aubignac, dont la mission était de prôner la régularité dans les œuvres, une vraie recherche culturelle, véritablement approfondie. A ces deux figures s’ajoutent Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière (16610-1663) et Jean-François Sarrasin (1614-1654).

La référence aux « anciens » de l’antiquité gréco-romaine n’était pas une formalité théorique ; cela avait comme sens de chercher à élever le niveau, de pousser à la dimension culturelle la plus haute. Il s’agissait ni plus ni moins, pour le pouvoir royal, de revenir à une forme plus proche de la tragédie protestante, sauf qu’à la place de Dieu, c’est le pouvoir qui se pose comme réalité absolue.

La valeur considérée par conséquent comme la plus importante, c’est la vraisemblance et la bienséance. Il faut pouvoir enseigner, et donc disposer d’une tragédie montrant la vertu. Tout doit passer absolument par la raison. Ce sont là les éléments de base de ce qu’on va appeler le classicisme.

Jean Chapelain

Voici ce que dit Jean Chapelain, dans sa Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, en 1630.

Jean Chapelain jouera historiquement un rôle important, puisque Richelieu le nomme dès le départ à l’Académie française, dont il doit par ailleurs rédiger le plan du Dictionnaire et de la Grammaire. Il profite également d’une grande pension et par la suite Jean-Baptiste Colbert, grande figure du gouvernement de Louis XIV, le nomme responsable de la liste des écrivains et savants ayant droit au soutien financier du régime.

Ce qui justifie chez lui l’unité de temps, de lieu, d’action, c’est la vraisemblance, c’est cette unité qui permet au théâtre d’être comme un reflet de la réalité :

« Je pose donc pour fondement que l’imitation en tous poèmes doit être si parfaite qu’il ne paraisse aucune différence entre la chose imitée et celle qui imite, car le principal effet de celle-ci consiste à proposer à l’esprit, pour le purger de ses passions déréglées, les objets comme vrais et comme présents (…).

Pour cela même sont les préceptes qu’ils nous ont donnés concernant les habitudes des âges et des conditions, l’unité de la fable, sa juste longueur, bref cette vraisemblance si recommandée et si nécessaire en tout poème, dans la seule intention d’ôter aux regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu’ils voient et de douter de sa réalité.

Cela supposé de la sorte, et considérant le spectateur dans l’assiette où l’on le demande pour profiter du spectacle, c’est-à-dire présent à l’action du théâtre comme à une véritable action, j’estime que les anciens qui se sont astreints à la règle des vingt-quatre heures ont cru que s’ils portaient le cours de leur représentation au-delà du jour naturel, ils rendraient leur ouvrage non vraisemblable au respect de ceux qui le regardaient, lesquels pour disposition que pût avoir leur imaginative à croire autant de temps écoulé durant leur séjour à la scène que le poète lui en demanderait, ayant leurs yeux et leurs discours témoins et observateurs exacts du contraire, ou même, quelque probable que fût la pièce d’ailleurs, (…).

Comme je tombe d’accord avec vous que le but principal de toute représentation scénique est d’émouvoir l’âme du spectateur par la force et l’évidence avec laquelle les diverses passions sont exprimées sur le théâtre, et de la purger par ce moyen des mauvaises habitudes qui la pourraient faire tomber dans les mêmes inconvénients que ces passions tirent après soi, je ne saurais avouer aussi que cette énergie se puisse produire sur le théâtre si elle n’est accompagnée et soutenue de la vraisemblance, ni que le poète dramatique arrive jamais à sa fin qu’en ôtant à l’esprit tout ce qui le peut choquer et lui donner le moindre soupçon d’incompatibilité. (…)

Passant à votre seconde instance, je nie que le meilleur poème dramatique soit celui qui embrasse le plus d’actions, et dis au contraire, qu’il n’en doit contenir qu’une, et qu’il ne la faut encore que de bien médiocre longueur ; que d’autre sorte elle embarrasserait la scène et travaillerait extrêmement la mémoire. »

Voilà pourquoi la référence à Aristote – et non plus seulement à Sénèque – est vital : il s’agit non plus seulement d’avoir un individu autonome s’interrogeant sur le monde (en mode calviniste ou bien catholique – stoïque avec Sénèque), mais de présenter un individu face aux exigences d’une autorité absolue.

On passe de l’autonomie calviniste, où l’individu décide, à l’exigence de la monarchie absolue, où l’individu fait face à sa décision comme de manière extérieure. On comprend que le principe de la « purgation des passions » de l’extérieur, théorisé par Aristote, soit incontournable.

La voici présentée par Jean-François Sarasin :

« La muse tragique s’occupant principalement à émouvoir les passions des spectateurs par les funestes aventures qu’elle représente, Aristote a pensé que sa fin était de les apaiser, et de redonner aux âmes la tranquillité et le calme qu’elle leur avait ôtée.

Il a cru que, la pitié et la terreur étant celles qui lui étaient propres, elle devait les réprimer, et les réduire à une médiocrité raisonnable, après les avoir émues et soulevées, et il a appelé cette façon d’apaiser nos âmes, l’expiation, ou si nous l’aimons mieux, la purgation des passions et des troubles.

C’était de ces passions qu’il jugeait ainsi. Il ne les mettait pas au nombre des vices, mais il ne les souffrait pas aussi parmi les vertus ; si bien que sans les défendre, et sans les bannir d’entre les hommes, il souhaitait que les sages en fissent une habitude, et se conseillassent avec leur raison, jusques à quel point, et en quel temps ils les devaient admettre et les recevoir.

Cette excellente habitude devait naître, à son avis, de la représentation des tragédies ; et comme à force d’exercer un art, l’on s’y rend parfait à la fin, de même l’on acquiert une médiocrité [=modération] des passions, lorsqu’on s’accoutume à voir souvent les objets qui les excitent dans nos esprits.

Les bons chirurgiens pansent les plus dangereuses plaies sans frémir, comme ceux qui n’ont point encore fait de cures. La pratique apporte aux médecins une insensibilité pour les malades, et les vieux régiments, qui sont tous les jours aux mains avec l’ennemi, l’attaquent sans le craindre et sans s’ébranler, comme les nouvelles troupes.

