Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le sens de la science chez Aristote

    Une fois qu’il a établi les principes généraux de son approche dans La physique, Aristote cherche à montrer que cela permet un regard scientifique sur la réalité. Il pose pour cette raison une série de questions sur les notions d’infini et de lieu, afin de présenter le cadre de l’activité scientifique.

    De quoi parle la science ? Selon Aristote, la définition est la suivante :

    « La science de la nature porte sur les grandeurs, le mouvement et le temps. »

    C’est la raison pour laquelle Aristote est obligé de nier l’infini au sens strict et de reconnaître l’existence du lieu. Le matérialisme dialectique reconnaît la nature infinie de la réalité et rejette le principe de lieu, car il n’y a que la matière, et donc pas de « lieu » où se trouverait la matière.

    Aristote a une grande peur de se perdre dans l’infini et réaffirme les mêmes thèses que dans l’œuvre qui fut appelée La métaphysique après sa mort. Il est vrai qu’il anticipe ici l’erreur de Hegel, qui lui reconnaît l’existence d’un « infini » comme sorte d’entité absolue.

    C’est pour cela qu’Aristote dit en quelque sorte qu’il existe une infinité au sens d’une infinité d’actions, d’une infinité dans la transformation des formes, mais qu’il n’y a pas d’infini présent dans la nature des choses elles-mêmes.

    Il y a ainsi une infinité de mouvements et c’est cela qui l’amène en définitive à faire de la réalité une infinité de mouvements impulsée à l’origine par un premier mouvement fourni évidemment par quelque chose de non mu, sinon il n’y aurait pas de « source » et on se perdrait pour Aristote dans l’infini.

    Spinoza, avec le développement historique, comprendra qu’il y a là une souci quant à la nature de la matière elle-même et va déplacer l’analyse. Le moteur va devenir l’ensemble infini des mouvements lui-même, des mouvements d’une matière infinie. Ces mouvements relèvent tous de l’ensemble, qui est unifié (« Dieu ou la Nature »). L’infinité de la matière consiste ainsi en une infinité de modes d’un système unifié, celui de la réalité formant une seule unité.

    Aristote ne pouvait pas historiquement aller jusque-là. Voilà pourquoi il place la science dans un cadre sans infini, avec les grandeurs, le mouvement et le temps. Spinoza la place lui dans un cadre infini, avec les grandeurs, le mouvement et l’espace. Le matérialisme dialectique place lui la science dans l’infini qui est la matière elle-même, qui est espace et dont la transformation par le mouvement est la base du temps.

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  • Le moteur, le mobile et l’espace-temps chez Aristote

    Aristote considérant que les choses naturelles sont des sujets dont la forme change, que c’est la nature qui est principe de mouvement et que ce sont les physiciens qui l’étudient, il lui faut fournir une définition adéquate du dit mouvement.

    Voici ce qu’il dit dans La physique, de manière en apparence extrêmement obscure :

    « Étant donnée la distinction, en chaque genre, de ce qui est en entéléchie, et de ce qui est en puissance, l’entéléchie de ce qui est en puissance, en tant que tel, voilà le mouvement ; par exemple de l’altéré, en tant qu’altérable, l’entéléchie est altération ; de ce qui est susceptible d’accroissement et de son contraire ce qui est susceptible de décroissement (il n’y a pas de nom commun pour tous les deux), accroissement et diminution; du générable et du corruptible, génération et corruption ; de ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local. »

    Traduit de manière simple, cela donne la chose suivante. Il existe une chose naturelle. Cette chose naturelle peut être amenée à changée. Elle est donc changeable. Le processus qui amène une chose changeable (en puissance) à être changée (en acte) s’appelle entéléchie. L’entéléchie est le processus faisant qu’une chose se modifie.

    Bien évidemment, il y a de nombreuses modifications possibles. Mais le principe est le même : le mouvement est une actualisation d’un potentiel. C’est pourquoi Aristote formule la définition du mouvement de manière bien plus synthétique en disant :

    « Le mouvement est l’entéléchie du mobile comme mobile. Mais cela arrive par le contact du moteur, de sorte qu’en même temps il pâtit.

    Quoi qu’il en soit, le moteur toujours apportera une forme, soit substance particulière, soit qualité, soit quantité, laquelle sera principe et cause du mouvement, quand le moteur produira le mouvement ; par exemple l’homme en entéléchie fait de l’homme en puissance un homme. »

    Cela aboutit à une théorie particulière de l’espace. Puisque les choses changent parce qu’elles sont mues, puisque la mobilité est la caractéristique des choses mues (qu’elles le soient en acte ou qu’elles le soient potentiellement, « en puissance »), alors l’espace est constitué de ces choses potentiellement mobiles dans leur rapport au mouvement.

    Aristote ne fait pas de l’espace quelque chose à part, une entité indépendante. Il dit qu’il est constitué des frontières des choses mobiles, qu’il est façonné par la séparation des choses mobiles :

    « La limite immobile immédiate de l’enveloppe, tel est le lieu (…) Le lieu paraît être une surface et comme un vase ; une enveloppe. En outre le lieu est avec la chose, car avec le limité, la limite. »

    L’espace est constitué des formes, celles-ci évoluent en fonction de leur mobilité qui a comme origine un moteur et leurs frontières qui marquent leur séparation, leur différence, est la nature de l’espace :

    « Le tout n’est pas quelque part.

    En effet la chose qui est quelque part est d’abord par elle-même une chose, ensuite en suppose une autre à côté, en laquelle consiste l’enveloppe ; or à côté du tout de l’Univers il n’y a rien eu dehors du tout et par suite tout est dans le ciel, car le ciel est le tout, c’est bien entendu (…). Tout n’est pas dans le lieu, mais seulement le corps mobile. »

    Le temps n’est par conséquent que la mesure des mouvement des choses, tout comme l’espace est l’endroit où se situent les formes de ces choses. Aristote formule cela ainsi :

    « Puisque le temps est mesure du mouvement et du mouvement en train de se faire, et qu’il mesure le mouvement par la détermination d’un certain mouvement qui sera l’unité de mesure pour le total, de même que la coudée mesure la grandeur en déterminant une certaine grandeur qui est l’unité de mesure pour le tout, ainsi pour le mouvement, être dans le temps c’est être mesuré par le temps, en soi-même et dans son existence, car simultanément le temps mesure le mouvement et son essence, et, pour le mouvement, le fait d’être dans le temps est le fait d’être mesuré dans son existence. »

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  • La séparation de la physique et des mathématiques chez Aristote

    Pour Aristote, les mathématiciens – et les partisans des idées platoniciennes font de même – raisonnent sur des abstractions, car ils séparent arbitrairement leurs entités (lignes, points, etc.) de la réalité sensible.

    Cela a comme conséquence que les mathématiques peuvent concevoir leurs concepts en-dehors de l’existence du mouvement. On a le pair et l’impair, la ligne droite et la courbe, le nombre, la ligne, la figure… et on peut les saisir mathématiquement sans rapport avec le mouvement.

    Or, Aristote est très clair, rien n’existe dans la réalité sensible sans être en mouvement. La définition de tout ce qui est physique implique qu’il y ait le mouvement en son sein. Dans les mathématiques, le raisonnement échappe donc à saisir l’acte concret. Elles constatent, elles ne lisent pas l’objectif du mouvement, ni le mouvement lui-même.

    La Physique d’Aristote, imprimé en 1483 à Venise

    Voici un exemple de comment il sépare radicalement la physique et les mathématiques, en présentant leur approche différente d’une seule et même réalité :

    « La géométrie étudie la ligne physique en tant qu’elle n’est pas physique; au contraire, l’optique étudie la ligne mathématique, non en tant que mathématique, mais en tant que physique. »

    Voici comment Aristote conçoit de manière scientifique la séparation entre la physique et les mathématiques. Il explique qu’il y a pour lui quatre causes au pourquoi des choses. Il rattache la première aux mathématiques, tandis que la seconde et la quatrième (le moteur et la matière) sont rattachés à la physique.

    « Le pourquoi se ramène, en fin de compte, soit à l’essence (à propos des choses immobiles, comme en mathématiques ; en effet, il se ramène en fin de compte à la définition du droit, du commensurable, etc.), soit au moteur prochain (par exemple, pourquoi ont-ils fait la guerre? parce qu’on les a pillés) ; soit à la cause finale (par exemple, pour dominer), soit, pour les choses qui sont engendrées, à la matière. »

    Comment faut-il comprendre cette notion de « choses immobiles » qui forment le sujet des mathématiques ? L’idée est en fait très simple. Si on prend un objet géométrique avec telle ou telle caractéristique (un triangle, un carré, un rectangle…) il y a des conséquences qui en découlent (un carré a ses côtés égaux). Mais on tourne ici en rond, car on ne fait que constater et que cela n’apporte rien quant à la véracité ou non de telle ou telle hypothèse qu’on peut formuler.

    Avec la physique, on peut par contre monter plus haut en termes de connaissance, car la chose a une histoire et par la physique on remonte son cours. Avec les mathématiques, on a l’immobilité, or les choses sont en mouvement, elles changent.

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  • Les choses par nature selon Aristote

    Pour Aristote les choses naturelles existent en tant que telles. Mais elles connaissent des changements. Ces changements ne concernent pas leur essence même, seulement leur forme.

    Selon Aristote, il y a donc trois principes. Il y a le sujet, qui a une forme. Le sujet reste lui-même. La forme peut ne pas exister, ou bien connaître un jeu d’opposition. Les principes de la réalité sont donc au nombre de deux (le sujet, un opposé donnant forme) ou trois (le sujet, une forme donnée face à son opposé).

    Aristote formule cela de la manière suivante :

    « On a donc dit le nombre des principes pour les choses naturelles soumises à la génération et les raisons de ce nombre on voit qu’il faut un sujet aux contraires et que les contraires doivent être deux.

    D’une autre façon, ce n’est pas nécessaire; car l’un des contraires suffira, par sa présence ou son absence, pour effectuer le changement. »

    Aristote se pose alors la question du rapport des choses naturelles avec leur origine. Il sait que les « anciens » se sont enlisés quant à cette question, alors que c’est important car on ne connaît pas sinon le mode, la manière avec laquelle les choses naturelles existent.

    Selon les « anciens » qui acceptent l’existence du monde physique, puisque ce qui existe existe, alors l’existence est un fait.

    Cependant, pour eux, si on dit que l’existence vient de l’existence, on ne fait que répéter le mot existence, on ne fait que déplacer l’existence dans le passé et cela ne résout rien. Quant à provenir du « non-être », cela semble impossible pour l’existence, car il faudrait un sujet amenant à ce que le non-être devienne être.

    Aristote fait alors la critique comme les « anciens » ont commis l’erreur de ne pas « regarder la nature », car sinon ils auraient alors trouvé la solution.

    Lui le fait, et que voit-il ?

    Il s’aperçoit que les choses naturelles sont définies par leur nature. C’est cette dernière qui implique le type de mouvement spatial, le mouvement interne de développement et de destruction, l’altération ou la modification des qualités possédées. Les choses naturelles ont un essence.

    Par contre, les choses non naturelles n’ont pas d’essence. Elles existent accidentellement, au sens où elles auraient pu ne pas exister. Leur définition ne vient pas de leur propre réalité, elle a été attribué. Aristote dit ainsi à ce sujet :

    « Au contraire un lit, un manteau et tout autre objet de ce genre, en tant que chacun a droit à ce nom, c’est-à-dire dans la mesure où il est un produit de l’art, ne possèdent aucune tendance naturelle au changement, mais seulement en tant qu’ils ont cet accident d’être en pierre ou en bois ou en quelque mixte, et sous ce rapport ; car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident. »

    Aristote a donc trouvé le moyen de reconnaître la dimension naturelle des choses, en leur reconnaissant une définition scientifique de leur propre mode d’existence. Chaque être vivant a une définition, fournie par la nature.

    Cependant, Aristote est obligé pour établir cela de séparer la nature en deux. Puisque la nature fournit les définitions aux choses vivantes, alors il y a d’un côté la nature qui définit, de l’autre la nature qui est définie.

    Les choses naturelles ont une essence, la nature les façonne. Il y a ainsi la nature naturante et la nature naturée, il y a la nature comme façonnant la matière et il y a la nature comme matière façonnée. C’est donc en tant que forme naturelle que les choses naturelles sont ce qu’elles sont.

    On reconnaît ici une formidable étape du matérialisme, qui cependant ne parvient pas à l’étape de la relation dialectique entre l’ensemble de la réalité matérielle et ce qui apparaît comme ses « éléments ». Il faudra attendre Spinoza pour cela. On est déjà en route pour sa conception du monde toutefois, même si pour Aristote, les choses naturelles ne sont pas la nature, mais par nature.

