Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Molière : L’Avare

    1669

    ACTE premier

    Scène I

    VALÈRE, ÈLISE.

    Valère

    Hé quoi ! charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie ! Est-ce du regret, dites-moi, de m’avoir fait heureux ? et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux ont pu vous contraindre ?

    Élise

    Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m’y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n’ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me donne de l’inquiétude ; et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.

    Valère

    Eh ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi ?

    Élise

    Hélas ! cent choses à la fois : l’emportement d’un père, les reproches d’une famille, les censures du monde ; mais plus que tout, Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d’un innocent amour.

    Valère

    Ah ! ne me faites pas ce tort, de juger de moi par les autres ! Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela ; et mon amour pour vous durera autant que ma vie.

    Élise

    Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours ! Tous les hommes sont semblables par les paroles ; et ce n’est que les actions qui les découvrent différents.

    Valère

    Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez donc, au moins, à juger de mon cœur par elles, et ne me cherchez point des crimes dans les injustes craintes d’une fâcheuse prévoyance. Ne m’assassinez point, je vous prie, par les sensibles coups d’un soupçon outrageux ; et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l’honnêteté de mes feux.

    Élise.

    Hélas ! qu’avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l’on aime ! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser. Je crois que vous m’aimez d’un véritable amour, et que vous me serez fidèle : je n’en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner.

    Valère

    Mais pourquoi cette inquiétude ?

    Élise

    Je n’aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont je vous vois ; et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite, appuyé du secours d’une reconnaissance où le ciel m’engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l’un de l’autre ; cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie, pour dérober la mienne à la fureur des ondes ; ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m’avoir tirée de l’eau, et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n’ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l’emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi, sans doute, un merveilleux effet ; et c’en est assez, à mes yeux, pour me justifier l’engagement où j’ai pu consentir ; mais ce n’est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu’on entre dans mes sentiments.

    Valère

    De tout ce que vous avez dit, ce n’est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde, et l’excès de son avarice, et la manière austère dont il vit avec ses enfants, pourraient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j’en parle ainsi devant vous. Vous savez que, sur ce chapitre, on n’en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l’espère, retrouver mes parents, nous n’aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre favorables. J’en attends des nouvelles avec impatience, et j’en irai chercher moi-même, si elles tardent à venir.

    Élise

    Ah ! Valère, ne bougez d’ici, je vous prie, et songez seulement à vous bien mettre dans l’esprit de mon père.

    Valère

    Vous voyez comme je m’y prends, et les adroites complaisances qu’il m’a fallu mettre en usage pour m’introduire à son service ; sous quel masque de sympathie et de rapports de sentiments je me déguise pour lui plaire, et quel personnage je joue tous les jours avec lui, afin d’acquérir sa tendresse. J’y fais des progrès admirables ; et j’éprouve que, pour gagner les hommes, il n’est point de meilleure voie que de se parer à leurs yeux de leurs inclinations, que de donner dans leurs maximes, encenser leurs défauts, et applaudir à ce qu’ils font. On n’a que faire d’avoir peur de trop charger la complaisance ; et la manière dont on les joue a beau être visible, les plus fins toujours sont de grandes dupes du côté de la flatterie, et il n’y a rien de si impertinent et de si ridicule qu’on ne fasse avaler, lorsqu’on l’assaisonne en louanges. La sincérité souffre un peu au métier que je fais ; mais, quand on a besoin des hommes, il faut bien s’ajuster à eux, et puisqu’on ne saurait les gagner que par là, ce n’est pas la faute de ceux qui flattent, mais de ceux qui veulent être flattés.

    Élise

    Mais que ne tâchez-vous aussi de gagner l’appui de mon frère, en cas que la servante s’avisât de révéler notre secret ?

    Valère

    On ne peut pas ménager l’un et l’autre ; et l’esprit du père et celui du fils sont des choses si opposées, qu’il est difficile d’accommoder ces deux confidences ensemble. Mais vous, de votre part, agissez auprès de votre frère, et servez-vous de l’amitié qui est entre vous deux pour le jeter dans nos intérêts. Il vient. Je me retire. Prenez ce temps pour lui parler, et ne lui découvrez de notre affaire que ce que vous jugerez à propos.

    Élise

    Je ne sais si j’aurai la force de lui faire cette confidence.

    Scène II

    CLÉANTE, ÉLISE.

    Cléante

    Je suis bien aise de vous trouver seule, ma sœur ; et je brûlais de vous parler, pour m’ouvrir à vous d’un secret.

    Élise

    Me voilà prête à vous ouïr, mon frère. Qu’avez-vous à me dire ?

    Cléante

    Bien des choses, ma sœur, enveloppées dans un mot. J’aime.

    Élise

    Vous aimez ?

    Cléante

    Oui, j’aime. Mais, avant que d’aller plus loin, je sais que je dépends d’un père, et que le nom de fils me soumet à ses volontés ; que nous ne devons point engager notre foi sans le consentement de ceux dont nous tenons le jour ; que le ciel les a faits les maîtres de nos vœux, et qu’il nous est enjoint de n’en disposer que par leur conduite ; que, n’étant prévenus d’aucune folle ardeur, ils sont en état de se tromper bien moins que nous et de voir beaucoup mieux ce qui nous est propre ; qu’il en faut plutôt croire les lumières de leur prudence que l’aveuglement de notre passion ; et que l’emportement de la jeunesse nous entraîne le plus souvent dans des précipices fâcheux. Je vous dis tout cela, ma sœur, afin que vous ne vous donniez pas la peine de me le dire ; car enfin mon amour ne veut rien écouter, et je vous prie de ne me point faire de remontrances.

    Élise

    Vous êtes-vous engagé, mon frère, avec celle que vous aimez ?

    Cléante

    Non ; mais j’y suis résolu, et je vous conjure encore une fois de ne me point apporter de raisons pour m’en dissuader.

    Élise

    Suis-je, mon frère, une si étrange personne ?

    Cléante

    Non, ma sœur ; mais vous n’aimez pas ; vous ignorez la douce violence qu’un tendre amour fait sur nos cœurs, et j’appréhende votre sagesse.

    Élise

    Hélas ! mon frère, ne parlons point de ma sagesse : il n’est personne qui n’en manque, du moins une fois en sa vie ; et, si je vous ouvre mon cœur, peut-être serai-je à vos yeux bien moins sage que vous.

    Cléante

    Ah ! plût au ciel que votre âme, comme la mienne… !

    Élise

    Finissons auparavant votre affaire, et me dites qui est celle que vous aimez.

    Cléante

    Une jeune personne qui loge depuis peu en ces quartiers, et qui semble être faite pour donner de l’amour à tous ceux qui la voient. La nature, ma sœur, n’a rien formé de plus aimable ; et je me sentis transporté dès le moment que je la vis. Elle se nomme Mariane et vit sous la conduite d’une bonne femme de mère qui est presque toujours malade, et pour qui cette aimable fille a des sentiments d’amitié qui ne sont pas imaginables. Elle la sert, la plaint et la console avec une tendresse qui vous toucherait l’âme. Elle se prend d’un air le plus charmant du monde aux choses qu’elle fait ; et l’on voit briller mille grâces en toutes ses actions, une douceur pleine d’attraits, une bonté toute engageante, une honnêteté adorable, une… Ah ! ma sœur, je voudrais que vous l’eussiez vue.

    Élise

    J’en vois beaucoup, mon frère, dans les choses que vous me dites ; et, pour comprendre ce qu’elle est, il me suffit que vous l’aimez.

    Cléante

    J’ai découvert sous main qu’elles ne sont pas fort accommodées, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu’elles peuvent avoir. Figurez-vous, ma sœur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d’une personne que l’on aime ; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d’une vertueuse famille ; et concevez quel déplaisir ce m’est de voir que, par l’avarice d’un père, je sois dans l’impuissance de goûter cette joie, et de faire éclater à cette belle aucun témoignage de mon amour.

    Élise

    Oui, je conçois assez, mon frère, quel doit être votre chagrin.

    Cléante

    Ah ! ma sœur, il est plus grand qu’on ne peut croire. Car, enfin, peut-on rien voir de plus cruel que cette rigoureuse épargne qu’on exerce sur nous, que cette sécheresse étrange où l’on nous fait languir ? Hé ! que nous servira d’avoir du bien, s’il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d’en jouir, et si, pour m’entretenir même, il faut que maintenant je m’engage de tous côtés ; si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables ? Enfin, j’ai voulu vous parler pour m’aider à sonder mon père sur les sentiments où je suis ; et, si je l’y trouve contraire, j’ai résolu d’aller en d’autres lieux, avec cette aimable personne, jouir de la fortune que le ciel voudra nous offrir. Je fais chercher partout pour ce dessein de l’argent à emprunter ; et, si vos affaires, ma sœur, sont semblables aux miennes, et qu’il faille que notre père s’oppose à nos désirs, nous le quitterons là tous deux, et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable.

    Élise

    Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère, et que…

    Cléante

    J’entends sa voix ; éloignons-nous un peu pour achever notre confidence ; et nous joindrons après nos forces pour venir attaquer la dureté de son humeur.

    Scène III

    HARPAGON, LA FLÈCHE.

    Harpagon

    Hors d’ici tout à l’heure, et qu’on ne réplique pas. Allons, que l’on détale de chez moi, maître juré filou, vrai gibier de potence !

    La Flèche, à part.

    Je n’ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard, et je pense, sauf correction, qu’il a le diable au corps.

    Harpagon

    Tu murmures entre tes dents ?

    La Flèche

    Pourquoi me chassez-vous ?

    Harpagon

    C’est bien à toi, pendard, à me demander des raisons ! Sors vite, que je ne t’assomme.

    La Flèche

    Qu’est-ce que je vous ai fait ?

    Harpagon

    Tu m’as fait que je veux que tu sortes.

    La Flèche

    Mon maître, votre fils, m’a donné ordre de l’attendre.

    Harpagon

    Va-t’en l’attendre dans la rue, et ne sois point dans ma maison planté tout droit comme un piquet, à observer ce qui se passe et faire ton profit de tout. Je ne veux point avoir sans cesse devant moi un espion de mes affaires, un traître dont les yeux maudits assiègent toutes mes actions, dévorent ce que je possède, et furètent de tous côtés pour voir s’il n’y a rien à voler.

    La Flèche

    Comment diantre voulez-vous qu’on fasse pour vous voler ? Êtes-vous un homme volable, quand vous renfermez toutes choses, et faites sentinelle jour et nuit ?

    Harpagon

    Je veux renfermer ce que bon me semble, et faire sentinelle comme il me plaît. Ne voilà pas de mes mouchards, qui prennent garde à ce qu’on fait ? (Bas, à part.) Je tremble qu’il n’ait soupçonné quelque chose de mon argent. (Haut.) Ne serois-tu point homme à aller faire courir le bruit que j’ai chez moi de l’argent caché ?

    La Flèche

    Vous avez de l’argent caché ?

    Harpagon

    Non, coquin, je ne dis pas cela. (Bas.) J’enrage ! (Haut.) Je demande si, malicieusement, tu n’irois point faire courir le bruit que j’en ai.

    La Flèche

    Hé ! que nous importe que vous en ayez, ou que vous n’en ayez pas, si c’est pour nous la même chose ?

    Harpagon, levant la main pour donner un soufflet à la Flèche.

    Tu fais le raisonneur ! Je te baillerai de ce raisonnement-ci par les oreilles. Sors d’ici, encore une fois.

    La Flèche

    Eh bien ! je sors.

    Harpagon

    Attends : ne m’emportes-tu rien ?

    La Flèche Que vous emporterois-je ?

    Harpagon

    Tiens, viens çà, que je voie. Montre-moi tes mains.

    La Flèche

    Les voilà.

    Harpagon

    Les autres.

    La Flèche

    Les autres ?

    Harpagon

    Oui.

    La Flèche

    Les voilà.

    Harpagon, montrant les hauts-de-chausses de la Flèche.

    N’as-tu rien mis ici dedans ?

    La Flèche

    Voyez vous-même.

    Harpagon, tâtant le bas des hauts-de-chausses de la Flèche.

    Ces grands hauts-de-chausses sont propres à devenir les recéleurs des choses qu’on dérobe ; et je voudrais qu’on en eût fait pendre quelqu’un.

    La Flèche, à part.

    Ah ! qu’un homme comme cela mériterait bien ce qu’il craint ! Et que j’aurais de joie à le voler !

    Harpagon

    Euh ?

    15

    ACTE I, SCÈNE III.

    La Flèche

    Quoi ?

    Harpagon

    Qu’est-ce que tu parles de voler ?

    La Flèche

    Je vous dis que vous fouillez bien partout, pour voir si je vous ai volé.

    Harpagon

    C’est ce que je veux faire.

    Harpagon fouille dans les poches de La Flèche.

    La Flèche, à part.

    La peste soit de l’avarice et des avaricieux !

    Harpagon

    Comment ? que dis-tu ?

    La Flèche

    Ce que je dis ?

    Harpagon

    Oui ; qu’est-ce que tu dis d’avarice et d’avaricieux ?

    La Flèche

    Je dis que la peste soit de l’avarice et des avaricieux.

    Harpagon

    De qui veux-tu parler ?

    La Flèche

    Des avaricieux.

