La crise ukrainienne relève de la guerre impérialiste – rejoignez la bannière du marxisme-léninisme-maoïsme !

Nous voulons ici avertir que les événements en Ukraine portent une charge qualitative entièrement nouvelle, au sens où il ne s’agit pas simplement d’une tension avec des traits bien spécifiques liée à une situation particulière et à un moment particulier. Il ne s’agit pas, en tant que tel, d’un affrontement de deux pays issus de l’URSS, la Russie et l’Ukraine, sur la base de questions d’orientation politiques et économiques extérieure et intérieure.

Il s’agit en effet d’une réalité ayant un caractère nouveau et une dimension générale, reflétant une période historique bien déterminée, car l’heure est à l’accentuation militaire des contradictions inter-impérialistes. La Russie agit ici comme un challenger bousculant l’ordre capitaliste mondial afin de forcer violemment au repartage du monde, afin de parvenir à la mise en place d’un nouvel empire russe.

Il ne s’agit pas de troubles ayant une portée militaire – mais bien d’un effondrement de la « paix » capitaliste.

Nous affirmons cela, parce que notre position communiste marxiste-léniniste-maoïste nous permet de caractériser la crise capitaliste et ce qu’elle implique.

Nous avons compris que le capitalisme était devenu fondamentalement instable avec l’irruption de la pandémie. Dialectiquement, le maintien de son apparente stabilité, au moyen de la multiplication des crédits, se paie par un basculement dans la bataille pour le repartage du monde. La paix intérieure du capitalisme a comme prix la guerre extérieure. Aussi avons-nous justement souligné, depuis pratiquement une année, que la crise ukrainienne allait devenir majeure – une analyse correcte qui est une preuve de la validité de notre analyse du mode de production capitaliste connaissant un processus d’effondrement général.

Il faut ici bien souligner sur ce plan que le monde est totalement sous le choc que la Russie se soit permise d’aligner la majeure partie de ses troupes autour de l’Ukraine et de reconnaître officiellement, le 21 février 2022, les républiques séparatistes de l’Est de l’Ukraine. Les médias, les analystes, les experts, les diplomates… sont tous débordés par cette réalité nouvelle, dont la dimension militaire est ouverte.

Fondamentalement, ce n’est pas que ce soit une initiative militaire unilatérale qui marque les capitalistes, mais qu’il s’agisse là d’un phénomène contribuant massivement au caractère instable des rapports internationaux, une frontière considérée comme infranchissable depuis l’effondrement du bloc social-impérialiste soviétique en 1989 et l’utilisation de la Chine sociale-fasciste dans le dispositif productif international.

Pour employer un terme aux contours trop flous mais parlant, c’est la mondialisation qui se voit ébranlée de manière fondamentale par la crise ukrainienne. L’unification internationale par le marché capitaliste se voit confrontée à une contre-tendance interne : les contradictions inter-impérialistes, et ces dernières prennent de plus en plus le dessus.

Nous le répétons : la stabilité intérieure du capitalisme a provoqué une instabilité extérieure. Le cadre international, pacifié depuis 1989, s’effondre littéralement. La Russie bousculant l’ordre européen au sujet de l’Ukraine reflète, comme exemple et comme point le plus avancé en ce domaine, l’aventurisme impérialiste se systématisant dans le monde.

Le capitalisme impérialiste (de la superpuissance impérialiste américaine, de la Chine, du Japon, de la France, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la Russie…) et le capitalisme bureaucratique semi-féodal semi-colonial expansionniste (de la Turquie, de l’Iran, du Brésil, de l’Inde…) assument toujours plus de rompre avec la stabilité internationale auparavant reconnue et acceptée comme prioritaire, ou du moins comme constituant le cadre général où agir.

Et comment procèdent les capitalismes en crise, s’alignant sur l’aventurisme ? En faisant en sorte de diviser pour régner. Les haines nationalistes, les passions guerrières, les volontés hégémoniques, les intérêts matériels, les traditions religieuses… Absolument toutes les nuances et différences entre les peuples, entre les gens eux-mêmes, sont utilisées par les grandes puissances pour provoquer la division, pour fomenter des troubles, pour fomenter des mouvements de « révolte » sur une base irrationnelle, des tendances aux séparatismes… afin que cela serve d’appui aux opérations rentrant dans le cadre des visées impériales.

La division entre les peuples russe et ukrainien est artificielle, elle est produite par le jeu des grandes puissances

Ce qui se déroule en Ukraine est exemplaire de cette opération impérialiste de « diviser pour régner ». Les peuples russes et ukrainiens, qui se connaissent si bien depuis des siècles et qui sont si proches culturellement malgré leurs différences nationales, se voient projeter l’un contre l’autre.

Les choses sont montées en épingle de manière disproportionnée, avec un énorme matraquage idéologique, des opérations psychologiques de grande envergure, une propagande exacerbée réécrivant l’Histoire selon les besoins impérialistes.

Deux grandes puissances sont ici responsables de l’horrible situation de l’Ukraine.

La superpuissance impérialiste américaine, hégémonique dans le monde, utilise l’OTAN comme vecteur afin de placer le continent européen sous son contrôle, élargissant pour cela son dispositif à l’Europe de l’Est. L’Ukraine est le dernier pays manquant encore avant la Russie, d’où les milliards déversés par la CIA afin de pousser à une « révolte » pro-occidentale, qui se réalisa en 2014 avec le coup d’État de l’Euromaidan dont une composante importante consista en les mouvements d’extrême-droite Svoboda et Pravdy Sektor.

L’impérialisme russe tente de reformer, non pas tant la superpuissance social-impérialiste soviétique des années 1960-1980, que l’empire russe d’avant Octobre 1917. L’intégration-désintégration de l’Ukraine est ainsi à l’ordre du jour pour la Russie d’aujourd’hui comme à l’époque des Tsars où la nation ukrainienne était niée, la langue ukrainienne interdite, la culture ukrainienne martyrisée, les Ukrainiens considérés comme des « petits-russes » de moindre valeur.

La thèse de la seconde crise générale du capitalisme
est confirmée

Les événements en Ukraine ne sont pas compréhensibles à partir d’un prisme « géopolitique », de considérations économiques, d’analyses militaires. Il va de soi qu’il y a des aspects militaires, politiques, économiques… dans tout cela. Mais ce n’est pas la substance des choses.

Le véritable déclencheur des événements, ce qui a ouvert la boîte de Pandore, c’est la seconde crise générale du capitalisme, déclenchée par la pandémie. Le capitalisme procède en effet par expansion, tout en se heurtant à un moment donné à une limite. Il se confronte alors à un obstacle infranchissable empêchant la continuité de l’accumulation de capital et de travail.

Il doit tout faire pour forcer la continuation de l’expansion. C’est alors la tendance à la guerre qui s’exprime, jusqu’à la guerre impérialiste.

La première crise générale du capitalisme s’est produite dans les années 1910, avec le déclenchement de la guerre mondiale et la révolution russe d’Octobre 1917. L’accumulation capitaliste était alors littéralement torpillée, les sociétés se déchirant politiquement, culturellement, socialement.

Le capitalisme n’avait alors pas encore atteint le degré de maturité permettant une société de consommation, l’encadrement complet des comportements et des mentalités au moyen des institutions (dont les syndicats font partie), d’un travail salariat perpétuellement rationalisé.

La contradiction entre le travail intellectuel et le travail manuel était explosive dans un tel cadre, et le fascisme comme mobilisation de masse pour dévier les protestations et empêcher l’affirmation du besoin de communisme se systématisa, précipitant les pays dans la seconde guerre mondiale.

La seconde crise générale du capitalisme s’est produite au début de l’année 2020, avec l’irruption d’une maladie issue du terrible écocide provoquée par le capitalisme à l’échelle mondiale. La destruction de la Nature a pris une immense proportion, allant jusqu’à une crise dans le cadre de la contradiction entre les villes et les campagnes, aboutissant au dérèglement des rapports entre les espèces et les maladies.

Le capitalisme a pris de plein fouet l’irruption de la pandémie, toute sa production a été bouleversée, ainsi que le rythme fondamental du 24 heures sur 24 de la vie quotidienne avec sa consommation forcenée. La machinerie capitaliste s’est enrayée.

C’est précisément la compréhension de cette seconde crise qui nous a permis, dès le milieu de l’année 2021, d’affirmer que la crise ukrainienne relevait d’une dimension nouvelle, d’une confrontation militaire à une nouvelle échelle, de la guerre impérialiste pour le repartage du monde.

La crise ukrainienne a comme arrière-plan la contradiction entre la superpuissance impérialiste américaine et son challenger chinois

La bataille pour le repartage du monde est concrètement la grande actualité des pays du monde, que ceux-ci soient des pays capitalistes développés (comme la Belgique, la France…) ou des pays semi-féodaux semi-coloniaux (comme la Turquie, le Brésil ou le Mali). Il faut trouver un moyen d’arriver à l’expansion, à tout prix, sinon le régime s’effondre comme un château de cartes de par la pression de la crise.

La situation en Ukraine doit d’autant moins être comprise de manière « géopolitique » que ce qui se joue à l’arrière-plan, c’est la mise en place de la troisième guerre mondiale impérialiste entre la superpuissance impérialiste américaine et son challenger chinois.

Le capitalisme a réussi à se relancer grâce à une expansion aux dépens d’une partie importante des territoires auparavant sous la dépendance du social-impérialisme soviétique, ainsi qu’avec l’utilisation de la Chine comme atelier du monde, puis comme usine du monde.

La fin de cette expansion commencée en 1989 s’est exprimée en 2020 avec la pandémie et elle apporte au monde une nouvelle grande puissance, la Chine, qui vise à l’hégémonie mondiale en remplacement de la superpuissance impérialiste américaine.

La Chine, un pays social-fasciste depuis la restauration du capitalisme en 1976, a profité de l’expansion capitaliste mondiale en exploitant massivement la classe ouvrière chinoise et en s’appuyant sur un régime terroriste. Profitant de sa taille et de sa population, l’impérialisme chinois vise à s’affirmer sur la scène mondiale, aux dépens de la superpuissance impérialiste américaine.

Le conflit entre l’impérialisme russe et l’Ukraine est ainsi, sur le plan de la tendance historique, également un conflit entre la Russie et la superpuissance impérialiste américaine, et revient même à un affrontement entre la Chine et la superpuissance impérialiste américaine.

Le moteur principal de la guerre impérialiste au niveau mondial est l’affrontement sino-américain, qui joue à tous les niveaux, dans tous les affrontements militaires.

L’OTAN est un appareil militaire à visée externe et interne

La Belgique est pays impérialiste de faible importance, la France est un pays impérialiste d’importance significative. Cependant, la Belgique accueille le siège de l’OTAN à Bruxelles et porte en ce sens une très lourde responsabilité, celle d’assurer une stabilité permanente afin de légitimer l’OTAN.

L’OTAN a été en effet le bras armé accompagnant le développement du capitalisme occidental dans les années 1960-1980, ce qui veut dire que ce n’a pas été simplement une structure militaire se définissant par rapport au bloc de l’Est dirigé par le social-impérialisme soviétique. L’OTAN a également été tout un appareil d’affirmation symbolique, de pression psychologique, d’échanges d’informations des services secrets et d’opérations militaires, dans le sens de la contre-insurrection.

L’OTAN est un appareil exerçant une pression pour uniformiser la défense des intérêts économiques et politiques du capitalisme occidental ; il ne faut jamais oublier l’importance que l’OTAN accorde pour chacun de ses membres, aux formes institutionnelles, aux prises de position diplomatiques, à l’organisation des rapports sociaux.

C’est d’ailleurs pour cela que l’Ukraine n’a pas encore pu adhérer à l’OTAN et qu’elle connaît d’intenses modifications internes afin justement d’être en mesure de répondre aux exigences du capitalisme occidental.

D’où les difficultés également de la France, pays exemplaire du capitalisme occidental mais cherchant à disposer souvent d’une indépendance stratégique, dans ses rapports avec l’OTAN.

Cet aspect de la question de la guerre impérialiste est essentiel, car qui dit guerre dit appareil militaire, et on ne peut pas comprendre les modalités de la guerre sans voir comment celle-ci se développe, comment elle se met en place, comment elle cherche à se dérouler.

La Russie est un pays impérialiste

Même si en Belgique et en France l’OTAN reste l’aspect principal de la tendance à la guerre, il ne faut absolument pas pour autant attribuer une valeur positive, à caractère « anti-impérialiste », à la Russie. Ce pays, dont les visées expansionnistes sont indubitables, n’a eu de cesse de développer un immense appareil idéologique pour se présenter sous un jour favorable, comme simple « victime » de l’OTAN.

Des médias comme RT et Sputnik, des agitateurs permanents sur les réseaux sociaux, des hommes politiques soudoyés, et même des organisations d’extrême-gauche ou d’ultra-gauche en mal de légitimité… présentent la Russie comme un pays pacifique, contribuant au progrès mondial dans tous les domaines, jouant le rôle de principal obstacle à la mondialisation capitaliste.

La Russie porterait, malgré sa nature, des traits « soviétiques », un respect des codes de l’honneur, des principes communautaires « socialistes », permettrait la mise en place d’un monde « multipolaire », ne serait pas gangrené par un capitalisme déchaîné, etc.

Tout cela relève de la propagande impérialiste, aussi ne saurait-on sous-estimer le rôle néfaste joué par la Russie dans sa tentative se présenter comme devant être naturellement soutenue si on s’oppose à un capitalisme qui serait « occidental », par opposition à une « Eurasie » qui porterait une identité « socialiste ».

On doit ici considérer qu’il y a une contradiction inter-impérialiste et s’il y a bien toujours un aspect principal, il ne faut jamais perdre de vue le principe de l’autonomie prolétarienne, du maintien des principes idéologiques communistes, de l’auto-suffisance sur le plan de l’organisation.

Il faut avoir dans l’idée qu’on est dans la même configuration qu’avant 1914 et il ne s’agit pas de prendre parti pour un impérialisme contre un autre.

Nous en sommes revenus à la situation d’avant 1914

Il est nécessaire de constater qu’un piège impérialiste s’est refermé sur l’Ukraine, la superpuissance américaine et l’impérialisme russe transformant ce malheureux pays en cible pour leur propre expansionnisme. La première veut élargir sa zone d’influence et de contrôle, en faisant de l’Ukraine son satellite, alors que la Russie aimerait justement que celle-ci intègre son champ de domination « impériale ».

Cela nous ramène à la situation mondiale avant 1914, avec la compétition entre puissances pour se développer aux dépens d’autres pays, au moyen de coups de pression, d’interventions militaires.

La crise militaire en Ukraine le monte bien : les interventions militaires sont désormais considérées comme le facteur décisif, comme l’expression politique la plus nette, la plus tranchante, la plus à même de permettre l’expansion.

La seconde crise générale du capitalisme a apporté un saut qualitatif, où la tendance à la guerre l’emporte sur les autres tendances, de manière ouverte ou indirecte, franche ou insidieuse. Et les capitalistes profitent de toutes les améliorations techniques et technologiques, du caractère plus développé des forces productives.

Le caractère nouveau de la guerre moderne

Nous voulons souligner le fait que, malheureusement, les larges masses n’ont pas une compréhension juste de ce qu’est la guerre moderne. Elles ne saisissent pas ce qu’est un État, donc elles ne voient pas ce qu’est le pouvoir dans son rapport aux classes. Qui plus est, et c’est là essentiel, elles ne voient pas les immenses modifications que connaît la guerre dans ses formes concrètes depuis trente ans.

