On ne peut pas comprendre les errements du jeune Parti Communiste issu du congrès de Tours de 1920 sans comprendre l’aspect essentiel qu’est la question syndicale. Les socialistes avaient toujours considéré qu’il existait une division du travail : eux s’occupaient de la politique, les syndicalistes des luttes revendicatives.
Il était considéré que le mouvement ouvrier marchait sur deux jambes… indépendantes. Les socialistes respectaient entièrement l’indépendance de la CGT. Cette dernière, par contre, aux mains des syndicalistes révolutionnaires, rejetaient la politique, comme en témoigne la charte d’Amiens adopté en 1906 à son 6e congrès.
Tant les socialistes que les syndicalistes révolutionnaires participèrent à l’Union sacrée et leur crédibilité était donc anéantie en 1918. Si l’Internationale Communiste poussa à l’établissement d’une gauche dans les rangs socialistes, le processus fut très différent dans la CGT.
En fait, dès mai 1916 la CGT est dans une situation intenable. Elle est ouvertement intégrée au processus militaire français, tout en maintenant une fiction de revendications. Il lui faut alors soit retourner en arrière, soit assumer la situation. C’est le second choix qui est fait.
Pour ce faire, la direction de la CGT entend mettre un terme à la structure duale caractérisant la CGT. Il y a en effet d’un côté les syndicats organisés en fédérations, de l’autre des bourses du travail. Officiellement, le 13e congrès de la CGT est d’ailleurs en même temps le 19e congrès national corporatif.
Les bourses du travail, bâtiments fournis par les mairies servant initialement de placement de travailleurs puis de lieux de réunion syndicale, étaient le terrain des syndicalistes révolutionnaires, qui en avaient fait des sortes d’îlots « ultras ». C’est de là que partaient les offensives revendicatives censées entraîner les masses pour le fameux grand jour de la grève générale.
Au milieu de l’année 1916, la prétention révolutionnaires des bourses apparaît entièrement comme une fiction, alors que la CGT épaulait le gouvernement et qu’elle avait besoin de toutes ses dernières forces disponibles. Les bourses du travail durent donc intégrer les Fédérations, une situation officialisée avec le 13e congrès de la CGT, en juillet 1918 à Versailles.
Cependant, ce choix du repli sur soi-même afin de se maintenir, en attendant que la situation « normale » ne revienne, n’était pas du tout en phase avec le cours de l’histoire. Ainsi, lorsque peu avant le congrès il y a des grèves dans les usines de munition, à Bourges, avec 20 000 grévistes, elles se déroulent en-dehors du cadre syndical.
L’État ne prit pas de risques et en profita alors pour écraser la toute petite minorité pacifiste, organisé en Comité d’action internationale en 1915, puis en Comité de défense syndicaliste l’année suivante. Celle-ci avait tenu une conférence en mai 1918 à Saint-Étienne, avec 246 délégués, pour essayer de peser, mais cela n’avait fait qu’ajouter à son isolement.
D’ailleurs, Alphonse Merrheim, secrétaire de la fédération des Métaux et figure la plus connue de la minorité pacifiste, abandonna le mouvement pour soutenir la direction. Il en alla de même d’autres responsables comme Georges Dumoulin (qui soutint ensuite les nazis durant l’Occupation) et Albert Bourderon.
Au 13e congrès, il y a d’ailleurs une motion commune de la direction et de la minorité anciennement pro-pacifiste, ce qui n’empêcha pas que les 908 voix pour se confrontèrent à 253 voix contre (et 40 abstentions).
C’est que, dans les faits, les adhérents de la CGT sont extrêmement tendus, avec une atmosphère particulièrement lourde, alors que la direction maintient la tradition acquise pendant la guerre.
Dans un document intitulé « La C. G. T. devant la situation ouvrière, La leçon des faits. », la CGT reproche à l’État d’avoir été incapable, au milieu de l’année 1918 de fournir assez de miettes pour calmer les masses, et au patronat de ne pas avoir assez négocié :
« Depuis quatre années de guerre, les arbitraires, les exactions n’ont cessé de frapper les ouvriers des usines de guerre et ont ajouté aux difficultés, sans cesse croissantes de la vie, au manque de compréhension patronale, toujours figée dans son principe d’autorité et aux relèves faites trop souvent dans la confusion et en dehors des règles du droit.