    Harpagon

    Et qui sont-ils, ces avaricieux ?

    La Flèche

    Des vilains et des ladres.

    Harpagon

    Mais qui est-ce que tu entends par là ?

    La Flèche

    De quoi vous mettez-vous en peine ?

    Harpagon

    Je me mets en peine de ce qu’il faut.

    La Flèche

    Est-ce que vous croyez que je veux parler de vous ?

    Harpagon

    Je crois ce que je crois ; mais je veux que tu me dises à qui tu parles quand tu dis cela.

    La Flèche

    Je parle… je parle à mon bonnet.

    16

    L’AVARE.

    Harpagon

    Et moi, je pourrois bien parler à ta barrette.

    La Flèche

    M’empêcherez-vous de maudire les avaricieux ?

    Harpagon

    Non ; mais je t’empêcherai de jaser et d’être insolent. Tais-toi.

    La Flèche

    Je ne nomme personne.

    Harpagon

    Je te rosserai si tu parles.

    La Flèche

    Qui se sent morveux, qu’il se mouche.

    Harpagon

    Te tairas-tu ?

    La Flèche

    Oui, malgré moi.

    Harpagon

    Ah ! ah !

    La Flèche, montrant à Harpagon une poche de son justaucorps.

    Tenez, voilà encore une poche : êtes-vous satisfait ?

    Harpagon

    Allons, rends-le-moi sans te fouiller.

    La Flèche

    Quoi ?

    Harpagon

    Ce que tu m’as pris.

    La Flèche

    Je ne vous ai rien pris du tout.

    Harpagon

    Assurément ?

    La Flèche

    Assurément.

    Harpagon

    Adieu. Va-t-en à tous les diables !

    La Flèche, à part

    Me voilà fort bien congédié.

    Harpagon

    Je te mets sur ta conscience, au moins.

    Scène IV

    HARPAGON, seul.

    Voilà un pendard de valet qui m’incommode fort ; et je ne me plais point à voir ce chien de boiteux-là. Certes, ce n’est pas une petite peine que de garder chez soi une grande somme d’argent ; et bienheureux qui a tout son fait bien placé, et ne conserve seulement que ce qu’il faut pour sa dépense ! On n’est pas peu embarrassé à inventer, dans toute une maison, une cache fidèle ; car pour moi, les coffres-forts me sont suspects et je ne veux jamais m’y fier. Je les tiens justement une franche amorce à voleurs, et c’est toujours la première chose que l’on va attaquer.

    Scène V

    HARPAGON, ÉLISE et CLÉANTE, parlant ensemble, et restant dans le fond du théâtre.

    Harpagon, se croyant seul.

    Cependant, je ne sais si j’aurai bien fait d’avoir enterré dans mon jardin dix mille écus qu’on me rendit hier. Dix mille écus en or, chez soi, est une somme assez… (À part, apercevant Élise et Cléante.) Ô ciel ! je me serai trahi moi-même ! la chaleur m’aura emporté, et je crois que j’ai parlé haut en raisonnant tout seul. (À Cléante et Élise.) Qu’est-ce ?

    Cléante

    Rien, mon père.

    Harpagon

    Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

    Élise

    Nous ne venons que d’arriver.

    Harpagon

    Vous avez entendu…

    Cléante

    Quoi, mon père ?

    Harpagon

    Là…

    Élise

    Quoi ?

    Harpagon

    Ce que je viens de dire ?

    Cléante

    Non.

    Harpagon

    Si fait, si fait.

    Élise

    Pardonnez-moi.

    Harpagon

    Je vois bien que vous en avez ouï quelques mots. C’est que je m’entretenois en moi-même de la peine qu’il y a aujourd’hui à trouver de l’argent, et je disais qu’il est bien heureux qui peut avoir dix mille écus chez soi.

    Cléante

    Nous feignions à vous aborder, de peur de vous interrompre.

    Harpagon

    Je suis bien aise de vous dire cela, afin que vous n’alliez pas prendre les choses de travers, et vous imaginer que je dise que c’est moi qui ai dix mille écus.

    Cléante

    Nous n’entrons point dans vos affaires.

    Harpagon

    Plût à Dieu que je les eusse, dix mille écus !

    Cléante

    Je ne crois pas…

    Harpagon

    Ce serait une bonne affaire pour moi.

    Élise.

    Ces sont des choses…

    Harpagon

    J’en aurois bon besoin.

    Cléante

    Je pense que…

    Harpagon

    Cela m’accommoderait fort.

    Élise

    Vous êtes…

    Harpagon

    Et je ne me plaindrais pas, comme je le fais, que le temps est misérable#1.

    Cléante

    Mon Dieu ! mon père, vous n’avez pas lieu de vous plaindre et l’on sait que vous avez assez de bien.

    Harpagon

    Comment, j’ai assez de bien ! Ceux qui le disent en ont menti. Il n’y a rien de plus faux ; et ce sont des coquins qui font courir tous ces bruits-là.

    Élise

    Ne vous mettez point en colère.

    Harpagon

    Cela est étrange, que mes propres enfants me trahissent, et deviennent mes ennemis.

    Cléante

    Est-ce être votre ennemi que de dire que vous avez du bien ?

    Harpagon

    Oui. De pareils discours, et les dépenses que vous faites, seront cause qu’un de ces jours on me viendra chez moi me couper la gorge, dans la pensée que je suis tout cousu de pistoles.

    Cléante

    Quelle grande dépense est-ce que je fais ?

    Harpagon

    Quelle ? Est-il rien de plus scandaleux que ce somptueux équipage que vous promenez par la ville ? Je querellois hier votre sœur ; mais c’est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y auroit là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.

    Cléante

    Hé ! comment vous dérober ?

    Harpagon

    Que sais-je, moi ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?

    Cléante

    Moi, mon père ? C’est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.

    Harpagon

    C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrois bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze.

    Cléante

    Vous avez raison.

    Harpagon

    Laissons cela, et parlons d’autre affaire. Euh ? (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) Hé ! (Bas, à part.) Je crois qu’ils se font signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là ?

    Élise

    Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier ; et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.

    Harpagon

    Et moi, j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.

    Cléante

    C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.

    Harpagon

    Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.

    Élise

    Ah ! mon père !

    Harpagon

    Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur ?

    Cléante

    Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d’accord avec votre choix.

    Harpagon

    Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un bout, (À Cléante.) avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici ?

    Cléante

    Oui, mon père.

    Harpagon

    Et vous ?

    Élise

    J’en ai ouï parler.

    Harpagon

    Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?

    Cléante

    Une fort charmante personne.

    Harpagon

    Sa physionomie ?

    Cléante

    Tout honnête et pleine d’esprit.

    Harpagon

    Son air et sa manière ?

    Cléante

    Admirables, sans doute.

    Harpagon

    Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériteroit assez que l’on songeât à elle ?

    Cléante

    Oui, mon père.

    Harpagon

    Que ce serait un parti souhaitable ?

    Cléante

    Très souhaitable.

    Harpagon

    Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?

    Cléante

    Sans doute.

    Harpagon

    Et qu’un mari auroit satisfaction avec elle ?

    Cléante

    Assurément.

    Harpagon

    Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas, avec elle, tout le bien qu’on pourrait prétendre.

    Cléante

    Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.

    Harpagon

    Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.

    Cléante

    Cela s’entend.

    Harpagon

    Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.

    Cléante

    Euh ?

    Harpagon

    Comment ?

    Cléante

    Vous êtes résolu, dites-vous… ?

    Harpagon

    D’épouser Mariane.

    Cléante

    Qui ? Vous, vous ?

    Harpagon

    Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?

    Cléante

    Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.

    Harpagon

    Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire.

    Scène VI.

    HARPAGON, ÉLISE.

    Harpagon

    Voilà de mes damoiseaux flouets, qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m’est venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.

    Élise

    Au seigneur Anselme ?

    Harpagon

    Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.

    Élise, faisant une révérence.

    Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.

    Harpagon, contrefaisant Élise.

    Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.

    Élise, faisant encore la révérence.

    Je vous demande pardon, mon père.

    Harpagon, contrefaisant Élise.

    Je vous demande pardon, ma fille.

    Élise

    Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais (Faisant encore la révérence.) avec votre permission, je ne l’épouserai point.

    Harpagon

    Je suis votre très humble valet ; mais, (Contrefaisant Élise.) avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.

    Élise

    Dès ce soir ?

    Harpagon

    Dès ce soir.

    Élise, faisant encore la révérence.

    Cela ne sera pas, mon père.

    Harpagon, contrefaisant encore Élise.

    Cela sera, ma fille.

    Élise

    Non.

    Harpagon

    Si.

    Élise

    Non, vous dis-je.

    Harpagon

    Si, vous dis-je.

    Élise

    C’est une chose où vous ne me réduirez point.

    Harpagon

    C’est une chose où je te réduirai.

    Élise

    Je me tuerai plutôt que d’épouser un tel mari.

    Harpagon

    Tu ne te tueras point, et tu l’épouseras. Mais voyez quelle audace ! A-t-on jamais vu une fille parler de la sorte à son père ?

    Élise

    Mais a-t-on jamais vu un père marier sa fille de la sorte ?

    Harpagon

    C’est un parti où il n’y a rien à redire ; et je gage que tout le monde approuvera mon choix.

    Élise

    Et moi, je gage qu’il ne sauroit être approuvé d’aucune personne raisonnable.

    Harpagon, apercevant Valère de loin.

    Voilà Valère. Veux-tu qu’entre nous deux nous le fassions juge de cette affaire ?

    Élise

    J’y consens.

    Harpagon

    Te rendras-tu à son jugement ?

    Élise

    Oui. J’en passerai par ce qu’il dira.

    Harpagon

    Voilà qui est fait.

    Scène VII.

    VALÈRE, HARPAGON, ÉLISE.

    Harpagon

    Ici, Valère. Nous t’avons élu pour nous dire qui a raison de ma fille ou de moi.

    Valère

    C’est vous, monsieur, sans contredit.

    Harpagon

    Sais-tu bien de quoi nous parlons ?

    Valère

    Non ; mais vous ne sauriez avoir tort, et vous êtes toute raison.

    Harpagon

    Je veux ce soir lui donner pour époux un homme aussi riche que sage ; et la coquine me dit au nez qu’elle se moque de le prendre. Que dis-tu de cela ?

    Valère

    Ce que j’en dis ?

    Harpagon

    Oui.

    Valère

    Hé ! hé !

    Harpagon

    Quoi !

    Valère

    Je dis que, dans le fond, je suis de votre sentiment ; et vous ne pouvez pas que vous n’ayez raison. Mais aussi n’a-t-elle pas tort tout à fait, et…

    Harpagon

    Comment ? Le seigneur Anselme est un parti considérable ; c’est un gentilhomme qui est noble, doux, posé, sage et fort accommodé, et auquel il ne reste aucun enfant de son premier mariage. Sauroit-elle mieux rencontrer ?

    Valère

    Cela est vrai. Mais elle pourroit vous dire que c’est un peu précipiter les choses, et qu’il faudrait au moins quelque temps pour voir si son inclination pourra s’accommoder avec.

    Harpagon

    C’est une occasion qu’il faut prendre vite aux cheveux. Je trouve ici un avantage qu’ailleurs je ne trouverois pas ; et il s’engage à la prendre sans dot.

    Valère

    Sans dot ?

    Harpagon

    Oui.

    Valère

    Ah ! je ne dis plus rien. Voyez-vous ? voilà une raison tout à fait convaincante ; il se faut rendre à cela.

    Harpagon

    C’est pour moi une épargne considérable.

    Valère

    Assurément ; cela ne reçoit point de contradiction. Il est vrai que votre fille vous peut représenter que le mariage est une plus grande affaire qu’on ne peut croire ; qu’il y va d’être heureux ou malheureux toute sa vie ; et qu’un engagement qui doit durer jusqu’à la mort ne se doit jamais faire qu’avec de grandes précautions.

    Harpagon

    Sans dot !

    Valère

    Vous avez raison : voilà qui décide tout ; cela s’entend. Il y a des gens qui pourraient vous dire qu’en de telles occasions l’inclination d’une fille est une chose, sans doute, où l’on doit avoir de l’égard ; et que cette grande inégalité d’âge, d’humeur et de sentiments, rend un mariage sujet à des accidents fâcheux.

    Harpagon

    Sans dot !

    Valère

    Ah ! il n’y a pas de réplique à cela ; on le sait bien ! Qui diantre peut aller là contre ? Ce n’est pas qu’il n’y ait quantité de pères qui aimeroient mieux ménager la satisfaction de leurs filles, que l’argent qu’ils pourroient donner ; qui ne les voudroient point sacrifier à l’intérêt, et chercheroient, plus que toute autre chose, à mettre dans un mariage cette douce conformité qui, sans cesse, y maintient l’honneur, la tranquillité et la joie ; et que…

    Harpagon

    Sans dot !

    Valère

    Il est vrai ; cela ferme la bouche à tout. Sans dot ! Le moyen de résister à une raison comme celle-là ?

    Harpagon, à part, regardant du côté le jardin.

    Ouais ! Il me semble que j’entends un chien qui aboie. N’est-ce point qu’on en voudroit à mon argent ? (À Valère.) Ne bougez ; je reviens tout à l’heure.

    Scène VIII.

