La Bhakti a permis au brahmanisme, puis à l’hindouisme, de bénéficier d’un bastion idéologique solide dans les masses, le prix à payer étant l’implication active des masses dans ce processus. Cela a permis au féodalisme de s’enraciner profondément dans la société.
Mais nous observons ici autre chose : ce processus a mené à l’unification de l’Inde. Comment cela a-t-il pu être possible ?
Après l’effondrement de l’empire Maurya, l’Inde antique était divisée en de nombreux royaumes qui se disputaient la suprématie. L’empire Gupta n’a été que le succès temporaire d’un royaume en particulier ; en pratique, le pays se divisait en une multitude de pouvoir locaux.
L’hindouisme était l’idéologie du système féodal en général, chaque instance de pouvoir local mettant en avant sa divinité, etc. Les masses étaient de cette façon impliquées dans les querelles intestines féodales.
Dans ce contexte, à chaque fois qu’un roi accédait à une position importante, il soutenait une religion en octroyant au clergé des terres et des temples. Un temple recevait de la terre et des paysans pour la travailler, avec pour résultat l’approfondissement du féodalisme.
Les rois ont commencé à octroyer également des terres aux forces féodales qui leur apportaient leur soutien, même si officiellement la propriété foncière n’a jamais été problématisée en Inde antique et féodale : les rapports de pouvoir, par l’intermédiaire des castes, étaient suffisants.
A travers ce processus, la partie sud de l’Inde a rejoint la partie nord. L’Inde du sud possédait déjà une culture forte, en particulier chez les Tamouls ; des royaumes entreprenaient déjà de créer des idéologies, en particulier au moyen du bouddhisme.
Ce bouddhisme était cependant très différent de celui de l’époque d’Ashoka. C’était désormais une religion organisée, connue sous le nom de Mahāyāna (« Grand Véhicule » en sanskrit) et qui comportait de nombreux dieux, des rituels, un clergé, etc.
Le but n’était plus la libération, mais le culte des Bodhisattvas, des divinités qui pourraient devenir des bouddhas mais qui choisissent de repousser ce moment pour rester dans le monde, ce afin d’aider les masses (ce qui en fait des « modèles » pour les humains). C’était une variante féodale décadente du bouddhisme des origines, comme en témoignent les énormes statues couvertes d’or, de bijoux, etc.
Finalement, la vigueur idéologique de l’hindouisme a conduit les forces féodales du sud à rallier l’hindouisme, les seigneurs féodaux ont été intégrés dans la castes des kshatriya, des prêtres ont été formés, et toute une histoire a été « écrite » pour intégrer le sud à la culture du nord.
C’était une construction idéologique pure et simple, et dans les faits, le sud n’a jamais connu quatre castes, mais seulement un système traditionnel à deux niveaux, avec d’un côté les seigneurs féodaux et le clergé, et de l’autre des masses opprimées.
Une autre variante concernait les zones tribales intégrées ; dans ces cas, l’hindouisme devait s’adapter, ce qui a donné naissance au tantrisme et ses éléments de magie.
Comme R.S. Sharma le souligne dans « La société médiévale indienne à ses débuts »:
« Une enquête géographique des concessions foncières montrerait que, sauf dans le sud profond où les colonies brahmanes apparaissent en grand nombre à partir du huitième siècle, cela a été du cinquième au septième siècles que les concessions de terres à grande échelle ont été faites aux brahmanes dans les zones périphériques comme l’Assam, le Bengale, l’Orissa, l’Inde du centre et du sud. Les zones de l’Himalaya et le Népal ont également été ouverts aux brahmanes dans les périodes post-gupta par des concessions de terres. »
L’hindouisme a permis la généralisation d’un système dans lequel les seigneurs féodaux gouvernaient principalement un ensemble de villages, où la Bhakti, portée par les populations locales, a apporté les prémices de l’élément national.
Sans la Bhakti, la dévotion des masses, les souverains féodaux auraient gouverné des royaumes complètement disparates ; grâce à la Bhakti, les masses ont trouvé un point de rencontre malgré les barrières linguistiques et culturelles.