Il en est de même d’un homme qui voit tous les jours des misères : il en est touché, mais jusques au point où les sages le doivent être, et l’habitude qu’il a d’assister aux spectacles qui lui donnent de la terreur et de la pitié lui en procure le tempérament et la médiocrité [= modération].

Puisque c’est sur le théâtre que ces choses se représentent, que la scène y retentit des plaintes d’Hécube, d’Électre, d’Antigone ; que l’on y introduit Œdipe, Atrée, Égisthe, et qu’elle peut être à bon droit nommée la lice des passions ; c’est aussi à la représentation des poèmes tragiques, où agissent ces personnes, qu’il faut aller préparer ses passions, et les conduire à cette parfaite médiocrité du Philosophe, où elles n’arrivent jamais, qu’après elles ne contribuent beaucoup à l’acquisition de la vertu, et à la connaissance des sciences.

Voilà quelle est l’opinion d’Aristote touchant l’usage de la tragédie, laquelle il nomme pour cette cause la règle des passions. »

C’est là une exigence rationnelle qui est à l’opposé même du baroque, de l’irrationnel, de la romance sensationnelle, inouïe, etc.

Comme le formule Jules de la Ménardière :

« Encore que la vérité soit adorable partout, la vraisemblance néanmoins l’emporte ici dessus elle ; et le faux qui est vraisemblable doit être plus estimé que le véritable étrange, prodigieux et incroyable. »

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La tragédie classique française et la réponse de la monarchie absolue

Ainsi, l’esprit libéré n’est que celui de la décadence baroque, de l’irrationnel. Il s’agit de s’opposer à l’humanisme et au calvinisme, par la fantaisie, le féerique, le fantastique, le romanesque sentimental.

Balthazar Baro (1596-1650) dans Célinde, insère un long passage en vers évoquant la tragédie d’Holopherne, en reprenant le thème biblique. Dans la pièce elle-même, qui est en prose, Célinde poignarde Floridan qu’on veut lui faire épouser sans son accord. Son amante Parthénice se tue, mais tous deux sortent du tombeau, tout n’était qu’illusion.

On a pareillement une résurrection avec une fontaine enchantée dans une œuvre de Rayssiguier, en 1630, intitulée Tragicomédie pastorale où Les Amours d’Astrée et de Céladon sont mêlées à celles de Diane, de Silvandre et de Paris, avec les inconstances d’Hylas. Sa préface au lecteur est exemplaire : celui-ci peut apprécier qu’il ait résumé des milliers de pages de l’Astrée… ou pas. « Lecteur, tu es libre, et moi de même », dit-il simplement.

« Ces bergers et ces bergères, que j’avais destinés au théâtre seulement, ont été obligés de se produire à un jour plus grand. Ceux qui entendent la scène, et qui connaissent les vers, s’ils ne sont point intéressés, y trouveront quelque chose qui les contentera, et sans doute les autres me doivent louer de leur avoir développé en deux mille vers deux histoires intriquées dans cinq gros volumes. Toutefois, Lecteur, tu es libre, et moi de même, Adieu. »

Dans L’Hypocondriaque ou le mort amoureux, de Jean de Rotrou (1609-1650), le personnage principal descend aux enfers avant de découvrir que ce n’était qu’un délire, guérie par des faux morts sortant de leur tombeau sur un fond de musique « magique ».

« Cloridan, seul, dans un cercueil

Esprits, qui sans repos cherchez des vérités
Qu’on voit si clairement dans ces obscurités ;
Vous qui bravez le sort et ses métamorphoses,
Qui pensez voir à nu la nature des choses,
Et qu’un ordre si beau n’ait point de fondements
Qui ne soient découverts à vos entendements ;
Simples , ne sondez plus des mystères si sombres ;
De pareilles clartés n’appartiennent qu’aux ombres. »

Sera-t-on étonné que Jean de Rotrou dédie ses œuvres à par exemple Louis de Bourbon-Soissons, ardent complotiste contre le cardinal de Richelieu, ou encore Henri de Lorraine, duc de Guise, opposé pareillement à la monarchie absolue ?

On comprend que la monarchie absolue soit, de son côté, repartie à l’offensive. Le ménage va être fait, en long et en large : il en allait de l’idéologie dominante. Le théâtre devint une arène politique, et c’est le cardinal de Richelieu qui s’assura que l’État en ait la main-mise, en deux temps.

Quelle fut la première étape ? Le fait est que Richelieu s’intéressait au théâtre ; il travailla ses méthodes, avec des exercices d’écriture avec les auteurs Jean de Rotrou, François Le Métel de Boisrobert, Guillaume Colletet, Claude de L’Estoile et le fameux Pierre Corneille. On se situe ici tout à fait parallèlement à la fondation de l’académie française, qui se situe dans la mouvance de ces auteurs.

Richelieu

Deux œuvres furent réalisés en commun par ces cinq auteurs : L’Aveugle de Smyrne et La Comédie des Tuileries, toutefois Corneille s’éloigna rapidement soucieux de ne pas avoir à dépendre de la logique de règles que Richelieu voulait mettre en avant.

Richelieu soutint les troupes de l’Hôtel de Bourgogne et du théâtre du Marais ; il fit construire dans son palais une salle de spectacles, réalisée sur le modèle italien par Jacques Lemercier. Il fit venir d’Italie Giacomo Torelli (1608-1678), spécialiste de la machinerie théâtrale, qui fit découvrir les opéras italiens au Petit-Bourbon et au Palais-Cardinal, qui devient le Palais Royal.

Richelieu s’arrangea également pour que Louis XIII promulgue un édit pour réhabiliter le métier d’acteurs, que l’Église condamnait formellement et excommuniait, à la condition « que lesdits comédiens règlent tellement les actions du théâtre qu’elles soient de tout exemptes d’impureté ».

C’était là établir un rapport direct entre le régime et le théâtre, en se plaçant comme protecteur. Cela signifiait accepter toutes les pièces, les tragi-comédies et les pastorales, etc. si elles sont un soutien indirect au régime.