L’irruption des nouvelles technologies a largement modifié la gestion des conflits, avec une capacité de connaissance en temps réel désormais des acteurs sur place et une distribution immédiate des décisions à ces mêmes acteurs sur le champ de bataille.

Ce saut qualitatif dans la gestion des actions a contribué à un renforcement quantitatif de par une interaction démultipliée des troupes militaires elles-mêmes. C’est le sens de la professionnalisation des armées : la guerre moderne exige un haut niveau de technicité, tant pour maîtriser les innombrables types d’armes que pour être en mesure de gérer ou participer à des opérations désormais coordonnées de manière très approfondie.

La guerre moderne possède en ce sens de très nombreux aspects, qui ne sont pas tant nouveaux que faisant l’acquisition d’une autre magnitude et se combinant bien davantage. Que ce soit par l’espionnage, le sabotage, la guerre psychologique, les piratages informatiques, les opérations consistant en des « coups » bien déterminés… la guerre moderne a obtenu un caractère « hybride » comme le formulent les experts militaires bourgeois.

Les armées modernes intègrent même directement dans leurs activités tant la surveillance que l’utilisation des réseaux sociaux pour leurs opérations. Il y a cette anecdote de Facebook fermant des comptes se prétendant maliens mais en fait liés aux armées française et russe en décembre 2020, cependant dans les faits chaque armée assume entièrement cette dimension d’opération psychologique, de manipulation.

On peut dire que, avec les technologies actuelles, il y a une combinaison encore plus avancée des services secrets avec l’armée et inversement, ce qui renforce la signification des décisions prises au plus haut niveau au sein d’un appareil d’État toujours plus centralisé.

Jamais les États n’ont ainsi été autant coupés du peuple – mais, en même temps, jamais ils n’ont été autant capable de réactivité et de prises d’initiative d’écrasement rapide.

Il n’est pas de retour en arrière possible

Comme l’a affirmé Staline à la suite de Lénine, « pour supprimer l’inévitabilité des guerres, il faut détruire l’impérialisme ». Toute autre conception est une convergence avec le mode de production capitaliste et il faut souligner ici la menace que représentent les courants bourgeois « socialistes » prétendant réorganiser le capitalisme, le réguler, lui mettre des barrières, le refaçonner, lui imposer des règles, etc.

Il y a deux ennemis et non pas un : il faut combattre ceux qui veulent la guerre impérialiste, au nom du nationalisme, de l’expansionnisme, et il faut aussi combattre ceux qui mentent en prétendant pouvoir faire changer le capitalisme.

Aussi vaines que soient ces prétentions à « améliorer » ou « modifier » le capitalisme, elles désorientent, elles font perdre du temps, elles empêchent de voir la gravité de la situation historique.

Le capitalisme aboutit immanquablement à la guerre impérialiste et il n’est pas de retour en arrière possible une fois un tel processus enclenché. Seul le démantèlement des monopoles peut briser les forces menant à la guerre, et quel sens aurait un retour au capitalisme qui remettrait en branle le processus menant à des monopoles ?

Les réformistes répondront ici qu’un « capitalisme organisé » est possible : c’est un mensonge qui masque les intérêts du capitalisme cherchant à sauver son existence. Il y aura aussi les romantiques économiques qui proposeront un retour en arrière à une forme primitive de capitalisme, avec l’artisanat, voire le troc. C’est là incompatible avec les exigences de notre époque.

Les exigences de notre époque

La guerre qu’amène le capitalisme est aussi, dialectiquement, une contre-réponse à la paix planétaire qui est historiquement possible.

Nous avons besoin d’une société mondiale unifiée, d’une humanité unifiant et centralisant toutes ses forces, afin d’élever le niveau de vie des masses mondiales et d’en même temps protéger la planète, en adoptant un mode de vie qui soit naturel et non plus décidé artificiellement par les capitalistes pour développer la consommation.

La guerre imposée par le capitalisme est également un moyen de propager la concurrence, la compétition, le cynisme, l’égoïsme… Alors que sont à l’ordre du jour la compassion, l’empathie, le Socialisme. Au lieu d’avoir une humanité pacifiée et cultivée, se tournant vers la Nature et en particulier les animaux, ayant la tête dans les étoiles pour envisager la colonisation spatiale, le capitalisme cherche à défigurer le monde à coups de divisions, de sectarisme, de particularismes.

C’est là un aspect essentiel. Le capitalisme propage les divisions qui se conjuguent pour former une légitimité au crime à grande échelle. Il faut que les communistes soient en mesure de faire face à une telle entreprise, et cela implique d’être capable d’avoir une lecture approfondie de ce qu’est la société socialiste, le besoin de communisme.

Toute réduction à de l’économisme, à des considérations sans profondeur, sans âme, sans reconnaissance de la dignité du réel… amène la défaite face aux mobilisations provoquées par le capitalisme, qui profitent tant de moyens matériels élevés que d’un irrationalisme particulièrement prononcé.

Il faut impérativement avoir conscience de cette dimension !

Vive la nation ukrainienne, victime du complot militariste réalisé par la superpuissance américaine et l’impérialisme russe !

Guerre à guerre impérialiste, guerre à l’OTAN !

Guerre populaire jusqu’au Communisme !

Centre Marxiste-Léniniste-Maoïste de Belgique

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

Février 2022

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La dissolution de l’Internationale Communiste

Le chaos provoqué par le début de la guerre en 1939 et l’entière désorganisation du Parti Communiste Français porta de fait un coup fatal à l’Internationale Communiste. Sa seule fonction était désormais d’évaluer les rapports de force de la guerre inter-impérialiste, même si bien entendu les réseaux clandestins étaient maintenus. Cependant, l’aspect principal qui était la direction de manière formelle des Partis Communistes du monde entier avait en quelques sorte disparue en soi.

Cela ne tombait pas du ciel. Si à sa fondation l’Internationale Communiste se pose littéralement comme Parti Communiste mondial dirigeant les sections selon les interprétations de la situation de la révolution mondiale, cela s’est transformé en gestion directe des Partis Communistes agissant dans leur propre cadre national.

C’était comme si ce processus s’était porté à son paroxysme et rendait caduc l’orientation prise à la base. L’article au sujet du premier mai 1940 dans la presse de l’Internationale Communiste consiste pour cette raison surtout en une sorte de pur bilan de la situation caractérisée par la terreur fasciste et la guerre impérialiste, aux communistes appartenant… l’avenir. L’appel du premier mai 1940 en tant que tel ne dit pas autre chose, soulignant également le rôle de la social-démocratie dans son aide à la légitimité des régimes impérialistes britannique et français.

Il en alla de même pour le premier mai 1941, alors que la guerre impérialiste s’installait clairement de manière durable et avait comme prolongement direct, en juin 1941, l’attaque de l’Union Soviétique par l’Allemagne nazie épaulée des armées finlandaise, hongroise, italienne, roumaine et slovaque.

Le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste se déplaça alors temporairement de Moscou à Oufa (à un peu plus de mille kilomètres à l’Est de Moscou) et Kouïbychev (à un peu plus de deux mille cinq-cents kilomètres à l’Est de Moscou).

Il était alors clair que l’Internationale Communiste se retrouvait dans une position intenable, et cela d’autant plus qu’avec l’évolution de la guerre, l’URSS se retrouvait allié à des pays capitalistes voyant d’un très mauvais œil cette structure et n’hésitant pas à dénoncer les Partis Communistes comme le simple appendice de l’URSS.

Alors qu’elle n’était pratiquement plus en fonction, l’Internationale Communiste vit son Comité Exécutif se réunir les 13 et 17 mai 1943, aboutissant à l’envoi le 20 mai d’une missive aux Partis Communistes quant à une éventuelle dissolution. C’était là en soi également une marque de faiblesse puisqu’il était impossible d’organiser un congrès.

La thèse principale de la missive est que :

« Bien avant la guerre, il devint de plus en plus clair que, dans la mesure où la situation intérieure aussi bien qu’internationale des différents pays devenait plus compliquée, la solution des problèmes du mouvement ouvrier de chaque pays particulier par l’intermédiaire de quelque centre international rencontrerait des obstacles insurmontables.

Les profondes différences dans les voies historiques de développement de chaque pays du monde, le caractère divers et même la contradiction dans leurs ordres sociaux, la différence dans le niveau et dans le rythme de leur développement social et politique et enfin la différence dans le degré de conscience et l’organisation des travailleurs ont également conditionné les divers problèmes auxquels est confrontée la classe ouvrière de chaque pays en particulier.

L’ensemble du cours des événements depuis un quart de siècle, ainsi que les expériences accumulées de l’Internationale communiste, ont prouvé de manière convaincante que la forme d’organisation pour l’unification des ouvriers choisie par le premier Congrès de l’Internationale communiste, qui correspondait aux besoins de la période initiale de renaissance du mouvement ouvrier, avait fait son temps à proportion de la croissance de ce mouvement et de la complexité croissante des problèmes dans chaque pays, et que cette forme devenait même un obstacle au renforcement ultérieur des partis ouvriers nationaux. »

Le 7e congrès avait d’ailleurs déjà constaté qu’il fallait porter toute son attention aux conditions particulières de chaque pays. Et cette différenciation de la situation des pays était d’autant plus vrai, dit la missive, qu’il y a des pays qui font partie du bloc de l’Allemagne nazie et d’autres du bloc qui lui est opposée : les tâches ne sauraient donc être les mêmes.

La fin de la missive se conclut d’ailleurs par l’appel suivant :

« Le Présidium du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste demande à tous les adhérents de l’Internationale communiste de concentrer leurs forces sur un soutien total et une participation active à la guerre de libération des peuples et des États de la coalition anti-hitlérienne afin de hâter la destruction de l’ennemi mortel des travailleurs – le fascisme et ses alliés et vassaux. »

Le présidium était alors composé du bulgare Georgi Dimitrov, de l’Italien Ercoli (soit Palmiro Togliatti), de l’Allemand Wilhelm Florin, du Tchécoslovaque Klement Gottwald, du Soviétique Andreï Jdanov, du Bulgare Vasil Kolarov, de l’Autrichien Johann Koplenig, du Finlandais Otto Kuusinen, du Soviétique Dmitri Manouïlski, du Français André Marty, de l’Allemand Wilhelm Pieck et du Français Maurice Thorez.

Étaient également présents à Moscou l’Italien Vincenzo Bianco, l’Espagnole Dolores Ibárruri, la Finlandaise Inkeri Lehtinen, la Roumaine Ana Pauker, le Hongrois Mátyás Rákosi.

La missive fut publiée dans la presse de l’Internationale Communiste le 22 mai, puis dans la Pravda dans la foulée. Les réponses des Partis Communistes furent en faveur de la dissolution et le 8 juin 1943 le Comité Exécutif annonça qu’il se considérait comme dissous à partir du 10 juin.

Le Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik) mit alors immédiatement en place une « information internationale » auprès du Comité Central, s’occupant notamment des émissions radiophoniques nationales illégales, des relations avec les Partis Communistes à l’étranger, des éditions en langues étrangères, nombre d’établissements de l’Internationale Communiste se convertissant en « instituts » lui étant également soumis.

On trouvait à sa tête Alexandre Chtcherbakov, une très importante figure du Parti.

L’URSS modifia alors également son hymne en conséquence. En lieu et place de l’Internationale depuis sa fondation, une nouvelle chanson, produite pour l’occasion et victorieuse dans le cadre d’un grand concours pour cela, fut mise en place (commençant par Soïouz nerouchymyï respoublik svobodnykh…, L’Union indestructible des républiques libres… aux paroles supprimées en 1955 et modifiées en 1977).

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l’Internationale Communiste des Brigades Internationales à la dissolution

Le choix soviétique du traité de non-agression et l’Internationale Communiste

Au début de l’année 1939, l’Internationale Communiste est une observatrice avisée du « repartage du monde ». Elle suit également attentivement la répression telle qu’elle se développe en Allemagne nazie, ainsi que les velléités expansionnistes de celle-ci, constatant que c’est un puissant moteur pour répandre le fascisme en Europe.

Elle aimerait réactiver l’antifascisme, en ayant comme modèle la république espagnole et elle a ainsi clairement en vue un effondrement interne du fascisme italien et du national-socialisme allemand, sans pour autant se faire véritablement d’illusions à ce sujet.

De fait, il n’y a pas de perspective optimiste en ce qui concerne le développement de la révolution mondiale, alors qu’inversement un énorme accent est porté sur les victoires du socialisme en URSS, avec comme symboles tant le Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik) que les purges des éléments antisoviétiques à la fin des années 1930, ainsi que la mise en place du troisième plan quinquennal en 1938.

Le Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik)

Autrement dit, d’un côté l’Internationale Communiste a vu ses sections se ratatiner ou disparaître, même s’il y a dans le monde davantage de Partis Communistes qui se mettent en place, alors que de l’autre l’URSS a réussi sa construction.

L’URSS se retrouvait donc temporairement seule dans ce contexte. Elle n’avait alors finalement plus le choix. Entre son existence à court terme dans un contexte de guerre et l’appui unilatéral à une Internationale Communiste pratiquement hors de fonction ou du moins d’impact concret, elle choisit le premier aspect.

Pour se faire, elle organisa un mouvement stratégique pour empêcher d’être la cible unilatérale de l’Allemagne nazie appuyée par les autres forces impérialistes et pour ce faire elle choisit d’aboutir à un traité de non-agression avec l’Allemagne nazie en août 1939.

Cela permettait de mettre hors d’état de nuire le régime polonais fasciste et les régimes réactionnaires ou fascistes baltes, de récupérer les parties biélorusse et ukrainienne colonisées par la Pologne, et surtout de gagner du temps pour la mise en place de l’armement, en rejetant la guerre vers la France et le Royaume-Uni.

La démarche fut marquée de succès, puisque début septembre 1939 ces derniers déclarent la guerre à l’Allemagne nazie à la suite de l’invasion allemande de la Pologne fasciste. L’Internationale Communiste constatait qu’il y avait une bataille pour le repartage du monde entre les puissances ayant profité de la situation mise en place en 1918 – le Royaume-Uni, la France et les États-Unis – et celles qui ne disposaient que des « restes » : l’Allemagne, l’Italie et le Japon.

Dans l’article de sa presse annonçant le début de la guerre –« Les criminels de guerre »– on lit en octobre 1939 :

« Les impérialistes ont essayé de s’entendre aux dépens de l’Union Soviétique et d’écraser ensemble le socialisme triomphant sur un sixième de la planète.

Ce n’est qu’après qu’ait été mis en échec la tentative de provoquer une guerre entre l’Allemagne et l’Union Soviétique – telle la tentative de l’impérialisme britannique – que les voleurs impérialistes sont tombés les uns sur les autres, afin d’assurer leur propre butin et de s’approprier celui des autres.

Cette guerre est exclusivement menée par toutes les puissances impérialistes afin de savoir quel groupe de puissances impérialistes doit disposer des meilleures sources de profits de la planète, aussi est-il de signification totalement subordonnée de savoir qui est militairement « l’assaillant » et qui est « en défense ».

Tous attaquent celui qui leur dispute le butin, tous défendent leur butin, leur « droit sacré » d’opprimer et de piller les autres peuples. »

En novembre 1939, l’appel du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste pour le 22e anniversaire de la révolution d’Octobre 1917 souligne que :

« Par la mise en place du pacte de non-agression avec l’Allemagne, l’Union Soviétique a brisé les plans sournois des provocateurs de la guerre anti-soviétique.