    ÉLISE, VALÈRE.

    Élise

    Vous moquez-vous, Valère, de lui parler comme vous faites ?

    Valère

    C’est pour ne point l’aigrir, et pour en venir mieux à bout. Heurter de front ses sentiments est le moyen de tout gater ; et il y a de certains esprits qu’il ne faut prendre qu’en biaisant ; des tempéraments ennemis de toute résistance ; des naturels rétifs, que la vérité fait cabrer, qui toujours se roidissent contre le droit chemin de la raison, et qu’on ne mène qu’en tournant où l’on veut les conduire. Faites semblant de consentir à ce qu’il veut, vous en viendrez mieux à vos fins ; et…

    Élise

    Mais ce mariage, Valère !

    Valère

    On cherchera des biais pour le rompre.

    Élise

    Mais quelle invention trouver, s’il se doit conclure ce soir ?

    Valère

    Il faut demander un délai, et feindre quelque maladie.

    Élise

    Mais on découvrira la feinte, si l’on appelle des médecins.

    Valère

    Vous moquez-vous ? Y connoissent-ils quelque chose ? Allez, allez, vous pourrez avec eux avoir quel mal il vous plaira, ils vous trouveront des raisons pour vous dire d’où cela vient.

    Scène IX.

    HARPAGON, VALÈRE, ÉLISE.

    Harpagon, à part, dans le fond du théâtre.

    Ce n’est rien, Dieu merci.

    Valère, sans voir Harpagon.

    Enfin notre dernier recours, c’est que la fuite nous peut mettre à couvert de tout ; et, si votre amour, belle Élise, est capable d’une fermeté… (Apercevant Harpagon.) Oui, il faut qu’une fille obéisse à son père. Il ne faut point qu’elle regarde comme un mari est fait ; et lorsque la grande raison de sans dot s’y rencontre, elle doit être prête à prendre tout ce qu’on lui donne.

    Harpagon

    Bon : voilà bien parlé, cela !

    Valère

    Monsieur, je vous demande pardon si je m’emporte un peu, et prends la hardiesse de lui parler comme je fais.

    Harpagon

    Comment ! j’en suis ravi, et je veux que tu prennes sur elle un pouvoir absolu. (À Élise.) Oui, tu as beau fuir, je lui donne l’autorité que le ciel me donne sur toi, et j’entends que tu fasses tout ce qu’il te dira.

    Valère, à Élise.

    Après cela, résistez à mes remontrances.

    Scène X.

    HARPAGON, VALÈRE.

    Valère

    Monsieur, je vais la suivre, pour continuer les leçons que je lui faisois.

    Harpagon

    Oui, tu m’obligeras. Certes…

    Valère

    Il est bon de lui tenir un peu la bride haute.

    Harpagon

    Cela est vrai. Il faut…

    Valère

    Ne vous mettez pas en peine, je crois que j’en viendrai à bout.

    Harpagon

    Fais, fais. Je m’en vais faire un petit tour en ville, et reviens tout à l’heure.

    Valère, adressant la parole à Élise, en s’en allant du côté par où elle est sortie.

    Oui, l’argent est plus précieux que toutes les choses du monde, et vous devez rendre grâce au ciel, de l’honnête homme de père qu’il vous a donné. Il sait ce que c’est que de vivre. Lorsqu’on s’offre de prendre une fille sans dot, on ne doit point regarder plus avant. Tout est renfermé là-dedans ; et sans dot tient lieu de beauté, de jeunesse, de naissance, d’honneur, de sagesse, et de probité.

    Harpagon

    Ah ! le brave garçon ! Voilà parlé comme un oracle. Heureux qui peut avoir un domestique de la sorte !

    fin du premier acte.

    ACTE SECOND.

    Scène I.

    CLÉANTE, LA FLÈCHE.

    Cléante.

    Ah ! traître que tu es ! où t’es-tu donc allé fourrer ? Ne t’avois-je pas donné ordre…

    La Flèche

    Oui, Monsieur ; et je m’étois rendu ici pour vous attendre de pied ferme ; mais monsieur votre père, le plus malgracieux des hommes, m’a chassé dehors malgré moi, et j’ai couru le risque d’être battu.

    Cléante

    Comment va notre affaire ? Les choses pressent plus que jamais ; et, depuis que je t’ai vu, j’ai découvert que mon père est mon rival.

    La Flèche

    Votre père amoureux ?

    Cléante

    Oui ; et j’ai eu toutes les peines du monde à lui cacher le trouble où cette nouvelle m’a mis.

    La Flèche

    Lui, se mêler d’aimer ! De quoi diable s’avise-t-il ? Se moque-t-il du monde ? Et l’amour a-t-il été fait pour des gens bâtis comme lui ?

    Cléante

    Il a fallu, pour mes péchés, que cette passion lui soit venue en tête.

    La Flèche

    Mais par quelle raison lui faire un mystère de votre amour ?

    Cléante

    Pour lui donner moins de soupçon, et me conserver, au besoin, des ouvertures plus aisées pour détourner ce mariage. Quelle réponse t’a-t-on faite ?

    La Flèche

    Ma foi, Monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux ; et il faut essuyer d’étranges choses lorsqu’on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-matthieux.

    Cléante.

    L’affaire ne se fera point ?

    La Flèche

    Pardonnez-moi. Notre maître Simon, le courtier qu’on nous a donné, homme agissant et plein de zèle, dit qu’il a fait rage pour vous, et il assure que votre seule physionomie lui a gagné le cœur.

    Cléante

    J’aurai les quinze mille francs que je demande ?

    La Flèche

    Oui ; mais à quelques petites conditions qu’il faudra que vous acceptiez, si vous avez dessein que les choses se fassent.

    Cléante

    T’a-t-il fait parler à celui qui doit prêter l’argent ?

    La Flèche

    Ah ! vraiment, cela ne va pas de la sorte. Il apporte encore plus de soin à se cacher que vous, et ce sont des mystères bien plus grands que vous ne pensez. On ne veut point du tout dire son nom ; et l’on doit aujourd’hui l’aboucher avec vous dans une maison empruntée, pour être instruit par votre bouche de votre bien et de votre famille ; et je ne doute point que le seul nom de votre père ne rende les choses faciles.

    Cléante

    Et principalement notre mère étant morte, dont on ne peut m’ôter le bien.

    La Flèche

    Voici quelques articles qu’il a dictés lui-même à notre entremetteur, pour vous être montrés avant que de rien faire.

    « Supposé que le prêteur voie toutes ses sûretés, et que l’emprunteur soit majeur, et d’une famille où le bien soit ample, solide, assuré, clair, et net de tout embarras, on fera une bonne et exacte obligation par-devant un notaire, le plus honnête homme qu’il se pourra, et qui, pour cet effet sera choisi par le prêteur, auquel il importe le plus que l’acte soit dûment dressé. »

    Cléante

    Il n’y a rien à dire à cela.

    La Flèche.

    « Le prêteur, pour ne charger sa conscience d’aucun scrupule, prétend ne donner son argent qu’au denier dix-huit. »

    Cléante

    Au denier dix-huit ? Parbleu ! voilà qui est honnête. Il n’y a pas lieu de se plaindre.

    La Flèche

    Cela est vrai.

    « Mais, comme ledit prêteur n’a pas chez lui la somme dont il est question, et que, pour faire plaisir à l’emprunteur, il est contraint lui-même de l’emprunter d’un autre sur le pied du denier cinq, il conviendra que ledit premier emprunteur paye cet intérêt, sans préjudice du reste, attendu que ce n’est que pour l’obliger que ledit prêteur s’engage à cet emprunt. »

    Cléante

    Comment diable ! Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? C’est plus qu’au denier quatre.

    La Flèche

    Il est vrai ; c’est ce que j’ai dit. Vous avez à voir là-dessus.

    Cléante

    Que veux-tu que je voie ? J’ai besoin d’argent, et il faut bien que je consente à tout.

    La Flèche

    C’est la réponse que j’ai faite.

    Cléante

    Il y a encore quelque chose ?

    La Flèche

    Ce n’est plus qu’un petit article.

    « Des quinze mille francs qu’on demande, le prêteur ne pourra compter en argent que douze mille livres ; et, pour les mille écus restants, il faudra que l’emprunteur prenne les hardes, nippes, bijoux, dont s’ensuit le mémoire, et que ledit prêteur a mis, de bonne foi, au plus modique prix qu’il lui a été possible. »

    Cléante.

    Que veut dire cela ?

    La Flèche

    Ecoutez le mémoire

    « Premièrement, un lit de quatre pieds à bandes de point de Hongrie, appliquées fort proprement sur un drap de couleur d’olive, avec six chaises et la courte-pointe de même : le tout bien conditionné, et doublé d’un petit taffetas changeant rouge et bleu.

    » Plus, un pavillon à queue, d’une bonne serge d’Aumale rose sèche, avec le mollet et les franges de soie. »

    Cléante

    Que veut-il que je fasse de cela ?

    La Flèche

    Attendez.

    « Plus une tenture de tapisserie des amours de Gombaud et de Macée.

    » Plus, une grande table de bois de noyer, à douze colonnes ou piliers tournés, qui se tire par les deux bouts, et garnie, par le dessous, de ses six escabelles. »

    Cléante

    Qu’ai-je affaire, morbleu… ?

    La Flèche

    Donnez-vous patience.

    « Plus trois gros mousquets tout garnis de nacre de perle, avec les trois fourchettes assortissantes.

    » Plus un fourneau de brique, avec deux cornues et trois récipients, fort utiles à ceux qui sont curieux de distiller. »

    Cléante

    J’enrage !

    La Flèche

    Doucement.

    « Plus, un luth de Bologne, garni de toutes ses cordes, ou peu s’en faut.

    » Plus, un trou-madame et un damier, avec un jeu de l’oie, renouvelé des Grecs, fort propres à passer le temps lorsque l’on n’a que faire. « Plus, une peau d’un lézard de trois pieds et demi, remplie de foin : curiosité agréable pour pendre au plancher d’une chambre.

    » Le tout, ci-dessus mentionné, valant loyalement plus de quatre mille cinq cents livres, et rabaissé à la valeur de mille écus, par la discrétion du prêteur. »

    Cléante

    Que la peste l’étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu’il est ! A-t-on jamais parlé d’une usure semblable ? et n’est-il pas content du furieux intérêt qu’il exige, sans vouloir encore m’obliger à prendre pour trois mille livres les vieux rogatons qu’il ramasse ? Je n’aurai pas deux cents écus de tout cela ; et cependant il faut bien me résoudre à consentir à ce qu’il veut ; car il est en état de me faire tout accepter, et il me tient, le scélérat, le poignard sur la gorge.

    La Flèche

    Je vous vois, Monsieur, ne vous en déplaise, dans le grand chemin justement que tenoit Panurge pour se ruiner, prenant argent d’avance, achetant cher, vendant à bon marché, et mangeant son blé en herbe.

    Cléante.

    Que veux-tu que j’y fasse ? Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne, après cela, que les fils souhaitent qu’ils meurent !

    La Flèche

    Il faut convenir que le vôtre animeroit contre sa vilenie le plus posé homme du monde. Je n’ai pas, Dieu merci, les inclinations fort patibulaires ; et, parmi mes confrères que je vois se mêler de beaucoup de petits commerces, je sais tirer adroitement mon épingle du jeu, et me démêler prudemment de toutes les galanteries qui sentent tant soit peu l’échelle ; mais, à vous dire vrai, il me donneroit, par ses procédés, des tentations de le voler ; et je croirais, en le volant, faire une action méritoire.

    Cléante

    Donne-moi un peu ce mémoire, que je le voie encore.

    Scène II.

    HARPAGON, MAÎTRE SIMON ; CLÉANTE et LA FLÈCHE, dans le fond du théâtre.

    Maître Simon

    Oui, Monsieur, c’est un jeune homme qui a besoin d’argent ; ses affaires le pressent d’en trouver, et il en passera par tout ce que vous en prescrirez.

    Harpagon

    Mais croyez-vous, maître Simon, qu’il n’y ait rien à péricliter ? et savez-vous le nom, les biens et la famille de celui pour qui vous parlez ?

    Maître Simon

    Non. Je ne puis pas bien vous en instruire à fond ; et ce n’est que par aventure que l’on m’a adressé à lui ; mais vous serez de toutes choses éclairci par lui-même, et son homme m’a assuré que vous serez content quand vous le connoîtrez. Tout ce que je saurais vous dire, c’est que sa famille est fort riche, qu’il n’a plus de mère déjà, et qu’il s’obligera, si vous voulez, que son père mourra avant qu’il soit huit mois.

    Harpagon

    C’est quelque chose que cela. La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes, lorsque nous le pouvons.

    Maître Simon.

    Cela s’entend.

    La Flèche, bas, à Cléante, reconnaissant maître Simon.

    Que veut dire ceci ? Notre maître Simon qui parle à votre père !

    Cléante, bas, à La Flèche.

    Lui auroit-on appris qui je suis ? et serais-tu pour nous trahir ?

    Maître Simon, à Cléante et à La Flèche.

    Ah ! ah ! vous êtes bien pressés ! Qui vous a dit que c’était céans ? (À Harpagon.) Ce n’est pas moi, Monsieur, au moins, qui leur ai découvert votre nom et votre logis ; mais, à mon avis, il n’y a pas grand mal à cela ; ce sont des personnes discrètes, et vous pouvez ici vous expliquer ensemble.