Europe, de Jean Desmarets de Saint-Sorlin (1596-1676), n’est rien d’autre par exemple qu’une apologie du cardinal. Le Véritable Saint Genest, de Jean de Rotrou, de 1647, est baroque dans sa forme ; on y voit des comédiens jouant des comédiens, Saint Genest étant un comédien romain martyrisé car chrétien. On y trouve le passage éloquent suivant :

« Mon goût, quoi qu’il en soit, est pour la tragédie :
L’objet en est plus haut, l’action plus hardie,
Et les pensers, pompeux et pleins de majesté,
Lui donnent plus de poids et plus d’autorité. »

Plus de dix ans plus tôt, en 1636, dans L’illusion comique de Pierre Corneille, on avait cette allusion à Richelieu, dans le cadre de la mise en valeur du théâtre comme reconnu par le pouvoir royal et la société, à la fin de la pièce :

« Cessez de vous en plaindre. A présent le théâtre
Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
Et ce que votre temps voyait avec mépris
Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
Le divertissement le plus doux de nos princes,
Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
Par ses illustres soins conserver tout le monde,
Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
De quoi se délasser d’un si pesant fardeau. »

Cela ne suffisait cependant pas. La monarchie absolue ne voulait pas qu’un théâtre en général qui lui soit soumis, elle voulait son théâtre en particulier.

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La tragédie classique française, fétichisme de l’horreur et vision baroque du monde

La décadence de la tragédie, associée au rejet des « anciens », correspond à l’idéologie catholique proche de la faction royale. Le divertissement d’une vie sociale et culturelle stupide irait de pair avec la religion comme seule valeur absolue.

L’apogée de ce processus se déroule avec Alexandre Le Hardy (1570-1632) dit Alexandre Hardy. C’est un écrivain typiquement au service d’une mode ; lui-même a affirmé avoir écrit six cent pièces, ce qui en dit long sur son peu d’exigence dans sa production. On ne retrouve de lui aujourd’hui qu’une douzaine de tragédies, 14 tragi-comédies, 3 poèmes dramatiques, 5 pastorales.

Alexandre Hardy fournissait en effet des troupes de comédiens en pièces, les perdant de ce fait légalement et étant rémunérés selon le succès éventuel. Il tenta en 1622, grâce à un privilège, en tant que « poète du Roi », de publier ses œuvres complètes, mais ce fut un fiasco : il fut la cible justement de ceux qui allaient développer de nouveau le principe de la tragédie.

Alexandre Hardy est, en effet, un auteur de tragi-comédie poussant les défauts de celle-ci jusqu’au bout. Ses tragédies restent dans l’esprit de la forme décadente qui a fini par triompher : les sujets sont atroces, comme par exemple Scédase, ou l’Hospitalité violée, où deux visiteurs violent et assassinent les deux filles de leur hôte, ou encore Lucrèce où un époux tue sa femme et son amant, avant d’être tué par un de leurs aides, Timoclée où un capitaine ayant porté la main sur une femme est jetée par elle das un puits, etc.

Voici comment Alexandre Hardy résume lui-même Scédase :

« Deux gentilshommes spartiates, passionnément amoureux des deux sœurs, sans respect de l’hospitalité, en jouissent par force et, non contents de telle violence, les égorgent après et précipitent dedans un puits. Le père, de retour, après plusieurs perquisitions, connaît la vérité du fait, se transporte à Sparte, en fait la plainte au roi et aux éphores ; mais n’en pouvant avoir justice, il fait d’horribles imprécations contre les Lacédémoniens et, transporté de juste douleur, revient au pays se sacrifier sur le tombeau de ses filles. »

Sur scène, on a donc des meurtres, des suicides, des viols ; le texte est à cette image : boursouflée, remplie d’images baroques, oscillant entre familiarité, crudité et utilisation forcée d’hyperboles. Cela va jusqu’au grotesque.

Voici un passage de La Force du sang, de 1625. Un jeune homme enlève une jeune femme et la viole, sans qu’elle sache de qui il s’agit. Sept ans plus tard, alors qu’elle a un enfant depuis ce viol, ils se rencontrent de nouveau et tombent amoureux l’un de l’autre !

« ESTÉFANIE

Courage, cher espoir, les maux plus déplorés
Obtiennent maintes fois sous les cieux implorés
Une agréable issue, une fin plus heureuse,
Que n’en fut l’origine horrible et funéreuse
Combien estimes-tu devoir encore aller ?

LÉOCADIE

Hélas je sens un faix douloureux dévaler
Qui presse sa sortie et d’épreinte cruelles
Me travaille le corps jusque dans les moelles,
Et neuf lunes tantôt s’accomplissent depuis Qu’en ce piteux état langoureuse je suis.

ESTÉFANIE

Patience, mon heur, espère après la pluie
Un serein gracieux qui tes larmes essuie.
A ce mal violent succédera le bien.
Sur ma parole, crois que ce ne sera rien. »

Le pathétique relève ici du fait cruel, isolé, qu’on regarde avec voyeurisme forcément puisqu’il n’y a aucune dimension universelle d’apportée par l’auteur. On est dans l’approche utilisant Sénèque et le catholicisme, avec l’idée que tout est incompréhensible, qu’on ne peut faire confiance à personne, que l’horreur règne finalement partout, etc. Voici comment Scédase pleure la perte de ses deux filles, d’une manière absolument baroque :

« Je ne demande plus, filles infortunées,
Quel sujet abrégera vos courtes destinées ;
Deux tigres, qui d’humain que la forme n’ont rien,
Infracteurs des saints droits du Jupin xénien,
Enflammés d’un désir de luxure brutale,
Et mieux venus chez moi qu’en leur Sparte natale,
Comme seigneurs plutôt que comme hôtes traités,
N’ont exercé sur vous de simples cruautés,
Ils ravissent ensemble, et l’honneur et la vie :
Une méchanceté d’une pire suivie.
Que fait lors oisif ton foudre, Olympien ?
Tel acte en ta présence impuni montre bien
Que l’univers n’a point de chef qui le régisse,
Que tout roule au hasard, sans ordre et sans justice,
Que les plus vertueux sont les plus outragés,
Homicides, ingrats, traîtres, loups enragés !
Hélas ! Hélas! Au moins si de faveur suprêe,
Avec elles on m’eût meurtri sur l’heure même,
Sans me faire languir, malheureux survivant,
Et cent mille trépas au lieu d’un recevant ! »

Que dire également rien que du titre de cette tragi-comédie : Elmire, ou l’heureuse bigamie ? On y voit un comte autorisé par le Pape à prendre une seconde épouse, Elmire, qui est une fille de Sultan l’ayant libéré de l’esclavage. Bien évidemment, la vieille comtesse et la jeune Elmire rivalisent de sacrifice pour justifier cela. On a là la célébration baroque de l’inouï, du paradoxe, du faux-semblant, etc.

