Contrairement aux prétentions du FLN, l’indépendance ne modifia en rien la domination française, comme en témoigne l’émigration massive, vers la France, ancienne puissance coloniale.
Il y a en France 35 000 Algériens en 1921, 85 000 en 1936, 72 000 en 1940, 211 000 en 1954, 350 000 en 1962, 473 000 en 1968, 710 000 en 1975, 805 000 en 1982.
C’est une véritable hémorragie et cela tient à la nature semi-coloniale, semi-féodale de l’Algérie.
Ahmed Ben Bella, initialement, tenta de maintenir une ligne « tiers-mondiste » en s’appuyant à la fois sur l’Union Soviétique, l’Egypte, Cuba, la Yougoslavie.
Ernesto « Che » Guevara fit ainsi son dernier grand discours à Alger, le le 24 février 1964 ; Amilcar Cabral, dirigeant du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, répondit de la manière suivante à un journaliste américain lors d’une interview à Alger :
« Prenez un stylo et prenez note : les musulmans vont en pèlerinage à la Mecque, les chrétiens au Vatican et les mouvements de libération nationale à Alger ! »
Ahmed Ben Bella se présenta comme le Fidel Castro de l’Afrique ; il profitait, pour cela, du soutien du grand théoricien de la « IVe Internationale » trotskyste, Michel « Pablo » Raptis, ainsi que de tout le milieu trotskyste et « anti-colonialiste » qui lui était lié, comme par exemple Yves Mathieu, un avocat français du FLN, qui deviendra le théoricien de « l’autogestion ».
Le FLN se voyait présenté comme le représentant le plus pur et le plus sincère des masses algériennes opprimées, dans le cadre d’un tiers-mondisme ayant en ligne de mire le communisme, cherchant à l’affaiblir au nom d’une urgence anti-coloniale idéalisée.
Les éditions gauchistes François Maspéro avaient ainsi publié en 1961 La révolution algérienne par les textes, consistant en des extraits compilés par André Mandouze, ce dernier étant un grand activiste catholique et par ailleurs le premier rédacteur en chef de la revue Témoignage chrétien qu’il a cofondé en 1942.
Cette convergence gauchisme – catholicisme social dans une perspective tiers-mondiste explique que les extraits parlent de « révolution démocratique », de lutte contre les « structures féodales », de « culture algérienne nouvelle », ce qui ne correspondait strictement en rien à la réalité du FLN.
C’est un exemple pertinent de comment le FLN a manié un double discours, avec tout un vocabulaire gauchiste et tiers-mondiste en direction d’une extrême-gauche anarchiste et trotskyste trop heureuse de trouver un moyen de dénoncer la « passivité » du Parti « Communiste » français révisionniste depuis 1953.
Le FLN a utilisé les forces « catholiques de gauche » et les réseaux anarchistes et trotskystes, et en échange ceux-ci profitaient d’une aura « radicale » anti-coloniale. Il y a ici un épisode historique essentiel à comprendre pour saisir le renouveau d’une scène anarchiste et trotskyste historiquement disqualifiée.
André Mandouze, dans une nouvelle préface de 1962 à sa compilation de textes de la « révolution algérienne », était ainsi élogieux pour le FLN :
« C’est le signataire de ces lignes qui paraîtra sans doute singulièrement dépassé quand on constatera qu’au seuil de ce recueil de textes (désormais) universellement connus, il se croit (encore) obligé de souligner le caractère représentatif, populaire, collégial, laïque et démocratique du F.L.N. »Comme si cela, dira-t-on, avait jamais pu être sérieusement contesté par qui que ce soit ! » »
Et cette dimension « populaire » fictive justifiera, pour les anarchistes et les trotskystes, le soutien pratique, au FLN, avec les « porteurs de valise ».
Ces derniers récoltaient des fonds, notamment du FLN en métropole, fabriquaient des faux papiers, servaient d’intermédiaires, transportaient des armes, escortaient des personnes, etc. ; le réseau le plus connus fut organisé par Francis Jeanson, proche historiquement du théoricien d’extrême-droite spiritualiste Emmanuel Mounier, avec ensuite le soutien de Henri Curiel, un juif égyptien « anti-colonialiste ».
A ce réseau, très connu en France suite à un procès retentissant durant la guerre d’Algérie, il faut donc également ajouter les trotskystes de la quatrième Internationale, extrêmement actifs et faisant de la guerre d’Algérie un levier important pour infiltrer les étudiants liés au Parti «Communiste» français.
Toute la gauche anti-communiste fait du FLN une cause sacrée à défendre ; voici par exemple comment Daniel Guérin, partisan d’un syncrétisme anarcho-trotskyste, présentait la situation en mars 1964 :
« La révolution algérienne, depuis quelques mois, avait tendance à piétiner. Elle vient de prendre un nouveau départ. La relance cette fois n’est pas venue tant du président Ben Bella que des travailleurs eux-mêmes. Le congrès de l’autogestion industrielle, qui s’est tenu les 28, 29 et 30 mars, a remis l’autogestion sur les rails, en même temps qu’il provoquait l’éclosion d’une conscience ouvrière socialiste (…).