    Harpagon

    Comment ?

    Maître Simon, montrant Cléante.

    Monsieur est la personne qui veut vous emprunter les quinze mille livres dont je vous ai parlé.

    Harpagon

    Comment, pendard ! c’est toi qui t’abandonnes à ces coupables extrémités !

    Cléante

    Comment, mon père ! c’est vous qui vous portez à ces honteuses actions !

    Maître Simon s’enfuit, et La Flèche va se cacher.

    Scène III

    HARPAGON, CLÉANTE.

    Harpagon

    C’est toi qui te veux ruiner par des emprunts si condamnables !

    Cléante

    C’est vous qui cherchez à vous enrichir par des usures si criminelles !

    Harpagon

    Oses-tu bien, après cela, paroître devant moi ?

    Cléante

    Osez-vous bien, après cela, vous présenter aux yeux du monde ?

    Harpagon

    N’as-tu point de honte, dis-moi, d’en venir à ces débauches-là, de te précipiter dans des dépenses effroyables, et de faire une honteuse dissipation du bien que tes parents t’ont amassé avec tant de sueurs ?

    Cléante

    Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites ; de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d’entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d’intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu’aient jamais inventées les plus célèbres usuriers ?

    Harpagon

    Ôte-toi de mes yeux, coquin ; ôte-toi de mes yeux !

    Cléante

    Qui est plus criminel, à votre avis, ou celui qui achète un argent dont il a besoin, ou bien celui qui vole un argent dont il n’a que faire ?

    Harpagon.

    Retire-toi, te dis-je, et ne m’échauffe pas les oreilles. (Seul.) Je ne suis pas fâché de cette aventure ; et ce m’est un avis de tenir l’œil plus que jamais sur toutes ses actions.

    Scène IV

    FROSINE, HARPAGON.

    Frosine

    Monsieur…

    Harpagon

    Attendez un moment ; Je vais revenir vous parler. (À part.) Il est à propos que je fasse un petit tour à mon argent.

    Scène V

    LA FLÈCHE, FROSINE.

    La Flèche, sans voir Frosine.

    L’aventure est tout à fait drôle ! Il faut bien qu’il ait quelque part un ample magasin de hardes ; car nous n’avons rien reconnu au mémoire que nous avons.

    Frosine

    Hé ! c’est toi, mon pauvre la Flèche ! D’où vient cette rencontre ?

    La Flèche

    Ah ! ah ! c’est toi, Frosine ! Que viens-tu faire ici ?

    Frosine

    Ce que je fais partout ailleurs : m’entremettre d’affaires, me rendre serviable aux gens, et profiter, du mieux qu’il m’est possible, des petits talents que je puis avoir. Tu sais que, dans ce monde, il faut vivre d’adresse, et qu’aux personnes comme moi le ciel n’a donné d’autres rentes que l’intrigue et que l’industrie.

    La Flèche

    As-tu quelque négoce avec le patron du logis ?

    Frosine

    Oui, je traite pour lui quelque petite affaire dont j’espère récompense.

    La Flèche

    De lui ? Ah ! ma foi, tu seras bien fine, si tu en tires quelque chose ; et je te donne avis que l’argent céans est fort cher.

    Frosine

    Il y a de certains services qui touchent merveilleusement.

    La Flèche

    Je suis votre valet ; et tu ne connois pas encore le seigneur Harpagon. Le seigneur Harpagon est, de tous les humains, l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. Il n’est point de service qui pousse sa reconnoissance jusqu’à lui faire ouvrir les mains. De la louange, de l’estime, de la bienveillance en paroles, et de l’amitié, tant qu’il vous plaira ; mais de l’argent, point d’affaires. Il n’est rien de plus sec et de plus aride que ses bonnes grâces et ses caresses ; et donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais, Je vous donne, mais Je vous prête le bonjour.

    Frosine

    Mon Dieu ! je sais l’art de traire les hommes ; j’ai le secret de m’ouvrir leur tendresse, de chatouiller leurs cœurs, de trouver les endroits par où ils sont sensibles.

    La Flèche

    Bagatelles ici. Je te défie d’attendrir du côté de l’argent l’homme, dont il est question. Il est Turc là-dessus, mais d’une turquerie à désespérer tout le monde ; et l’on pourroit crever, qu’il n’en branleroit pas. En un mot, il aime l’argent plus que réputation, qu’honneur, et que vertu ; et la vue d’un demandeur lui donne des convulsions : c’est le frapper par son endroit mortel, c’est lui percer le cœur, c’est lui arracher les entrailles ; et si… Mais il revient : je me retire.

    Scène VI

    HARPAGON, FROSINE.

    Harpagon, bas.

    Tout va comme il faut. (Haut.) Hé bien ! qu’est-ce, Frosine ?

    Frosine

    Ah ! mon Dieu, que vous vous portez bien, et que vous avez là un vrai visage de santé !

    Harpagon

    Qui ? moi ?

    Frosine

    Jamais je ne vous vis un teint si frais et si gaillard.

    Harpagon

    Tout de bon ?

    Frosine.

    Comment ! vous n’avez de votre vie été si jeune que vous êtes ; et je vois des gens de vingt-cinq ans qui sont plus vieux que vous.

    Harpagon.

    Cependant, Frosine, j’en ai soixante bien comptés.

    Frosine.

    Eh bien ! qu’est-ce que cela, soixante ans ? Voilà bien de quoi ! C’est la fleur de l’âge, cela ; et vous entrez maintenant dans la belle saison de l’homme.

    Harpagon.

    Il est vrai ; mais vingt années de moins, pourtant, ne me feraient point de mal, que je crois.

    Frosine.

    Vous moquez-vous ? Vous n’avez pas besoin de cela, et vous êtes d’une pâte à vivre jusques à cent ans.

    Harpagon.

    Tu le crois ?

    Frosine.

    Assurément. Vous en avez toutes les marques. Tenez-vous un peu. Oh ! que voilà bien là, entre vos deux yeux, un signe de longue vie !

    Harpagon.

    Tu te connois à cela ?

    Frosine.

    Sans doute. Montrez-moi votre main. Mon Dieu, quelle ligne de vie !

    Harpagon.

    Comment !

    Frosine.

    Ne voyez-vous pas jusqu’où va cette ligne-là ?

    Harpagon.

    Eh bien ! qu’est-ce que cela veut dire ?

    Frosine

    Par ma foi, je disais cent ans ; mais vous passerez les six-vingts.

    Harpagon

    Est-il possible ?

    Frosine

    Il faudra vous assommer, vous dis-je ; et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants.

    Harpagon

    Tant mieux ! Comment va notre affaire ?

    Frosine

    Faut-il le demander ? et me voit-on mêler de rien dont je ne vienne à bout ? J’ai, surtout pour les mariages, un talent merveilleux. Il n’est point de partis au monde que je ne trouve en peu de temps le moyen d’accoupler ; et je crois, si je me l’étois mis en tête, que je marierois le Grand Turc avec la République de Venise. Il n’y avoit pas, sans doute, de si grandes difficultés à cette affaire-ci. Comme j’ai commerce chez elles, je les ai à fond l’une et l’autre entretenues de vous ; et j’ai dit à la mère le dessein que vous aviez conçu pour Mariane, à la voir passer dans la rue, et prendre l’air à sa fenêtre.

    Harpagon

    Qui a fait réponse…

    Frosine

    Elle a reçu la proposition avec joie ; et quand je lui ai témoigné que vous souhaitiez fort que sa fille assistât ce soir au contrat de mariage qui se doit faire de la vôtre, elle y a consenti sans peine, et me l’a confiée pour cela.

    Harpagon

    C’est que je suis obligé, Frosine, de donner à souper au seigneur Anselme ; et je serai bien aise qu’elle soit du régal.

    Frosine

    Vous avez raison. Elle doit, après dîner, rendre visite à votre fille, d’où elle fait son compte d’aller faire un tour à la foire, pour venir ensuite au souper.

    Harpagon

    Eh bien ! elles iront ensemble dans mon carrosse, que je leur prêterai.

    Frosine

    Voilà justement son affaire.

    Harpagon.

    Mais, Frosine, as-tu entretenu la mère touchant le bien qu’elle peut donner à sa fille ? Lui as-tu dit qu’il falloit qu’elle s’aidât un peu, qu’elle fît quelque effort, qu’elle se saignât pour une occasion comme celle-ci ? Car encore n’épouse-t-on point une fille sans qu’elle apporte quelque chose.

    Frosine

    Comment ! C’est une fille qui vous apportera douze mille livres de rente.

    Harpagon

    Douze mille livres de rente ?

    Frosine

    Oui. Premièrement, elle est nourrie et élevée dans une grande épargne de bouche. C’est une fille accoutumée à vivre de salade, de lait, de fromage et de pommes, et à laquelle, par conséquent, il ne faudra ni table bien servie, ni consommés exquis, ni orges mondés perpétuels, ni les autres délicatesses qu’il faudroit pour une autre femme ; et cela ne va pas à si peu de chose, qu’il ne monte bien tous les ans, à trois mille francs pour le moins. Outre cela, elle n’est curieuse que d’une propreté fort simple, et n’aime point les superbes habits, ni les riches bijoux, ni les meubles somptueux, où donnent ses pareilles avec tant de chaleur ; et cet article-là vaut plus de quatre mille livres par an. De plus, elle a une aversion horrible pour le jeu, ce qui n’est pas commun aux femmes d’aujourd’hui ; et j’en sais une de nos quartiers qui a perdu, à trente-et-quarante, vingt mille francs cette année. Mais n’en prenons rien que le quart. Cinq mille francs au jeu par an, et quatre mille francs en habits et bijoux, cela fait neuf mille livres ; et mille écus que nous mettons pour la nourriture : ne voilà-t-il pas par année vos douze mille francs bien comptés ?

    Harpagon

    Oui ; cela n’est pas mal ; mais ce compte-là n’est rien de réel.

    Frosine

    Pardonnez-moi. N’est-ce pas quelque chose de réel, que de vous apporter en mariage une grande sobriété, l’héritage d’un grand amour de simplicité de parure, et l’acquisition d’un grand fonds de haine pour le jeu ?

    Harpagon.

    C’est une raillerie que de vouloir me constituer son dot de toutes les dépenses qu’elle ne fera point. Je n’irai point donner quittance de ce que je ne reçois pas ; et il faut bien que je touche quelque chose.

    Frosine

    Mon Dieu ! vous toucherez assez ; et elles m’ont parlé d’un certain pays où elles ont du bien, dont vous serez le maître.

    Harpagon

    Il faudra voir cela. Mais Frosine, il y a encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois, et les jeunes gens, d’ordinaire, n’aiment que leurs semblables, ne cherchent que leur compagnie : j’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût, et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderaient pas.

    Frosine

    Ah ! que vous la connaissez mal ! C’est encore une particularité que j’avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens, et n’a de l’amour que pour les vieillards.

    Harpagon

    Elle ?

    Frosine

    Oui, elle. Je voudrois que vous l’eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme ; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants ; et je vous avertis de n’aller pas vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire ; et il n’y a pas quatre mois encore, qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage, sur ce que son amant fit voir qu’il n’avait que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

    Harpagon

    Sur cela seulement ?

    Frosine

    Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout elle est pour les nez qui portent des lunettes.

    Harpagon

    Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

    Frosine

    Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis, des Céphales, des Pâris, et des Apollons ? Non : de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor, et du bon père Anchise, sur les épaules de son fils.

    Harpagon

    Cela est admirable. Voilà ce que je n’aurois jamais pensé, et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avois été femme, je n’aurois point aimé les jeunes hommes.

    Frosine

    Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau ! et je voudrois bien savoir quel ragoût il y a à eux !

    Harpagon

    Pour moi, je n’y en comprends point, et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

    Frosine

    Il faut être folle fieffée. Trouver la jeunesse aimable, est-ce avoir le sens commun ? Sont-ce des hommes que de jeunes blondins, et peut-on s’attacher à ces animaux-là ?

    Harpagon

    C’est ce que je dis tous les jours : avec leur ton de poule laitée, et leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d’étoupes, leurs hauts-de-chausses tombants, et leurs estomacs débraillés !

    Frosine

    Hé ! cela est bien bâti, auprès d’une personne comme vous ! Voilà un homme, cela ; il y a là de quoi satisfaire à la vue ; et c’est ainsi qu’il faut être fait et vêtu pour donner de l’amour.

    Harpagon

    Tu me trouves bien ?

    Frosine.

    Comment ! vous êtes à ravir, et votre figure est à peindre. Tournez-vous un peu, s’il vous plaît. Il ne se peut pas mieux. Que je vous voie marcher. Voilà un corps taillé, libre, et dégagé comme il faut, et qui ne marque aucune incommodité.

    Harpagon

    Je n’en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n’y a que ma fluxion qui me prend de temps en temps.

    Frosine

    Cela n’est rien. Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser.

    Harpagon

    Dis-moi un peu : Mariane ne m’a-t-elle point encore vu ? N’a-t-elle point pris garde à moi en passant ?