Théophile de Viau (1590-1626), ami libertin d’Alexandre Hardy, aura également un grand succès avec sa tragédie Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, de 1621. Voici un extrait de la dernière scène, outrageusement baroque.

Pyrame et Thisbé s’aiment mais le roi tete de tuer Pyrame pour s’approprier Thisbé. Le plan échoue et il veut finalement tuer les deux, qui s’enfuient alors. Mais au lieu de rendez-vous, Thisbé fuit un lion qu’elle aperçoit et perd son voile. Pyrame croyant qu’elle a été mangée, se suicide, et Thisbé qui arrive par la suite fait alors de même.

« PYRAME, seul

Enfin je suis sorti ; leur prudence importune 
N’a plus à gouverner ni moi, ni ma fortune ;
Mon amour ne suit plus que le flambeau d’Amour ;
Dans mon aveuglement je trouve assez de jour. 
Belle nuit qui me tends tes ombrageuses toiles, 
Ha ! vraiment le soleil vaut moins que tes étoiles ; 
Douce et paisible nuit, tu me vaux désormais 
Mieux que le plus beau jour ne me valut jamais ;
Je vois que tous mes sens se vont combler de joie 
Sans qu’ici nul des Dieux ni des mortels me voie.
Mais me voici déjà proche de ce tombeau ; 
J’aperçois le mûrier, j’entends le bruit de l’eau ; 
Voici le lieu qu’Amour destinait à Diane :
Ici ne vint jamais rien que moi de profane.
Solitude, silence, obscurité, sommeil,
N’avez-vous point ici vu luire mon soleil ?
Ombres, où cachez-vous les yeux de ma maîtresse ? (…)
D’où peut venir ce sang ? La troupe sanguinaire 
Des ours et des lions vient ici d’ordinaire. 
Une frayeur me va dans l’âme repassant.
Je songe aux cris affreux d’un hibou menaçant 
Qui m’a toujours suivi ; ces ombrages nocturnes 
Augmentent ma terreur et ces lieux taciturnes. 
Dieux ! qu’est-ce que je vois ? j’en suis trop éclairci : 
Sans doute un grand lion a passé par ici ! (…)
Voici de quoi venger les injures du sort ;
C’est ici mon tonnerre, et mon gouffre, et ma mort. 
En dépit des parents, du Ciel, de la nature, 
Mon supplice fera la fin de ma torture.
Les hommes courageux meurent quand il leur plaît. 
Aime ce coeur, Thisbé, tout massacré qu’il est ;
Encore un coup, Thisbé, par la dernière plaie, 
Regarde là-dedans si ma douleur est vraie.

Scène 2
THISBE, seule

A peine ai-je repris mon esprit et ma voix ; 
Cette peur m’a fait perdre un voile que j’avais 
Et m’a fait demeurer assez longtemps cachée.
Possible mon amant m’aura depuis cherchée. (…)
Dieux ! je vois par la terre un corps qui semble mort. 
Mais pourquoi m’effrayer ? c’est Pyrame qui dort. 
Pour divertir l’ennui de son attente oisive, 
Il repose au doux bruit de cette source vive.
Ce sera maintenant à lui de m’accuser.
Mais ce lieu dur et froid, mal propre à reposer, 
Que déjà la rosée a rendu tout humide,
M’oblige à l’éveiller. Dieux ! que je suis timide ! (…)
Il ne respire plus, ce beau corps est de glace. 
Hélas ! je vois la mort peinte dessus sa face ; 
D’une éternelle nuit son bel oeil est couvert ; 
Je vois d’un large coup son estomac ouvert. (…)
Ha ! voici le poignard qui du sang de son maître 
S’est souillé lâchement ; il en rougit, le traître !
Exécrable bourreau ! si tu te veux laver
Du crime commencé, tu n’as qu’à l’achever ;
Enfonce là-dedans, rends-toi plus rude, et pousse 
Des feux avec ta lame ! hélas ! elle est trop douce. 
Je ne pouvais mourir d’un coup plus gracieux, 
Ni pour un autre objet haïr celui des Cieux. »

Voici comment Théopile de Viau, à la fin de L’Élégie à une dame, donne son point de vue esthétique, où l’on retrouve la « liberté » du divertissement, la recherche de l’émotion, en refusant toute dépendance par rapport à un contenu avancé et développé qui exigerait une forme adéquate.

On a ici, déjà, une défense de l’art pour l’art, d’une approche décadente de l’artiste qui devient son propre but en soi, coupé de toutes les valeurs morales, universelles, culturelles, de civilisation.

« Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints,
Promener mon esprit par de petits desseins,
Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise,
Méditer à loisir, rêver tout à mon aise,
Employer toute une heure à me mirer dans l’eau,
Ouïr comme en songeant la course d’un ruisseau,
Écrire dans les bois, m’interrompre, me taire,
Composer un quatrain, sans songer à le faire.
Après m’être égayé par cette douce erreur,
Je veux qu’un grand dessein réchauffe ma fureur,
Qu’un œuvre de dix ans me tienne à la contrainte,
De quelque beau Poème, où vous serez dépeinte :
Là si mes volontés ne manquent de pouvoir,
J’aurai bien de la peine en ce plaisant devoir.
En si haute entreprise où mon esprit s’engage,
Il faudrait inventer quelque nouveau langage,
Prendre un esprit nouveau, penser et dire mieux
Que n’ont jamais pensé les hommes et les Dieux. »

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La tragédie classique française et la tragi-comédie comme décadence

Sans le protestantisme pour assumer l’individu comme autonome, la tragédie ne pouvait pas se maintenir. Elle présentait les contradictions de l’individu, ses tourments face à la responsabilité : c’était là une problématique propre au calvinisme.

Il pouvait bien y avoir une récupération par la faction culturelle de la monarchie absolue, au moyen de Sénèque et de la vertu à respecter dans le cadre de l’État gérant la société, cela ne suffisait pas.