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  • La dialectique des contraires selon Aristote

    Parlant des « anciens » qui acceptent de parler de la réalité, de la physique, Aristote dit qu’ils forcent les choses au moyen d’une opposition de contraires. Il remarque qu’ils ont tous au fond la même démarche :

    « Jusqu’à ce point, du moins, l’accord est à peu près unanime, comme nous le disions plus haut : tous, en effet, prennent pour éléments et, comme ils disent, pour principes les contraires, encore qu’ils les adoptent sans motif rationnel, comme si la vérité elle-même les y forçait.

    Ils se distinguent les uns des autres, selon qu’ils prennent les premiers ou les derniers, les plus connaissables selon la raison ou selon la sensation; qui le chaud et le froid, qui l’humide et le sec, d’autres l’impair et le pair, alors que certains posent l’amitié et la haine comme causes de la génération; entre tout cela il y a bien les distinctions que l’on vient d’indiquer.

    Ainsi, entre eux, il y a accord en quelque manière et désaccord: désaccord selon l’apparence, mais accord dans l’analogie; car ils puisent dans la même série de contraires (en effet, parmi les contraires, les uns sont positifs, les autres négatifs). »

    Aristote se demande alors quels sont les principes qui sont justes, en admettant que ce sont des contraires. Il dit déjà :

    « Ici doit venir la question de savoir si les principes, qui sont des contraires, sont deux ou trois ou en plus grand nombre. En effet qu’ils soient un, c’est impossible, car le contraire n’est pas un. Pas davantage infinis : en effet l’être ne serait pas intelligible. »

    Aristote assume la dialectique : il rejette le fait qu’il n’y ait pas un seul principe. Mais il n’applique pas la dialectique au principe lui-même, il rejette ainsi l’infini, alors qu’en réalité il y a de l’infini dans le fini et inversement.

    Il ne peut donc pas voir le saut dialectique, il ne parvient donc pas au matérialisme dialectique.

    Aristote porte toutefois l’exigence matérialiste, car il reconnaît la dignité du réel. Il veut donc trouver la dialectique à l’œuvre dans le monde matériel. Et les contraires que proposent les autres philosophes ne le convainquent pas du tout, car il ne voit pas comme deux choses différentes pourraient former une unité interne.

    « Mais, puisqu’ils [=les principes] sont en nombre fini on peut, avec raison, refuser de les considérer comme deux ; en effet, on serait bien embarrassé de dire par quelle disposition naturelle la densité exercerait quelque action sur la rareté ou celle-ci sur la densité.

    De même pour toute autre contrariété, car l’amitié n’unit pas la haine ni ne tire rien de la haine, ni la haine de l’amitié; mais l’action de toutes les deux se produit dans un troisième terme. »

    Aristote veut admettre la transformation, mais celle-ci lui apparaît comme fruit d’une opposition, pas comme l’opposition elle-même. Pour prendre un exemple que lui-même mentionne, il y a l’opposition entre un homme non lettré et un homme lettré.

    L’homme est resté homme, mais la dimension « non lettrée » a pour lui disparu. Or, en réalité, pour le matérialisme dialectique, l’homme lettré est le dépassement de l’homme non lettré, pas sa négation abstraite, tout comme l’homme est encore l’enfant qu’il a été, même s’il ne l’est plus.

    Aristote ne garde pas « l’opposé », il ne conserve que le « sujet ». L’homme reste, pas le côté illettré. Il en déduit par conséquent que les sujets ont des « formes » et que ces formes connaissent des négations. Un homme n’a pas la forme lettrée, il l’acquière. Un bloc de pierre a une absence de forme, la statue en a une.

    La transformation est pour Aristote une opposition du sujet à une forme passée ou une absence de forme. Mais le sujet ne se transforme pas, il reste toujours uni dans sa nature. Ce sont les formes qui sont des lieux d’opposition.

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  • La méthode scientifique d’Aristote

    Aristote a une approche tout à fait particulière, le distinguant radicalement des autres philosophes de l’antiquité. Il est d’accord avec Platon pour dire qu’il faut aller plus loin que les apparences. Cependant, il se refuse à chercher le noyau dur de la réalité dans l’au-delà.

    Il n’est pas non plus d’accord pour se cantonner à l’affirmation de grands principes élémentaires typiques de la philosophie antique (comme quoi l’air ou le feu seraient à la base de tout, comme quoi des atomes s’entrechoqueraient par hasard, etc.).

    Aristote ne s’intéresse pas à une source. Il cherche un principe.

    Il expose sa méthode dès le début de sa Physique : il faut chercher à voir clair dans ce qu’on regarde. Il ne suffit pas de voir clair au sens de constater, car on en reste là à une expérience primitive. Il faut creuser. Il faut décomposer les éléments, voir comment ils s’assemblent, étudier leur rapport.

    Voici comment il expose cela :

    « Il faut procéder ainsi: partir des choses moins claires en soi, plus claires pour nous, pour aller vers les choses plus claires en soi et plus connaissables. Or, ce qui, pour nous, est d’abord manifeste et clair, ce sont les ensembles les plus mêlés c’est seulement ensuite que, de cette indistinction, les éléments et les principes se dégagent et se font connaître par voie d’analyse.

    C’est pourquoi il faut aller des choses générales aux particulières ; car le tout est plus connaissable selon la sensation, et le général est une sorte de tout : il enferme une pluralité qui constitue comme ses parties.

    Il en va ainsi, en quelque manière, pour les noms relativement à la définition : en effet, ils indiquent une sorte de tout et sans distinction, comme le nom de cercle ; tandis que la définition du cercle distingue par analyse les parties propres.

    Et les enfants appellent d’abord tous les hommes pères, et mères toutes les femmes; c’est seulement ensuite qu’ils les distinguent les uns des autres. »

    Aristote a ici saisi de manière formidable la nature humaine dans son existence sensible. Il affirme que l’être humain constate, rapproche les faits, vivant ainsi de manière immédiate en mettant en rapport les choses entre elles, mais en les prenant telles quelles.

    Il dit ensuite qu’être scientifique, c’est ne pas se cantonner dans les choses toutes faites, mais étudier leurs parties, pour saisir le fonctionnement de l’ensemble. Aristote est ainsi le premier à formuler la thèse de la nécessité de la science et à exposer sa méthode.

    On comprend qu’au début de l’œuvre, Aristote critique de manière acerbe les anciennes conceptions cherchant un matériau qui serait à la source de tout, c’est-à-dire cherchant quelque chose de particulier pour expliquer les choses en général.

    Les uns refusent de parler de la réalité en considérant que tout revient à un grand principe, se cassant le nez devant l’opposition de l’un et du multiple. Les deux existent et ils ne parviennent jamais à les combiner assez pour les « fusionner » en un grand principe.

    Les autres acceptent de parler de la réalité, mais ils se perdent dans des jeux d’opposition censés tout expliquer, tels excès et défaut, unité et division, composition et séparation, chaud et froid, humide et sec, plus et moins, etc. Or, Aristote ne peut pas accepter cela, car on se perdrait dans l’infini, puisqu’on ne sait jamais à quel niveau arrêter la division, l’opposition. On en revient en pratique à l’impossibilité d’agencer un rapport entre l’un et le multiple.

    Cependant, Aristote dit qu’il est d’accord sur un point avec ceux qui acceptent de parler de la réalité : c’est bien en termes de contraire qu’il faut saisir les choses.

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  • Le sens de la rupture d’Aristote avec Platon

    Pourquoi Aristote a-t-il rompu avec Platon, son maître ? Et pourquoi surtout en est-il arrivé au point de dire le contraire de ce que celui-ci formulait ? Pourquoi l’idéalisme de Platon a-t-il connu, immédiatement historiquement, une réponse dialectique par le matérialisme d’Aristote ?

    La raison en est la suivante. Platon avait formulé un système idéaliste où un monde parfait, toujours pareil, avec des choses « pures », surplombait un monde matériel où tout était imparfait, jamais pareil, toujours impur. En haut, c’était le monde des idées, en bas le monde matériel.

    C’est le sens de l’allégorie de la caverne, qui n’est pas tant une opposition entre vérité et mensonge (comme on en fait un raccourci éducatif de nature « philosophique »), qu’entre un monde matériel illusoire qu’il faut abandonner et une lumière divine du monde d’en haut, seule véritable réalité. Le niveau intermédiaire, symbolisé par le jeu de marionnettes devant un feu, avec les ombres sur le mur que voient les esclaves enchaînés, représente les nombres qui viennent du « 1 » divin et qui ont amené la matière informe (la « multiplicité ») à avoir telle ou telle disposition.

    Or, quoi qu’on pense de ce système, il a une faille, et de taille. En effet, les choses d’en bas ne sont pas que « imparfaites », jamais pareil, « impures ». Elles connaissent une évolution. Elles deviennent plus grandes, plus petites. Elles se déplacent. Elles interagissent. Il s’en passe donc bien des choses dans le monde d’en bas, pour quelque chose censé être sans intérêt, sans valeur.

    Et, pour observer ces choses, il faut utiliser les catégories d’espace et de temps, de fini et d’infini, de mouvement et de repos, d’antérieur et de postérieur, d’ajout et de privation, de grand et de petit, de ligne composée unitairement et de points séparés. Comme on le voit ici, on a des oppositions dialectiques. Cela suffisait pour qu’émerge intellectuellement la démarche d’Aristote.

    Il fallait par contre un détonateur matérialiste : la reconnaissance de la réalité, de la dignité du réel. On l’a ici, Aristote s’élançant dans une grande interprétation de la réalité matérielle du monde. C’est le document appelé « La physique ».

    Il y a, cependant, évidemment un prix à payer. Étant donné que la physique matérialiste d’Aristote est une réponse historique à l’idéalisme de Platon, alors la focalisation va se situer sur la réalité matérielle, pas sur la matière elle-même.

    Dans l’ouvrage appelé La physique, Aristote n’étudie en effet pas la matière elle-même, mais les modalités générales de son existence. Il s’intéressera concrètement aux principes de telle ou telle caractéristique matérielle dans d’autres ouvrages, telle L’histoire des animaux, La météorologie, Le traité du ciel, Le traité de la génération et de la corruption.

    Il ressentira également le besoin de comprendre ce qui permet les modalités de l’existence matérielle. Les écrits à ce sujet forment l’ouvrage appelé La métaphysique. Dans La physique, Aristote parle de comment les choses existent ; dans La métaphysique, de comment elles sont amenés à exister.

    Manuscrit médiéval, en latin,
    de la Physique d’Aristote

    Le point commun de la « physique » et de la « métaphysique » est que tout s’appuie sur le principe de la dynamique. Il y a une dynamique portant la matière, l’amenant à être en mouvement. Elle serait sinon statique.

    Cette conception sera renversée par la suite, avec notamment trois auteurs ici fondamentaux : Galilée, Newton, Kant. Ces auteurs vont en effet affirmer l’espace et le temps. Cela correspond à l’affirmation de la bourgeoisie qui, transformant la réalité, en circonscrit les domaines concrets, tels l’optique, la gravité, la chimie, le magnétisme, l’électricité, etc.

    Il n’y a alors plus de place pour une simple opposition statique/en mouvement. Tout est en mouvement tout le temps, ce qui est statique ne l’est que par une opposition de forces. Chez Aristote par contre, ce qui est en mouvement a été mu.

    Avec le développement des forces productives de son époque, Aristote ne pouvait pas arriver à une telle perspective concrète. Il ne pouvait trouver le mouvement que comme impulsion extérieure, tout comme le maître ordonne à l’esclave d’avoir telle activité. Sa vision de la dynamique de la matière est ici le reflet de son époque, avec ses limites.

    C’est cependant un moment clef de l’histoire du matérialisme.

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  • Poésies de Jules Breton

    Jules Breton a écrit de nombreux poèmes en plus de son activité de peintre ; en voici quelques uns.

    Beau soir d’hiver

    La neige – le pays en est tout recouvert –
    Déroule, mer sans fin, sa nappe froide et vierge,
    Et, du fond des remous, à l’horizon désert,
    Par des vibrations d’azur tendre et d’or vert,
    Dans l’éblouissement, la pleine lune émerge.

    A l’Occident s’endort le radieux soleil,
    Dans l’espace allumant les derniers feux qu’il darde
    A travers les vapeurs de son divin sommeil,
    Et la lune tressaille à son baiser vermeil
    Et, la face rougie et ronde, le regarde.

    Et la neige scintille, et sa blancheur de lis
    Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.
    L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,
    Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,
    Sourit la plaine immense ineffablement rose.

    1883.

    Aurore

    La glèbe, à son réveil, verte et toute mouillée,
    Autour du bourg couvert d’une épaisse feuillée
    Où les toits assoupis fument tranquillement ;
    Dans la plaine aux replis soyeux que rien ne cerne,
    Parmi les lins d’azur, l’oeillette et la luzerne,
    Berce les jeunes blés pleins de frissonnement.