    Frosine

    Non ; mais nous nous sommes fort entretenues de vous. Je lui ai fait un portrait de votre personne, et je n’ai pas manqué de lui vanter votre mérite, et l’avantage que ce lui seroit d’avoir un mari comme vous.

    Harpagon

    Tu as bien fait, et je t’en remercie.

    Frosine

    J’aurois, monsieur, une petite prière à vous faire. J’ai un procès que je suis sûr le point de perdre, faute d’un peu d’argent (Harpagon prend un air sérieux.) et vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, si vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne sauriez croire le plaisir qu’elle aura de vous voir. (Harpagon reprend un air gai.) Ah ! que vous lui plairez, et que votre fraise à l’antique fera sur son esprit un effet admirable ! Mais surtout elle sera charmée de votre haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C’est pour la rendre folle de vous ; et un amant aiguilleté sera pour elle un ragoût merveilleux.

    Harpagon

    Certes, tu me ravis de me dire cela.

    Frosine

    En vérité, Monsieur, ce procès m’est d’une conséquence tout a fait grande. (Harpagon reprend son air sérieux.) Je suis ruinée si je le perds ; et quelque petite assistance me rétabliroit mes affaires… Je voudrais que vous eussiez vu le ravissement où elle étoit à m’entendre parler de vous. (Harpagon reprend son air gai.) La joie éclatoit dans ses yeux au récit de vos qualités, et je l’ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entièrement conclu.

    Harpagon

    Tu m’as fait grand plaisir, Frosine ; et je t’en ai, je te l’avoue, toutes les obligations du monde.

    Frosine

    Je vous prie, Monsieur, de me donner le petit secours que je vous demande. (Harpagon reprend encore un air sérieux.) Cela me remettra sur pied, et je vous en serai éternellement obligée.

    Harpagon

    Adieu. Je vais achever mes dépêches.

    Frosine

    Je vous assure, Monsieur, que vous ne sauriez jamais me soulager dans un plus grand besoin.

    Harpagon

    Je mettrai ordre que mon carrosse soit tout prêt pour vous mener à la foire.

    Frosine

    Je ne vous importunerois pas si je ne m’y voyois forcée par la nécessité.

    Harpagon

    Et j’aurai soin qu’on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

    Frosine

    Ne me refusez pas la grâce dont je vous sollicite. Vous ne sauriez croire, Monsieur, le plaisir que…

    Harpagon

    Je m’en vais. Voilà qu’on m’appelle. Jusqu’à tantôt.

    Frosine, seule.

    Que la fièvre te serre, chien de vilain, à tous les diables ! Le ladre a été ferme à toutes mes attaques ; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation ; et j’ai l’autre côté, en tout cas, d’où je suis assurée de tirer bonne récompense.

    fin du second acte.

    ACTE TROISIÈME.


    Scène I.

    HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, DAME CLAUDE, tenant un balai ; MAÎTRE JACQUES, LA MERLUCHE, BRINDAVOINE.

    Harpagon

    Allons, venez çà tous ; que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi. Approchez, dame Claude ; commençons par vous. (Elle tient un balai) Bon, vous voilà les armes à la main. Je vous commets au soin de nettoyer partout ; et surtout prenez garde de ne point frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement des bouteilles ; et, s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

    Maître Jacques, à part.

    Châtiment politique.

    Harpagon, à Dame Claude.

    Allez.

    Scène II.

    HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAÎTRE JACQUES, BRINDAVOINE, LA MERLUCHE.

    Harpagon

    Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas selon la coutume de certains impertinents de laquais, qui viennent provoquer les gens, et les faire aviser de boire lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

    Maître Jacques, à part.

    Oui. Le vin pur monte à la tête.

    La Merluche

    Quitterons-nous nos siquenilles, monsieur ?

    Harpagon

    Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos habits.

    Brindavoine

    Vous savez bien, Monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

    La Merluche

    Et, moi, Monsieur, que j’ai mon haut-de-chausses tout troué par-derrière, et qu’on me voit, révérence parler…

    Harpagon, à la Merluche.

    Paix ! Rangez cela adroitement du côté de la muraille, et présentez toujours le devant au monde. (À Brindavoine, en lui montrant comment il doit mettre son chapeau au-devant de son pourpoint, pour cacher la tache d’huile.) Et vous, tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez.

    Scène III.

    HARPAGON, CLÉANTE, ÉLISE, VALÈRE, MAÎTRE JACQUES.

    Harpagon

    Pour vous, ma fille, vous aurez l’œil sur ce que l’on desservira, et prendrez garde qu’il ne s’en fasse aucun dégât. Cela sied bien aux filles. Mais cependant préparez-vous à bien recevoir ma maîtresse, qui vous doit venir visiter, et vous mener avec elle à la foire. Entendez-vous ce que je vous dis ?

    Élise

    Oui, mon père.

    Harpagon

    Oui, nigaude.

    Scène IV

    HARPAGON, CLÉANTE, VALÈRE, MAÎTRE JACQUES.

    Harpagon

    Et vous, mon fils le damoiseau, à qui j’ai la bonté de pardonner l’histoire de tantôt, ne vous allez pas aviser non plus de lui faire mauvais visage.

    Cléante

    Moi, mon père ? mauvais visage ! Et par quelle raison ?

    Harpagon

    Mon Dieu, nous savons le train des enfants dont les pères se remarient, et de quel œil ils ont coutume de regarder ce qu’on appelle belle-mère. Mais si vous souhaitez que je perde le souvenir de votre dernière fredaine, je vous recommande surtout de régaler d’un bon visage cette personne-là, et de lui faire enfin tout le meilleur accueil qu’il vous sera possible.

    Cléante

    À vous dire le vrai, mon père, je ne puis pas vous promettre d’être bien aise qu’elle devienne ma belle-mère. Je mentirois, si je vous le disois ; mais, pour ce qui est de la bien recevoir et de lui faire bon visage, je vous promets de vous obéir ponctuellement sur ce chapitre.

    Harpagon

    Prenez-y garde au moins.

    Cléante

    Vous verrez que vous n’aurez pas sujet de vous en plaindre.

    Harpagon

    Vous ferez sagement.

    Scène V.

    HARPAGON, VALÈRE, MAÎTRE JACQUES.

    Harpagon

    Valère, aide-moi à ceci. Or çà, maître Jacques, approchez-vous, je vous ai gardé pour le dernier.

    Maître Jacques

    Est-ce à votre cocher, Monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

    Harpagon

    C’est à tous les deux.

    Maître Jacques

    Mais à qui des deux le premier ?

    Harpagon

    Au cuisinier.

    Maître Jacques

    Attendez donc, s’il vous plaît.

    Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.

    Harpagon

    Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?

    Maître Jacques

    Vous n’avez qu’à parler.

    Harpagon

    Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

    Maître Jacques, à part.

    Grande merveille !

    Harpagon

    Dis-moi un peu : nous feras-tu bonne chère ?

    Maître Jacques

    Oui, Si vous me donnez bien de l’argent.

    Harpagon

    Que diable, toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient autre chose à dire : De l’argent, de l’argent, de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent ! toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet, de l’argent#1 !

    Valère

    Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille de faire bonne chère avec bien de l’argent ! c’est une chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien autant ; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent.

    Maître Jacques

    Bonne chère avec peu d’argent !

    Valère

    Oui.

    Maître Jacques, à Valère.

    Par ma foi, Monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous céans d’être le factoton.

    Harpagon

    Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

    Maître Jacques

    Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

    Harpagon

    Haye ! Je veux que tu me répondes.

    Maître Jacques

    Combien serez-vous de gens à table ?

    Harpagon

    Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

    Valère

    Cela s’entend.

    Maître Jacques

    Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées.

    Harpagon

    Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière.

    Maître Jacques

    Rôt…

    Harpagon, mettant la main sur la bouche de maître Jacques.

    Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

    Maître Jacques

    Entremets.

    Harpagon, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques. Encore ?

    Valère, à maître Jacques. Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et Monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

    Harpagon

    Il a raison.

    Valère

    Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ; que pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

    Harpagon

    Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

    Valère

    Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

    Harpagon, à maître Jacques.

    Oui. Entends-tu ? (À Valère.) Qui est le grand homme qui a dit cela ?

    Valère

    Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

    Harpagon

    Souviens-toi de m’écrire ces mots : je les veux faire graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.

    Valère

    Je n’y manquerai pas. Et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire ; je réglerai tout cela comme il faut.

    Harpagon

    Fais donc.

    Maître Jacques

    Tant mieux ! j’en aurai moins de peine.

    Harpagon, à Valère.

    Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord ; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons. Là, que cela foisonne.

    Valère

    Reposez-vous sur moi.

    Harpagon

    Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

    Maître Jacques

    Attendez. Ceci s’adresse au cocher. (Il remet sa casaque.) Vous dites…

    Harpagon

    Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…

    Maître Jacques.

    Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point, et ce serait fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

    Harpagon

    Les voilà bien malades ! ils ne font rien.

    Maître Jacques

    Et, pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudroit bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués. Car, enfin, j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche ; et c’est être, Monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir nulle pitié de son prochain.

    Harpagon

    Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.

    Maître Jacques

    Non, Monsieur, je n’ai pas le courage de les mener, et je ferois conscience de leur donner des coups de fouet, en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînassent un carrosse, qu’ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes ?

    Valère

    Monsieur, j’obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

    Maître Jacques

    Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que sous la mienne.

    Valère

    Maître Jacques fait bien le raisonnable !

    Maître Jacques

    Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire !

    Harpagon

    Paix.

    Maître Jacques

    Monsieur, je ne saurois souffrir les flatteurs ; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle, ne sont rien que pour vous gratter et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous : car, enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie ; et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

    Harpagon

    Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?

    Maître Jacques

    Oui, monsieur, si j’étois assuré que cela ne vous fâchât point.

    Harpagon

    Non, en aucune façon.

    Maître Jacques

    Pardonnez-moi ; je sais fort bien que je vous mettrois en colère.

    Harpagon

    Point du tout. Au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

    Maître Jacques

    Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de vous tenir au cul et aux chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste d’un gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit, une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux ; et que votre cocher, qui étoit celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? On ne sauroit aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde ; et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain et de fesse-matthieu.

    Harpagon, en battant maître Jacques.

    Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.

    Maître Jacques

    Eh bien ! ne l’avais-je pas deviné ? Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous l’avais bien dit que je vous fâcherois de vous dire la vérité.

    Harpagon

    Apprenez à parler.

    Scène VI.

    VALÈRE, MAÎTRE JACQUES.

    Valère, riant.

    À ce que je puis voir, maître Jacques, on paie mal votre franchise.

    Maître Jacques

    Morbleu ! Monsieur le nouveau venu, qui faites l’homme d’importance, ce n’est pas votre affaire. Riez de vos coups de bâton quand on vous on donnera, et ne venez point rire des miens.

    Valère

    Ah ! Monsieur maître Jacques, ne vous fâchez pas, je vous prie.

    Maître Jacques, à part.

    Il file doux. Je veux faire le brave, et, s’il est assez sot pour me craindre, le frotter quelque peu. (Haut.) Savez-vous bien, Monsieur le rieur, que je ne ris pas, moi, et que, si vous m’échauffez la tête, je vous ferai rire d’une autre sorte ?

    Maître Jacques pousse Valère jusqu’au bout du théâtre en le menaçant.

    Valère

    Hé ! doucement.

    Maître Jacques

    Comment, doucement ? Il ne me plaît pas, moi.

    Valère.

    De grâce !

    Maître Jacques

    Vous êtes un impertinent.

    Valère

    Monsieur maître Jacques…

    Maître Jacques

    Il n’y a point de monsieur maître Jacques pour un double. Si je prends un bâton, je vous rosserai d’importance.

    Valère

    Comment ! un bâton ?

    Valère fait reculer maître Jacques à sont tour.

    Maître Jacques

    Hé ! je ne parle pas de cela.

    Valère

    Savez-vous bien, Monsieur le fat, que je suis homme à vous rosser vous-même ?

    Maître Jacques

    Je n’en doute pas.

    Valère

    Que vous n’êtes, pour tout potage, qu’un faquin de cuisinier ?

    Maître Jacques

    Je le sais bien.

    Valère

    Et que vous ne me connoissez pas encore ?

    Maître Jacques

    Pardonnez-moi.

    Valère

    Vous me rosserez, dites-vous ?

    Maître Jacques

    Je le disois en raillant.

    Valère

    Et moi, je ne prends point de goût à votre raillerie. (Donnant des coups de bâton à maître Jacques.) Apprenez que vous êtes un mauvais railleur.

    Maître Jacques, seul.

    Peste soit la sincérité ! c’est un mauvais métier : désormais j’y renonce, et je ne veux plus dire vrai. Passe encore pour mon maître : il a quelque droit de me battre ; mais, pour ce monsieur l’intendant, je m’en vengerai si je le puis.

    Scène VII

    MARIANE, FROSINE, MAÎTRE JACQUES.

    Frosine

    Savez-vous, maître Jacques, si votre maître est au logis ?

    Maître Jacques

    Oui, vraiment il y est ; je ne le sais que trop.

    Frosine

    Dites-lui, je vous prie, que nous sommes ici.

    Maître Jacques

    Ah ! nous voilà pas mal !

    Scène VII.

    MARIANE, FROSINE.