Toute la seconde moitié du XVIe siècle est marqué par les guerres de religion, l’Édit de Nantes n’est qu’un épisode asséchant le protestantisme. Le matérialisme lui-même est au mieux sceptique, avec Michel de Montaigne, Pierre Charron, Pierre Bayle.

L’indifférence et l’inquiétude prennent le dessus, l’époque est décadente. Elle ne peut pas porter la tragédie, qui exige la dignité, la fermeté, l’esprit de décision.

C’est alors le formidable succès de la pastorale. La scène de ce type de roman (qui peut se décliner en pièces de théâtre également), placée dans l’Antiquité, montre des bergers issus de l’aristocratie et choisissant une vie simple, en train de charmer des belles, dans un environnement pratiquement magique avec des nymphes, des satyres, des magiciens, des chevaliers, etc.

Le discours amoureux est accompagné de flatteries indirectes aux puissants, avec la Renaissance italienne et son idéalisme néo-platonicien comme idéologie.

La plus célèbre des pastorales est l’Astrée, écrite par Honoré d’Urfé de 1607 à 1627, manuel de savoir vivre des aristocrates de l’époque, en 40 histoires, 60 livres, 5399 pages. On trouve également les Bergeries de Honorat de Bueil de Racan, en 1625, et Sylvie de Jean de Mairet, en 1628, qui abandonnent toute référence à la mythologie. C’est que la comédie sentimentale prime en soi, expression du parasitage que représente socialement la faction royale.

Une expression particulièrement marquante de ce sentimentalisme égocentrique-tragique largement influencé par Sénèque et le catholicisme sera La Princesse de Clèves, de Madame de La Fayette, en 1678. On a ici affaire à la préciosité, des attitudes pessimistes se voulant particulièrement affectées, avec un élitisme propre aux classes dominantes entièrement tournées vers elle-mêmes.

Les gens qui ne font pas partie des classes dominantes existent pourtant dans le théâtre, dans le cadre des tragi-comédies qui se développent alors. La Bradamante de Robert Garnier, en 1582, est considérée comme la première du genre. L’histoire disparaît, au profit d’existences individuelles ballottées entre le bonheur et le malheur, avec quelques moments comiques.

La dimension existentielle de la réflexion sur comment se comporter a disparu ; on a ici un simple divertissement consistant en la découverte d’un parcours personnel.

Les tragédies tentaient d’exposer un seul cadre cohérent, d’où la tendance à aller vers l’unité de temps, de lieu, d’action, pour renforcer la consistance, la force de l’exemple. L’existence de chœurs renforçait cette dimension exemplaire, copiée sur le théâtre grec.

Les tragédies qui se développent dans la période de décadence, abandonnent les chœurs, multiplient les lieux et les périodes, afin de renforcer les impressions et d’ainsi abandonner l’esprit de la leçon qu’est censée être la tragédie.

L’œuvre intitulée Histoire tragique de la Pucelle de Domrémy, aultrement d’Orleans, du théologien jésuite Fronton du Duc en 1580, est un divertissement qui ne sert qu’à renforcer la dimension catholique de la monarchie, où l’on suit le personnage principal à travers de nombreux lieux.

François Berthrand, auteur de la Tragédie de Priam, en 1605, explique cette dimension plaisante dans sa dédicace :

« Madame, ayant appris par votre propre bouche, que vous preniez un extrême contentement à la lecture des Tragédies pour y voir les déplaisirs d’autrui, et y prendre les moyens de constamment supporter les nôtres, je n’ai voulu manquer à ce que mon devoir me demandait »

Cette décadence va très loin : les pièces n’hésitent pas à montrer des viols, des mutilations sordides, des meurtres et des combats. C’est le cas par exemple de La tragédie du More cruel, en 1606, ou encore La Tragédie mahométiste, de 1612, où une femme croque dans un cœur arraché à un corps dans la scène finale (les deux pièces sont anonymes).

Cléophon de Jacques de Fonteny, en 1600 et Tragédie sur la Mort du roi Henri le Grand, de Claude Billard, de 1612, présentent en détail la mort violente des rois Henri III et Henri IV lors de leurs dernières journées.

Sont également présents des éléments surnaturels : des oracles, des apparitions, etc. On a là clairement l’expression du catholicisme avec son idéologie baroque servant de base pour la reconquête idéologique. On n’est plus dans Sénèque et la réflexion sur ce qu’il faut faire, mais dans l’orientation religieuse.

Voici les premières paroles de Sainte-Agnès, tragédie de Troterel, en 1615 :

« Martian

Montagne solitaire, et vous, sombre caverne,
Où mes tristes pensées tous les jours je gouverne,
Depuis que Cupidon, ce tyran redouté,
Par l’effort d’un bel œil m’ôta la liberté,
Las ! s’il demeure en vous quelques intelligences
(Ainsi comme l’on croit, et comme je le pense),
Qu’il leur plaise écouter mes funèbres accents,
Pitoyables témoins des ennuis que je sens,
Pour révérée par trop une ingrate maîtresse,
Laquelle à ses rigueurs ne donne point de cesse ;
Mais plus je vais l’aimant avecques fermeté,
Et d’autant plus je suis de ses yeux rejeté,
Semblable à ces tyrans desquels, pour leur bien faire,
L’on ne reçoit enfin que la mort pour salaire. »

L’influence des auteurs espagnols, avec notamment Pedro Calderón de la Barca et Tirso de Molina, est ici prégnante. Est également puisé dans les mystères, ces représentations religieuses jouées pour les fêtes religieuses, montrant la passion et la prétendue résurrection de Jésus, ou encore des scènes bibliques, afin d’éduquer les masses dans l’esprit catholique.