Par ce traité, elle place ses peuples loin du sanglant champ de bataille et réduisait l’arène de l’incendie guerrier européen. Et lorsque l’État polonais, cette véritable prison des peuples, s’effondra, l’Union Soviétique a tendu la main aux peuples frères de l’Ukraine occidental et de la Biélorussie occidentale. »

La démarche était totalement cohérente. Elle était cependant lourde de conséquences pour plusieurs Partis Communistes, notamment ceux de France et de Royaume-Uni.

Le Parti Communiste Français, faible idéologiquement et sur le plan de l’organisation, fut secoué par une onde de choc due à l’incompréhension du choix soviétique, alors que parallèlement l’État procéda à sa dissolution et à une vague de plusieurs milliers d’arrestations.

25 des 74 parlementaires quittèrent le Parti, les autres étant arrêtés et condamnés pour avoir « exercé une activité ayant directement ou indirectement pour objet de propager des mots d’ordre émanant de la IIIe Internationale ».

La moitié du Comité Central est arrêté, les principaux cadres se réfugient en Belgique et Maurice Thorez en URSS ; 2 800 élus sont déchus de leurs mandats, 317 municipalités sont dissoutes ainsi que 620 syndicats de base de la CGT (qui exclut tous ceux refusant de dénoncer le pacte).

Quant à la base du Parti désormais interdit, elle est entièrement désorganisée par la mobilisation militaire de tous les hommes de moins de quarante ans.

La situation interne fut également délicate au sein du Parti Communiste de Belgique, du Parti Communiste de Grande-Bretagne et du Parti Communiste des États-Unis. Ce dernier, subissant la répression, demanda même en novembre 1940 à quitter de manière formelle l’Internationale Communiste, afin d’éviter un écrasement par la machine juridique américaine, ce qui fut accepté.

La confusion régnante était également relative à la question du rapport à la guerre : fallait-il soutenir son propre pays contre les régimes fascistes ou bien voir une guerre inter-impérialiste comme l’affirmait l’Internationale Communiste qui en raison de la situation n’était plus en mesure de reprendre ces partis suffisamment en main ?

L’offensive de l’Allemagne nazie contre l’URSS résoudra cette question, mais à ce moment-là ce fut une vraie problématique encore.

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L’Internationale Communiste à la fin des années 1930

L’investissement en faveur de l’antifascisme en Espagne devint l’aspect principal de l’orientation de l’Internationale Communiste, avec la considération qu’un succès en Espagne ferait pencher la balance du bon côté, d’autant plus que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste soutiennent militairement le coup d’État franquiste. C’était là pour le court terme : pour le long terme, l’Internationale Communiste portait une attention extrême au développement du Parti Communiste de Chine de Mao Zedong.

L’appel du premier mai 1937 de l’Internationale Communiste s’appuie donc avant tout sur la lutte antifasciste espagnole, qui représente littéralement toute l’époque. Cependant, il n’y a pas de réussite dans la tentative de parvenir à un accord avec les socialistes regroupés dans l’Internationale ouvrière socialiste pour une mobilisation envers l’Espagne.

L’aile gauche de l’Internationale ouvrière socialiste consistant en la social-démocratie autrichienne avait été brisée par l’austro-fascisme en 1934 (même si le dirigeant de ses milices, Julius Deutsch, a été actif comme général dans l’armée populaire de la république espagnole), la SFIO française était pacifiste et sur une ligne de non-intervention en Espagne y compris dans le cadre du Front populaire au gouvernement, le Labour britannique était sur une position droitière tout comme le Parti Ouvrier Belge.

L’Espagne antifasciste

Qui plus est, le Parti Communiste d’Allemagne n’arrivait toujours pas à s’aligner sur la perspective du Front populaire, alors que la social-démocratie allemande y était opposée tout en étant entièrement impuissante sur le terrain.

La grande catastrophe se produisit alors en juillet 1937, avec l’invasion japonaise de la Chine. Cela avait comme conséquence directe de rendre plus compliquée et prolongée la révolution chinoise. C’était d’autant plus vrai que l’Internationale Communiste ne comprenait pas réellement la démarche de Mao Zedong qui dirigeait alors le Parti Communiste de Chine dans une lutte armée populaire victorieuse, sous la forme d’une guerre du peuple.

Mao Zedong en 1938, écrivant De la guerre prolongée

Toute cette mauvaise perspective apparente fut accentuée par le constat de l’échec de l’Internationale syndicale rouge. L’anéantissement concret de la section allemande faisait qu’il ne restait réellement que les syndicats soviétiques et ceux de Tchécoslovaquie, car la CGT Unitaire française avait fusionné avec la CGT dans le prolongement du Front populaire. C’était là une réussite au niveau français, mais un coup mortel au niveau international puisque la CGT réunifiée restait dans le cadre de la Fédération syndicale internationale, dite Internationale d’Amsterdam.

Il fut alors procédé en décembre 1937 à la dissolution de l’Internationale syndicale rouge, afin de gagner une possibilité de faire intégrer les syndicats soviétiques à la Fédération syndicale internationale.

Entre-temps, Léon Blum avait démissionné en juin 1937 du gouvernement du Front populaire qui passa dans les mains du radical Camille Chautemps. C’était le reflet de l’absence de perspective possible, même si Léon Blum revint de manière éphémère en mars-avril 1938 pour vite céder la place au radical Edouard Daladier.

Il était à ce moment-là clair que la République espagnole était dans une situation extrêmement difficile – la guerre civile sera définitivement terminée par la défaite en avril 1939 – et que les tendances nationalistes et militaristes l’emportaient. L’Internationale Communiste fut même obligée de procéder à la dissolution du Parti Communiste de Pologne en août 1938 pour avoir littéralement capitulé devant le régime fasciste polonais mis en place par Józef Piłsudski, mort en 1935.

Si l’on ajoute à cela que l’Allemagne nazie avait envahi et annexé l’Autriche en mars-avril 1938, et que la France et le Royaume-Uni avait signé en septembre 1938 les accords de Munich laissant l’Allemagne nazie démanteler la Tchécoslovaquie libérale-démocratique et annexé les Sudètes, alors il était clair que la seconde partie des années 1930 formait une terrible séquence pour l’URSS se retrouvant littéralement seule en Europe.

Staline, le dirigeant de l’URSS

La Tchécoslovaquie, un pays capitaliste développé (pour la partie tchèque), disposait d’une solide armée et une opposition franco-soviéto-britannique à l’Allemagne nazie aurait été marquée de succès. Il était clair que cette perspective était désormais entièrement close, que dans le cadre de la bataille pour le repartage du monde, la France et le Royaume-Uni comptait laisser l’Allemagne nazie partir à l’offensive anti-soviétique afin de tirer leur propre épingle du jeu impérialiste.

Le 5 novembre 1938, à l’occasion de l’anniversaire de la révolution d’Octobre, le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste affirma ainsi clairement que la seconde guerre mondiale a en fait déjà commencé.

« Au moment où les peuples de la République soviétique achèvent la construction d’une société socialiste sans classes et avancent plein de confiance vers le communisme, le monde capitaliste est en proie à une fièvre guerrière inquiétante.

La deuxième guerre impérialiste, une guerre de brigands pour une nouvelle répartition de la planète, a en fait déjà commencé.

Elle fait déjà rage dans divers coins du globe.

En Espagne et en Chine, les bouchers fascistes font leur abominable travail.

Plus de cinq cents millions d’êtres humains ont été précipités dans l’abîme de la destruction sanglante. La guerre menace de s’étendre à de nouveaux territoires et d’impliquer de nouveaux peuples. »

Et le moteur de cette guerre, ce sont les États fascistes à l’œuvre pour le repartage du monde.

L’article du milieu de l’année 1939« Il y a vingt-cinq ans – et aujourd’hui » publié dans la presse de l’Internationale Communiste exprime sans ambages la situation terrible alors :

« Il y a vingt-cinq ans, l’humanité faisait face au plus grand crime de l’histoire de l’humanité. Déchaîné par une bande de capitalistes avides de pouvoir et d’argent, la guerre impérialiste mondiale s’est précipitée sur les peuples (…).

Dans les jours et les années où les dirigeants sociaux-démocrates, côte à côte avec la bourgeoisie réactionnaire, ont étouffé la révolution prolétarienne dans ses débuts, a été rendu libre la voie pour la deuxième guerre impérialiste mondiale.

La guerre mondiale était terminée, mais l’impérialisme était resté. Cet impérialisme a pris dans les pays où il est apparu de manière trop juste une forme particulièrement agressive.

Il a donné naissance dans ces pays à des bandes de meurtriers fascistes, avec l’aide de qui la démocratie a été détruite et le peuple forcé à forger sans mot dire les armes d’une nouvelle guerre.

L’impérialisme allemand, italien et japonais s’est donné comme but non seulement de forcer un repartage violent du monde, mais également de mettre une fin à toute liberté dans le monde et de mener un petit regroupement de capitalistes à la domination barbare décomplexée sur toute la planète.

La lutte des impérialistes allemands, italiens et japonais pour la domination du monde est en même temps une campagne de destruction contre tous les droits démocratiques fondés sur la liberté de tous les peuples, aussi limités et réduits que soient ces droits.

L’agression des États fascistes a donné libre cours à la seconde guerre impérialiste. Cette guerre aurait déjà commencé plus tôt et serait passé à un monstrueux massacre mondial s’il n’y avait pas dans le monde une gigantesque force de pays qui n’existait pas en 1914 : l’Union Soviétique socialiste. »

Restait pour l’URSS à voir comment se sortir d’une situation où elle devenait la cible numéro 1 à la suite des accords de Munich où la France et le Royaume-Uni laissaient l’Allemagne nazie s’étendre à l’Est de l’Europe.

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La mise en place des Brigades Internationales

L’Internationale Communiste avait connu une histoire mouvementée jusqu’à son septième congrès en 1935. À sa fondation en 1919, il était espéré un large développement de la Révolution socialiste mondiale à relativement court terme. Cela fut encore la conception prédominante au début des années 1920, avec des soulèvements armés dans plusieurs pays, avant qu’il soit procédé à un ajustement par l’étude pointue de la situation du capitalisme connaissant sa première crise générale.

Le premier congrès de l’Internationale Communiste

Cela passa par l’organisation de la bolchevisation des Partis Communistes sous l’égide du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, qui souligna l’importance de la rationalisation en cours dans les économies capitalistes occidentales, ainsi que la généralisation de la tendance à la guerre.

L’écrasement du Parti Communiste d’Allemagne par le national-socialisme fut le point culminant de cette double réaction capitaliste à la crise et l’Internationale Communiste, avec à sa tête le Bulgare Georgi Dimitrov, affirma alors la nécessité de généraliser des Fronts affirmant la démocratie à travers l’unité ouvrière, pour former un bloc antifasciste dans le contexte de l’offensive capitaliste.

Le septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935 fut la grande affirmation de ce positionnement politique, qui connut dans la foulée deux exemples majeurs : le Front populaire en Espagne et le Front populaire en France.

Le premier congrès de l’Internationale Communiste

Il y a ainsi, en 1936, trois actualités majeures pour l’Internationale Communiste : faire en sorte de rectifier le Parti Communiste d’Allemagne pour l’aligner sur le principe du Front populaire, accompagner le Parti Communiste Français alors qu’il y a un gouvernement de Front populaire (auquel il ne participe pas), épauler le jeune et faible Parti Communiste d’Espagne dans le contexte du Front populaire faisant face à un coup d’État fasciste dirigé par le général Franco.

La question espagnole va ici être à l’origine d’un mouvement extrêmement connu, les Brigades Internationales, qui furent fondées le 3 août 1936 par l’Internationale Communiste.

C’est qu’il y avait une grande opportunité pour les mettre en place. Lors du coup d’État de Franco, il devait y avoir des Olympiades populaires, organisées en opposition aux Jeux Olympiques à Berlin. Nombre de sportifs, tout comme des révolutionnaires ayant émigré en Espagne fuyant des régimes fascistes, rejoignirent la défense antifasciste armée de la République au sein de « centuries » mises en place par les communistes.

Il y eut ainsi la Centuria Thälmann (fondée par des Allemands) et la Centuria Giustizia e Libertà (fondée par des Italiens), la Centuria Dąbrowski (fondée par des Polonais), la Centuria Commune de Paris (fondée par des Français), comme milices armées du Partit Socialista Unificat de Catalunya liée à l’Internationale Communiste.

À partir du 18 septembre 1936, l’appel à rejoindre l’Espagne antifasciste fut systématisée par l’Internationale Communiste, avec Paris comme base de recrutement, les Brigades Internationales se mettant en place le 9 octobre 1936. La République espagnole leur laissa les nombres 11 à 15 au sein de l’armée populaire.

Voici la liste des bataillons, qui ont regroupé plus de 30 000 volontaires au total.

NomPrincipaux pays d’origine des membresDate de mise en placeNuméro de la Brigade d’appartenance
Edgar André (du nom de l’ouvrier portuaire communiste allemand torturé à mort par les nazis en 1936)Allemagne, Autriche, pays balkaniques, Belgique (Flandres), pays scandinaves28 octobre 1936XI
Commune de ParisBelgique, Canada, États-Unis, France, Royaume-Uni22 octobre 1936XI puis XIV
Garibaldi (du nom du dirigeant de l’unification italienne)Italie, Suisse29 octobre 1936XII
Dombrowski (du nom du dirigeant polonais insurgé contre la Russie qui mourra sur les barricades de la Commune de Paris de 1871)Bulgarie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Ukraine19 octobre 1936XI puis XII puis XIII
Thälmann (du nom du secrétaire général du Parti Communiste d’Allemagne emprisonné par les nazis)Autriche, Allemagne, Hongrie, pays balkaniques, pays scandinaves, Royaume-Uni10 novembre 1936XII puis XI
André Marty (du nom du dirigeant français de la mutinerie de la Mer Noire)Belgique, France10 novembre 1936XII
Louise Michel (de la révolutionnaire française)Belgique, France2 décembre 1936XIII puis XI
Tchapaïev (du nom d’une figure de la révolution russe)
Allemagne, Autriche, pays balkaniques, Pologne18 novembre 1936XIII
dit des neuf nationalitésAllemagne, Autriche, pays balkaniques, Pologne15 décembre 1936XIV
Henri Vuillemin (du nom d’un ouvrier communiste français assassiné par la police en 1934)France30 novembre 1936XIII
Vaillant-Couturier (du nom d’un dirigeant du Parti Communiste Français)Belgique, Bulgarie, France, pays scandinaves, Tchécoslovaquie2 décembre 1936XIV
Mickiewicz (du nom du poète national polonais)
Pologne4 octobre 1937XIII
La Marseillaise (puis Ralph-Fox, du nom du commissaire politique du bataillon tombé le 3 janvier 1937)France, Royaume-Uni10 décembre 1936XIV
Henri Barbusse (du nom de l’écrivain communiste)Francenovembre 1936XIV
Pierre Brachet (du nom d’un volontaire belge tombé le 9 novembre 1936)Belgique, France1er octobre 1937XIV
6 février (pour la révolte antifasciste parisienne du 6 février 1934)Belgique, Chine, France, Grèce, Hongrie1er février 1937XIV
Saklatvala (du nom du député anglais travailliste puis communiste Shapurji Saklatvala)Australie, États-Unis, Royaume-Uni, Irlande28 décembre 1936XIV
Lincoln (du nom du président américain)Canada, États-Unis8 janvier 1937XIV
Dimitrov (du nom du dirigeant de l’Internationale Communiste)Allemagne, Autriche, Bulgarie, Grèce, Hongrie, Italie Pologne, Roumanie, pays balkaniques, Tchécoslovaquie31 janvier 1937XV
n°19Allemagne, Autriche, Cuba, France, Mexique, Royaume-Uni15 février 1937XV
WashingtonCanada, États-Unisfévrier 1937XV
Mackenzie-Papineau (des figures de l’indépendance canadienne William Lyon Mackenzie et Louis-Joseph Papineau)


Canada, États-Unismai 1937XV
Galindo
Espagne14 mars 1937Armée populaire de la République 
Masaryk (du nom d’une figure politique tchécoslovaque)Pologne, Tchécoslovaquie30 décembre 1937« brigada de las 40 naciones »
Rákosi (du nom du dirigeant communiste hongrois alors emprisonné)
Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie12 avril 1937Armée populaire de la République 
Hans Beimler (du nom du commissaire politique du bataillon Thälmann tombé le 1 décembre 1936)Autriche, pays scandinaves, Suissemars 1937XI
12 février (date du coup d’État austro-fasciste et de la réponse ouvrière armée)Allemagne, Autriche, pays scandinavesjuin 1937XI
Djure Djakovic (du nom d’un dirigeant yougoslavie assassiné)Yougoslaviejuin 1937« brigada de las 40 naciones »
Deda Blagoiev (du nom d’une figure communiste bulgare historique)Bulgariejuin 1937« brigada de las 40 naciones »
Palafox (du nom du général José de Palafox y Melci ayant combattu Napoléon)
France, Hongrie, Pologne4 août 1937XIII

Les Brigades Internationales eurent un formidable retentissement et furent exemplaires de la contribution de l’Internationale Communiste au Front antifasciste international.