    Mariane Ah ! que je suis, Frosine, dans un étrange état, et, s’il faut dire ce que je sens, que j’appréhende cette vue !

    Frosine

    Mais pourquoi, et quelle est votre inquiétude ?

    Mariane

    Hélas ! me le demandez-vous ? Et ne vous figurez-vous point les alarmes d’une personne toute prête à voir le supplice où l’on veut l’attacher ?

    Frosine

    Je vois bien que, pour mourir agréablement, Harpagon n’est pas le supplice que vous voudriez embrasser ; et je connais, à votre mine, que le jeune blondin dont vous m’avez parlé vous revient un peu dans l’esprit.

    Mariane

    Oui. C’est une chose, Frosine, dont je ne veux pas me défendre ; et les visites respectueuses qu’il a rendues chez nous ont fait, je vous l’avoue, quelque effet dans mon âme.

    Frosine

    Mais avez-vous su quel il est ?

    Mariane

    Non, je ne sais point quel il est. Mais je sais qu’il est fait d’un air à se faire aimer ; que, si l’on pouvait mettre les choses à mon choix, je le prendrois plutôt qu’un autre ; et qu’il ne contribue pas peu à me faire trouver un tourment effroyable dans l’époux qu’on veut me donner.

    Frosine.

    Mon Dieu ! tous ces blondins sont agréables, et débitent fort bien leur fait ; mais la plupart sont gueux comme des rats ; il vaut mieux, pour vous, de prendre un vieux mari qui vous donne beaucoup de bien. Je vous avoue que les sens ne trouvent pas si bien leur compte du côté que je dis, et qu’il y a quelques petits dégoûts à essuyer avec un tel époux ; mais cela n’est pas pour durer ; et sa mort, croyez-moi, vous mettra bientôt en état d’en prendre un plus aimable, qui réparera toutes choses.

    Mariane

    Mon Dieu ! Frosine, c’est une étrange affaire, lorsque, pour être heureuse, il faut souhaiter ou attendre le trépas de quelqu’un ; et la mort ne suit pas tous les projets que nous faisons.

    Frosine

    Vous moquez-vous ? Vous ne l’épousez qu’aux conditions de vous laisser veuve bientôt ; et ce doit être là un des articles du contrat. Il seroit bien impertinent de ne pas mourir dans trois mois ! Le voici en propre personne.

    Mariane

    Ah ! Frosine, quelle figure !

    Scène IX.

    HARPAGON, MARIANE, FROSINE.

    Harpagon, à Mariane.

    Ne vous offensez pas, ma belle, si je viens à vous avec des lunettes. Je sais que vos appas frappent assez les yeux, sont assez visibles d’eux-mêmes, et qu’il n’est pas besoin de lunettes pour les apercevoir ; mais enfin, c’est avec des lunettes qu’on observe les astres ; et je maintiens et garantis que vous êtes un astre, mais un astre, le plus bel astre qui soit dans le pays des astres. Frosine, elle ne répond mot, et ne témoigne, ce me semble, aucune joie de me voir.

    Frosine

    C’est qu’elle est encore toute surprise ; et, puis, les filles ont toujours honte à témoigner d’abord ce qu’elles ont dans l’âme.

    Harpagon, à Frosine.

    Tu as raison. (à Mariane.) Voilà, belle mignonne, ma fille qui vient vous saluer.

    Scène 10

    HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE.

    Mariane

    Je m’acquitte bien tard, Madame, d’une telle visite.

    Élise

    Vous avez fait, Madame, ce que je devois faire, et c’étoit à moi de vous prévenir.

    Harpagon

    Vous voyez qu’elle est grande ; mais mauvaise herbe croît toujours.

    Mariane, bas, à Frosine.

    Oh ! l’homme déplaisant !

    Harpagon, bas, à Frosine.

    Que dit la belle ?

    Frosine

    Qu’elle vous trouve admirable.

    Harpagon

    C’est trop d’honneur que vous me faites, adorable mignonne.

    Mariane, à part.

    Quel animal !

    Harpagon

    Je vous suis trop obligé de ces sentiments.

    Mariane, à part.

    Je n’y puis plus tenir.

    Scène XI.

    HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.

    Harpagon

    Voici mon fils aussi qui vous vient faire la révérence.

    Mariane, bas, à Frosine.

    Ah ! Frosine, quelle rencontre ! C’est justement celui dont je t’ai parlé.

    Frosine, à Mariane.

    L’aventure est merveilleuse.

    Harpagon

    Je vois que vous vous étonnez de me voir de si grands enfants ; mais je serai bientôt défait et de l’un et de l’autre.

    Cléante, à Mariane.

    Madame, à vous dire le vrai, c’est ici une aventure où, sans doute, je ne m’attendois pas ; et mon père ne m’a pas peu surpris lorsqu’il m’a dit tantôt le dessein qu’il avoit formé.

    Mariane

    Je puis dire la même chose. C’est une rencontre imprévue qui m’a surprise autant que vous ; et je n’étois point préparée à une pareille aventure.

    Cléante

    Il est vrai que mon père, Madame, ne peut pas faire un plus beau choix, et que ce m’est une sensible joie que l’honneur de vous voir ; mais, avec tout cela, je ne vous assurerai point que je me réjouis du dessein où vous pourriez être de devenir ma belle-mère. Le compliment, je vous l’avoue, est trop difficile pour moi ; et c’est un titre, s’il vous plaît, que je ne vous souhaite point. Ce discours paroîtra brutal aux yeux de quelques-uns ; mais je suis assuré que vous serez personne à le prendre comme il faudra ; que c’est un mariage, Madame, où vous vous imaginez bien que je dois avoir de la répugnance ; que vous n’ignorez pas, sachant ce que je suis, comme il choque mes intérêts, et que vous voulez bien enfin que je vous dise, avec la permission de mon père, que, si les choses dépendaient de moi, cet hymen ne se ferait point.

    Harpagon

    Voilà un compliment bien impertinent ! Quelle belle confession à lui faire !

    Mariane

    Et moi, pour vous répondre, j’ai à vous dire que les choses sont fort égales ; et que, si vous auriez de la répugnance à me voir votre belle-mère, je n’en aurois pas moins, sans doute, à vous voir mon beau-fils. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit moi qui cherche à vous donner cette inquiétude. Je serois fort fâchée de vous causer du déplaisir ; et, si je ne m’y vois forcée par une puissance absolue, je vous donne ma parole que je ne consentirai point au mariage qui vous chagrine.

    Harpagon

    Elle a raison. À sot compliment, il faut une réponse de même. Je vous demande pardon, ma belle, de l’impertinence de mon fils ; c’est un jeune sot qui ne sait pas encore la conséquence des paroles qu’il dit.

    Mariane

    Je vous promets que ce qu’il m’a dit ne m’a point du tout offensée ; au contraire, il m’a fait plaisir de m’expliquer ainsi ses véritables sentiments. J’aime de lui un aveu de la sorte ; et s’il avoit parlé d’autre façon, je l’en estimerois bien moins.

    Harpagon

    C’est beaucoup de bonté à vous, de vouloir ainsi excuser ses fautes. Le temps le rendra plus sage, et vous verrez qu’il changera de sentiments.

    Cléante

    Non, mon père, je ne suis pas capable d’en changer, et je prie instamment Madame de le croire.

    Harpagon

    Mais voyez quelle extravagance ! il continue encore plus fort.

    Cléante

    Voulez-vous que je trahisse mon cœur ?

    Harpagon

    Encore ! Avez-vous envie de changer de discours ?

    Cléante

    Eh bien, puisque vous voulez que je parle d’autre façon, souffrez, Madame, que je me mette ici à la place de mon père, et que je vous avoue que je n’ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que je ne conçois rien d’égal au bonheur de vous plaire, et que le titre de votre époux est une gloire, une félicité que je préférerois aux destinées des plus grands princes de la terre. Oui, Madame, le bonheur de vous posséder est, à mes regards, la plus belle de toutes les fortunes ; c’est où j’attache toute mon ambition. Il n’y a rien que je ne sois capable de faire pour une conquête si précieuse ; et les obstacles les plus puissants…

    Harpagon

    Doucement, mon fils, s’il vous plaît.

    Cléante

    C’est un compliment que je fais pour vous à Madame.

    Harpagon

    Mon Dieu, j’ai une langue pour m’expliquer moi-même, et je n’ai pas besoin d’un interprète comme vous. Allons, donnez des sièges.

    Frosine.

    Non ; il vaut mieux que, de ce pas nous allions à la foire, afin d’en revenir plus tôt, et d’avoir tout le temps ensuite de nous entretenir.

    Harpagon, à Brindavoine.

    Qu’on mette donc les chevaux au carrosse.

    Scène XII.

    HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE.

    Harpagon, à Mariane.

    Je vous prie de m’excuser, ma belle, si je n’ai pas songé a vous donner un peu de collation avant que de partir.

    Cléante

    J’y ai pourvu, mon père, et j’ai fait apporter ici quelques bassins d’oranges de la Chine, de citrons doux, et de confitures, que j’ai envoyé quérir de votre part.

    Harpagon, bas, à Valère.

    Valère !

    Valère, à Harpagon.

    Il a perdu le sens.

    Cléante

    Est-ce que vous trouvez, mon père, que ce ne soit pas assez ? Madame aura la bonté d’excuser cela, s’il vous plaît.

    Mariane

    C’est une chose qui n’étoit pas nécessaire.

    Cléante

    Avez-vous jamais vu, madame, un diamant plus vif que celui que vous voyez que mon père a au doigt ?

    Mariane

    Il est vrai qu’il brille beaucoup.

    Cléante, ôtant du doigt de son père le diamant, et le donnant à Mariane.

    Il faut que vous le voyiez de près.

    Mariane

    Il est fort beau, sans doute, et jette quantité de feux.

    Cléante, se mettant au-devant de Mariane, qui veut rendre le diamant.

    Non, madame, il est en de trop belles mains. C’est un présent que mon père vous fait.

    Harpagon

    Moi !

    Cléante

    N’est-il pas vrai, mon père, que vous voulez que Madame le garde pour l’amour de vous ?

    Harpagon, bas, à son fils.

    Comment ?

    Cléante, à Mariane.

    Belle demande ! Il me fait signe de vous le faire accepter.

    Mariane

    Je ne veux point…

    Cléante, à Mariane.

    Vous moquez-vous ? Il n’a garde de le reprendre.

    Harpagon, à part.

    J’enrage !

    Mariane

    Ce seroit…

    Cléante, empêchant toujours Mariane de rendre la bague.

    Non, vous dis-je, c’est l’offenser.

    Mariane

    De grâce.

    Cléante

    Point du tout.

    Harpagon, à part.

    Peste soit…

    Cléante

    Le voilà qui se scandalise de votre refus.

    Harpagon, bas, à son fils.

    Ah ! traître !

    Cléante, à Mariane.

    Vous voyez qu’il se désespère.

    Harpagon, bas, à son fils, en le menaçant.

    Bourreau que tu es !

    Cléante

    Mon père, ce n’est pas ma faute. Je fais ce que je puis pour l’obliger à la garder ; mais elle est obstinée.

    Harpagon, bas, à son fils en le menaçant.

    Pendard !

    Cléante

    Vous êtes cause, Madame, que mon père me querelle.

    Harpagon, bas, à son fils, avec les mêmes gestes.

    Le coquin !

    Cléante, à Mariane.

    Vous le ferez tomber malade. De grâce, Madame, ne résistez point davantage.

    Frosine, à Mariane.

    Mon Dieu ! que de façons ! Gardez la bague, puisque monsieur le veut.

    Mariane, à Harpagon.

    Pour ne vous point mettre en colère, je la garde maintenant, et je prendrai un autre temps pour vous la rendre.

    Scène XIII.

    HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, BRINDAVOINE.

    Brindavoine

    Monsieur, il y a là un homme qui veut vous parler.

    Harpagon

    Dis-lui que je suis empêché, et qu’il revienne une autre fois.

    Brindavoine

    Il dit qu’il vous apporte de l’argent.

    Harpagon

    Je vous demande pardon. Je reviens tout à l’heure.

    Scène XIV.

    HARPAGON, MARIANE, ÉLISE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, LA MERLUCHE.

    La Merluche, courant et faisant tomber Harpagon.

    Monsieur…

    Harpagon

    Ah ! je suis mort.

    Cléante

    Qu’est-ce, mon père ? Vous êtes-vous fait mal ?

    Harpagon

    Le traître assurément a reçu de l’argent de mes débiteurs pour me faire rompre le cou.

    Valère, à Harpagon.

    Cela ne sera rien.

    Merluche, à Harpagon.

    Monsieur, je vous demande pardon ; je croyais bien faire d’accourir vite.

    Harpagon

    Que viens-tu faire ici, bourreau ?

    La Merluche

    Vous dire que vos deux chevaux sont déferrés.

    Harpagon

    Qu’on les mène promptement chez le maréchal.

    Cléante

    En attendant qu’ils soient ferrés, je vais faire pour vous, mon père, les honneurs de votre logis, et conduire madame dans le jardin, où je ferai porter la collation.

    Scène XV.

    HARPAGON, VALÈRE.

    Harpagon

    Valère, aie un peu l’œil à tout cela, et prends soin, je te prie, de m’en sauver le plus que tu pourras, pour le renvoyer au marchand.