Le choc causé par les invasions islamiques a permis de mettre cela en perspective. Tout d’abord, les envahisseurs ont progressivement gagné la domination sur tous les royaumes, formant un nouvel empire et unifiant le pays sur le plan administratif, les forces féodales devenant une interface avec le pouvoir central.
De plus, les masses soutenant la Bhakti se retrouvaient confrontées à une autre religion, ce qui a renforcé l’unification, excepté dans les zones directement liées aux envahisseurs, comme l’Inde du nord-ouest, ou historiquement réticentes à la domination septentrionale, comme le Bengale qui était un bastion bouddhiste, et dont la partie orientale est devenue principalement musulmane.
L’empire Moghol a maintenu tel quel le système féodal sans abolir les castes, se contentant de coordonner les choses par le haut, comme une sorte d’antithèse de l’empire Maurya (à l’exception de l’idéologie progressiste Sulh-e-Kul de l’empereur Akbar, qui tenta d’unifier l’empire de façon similaire, tel un Ashoka moderne).
Les forces féodales étant dans l’incapacité d’évoluer vers une monarchie absolue, les envahisseurs ont pu former une monarchie tyrannique et parasitaire, et vivre des revenus de la collecte des impôts et de la propriété foncière directe (plus ou moins un cinquième de l’empire, selon la période).
C’est précisément cela que Marx avait vu, et qui l’a amené à penser que l’Inde n’était jamais parvenue à dépasser la dispersion féodale d’une part, et d’autre part à former un état central pour mettre de l’ordre dans ce chaos.
Dans un article de 1853 intitulé Les conséquences futures de la domination britannique en Inde, publié dans le New York Daily Tribune, Karl Marx écrit dans cet esprit :
« La société indienne n’a pas d’histoire du tout, du moins pas d’histoire connue.
Ce que nous appelons histoire, n’est que l’histoire des envahisseurs successifs qui ont fondé leurs empires sur les bases passives de cette société immuable et qui n’offrait pas de résistance.
La question, donc, n’est pas de savoir si les anglais avaient le droit de conquérir l’Inde, mais de savoir si nous préférons que l’Inde soit conquise pas les Turcs, les Perses, les Russes, ou les Britanniques.
L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : la mission de détruire, et la mission de régénérer l’anéantissement de l’ancienne société asiatique, et de jeter les bases matérielles de la société occidentale en Asie (…).
Les classes dirigeantes de Grande-Bretagne n’ont trouvé jusqu’à présent qu’un intérêt fortuit, transitoire et épisodique aux progrès de l’Inde. L’aristocratie voulait la conquérir, l’argentocratie voulait la piller, et la manufacturocratie voulait la brader. Mais à présent, c’est une autre affaire.
La manufacturocratie a découvert que la transformation de l’Inde en pays producteur a pris pour eux une importance vitale, et qu’à cette fin, il est nécessaire par dessus tout de la doter de moyens d’irrigation et de communication interne (…).
L’industrie moderne, résultante du système de chemins de fer, va dissoudre les divisions héréditaires du travail sur lesquelles reposent les castes indiennes, ces obstacles décisifs au progrès indien et au pouvoir indien.
Rien, parmi tout ce que la bourgeoisie anglaise sera contrainte de faire, n’émancipera ni n’améliorera la condition sociale de la masse du peuple, laquelle dépend non seulement du développement des forces productives mais aussi de leur appropriation par le peuple. Mais ce que la bourgeoisie ne manquera pas de faire, c’est de poser les bases matérielles de ces deux conditions.
La période bourgeoise de l’histoire doit créer les bases matérielles du nouveau monde – d’une part, les échanges universaux fondés sur la dépendance mutuelle de l’humanité, et les conditions de ces échanges ; d’autre part, le développement des forces productives de l’homme, et la transformation de la production matérielle en une domination scientifique des instances naturelles.
L’industrie et le commerce bourgeois créent les conditions matérielles d’un nouveau monde de la même façon que les révolutions géologiques ont créé la surface de la terre ».
Mais, comme nous l’avons vu, il y a une histoire complexe dont le bouddhisme et le jaïnisme sont les expressions conflictuelles par rapport à l’hindouisme. C’est là un aspect cependant secondaire par rapport à ce que constate Karl Marx avec justesse alors : l’Inde est d’une faiblesse complète au moment de la colonisation, elle n’a pas d’ossature.