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L’expression nécessairement juridique de la crise générale de la France à la veille de 1789

Il ne faut pas se tourner vers les Lumières, vers Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), Denis Diderot (1713-1784), ou Voltaire (1694-1778) par exemple. Ceux-ci comptent naturellement mais à l’arrière-plan, car la France est façonné historiquement autour de la question de l’État, des évolutions techniques et du rapport à la loi. C’est ce que le poète Joachim Du Bellay (1522-1560) résumait déjà parfaitement à son époque avec son fameux « France, mère des arts, des armes et des lois ».

Pour reprendre la formule, l’évolution des « arts » (au sens d’artisanat, technique) était apportée par la bourgeoisie, les armes relevaient de l’État, restait alors la question des lois.

Il faut ici se tourner vers l’ouvrage historiquement majeur du XVIIIe siècle sur le plan révolutionnaire : De l’esprit des lois, de Montesquieu, paru en 1745 à Genève en Suisse. Ce très long ouvrage en plusieurs volumes (grosso modo un peu moins de six cent pages au total) pose une thèse essentielle dans les livres XXX et XXXI.

Le livre XXX s’intitule « Théorie des lois féodales chez les Francs dans le rapport qu’elles ont avec l’établissement de la Monarchie » et le livre XXXI « Théorie des lois féodales chez les Francs dans le rapport qu’elles ont avec les révolutions de leur Monarchie ».

Cela n’a pas été souligné (voire même remarqué) par les commentateurs bourgeois, mais cette question « franque » était déjà au cœur de la grande polémique entre les protestants et la monarchie au XVIesiècle. Les protestants remettaient alors en cause le roi comme étant devenu un tyran ayant modifié dans un mauvais sens les normes juridiques historiques instaurés à l’époque des Francs envahissant la Gaule romaine.

Montesquieu procède avec la même approche justificatrice par l’Histoire et d’ailleurs les livres XXX et XXXI concluent l’ouvrage en composant le tome quatre. L’idée est la suivante : les fiefs étaient initialement remis à des figures utiles à l’État, en devenant acquis perpétuellement à quelqu’un et à ses descendants cela aboutit à une dégénération des propriétaires et à un affaiblissement de l’État.

Et, selon Montesquieu, on est dans le même cas de figure au XVIIIe siècle qu’à l’époque de Hugues Capet : l’État s’est trop dilué. Il dit ainsi :

« L’hérédité des fiefs, & l’établissement général des arrière-fiefs, éteignirent le gouvernement politique, & formèrent le gouvernement féodal.

Au lieu de cette multitude innombrable de vassaux que les rois avoient eus, ils n’en eurent plus que quelques-uns, dont les autres dépendirent.

Les rois n’eurent presque plus d’autorité directe : un pouvoir qui devoit passer par tant d’autres pouvoirs, & par de si grands pouvoirs, s’arrêta ou se perdit avant d’arriver à son terme. De si grands vassaux n’obéirent plus ; & ils se servirent même de leurs arrière-vassaux pour ne plus obéir.

Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Rheims & de Laon, restèrent à leur merci. L’arbre étendit trop loin ses branches, & la tête se sécha.

Le royaume se trouva sans domaine, comme est aujourd’hui l’empire. On donna la couronne à un des plus puissants vassaux. »

D’où la thèse mise en avant en découlant forcément et mise en avant, en 1776, par Pierre-François Boncerf dans « Les inconvéniens des droits feodaux ou Réponse d’un Avocat au Parlement de Paris, à plusieurs Vassaux des Seigneuries de… de… etc. ».

C’est un ouvrage capital, dont l’argumentation est la suivante : les aristocrates sont issus d’une systématisation de fiefs relevant initialement du mérite chez les Francs. C’est la même idée que chez Montesquieu.

Boncerf résumé cela ainsi :

« Les Rois de la seconde Race songèrent à faire revivre l’ancienne institution des Francs, qui, divisés par centaine, avaient un chef choisi par les soldats ; cette institution militaire avait fini avec les conquêtes : il fut ordonné que tout homme libre s’attacherait un chef, à un soldat plus âgé que lui, senior, qu’il se lierait par le nœud de la recommandation et qu’il le suivrait à la guerre.

Ce nouveau lien fut d’abord purement personnel, mais il dégénéra insensiblement, et la subordination, devint dépendance et servitude

L’héritier du chef crut avoir un droit à son titre comme à ses biens, il compta le vassal parmi les biens de la succession, et bientôt le vasselage fut regardé comme un rapport entre les possessions et non plus entre les personnes.

Les Comtes et les Ducs s’emparèrent des terres domaniales y attachèrent les droits qui n’étaient attachés qu’à leurs Offices, la puissance publique s’affaiblit, et son action fut interceptée.

Le faible chercha l’appui du plus fort, et acheta, par la perte de sa propriété, le droit d’usurper celle des autres : ainsi se forma cette chaîne de protecteurs et de protégés, d’oppresseurs et d’opprimés de tyrans et d’esclaves qui inondèrent la France. »

Boncerf dit alors que la situation est désormais intenable, alors que, qui plus est, les aristocrates eux-mêmes sont confrontés à une situation nouvelle.

Ils développent en effet leurs richesses, mais c’est un tel chaos juridique que même pour eux les questions de l’héritage et de gestion de leurs possessions sont compliquées en raison de l’inextricable division administrative-judiciaire du pays et de l’importance de l’Église catholique romaine cherchant à renforcer ses propres positions.

Il leur faut, pour récolter ce qui leur revient de droit, un très nombreux personnel (collecteur, sergent, comptable, etc.), alors qu’en plus il y a des tergiversations perpétuelles sur « le droit, la quantité ou la manière de payer », avec des procès, d’autres seigneurs ayant des exigences, etc.

Partant de là, il vaut mieux pour les aristocrates que, tout en gardant leur statut, ils reconnaissent le droit de propriété :

« Ce n’est qu’une affaire de calcul, ils [les Seigneurs] sont las d’aliéner les droits de leurs Fiefs et la plupart le feront volontairement, s’ils y trouvent comme je vais le démontrer, le moyen de tripler, et même de quadrupler leurs revenus, sans rien perdre des droits honorifiques. »

Il faut donc abolir les fiefs en dédommageant les aristocrates, ce qui est dans leur intérêt personnel par ailleurs, et en maintenant leur statut. On devine naturellement que Boncerf et Montesquieu reflètent l’idéologie monarchiste constitutionnelle à l’anglaise.

Boncerf souligne d’ailleurs que c’est l’intérêt de la monarchie absolue elle-même, puisqu’elle se veut un État toujours plus en mesure de se renforcer.

« La prospérité des États est en raison de la liberté des personnes, des choses et des actions.

Ces trois genres de liberté rejettent l’esclavage des personnes, les différentes servitudes établies sur les fonds par le Droit féodal et les obstacles qu’apportent au commerce les privilèges de vente et de fabrications, et ensuite les péages douanes et prohibitions.

Nous ne dirons rien de fa liberté du commerce, qui est celle des actions. Le Ministre éclairé qui le protège lui assurera tous les avantages qui pourront le faire prospérer.

L’esclavage des personnes fit régner avec lui l’ignorance ; il bannit les arts, rendit la nature sauvage, et plongea la France dans le chaos d’où elle n’a commencé à sortir qu’à l’époque des affranchissements.

Les affranchissements ont créé les villes, les citoyens, les arts les lettres et Ies bonnes lois.

Les succès des premiers en déterminèrent d’autres imités par les seigneurs et bientôt libre et François [Français] furent synonymes (…).

Les droits féodaux, pour de médiocres produits, présentent mille embarras et difficultés, tant au Seigneur qu’au vassal (…).

L’opération serait très-simple ; le Roi permettrait à tous ses vassaux de racheter toutes rentes, devoirs et servitudes féodales (…).

Au moyen de ce rachat, tous les héritages relevant du Domaine, seraient et demeureraient à jamais francs et libres comme les personnes même des François et seraient possédés optimo jure [avec tous les droits] (…).

Ainsi tomberait la myriade des Lois féodales, labyrinthe multiplié comme les Coutumes et leurs droits (…).

La conservation des institutions Féodales n’est utile, ni à l’ordre public, ni au Roi, ni à l’État ni aux particuliers (…).

La Féodalité contrarie la production des richesses naturelles, elle n’est point analogue aux mœurs et aux intérêts actuels de la Nation ; ni la vieille opinion qui protège la Féodalité, ni son antiquité ne peuvent empêcher les bons effets des affranchissements volontaires. »

Boncerf pensait que ce point de vue reflétait, somme toute, celui de la monarchie absolue cherchant à se renforcer, quitte à céder davantage à la bourgeoisie. C’était une erreur fatale, dans la mesure où la monarchie absolue était une superstructure de la féodalité.

En conséquence, le Parlement de Paris entièrement aux mains de la monarchie absolue depuis son écrasement condamna l’ouvrage de Boncerf à « être lacérée et brûlée au pied du grand Escalier du Palais, par l’Exécuteur de la Haute-Justice ».

Le régime refusait de faire disparaître la noblesse juridiquement : toute réforme dans le sens d’une monarchie constitutionnelle, avec une monarchie d’un côté, une noblesse extirpée du féodalisme et une bourgeoisie conquérante de l’autre, s’avérait impossible.

Le régime s’arc-boute une dernière fois

Le 30 mars 1776, le régime annonce par une décision du parlement qu’il a compris que son refus de réforme annoncé par l’écrasement de l’ouvrage de Boncerf exigeait de s’arc-bouter sur lui-même.

Cela montre qu’à la veille de 1789, seule la voie révolutionnaire est possible pour que la bourgeoisie puisse devenir plus ample.

Sur le plan juridique comme idéologique, le régime signe là son arrêt de mort.

« Ce jour, toutes les chambres assemblées, la Cour considérant qu’il importe à la tranquillité publique de maintenir de plus en plus les principes anciens et immuables qui doivent servir de règle à la conduite des Peuples, et quelques esprits inquiets ont paru vouloir altérer en essayant de répandre des opinions systématiques et des spéculations dangereuses :

Considérant en outre que de la licence à laquelle se sont livrés ces esprits inquiets il est déjà résulté en divers lieux des commencements de trouble également contraires à l’autorité du Roi, au bien de l’État aux droits de propriété des Seigneurs, et aux véritables intérêts du Peuple ;

Considérant enfin qu’il est de son devoir et conforme aux intentions du Roi, de maintenir l’ordre public, fondé sur la Justice et, sur les Loix et auquel la Monarchie doit, depuis tant de siècles, sa prospérité, sa gloire et sa tranquillité : Ouïs les Gens du Roi.

La dite Cour a ordonné et ordonne à tous les Sujets du Roi, Censitaires, Vassaux et Justiciables des Seigneurs particuliers de continuer, comme par le passé, à s’acquitter, soit envers ledit Seigneur Roi, soit envers leurs Seigneurs particuliers, des droits et devoirs dont ils sont tenus à leur égard, selon les Ordonnances du Royaume,

Déclarations et Lettres-Patentes du Roi, duement vérifiées, registrées et publiées en la Cour, Coutumes générales et locales, reçues et autorisées, titres particuliers et possessions valables des Seigueurs.

Fait très expresses inhibitions et défenses d’exciter, soit par des propos, soit par des écrits indiscrets, à aucune innovation contraire auxdits droits et usages légitimes et approuvés, sous peine, contre les contrevenans, d’être poursuivis extraordinairement comme réfractaires aux Loix, perturbateurs du repos public, et de punition exemplaire :

Enjoint à tous les Juges du ressort d’y tenir la main chacun en droit soi ; ordonne qu’à cet effet le présent Arrêt sera, à la poursuite et diligence du Procureur Général du Roi, incessamment envoyé à tous les Bailliages et Sénéchaussées du ressort, même aux Justices seigneuriales ressortissantes immédiatement en la Cour, à l’effet d’y être lu, publié, registré et exécuté selon sa forme et teneur ; enjoint aux Substituts du Procureur-Général du Roi, et aux Procureurs-Fiscaux d’y faire procéder sans délai, et d’en certifier la Cour ce mois :

que le présent Arrêté sera imprimé, publié et affiché en cette Ville de Paris, et par-tout où besoin sera.

Fait en Parlement, toutes les Chambres assemblées, le trente Mars mil sept cent soixante-seize. »

L’expression nécessairement administrative de la crise générale de la France à la veille de 1789

Ce panorama général d’une monarchie absolue centralisant les décisions dans un cadre féodal avec une bourgeoisie entreprenante témoigne d’une certaine efficacité historique. Comme on l’a vu sur le plan quantitatif, la France a environ 22 millions d’habitants en 1715, et environ 29 millions en 1789. C’est un accroissement quantitatif qui reflète un saut qualitatif sur le plan matériel.

Mais un tel développement exige un accompagnement de la part du régime qui n’est pas mis en place. L’espace pour les nouveaux arrivants est cependant comprimé par un régime empêchant des modifications de fond.

En 1789, les mendiants forment ainsi autour du vingtième de la population du pays et même le sixième de la population parisienne. C’était une source très puissante d’instabilité et c’était surtout la preuve que le régime ne disposait plus d’une capacité de synthèse historique, que des pans entiers de la société lui échappaient.

Or, de par la centralisation française, cette réalité était littéralement catastrophique. Au XVIe siècle, Paris était le bastion de la réaction catholique face à la montée du protestantisme mais au XVIIIe siècle la ville a totalement changé.

Vue du feu prit à la Salle de l’Opéra de Paris le 6 avril 1763

Pairs était en fait la pointe d’une tendance : celle à l’unification du marché, par la centralisation des règles, à l’unité des lois, parce que la bourgeoisie la plus développée, la plus éduquée, y vivait et y tenait ses salons.