    Valère

    C’est assez.

    Harpagon, seul.

    Ô fils impertinent ! as-tu envie de me ruiner ?

    fin du troisième acte.


    ACTE QUATRIÈME.

    Scène I.

    CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

    Cléante

    Rentrons ici ; nous serons beaucoup mieux. Il n’y a plus autour de nous personne de suspect, et nous pouvons parler librement.

    Élise

    Oui, Madame, mon frère m’a fait confidence de la passion qu’il a pour vous. Je sais les chagrins et les déplaisirs que sont capables de causer de pareilles traverses ; et c’est, je vous assure, avec une tendresse extrême, que je m’intéresse à votre aventure.

    Mariane

    C’est une douce consolation que de voir dans ses intérêts une personne comme vous ; et je vous conjure, Madame, de me garder toujours cette généreuse amitié, si capable de m’adoucir les cruautés de la fortune.

    Frosine

    Vous êtes, par ma foi, de malheureuses gens l’un et l’autre, de ne m’avoir point, avant tout ceci, avertie de votre affaire. Je vous aurois, sans doute, détourné cette inquiétude, et n’aurois point amené les choses où l’on voit qu’elles sont.

    Cléante

    Que veux-tu ? c’est ma mauvaise destinée qui l’a voulu ainsi. Mais, belle Mariane, quelles résolutions sont les vôtres ?

    Mariane

    Hélas ! suis-je en pouvoir de faire des résolutions ? et, dans la dépendance où je me vois, puis-je former que des souhaits ?

    Cléante

    Point d’autre appui pour moi dans votre cœur que de simples souhaits ? Point de pitié officieuse ? Point de secourable bonté ? Point d’affection agissante ?

    Mariane

    Que saurois-je vous dire ? Mettez-vous en ma place, et voyez ce que je puis faire. Avisez, ordonnez vous-même : je m’en remets à vous ; et je vous crois trop raisonnable pour vouloir exiger de moi que ce qui peut m’être permis par l’honneur et la bienséance.

    Cléante

    Hélas ! où me réduisez-vous que de me renvoyer à ce que voudront me permettre les fâcheux sentiments d’un rigoureux honneur et d’une scrupuleuse bienséance ?

    Mariane

    Mais que voulez-vous que je fasse ? Quand je pourrois passer sur quantité d’égards où notre sexe est obligé, j’ai de la considération pour ma mère. Elle m’a toujours élevée avec une tendresse extrême, et je ne saurois me résoudre à lui donner du déplaisir. Faites, agissez auprès d’elle ; employez tous vos soins à gagner son esprit. Vous pouvez faire et dire tout ce que vous voudrez ; je vous en donne la licence ; et, s’il ne tient qu’à me déclarer en votre faveur, je veux bien consentir à lui faire un aveu, moi-même, de tout ce que je sens pour vous.

    Cléante

    Frosine, ma pauvre Frosine, voudrois-tu nous servir ?

    Frosine

    Par ma foi, faut-il le demander ? Je le voudrois de tout mon cœur. Vous savez que, de mon naturel, je suis assez humaine. Le ciel ne m’a point fait l’âme de bronze, et je n’ai que trop de tendresse à rendre de petits services, quand je vois des gens qui s’entr’aiment en tout bien et en tout honneur. Que pourrions-nous faire à ceci ?

    Cléante

    Songe un peu, je te prie.

    Mariane

    Ouvre-nous des lumières.

    Élise

    Trouve quelque invention pour rompre ce que tu as fait.

    Frosine

    Ceci est assez difficile. (À Mariane.) Pour votre mère, elle n’est pas tout à fait déraisonnable, et peut-être pourroit-on la gagner et la résoudre à transporter au fils le don qu’elle veut faire au père. (À Cléante.) Mais le mal que j’y trouve, c’est que votre père est votre père.

    Cléante

    Cela s’entend.

    Frosine

    Je veux dire qu’il conservera du dépit si l’on montre qu’on le refuse, et qu’il ne sera point d’humeur ensuite à donner son consentement à votre mariage. Il faudroit, pour bien faire, que le refus vînt de lui-même, et tâcher, par quelque moyen, de le dégoûter de votre personne.

    Cléante

    Tu as raison.

    Frosine

    Oui, j’ai raison, je le sais bien. C’est là ce qu’il faudroit, mais le diantre est d’en pouvoir trouver les moyens. Attendez : si nous avions quelque femme un peu sur l’âge qui fût de mon talent, et jouât assez bien pour contrefaire une dame de qualité, par le moyen d’un train fait à la hâte et d’un bizarre nom de marquise ou de vicomtesse, que nous supposerions de la Basse-Bretagne, j’aurois assez d’adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne riche, outre ses maisons, de cent mille écus en argent comptant ; qu’elle seroit éperdument amoureuse de lui, et souhaiterait de se voir sa femme, jusqu’à lui donner tout son bien par contrat de mariage ; et je ne doute point qu’il ne prêtât l’oreille à la proposition. Car, enfin, il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l’argent ; et quand, ébloui de ce leurre, il auroit une fois consenti à ce qui vous touche, il importeroit peu ensuite qu’il se désabusât, en venant à vouloir voir clair aux effets de notre marquise.

    Cléante

    Tout cela est fort bien pensé.

    Frosine

    Laissez-moi faire. Je viens de me ressouvenir d’une de mes amies qui sera notre fait.

    Cléante

    Sois assurée, Frosine, de ma reconnaissance, si tu viens à bout de la chose. Mais, charmante Mariane, commençons, je vous prie, par gagner votre mère ; c’est toujours beaucoup faire que de rompre ce mariage. Faites-y de votre part, je vous en conjure, tous les efforts qu’il vous sera possible. Servez-vous de tout le pouvoir que vous donne sur elle cette amitié qu’elle a pour vous. Déployez sans réserve les grâces éloquentes, les charmes tout-puissants que le ciel a placés dans vos yeux et dans votre bouche ; et n’oubliez rien, s’il vous plaît, de ces tendres paroles, de ces douces prières, et de ces caresses touchantes à qui je suis persuadé qu’on ne sauroit rien refuser.

    Mariane

    J’y ferai tout ce que je puis, et n’oublierai aucune chose.

    Scène II.

    HARPAGON, CLÉANTE, MARIANE, ÉLISE, FROSINE.

    Harpagon, à part, sans être aperçu.

    Ouais ! mon fils baise la main de sa prétendue belle-mère ; et sa prétendue belle-mère ne s’en défend pas fort ! Y aurait-il quelque mystère là-dessous ?

    Élise

    Voilà mon père.

    Harpagon

    Le carrosse est tout prêt ; vous pouvez partir quand il vous plaira.

    Cléante

    Puisque vous n’y allez pas, mon père, je m’en vais les conduire.

    Harpagon

    Non : demeurez. Elles iront bien toutes seules, et j’ai besoin de vous.

    Scène III.

    HARPAGON, CLÉANTE.

    Harpagon

    Oh çà, intérêt de belle-mère à part, que te semble, à toi, de cette personne ?

    Cléante

    Ce qui m’en semble ?

    Harpagon

    Oui, de son air, de sa taille, de sa beauté, de son esprit ?

    Cléante

    Là, là.

    Harpagon

    Mais encore ?

    Cléante

    À vous en parler franchement, je ne l’ai pas trouvée ici ce que je l’avois crue. Son air est de franche coquette, sa taille est assez gauche, sa beauté très médiocre, et son esprit des plus communs. Ne croyez pas que ce soit, mon père, pour vous en dégoûter ; car, belle-mère pour belle-mère, j’aime autant celle-là qu’une autre.

    Harpagon

    Tu lui disais tantôt pourtant…

    Cléante.

    Je lui ai dit quelques douceurs en votre nom, mais c’était pour vous plaire.

    Harpagon

    Si bien donc que tu n’aurois pas d’inclination pour elle ?

    Cléante

    Moi ? point du tout.

    Harpagon

    J’en suis fâché, car cela rompt une pensée qui m’étoit venue dans l’esprit. J’ai fait, en la voyant ici, réflexion sur mon âge ; et j’ai songé qu’on pourra trouver à redire de me voir marier à une si jeune personne. Cette considération m’en faisoit quitter le dessein ; et comme je l’ai fait demander, et que je suis pour elle engagé de parole, je te l’aurois donnée, sans l’aversion que tu témoignes.

    Cléante

    À moi ?

    Harpagon

    À toi.

    Cléante

    En mariage ?

    Harpagon

    En mariage.

    Cléante

    Écoutez. Il est vrai qu’elle n’est pas fort à mon goût ; mais, pour vous faire plaisir, mon père, je me résoudrai à l’épouser, si vous voulez.

    Harpagon

    Moi, je suis plus raisonnable que tu ne penses. Je ne veux point forcer ton inclination.

    Cléante

    Pardonnez-moi ; je me ferai cet effort pour l’amour de vous.

    Harpagon

    Non, non. Un mariage ne sauroit être heureux où l’inclination n’est pas.

    Cléante

    C’est une chose, mon père, qui peut-être viendra ensuite ; et l’on dit que l’amour est souvent un fruit du mariage.

    Harpagon

    Non. Du côté de l’homme, on ne doit point risquer l’affaire ; et ce sont des suites fâcheuses, où je n’ai garde de me commettre. Si tu avois senti quelque inclination pour elle, à la bonne heure ; je te l’aurois fait épouser, au lieu de moi ; mais, cela n’étant pas, je suivrai mon premier dessein, et je l’épouserai moi-même.

    Cléante

    Eh bien ! mon père, puisque les choses sont ainsi, il faut vous découvrir mon cœur ; il faut vous révéler notre secret. La vérité est que je l’aime depuis un jour que je la vis dans une promenade ; que mon dessein étoit tantôt de vous la demander pour femme ; et que rien ne m’a retenu que la déclaration de vos sentiments, et la crainte de vous déplaire.

    Harpagon

    Lui avez-vous rendu visite ?

    Cléante

    Oui, mon père.

    Harpagon

    Beaucoup de fois ?

    Cléante

    Assez pour le temps qu’il y a.

    Harpagon

    Vous a-t-on bien reçu ?

    Cléante

    Fort bien, mais sans savoir qui j’étois ; et c’est ce qui a fait tantôt la surprise de Mariane.

    Harpagon

    Lui avez-vous déclaré votre passion, et le dessein où vous étiez de l’épouser ?

    Cléante

    Sans doute, et même j’en avois fait à sa mère quelque peu d’ouverture.

    Harpagon

    A-t-elle écouté, pour sa fille, votre proposition ?

    Cléante

    Oui, fort civilement.

    Harpagon

    Et la fille correspond-elle fort à votre amour ?

    Cléante

    Si j’en dois croire les apparences, je me persuade, mon père, qu’elle a quelque bonté pour moi.

    Harpagon, bas, à Valère.

    Je suis bien aise d’avoir appris un tel secret ; et voilà justement ce que je demandois. (Haut.) Or sus, mon fils, savez-vous ce qu’il y a ? C’est qu’il faut songer, s’il vous plaît, à vous défaire de votre amour, à cesser toutes vos poursuites auprès d’une personne que je prétends pour moi, et à vous marier dans peu avec celle qu’on vous destine.

    Cléante

    Oui, mon père ; c’est ainsi que vous me jouez ! Eh bien ! puisque les choses en sont venues là, je vous déclare, moi, que je ne quitterai point la passion que j’ai pour Mariane ; qu’il n’y a point d’extrémité où je ne m’abandonne pour vous disputer sa conquête ; et que, si vous avez pour vous le consentement d’une mère, j’aurai d’autres secours, peut-être, qui combattront pour moi.

    Harpagon

    Comment, pendard ! tu as l’audace d’aller sur mes brisées !

    Cléante

    C’est vous qui allez sur les miennes, et je suis le premier en date.

    Harpagon

    Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas respect ?

    Cléante

    Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de déférer aux pères, et l’amour ne connoît personne.

    Harpagon

    Je te ferai bien me connoître avec de bons coups de bâton.

    Cléante

    Toutes vos menaces ne feront rien.

    Harpagon

    Tu renonceras à Mariane.

    Cléante

    Point du tout.

    Harpagon

    Donnez-moi un bâton tout à l’heure.

    Scène IV.

    HARPAGON, CLÉANTE, MAÎTRE JACQUES.

    Maître Jacques

    Hé ! hé ! hé ! Messieurs, qu’est-ce ci ? à quoi songez-vous ?

    Cléante

    Je me moque de cela.

    Maître Jacques, à Cléante.

    Ah ! Monsieur, doucement.

    Harpagon

    Me parler avec cette impudence !

    Maître Jacques, à Harpagon.

    Ah ! monsieur, de grâce !

    Cléante Je n’en démordrai point.

    Maître Jacques, à Cléante.

    Hé quoi ! à votre père ?

    Harpagon

    Laisse-moi faire.

    Maître Jacques, à Harpagon.

    Hé quoi ! à votre fils ? Encore passe pour moi.

    Harpagon

    Je te veux faire toi-même, maître Jacques, juge de cette affaire, pour montrer comme j’ai raison.

    Maître Jacques

    J’y consens. (À Cléante.) Éloignez-vous un peu.