    Sereine et rafraîchie aux brumes dilatées,
    Sous l’humide baiser de leurs traînes lactées, 
    Elle semble frémir dans l’ivresse des pleurs,
    Et, ceinte des trésors dont son flanc large abonde,
    Sourire à l’éternel époux qui la féconde,
    Au grand soleil qui sort, vibrant, d’un lit de fleurs.

    L’astre vermeil ruisselle en sa gerbe éclatante ;
    Chaque fleur, alanguie aux langueurs de l’attente,
    Voluptueusement, vers le foyer du jour
    Tourne sa tige et tend son avide calice,
    Et boit ton charme, Aurore, et rougit de délice…
    Et le germe tressaille aux chauds rayons d’amour.

    Juillet 1871.

    Automne

    A Jules Dupré.

    La rivière s’écoule avec lenteur. Ses eaux 
    Murmurent, près du bord, aux souches des vieux aulnes 
    Qui se teignent de sang ; de hauts peupliers jaunes 
    Sèment leurs feuilles d’or parmi les blonds roseaux.

    Le vent léger, qui croise en mobiles réseaux 
    Ses rides d’argent clair, laisse de sombres zones 
    Où les arbres, plongeant leurs dômes et leurs cônes, 
    Tremblent, comme agités par des milliers d’oiseaux.

    Par instants se répète un cri grêle de grive, 
    Et, lancé brusquement des herbes de la rive, 
    Etincelle un joyau dans l’air limpide et bleu ;

    Un chant aigu prolonge une note stridente ; 
    C’est le martin-pêcheur qui fuit d’une aile ardente 
    Dans un furtif rayon d’émeraude et de feu.

    Courrières, 1875

    L’Artois

    À José-Maria de Heredia.

    I

    J’aime mon vieil Artois aux plaines infinies,
    Champs perdus dans l’espace où s’opposent, mêlés,
    Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
    Les lins bleus, lacs de fleurs, aux verdures brunies,
    L’oeillette, blanche écume, à l’océan des blés.

    Au printemps, les colzas aux gais bouquets de chrome,
    De leur note si vive éblouissent les yeux ;
    Des mousses de velours émaillent le vieux chaume,
    Et sur le seuil béni que la verdure embaume
    On voit s’épanouir de beaux enfants joyeux.

    Chérubins de village avec leur tête ronde,
    Leurs cheveux flamboyants qu’allume le soleil ;
    De sa poudre dorée un rayon les inonde.
    Quelle folle clameur pousse leur troupe blonde,
    Quel rire éblouissant et quel éclat vermeil !

    Quand nos ciels argentés et leur douce lumière
    Ont fait place à l’azur si sombre de l’été ;
    Quand les ormes sont noirs, qu’à sec est la rivière ;
    Près du chemin blanchi, quand, grise de poussière,
    La fleur se crispe et meurt de soif, d’aridité ;

    Dans sa fureur l’Été, soufflant sa chaude haleine,
    Exaspère la vie et l’enivre de feu ;
    Mais si notre sang bout et brûle notre veine,
    Bientôt nous rafraîchit la nuit douce et sereine,
    Où les mondes ardents scintillent dans le bleu.

    II

    Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
    Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin ;
    Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
    Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
    Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.

    J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
    Humilité, splendeur, tout est là, c’est le Beau ;
    Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
    La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
    Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.

    C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
    Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
    Alors que son pied nu soulève la poussière,
    Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
    Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.

    C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
    Entre les blonds épis rayonne son oeil noir ;
    Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
    Phidias eût rêvé le chef-d’oeuvre que voile
    Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.

    Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
    Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
    Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
    Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
    Et le regard charmé pense la voir encor.

    III

    Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
    S’éteint tout doucement dans les flots de la nuit,
    Au rideau sourd du bois attachant une braise
    Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
    Tout devient idéal, forme, couleur et bruit.

    Et la lumière avare aux détails se refuse ;
    Le dessin s’ennoblit, et, dans le brun puissant,
    Majestueusement le grand accent s’accuse ;
    La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
    Et la sourdine rend le son plus ravissant.

    Miracle d’un instant, heure immatérielle,
    Où l’air est un parfum et le vent un soupir !
    Au crépuscule ému la laideur même est belle,
    Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
    Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.

    Mais la nuit vient voiler les plaines infinies,
    L’immensité de brume où s’endorment, mêlés,
    Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
    Les lins bleus, lacs de fleurs, les verdures brunies,
    L’oeillette, blanche écume, et l’océan des blés.

    Tempête

    L’orage s’ammoncèle et pèse sur la dune
    Dont le flanc sablonneux se dresse comme un mur.
    Par instants, le soleil y darde un faisceau dur
    De rayons plus blafards qu’un blême éclat de lune.

    Les éclairs redoublés tonnent dans l’ombre brune.
    Le pêcheur lutte et cherche en vain un abri sûr.
    Bondissant en fureur par l’océan obscur,
    L’âpre rafale hurle et harcèle la hune.

    Les femmes, sur le port, dans le tourbillon noir,
    Gémissent, implorant une lueur d’espoir…
    Et la tempête tord le haillon qui les couvre.

    Tout s’effondre, chaos, gouffre torrentiel !
    Sur le croulant déluge, alors, voici que s’ouvre
    En sa courbe irisée un splendide arc-en-ciel.

    Le soir

    A Louis Cabat.

    C’est un humble fossé perdu sous le feuillage ; 
    Les aunes du bosquet les couvrent à demi ; 
    L’insecte, en l’effleurant, trace un léger sillage 
    Et s’en vient seul rayer le miroir endormi.

    Le soir tombe, et c’est l’heure où se fait le miracle, 
    Transfiguration qui change tout en or ; 
    Aux yeux charmés tout offre un ravissant spectacle ; 
    Le modeste fossé brille plus qu’un trésor.

    Le ciel éblouissant, tamisé par les branches, 
    A plongé dans l’eau noire un lumineux rayon ; 
    Tombant de tous côtés, des étincelles blanches 
    Entourent un foyer d’or pâle en fusion.

    Aux bords, tout est mystère et douceur infinie. 
    On y voit s’assoupir quelques fleurs aux tons froids, 
    Et les reflets confus de verdure brunie 
    Et d’arbres violets qui descendent tout droits.

    Dans la lumière, au loin, des touffes d’émeraude 
    Vous laissent deviner la ligne des champs blonds, 
    Et le ciel enflammé d’une teinte si chaude, 
    Et le soleil tombé qui tremble dans les joncs.

    Et dans mon âme émue, alors, quand je compare 
    L’humilité du site à sa sublimité, 
    Un délire sacré de mon esprit s’empare, 
    Et j’entrevois la main de la divinité.

    Ce n’est rien et c’est tout. En créant la nature 
    Dieu répandit partout la splendeur de l’effet ; 
    Aux petits des oiseaux s’il donne la pâture, 
    Il prodigue le beau, ce suprême bienfait.

    Ce n’est rien et c’est tout. En te voyant j’oublie, 
    Pauvre petit fossé qui me troubles si fort,
    Mes angoisses de coeur, mes rêves d’Italie, 
    Et je me sens meilleur, et je bénis le sort.

    Courrières, 1867

    Nocturne

    À Gabriel Marc.

    La nuit se mêle encore à de vagues pâleurs ;
    L’étoile naît, jetant son reflet qui se brouille
    Dans la mare dormante où croupit la grenouille.
    Les champs, les bois n’ont plus ni formes ni couleurs.

    Leurs calices fermés, s’assoupissent les fleurs.
    Entrevue à travers le brouillard qui la mouille,
    La faucille du ciel fond sa corne et se rouille.
    La brume égraine en bas les perles de ses pleurs.

    Les constellations sont à peine éveillées,
    Et les oiseaux, blottis sous les noires feuillées,
    Goûtent, le bec sous l’aile, un paisible repos.

    Et dans ce grand sommeil de l’être et de la terre,
    Longtemps chante, rêveuse et douce, des crapauds
    Mélancoliquement la flûte solitaire.

    Pendant la moisson

    Les hommes sont aux champs et chaque maison vide,
    Muette et close aux feux étouffés du soleil,
    Sous le poids lourd d’un ciel à l’ardoise pareil,
    S’endort dans la torpeur de son ombre livide.

    Miroitement aigu dans ce calme de mort,
    La tuile qui reluit a des éclairs farouches
    Et sur le fumier vibre un tourbillon de mouches,
    Sous les traits acérés du rayon qui le mord.

    Jetant de faibles cris, la frêle musaraigne,
    Dans les jardins, se meurt de soif au long du mur,
    Car sur le sol partout incandescent et dur,
    Spectre à l’œil dévorant, la sécheresse règne.

    Le familier du lieu, l’immobile idiot
    Sur sa borne est assis parmi les maigres poules ;
    Morne, il écoute, aux champs plombés de chaudes houles,
    Crier un invisible et lointain chariot.

    Les chiens silencieux vont, viennent dans la rue ;
    Une vache parfois pousse un long beuglement,
    L’hirondelle fend l’air et décrit brusquement
    Un méandre à la courbe aussitôt disparue.

    Pas un arbre à l’entour, pas un feuillage vert.
    Telle qu’une fournaise ardente et sans issue
    Où le brun moissonneur, penché, halète et sue,
    Dans un immense ennui la plaine au loin se perd.

    Mais voilà, comme un bruit confus de ruche folle,
    Qu’un fredon de jeunesse éveille l’écho sourd :
    Dans la noire maison de brique au cœur du bourg,
    Joyeusement murmure et bourdonne l’école.

    Et ce bourdonnement, enfantine fraîcheur,
    Mêle son charme à l’air que brûle un feu lugubre :
    C’est comme un courant pur au désert insalubre,
    Une source bénie où va boire le cœur.

    Courrières, 14 juin 1875.

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  • Sur le réalisme en peinture en France

    Le premier point qu’il faut comprendre au sujet du réalisme en peinture en France au XIXe siècle est qu’il n’y a pas eu de mouvement réaliste, seulement une tendance. Cette tendance a été relativement puissante selon les moments et est indéniablement liée aux luttes de classes, avec les chocs populaires de 1848 et de 1871, avec également en perspective la lutte anti-aristocratique de la bourgeoisie elle-même.

    Pour cette raison, le second point à comprendre est qu’il existe au sein du réalisme français en peinture deux aspects : le premier est populaire, allant au typique, dans un esprit synthétique, le second étant bourgeois, allant au particulier, dans un esprit expérimental.

    Le naturalisme d’Émile Zola en littérature, équivalent de la conception bourgeoise de la vivisection réalisée par Claude Bernard, théorisé par Émile Zola dans Le roman expérimental, est le produit direct de ce second aspect, niant l’universel au nom d’un particulier sur lequel on travaillerait en tentant d’en distiller la substance.

    Il est tout à fait juste de constater que cette recherche du particulier était historiquement nécessaire, de par l’impossibilité de la bourgeoisie, au XVIIe siècle, à mettre en avant le matérialisme et l’expérience, en raison du maintien de la chape de plomb clérical-catholique.

    La France n’a pas été le pays de Francis Bacon, du matérialisme anglais et de son empirisme, des jardins à l’anglaise mais celui de René Descartes et de sa perspective mathématique, des jardins à la française.

    Pour cette raison, Émile Zola représente à la fois une tentative d’aller dans le sens du réel, contre la froideur logique cartésienne, cléricale-féodale, et, en même temps, une négation de l’esprit de synthèse, inversement mis à la même époque en avant par le marxisme et la social-démocratie.

    En peinture, en France, la tendance au naturalisme, c’est-à-dire à l’attention expérimentale sur le particulier, a vite tendu à un éloge d’une vie séparée de l’ensemble, à un retour vers un terroir « authentique » faisant face à la société en modernisation.

    C’est précisément l’écueil qu’Honoré de Balzac, pourtant romantique, a évité dans sa rédaction des romans de la Comédie Humaine.

    On doit ainsi distinguer, de manière dialectique, deux tendances : le réalisme avec une rare direction synthétique, plus couramment une approche « brute » ; le réalisme comme naturalisme à la Émile Zola, avec une déviation « terroir » fortement prononcée.

    Léon Lhermitte, Le repas de Midi

    Pour cette raison, un véritable musée consacré à la peinture réaliste en France – qui ne peut exister que sous l’impulsion du socialisme, la bourgeoisie célébrant l’impressionnisme, alors que le romantisme a été l’apanage de l’aristocratie – devra se diviser en deux sections, chacune possédant deux aspects.

    Cela est nécessaire, afin de bien cerner les différences d’approches, de former un contraste soulignant les différences de fond.

    Cela est nécessaire pour contrer la réduction du réalisme à un simple « refus » du « sentimentalisme » romantique.