La bourgeoisie prenait d’assaut le pouvoir au niveau intellectuel et culturel, tout en accumulant des forces dans tout le pays, en se focalisant sur le verrou qu’était une capitale omnipotente. Ces forces sont vives car actives intellectuellement : bien loin de ressembler à la société du Moyen-Âge, la France du XVIIIe siècle dispose de savants, de médecins, de professeurs, de techniciens.

Cela est vrai même si en 1789 il n’existe que 340 collèges universitaires avec 50 000 élèves, dont les parents sont en majorité des bourgeois. Une partie de la population sait lire et développe ses pensées, exprimées à travers des journaux : il y en a 50 en 1750, 250 en 1789, avec 44 villes qui disposent d’un périodique.

Mais Paris était également le lieu du pouvoir, Versailles apparaissant toujours plus comme son satellite et non plus l’inverse comme auparavant. Et c’est donc là que devait s’exprimer la contradiction, de manière explosive.

Le cirque du Palais-Royal mis en place en 1787

La révolution française est d’abord une double expression parisienne : celle des misérables, d’une part, celle de la bourgeoisie entendant une réforme juridique, d’autre part. Cela implique une modification de la souveraineté, qui relève alors du roi et de lui seulement, ainsi qu’un recul des prérogatives de la noblesse.

En effet, seul le roi décide des lois, c’est lui qui désigne tous les hauts magistrats, qui décide de la paix et de la guerre, qui lève des impôts, qui bat la monnaie. La position royale relève d’ailleurs du « droit divin », selon une conception qui s’est imposée au XVIIe siècle et qui marque d’ailleurs la primauté du roi sur le pape lui-même au plan de la théorie.

Les seul contre-poids relatifs, sont la noblesse et moins directement, l’Église catholique romaine.

Il existe toutefois un contre-pouvoir absolu, bien qu’en théorie il soit précisément son contraire, un simple lieu d’enregistrement : le Parlement, relevant d’une institution mise en place au XIIIe siècle par Louis IX.

Initialement, il s’agit d’une cour de justice avec des réunions présidés par le roi, mais de par le développement des activités à travers le pays, le Parlement s’est prolongé puis subdivisé.

Les Parlements établis servent alors de caisse de résonance juridique aux décisions royales ; on les trouve à Paris (1250), Toulouse (1443), Bordeaux (1451), Grenoble (1453), Dijon (1477), Vannes (1485), Rouen (1499), Aix-en-Provence (1501), Lyon (1523), Pau (1620), Metz (1633), Tournai (1668), Besançon (1676), Nancy (1768).

Or, en jouant le rôle de chambre d’enregistrement des décisions royales, les Parlements ont une importance juridique formelle essentielle. Elles ont ainsi commencé à être trop pointilleuse et sourcilleuse sur les décisions prises, contestant éventuellement leurs formulations ou leur validité juridique, grippant ainsi la machine étatique.

Le roi pouvait naturellement forcer le passage des lois après un processus d’échange, et Louis XIV priva même les parlements de pouvoir effectuer des remontrances avant l’enregistrement des lois.

Après sa mort, Louis XV rétablit toutefois les remontrances des parlements, pour finalement les supprimer de nouveau lors de la grande crise de 1766, avec comme point culminant un discours dit de la « Flagellation » tenu par le roi le 3 mars :

« Ce qui s’est passé dans mes parlements de Pau et de Rennes ne regarde pas les autres parlements ; j’en ai usé à l’égard de ces deux cours comme il importait à mon autorité, et je n’en dois compte à personne (…).

Je ne souffrirai pas qu’il se forme dans mon royaume une association qui ferait dégénérer en une confédération de résistance le lien naturel des mêmes devoirs et des obligations communes, ni qu’il s’introduise dans la Monarchie un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ;

– la magistrature ne forme point un corps, ni un ordre séparé des trois ordres du Royaume ;

– les magistrats sont mes officiers chargés de m’acquitter du devoir vraiment royal de rendre la justice à mes sujets, fonction qui les attache à ma personne et qui les rendra toujours recommandables à mes yeux.

Comme s’il était permis d’oublier que c’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine dont le caractère propre est l’esprit de conseil, de justice et de raison.

Que c’est de moi seul que les Cours tiennent leur existence et leur autorité. Que la plénitude de cette autorité qu’elles n’exercent qu’en mon nom, demeure toujours en moi et que l’usage n’en peut jamais être tourné contre moi.

Que c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage. Que c’est par ma seule autorité que les officiers de mes cours procèdent, non à la formation, mais à l’enregistrement, à la publication, à l’exécution de la loi, et qu’il leur est permis de me remontrer ce qui est du devoir de bons et utiles conseillers.

Que l’ordre public tout entier émane de moi et que les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du Monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains. »

Les Parlements furent alors mis de côté et en 1771 il y eut la tentative de réaliser le coup de grâce par le garde des sceaux René-Nicolas de Maupeou.

Pierre Lacour, René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou (1714-1792), chancelier de France, seconde moitié du 18e siècle

Le Parlement de Paris concernait la moitié du royaume et la tendance montante consistait de la part des parlementaires à prôner un Parlement à l’échelle de tout le pays : il fut subdivisé par la monarchie absolue, ses parlementaires arrêtés et exilés, leurs charges confisquées, finalement rachetées par la monarchie absolue qui s’occupa de désigner leurs remplaçants.

Les places de parlementaires (par ailleurs rémunérés par les justiciables) étaient en effet une fonction administrative héréditaire, qui s’achetaient (on parle notamment en l’espèce de la vénalité des offices).

Mais moins de dix ans plus tard, en 1774, Louis XVI fut obligé de rétablir la possibilité des Parlements de mener des remontrances. On attribue à René-Nicolas de Maupeou le mot suivant :

« J’ai fait gagner au Roi un procès qui durait depuis trois cents ans. Il veut le reperdre ; il en est le maître. »

Cela n’était toutefois qu’une péripétie marquante se déroulant à l’intérieur du régime. La bourgeoisie plaçait son offensive sur une autre terrain, non pas administratif, mais juridique.

Les Lumières comme tendance à la rationalisation de la France à la veille de 1789

Les intellectuels bourgeois du XVIIIe siècle prennent le contre-pied de l’éparpillement, de la dispersion, du morcellement. Leurs œuvres visent à la rationalisation – d’où ce principe des « Lumières » faisant face à l’obscurantisme, d’une connaissance centralisée face à des préjugés et des idées arriérées à caractère diffus.

Ces Lumières forment un phénomène dont voici le double aspect.

D’un côté, elles sont un produit nécessaire du progrès scientifique et technique, représentant un développement quantitatif. Le symbole significatif de cela, c’est L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers.

Frontispice de l’Encyclopédie

Cette œuvre magistrale, qui contient 74 000 articles en 28 volumes publiés entre 1751 et 1772, ne consiste nullement simplement en des définitions, mais en une liste d’ordre technico-pratique des connaissances de l’époque, au moyen d’illustrations, et une mise en perspective par des auteurs assumant un point de vue rationaliste, affirmé sur différents thèmes politiques, économiques et sociaux.

Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, rédigé par Jean le Rond d’Alembert, est sans équivoque sur cette visée universaliste et rationaliste, ainsi que sur la démarche matérialiste.

« L’Ouvrage dont nous donnons aujourd’hui le premier volume, a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre & l’enchaînement des connaissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, il doit contenir sur chaque Science & sur chaque Art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base, & les détails les plus essentiels, qui en font le corps & la substance (…).

Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations ; ainsi, pour prouver qu’elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu’elles peuvent l’être : car en bonne Philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n’est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses (…).

Le mépris qu’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire, des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les Artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience & de ses ressources. »

Le XVIIIe siècle est en effet marqué par des découvertes, des progrès techniques notables, une généralisation du savoir scientifique à travers les livres. Le XVIIIe siècle, c’est ainsi l’eau de Javel, la mayonnaise, l’aréomètre, l’électromètre, l’utilisation du charbon, l’opération de la cataracte par ablation du cristallin, la machine à vapeur, le bidet, la mécanisation du textile, etc…

Les scientifiques et inventeurs ne sont plus isolés, travaillant de manière artisanale, comme pendant l’Humanisme du XVIe siècle : ils sont désormais en contact les uns avec les autres, ils se lient aisément à des entrepreneurs, des clubs scientifiques se forment pour suivre le cours des choses dans différents domaines en tant que « sociétés savantes ». Les capacités se rassemblent, se concentrent et peuvent donc s’élancer de manière prolongée dans le cadre d’entreprise collective.

Une planche de l’Encyclopédie

De l’autre, les Lumières sont un produit qualitatif du développement de la bourgeoisie en quête de la mise en place d’un marché capitaliste unifié au moins au niveau du pays, portant de ce fait en soi la dimension nationale, ainsi que le matérialisme.

Des ouvrages comme De l’esprit des lois de Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1748) et Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762), reflètent cette quête d’un ordre social légitime, car national-étatique, en conformité avec la réalité possible et nécessaire du peuple français d’alors.

Mais plus encore, Denis Diderot provoque un choc idéologique en 1749 avec la publication de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, qui le conduit au donjon de Vincennes en raison des thèses matérialistes résolument conséquentes qui y sont diffusées. Denis Diderot était en effet à la pointe du matérialisme d’alors, avec Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), Paul Thiry, baron d’Holbac (1723-1789).

Une planche de l’Encyclopédie

Voltaire diffuse un Dictionnaire philosophique portatif et connaît un très grand succès pour son Candide, ou l’Optimisme (1759), dans lequel il propose un matérialisme relativiste ; il est également un fervent activiste en faveur des inculpés victimes de la pression religieuse (l’affaire Calas, le chevalier de la Barre…), lui-même prenant comme mot d’ordre « Écrasez l’Infâme » pour désigner les valeurs réactionnaires.

Cependant, le mouvement des Lumières n’est pas unifié et il est même puissamment contradictoire. Il s’oppose aux valeurs du régime, mais connaît une tendance à prôner un « despotisme éclairé », s’adressant parfois directement à l’élite de France et d’Europe.

Il est anti-religieux mais on trouve des athées et des déistes, qui croient en un « grand architecte ». Ce dernier aspect est d’ailleurs très révélateur, car il se développe une « franc-maçonnerie » au sein de la bourgeoisie, de manière clandestine dans sa forme en raison de l’interdiction de former des associations.

Cette franc-maçonnerie entend modifier le régime de l’intérieur, connaissant même d’importants appuis au sein des monarchies européennes ; elle appelle à l’unification sans conflits des tenants du « progrès », se résumant aux avancées intellectuelles rationalistes, censées de lui-même modifier la situation générale.

Une planche de l’Encyclopédie

Les Lumières sont ainsi un courant d’idées et un mouvement d’opinions, mais récusant la politique et espérant de fait que le processus historique français débouche sur une monarchie parlementaire comparable à celle du Royaume-Uni en Grande-Bretagne.

Née au sein de la féodalité avec les débuts du marché capitaliste, la bourgeoisie espère d’abord simplement prolonger son élan et le pousser le plus possible. Les conditions historiques sont toutefois particulièrement différenciées et déséquilibrées dans le cadre propre à la France d’alors, et amènent une exigence révolutionnaire, exprimée par un certains nombres de nécessités.

La France à la veille de 1789 : le capitalisme bureaucratique

L’État français, sous la forme de la monarchie absolue, cherche à maintenir sa mainmise sur le pays en prolongeant la combinaison d’une certaine alliance entre lui et la bourgeoisie, avec la noblesse. C’est là tout un parcours historique.

La France commence ainsi à exister en tant que telle avec Louis XI, roi de France de 1461 à 1483, pour prendre tout son sens avec François Ier, roi de France de 1515 à 1547, et se réaliser dans les faits avec Henri IV, roi de France de de 1589 à 1610.

Cependant, la bourgeoisie du XVIIIe siècle est bien plus développée que celle du XVIIe siècle et a fortiori celle du XVIe siècle. Le capitalisme fait ici son œuvre.

La monarchie absolue multiplie ainsi les initiatives et s’appuie d’ailleurs sur une réelle continuité.

C’est ainsi Louis XI qui impulse l’industrie de la soie à Lyon puis à Tours ; c’est François Ier qui met en place le port du Havre et qui, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, interdit « toutes confréries de gens de métier et artisans ».

Veste en soie brodée, 1745-1750,

C’est Charles IX qui en 1572 interdit l’exportation de la laine, du lin, du chanvre… ainsi que les importations de draps, de toiles, de velours, de taffetas, de tapisseries ; c’est Henri III qui publia un édit en décembre 1581 réglementant les métiers et les techniques de fabrication (renouvelé en 1597).

C’est Louis XIV qui met en place la Compagnie française des Indes orientales ; tout au long du XVIIIe siècle les industries sont réglementés dans leurs activités productives, comme la verrerie en 1735, la papeterie en 1739, etc.

Sous l’impulsion de l’Écossais John Law (1671-1729) devenu surintendant général des Finances en 1720, les billets de banque et une sorte de système boursier, mais cela fut un échec retentissant avec une large faillite.

L’abbé Joseph Marie Terray, contrôleur général des finances, est d’ailleurs obligé d’organiser de lui-même une banqueroute pour chercher à équilibrer les comptes d’un État aux comptes en permanence déséquilibrées et toujours proche de la faillite.

Alexandre Roslin, Joseph-Marie Terray (1715-1778), abbé de Molesme, ministre, 1774,

Cette question financière est essentielle et d’ailleurs c’est pour cette raison que se met en place en 1776 la Caisse d’escompte, une institution de crédit ; il faut ici souligner le rôle d’Anne Robert Jacques Turgot, contrôleur général des finances du roi Louis XVI, auteur de Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), qui chercha à équilibrer les comptes de l’État, de manière bien plus stricte.

On notera ce constat justement dans son ouvrage :

« § LXII. — Subdivision de la classe stipendiée industrieuse, en entrepreneurs capitalistes et simples ouvriers.

Toute la classe occupée à fournir aux différents besoins de la société l’immense variété des ouvrages de l’industrie se trouve donc, pour ainsi dire, subdivisée en deux ordres : le premier, celui des entrepreneurs manufacturiers, maîtres fabricants, tous possesseurs de gros capitaux, qu’ils font valoir en faisant travailler par le moyen de leurs avances ; et le second qui est composé de simples artisans, lesquels n’ont d’autre bien que leurs bras, qui n’avancent que leur travail journalier et n’ont de profit que leurs salaires. »

La monarchie absolue a justement autorisé en 1763 le transport libre des grains d’une province à l’autre, puis même, l’année suivante, à l’étranger ; cela répond à une exigence du libéralisme dont la grande figure fut le marquis Vincent de Gournay, intendant du commerce de 1750 à 1758, à qui est attribuée la formule « Laisser-faire, laisser passer ».

La libéralisation totale du commerce des grains suivra en 1774, provoquant une immense spéculation aboutissant à des famines.

Il faut ici mentionner dans cette même perspective l’économiste libéral François Véron Duverger de Forbonnais, auteur en 1754 des Éléments du commerce, et bien entendu le mouvement des physiocrates, déjà évoqué, dans la seconde partie du XVIIIe siècle.

Toute la période voit ainsi s’élancer de vastes entreprises commerciales avec l’appui de l’État : un traité de commerce est mis en place avec les États-Unis et avec la Grande-Bretagne juste avant 1789, la Traite des esclaves se développe, avec notamment les ports de Nantes et Bordeaux.