Un bon exemple ici est Jean de Schelandre (1584-1635), qui reprend sa tragédie Tyr et Sidon écrite en 1608 pour en faire une tragi-comédie en 1628, avec une préface écrite par le prédicateur du Roi, François Ogier. Cette préface fut un manifeste mené contre un travail sur les auteurs grecs et romains ; celui-ci affirme la possibilité de la combinaison du divertissement et d’une morale universelle, qu’on comprend catholique :

« Elle entend bien [la philosophie] que les esprits de tous les hommes, sous quelque ciel qu’ils naissent, doivent convenir en un même jugement touchant les choses nécessaires pour le souverain bien, et s’efforce tant qu’elle peut de les unir en la recherche de la vérité, parce qu’elle ne saurait être qu’une ; mais pour les objets simplement plaisants et indifférents, tel qu’est celui-ci dont nous parlons, elle laisse prendre à nos opinions telle route qu’il leur plaît, et n’étend point sa juridiction sur cette matière. »

Voici un extrait de la pièce:

« Acte V, scène 2

BELCAR

Arrêtez, arrêtez, peuple, faites-moi place, Qu’avant m’avoir ouï plus avant on ne passe.

MÉLIANE

Quel est ce nouveau bruit ? que vois-je là, bons Dieux ? Quel prestige incroyable est off ert à mes yeux ! N’est-ce pas là Belcar ? c’est lui-même, ou je rêve.

BELCAR

Archers, ne craignez rien, prenez, je rends mon glaive, Je ne viens pas ici pour faire quelque eff ort, Mais pour entre vos mains reconnaître mon tort : Ma vie est pour ma Dame une rançon capable, Car du fait prétendu je suis le seul coupable, Je mérite la place où sans sujet elle est, De mourir avec elle ou pour elle étant prêt.

MÉLIANE

Messieurs, n’empêchez point ce Prince misérable Qu’il ne donne et reçoive un adieu déplorable. Quelle rage, ô Belcar, t’a pu donc inciter, Etant hors de péril, de t’y précipiter ?

BELCAR

Mais, ma Reine, plutôt, qui vous fait condescendre D’avouer comme vôtre un crime de Cassandre ? Un crime des plus noirs, et des plus inhumains, Qu’elle a par désespoir fait de ses propres mains ? »

Il en alla de même pour la préface de l’œuvre de 1631 d’André Mareschal intitulée La Généreuse Allemande, ou le Triomphe d’Amour. Tragi-comédie mise en deux journées par Le sieur Mareschal. Où sous noms empruntés et parmi d’agréables et diverses feintes est représentée l’histoire de feu Monsieur et Madame de Circy.

L’auteur était sous la protection de Gaston d’Orléans, troisième fils d’Henri IV farouche ennemi de l’aristocratie absolue, conspirant régulièrement contre le régime. La préface fut considérée par l’auteur comme si importante, qu’il la plaça dans sa publication entre les deux « journées » de la tragi-comédie.

André Mareschal va encore plus loin que François Ogier, dans la mesure où il prône ouvertement l’abandon des références grecques et romaines pour justifier la tragi-comédie. Ses arguments sont, en fait, exactement les mêmes que ceux de Victor Hugo contre les règles classiques dans la préface de la pièce Cromwell.

Il est significatif que cette ligne décadente du XVIIe siècle n’ait pas été mise en rapport étroit avec la position de Victor Hugo, qui est elle aussi une liquidation de l’intérêt sérieux du théâtre, en faveur du divertissement moralisant catholique. Le parallèle révèle franchement la base idéologique de Victor Hugo.

André Mareschal dit ainsi :

« Que s’il s’en trouve de ceux-ci qui blâment mon sujet, et la licence que j’ai prise de le mettre hors des règles des Anciens, je n’ai qu’à dire que c’est une histoire de ce siècle, qui ne relève point du leur ; que nous avons un peuple, des esprits et des façons contraires ; que mon Aristandre est Français moderne ; que je parle à ceux qui le sont ; et que de tous les mauvais jugements qu’on pourrait faire, j’en appelle à leurs humeurs qui n’ont point de borne en leurs changements, bien loin de souffrir celle du temps qu’on réduit à vingt-quatre heures, encore moins celle du lieu, puisqu’elles semblent ne reposer qu’en allant : enfin, que j’ai voulu tracer ici le tableau du Français, et décrire les actions d’un seul, pour plaire à ses semblables (…).

La description m’importune en sa longueur, l’action me récrée ; celle-là n’appartient qu’à l’histoire ou bien au poème épique ; celle-ci donne la grâce au théâtre, qui nous peut faire voir en raccourci les lieux, le temps, les actions qui concernent l’essence d’un sujet, sans préjudice de ces règles ombrageuses, qui ne sont point du temps, ne doivent point obtenir de lieu parmi nous, et pour lesquelles on ne peut avoir d’action contre nous qu’en l’autre monde. » 

Dès la tragédie apparue, on voit qu’elle entre en décadence de par la liquidation du protestantisme, et que lui fait face l’esprit « tragi-comique », c’est-à-dire le divertissement moralisant.

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Antoine de Montchrestien et la tragédie classique française

Antoine de Montchrestien (1575-1621) est une figure marquante de l’histoire de la tragédie ; il commence très tôt, avec succès: Sophonisbe jouée et publiée à Caen en 1596 marqua François de Malherbe, et à sa demande elle fut modifiée, sous la forme de La Carthaginoise ou la liberté en 1601.

La même année il écrit La Bergerie, Les Lacènes, David ainsi qu’Aman, L’Escossoise, ou le Desastre, qui devient en 1604 La Reine d’Escosse, et la même année Hector.

Dans sa dédicace pour cette dernière pièce, « À très haut, très puissant, et très excellent Henri de Bourbon Prince de Condé, premier Prince du sang, premier Pair de France, Gouverneur et Lieutenant de sa Majesté en Guyenne », Antoine de Montchrestien explique ce qu’est à ses yeux une tragédie :

« Les tragédies, pour le seul respect de leur sujet, ne méritent moins d’êtres lues des Princes, nés et nourris aux lettres et à la vertu, que d’autres livres, qui portent des titres plus spécieux et plus sérieux en apparence.

Elles représentent presque en un instant ce qui s’est passé en un long temps ; les divers accidents de la vie, les coups étranges de la fortune, les jugements admirables de Dieu, les effets singuliers de sa providence, les châtiments épouvantables des rois mal conseillés et des peuples mal conduits.

En tous les actes Dieu descend sur le théâtre et joue son personnage si sérieusement qu’il ne quitte jamais l’échafaud que le méchant Ixion ne soit attaché à une roue et que la voix lamentable du pauvre Philoctète ne soit exaucée, marques apparentes de sa justice et de sa bonté. »

Antoine de Montchrestien est ainsi l’équivalent de Robert Garnier, mais en version protestante. Lui aussi représente la faction royale, mais en espérant la faire pencher du côté protestant, alors que Robert Garnier est du côté catholique.