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  • Jules Breton, le titan

    Avec Jules Breton (1827-1906), on a un titan du réalisme. Il est intéressant de voir comment Émile Zola l’attaque pourtant, à l’occasion de l’exposition de 1878, en rejetant ce qui serait un réalisme idéalisé :

    « Jules Breton, de son côté, s’est acquis une célébrité en peignant des paysannes idéales. Il faut voir au Champ-de-Mars les beautés qu’il habille de toile grossière et qui ont l’allure de déesses.

    La foule approuve et appelle cela « avoir du style ». Mais c’est du mensonge tout court et rien de plus. J’aime mieux les paysannes de Courbet, non seulement parce qu’elles sont mieux dessinées du point de vue technique, mais aussi parce qu’elles sont plus proches de la réalité.

    Remarquez que Jules Breton est comblé de faveurs depuis 1855, abreuvé d’une pluie de médailles et de croix, tandis que Courbet, encore une fois, est mort en exil, poursuivi par les huissiers que le gouvernement français avait lancés sur ses traces. »

    Voilà bien une dénonciation montrant le caractère vil d’Émile Zola, qui ne sait pas reconnaître la dignité dans le réel, qui cherche simplement ce qu’il y aurait de particulier, pratiquement de grotesque.

    Ce n’est pas là le réalisme, qui cherche le typique, dans l’esprit de synthèse d’une réalité donnée. Voici par exemple La mouette blessée. On y voit très bien ce qu’Émile Zola pourrait y reprocher, à savoir une certaine idéalisation qui n’est en fait que le reflet de la dignité de la situation, la dignité du réel. C’est à cela qu’on voit qu’Émile Zola méprise le peuple, ne prend dans le réel que de « l’expérimental ».

    Jules Breton, La mouette blessée

    Voici également Le Rappel des glaneuses, datant de 1859, où Émile Zola pourrait faire le même reproche et à quoi on pourrait répondre la même chose : c’est la dignité de la situation qui est présentée, qui transcende le simple particulier pour atteindre le général.

    Jules Breton, Le Rappel des glaneuses

    Voici trois tableaux éminemment réalistes, Jeune fille tricotant (1860), La fileuse (1870) et La petite couturière (1868). Il n’y a ici pas tant idéalisation qu’expression de la dignité du réel.

    Jules Breton, Jeune fille tricotant
    Jules Breton, La fileuse
    Jules Breton,  La petite couturière

    Voici deux œuvres typiques dans leur conceptualisation, avec un fort esprit de synthèse, La lecture (1865) et La fête du grand-père (1864), avec pour le second tableau des velléités d’esthétisation trop apparentes. 

    Jules Breton, La lecture
    Jules Breton,  La fête du grand-père

    Jules Breton a également peint sa version des Glaneuses (1854), suivi du Rappel des glaneuses (1859) sur laquelle il y a lieu de revenir, à la thématique puisée dans la vie paysanne à Courrières, le village natal du peintre, dans l’Artois. On remarquera que dans les deux tableaux, on a la présence d’un garde-champêtre s’ennuyant et surveillant l’activité des femmes de la paysannerie pauvre récupérant les restes des récoltes.

    La dignité du travail dans ces œuvres est formidable et il est si révélateur de l’esprit se voulant social de Napoléon III que celui-ci, à la demande de l’impératrice Eugénie, acheta la seconde œuvre en la plaçant sur la liste civile, pour être exposée au Château de Saint-Cloud avant d’être placée en 1862 au Musée des Artistes Vivants, qui deviendra par la suite le Musée du Luxembourg.

    Jules Breton, Glaneuses
    Jules Breton, Rappel des glaneuses

    Ce qui dérangeait Émile Zola, c’est la joie de vivre représentée par Jules Breton ; cette joie de vivre ne tend pourtant pas au « pétainisme », mais a un esprit de dignité.

    Il est intéressant de voir que Jules Breton réfutait l’opposition entre objectivisme et subjectivisme, insistant de son côté sur l’inspiration de l’artiste.

    Il n’avait aucun recul sur son activité de réalisme, étant porté par la tendance. C’est pour cette raison qu’il a tendance à forcer dans la personnalisation des figures, ce qui n’est pas une esthétisation forcée, une transformation des travailleuses en déesse, comme le prétend Émile Zola.

    Voici Le retour des champs (1871) et Les Sarcleuses (1860).

    Jules Breton, Le retour des champs
    Jules Breton, (1871) Les Sarcleuses

    Voici d’autres œuvres où le trait portraitiste personnalisé est bien plus forcé : La glaneuse (1900), Matin (1888), Été (1891), La porteuse d’eau et enfin L’étoile du berger.

    Jules Breton, La glaneuse
    Jules Breton, Matin
    Jules Breton, Été
    Jules Breton, La porteuse d’eau
    Jules Breton, L’étoile du berger

    C’est également vrai pour des tableaux comme Jeune fille gardant des vaches, Une paysanne au repos, qu’on peut opposer à la très vivante, très réussie Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets (1878).

    Jules Breton, Jeune fille gardant des vaches
    Jules Breton, Une paysanne au repos
    Jules Breton, Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets

    Ce formalisme portraitiste a pu aller jusqu’à un formalisme religieux dans la représentation de la vie quotidienne. On a ici Plantation d’un calvaire (1858), Jeunes filles se rendant à la procession (1890), La bénédiction des blés en Artois.

    Jules Breton, Plantation d’un calvaire
    Jules Breton, Jeunes filles se rendant à la procession
    Jules Breton, La bénédiction des blés en Artois

    La dimension relativement kitsch de Amour est ici évidente, comme pour ces Laveuses de la côte bretonne ou encore La Saint-Jean (1875).

    Jules Breton, Amour
    Jules Breton, Laveuses de la côte bretonne
    Jules Breton, La Saint-Jean

    Il n’en reste pas moins que Jules Breton est un des meilleurs représentants du réalisme de la seconde moitié du XIXe siècle, un titan de l’art développé en France.

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  • Debat-Ponsan et Bastien-Lepage

    Le réalisme est, au XIXe siècle, incontournable pour la bourgeoisie elle-même.Voilà pourquoi on voit le réalisme émerger comme tendance, y compris très partiellement chez des auteurs ne participant pas à cette tendance. Il est impossible de comprendre Le spleen de Paris de Charles Baudelaire sans voir que la démarche est authentiquement réaliste, avec une prose portraitriste absolument éloignée des rimes décadentes des Fleurs du mal. Il en va de même chez de nombreux peintres alors.

    Si l’on prend le peintre Édouard Debat-Ponsan (1847-1913), qui a été un éclectique fréquentant la haute bourgeoisie et les grandes figures politiques bourgeoises, on retrouve tout de même chez lui parfois une approche authentiquement réaliste, comme ici, avec Coin de vigne, de 1886 (cliquer pour agrandir), ou bien d’un réalisme bien plus élémentaire, une facture bien plus académique, avec Au puits (1888), Repos dans les champs, Le repos du bouvier (1893), Flirtant (1896), Le dépiquage au rouleau de pierre (1892).

    Édouard Debat-Ponsan, Coin de vigne
    Édouard Debat-Ponsan, Au puits
    Édouard Debat-Ponsan, Repos dans les champs
    Édouard Debat-Ponsan, Le repos du bouvier
    Édouard Debat-Ponsan, Flirtant
    Édouard Debat-Ponsan, Le dépiquage au rouleau de pierre

    On notera Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits, symbolisant l’affaire Dreyfus et offert à Émile Zola, lui coûtant par ailleurs une partie significative de sa clientèle.

    Édouard Debat-Ponsan, Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits,

    Gustave Brion (1824-1877) est un autre exemple de ce foisonnement réaliste. La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 est d’une orientation intéressante.

    Gustave Brion, La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 

    Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) de 1871 et Une scène de carnaval, ancien titre : Une Noce en Alsace sont par contre des caricatures de la peinture flamande.

    Gustave Brion, Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) 
    Gustave Brion, Une scène de carnaval

    Gustave Brion sera également un éclectique et il sera même illustrateur de la première édition des Misérables, ainsi que de Notre-Dame de Paris, les classiques romantiques – et donc résolument anti-réalistes – de Victor Hugo.

    Un peintre également à la croisée des chemins, à la démarche éclectique, est Jules Bastien-Lepage (1848-1884). Voici Les foins, ainsi que La faneuse au repos, ainsi que La récolte des pommes de terre, des œuvres très abouties dans son style tendant pratiquement au grotesque, à l’expressionnisme.

    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage,

    Voici ce qu’en dit le critique d’art Paul Mantz à l’époque :

    « Cette paysanne est un monument de sincérité, un type dont on se souviendra toujours. Elle est très hâlée par le soleil, elle est laide ; la tête est carrée et mal dégrossie ; c’est la reproduction implacablement fidèle d’une jeune campagnarde qui ne s’est jamais regardée au miroir de l’idéal. Mais dans cette laideur il y a une âme.

    Cette faneuse si vraie par l’attitude, les yeux fixés vers un horizon mystérieux, est absorbée par une pensée confuse, par une sorte de rêverie instinctive et dont l’intensité se double de l’ivresse provoquée par l’odeur des herbes coupées. Le son d’une cloche, l’appel du maître des faucheurs, la tireront bientôt de sa contemplation muette. Elle reprendra son dur travail, elle rentrera dans les fatalités de la vie réelle.

    Mais pendant cette rude journée, l’âme aura eu son entracte. De tous les tableaux du Salon, y compris les tableaux religieux, la composition de Bastien-Lepage est celle qui contient le plus de pensée. »

    Voici également Pas mèche, Pauvre Fauvette, L’amour au village, et enfin Jeanne d’Arc ainsi que Diogène, deux œuvres vraiment puissantes, dont le réalisme techniquement efficace est déjà malheureusement mis au service du modernisme, de l’expression subjective, etc.

    Jules Bastien-Lepage, Pas mèche
    Jules Bastien-Lepage, Pauvre Fauvette
    Jules Bastien-Lepage, L’amour au village
    Jules Bastien-Lepage, Jeanne d’Arc
    Jules Bastien-Lepage,
    Jules Bastien-Lepage, Diogène

    On notera également Le petit colporteur endormi.

    Jules Bastien-Lepage, Le petit colporteur endormi.

    On peut rapprocher cette dernière œuvre de deux peintures de Fernand Pelez (1848-1913), Sans asile (1883) ainsi que Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

    Fernand Pelez, Sans asile
    Fernand Pelez, Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

    Un dernier exemple d’électisme tient en Rosa Bonheur (1822-1899). Cette peintre a eu un vaste succès commercial et une grande reconnaissance, devenant chevalier, puis officier de la Légion d’honneur, étant la première femme à recevoir le titre. Elle fut également Croix de San Carlos du Mexique, octroyée par l’empereur Maximilien et l’impératrice Carlotta, commandeur de l’ordre royal d’Isabelle octroyée par Alphonse XII d’Espagne, Croix de Léopold de Belgique, membre honoraire de la Royal Academy of Watercolorists de Londres et Mérite des beaux-arts de Saxe-Coburg-Gotha, etc.

    Ses œuvres ne tiennent, en effet, qu’à un réalisme somme toute vide, vaguement naturaliste, montrant uniquement des animaux mais sans la dignité du réel : on est là finalement dans le pittoresque, le réalisme dévoyé.

    Voici Labourage nivernais (1849), qui connut un grand succès, ainsi que Veaux (1879), Muletiers espagnols traversent les Pyrénées (1875) et enfin Le Marché aux Chevaux.

    Rosa Bonheur, Labourage nivernais
    Rosa Bonheur, Veaux
    Rosa Bonheur, Muletiers espagnols traversent les Pyrénées
    Rosa Bonheur, Le Marché aux Chevaux.

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  • Léon Lhermitte, le titan

    Léon Lhermitte (1844-1925) est une très haute figure du réalisme du XIXe siècle en France. Né en Picardie, dans l’Aisne, il put mener une véritable carrière d’artiste reconnue, bien que son réalisme le fit cataloguer comme passéiste et l’amena à sombrer dans l’oubli lorsque le modernisme triompha entièrement dans la bourgeoisie.

    Dans la seconde partie du XIXe siècle, de par les contradictions historiques, la bourgeoisie ne fut pas en mesure de nier l’activité de Léon Lhermitte, alors que faisait encore rage le conflit avec l’aristocratie. Il reçut la grand médaille à l’exposition universelle de 1889, la légion d’honneur en 1884 puis devint commandeur de la Légion d’honneur en 1910, il participe comme jury à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, etc.

    Le tableau suivant fut ainsi acheté par l’État dès l’ouverture du Salon de 1882 ; on y voit la cour de la ferme appelée Ru Chailly, près de Château-Thierry das l’Aisne, au moment de La paie des moissonneurs.