La monarchie absolue tente aussi des grands projets d’aménagements, à l’image du canal du Midi (initialement « canal royal de Languedoc ») ouvert en 1685, mais sans forcément de succès. Le projet de réaliser un canal entre la Loire et la Seine échoue ainsi, tout comme celui du Rhône au Rhin alors que, de toutes façons, les fleuves sont bloqués par des moulins, des pêcheries, un nombre incalculable de péages (rien qu’une centaine sur la Loire en 1567, 49 entre Lyon et la mer, 45 entre Lyon et Arles, etc.).

Il faut par exemple un peu moins d’une vingtaine de jours pour faire Paris-Rouen par la Seine !

Plan de l’écluse ronde d’Agde réalisé par Pierre-Paul Riquet du canal royal de Languedoc

La situation des transports est d’ailleurs lamentable en général : il y a au XVIe siècle 25 000 kilomètres de routes, mais elles sont au 3/4 juste des vastes chemins déblayés. Il faut ainsi deux jours à pied pour aller de Paris à Orléans, mais quatre jours en charrette.

En 1738, l’État décide bien de construire des milliers de kilomètres de route mais, incapables d’organiser une main d’œuvre, oblige les paysans locaux à les réaliser au nom de la corvée, ne payant que l’encadrement et le matériel.

Qui plus est, les principaux axes sont Paris-Strasbourg, Paris-Lyon-Marseille, Paris-Brest, Paris-Toulouse, Paris-Lille : la centralisation implique un tracé qui la reflète, même s’il y a donc amélioration : le trajet Paris-Lyon par route passe de 10 à 5 jours du XVIIe au XVIIIe siècle.

Et il n’y a donc pas de moyen d’échapper à ces axes principaux, de traverser le pays : une lettre envoyée de Lyon pour Bordeaux passe nécessairement par Paris et met huit jours à arriver.

Il faut comprendre dans toute cette perspective du capitalisme bureaucratique la mise en place de l’école des ingénieurs des ponts et chaussées dès 1747, pour paver la voie à un développement par en haut.

Jacques Gabriel (1667-1742), premier architecte du Roi, premier ingénieur des ponts et chaussées

Et, poursuivant la démarche étatique de type administratif-bureaucratique propre à la vision féodale du monde, il y a dans cette même perspective la mise en place au XVIIe et au XVIIIe siècles de manufactures royales, disposant de monopoles ou de libéralités dans les réglementations.

On a la manufacture royale des cires, la compagnie royale des mines et fonderies du Languedoc, la manufacture d’armes de Charleville, la manufacture des Armes Blanches d’Alsace, la manufacture des tabacs du Havre, la manufacture royale du Château du Parc, la manufacture des Gobelins, la manufacture de la Savonnerie, la manufacture de toile de Jouy, la manufacture de draps des Saptes, la manufacture de bas de soie, la manufacture royale des glaces de miroirs, les manufactures de glaces et verres de Saint-Quirin, Cirey et Monthermé, la manufacture royale d’armes de Saint-Étienne, la manufacture de Sèvres, etc.

Ma manufacture des Armes Blanches d’Alsace en 1831

Dans cette même perspective « volontariste » et centralisée, il est décidé en 1744 que c’est l’État qui accorderait le droit d’exploiter les mines, ouvrant la voie à de grandes compagnies.

Au XVIIIe siècle, on a ainsi un capitalisme authentique en France, qui accompagne un capitalisme bureaucratique, construit par en haut, avec qui plus est un système bureaucratique de maîtres et de compagnons qui à la fois parasite le travail et bloque son évolution en maintenant un esprit d’atelier avec très peu de personnel, juste quelques personnes.

Les Lumières sont l’émergence de l’appel à un déblocage historique.

La bourgeoisie et le jeune capitalisme de la France à la veille de 1789

La bourgeoisie a, à la veille de 1789, de très nombreux aspects. Elle consiste en les commerçants, les marchands, les artisans, qui développent un capital commercial ou préindustriel, qui reste particulièrement élémentaire.

En effet, lorsqu’un bourgeois réussit, il change de camp : il passe dans le capitalisme bureaucratique, en devenant négociant, voire un gros négociant passant dans la noblesse, ou bien il cherche à rejoindre l’appareil d’État en devenant officier du roi.

Il y avait cependant une masse grandissante de capitalistes et le régime parvenait de moins en moins à les intégrer en cas de réussite. D’autant plus que les bourgeois parvenus entretenaient souvent eux-mêmes volontiers un snobisme aristocratique à l’esprit étroit et fermé. François Claude Amour du Chariol, marquis de Bouillé, organisateur en 1791 de la fuite du Roi qui échoua à Varennes, présente le panorama pour la bourgeoisie à la veille de 1789 dans ses Mémoires :

« Les bourgeois avaient reçu en général une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux gentilshommes dont les uns, par leur naissance et leur richesse, obtenaient les premières places de l’État sans mérite et sans talents, tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de l’armée.

Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talent et en mérite personnel.

Elle avait dans les villes de province la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette supériorité ; cependant, elle était partout humiliée, elle se voyait exclue, par les règlement militaires, des emplois dans l’armée ; elle l’était, en quelque manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et des grands vicaires en général parmi les nobles…

La haute magistrature la rejetait également, et la plupart des cours souveraines n’admettaient que des nobles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse. »

Et lorsqu’un bourgeois ne réussit pas, il reste prisonnier de sa jurande, c’est-à-dire de son corps de métier organisé ; il ne peut pas évoluer, modifier sa pratique, se déplacer, etc. Cela le met d’autant plus à la merci de la fraction marchande des capitalistes, qui eux de par leur connaissance du marché et leurs moyens sont des intermédiaires incontournables pour les producteurs dispersés et isolés, même groupés en corporations.

La situation des bourgeois serait meilleure si les villes étaient plus fortes, mais ce n’est pas le cas. Seulement 78 villes dépassent 10 000 habitants ; avec 2,6 millions de personnes, la population urbaine française ne consiste qu’en 10 % du total.

Plan de Bordeaux et de ses environs (1716-1717, située alors seulement sur la rive gauche de la Garonne), par Hippolyte Matis

À la veille de la révolution française, Paris a 650 000 habitants, Lyon 160 000, Lille 67 000, Nîmes 50 000, Amiens 43 000, Nancy 34 000, Troyes 32 000, Reims 31 000, Saint-Étienne 27 000, Besançon 25 000, Aix 24 000, Grenoble 23 000, Dijon 21 000…

Les corporations façonnant la forme de la production de type féodale apparaissent ainsi comme ayant fait leur temps. Leur nature féodale devient un obstacle tant pour les artisans qui occupent ses rangs que pour les marchands ayant besoin d’artisans totalement malléables.

D’ailleurs, les marchands contournent les artisans des villes en générant le capitalisme dans les campagnes, en formant un artisanat hors corporation aisément disponible et dépendant, au sein de la paysannerie disponible en partie pour un travail ouvrier de forme artisanale, mais coordonnée.

Donat Nonotte, Jacques de Flesselles (1730 – 1789), Officier du Roi, Dernier Prévôt des marchands de Paris, 1768

On doit ainsi considérer qu’à la veille de 1789, c’est la fraction marchande de la bourgeoisie qui est la plus entreprenante ; c’est tellement vrai d’ailleurs que le régime a considéré qu’il était licite pour les nobles de devenir armateurs, dans le cadre d’un commerce s’internationalisant, notamment avec l’Amérique.

C’est un aspect parlant de comment le capitalisme avait également un aspect s’inscrivant dans la féodalité elle-même. C’est même l’aspect essentiel de la question de la crise générale du féodalisme parvenu à son stade suprême : la monarchie absolue, comme régime parvenu à une centralisation significative, nécessitant la mise en place d’un capitalisme bureaucratique.

La France à la veille de 1789 : la noblesse intégrée à l’État – et ses contradictions

Le XVIIIe siècle est pour la France le siècle du grand tournant ; c’est l’aboutissement de deux étapes plaçant la France dans une situation historique remarquable. Le XVIe siècle a en effet été marqué par une unification nationale sous l’égide de la monarchie, épaulée par la faction des « Politiques », à rebours des guerres de religion.

Les « Politiques » maintenaient que l’État devait avoir la primauté sur tout. Ainsi, selon cette perspective, la noblesse (largement représentée par le catholicisme romain) et la bourgeoisie (largement représentée par le protestantisme de type calviniste) devaient céder le pas à l’État.

Henri IV dans les années 1590

Henri IV apparaît comme le représentant des « Politiques » parvenant au pouvoir ; par la suite la monarchie absolue en découlant, supprima le calvinisme (notamment avec la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685) mais en mettant au pas le catholicisme, ainsi que la noblesse.

Cette dernière se révolta dans le cadre de la « Fronde » au milieu du XVIIe siècle. Le théâtre de Corneille représente en l’espèce historiquement sa vision du monde à ce moment.

Comme on le sait, la noblesse échoua et l’idéologie de la monarchie absolue, à travers le théâtre de Racine, se fonda sur ce qu’on doit appeler un néo-stoïcisme, marquant profondément pour cette raison l’esprit national français dans son élan de constitution. Comme dans l’Empire romain, il fallait considérer les besoins de l’État central comme incontournables, inévitables. En ce sens, cela pouvait encore apparaître comme une manière de relancer le mode de production féodal.

Mais à l’ombre de ce néo-stoïcisme, la bourgeoisie développe le commerce et l’industrie, en disposant les faveurs d’un État cherchant à se renforcer à travers une telle démarche. Le théâtre de Molière fait écho à sa manière à cette tendance.

Hyacinthe Rigaud, François Agésilas de Grossoles, marquis de Flamarens, 1695

Pour cette raison, la noblesse du XVIIIe siècle est fragmentée, avec deux pôles aux extrémités. 20 % des familles nobles le sont depuis 1690 seulement, et 20 % des familles nobles le sont depuis avant le XVIe siècle.

Schématiquement, plus les familles sont anciennes, plus elles représentent directement les intérêts de la noblesse avec ses prérogatives aristocratiques ; plus les familles sont nouvelles, plus leur anoblissement est issu de la politique étatique de formation de couches supérieures liées à la monarchie absolue.

Ainsi, la majorité des nobles ont vu leurs familles le devenir durant la période de l’instauration de la monarchie absolue et son développement, aux XVIe-XVIIe siècles, alors qu’une partie significative des nobles ne le sont que depuis très récemment, dans les cent années précédant 1789.

Hyacinthe Rigaud, Charles-Joachim Colbert de Croissy, 1697

Concrètement, une partie importante des nobles a ainsi comme fonction d’être officiers de l’armée royale ou bien de relever de l’appareil juridique de l’État, ce qu’on appelle la « noblesse de robe ».

Il faut ajouter à cela une petite poignée de nobles jouant un rôle dans les hautes sphères de l’État ainsi que, plus nombreux, ceux jouant un rôle dans l’appareil étatique avec des charges diverses, au nombre de 4 000, tels conseillers d’État, intendants, fermiers généraux, trésoriers généraux, etc.

Un rôle important est ici joué par les bourgeois intégrant l’appareil administratif et juridique des Parlements régionaux, qui forment une nouvelle caste rejoignant la noblesse. Ces Parlements, structurés à partir des anciennes assemblées féodales, avaient permis à la monarchie d’écraser le pouvoir local de la noblesse, et avaient eux-mêmes étaient ensuite mis au pas par la monarchie absolue. Ils constituaient néanmoins un foyer d’opposition à celle-ci, partisan d’un appel formel aux « États Généraux », c’est-à-dire à un Parlement unifié comme moyen d’imposer une monarchie représentative, par l’intermédiaire des magistrats de ces Parlements.

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Marie-Anne Varice de La Ravoye, née de Valières, travestie en Vertumne et Pomone, 1702

Pour parler concrètement, des parvenus au sein de la bourgeoisie peuvent ainsi acheter des « lettres de noblesse » ou bien des fiefs dont ils finissent par usurper le titre dans leur nom, puis parvenir à des postes permettant d’accéder à une noblesse héréditaire (comme secrétaire d’État, gouverneur, secrétaires du roi, etc.).

Cette noblesse « carriériste directement intégrée à l’appareil d’État est donc bien différente de la petite poignée de nobles au centre du dispositif hiérarchique de l’Église catholique romaine.

Elle se sépare également de la haute noblesse parasitaire maintenant sa place pour des raisons historiques propre au mode de production féodale, avec au très grand maximum 950 familles en comptant le plus largement possible.

Elle se sépare également de la grande masses des nobles, qui se contentent de vivre en propriétaires terriens avec plus ou moins de richesses.

Hyacinthe Rigaud, Guillaume de Lamoignon de Blancmesnil, avocat général au Parlement de Paris et président à mortier, 1716

Il faut ainsi distinguer plusieurs noblesses, formant quatre groupes aux intérêts contradictoires en raison de la part différente de la part de la possession de terres dans les revenus et dans le statut :

– la noblesse ayant un rôle dans l’appareil d’État ;

– la noblesse ayant un rôle dans le dispositif catholique romain ;

– la haute noblesse parasitaire ;

– la noblesse consistant en les nobles seulement grands propriétaires terriens, qui conservent quelques prérogatives féodales (issues des « banalités » et des traditions locales établies dans des chartes remontant parfois loin au Moyen Âge) qui parfois peuvent basculer dans une réelle pauvreté, ne parvenant pas à suivre les cadences de la noblesse générée par le régime.

Hyacinthe Rigaud, Étude pour le portrait de la marquise Madeleine Thérèse Euphrasie de Marillac, marquise d’Ecquevilly et de ses trois enfants, 1692

En raison de ces importantes nuances au sein de la noblesse, il n’a jamais été possible de parvenir à un nombre précis quant à la population qu’elle représentait.

On peut dire que, grosso modo, le noyau dur de la noblesse s’appuie sur 4 000 familles qui sont présentées au roi dans les dernières décennies avant 1789, avec ensuite un premier cercle représenté par un peu moins de 17 000 familles, soit à peu près 83 000 personnes, en considérant qu’en comptant le plus largement possible on arrive à 400 000 personnes pour l’ensemble de la noblesse.

Cela représente donc un ensemble autour de 1,5 % de la population française.

La France à la veille de 1789 : la contradiction entre les maîtres artisans et les compagnons

Le Moyen-Âge se caractérise par la toute puissance des propriétaires terriens, qui disposent du monopole militaire, investissent la puissance publique et exploitent des masses paysannes en tant que serfs, alors que certaines poches de progrès marquent l’établissement d’artisans et de commerçants qui organisent les premiers bourgs, les premières villes.

Mais, dans tous les cas, le centre de gravité de la production reste local et il en va de même pour la consommation, qui connaît toutefois une diversité plus marquée.

Les artisans, au XVIIIe siècle sont parfois valorisés : tels les médecins, chirurgiens, apothicaires c’est-à-dire pharmaciens, imprimeurs, libraires, orfèvres… Ou bien ils sont respectés pour leur rôle dans l’alimentation : boulangers, cuisiniers, marchands de vins, bouchers, charcutiers, pâtissiers… souvent d’ailleurs très encadré sur le plan réglementaire et fiscal.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

Ils fournissent des biens nécessaires : quincailliers, boutonniers, cartiers, bonnetiers, pelletiers… Ou bien jouent un rôle incontournable, tels les cordonniers, les tapissiers… Ou bien ils relèvent d’une pratique directement manuelle, tels les ouvriers agricoles, les drapiers, les savetiers, les ouvriers du bâtiment…

Leurs rôles et statuts sont ainsi très variables dans le cadre d’une société produisant l’essentiel des biens de manière locale, dans une grande complexité des formes.