La dimension éducative est donc plus marquée. Dans une dédicace au même prince, en 1604, Antoine de Montchrestien dit ainsi :

« C’est d’une émulation des actions généreuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos âmes ces étincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont mêlées en leur essence.

De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l’une et de l’autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une école ouverte à tous venants, où l’on apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l’esprit humain, et à tenir droite la raison parmi les flots et tempêtes de la vie, seul et plus digne effet qui dépende de notre position. »

De fait, lorsque Antoine de Montchrestien appelle à « tenir droite la raison », cela raisonne tout à fait avec le calvinisme. Il souligne bien ici que le roi n’est pas différent dans l’adversité que les autres : c’est une morale universelle ; on retrouve l’esprit de Sénèque, mais en plus rationnel.

Voici, dans cet esprit, la fin de la pièce Hector, traitant du pouvoir royal ; le roi est présenté comme pouvant être victime des Parques qui peuvent couper le fil de sa vie, tout autant que n’importe quel être mortel :

« Choeur

Par la dextre d’Hector Troye a resté debout :
Par sa mort malheureuse elle tombe du tout.
Il faut bien qu’elle soit de nos larmes suiuie ;
En elle nous perdons la victoire et la vie.
Que le bonheur publique est foible et vacillant,
S’il dépend de la main d’un seul homme vaillant,
Qui s’offre à tous hazards sans crainte de la Parque.
Mortes, voyez ici que pour estre Monarque,
Empereur, Capitaine, on ne vit pas plus seur
De tromper les ciseaux de la fatale sœur,
Qui sans aucun respect en le tombe deuale
La houlette champestre et la verge Royale. »

Voici également le choeur traitant de la condition des grands, dans La reine d’Ecosse :

« L’ardente ambition qui les Princes transporte
Trouble leur jugement.
La gloire plus de mal que de bien leur apporte ;
Leur aise est un tourment.
Leur repos s’établit au milieu de la peine;
Leur jour se change en nuit:
Leur plus haute grandeur n’est qu’une Idole vaine,
Qui le peuple séduit.
Leur Etat n’a rien sûr que son incertitude;
En moins d’un tourne-main
On voit leur liberté tomber en servitude,
Et leur gloire en dédain.
Encore que chacun les prise et les honore,
Ils n’en sont plus contents:
Car le ver du souci sourdement les dévore
Parmi leurs passe-temps.
J’estime bien-heureux qui peut passer son âge
Franc de peur et de soin,
Et qui tous ses désirs borne dans son village,
Sans aspirer plus loin. »

On voit aisément une certaine dimension de désengagement propre au stoïcisme. Antoine de Montchrestien oscille, mais il le fait du côté protestant. On retrouve, comme ici dans La Carthaginoise, la confrontation psychologique propre à l’être humain capable d’autonomie, de questionnement, voyant la contradiction où il se trouve ; cela n’est permis que par l’appel effectué par le calvinisme.

« Sophonisbe, tu pars, le sort en est jeté
Et moi, je reste seul privé de ta beauté.
Belle âme de mon coeur, que ne peux-je te suivre ?
Ou bien que ne le veux-je, étant si las de vivre ?
Tel est le sort cruel qui me donne la loi
Que je ne puis mourir ni vivre avecques toi.
Meurs doncques pour revivre à jamais immortelle ;
Je vivrai pour mourir en douleur éternelle :
Le premier feu d’amour dont tu m’as allumé
Brûle toujours en moi sans être consommé. »

Devant fuir en Angleterre pour des affaires de duels, Antoine de Montchrestien se fait ensuite connaître en publiant en 1615 son Traité d’économie politique, qui introduit pratiquement cette discipline et est absolument typique du soutien protestant à l’administration du roi Henri IV. Il mourra par la suite dans la guerre de religions, tentant de soulever les protestants de la Basse-Normandie d’où il est originaire, après avoir été un brillant chef de guerre.

En ce sens, on peut comprendre la complainte de Marie Stuart dans La reine d’Ecosse : c’est ici la vision de la France par Antoine de Montchrestien qui s’exprime, et correspond tout à fait à la position de la faction royale, ici celle liée à Henri IV (les lignes sont sautées pour faciliter la lecture).

« Adieu France jadis séjour de mon plaisir,
Où mille et mille fois m’emporta le désir
Depuis que je quittai ta demeure agréable,
Par toi je fus heureuse, et par toi misérable :

Si toutefois chez toi pouvaient loger mes os,
La mort me tiendrait lieu de grâce et de repos:
Mais puis que l’Éternel autrement en dispose,
Sur son juste vouloir mon âme se repose.

Adieu ton grand Henry, Monarque glorieux,
Délices de la terre et doux souci des Cieux,
Qui porte aux yeux l’amour, la grandeur au visage,
L’éloquence en la bouche, et Mars dans le courage.

Adieu Princes du sang honneur de l’univers,
Adieu braves Lorrains qui de Lauriers couverts,
Faites que votre Race en tous lieux estimée,
Vante encor’ à bon droit les palmes d’Idumée.

Adieu superbe Louvre, enflé de Courtisans;
Adieu riches Cités, adieu Châteaux plaisants,
Adieu Peuple courtois, adieu belle Noblesse,
Qui m’avez tant chérie étant votre Princesse,

Lors qu’un François second clair Astre des Valois,
Sur la Gaule exerçait les paternelles lois.
Adieu finalement chastes et belles Dames,
Le beau désir des coeurs, l’ardeur des belles âmes,

Qui dedans l’air français brillez plus vivement,
Que ne font par la nuit les feux du Firmament,
Et qui passez encore en nombre les étoiles,
Quand pour luire en Hiver elles n’ont plus de voiles. »

L’échec d’Antoine de Montchrestien à s’imposer, pour des raisons historiques, témoigne que la tragédie ne pouvait pas se maintenir, de par sa dimension psychologique, sans le protestantisme. La mise en échec de ce dernier va anéantir pour toute une période la tragédie en tant que principe. Seul l’établissement de la monarchie absolue mettant de côté le catholicisme saura rétablir la tragédie.