    Léon Lhermitte, La paie des moissonneurs

    On reconnaît une certaine approche esthétisante chez Léon Lhermitte, mais cela n’en reste pas moins un travail réaliste de la plus haute valeur, faisant de lui l’un des plus grands peintres de l’art véritable, bien plus que Gustave Courbet, sans même parler de Jean-François Millet. Voici Les glaneuses (1887), La fenaison, ainsi qu’une oeuvre dont on a malheureusement uniquement une copie du catalogue.

    Léon Lhermitte, Les glaneuses
    Léon Lhermitte, La fenaison
    Léon Lhermitte,

    Une œuvre magistrale consiste en Les halles. Le caractère vivant du marché est admirablement bien représenté, on a ici une œuvre essentielle au réalisme de notre pays, rangeant Léon Lhermitte parmi les titans de l’art.

    Léon Lhermitte, Les halles

    Portons un regard plus précis sur certains aspects de cette fresque magistrale. L’attention des personnes travaillant au marché est parfaitement représentée, on lit une grande intensité.

    L’inquiétude de la négociation, de la discussion, propre au marché populaire, est montrée de manière formidable.

    La partie suivante du tableau est indéniablement parisienne : même dans la pire des situations au travail, le parisien et la parisienne conservent grâce et esthétisme !

    Léon Lhermitte,

    Les cadavres d’animaux ne sont, par contre, montrés que de manière assez floue, comme s’il ne s’agissait, somme toute, que d’alimentation. Le peintre n’a pas voulu conserver cet aspect forcément essentiel d’un marché où l’odeur pestilentielle et la vue de cadavres prédominaient nécessairement.

    Même les détails pouvant avoir l’air insignifiant pour un bourgeois – tel cet homme commandant un bol de soupe – ne sont pas oubliés.

    L’œuvre fut bien entendu aussi vilipendée pour son thème. Voici toutefois des remarques saluant l’œuvre, dans le journal Le Temps du 24 avril 1895, par François Thiébault-Sisson dans son compte-rendu du Salon :

    « M. Lhermitte est un vivant exemple de ce qu’une volonté opiniâtre, aidée d’une infatigable conscience, peut fournir. On n’oserait affirmer qu’il fût né pour aborder les grands sujets en peinture. Longtemps confiné dans le crayon, il en avait gardé dans la manœuvre du pinceau une facture hésitante et mince, qui ne permettrait guère de prévoir, dans le peintre d’épisodes rustiques et d’obscurs intérieurs de campagne, le décorateur brillant d’aujourd’hui […]. 

    Inutile de décrire la toile destinée à l’Hôtel de Ville. Sans l’avoir vue, tous les Parisiens la connaissent. C’est la grande artère des halles, entre neuf et dix heures du matin, avant que la cloche sonne et rende à la circulation ce gigantesque marché en plein vent. C’est bien là le Ventre de Paris décrit par Emile Zola […].

    L’exécution, dans un morceau de cette nature, n’est pas indifférente ; elle doit être, comme le sujet, truculente. Elle l’est. Irréprochablement solide, elle défie, dans la couleur comme dans le dessin, toute critique ; elle est moins tendue que de coutume, elle est même empreinte d’une largeur dont il faut féliciter hautement M. Lhermitte. »

    La fileuse est une œuvre indéniablement réussie ; au-delà de l’approche typique, on trouve dans la grâce du mouvement une reconnaissance réelle du travail, de la travailleuse.

    Léon Lhermitte, La fileuse

    Il est intéressant de voir comment Le vin présente cette boisson comme associée à une vie saine, agréable, rustique, forte, etc. Il y a bien entendu ici une esthétisation, qu’on a vu réactionnaire chez bien des pseudo-réalistes.

    Léon Lhermitte, Le vin

    Voici Le verre de vin, du même esprit.

    Léon Lhermitte, Le verre de vin

    Il est intéressant de voir, comme chez les Ambulants russes, que même une thématique religieuse est largement soumise à l’approche réaliste, typique, comme ici avec L’Ami des humbles (Le Souper à Emmaüs).

    Léon Lhermitte, L’Ami des humbles (Le Souper à Emmaüs)

    La luminosité est une composante essentielle de la peinture de Léon Lhermitte ; malheureusement, c’est au prix d’un certain compromis avec un certain impressionnisme nuisant au réalisme. Voici Le réveil du faucheur, Glaneuses – la fin du jour.

    Léon Lhermitte, Le réveil du faucheur
    Léon Lhermitte, Glaneuses – la fin du jour

    Il est très intéressant de voir comment le naturalisme a littéralement pourri le réalisme, avec son approche expérimentale s’opposant à l’esprit de synthèse. Le tableau suivant de 1889, intitulé La leçon de Claude Bernard, fait l’éloge de la méthode du prince des vivisecteurs, dont Émile Zola fait l’éloge dans son ouvrage théorique Le roman expérimental. 

    On y retrouve ici une négation infâme du réel, avec un animal représenté alors qu’il se fait disséquer vivant. L’absence de reconnaissance de la dignité du réel témoigne bien des limites de ce réalisme tournant au naturalisme. Le tableau est d’ailleurs d’un formalisme, dans l’esprit universitaire, tout à fait évident.

    Léon Lhermitte, La leçon de Claude Bernard

    La tendance à l’impressionnisme, de par l’influence du naturalisme, était inévitable. Voici par exemple Récolte, Glaneuses en avant de vieilles meules, A la fontaine.

    Léon Lhermitte, Récolte
    Léon Lhermitte, , Glaneuses en avant de vieilles meules
    Léon Lhermitte, A la fontaine

    Mais voici, pour conclure, des œuvres pertinentes, frappantes, puissantes contributions au réalisme, avec Le marché au pomme de Landerneau, Le marché de Ploudalmézeau, Le repas de Midi.

    Léon Lhermitte, Le marché au pomme de Landerneau
    Léon Lhermitte, Le marché de Ploudalmézeau
    Léon Lhermitte, Le repas de Midi.

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  • Georges Laugée et Jean-François Millet

    Georges Laugée (1853-1937) est un peintre très intéressant de par son réalisme également dévoyé, typiquement dans l’esprit français d’une portraitisation « naturaliste » – au sens d’Émile Zola – d’une scène, c’est-à-dire dans le sens de l’expérience, de l’expérimentation, et non du synthétique.

    Ce qui rend la peinture de Georges Laugée si particulière, c’est sa dimension démocratique, qui a certainement à voir avec son intérêt pour l’Aisne en Picardie (avec Saint Quentin et Nauroy) ou son ouverture d’esprit, son mariage se faisant dans le rite protestant à la demande de sa femme.

    La journée est finie, En moissonnant les champs ou encore La fin de la journée témoignent bien de la capacité de Georges Laugée à représenter les masses paysannes dans des situations typiques. Le trait reste proche de l’impressionnisme, mais la perspective réaliste reste largement dominante.

    Georges Laugée, La journée est finie
    Georges Laugée, En moissonnant les champs
    Georges Laugée, La fin de la journée 

    Georges Laugée n’est pas un peintre du pittoresque ou de la vie paysanne, comme put l’être Julien Dupré. Il n’y a pas d’idéalisation des campagnes et des paysans sur un mode romantique.

    Voici des exemples de la peinture idéalisée de Julien Dupré, bien plus proche du romantisme anticapitaliste des années 1930 que du réalisme. On a ici Le repas des moissonneurs, Les porteuses de gerbes (1880), Fille de ferme nourrissant les poules (1880-1910), avec une perspective outrancièrement pré-pétainiste.

    Julien Dupré,  Le repas des moissonneurs
    Julien Dupré, Les porteuses de gerbes
    Julien Dupré, Fille de ferme nourrissant les poules

    Il est très intéressant de noter que des musées de tous les Etats-Unis d’Amérique – du Missouri à la Californie, du Kentucky à la Floride, de la Caroline du Sud au Nebraska – se soient arrachés ses œuvres.

    Chez Georges Laugée, l’approche est par contre réellement synthétique. La difficulté du travail est clairement montrée, elle n’est pas voilée de romantisme. Voici Dur travail et La récolte des betteraves.

    Georges Laugée, Dur travail
    Georges Laugée, La récolte des betteraves.

    La glaneuse montre bien l’approche typique du peintre. C’est également le cas de La soupe ; La rentrée de la récolte apparaît comme déjà plus stylisée, même si, comme pour Le repas des moissonneurs, cela n’apparaît pas comme gratuit, comme un effet, comme une tentative idéaliste de romantisme, même si la tendance existe relativement, selon les œuvres de Georges Laugée, et plus fortement encore chez son père Désiré François Laugée, lui-même peintre.

    Georges Laugée, La glaneuse
    Georges Laugée, La soupe
    Georges Laugée, La rentrée de la récolte
    Georges Laugée, Le repas des moissonneurs,

    On notera qu’il est difficile d’avoir un aperçu de l’ensemble des œuvres de Georges Laugée, dont voici également Le jour des pauvres. Cela souligne la nécessité d’un grand musée du réalisme, rassemblant toutes ces œuvres. Pour l’anecdote Julien Dupré se maria avec une sœur de Désiré François Laugée ; de manière plus intéressante, celui-ci était proche de Jean-François Millet (1814-1875).

    Le grand souci de Jean-François Millet est clairement son esthétisation. Il y a là un véritable souci, faisant que Jean-François Millet tend nettement à l’impressionnisme, voire à une idéalisation comme celle effectuée par Julien Dupré, débouchant sur une esthétisation pré-pétainiste, idéalisant de manière romantique, avec un style pseudo-réaliste, la vie à la campagne.

    Des Glaneuses (1857) est une œuvre fameuse, qui rentre dans le cadre du réalisme, sans idéalisation. On a une représentation typique, avec une synthèse très prononcée lorsqu’on sait que les glaneuses ramassent les restes de la récolte, dans le prolongement d’un droit coutumier remontant au Moyen-Âge.

    Jean-François Millet, Des Glaneuses

    Ici, on a Le repos des batteurs, La récolte des pommes de terres, ainsi que les Planteurs de pommes de terre, où l’esthétisation commence déjà à prédominer sur le réalisme, sur le typique.

    Jean-François Millet, Le repos des batteurs
    Jean-François Millet, La récolte des pommes de terres
    Jean-François Millet, Planteurs de pommes de terre

    Dans les œuvres suivantes, le processus est encore plus accentué, amenant le plus souvent à annuler le réalisme. On a ainsi La fournée, Les botteleurs de foin (1850), La Tondeuse de moutons (1861) et l’oeuvre emblématique de cette approche esthétisante, L’Angélus (1859), à quoi s’ajoute le semeur qui est d’un idéalisme plébéien absolument terrible.

    Jean-François Millet, La fournée
    Jean-François Millet, Les botteleurs de foin
    Jean-François Millet, La Tondeuse de moutons
    Jean-François Millet, L’Angélus
    Jean-François Millet, Le semeur

    L’œuvre de Jean-François Millet tend ainsi à procéder d’une esthétisation idéalisant une sorte de schéma narratif où la figure paysanne serait en quelque sorte pure, idéale. Voici un Homme à la houe, un Berger gardant ses troupeau de moutons, un Paysan avec la branche d’un arbre (Le greffeur).

    Jean-François Millet, Homme à la houe
    Jean-François Millet, Berger gardant ses troupeau de moutons
    Jean-François Millet, Paysan avec la branche d’un arbre (Le greffeur)

    On notera avec intérêt ce que dit sur Jean-François Millet un article de 1898 paru à son sujet dans la Revue des Deux Mondes. 

    Il y est présenté, non pas comme un réaliste, ce qu’il n’est pas, mais comme le peintre de la paysannerie, dans son caractère rustique censé être authentique. Les propos de Jean-François Millet lui-même qui sont cités montrent que loin de se rattacher au réalisme, au socialisme, il est lié à un prétendu Cri de la terre.

    Jean-François Millet, ce grand maître de la peinture rustique, jadis si contesté et que personne ne conteste plus, avait une tendresse particulière pour les arbres fruitiers. Il aimait à les peindre dans toutes les saisons, chargés de fleurs ou de fruits ou dépouillés, dénudés par l’hiver […].

    Quand il partit pour Paris, il ignorait son métier, mais il avait acquis à jamais les idées maîtresses qui inspireront et gouverneront son génie, et ce qu’il était en quittant le pays de la Hague, il le sera toujours : « Ce fils de paysan, dit fort bien M. Naegely, avait trouvé autour de lui dès son enfance tout ce qui pouvait aider au développement de son talent, stimuler et fortifier ses aptitudes naturelles…

    Il était né chez un peuple primitif, que le monde n’avait point gâté ; ses premières années s’étaient passées dans une atmosphère de foi, de respect et d’amour, et il s’était familiarisé de bonne heure avec la lutte âpre, perpétuelle de l’homme contre les puissances élémentaires. Son éducation fut sérieuse, et la première chose qu’on lui enseigna fut la force, qui est restée la note dominante dans toutes ses œuvres.