Les artisans des biens courants, tels ceux de l’alimentation ou bien encore la cordonnerie, réussissent à maintenir un niveau de vie correct ou bon, tout comme imprimeurs et libraires, les chirurgiens, les apothicaires, les merciers, les drapiers, les orfèvres, qui profitent de la consommation des couches supérieures de la société.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

Mais ceux du bâtiment, de l’ameublement, du vêtement, se retrouvent par contre face à un manque de capacité de consommation de la part de la population. Et on parle de toutes façons de gens tenant boutique ou gérant un petit atelier, vivant dans une pièce avec leur famille, plaçant les compagnons dans une autre.

Ainsi, les commerçants et artisans ne relèvent pas d’échanges qui soient très larges ; ils fonctionnent en cercles fermés. Aussi se mirent-ils à former des corporations de métier, pour s’insérer au mieux dans l’appareil féodal et ses circuits.

Cette tendance était inévitable de toute façon puisque les premiers commerçants et artisans étaient déjà assujettis aux forces féodales locales, soit parce qu’ils étaient d’anciens serfs, soit parce que de toutes façons aucune activité ne pouvait échapper à la primauté des seigneurs ni dans le cadre local, ni dans le commerce à plus large horizon, même si à cette échelle, les opportunités d’émancipation relative pouvaient exister sur le plan économique.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

On appelait les commerçants et artisans engagés dans les rapports du féodalisme compagnons, valets, sergents, etc… Dans les situations les plus développées ils sont intégrés dans un dispositif de « métiers » avec des statuts et des règlements écrits, appuyés sur la religion et la piété collective, base des corporations qui vont se développer toujours plus.

Ces corporations vont, de par la nature féodale de la situation, prendre un tournant autoritaire-patriarcal ; à la transmission initiale du savoir-faire va succéder un contrôle par les « maîtres », qui favorisent leurs propres enfants masculins et utilisent les « compagnons » en formation plusieurs années comme une main d’œuvre à exploiter.

Les compagnons n’ont, au fur et à mesure, plus de possibilité de devenir eux-mêmes des maîtres : les droits pour le devenir sont trop onéreux, le « chef d’œuvre » à réaliser coûte pareillement trop cher à réaliser, sans compter que l’évaluation est faite par des maîtres favorisant leurs enfants.

La façade du bureau des marchands-drapiers (bureau de la corporation des drapiers et bonnetiers) de 1655, démontée et remontée au Musée Carnavalet

Alors, les compagnons deviennent une main d’œuvre exploitée par les maîtres. Karl Marx et Friedrich Engels soulignent cette contradiction entre les maîtres artisans et compagnons dans le second point du Manifeste du Parti Communiste.

« Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour est l’histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, — en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui chaque fois s’est achevée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit.

Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples.

C’est, dans l’ancienne Rome, les patriciens, les chevaliers, la plèbe, les esclaves ; au moyen-âge, les seigneurs, les vassaux, les maîtres artisans, les compagnons, les serfs, et presque chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »

La contradiction entre les maîtres artisans et les compagnons est fondamentale. Les maîtres artisans exploitent les compagnons, qui en retour s’organisent en confréries clandestines. Pour y adhérer, on passe par un rite d’initiation, avec le devoir de masquer son appartenance.

Ces « compagnonnages » clandestins, malgré la répression prirent toujours plus de poids aux XVIIe et XVIIIe siècles ; en 1729, il y a déjà 29 professions dont les compagnons sont organisés (les blanchers-chamoiseurs, les bourreliers, les chapeliers, les charpentiers, les charrons, les cloutiers, les cordiers, les couteliers, les couvreurs, les doleurs, les ferblantiers, les fondeurs, les forgerons, les maréchaux-ferrants, les menuisiers, les plâtriers, les poêliers, les chaudronniers, les selliers, les serruriers, les tailleurs de pierre, les tanneurs, les corroyeurs, les teinturiers, les toiliers, les tondeurs de drap, les tourneurs, les vanniers, les vitriers).

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

La démarche est celle d’un certain communisme élémentaire, puisque les compagnons logent ensemble dans une auberge tenue par un « Père » étant un ancien compagnon lui-même, accompagné d’une « Mère ». Les repas se prennent ensemble, une chambre commune contient des archives, il y a une entraide générale allant jusqu’à placer les compagnons ou les assister en cas de maladie, dans le respect d’articles parfaitement codifiés.

Les compagnonnages sont parfois puissants, pouvant empêcher des maîtres d’avoir des compagnons, voire bloquer tous ceux d’une ville comme celle de Dijon en 1768, en raison de la suppression d’un verre de vin fourni à chaque repas.

Ils n’hésitent pas à utiliser la manière forte et forment un aspect turbulent inquiétant les services de police, d’autant plus qu’ils organisent des révoltes revendicatives, portant notamment sur la durée de la journée de travail et les salaires, allant jusqu’aux grèves.

Ces initiatives sont cependant toujours à la fois localisées et portées par un seul compagnonnage propre à un seul métier. La tendance est celle au corporatisme, comme en témoignent les compagnons papetiers qui tendaient largement à empêcher l’accès au compagnonnage les jeunes dont le père ne relevait pas de ce métier.

Barbier chirurgien soignant le pied d’un paysan, Isaac Koedijk, vers 1649

Pire encore, il existait des affrontements parfois meurtriers entre compagnonnages concurrents. On n’est pas étonné ainsi de la tendance au rejet des machines, qui suppriment des emplois et sont présentés comme incapables de bon travail, ainsi qu’au nationalisme, comme avec les revendications de l’abrogation du traité de commerce avec l’Angleterre.

De plus, certains secteurs échappent totalement à tout ce processus, alors qu’ils pourraient irriguer de conscience sociale la collectivité, en raison de leur haut niveau d’organisation. Les mineurs n’ont ainsi aucune organisation permanente du type compagnonnage, malgré leur nombre ; cependant, ils sont à part : les Compagnies les employant, en raison du besoin d’un personnel qualifié, fournissent des pensions aux victimes des accidents, établissent des maisons ouvrières, mettent en place des retraites.

Les six corps de marchands [de la ville de Paris] par Augustin Dupré, 1788

Et il y a bien entendu la répression systématique, brutale et sans compromis aucun de la part des patrons, des municipalités et de l’État central. Un élément essentiel ici est l’équivalent du futur livret ouvrier obligatoire, dont les premiers éléments sont mis en place dans la seconde partie du XVIIIe siècle.

C’est que la noblesse est l’ossature même du régime et ne tolère pas d’opposition, tout en étant elle-même à la fois en grande partie renouvelée et qui plus est divisée.

L’Église catholique, comme lien social à l’échelle nationale de la France à la veille de 1789

La grande masse de la population du Royaume de France à la veille de 17899 consistait donc en des paysans encore largement isolés, dont la vision du monde dépassant leur propre vie étroite passait d’une manière ou d’une autre par la religion. L’État apparaissait en effet comme une force obscure et lointaine, consistant en une force brutale extirpant les richesses et d’un roi de caractère divin, mais inaccessible.

Seule l’Église catholique se posait comme une réalité tangible, capable de proposer des valeurs, de porter la culture, de répondre aux questions se posant. Or, il fallait une capacité d’intervention énorme pour être en mesure de s’adresser à toute la population au quotidien.

Le personnel religieux de l’Église catholique romaine était cependant relativement faible numériquement. Environ 60 000 religieux vivent à l’écart du monde, dans les monastères, pour 71000 religieux actifs dans le monde, soit au total moins de 2 % de la population française.

Philippe de Champaigne, Ex voto (La Mère Catherine-Agnès Arnauld et la soeur Catherine de Sainte Suzanne de Champaigne), 1662

C’est pourtant ce nombre restreint, lié à tout un appareil enserrant la vie intellectuelle du pays, qui décidait de la vie morale et culturelle du quotidien de millions de personnes : cela ne pouvait aller sans problèmes plus ou moins grands, le principal étant la capacité à assurer une assistance sociale pourtant promise.

La question se pose de la manière suivante. La religion catholique romaine domine la société française sur le plan spirituel, de par son personnel dans le monde réparti dans tout le pays ; dans la vie quotidienne, chacun est obligé de participer aux prières, aux festivités religieuses.

L’ensemble de la population française est ainsi encadré par ces obligations religieuses régies par le clergé, avec une organisation rigoureuse. On parle ici de 34 658 paroisses au sein de 135 évêchés et archevêchés, avec autour de 60 000 curés et vicaires, 2 800 prélats et chanoines de cathédrales, 5 600 chanoines de collégiales, à quoi s’ajoutent 3 000 religieux sans bénéfices.

Les religieux contrôlent également l’instruction publique et les établissement de soin. Ils sont essentiels sur le plan administratif avec l’état-civil qui définit socialement les gens : le baptême, le mariage, le décès.

Et c’est également l’Église catholique qui s’occupe de la charité, se présentant comme incontournable dans le domaine des aides et de la redistribution des richesses.

Tout le souci est que l’Église catholique n’a pas les moyens de sa politique.

En raison de l’hégémonie de la monarchie absolue, son poids économique est en effet restreint.

L’Église catholique ne possède que 6 % des terres, par ailleurs dispersées ; si la population doit lui payer le dixième de son revenu, elle n’est pas moins fortement endettée au XVIIIe siècle.

Impossible par conséquent d’être en mesure d’assurer le charité, d’autant plus que les richesses sont accaparées par le haut clergé.

Le cardinal Armand-Gaston-Maximilien de Rohan par Hyacinthe Rigaud, après 1716

C’est que l’effacement de l’Église catholique par rapport à la monarchie absolue est si fort qu’au XVIIIe siècle le haut clergé est quasiment exclusivement constitué de membres de la noblesse liée à l’État, dont ils forment un appendice idéologique.

Si le rapport de l’Église à l’État féodal a toujours impliqué sur le plan historique une relation, l’un prolongeant la domination de l’autre, les formes de ce rapport ont varié. Au XVIIIe siècle, mais de fait depuis la fin des Guerres de Religion, ce rapport tend au développement de la sécularisation, l’État tendant à absorber progressivement mais implacablement les institutions, l’appareil et toutes les capacités de l’Église en dehors du culte et de son organisation au sens strict.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la fondation au cours du XVIIe siècle des Académies et des Grandes Écoles concurrençant les Universités, celle des Hôpitaux publics, etc…

Gravure du 17e siècle de l’abbaye Saint-Gildas de Rhuys

On a un bon aperçu de cette réalité lorsqu’on voit que 850 abbayes sur 1100 sont « en commende », c’est-à-dire avec un dirigeant n’exerçant pas de fonction, mais encaissant entre la moitié et les deux-tiers des revenus, étant nommés à l’initiative du Roi notamment ou consistant tout simplement en des évêques, dont la nature parasitaire est de plus en plus évidente et complète.

La situation est désormais bien différente du XVIIe siècle où l’Église catholique, mise de côté par la monarchie absolue, cherchait encore à prendre initiative dans une optique fanatique, notamment avec la mise en place de nombreuses communautés, de nombreux ordres (les frères de Saint-Jean-de-Dieu, la Congrégation de l’Oratoire, les Filles du Calvaire, les Visitandines, les Lazaristes, les Eudistes, les Frères des écoles chrétiennes, etc.).

Ces structures sont en perte de vitesse, voire sombrent dans la décadence sur le plan des mœurs ; l’élan idéologique est bien moindre de par l’omniprésence de la monarchie et les fonctions sociales ne sont pas à la hauteur des prétentions.

Le clergé présent localement portait le poids de cette réalité et il entrait de fait en révolte, même malgré lui. Sa nature était tout à fait différente selon les lieux et les fonctions, mais dans tous les cas il était radicalement séparé d’un haut-clergé le méprisant, et il avait à faire face à la population.

La crise générale était telle d’ailleurs qu’elle s’immisçait en son sein. Tout comme les maîtres artisans exploitaient alors les compagnons enfermés dans leur situation, les curés exploitaient les vicaires bloqués dans leur statut – car chez les artisans, le féodalisme comme cadre avait pareillement imposée une crise générale.

La France à la veille de 1789 : une paysannerie encore largement misérable, ignorante, isolée, divisée

Les paysans forment l’écrasante majorité de la population française à la fin du XVIIIe siècle. Leur outillage ne dépasse pratiquement pas, sur le plan technique, celui du Moyen-Âge. Ils ne sont pas formés, ils travaillent vite et mal.

Ils vivent littéralement sur le tas. Leurs maisons sont en torchis couverts de chaumes, abritant une seule pièce, d’ailleurs sans plancher. Beaucoup n’ont que des sabots – la même paire depuis le mariage -, voire marchent pieds nus dans le sud.

Leur alimentation reste encore largement rudimentaire, ils vivent de pain de seigle ou d’avoine associé à de la soupe, de laitages et de beurre, voire de galette ou de bouillie de blé noir, de châtaigne ou parfois de maïs.

Ils sont habillés pareillement toutes les saisons, avec un habit d’étoffe ou de toile, les femmes ayant plus spécifiquement un manteau court avec un capuchon, fait de gros drap ou de cadis (c’est-à-dire une laine grossière).

Louis Le Nain, La famille de la laitière, 1641

Typiquement, leur vie quotidienne, alors qu’ils ne savent ni lire ni écrire pour leur quasi totalité, est brutale, grossière, la vie sociale quasi absente. Les paysans sont repliés sur eux-mêmes, ne donnant jamais d’avis (d’où le « j’avions », une assimilation du « je » personnel et du « nous » flou et général).

Leur espérance de vie est d’ailleurs faible, avec un basculement dans le dénuement complet tendanciel, les paysans étant à la merci des sécheresses et des pluies torrentielles, des disettes, des maladies, du passage de soldats pratiquant toutes sortes de crimes en plus des pillages, ainsi que des voleurs, des bandits de grand chemin.

Par exemple, la vague de froid de l’hiver 1709 provoqua notamment une telle situation que 600 000 personnes périrent dans l’année.

François-Emmanuel de Bonne de Créqui, Comte de Sault, duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, constate ainsi en 1675 que pour la partie du pays qu’il gère :

« Il est assuré, et je vous parle pour en être bien informé, que la plus grande partie des habitants de cette province n’ont vécu pendant l’hiver que de glands et de racines, et que présentement on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres. »

Si jamais la guerre ravage la région, c’est alors la catastrophe générale, comme en Lorraine ou en Bourgogne au début du XVIIe siècle, alors que certaines régions témoignent d’un développement supérieur, telles la Beauce, la Flandre, la Normandie, la Picardie.

Il faut souligner ici que l’on a avec les peintures des Frères Le Nain de vivantes illustrations de l’existence de ces masses paysannes en France à cette époque.

Louis Le Nain, Famille de paysans dans un intérieur, 1642

Sur le plan historique, le XVIIIe siècle voit cependant une évolution relative de cette situation, qui profite dans une certaine mesure à l’ensemble de la population française, reflétant à la fois les capacités toujours plus efficace accumulées et les contradictions bloquant le développement, comme nous le verrons ensuite.

Au cours de ce siècle, la France, déjà alors le pays le plus peuplé d’Europe, passe ainsi de 20 millions d’habitants en 1700 à 28 millions en 1790. Très largement devant ses voisins le Royaume-Uni (7 millions), les États de la future Allemagne et de l’Italie (13 millions chacun), l’Espagne (8 millions).

Cela est au point que certains historiens surnomment la France d’alors la « Chine de l’Europe ». En tout état de cause, un Européen sur quatre vit en France au XVIIIe siècle et on peut considérer que cette masse démographique constitue en soi un défi pour le développement du mode de production capitaliste qui s’élance alors de manière antagoniste mais conquérante dans le cadre du mode de production féodal en France.

