L’évolution musicale est-elle le fruit de génie intervenant de l’extérieur sur le domaine musical, ou bien est-elle inhérente à la musique, dans sa nature même s’exprimant comme expression culturelle propre à différentes sociétés ?
Toute l’interprétation du sens et de la signification des œuvres et des compositeurs dépend de cette mise en perspective ; dans un cas, on aurait une création, dans l’autre une production.
C’est évidemment cette seconde vision des choses qui est juste. La musique se développe dans le cadre de la vie des êtres humains, dans le cadre de la reproduction de cette vie. Elle a ses particularités de développement, sa cohérence interne, et existe dans un cadre historique bien déterminé.
L’évolution de la musique vient ainsi de sa propre substance, mais les modalités de son expression, en tant que phénomène, ne peuvent pas être compris sans la saisie du mouvement interne le caractérisant dans un cadre matériel bien précisé.
De la même manière qu’on ne peut pas saisir Wolfgang Amadeus Mozart sans le relier aux Lumières s’affirment dans l’Autriche féodale tentant le passage à une monarchie absolue de type éclairé (le « joséphinisme »), il n’est pas possible de comprendre la portée de Jean-Sébastien Bach sans le relier au protestantisme et plus précisément à l’activité de Martin Luther.
En affirmant la raison personnelle et en insistant sur l’importance de la musique comme vecteur de paix intérieure, le protestantisme dans sa version exposée par Martin Luther, le luthéranisme, a révolutionné le domaine musical et cela aboutit directement à Jean-Sébastien Bach, comme fruit synthétique de ce mouvement historique.
Que ce soit sur le plan de la forme ou du contenu, l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ne fait pas que s’appuyer sur le luthéranisme, qui serait alors une « structure » ; elle en est l’expression la plus aboutie.
Il suffit de voir ce que dit Martin Luther sur la musique pour immédiatement en saisir la portée si l’on a déjà entendu des compositions de Jean-Sébastien Bach :
« La musique est le plus grand présent de Dieu. C’est le plus grand, oui véritablement un divin cadeau et pour cette raison entièrement refoulant Satan.
Par elle on parvient à chasser des tentations nombreuses et grandes. La musique est la meilleure consolation pour un être troublé, même s’il ne sait que peu chanter.
Elle est une maîtresse pleine d’enseignement, qui rend les gens plus modéré, plus empreint de douceur, plus raisonnable… »
Une note de Jean-Sébastien Bach écrite en marge de la Bible – traduite en allemand par Martin Luther – exprime bien cette mise en perspective thérapeutique – rationaliste.
Le passage concerné dit la chose suivante ; il se situe dans le cadre de la consécration du Temple, à Jérusalem, dans le second livre des Chroniques :
« [Alors Salomon assembla à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les responsables de famille des Israélites, pour faire monter l’arche de l’alliance de l’Eternel depuis la cité de David qui est Sion.
Tous les hommes d’Israël s’assemblèrent auprès du roi pour la fête, celle du septième mois (…).
Il n’y avait rien dans l’arche que les deux tables que Moïse y plaça en Horeb, lorsque l’Éternel conclut une alliance avec les Israélites, à leur sortie d’Égypte.
Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu-saint, – car tous les sacrificateurs présents s’étaient sanctifiés sans observer l’ordre des classes, et tous les Lévites qui étaient chantres, Asaph, Hémân, Yédoutoun, leurs fils et leurs frères, revêtus de byssus, se tenaient à l’est de l’autel avec des cymbales, des luths et des harpes, et avaient auprès d’eux cent-vingt sacrificateurs sonnant des trompettes,]
et lorsque ceux-ci sonnaient des trompettes et ceux qui chantaient, s’unissant d’un même accord pour louer et célébrer l’Éternel, firent retentir les trompettes, les cymbales et les autres instruments, et louèrent l’Éternel par ces paroles : « Car il est bon, car sa bienveillance dure toujours ! », en ce moment, la maison, la maison de l’Éternel fut remplie d’une nuée. »
A ce niveau, Bach, qui inscrivit souvent sur ses partitions S.D.G (pour Soli Deo Gloria, à Dieu seul est la gloire), a écrit dans la marge :
«Dieu et sa grâce sont toujours présents quand la musique est recueillie.»