    Pouvait-il en être autrement quand la force était partout autour de lui, dans le vent qui soufflait en tempête, dans les rocs lézardés, dans les arbres qui bataillaient sans cesse et aussi dans les ouvrages fabriqués par la main des hommes, sans qu’il aperçût dans tout ce qui l’entourait rien de moderne, de faible ou de médiocre qui pût affaiblir cette grande impression ? » […].

    Le premier Semeur qu’il exécuta à Barbizon, dans la plaine de Biera, lui était apparu comme un jeune gars de Gréville « accomplissant sa tâche sur les terres escarpées des falaises, au milieu d’une nuée de corbeaux qui s’abattent sur le grain. » C’était Millet, Millet lui-même se ressouvenant de son premier métier. Son Angélus était une de ses œuvres de prédilection ; il y retrouvait, disait-il, toutes les sensations de son enfance.

    Le 20 janvier 1863, il écrira à son ami Sensier : « Je vais pouvoir exposer mon Homme à la houe… et, j’espère, une Cardeuse que je travaille en ce moment, et à laquelle je tiens à donner une tournure et un calme que n’ont pas les cardeuses de la banlieue. J’ai encore à piocher durement, mais j’ai le souvenir présent de nos femmes de chez nous, filant et cardant de la laine, et cela me vaut mieux que tout. »

    Il peignait rarement d’après le modèle, paraît-il, et ne lui demandait que des renseignemens de détail ; il peignait rarement aussi d’après nature ; il se contentait de noter ses impressions, et tout papier lui était bon pour cela, après quoi, rentré dans l’atelier, grâce à sa tenace mémoire et à sa puissante faculté de vision, son tableau lui apparaissait, et ses tableaux étaient toujours des évocations.

    Loin des yeux, dit-on, loin du cœur. Cela n’est vrai que des sentimens médiocres, des tendresses à fleur de peau. En s’éloignant de ce qu’on aime, on se procure le plaisir d’en rêver, la passion s’exalte, et l’étoffe de la nature est brodée par l’imagination. Il y a toujours dans le souvenir une part d’illusion ; il agrandit, il amplifie, il complète […].

    Quelqu’un s’avisa de le traiter de socialiste, de révolutionnaire. Ce critique malavisé faisait injure à ses paysans. Ils prennent leur mal, leurs afflictions en patience ; ils souffrent sans se plaindre, ils ne songent point à protester contre leur destinée ; à quoi sert de protester contre un décret immuable ?

    Louise Jumelin leur a enseigné que la résignation a ses fiertés et ses douceurs, qu’ils obéissent à une loi dure, mais sacrée, que Dieu s’est mêlé de cette affaire, qu’il a décidé que l’homme mangerait son pain à la sueur de son front : [suit un extrait d’une lettre de Millet à Alfred Sensier, du 30 mai 1863] « On ne peut donc pas tout simplement admettre les idées qui peuvent venir dans l’esprit à la vue de l’homme voué à gagner sa vie à la sueur de son front ? n’en est qui me disent que je nie les charmes de la campagne…

    Je vois très bien les auréoles des pissenlits et le soleil qui étale là-bas sa gloire dans les nuages… Je n’en vois pas moins dans la plaine, tout fumans, des chevaux qui labourent, puis, dans un endroit rocheux, un homme tout errené, dont on a entendu les han ! depuis le matin, qui tâche de se redresser un instant pour souffler.

    Le drame est enveloppé de splendeurs. Cela n’est pas de mon invention, et il y a longtemps que cette expression, le cri de la terre, est trouvée. »

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  • Alexandre Antigna et Gustave Caillebotte

    Gustave Courbet n’a pas été en mesure de maintenir son réalisme et cela fut également le cas pour toute une série d’autres peintres. On sent ici qu’il a manqué toute une maturité pour faire dépasser la simple volonté de représenter le peuple.

    Cette faiblesse est historique ; elle touche l’art, mais également le mouvement ouvrier, qui annonce déjà l’hégémonie réformiste social et syndicaliste « révolutionnaire ».

    La confusion concernant cette époque quand on voit également qu’en même temps, la bourgeoisie s’éloigne toujours davantage du réalisme, pour affirmer un subjectivisme qui va devenir l’art moderne, en démarrant par l’impressionnisme.

    Il y a ainsi, bien entendu, des éclairs fulgurants, témoignant de l’émergence du réalisme, même s’il ne parvient pas à s’inscrire dans la durée encore, mais ceux-ci doivent être cherchés et compris dans des formes et des artistes contradictoires.

    On retrouve notamment ici le peintre Alexandre Antigna (1817-1878) qui, ayant vécu à la même époque que Gustave Courbet, a réalisé des œuvres aux perspectives très intéressantes. Pareillement que chez Gustave Courbet, le réalisme profite de l’élan de 1848, pour devenir toujours plus formel. Il y a un mouvement vers le portrait de la réalité, de la réalité populaire, mais il y a un blocage.

    Le tableau suivant est brillant de par son éloquence ; présentant des enfants ramassant des fagots, on y voit une tentative de dépasser le simple reflet du réel pour synthétiser la situation et le ressenti.

    Alexandre Antigna, Ramassant du bois 

    La forme reste cependant d’orientation académique  : c’est le défaut du peintre, dont le formalisme reste malheureusement prédominant. Il y a une logique d’obéissance à une représentation conventionnelle, limitant la synthèse, réduisant le typique, afin de fournir une œuvre à la forme acceptable, sans accrocs, sans force, où la dignité du réel n’est qu’à l’arrière-plan.

    On a le même procédé avec La Halte forcée, allégorie de la situation dramatique de gens du peuple dans une situation d’extrême précarité. On a ici la véritable direction démocratique du portrait réaliste, même si encore une fois, la forme est privilégié, en cédant à la facilité du choc de ce qu’on voit, de l’impression maîtrisée : cela reste de la peinture, une simple représentation.

    Alexandre Antigna, La Halte forcée

    Cette démarche de présentation du ressenti se présente de la manière la plus pure dans L’Incendie, qui est vraisemblablement le vrai chef d’œuvre d’Alexandre Antigna, de par la réussite de la synthèse des éléments. La réaction de chaque personne, la présentation de la situation, le tout formant un ensemble vivant, réel, à laquelle on a l’impression d’assister, tout en ayant conscience d’être en face d’une scène résolument typique, alors qu’en arrière-plan on comprend qu’il s’agit d’une démonstration de la précarité du peuple.

    Alexandre Antigna, L’Incendie,

    La peinture Veuve, encore appelée La mort du pauvre, est une tentative d’aller dans la même direction, mais le caractère formel est bien trop présent.

    Alexandre Antigna, Veuve

    Il en va de même pour la représentation de cette personne morte en collectant des fagots ; le formalisme est par ailleurs tellement fort que la croix de la pierre tombale va de pair avec le jeu de lumière vers le visage, allusion à l’envol de l’âme.

    Alexandre Antigna, La Pauvre Femme.

    De fait, Alexandre Antigna privilégie le portrait du ressenti à l’esprit de synthèse, ce qui nuit à sa démarche. On voit clairement comment il y a une fixation sur le ressenti – en mode catholique social – dans ce tableau L’Éclair.

    Alexandre Antigna, L'Éclair
    Alexandre Antigna, L’Éclair

    On comprend que le peintre se soit éloigné toujours plus du réalisme et que sa démarche du ressenti ait pu aller dans le sens du romantisme, comme ici avec Marée montante où le réalisme se met au service du pittoresque.

    Alexandre Antigna, Marée montante

    Il en va de même pour ce Marchand d’images, où la représentation d’une scène indéniablement populaire se résume finalement à un peuple servant de décor à une figure pittoresque se suffisant à elle-même.

    Alexandre Antigna, Marchand d’images

    Le formalisme d’Alexandre Antigna ​l’amena à être parfaitement intégré dans le système social de son époque, comme en témoigne sa Visite de S.M. L’Empereur [Napoléon III]] aux ouvriers ardoisiers d’Angers, le peintre étant par ailleurs nommé chevalier de la légion d’honneur en 1861.

    Alexandre Antigna,
    Visite de S.M. L’Empereur [Napoléon III]] aux ouvriers ardoisiers d’Angers

    Après le Bain fut un grand succès d’Alexandre Antigna au début de sa carrière ; naturellement, c’est la dimension scandaleuse – érotique et réaliste – de l’œuvre qui frappa. Le formalisme est ici évident et on est à mille lieux du réalisme.

    Alexandre Antigna, Après le Bain

    Alexandre Antigna s’éloigna de fait toujours davantage du réalisme, évitant toute polémique, montrant qu’il avait été le reflet de l’impact de la révolution de 1848, de sa portée populaire.

    Alexandre Antigna, Jeune fille souriant

    Chez Gustave Caillebotte (1848-1894), on a le problème pratiquement inverse. C’est également un peintre qui témoigne également de cette tentative d’aller dans le sens du réalisme, tout en échouant, inversement que chez Alexandre Antigna : ce dernier avait des soucis avec l’esprit de synthèse, on le trouve plus présent chez Gustave Caillebotte.

    Cependant, Gustave Caillebotte étant issu de la haute bourgeoisie, vivant en oisif pratiquant la collection de timbres, la botanique, la construction de bateaux, il ne parvint à s’en tenir au réalisme. Il va d’ailleurs devenir un mécène important, jouant un rôle capital dans l’émergence de l’impressionnisme qui, comme on le sait, est l’opposé du réalisme et le point de départ du modernisme débouchant sur l’art contemporain.

    Gustave Caillebotte a également insisté, en léguant les œuvres qu’il possédait à l’État, qu’elles devaient aller au Louvre : c’était un acte militant, devant porter le modernisme au coeur de l’idéologie dominante, avec des figures du genre comme Claude Monet, Édouard Manet, Edgar Degas, Paul Cézanne, Camille Pisarro, etc.

    L’État fera le tri dans les œuvres données à la fin du XIXe siècle, mais finira par assumer haut et fort l’impressionnisme comme une composante essentielle de l’art, notamment avec le musée d’Orsay ouvert en 1986, temple de cet esprit Belle Époque.

    On est, avec Gustave Caillebotte, dans la contradiction au sein de la bourgeoisie moderniste, tendant au réalisme mais en même temps déjà prisonnière d’un subjectivisme grandissant.

    Les Raboteurs de parquet, de 1875, consiste ainsi indéniablement en une œuvre réaliste de Gustave Caillebotte. On y sent déjà la tendance au subjectivisme, à la célébration de l’impression, mais la démarche reste portraitiste, sur un mode synthétique.

    Voici un tableau au même titre, datant de l’année suivante.

    Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1875
    Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1876

    On peut en dire tout autant du réalisme de Gustave Caillebotte du Jeune homme à la fenêtre, de 1876, avec une pose résolument typique, une très bonne synthèse du Paris vu depuis la bourgeoisie, avec toutefois déjà un aperçu impressionniste.

    On peut le comparer avec l’horreur impressionniste qu’est L’homme au balcon, boulevard Haussmann, de 1880, grand bourgeois jusqu’au ridicule.

    Gustave Caillebotte,
    Gustave Caillebotte,

    Le Pont de l’Europe, de 1876, est tout à fait intéressant également, avec pareillement les limites dans la finition réaliste qui sont compensées par le typique, l’esprit de synthèse d’une situation bien particulière, ici un pont à côté de la gare Saint-Lazare à Paris, où l’on remarque que les bourgeois vont dans un sens, les gens du peuple dans l’autre.

    Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe

    La complaisance avec le subjectivisme est par contre bien plus ostensible dans Portraits à la campagne, de 1876 et dans Rue de Paris, temps de pluie, de 1877, ainsi que dans Le déjeuner, de 1876.

    Gustave Caillebotte, Portraits à la campagne
    Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie
    Gustave Caillebotte, Le déjeuner

    Les Jardiniers (1875-1877) va dans la même direction, moins fortement peut-être, la tendance étant en tout cas déjà clairement visible dans Femme à sa toilette ou encore Femme nue étendue sur un divan, tous deux de 1873.

    Gustave Caillebotte, Les Jardiniers
    Gustave Caillebotte, Femme à sa toilette
    Gustave Caillebotte, Femme nue étendue sur un divan

    Il est très intéressant de voir comment l’impressionnisme consiste, finalement, en un réalisme devenant trivial, fétichisant comme le naturalisme d’Émile Zola des faits déconnectés de l’ensemble. C’est tout à fait frappant dans Canotiers ramant sur l’Yerres (1877), ainsi que dans Baigneur s’apprêtant à plonger (1878) et Homme au bain (1884).