Louis Le Nain, Intérieur d’un paysan aisé, 1642

Cette croissance démographique s’explique par une certaine amélioration dans la variété de l’alimentation, notamment avec la massification de la consommation humaine de la pomme de terre et du maïs (chacun étant 5 fois plus nourrissant que le blé).

Sur le plan climatique, un relatif réchauffement des continents bordant l’Atlantique Nord, dans le cadre du « petit âge glaciaire » qui prend véritablement fin au milieu du XIXe siècle, permet aussi d’obtenir des récoltes plus régulières et de faire reculer certaines carences alimentaires, renforçant les organismes et leur aussi leur résistance en cas d’épidémie.

L’intérêt des philosophes des Lumières pour l’étude des populations et l’accroissement des capacités de l’État à développer et soutenir une meilleure administration permet aussi quelques progrès de l’hygiène élémentaire, fondés sur une meilleure organisation des pratiques populaires et un début de mise en rationalisation technique et scientifique systématique.

Antoine Le Nain, Deux femmes avec trois enfants, 1640

Par exemple, le savoir des sages-femmes, dispersé, inégal et toujours menacé de pertes d’acquis, se voit systématiser par la publication par l’une d’entre elles, Mme de Coudray, née à Clermont-Ferrand, d’un manuel d’obstétrique Abrégé de l’art des accouchements (1759), qu’elle diffuse dans toute la France durant 25 ans par ses voyages en donnant des cours très didactisés, pour lesquels elle avait même mis au point un mannequin de de démonstration. Toute son action est entièrement appuyée par l’État royal et ses institutions, Mme de Coudray reçoit même un brevet de l’Académie de chirurgie.

L’absence de guerre sur le territoire français favorise aussi durant le siècle l’accroissement de la population. En tant que tel, ce phénomène n’a pas été perçu par tous les auteurs des Lumières, à l’exception de Voltaire, et il faut attendre 1780 et la publication du Tableau de la population de la France par l’abbé Jean-Joseph Expilly pour disposer d’une vue d’ensemble, dans la perspective de quantifier la population, ses capacités d’une part, notamment sur le plan militaire et productif, et ses besoins d’autre part, en identifiant 6 461 330 personnes en état de précarité en termes de moyens de subsistance.

Le Tableau de la population de la France

Tous ces mouvements ont entraînés un relatif progrès dans le système technique de l’agriculture, exprimé là aussi par une tentative de rationalisation scientifique, portée notamment par les physiocrates vers 1750 et en particulier François Quesnay (1694-1774). Le savant Antoine Lavoisier (1743-1794) est notamment marqué par toute la démarche de ces penseurs, c’est lui qui dira la formule restée célèbre et exprimant la perspective de ces penseurs : « l’élevage est un mal nécessaire ».

En effet, la période voit un accroissement de l’élevage sur le plan quantitatif, qui pousse au recul des vaines pâtures et des terres communes, à l’enclosure des propriétés et à la généralisation de la « rotation de Norfolk » qui permet le développement de plantes fourragères appuyant l’élevage.

En conséquence, on observe un certain décollage de la production agricole, mais surtout une spécialisation géographique qui s’accuse. La France du Nord et de l’Est voit s’étendre la monoculture céréalière et l’élevage en voie d’intensification, alors que celle de l’Ouest et du Sud développent des cultures maraîchères plus diversifiées, sauf en Bretagne et en Normandie où l’élevage se développe plus massivement encore. Les vignobles aussi se spécialisent, ainsi c’est à cette époque que le vin de Champagne est élaborée sous sa forme actuelle.

Cette spécialisation suppose enfin une circulation à l’échelle nationale des productions, et donc pousse dialectiquement à la mise en forme d’un marché national unifié.

Louis Le Nain, Intérieur paysan avec un vieux joueur de flûte, 1642

Mais tout cela reste encore élémentaire, la misère absolue ressurgit à la moindre crise agricole, comme en 1725, 1740, 1759, 1766-1768, 1772-1776, 1784, 1785, ou encore avec les épidémies meurtrières de rougeole, de variole, du typhus et de la fièvre typhoïde.

La paysannerie se soulève toutefois à partir du règne de Louis XIV, de manière tendancielle, mais épisodique et avec une répression sanglante à chaque fois.

On a ainsi la révolte des 5 000 croquants du Quercy en 1624, la Révolte du Lanturlu à Dijon et celle à Aix en 1630 ; dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on a la Révolte des croquants en Limousin, en Angoumois, en Provence, dans le Périgord et en Normandie…

On a la Révolte des Va-nu-pieds en 1639, la Révolte Paysanne dans le Rouergue en 1643, la Révolte des Sabotiers en Sologne en 1659, la Révolte des Lustucrus dans le Boulonnais en 1662 suivie de la Révolte des Audijos dans les Landes et celle des Angelets dans le Roussillon les années suivantes, la Révolte du Roure près de Montpellier en 1670, la Révolte du Papier Timbré par les bonnets rouges en Bretagne en 1675…

La revanche des paysans dans Les Grandes Misères de la guerre de Jacques Callot, 1633

Ces révoltes sont liées aux impôts le plus souvent, car en plus de vivre dans la misère et l’ignorance, la paysannerie doit payer la dîme, soit un dixième ou un treizième des revenus, destinés au clergé, ainsi que payer les impôts à l’État central, très variables mais autour d’un tiers des revenus.

Et le caractère temporaire de ces révoltes, puisque s’inscrivant dans une période précise, ainsi que leur caractère épars, correspond aux situations très variées des paysans.

On trouve ainsi les « mainmortables », c’est-à-dire les serfs au sens strict. Ils sont du nombre d’un million, principalement en Franche-Comté et en Lorraine, ainsi que dans le Berry, le Nivernais, la Marche, l’Auvergne. Leur statut implique une dépendance au lieu pour les enfants s’ils veulent toucher un héritage.

Les autres paysans, formant leur très grande masse, sont « libres ». Il y a déjà les sans-terres : certains sont journaliers, c’est-à-dire des paysans employés à la journée. D’autres se font embaucher comme domestiques.

Ceux qui ont une terre ne sont pas pour autant des paysans au sens strict non plus. Beaucoup sont obligés d’avoir un second métier, en tant qu’aubergistes, maçons, meuniers, tailleurs, marchands, tisserands, charpentiers, etc.

Frères Le Nain, Portraits dans un intérieur, 1647

Dans certains cas il y a la mise en place, de manière artisanale, d’un élevage, ou bien de forges, de fonderies et de mines, qui impliquent d’ailleurs un déboisement forcené.

Ceux qui sont en tant que tels seulement paysans relèvent de ce qu’on appelle les laboureurs ; ils sont fermiers ou métayers, gérant une terre qui ne leur appartient pas, devant en redevance respectivement une somme fixe et la moitié de la récolte. La concurrence est rude ici car les grands propriétaires terriens ont tendance à agrandir leurs domaines, réduisant d’autant leur nombre.

Avant le développement réel du marché national, le seul dénominateur commun des paysans est ainsi la pratique religieuse, seul lien social véritable, associé aux fêtes et aux veillées. L’Église catholique est le seul vecteur d’un cadre dépassant les particularismes locaux, avec la figure du roi.

L’éparpillement, la dispersion, le morcellement de la France à la veille de 1789

Il est bien connu qu’au XVIIe siècle, la France a comme régime une monarchie absolue. Rien ne saurait plus faux toutefois de penser que le pays est alors par conséquent unifié.

La monarchie absolue a beau s’appuyer sur une alliance entre la noblesse et la bourgeoisie autour du roi (soit sur le plan des arts entre Corneille et Molière autour de Racine), elle n’est en effet qu’une superstructure du mode féodal de production.

Pour cette raison, les situations sont essentiellement les mêmes et pourtant fondamentalement différentes à travers toute la France. Pour saisir le panorama français juste avant 1789, il faut penser à une sorte de vaste puzzle.

Louis XVI en costume de sacre avec les regalia et la croix de l’ordre du Saint-Esprit par Antoine-François Callet, 1781.

Voici ce que constate l’historien Ivan Vasilevitch Loutchisky (1845-1918) dans son État des classes agricoles à la veille de la Révolution, paru en 1911.

« Dans l’Artois, la noblesse possédait 29 % du territoire, et le clergé 22 %, ce qui faisait en tout 51 % contre 33 % que possédait la classe paysanne.

En Picardie, la noblesse avait 33,4 % du territoire, le clergé 14,6 % seulement, ce qui faisait 47,9 % en tout, contre 36,7 % que possédait la classe paysanne.

En Bourgogne, 35,1 % appartenaient à la noblesse, 11,6 % au clergé, c’est-à-dire 46,7 %, en tout, et 33,1 % aux paysans.

Dans le Limousin, 15,3 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2,4 % au clergé, en tout 17,7 % contre 59,2 % qui étaient aux paysans.

Dans la Haute-Auvergne, la noblesse possédait 11 % du territoire, le clergé 2,1 %, c’est-à-dire en tout un peu plus de 13 %, tandis que la classe paysanne en détenait 50 %.

Dans le Quercy, 15,5 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2 % environ au clergé, c’est-à-dire environ 18 % en tout, contre 51 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le Dauphiné, environ 12 % du territoire constituaient la part de la noblesse, 2 %, celle du clergé, c’est-à-dire 14 % en tout, contre 40,8 % qui revenaient aux paysans.

Dans les Landes, 22,3 % du territoire étaient à la noblesse, un peu plus de 1 % au clergé, c’est-à-dire environ 24 % en tout, contre 52 % qui étaient aux paysans.

Dans le Béarn, 20 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 1,1 % au clergé, c’est-à-dire un peu plus de 21 % en tout, contre plus de 60 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le pays toulousain, 28,7 % du territoire étaient détenus par la noblesse, environ 4 % par le clergé, ce qui faisait environ 33 % en tout, contre 35 % qui représentaient la propriété paysanne.

Dans le Roussillon, 32 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 9 % au clergé, c’est-à-dire environ 43 %, contre près de 40 % appartenant à la classe paysanne. »

Il y a ainsi deux aspects qui jouent ici : quantitativement, la noblesse et le clergé possèdent une importante partie des terres, ce qui est bien connu. Cet aspect relève de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, bien que le travail intellectuel en question soit très faible.

Mais qualitativement, il y a encore des différences massives dans la répartition, et cela pose en fait un problème de fond tout aussi important.

Cela reflète en effet un ordre féodal, c’est-à-dire des règles locales particulières, des traditions bien délimitées, des organisations hiérarchiques différentes dans leurs rapports de force, etc. Le pays est de fait littéralement morcelé dans sa réalité sociale.

Louis Le Nain, La charrette, 1641

Cet aspect relève dans cette dimension de la contradiction entre les villes et les campagnes. Malgré le développement d’une bourgeoisie, la structure féodale reste un obstacle par son localisme imposé. On a un excellent exemple avec le droit seigneurial de poids, de mesures, d’étalonnage.

Ainsi, les mesures de longueur n’ont pas les mêmes valeurs selon les localités, rendant un aperçu général strictement impossible, ce qui est une immense barrière aux échanges.

Les Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles, précédées des éléments du nouveau système métrique, publiées en 1810 par François Gattey, fournissent en pas moins de deux cent pages les comparaisons des différentes mesures, centralisées par la suite avec la révolution française.

On a le pied, le pied marchand, le compas ou encore la perche de 9 pieds, 9 pieds et demi, 18 pieds, 22 pieds… On a la coupée, l’ouvrée, la meau et charrée, le journal, la soiture, la boisselée… l’arpent de 96 perches carrées d’ordonnance, de 100 perches carrées, de 100 verges carrées, d’ordonnance ou des eaux de forêts, de 108 perches carrées, de 112 verges carrées… et encore avec des variantes locales qui plus est.

La Toise de Lyon fait 2,5633 mètres, alors que celle de Villefranche juste à côté fait 2,4363 mètres et celle de Paris 1,94904 mètre  ; la Canne du canton de Tarbes fait 1,8046 mètre, celle non loin de Galan fait 1,7686 mètre ; la Verge de Bergues fait 3,831 mètre, celle de Lille 2,984 mètre.

Il en va de même pour le litre, la pinte, la barrique, la velte, le setier, le muid, le minot, la charge, la livre, l’once…

Tout cela était le reflet du maintien du cadre féodal malgré la superstructure qu’est la monarchie absolue. Ivan Loutchisky, dans son article de 1911 Les classes paysannes en France au XVIIIe siècle, constate ainsi :

« Le trait le plus saillant de l’organisation agraire de la France au XVIIIe siècle, celui qui la distinguait le plus fortement du régime agricole des autres pays de l’Europe, c’était la seigneurie.

Tandis que l’évolution économique du nord-est de l’Allemagne transformait le chevalier en chevalier-propriétaire, ayant, de par son rang, des droits exclusifs à la terre, tandis que dans la Basse-Saxe le seigneur devenait aussi essentiellement un propriétaire, et dans la Saxe du sud-est un souverain-propriétaire (Landesherr ), tandis que, dans tous ces pays, les seigneurs en arrivaient à s’adonner à la culture des terres qu’ils faisaient travailler par des salariés ou par des serfs, en France, les seigneuries et les seigneurs conservaient leur caractère primitif.

Il est vrai de dire que le pouvoir royal avait restreint les droits politiques et administratifs des seigneurs, entamé leur pouvoir judiciaire; mais il leur avait laissé la juridiction de leur patrimoine et, avec elle, les droits utiles.

L’étendue de ces droits et leur forme variaient d’une province à l’autre, mais, en principe, ils étaient les mêmes partout, et la structure de la seigneurie était identique au nord de la France, en Picardie et dans l’Artois, au centre, en Bourgogne, dans le Limousin et en Auvergne, au midi, en Provence et dans la Guyenne.

Le droit de monopole ou de banalité, le droit de mainmise sur les successions vacantes, de rachats sur les héritages, de lods et ventes [= de taxes] sur les terres vendues ou échangées, les aveux exigés des tenanciers, les péages, etc., etc., tous ces droits se trouvaient intimement liés à la seigneurie, et, qu’ils fussent perçus avec modération ou avec excès, ils persistèrent en France jusqu’à là fin du XVIIIe siècle.

Ils n’avaient pas le sens commun, et ils opprimaient les paysans, mais ils augmentaient les revenus du seigneur, qu’il fût ecclésiastique ou laïque.

La seigneurie, continuant d’être quelque chose comme un État dans l’État, avec ses impôts directs et indirects, ses insignes de souveraineté et ses monopoles, avec ses employés spéciaux, ses règlements, etc., faisait sentir aux populations qui lui étaient soumises tous les désavantages de l’organisation seigneuriale, sans lui rapporter le moindre profit.

Et il faut ajouter que la plus grande partie du territoire français était couverte de ces seigneuries, vestiges de l’ancienne hiérarchie seigneuriale, qui conférait aux nobles des droits qu’ils exerçaient aux dépens de leurs sujets. »

Le matérialisme des Lumières qui émerge au XVIIIe siècle a justement comme objectif de briser le cadre idéologique et culturel de cette dispersion, avec comme idéal la gestion publique des questions publiques, c’est-à-dire le centralisme, le régime républicain.

Mais ce matérialisme porté par la bourgeoisie se heurte à une masse de paysans ancrés localement, sous l’égide d’une noblesse d’autant plus puissante qu’elle a été grande partie renouvelée, puisque largement mise en place par la monarchie absolue aux XVIIe et XVIIIe siècles.