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La tragédie classique française, le sentiment de grandeur et l’éloquence

Regardons comme Robert Garnier, en tant que première grande figure de la tragédie française, aborde la question de la réalité selon l’angle du stoïcisme, s’opposant au calvinisme et se plaçant à distance du catholicisme.

Il s’agit de souligner ici les valeurs essentielles du stoïcisme comme idéologie conforme à l’aristocratie royale : le fait que l’ordre social soit efficace et implacable, que le sort des êtres humains doit être accepté tel quel, que la vertu est la valeur cardinale de la société. C’est là l’idéologie visant à cadrer les masses dans le nouveau régime.

Il s’agit, ce faisant, de ne pas se heurter trop au catholicisme, toute en procédant de manière laïque par l’intermédiaire des références gréco-romaines, tout en réfutant la conception du citoyen autonome du calvinisme.

Voici comment dans Cornélie, le destin est présenté à la manière précise du stoïcisme : on ne sait jamais ce qui peut se passer :

« La fortune est volage. »

« Fortune, qui cette rondeur Assujettit à sa grandeur, Inconstante Déesse, Nous embrasse et nous comble d’heur, Puis tout soudain nous laisse. »

Pareillement, dans Porcie, il est dit :

« Tout est fait par destins, sur le destin se fonde
L’entier gouvernement de la machine ronde. »

« Rien n’est durable ici bas,
Rien si ferme ne demeure
Qu’il ne change d’heure eu heure. »

Mais alors, a-t-on un Dieu qui décide de tout ou non ? Dans Les Juives, c’est le cas, et c’est justement l’exception :

« Dieu conduit toute chose et du ciel il commande;
Nous n’avons rien mortel qui de lui ne dépende »

Dans les autres œuvres en effet, c’est l’antiquité gréco-romaine qui est utilisée pour la mise en valeur du stoïcisme, comme dans Marc Antoine :

« Heureux qui jamais n’eut de vie
Ou que la mort des le berceau
Lui a, pitoyable, ravie,
L’emmaillotant dans le tombeau.
Heureux encore en sa misère
Qui le cours d’une vie usant
Loin des Princes se va retraire
Et leurs charges va refusant »

« La mortelle Parque
Nous offre un secours salutaire
Contre tous les humains malheurs,
Et nous ouvre sans fin la porte
Par où faut que notre âme sorte
De ses incurables douleurs. »

«  La fortune se change »

« Les dieux sont toujours bons et non pernicieux.
— N’ont-ils pas tout pouvoir sur les choses humaines ?
— Ils ne s’abaissent pas aux affaires mondaines ;
Ainsi laissent aux mortels disposer librement
De ce qui est mortel dessous le firmament,
Que si nous commettons en cela quelques fautes,
Il ne faut point nous prendre à leurs majestés hautes,
Mais à nous seulement, qui par nos passions
Journellement tombons en mille afflictions. »

On a ici l’expression d’un très clair d’un destin incompréhensible, auquel il faut répondre de manière vertueuse, par l’acceptation.

Voici d’autres exemples de soumission au sort, avec Hippolyte :

« Il ne se trouve rien de durable en ce monde,
Tousjours sera trompé qui son espoir y fonde. »

« La mort sans se montrer vient à nous à grand pas
Nous trancher journaliers la vie et les ébats »

Dans les Troades, on a de même :

« Toutes choses humaines
Sujettes à périr sont toujours incertaines
Et nul ne se peut voir tant de felicité
Qu’il ne puisse tomber en plus d’adversité. »

Le sort appartient alors à une puissance suprême, le Roi, qui seul peut empêcher les forces centrifuges de triompher et de provoquer le chaos. Les guerres de religion n’ont pas fait que ralentir l’instauration de la monarchie absolue, elles l’ont également affermi voire accéléré, de par la nécessité d’un fort pouvoir central pour faire cesser les troubles.

Il y a là un paradoxe extrêmement puissant, qui obscurcit la nature de la tragédie, expression littéraire et culturelle de la contradiction provoquée par la situation de conflit prolongé entre catholicisme et protestantisme.

Le thème essentiel de la tragédie, ce sera donc les figures liées au roi, plus que simplement à la noblesse ou la religion. Voici par exemple comment Lazare Baïf, dans sa présentation de la Tragédie de Sophocle intitulée Electra, en 1537, explique ce qu’est une tragédie :

« Tragédie est une moralité composée des grandes calamités, meurtres et adversités survenues aux nobles et excellents personnages, comme Ajax, qui s’occit pour avoir été frustré des armes d’Achille. Œdipus qui se creva les yeux après qu’il lui fut déclaré comme il avait eu des enfants de sa propre mère, après avoir tué son père.

Et plusieurs autres semblables. Tant que Sophocle en a écrit six vingts: entre lesquelles est cette présente, intitulée Electra, parce qu’elle y est introduite, et y parle tant bien et virilement, que un chacun s’en peut donner merveille. Euripide aussi et plusieurs autres ont composé pareilles Tragédies.

Et la grâce d’icelles a anciennement si bien régné, que les rois et princes se mêlaient d’en composer, mêmement Dionysius Roi de Sicile, et Hérode Roi des Perses, et assez d’autres. »

Jacques Peletier du Mans (1517-1582), dans son Art poétique, en 1555, donne quant à lui la définition suivante de la tragédie :

« La Comédie et la Tragédie ont de commun qu’elles contiennent chacune cinq actes, ni plus ni moins. Au demeurant, elles sont toutes diverses.

Car au lieu des personnages comiques, qui sont de basse condition, en la Tragédie s’introduisent rois, princes et grands seigneurs.

Et au lieu qu’en la Comédie les choses ont joyeuse issue, en la Tragédie, la fin est toujours luctueuse [inspirant une tristesse funèbre] et lamentable, ou horrible à voir.

Car la matière d’icelle sont occisions, exits malheureux, définements de fortunes, d’enfants et de parents. »

La tragédie naît précisément au cœur des guerres des religions, dans le cadre des intellectuels liés au pouvoir central formant la monarchie absolue. Les intellectuels apportent l’éloquence qu’ils ont formé au sein de la poésie, avec les auteurs de la Pléiade, tandis que l’État apporte le sentiment de grandeur.

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