    Gustave Caillebotte, Canotiers ramant sur l’Yerres
    Gustave Caillebotte, Baigneur s’apprêtant à plonger
    Gustave Caillebotte, Homme au bain 

    Ce qui est gâché chez Gustave Caillebotte est ainsi vraiment terrible, car il avait un vrai sens de la synthèse dans le portrait, un vrai esprit de concision perdu inévitablement de par le style grand bourgeois de sa propre vie privée. Le portrait de l’orientaliste Henri Cordier (1883) montre que l’esprit représentatif, typique, dans l’esprit de présentation d’un caractère, est bien saisi. Néanmoins, comme on le voit avec Intérieur, Gustave Caillebotte ne sait porter un regard que bourgeois.

    Gustave Caillebotte, Henri Cordier
    Gustave Caillebotte, Intérieur

    L’impressionnisme a aspiré le réalisme, le faisant s’effondrer en subjectivisme toujours plus radical. Le caractère grotesque de Un balcon (1880) est évident, avec ses êtres informes paradant en grands bourgeois sur un balcon, scrutant une avenue parisienne leur appartenant symboliquement. 

    Dans un café (1880) est tout autant risible, mais contient cependant tous les germes de l’art moderne : on devine déjà le jeu subjectif de l’artiste, son amusement personnel dans la représentation, etc. Peut-être est-ici le premier tableau vraiment moderne, annonçant toute la suite décadente d’un prétendu art en fait vidé de sa substance, de par sa soumission à la vision bourgeoise du monde, de l’impressionnisme à l’art contemporain.

    Gustave Caillebotte, Un balcon
    Gustave Caillebotte, Dans un café 

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  • Gustave Courbet : le pavillon du réalisme

    Jules Champfleury fut l’un des principaux théoriciens tentant de formuler le réalisme. Voici ce qu’il dit à ce sujet dans son rapport avec Gustave Courbet, dans une lettre à George Sand.

    Jules Champfleury y parle à George Sand de l’initiative de Gustave Courbet lors de l’Exposition universelle de 1855. Cette dernière se tint à Paris sur les Champs-Élysées du 15 mai au 31 octobre 1855, accueillant plus de cinq millions de personnes, 25 États y participant, avec notamment un Palais des Beaux-Arts.

    Gustave Courbet ne s’était vu accepter que onze œuvres, aussi construit-il à côté du palais un pavillon de bois, qualifié de pavillon du réalisme, pour y exposer notamment L’atelier du peintre, ainsi qu’une quarantaine d’autres tableaux.

    A l’heure qu’il est, madame, on voit à deux pas de l’Exposition de peinture, dans l’avenue Montaigne, un écriteau portant en toutes lettres : DU RÉALISME. G. Courbet. Exposition de quarante tableaux de son œuvre.

    C’est une exhibition à la manière anglaise. Un peintre, dont le nom a fait explosion depuis la Révolution de février, a choisi, dans son œuvre, les toiles les plus significatives, et il a fait bâtir un atelier.

    C’est une audace incroyable, c’est le renversement de toutes les institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au public, c’est la liberté, disent les uns.

    C’est un scandale, c’est l’anarchie, c’est l’art traîné dans la boue, ce sont les tréteaux de la foire, disent les autres.

    J’avoue, madame, que je pense comme les premiers, comme tous ceux qui réclament la liberté la plus complète sous toutes ses manifestations. Les jurys, les académies, les concours de toute espèce, ont démontré plus d’une fois leur impuissance à créer des hommes et des œuvres.

    Si la liberté du théâtre existait, nous ne verrions pas un Rouvière obligé de jouer Hamlet devant des paysans, dans une grange, faisant sourire l’ombre du vieux Shakspeare, qui se croirait, au dix-neuvième siècle, à Londres, représentant ses pièces dans un bouge de la Cité.

    Nous ne savons pas ce qu’il meurt de génies inconnus qui ne savent se plier aux exigences de la société, qui ne peuvent dompter leur sauvagerie et qui se suicident dans les cachots cellulaires de la convention. M. Courbet n’en est pas là : depuis 1848, il a exposé, sans interruption, aux divers Salons, des toiles importantes qui, toujours, ont eu le privilège de raviver les discussions. Le gouvernement républicain lui acheta même une toile importante, l’Après-dînée à Ornans, que j’ai revue, au musée de Lille, à côté des vieux maîtres, et qui tient une place honorable au milieu d’œuvres consacrées.

    Cette année, le jury s’est montré avare de place à l’exposition universelle pour les jeunes peintres : l’hospitalité était si grande vis-à-vis des hommes acceptés de la France et des nations étrangères, que la jeunesse en a un peu souffert. J’ai peu de temps pour courir les ateliers, mais j’ai rencontré des toiles refusées qui, en d’autres temps, auraient obtenu certainement de légitimes succès.

    M. Courbet, fort de l’opinion publique, qui, depuis cinq ou six ans, joue autour de son nom, aura été blessé des refus du jury, qui tombaient sur ses œuvres les plus importantes, et il en a appelé directement au public. Le raisonnement suivant s’est résumé dans son cerveau : on m’appelle réaliste, je veux démontrer, par une série de tableaux connus, comment je comprends le réalisme. Non content de faire bâtir un atelier, d’y accrocher des toiles, le peintre a lancé un manifeste, et sur sa porte il a écrit : le réalisme.

    Si je vous adresse cette lettre, madame, c’est pour la vive curiosité pleine de bonne foi que vous avez montrée pour une doctrine qui prend corps de jour en jour et qui a ses représentants dans tous les arts. Un musicien allemand, M. Wagner, dont on ne connaît pas les œuvres à Paris, a été vivement maltraité, dans les gazettes musicales, par M. Fétis, qui accuse le nouveau compositeur d’être entaché de réalisme. Tous ceux qui apportent quelques aspirations nouvelles sont dits réalistes.

    On verra certainement des médecins réalistes, des chimistes réalistes, des manufacturiers réalistes, des historiens réalistes. M. Courbet est un réaliste, je suis un réaliste : puisque les critiques le disent, je les laisse dire. Mais, à ma grande honte, j’avoue n’avoir jamais étudié le code qui contient les lois à l’aide desquelles il est permis au premier venu de produire des œuvres réalistes.

    Le nom me fait horreur par sa terminaison pédantesque ; je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de rencontrer des individualités nettement tranchées. Voilà pourquoi M. Courbet est, à mes yeux, un homme nouveau.

    Le peintre lui-même, dans son manifeste, a dit quelques mots excellents : « Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres, en aucun temps, n’ont donné une idée juste des choses : s’il en était autrement, les œuvres seraient superflues. » Mais vous savez mieux que personne, madame, quelle singulière ville est Paris en fait d’opinions et de discussions.

    Le pays le plus intelligent de l’Europe renferme nécessairement le plus d’incapacités, de demi, de tiers et de quart d’intelligence ; doit-on même profaner ce beau nom pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant des gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu’on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin, cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n’est pas la foule et qui se dit la foule.

    Avec dix personnes intelligentes on pourrait vider à fond la question du réalisme ; avec cette plèbe d’ignorants, de jaloux, d’impuissants, de critiques, il ne sort que des mots. Je ne vous définirai pas, madame, le réalisme ; je ne sais d’où il vient, où il va, ce qu’il est ; Homère serait un réaliste, puisqu’il a observé et décrit avec exactitude les mœurs de son époque.

    Homère, on ne le sait pas assez, fut violemment insulté comme un réaliste dangereux. « A la vérité, dit Cicéron en parlant d’Homère, toutes ces choses sont de pures inventions de ce poëte, qui s’est plu à rabaisser les dieux jusqu’à la condition des hommes ; il eût été mieux d’élever les hommes jusqu’à celle des dieux. » Que dit-on tous les jours dans les journaux ?

    S’il me fallait d’autres illustres exemples, je n’aurais qu’à ouvrir le premier volume venu de critique, car, aujourd’hui, il est de mode de réimprimer en volume les inutilités hebdomadaires qui se publient dans les journaux. On y verrait, entre autres, que ce pauvre Gérard de Nerval a été conduit à une mort tragique par le réalisme.

    C’est un gentilhomme amateur qui écrit de pareilles misères ; vos drames de campagne sont entachés de réalisme. Ils renferment des paysans. Là est le crime. Dans ces derniers temps, Béranger a été accusé de réalisme. Combien les mots peuvent entraîner les hommes !

    M. Courbet est un factieux pour avoir représenté de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de village de grandeur naturelle. Ç’a été là le premier point.

    On ne veut pas admettre qu’un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu’il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles.

    Comment ? Un homme d’Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage, et on donne à cette représentation le développement que Largillière avait, lui, le droit de donner à des magistrats allant à la messe du Saint-Esprit. Si Velasquez a fait grand, c’étaient des grands seigneurs d’Espagne, des infants, des infantes ; il y a là au moins de la soie, de l’or sur les habits, des décorations et des plumets. Van der Helst a peint des bourgmestres dans toute leur taille, mais ces Flamands épais se sauvent par le costume.

    Il paraît que notre costume n’est pas un costume : j’ai honte, vraiment, madame, de m’arrêter à de telles raisons. Le costume de chaque époque est régi par des lois inconnues, hygiéniques, qui se glissent dans la mode, sans que celle-ci s’en rende compte. Tous les cinquante ans, les costumes sont bouleversés en France ; comme les physionomies, ils deviennent historiques et aussi curieux à étudier, aussi singuliers à regarder, que les vêtements d’une peuplade de sauvages.

    Les portraits de Gérard, de 1800, qui ont pu sembler vulgaires dans le principe, prennent plus tard une tournure, une physionomie singulières. Ce que les artistes appellent costume, c’est-à-dire, mille brimborions (des plumes, des mouches, des aigrettes, etc.), peut amuser un moment les esprits frivoles ; mais la représentation sérieuse de la personnalité actuelle, les chapeaux ronds, les habits noirs, les souliers vernis ou les sabots de paysans, est bien autrement intéressante.

    On m’accordera peut-être ceci, mais on dira : Votre peintre manque d’idéal. Je répondrai à cela tout à l’heure, avec l’aide d’un homme qui a su tirer de l’œuvre de M. Courbet des conclusions pleines d’un grand bon sens.

    Les quarante tableaux de l’avenue Montaigne contiennent des paysages, des portraits, des animaux, de grandes scènes domestiques et une œuvre que l’artiste intitule : Allégorie réelle. D’un coup d’œil, il est permis de suivre les progrès qui se sont faits dans l’esprit et le pinceau de M. Courbet.

    Avant tout, il est né peintre, c’est-à-dire, que nul ne peut contester son talent robuste et puissant d’ouvrier : il attaque une grande machine avec intrépidité, il peut ne pas séduire tous les yeux, quelques parties peuvent être négligées ou maladroites, mais chacun de ses tableaux est peint ; j’appelle surtout peintres les Flamands et les Espagnols. Véronèse, Rubens, seront toujours de grands peintres, à quelque opinion qu’on appartienne, à quelque point de vue qu’on se place. Aussi je ne connais personne qui songe à nier les qualités de peintre de M. Courbet.

    M. Courbet n’abuse point de la sonorité des tons, puisqu’on a transporté la langue musicale dans le domaine de la peinture. L’impression de ses tableaux n’en sera que plus durable. Il est du domaine de toute œuvre sérieuse de ne pas attirer l’attention par des retentissements inutiles : une douce symphonie de Haydn, intime et domestique, vivra encore, qu’on parlera avec dérision des nombreuses trompettes de M. Berlioz.

    Les éclats des cuivres en musique ne signifient pas plus que les tonalités bruyantes en peinture. On appelle maladroitement coloristes des maîtres dont la palette est en fureur et contient des éclats, des tons bruyants.

    La gamme de M. Courbet est tranquille, imposante et calme ; aussi n’ai-je pas été étonné de retrouver, consacré maintenant à jamais en moi, le fameux Enterrement à Ornans, qui fut le premier coup de canon tiré par le peintre, regardé comme un émeutier dans l’art. Il y a près de huit ans que j’ai imprimé, sur M. Courbet, inconnu, des phrases qui annonçaient sa destinée : je ne les citerai pas, je ne tiens pas plus à avoir raison le premier que de porter les modes le jour de Longchamps.

    Deviner les hommes et les œuvres dix ans avant la majorité, pure affaire de dandysme littéraire qui fait perdre beaucoup de temps. Dans ses nombreux morceaux de critique, Stendhal a imprimé, en 1825, des vérités audacieuses, qui l’ont fait trop souffrir. Aujourd’hui même, il est encore en avance de son temps.