Le bureau politique du F.L.N. et le gouvernement avaient eu la sagesse — certains diront à tort peut-être l’habileté — de laisser les congressistes s’exprimer sans aucune restriction, tout au long des trois journées, en un mot de se « défouler » pleinement. Le résultat a été une mise en accusation extrêmement vive par les congressistes des divers aspects non socialistes ou insuffisamment socialistes, du régime, de la haute administration truffée de réactionnaires, et même du Parti, de l’U.G.T.A. et autres institutions.
Le ministre de l’Economie Boumaza et Ben Bella lui-même n’ont fait, à dessein, leur apparition que dans les dernières heures des assises, afin de n’avoir pas l’air de peser sur les débats, et ils n’ont essayé qu’assez mollement de défendre les diverses têtes de turc sur lesquelles s’était acharné le congrès (…).
L’acquis positif de ce congrès, c’est l’entrée du prolétariat dans la politique algérienne. Les travailleurs ont clairement exprimé leur volonté de participer au prochain congrès du Parti. Le délégué de la coopérative Franz-Fanon d’Alger s’est écrié : « Il faut que le congrès du Parti rassemble en son sein les meilleurs travailleurs afin de tirer les conclusions politiques nécessaires à l’industrie socialiste. » De même, après avoir constaté l’absence des ouvriers et des paysans dans l’Assemblée nationale, il a réclamé la représentation parlementaire du secteur industriel autogéré.
Chacun s’interrogeait sur l’attitude, dans le cas d’un éventuel « coup dur » du sphinx impénétrable qu’est l’armée nationale populaire, les uns croyant, les autres ne croyant pas, à sa fidélité au régime ben-belliste. Le défoulement public des travailleurs industriels, la maturité et l’audace de leur langage ont provoqué un choc psychologique qui, dans ce pays ou l’atmosphère politique change d’une heure à l’autre, a dissipé bien des nuages, assaini l’atmosphère.
On sait désormais que les travailleurs, pour défendre et élargir leurs conquêtes, sont prêts à se battre — « comme en 1954 » — ainsi que l’a dit au congrès de l’autogestion un ouvrier carrier. Le jeune et dynamique délégué des Constructions métallurgiques de Tlemcen a déclaré sans ambages : « Une autre révolution est à entamer qui concerne l’économie et la politique. La révolution socialiste commence aujourd’hui seulement! ». »
En avril 1964, Daniel Guérin maintenait encore cette fiction, contre vents et marées, alors que les faits qu’il décrit sont pourtant clairs :
« Si rien de ce qui se passe en Algérie n’est clair, le Congrès du F.L.N. a battu les records de l’équivoque. Les assises se sont déroulées à huis-clos. Dans un secret fort peu démocratique. Les masses populaires n’y étaient pas représentées, et l’on n’a point porté devant elles les débats. Les comptes rendus publiés par le quotidien officiel du F.L.N. ont été d’un mutisme déconcertant (…).
Le brillant programme d’« ouverture vers le socialisme » n’a joué, semble-t-il, dans le Congrès qu’un rôle accessoire. Son principal rédacteur, Mohamed Harbi, ne figure même pas dans le nouveau Bureau politique, composé de ministres, de militaires, de chefs de clan. Il était impossible de choisir une direction plus incapable de traduire en actes l’« option socialiste» (…).
Décevant, ce Congrès ? Oui, certes. Mais il ne ferme aucune porte. Des politiciens réticents et peu convaincus ont entériné le programme pour la seule raison qu’il avait la caution de Ben Bella. N’empêche que, désormais, ce programme engage le F.L.N.
Il est une charte dont s’empareront, pour la traduire en acte, les militants sincèrement révolutionnaires.
Autour de Mohamed Harbi et des groupes d’amis de Révolution africaine que le jeune leader de la gauche du F.L.N. se propose de créer à travers le pays, une avant-garde, composée d’intellectuels, d’étudiants, d’ouvriers de l’autogestion industrielle, est à la veille de se former.
De son côté, l’élite de l’émigration en France, actuellement en cours d’alphabétisation et de formation professionnelle, dans un environnement d’industrie moderne et d’organisation ouvrière, pourrait bien fournir, après retour au pays, les cadres nécessaires à la métamorphose du F.L.N. en un parti authentiquement socialiste. »
Daniel Guérin considérera, en janvier 1965, que :
« La jeune république démocratique et populaire continue d’être tirée à hue et à dia, d’un côté par une avant-garde ouvrière-paysanne qui prend au sérieux l’option socialiste, de l’autre par un conservatisme petit-bourgeois qui se dissimule sous le couvert de la religion. »
En réalité, là où Daniel Guérin voit deux aspects, il n’y en a qu’un : il s’agit de la formation d’un capitalisme bureaucratique. L’autogestion signifie ici seulement la formation de ce capitalisme bureaucratique, l’autogestion n’étant qu’un appât pour mobiliser les masses.
D’ailleurs, Ahmed Ben Bella expliquait ouvertement à la télévision française, en 1963, que :
« L’islam est profondément socialiste, il condamne l’usure. L’islam nous aide à pratiquer le socialisme, il n’y a aucune contradiction. »
Ahmed Bella avait tout à fait raison en ayant tort : il y aura tout d’abord un « socialisme » maquillant une dictature pro-soviétique, puis une vague islamiste prenant au pied de la lettre le discours fondamentaliste du FLN.