Maintenant que l’effervescence est apaisée, il nous sera permis de dire que la responsabilité de ces mouvements est aussi dans les fautes lourdes, diplomatiques, politiques et militaires qui se succèdent-depuis le début des hostilités.La C. G. T. s est fait un devoir de rappeler, à tous moments de la guerre,la nécessité pour les gouvernements de rester en contact avec les masses populaires et d’éclairer le jugement de celles-ci, par une diplomatie au grand jour, rejetant loin d’elle toutes tractations obscures d’ambition et de convoitise.
Elle a indiqué que la vie publique ne devait pas être ralentie mais, au contraire accentuée par la connaissance exacte et précise de la vérité sur la marche des événements.
Elle a réclamé une politique de ravitaillement, basée, non sur les restrictions, mais sur l’utilisation rationnelle de toutes les ressources, des transports et sur l’augmentation de la production agricole.
Elle a protesté contre les profits scandaleux que les fournisseurs tiraient des nécessités- de la Défense nationale.Elle a enfin réclamé que toutes les forces morales soient mises en œuvre pour concourir avec les forces militaires à l’avènement rapide de la Paix des Peuples, telle que l’a défini le président [américain] Wilson.
Pour cela, elle a demandé que le gouvernement fasse publiquement connaître ses buts de guerre et qu’il permette aux représentants des classes ouvrières d’aller au sein des Conférences internationales pour y réaliser l’accord nécessaire à la Paix juste et durable, sur les bases déjà définies par les Conférences. Ouvrières nationales et interalliées.
A ces questions, à ces demandes réitérées, la défiance envers la classe ouvrière incita soit au refus, soit au silence.Cette incompréhension de la volonté et des sentiments de la classe ouvrière, qui sont ceux du pays, fut causé du malaise et des soupçons qui s’établirent et qui ne firent que grandir à la faveur de l’ignorance des masses populaires sur les événements auxquels leur destinée était liée et dont, par surcroît, le jugement fut faussé par la Presse.
Les incidents qui éclatèrent ces jours derniers furent une première conséquence de ce malaise général, et profond.
Ces causes subsistent et nous déclarons que ce n’est pas une politique de répression, plus ou moins ouverte, qui pourra-être l’obstacle à de nouvelles perturbations que nous pressentons et dont la gravité serait peut-être plus irréparable.Seule, une politique d’apaisement, de confiance et de loyauté, peut prévenir ces éventualités et prédisposer les esprits aux besognes de réorganisation et de progrès social.
Le gouvernement ferait œuvre imprévoyante et impolitique si, dans- un esprit de rancune, par des manœuvres répressives, il créait ainsi la fausse impression que la Défense nationale est, pour la classe ouvrière, incompatible avec ses droits, ses sentiments de dignité et son devoir de solidarité.
Ces principes de droit et de liberté, la C. G. T., loin de les abdiquer, les a proclamés plus indispensables. que jamais. Sur eux,, elle a basé sa règle de conduite, par eux, doit être déterminée la discipline syndicale, en dehors de laquelle il n’est ni puissance d’expression, ni puissance de réalisation.
Tenir compte de la dignité des travailleurs accorder à la classe ouvrière les libertés de pensée, et d’action indispensables à sa mission bannir toutes pratiques occultes agir sincèrement et laisser agir les forces ouvrières organisées pour l’avènement de la Paix des Peuples, apparaît dans les circonstances présentes la ligne de conduite que doit observer tout gouvernement soucieux des intérêts généraux du pays.
Le Comité CONFÉDÉRAL. »
La CGT assumait de s’intégrer dans le paysage capitaliste, d’œuvrer à l’apaisement et à la loyauté, mais il était demandé que cela soit vrai dans les deux sens. Plus il serait fait un espace à la CGT, plus les travailleurs auraient à y gagner et le régime à disposer d’une réelle stabilité : telle était sa démarche.
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