    « Je parierais, écrit-il à un ami en 1822, que, dans vingt ans, l’on jouera, en France, Shakspeare en prose. » Il y a de cela trente-trois ans, et, bien certainement, madame, nous n’aurons pas cette jouissance de notre vivant. M. Courbet est loin d’être accepté aujourd’hui, il le sera certainement avant quelques années. Ne serait-ce pas jouer le rôle de la mouche du coche, que d’écrire, dans vingt ans, que j’avais deviné M. Courbet ?

    Le public ne s’inquiète guère des ânes qui ont poussé des beuglements quand la musique de Rossini fut représentée en France ; le spirituel, l’amoureux Rossini fut traité à ses débuts avec aussi peu de ménagements que M. Courbet. On imprima force injures à propos de ses œuvres comme à propos de l’Enterrement.

    A quoi bon avoir raison ? On n’a jamais raison.

    Deux bedeaux de village à trogne rouge, deux sacs à vin, serviront de thème à ces critiques frottés de littérature dont je vous parlais tout à l’heure ; opposez-leur, dans le même tableau, les charmants enfants, le groupe des femmes, les pleureuses, aussi belles dans leur douleur que toutes les Antigones de l’antiquité, il est impossible d’avoir raison.

    Le soleil donne en plein midi sur des rochers, l’herbe est joyeuse et sourit aux rayons, l’air est frais, l’espace est grand, vous retrouvez la nature des montagnes, vous en aspirez les senteurs ; un plaisant arrive, qui, pour avoir puisé son instruction et son esprit dans le Journal pour rire, bafouera les Demoiselles de village.

    La critique est un vilain métier qui paralyse les plus nobles facultés de l’homme, qui les éteint et les annihile : aussi la critique n’a-t-elle une réelle importance que dans les mains d’illustres créateurs : Diderot, Gœthe, vous, madame, Balzac, et d’autres, qui préfèrent baigner tous les matins leurs fibres enthousiastes plutôt que d’arroser des chardons que chaque critique tient renfermés sur sa fenêtre dans un vilain vase.

    J’ai retrouvé, à l’avenue Montaigne, ces fameuses baigneuses, plus grosses de scandales que de chairs. Voilà deux ans que ce fameux tapage est éteint, je ne vois plus aujourd’hui qu’une créature peinte solidement qui a le grand tort, pour les amis du convenu, de ne pas rappeler les Vénus anadyomènes de l’antiquité.

    M. Proudhon, dans la Philosophie du progrès (1853), jugeait sérieusement les Baigneuses : « L’image du vice comme de la vertu est aussi bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l’artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art. »

    Toute figure belle ou laide, peut remplir le but de l’art ! Et le philosophe continue : « Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l’aristocratie, exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive, sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de sa corruption. »

    Je passe quelques lignes et j’arrive à la conclusion : « Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes. » Ces quelques mots ne font-ils pas oublier les sottises qu’on ne devrait ni écouter ni entendre, mais qui agacent comme une mouche persistante dans ses bourdonnements ?

    L’Atelier du peintre, qui sera fortement discuté, n’est pas le dernier mot de M. Courbet ; séduit par les grands maîtres flamands, espagnols, qui, à toutes les époques, ont groupé autour d’eux leur famille, leurs amis, leurs Mécènes, M. Courbet a voulu tenter de sortir cette fois du domaine de la réalité pure : allégorie réelle, dit-il dans son catalogue.

    Voilà deux mots qui jurent ensemble, et qui me troublent un peu. Il faudrait prendre garde de faire plier la langue à des idées symboliques que le pinceau peut essayer à traduire, mais que la grammaire n’adopte pas. Une allégorie ne saurait être réelle, pas plus qu’une réalité ne peut devenir allégorique : la confusion est déjà assez grande à propos de ce fameux mot réalisme, sans qu’il soit nécessaire de l’embrouiller encore davantage.

    Le peintre est au milieu de son atelier, près de son chevalet, occupé à peindre un paysage, se reculant de sa toile dans une pose victorieuse et triomphante. Une femme nue est debout près du chevalet. Va-t-elle poser dans ce paysage ? c’est ce qui semble bizarre. A deux pas du peintre est un petit paysan qui tourne le dos au public, dont on ne voit pas la figure et dont la pantomime est si expressive, qu’on devine ses yeux, sa bouche.

    Ce petit paysan est la meilleure figure du tableau. Il est tout ahuri de voir sur une toile ces arbres après lesquels il grimpe, cette verdure sur laquelle il se roule, ces rochers sur lesquels il passe son temps au soleil, à courir les nids.

    A droite, une femme du monde donnant le bras à son mari vient visiter l’atelier, son petit garçon joue avec des estampes. (M. Courbet est-il bien certain qu’un petit enfant de bourgeois riche entrerait dans un atelier avec ses parents, quand il s’y trouve une femme nue ?) Des poëtes, des musiciens, des philosophes, des amoureux, s’occupent chacun à sa manière pendant le travail de l’artiste. Voilà pour la réalité.

    A gauche, des mendiants, des juifs, des femmes allaitant des enfants, des croque-morts, des paillasses, un braconnier regardant avec mépris un chapeau à plumet, un poignard, etc. (défroques du romantisme sans doute), représentent l’allégorie, c’est-à-dire que tous ces personnages des basses classes sont ceux que l’artiste aime à peindre, en s’inspirant de la misère des misérables. Tel est, à la grosse, le fond de ce tableau, auquel je préfère, pour ma part, l’Enterrement à Ornans.

    Beaucoup seront de mon avis, les négateurs de M. Courbet les premiers ; mais je ne crains pas de me ranger momentanément avec eux, en expliquant ma pensée. Dans le domaine des arts, il est d’habitude d’assommer les vivants avec les morts, les œuvres nouvelles d’un maître avec ses anciennes. Ceux qui, aux débuts du peintre, auront le plus crié contre l’Enterrement, seront nécessairement ceux qui en feront le plus grand éloge aujourd’hui.

    Ne voulant pas être confondu avec les nihilistes, je dois dire que la pensée de l’Enterrement est saisissante, claire pour tous, qu’elle est la représentation d’un enterrement dans une petite ville, et qu’elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes.

    Le triomphe de l’artiste qui peint des individualités est de répondre aux observations intimes de chacun, de choisir, de telle sorte, un type que chacun croie l’avoir connu et puisse s’écrier : « Celui-là est vrai, je l’ai vu ! » L’Enterrement possède ces facultés au plus haut degré : il émeut, attendrit, fait sourire, donne à penser et laisse dans l’esprit, malgré la fosse entr’ouverte, cette suprême tranquillité que partage le fossoyeur, un type grandiose et philosophique que le peintre a su reproduire dans toute sa beauté d’homme du peuple.

    Depuis 1848 M. Courbet a eu le privilége d’étonner la foule : chaque année on s’attend à des surprises, et jusqu’ici le peintre a répondu à ses amis comme à ses ennemis.

    En 1848 l’Après-dînée à Ornans, grand tableau d’intérieur de famille, obtint un succès réel sans trop de contestations. Il en est toujours ainsi aux débuts d’un artiste. Puis vinrent les scandales successifs :

    1er scandale. — L’Enterrement à Ornans (1850).

    2e scandale. — Les Demoiselles de village (1851).

    3e scandale. — Les Baigneuses (1852).

    4e scandale. — Du Réalisme. — Exhibition particulière. — Manifeste. — Quarante tableaux exposés. — Réunion des divers scandales, etc. (1855).

    Or, de tous ces scandales, je préfère l’Enterrement à toutes les autres toiles, à cause de la pensée qui y est enfermée, à cause du drame complet et humain où le grotesque, les larmes, l’égoïsme, l’indifférence, sont traités en grand maître. L’Enterrement à Ornans est un chef-d’œuvre : depuis le Marat assassiné de David, rien, dans cet ordre d’idées, n’a été peint de plus saisissant en France.

    Les Baigneuses, les Lutteurs, les Casseurs de pierre, ne renferment pas les idées qu’on a bien voulu y mettre après coup. J’en trouverai plutôt dans les Demoiselles de village et dans les nombreux paysages qui démontrent combien M. Courbet est attaché à son sol natal, sa profonde nationalité locale et le parti qu’il peut en tirer.

    On répète encore cette vieille plaisanterie : Vive le laid ! le laid seul est aimable, qu’on met dans la bouche du peintre ; il est surprenant qu’on ose ramasser de pareilles niaiseries, qui furent jetées, il y a déjà trente ans, à la tête de M. Victor Hugo et de son école. Toujours le système de la vieille tragédie renaîtra de ses cendres. Les progrès sont bien lents et nous avons peu marché depuis une trentaine d’années.

    Aussi est-il du devoir de tous ceux qui luttent de s’entr’aider, d’attirer au besoin les colères des médiocrités, d’être solides dans leurs opinions, sérieux dans leurs jugements, et de ne pas imiter la prudence du vieillard Fontenelle.

    J’ai la main pleine de vérités, je me dépêche de l’ouvrir.

    Cette lettre, madame, n’est que l’annonce de quelques autres lettres traitant plus directement des idées nouvelles qui sont dans l’air et que je tâcherai de fixer, m’appliquant surtout à celles relatives à la littérature.

    J’ai un peu critiqué l’Atelier du peintre, quoiqu’il y ait un progrès réel dans la manière de M. Courbet : il gagnera sans doute à être revu plus tranquillement dans d’autres moments. Ma première impression a été telle, et je crois généralement à ma première impression. Les bavardages, les commentaires, les critiques de journaux, les amis et les ennemis, viennent ensuite troubler le cerveau à tel point, qu’il est difficile de retrouver la pensée dans sa pureté première : mais au-dessus de l’impression, je mets les travaux mystérieux du temps, qui démolit une œuvre ou la restaure. Chaque œuvre pleine de conviction est traitée avec amour par le temps, qui ne passe son éponge que sur les inutilités de la mode, les jolies imitations du passé et les œuvres de convention.

    S’il est une qualité que M. Courbet possède au plus haut degré, c’est la conviction. On ne saurait pas plus la lui dénier que la chaleur au soleil. Il marche d’un pas assuré dans l’art, il montre avec orgueil d’où il est parti, où il est arrivé, ressemblant en ceci à ce riche manufacturier qui avait accroché à son plafond les sabots qui l’avaient amené à Paris.

    Le Portrait de l’auteur (étude des Vénitiens), dit-il lui-même dans son catalogue, Tête de jeune fille (pastiche florentin), le Paysage imaginaire (pastiche des Flamands), enfin l’Affût, que l’auteur intitule lui-même plaisamment Paysage d’atelier, sont les sabots avec lesquels il est arrivé d’Ornans et qui lui ont servi à courir après la nature.

    Ces quelques tableaux appartiennent au domaine de la convention ; quelles enjambées de géant le peintre a faites depuis cette époque pour quitter ce pays chéri des peintres du quartier Bréda ! Assurément il eût obtenu des succès dans ce pays s’il avait eu la paresse d’y rester, et il aurait grossi la population de cent artistes de talent, dont le succès est si grand aux vitres des marchands de tableaux de la rue Notre-Dame-de-Lorette.

    Le facile métier que de faire du joli, du tendre, du coquet, du précieux, du faux idéal, du convenu à l’usage des filles et des banquiers ! M. Courbet n’a pas suivi cette voie, entraîné d’ailleurs par son tempérament. Aussi M. Proudhon lui annonçait-il son sort en 1853.

    Le public, disait-il, veut qu’on le fasse beau et qu’on le croie tel.

    « Un artiste qui, dans la pratique de son atelier, suivrait les principes d’esthétique ici formulés (je rappelle l’axiome précédent : toute figure belle ou laide peut remplir le but de l’art), serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de l’État et condamné à mourir de faim. »

    Cette question de la laideur à propos des Baigneuses, le philosophe la traitait de haut. Il sait combien le moral a de poids sur le physique. Le caricaturiste Daumier voyait le fait du côté grotesque. Les éternels bourgeois qu’il a immortalisés de son crayon et qui vivront à travers les siècles dans toute leur laideur moderne, s’écrient en regardant un tableau de M. Courbet : « Est-il possible de peindre des gens si affreux ? »

    Mais au-dessus des bourgeois, qu’on a beaucoup trop vilipendés, il faut placer une classe plus intelligente, qui a tous les vices de l’ancienne aristocratie sans en avoir les qualités. Je veux parler des fils de bourgeois, une race qui a profité de la fortune de médecins, d’avocats, de négociants, qui n’a rien fait, rien appris, qui s’est jetée dans les clubs de jeux, qui a la manie des chevaux, de l’élégance, qui touche à tout, même à l’écritoire, qui achète même une maîtresse et un quart de journal, qui veut commander aux femmes et aux écrivains, c’est en vue de cette race nouvelle que le philosophe Proudhon terminait ses appréciations sur M. Courbet :

    « Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l’idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leurs institutions. »

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