    Harpagon

    J’aime une fille que je veux épouser ; et le pendard a l’insolence de l’aimer avec moi, et d’y prétendre malgré mes ordres.

    Maître Jacques

    Ah ! il a tort.

    Harpagon

    N’est-ce pas une chose épouvantable, qu’un fils qui veut entrer en concurrence avec son père ? et ne doit-il pas, par respect, s’abstenir de toucher à mes inclinations ?

    Maître Jacques

    Vous avez raison. Laissez-moi lui parler, et demeurez là.

    Cléante, à maître Jacques, qui s’approche de lui.

    Eh bien ! oui, puisqu’il veut te choisir pour juge, je n’y recule point ; il ne m’importe qui ce soit ; et je veux bien aussi me rapporter à toi, maître Jacques, de notre différend.

    Maître Jacques

    C’est beaucoup d’honneur que vous me faites.

    Cléante

    Je suis épris d’une jeune personne qui répond à mes vœux, et reçoit tendrement les offres de ma foi ; et mon père s’avise de venir troubler notre amour, par la demande qu’il en fait faire.

    Maître Jacques

    Il a tort assurément.

    Cléante

    N’a-t-il point de honte, à son âge, de songer à se marier ? Lui sied-il bien d’être encore amoureux ? et ne devroit-il pas laisser cette occupation aux jeunes gens ?

    Maître Jacques

    Vous avez raison. Il se moque. Laissez-moi lui dire deux mots. (À Harpagon.) Eh bien ! votre fils n’est pas si étrange que vous le dites, et il se met à la raison. Il dit qu’il sait le respect qu’il vous doit ; qu’il ne s’est emporté que dans la première chaleur, et qu’il ne fera point refus de se soumettre à ce qu’il vous plaira, pourvu que vous vouliez le traiter mieux que vous ne faites, et lui donner quelque personne en mariage, dont il ait lieu d’être content.

    Harpagon

    Ah ! dis-lui, maître Jacques, que moyennant cela, il pourra espérer toutes choses de moi, et que, hors Mariane, je lui laisse la liberté de choisir celle qu’il voudra.

    Maître Jacques

    Laissez-moi faire. (À Cléante.) Eh bien ! votre père n’est pas si déraisonnable que vous le faites, et il m’a témoigné que ce sont vos emportements qui l’ont mis en colère ; qu’il n’en veut seulement qu’à votre manière d’agir, et qu’il sera fort disposé à vous accorder ce que vous souhaitez, pourvu que vous vouliez vous y prendre par la douceur, et lui rendre les déférences, les respects et les soumissions qu’un fils doit à son père.

    Cléante

    Ah ! maître Jacques, tu lui peux assurer que, s’il m’accorde Mariane, il me verra toujours le plus soumis de tous les hommes, et que jamais je ne ferai aucune chose que par ses volontés.

    Maître Jacques, à Harpagon.

    Cela est fait. Il consent ce que vous dites.

    Harpagon

    Voilà qui va le mieux du monde.

    Maître Jacques, à Cléante.

    Tout est conclu ; il est content de vos promesses.

    Cléante

    Le ciel en soit loué !

    Maître Jacques

    Messieurs, vous n’avez qu’à parler ensemble ; vous voilà d’accord maintenant ; et vous alliez vous quereller, faute de vous entendre.

    Cléante

    Mon pauvre maître Jacques, je te serai obligé toute ma vie.

    Maître Jacques

    Il n’y a pas de quoi, monsieur.

    Harpagon

    Tu m’as fait plaisir, maître Jacques ; et cela mérite une récompense. (Harpagon fouille dans sa poche ; maître Jacques tend la main ; mais Harpagon ne tire que son mouchoir, en disant 🙂 Va, je m’en souviendrai, je t’assure.

    Maître Jacques

    Je vous baise les mains.

    Scène V.

    HARPAGON, CLÉANTE.

    Cléante

    Je vous demande pardon, mon père, de l’emportement que j’ai fait paroître.

    Harpagon

    Cela n’est rien.

    Cléante

    Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

    Harpagon

    Et moi, j’ai toutes les joies du monde de te voir raisonnable.

    Cléante

    Quelle bonté à vous d’oublier si vite ma faute !

    Harpagon

    On oublie aisément les fautes des enfants lorsqu’ils rentrent dans leur devoir.

    Cléante

    Quoi ! ne garder aucun ressentiment de toutes mes extravagances ?

    Harpagon

    C’est une chose où tu m’obliges, par la soumission et le respect où tu te ranges.

    Cléante

    Je vous promets, mon père, que jusques au tombeau, je conserverai dans mon cœur le souvenir de vos bontés.

    Harpagon

    Et moi, je te promets qu’il n’y aura aucune chose que tu n’obtiennes de moi.

    Cléante

    Ah ! mon père, je ne vous demande plus rien ; et c’est m’avoir assez donné que de me donner Mariane.

    Harpagon

    Comment ?

    Cléante

    Je dis, mon père, que je suis trop content de vous, et que je trouve toutes choses dans la bonté que vous avez de m’accorder Mariane.

    Harpagon

    Qui est-ce qui parle de t’accorder Mariane ?

    Cléante

    Vous, mon père.

    Harpagon

    Moi ?

    Cléante

    Sans doute.

    Harpagon

    Comment ! c’est toi qui as promis d’y renoncer.

    Cléante

    Moi, y renoncer ?

    Harpagon

    Oui.

    Cléante

    Point du tout.

    Harpagon

    Tu ne t’es pas départi d’y prétendre ?

    Cléante

    Au contraire, j’y suis porté plus que jamais.

    Harpagon

    Quoi, pendard, derechef ?

    Cléante

    Rien ne peut me changer.

    Harpagon

    Laisse-moi faire, traître.

    Cléante

    Faites tout ce qu’il vous plaira.

    Harpagon

    Je te défends de me jamais voir.

    Cléante

    À la bonne heure.

    Harpagon

    Je t’abandonne.

    Cléante

    Abandonnez.

    Harpagon

    Je te renonce pour mon fils.

    Cléante

    Soit.

    Harpagon

    Je te déshérite.

    Cléante

    Tout ce que vous voudrez.

    Harpagon

    Et je te donne ma malédiction.

    Cléante

    Je n’ai que faire de vos dons.

    Scène VI.

    CLÉANTE, LA FLÈCHE.

    La Flèche, sortant du jardin avec une cassette.

    Ah ! Monsieur, que je vous trouve à propos ! Suivez-moi vite.

    Cléante

    Qu’y a-t-il ?

    La Flèche

    Suivez-moi, vous dis-je ; nous sommes bien.

    Cléante

    Comment ?

    La Flèche

    Voici votre affaire.

    Cléante

    Quoi ?

    La Flèche

    J’ai guigné ceci tout le jour.

    Cléante

    Qu’est-ce que c’est ?

    La Flèche

    Le trésor de votre père, que j’ai attrapé.

    Cléante

    Comment as-tu fait ?

    La Flèche

    Vous saurez tout. Sauvons-nous ; je l’entends crier.

    Scène VII.

    HARPAGON, seul, criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.

    Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. Sans toi, il m’est impossible de vivre. C’en est fait ; je n’en puis plus ; je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m’apprenant qui l’a pris. Euh ! que dites-vous ? Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller quérir la justice, et faire donner la question à toute ma maison ; à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Hé ! de quoi est-ce qu’on parle là ? de celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part, sans doute, au vol que l’on m’a fait. Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

    fin du quatrième acte.

    ACTE CINQUIÈME.

    Scène I.

    HARPAGON, UN COMMISSAIRE.

    Le commissaire

    Laissez-moi faire, je sais mon métier, Dieu merci. Ce n’est pas d’aujourd’hui que je me mêle de découvrir des vols ; et je voudrois avoir autant de sacs de mille francs que j’ai fait pendre de personnes.

    Harpagon

    Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main ; et, si l’on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.

    Le commissaire

    Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu’il y avait dans cette cassette… ?

    Harpagon

    Dix mille écus bien comptés.

    Le commissaire

    Dix mille écus !

    Harpagon

    Dix mille écus.

    Le commissaire

    Le vol est considérable.

    Harpagon

    Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime ; et, s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.

    Le commissaire

    En quelles espèces était cette somme ?

    Harpagon

    En bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes.

    Le commissaire

    Qui soupçonnez-vous de ce vol ?

    Harpagon

    Tout le monde ; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

    Le commissaire

    Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne et tâcher doucement d’attraper quelques preuves afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

    Scène II.

    HARPAGON, UN COMMISSAIRE, MAÎTRE JACQUES.

    Maître Jacques, dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.

    Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds ; qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.

    Harpagon, à maître Jacques.

    Qui ? celui qui m’a dérobé ?

    Maître Jacques

    Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

    Harpagon

    Il n’est pas question de cela ; et voilà Monsieur, à qui il faut parler d’autre chose.

    Le commissaire, à maître Jacques.

    Ne vous épouvantez point. Je suis homme à ne vous point scandaliser, et les choses iront dans la douceur.

    Maître Jacques

    Monsieur est de votre souper ?

    Le commissaire

    Il faut ici, mon cher ami, ne rien cacher à votre maître.

    Maître Jacques

    Ma foi, Monsieur, je montrerai tout ce que je sais faire, et je vous traiterai du mieux qu’il me sera possible.

    Harpagon

    Ce n’est pas là l’affaire.

    Maître Jacques

    Si je ne vous fais pas aussi bonne chère que je voudrois, c’est la faute de monsieur votre intendant, qui m’a rogné les ailes avec les ciseaux de son économie.

    Harpagon

    Traître ! il s’agit d’autre chose que de souper ; et je veux que tu me dises des nouvelles de l’argent qu’on m’a pris.

    Maître Jacques

    On vous a pris de l’argent ?

    Harpagon

    Oui, coquin ; et je m’en vais te faire pendre, si tu ne me le rends.

    Le commissaire, à Harpagon.

    Mon Dieu ! ne le maltraitez point. Je vois à sa mine qu’il est honnête homme, et que, sans se faire mettre en prison, il vous découvrira ce que vous voulez savoir. Oui, mon ami, si vous nous confessez la chose, il ne vous sera fait aucun mal, et vous serez récompensé comme il faut par votre maître. On lui a pris aujourd’hui son argent ; et il n’est pas que vous ne sachiez quelques nouvelles de cette affaire.

    Maître Jacques, bas, à part.

    Voici justement ce qu’il me faut pour me venger de notre intendant. Depuis qu’il est entré céans, il est le favori, on n’écoute que ses conseils ; et j’ai aussi sur le cœur les coups de bâton de tantôt.

    Harpagon

    Qu’as-tu à ruminer ?

    Le commissaire, à Harpagon.

    Laissez-le faire. Il se prépare à vous contenter ; et je vous ai bien dit qu’il était honnête homme.

    Maître Jacques

    Monsieur, si vous voulez que je vous dise les choses, je crois que c’est monsieur votre cher intendant qui a fait le coup.

    Harpagon

    Valère !

    Maître Jacques

    Oui.

    Harpagon

    Lui ! qui me paroît si fidèle ?

    Maître Jacques

    Lui-même. Je crois que c’est lui qui vous a dérobé.

    Harpagon

    Et sur quoi le crois-tu ?

    Maître Jacques

    Sur quoi ?

    Harpagon

    Oui.

    Maître Jacques

    Je le crois… sur ce que je le crois.

    Le commissaire

    Mais il est nécessaire de dire les indices que vous avez.

    Harpagon

    L’as-tu vu rôder autour du lieu où j’avais mis mon argent ?

    Maître Jacques

    Oui, vraiment. Où étoit-il votre argent ?

    Harpagon

    Dans le jardin.

    Maître Jacques

    Justement ; je l’ai vu rôder dans le jardin. Et dans quoi est-ce que cet argent étoit ?

    Harpagon

    Dans une cassette.

    Maître Jacques

    Voilà l’affaire. Je lui ai vu une cassette.

    Harpagon

    Et cette cassette, comme est-elle faite ? Je verrai bien si c’est la mienne.

    Maître Jacques

    Comment elle est faite ?

    Harpagon

    Oui.

    Maître Jacques

    Elle est faite… elle est faite comme une cassette.

    Le commissaire

    Cela s’entend. Mais dépeignez-la un peu, pour voir.

    Maître Jacques

    C’est une grande cassette.

    Harpagon

    Celle qu’on m’a volée est petite.

    Maître Jacques

    Hé ! oui, elle est petite, si on le veut prendre par là ; mais je l’appelle grande pour ce qu’elle contient.

    Le commissaire

    Et de quelle couleur est-elle ?

    Maître Jacques

    De quelle couleur ?

    Le commissaire

    Oui.

    Maître Jacques

    Elle est de couleur… là, d’une certaine couleur… Ne sauriez-vous m’aider à dire ?

    Harpagon

    Euh !

    Maître Jacques

    N’est-elle pas rouge ?

    Harpagon

    Non, grise.

    Maître Jacques

    Hé ! oui, gris-rouge ; c’est ce que je voulois dire.

    Harpagon

    Il n’y a point de doute ; c’est elle assurément. Écrivez, Monsieur, écrivez sa déposition. Ciel ! à qui désormais se fier ! Il ne faut plus jurer de rien ; et je crois, après cela, que je suis homme à me voler moi-même.

    Maître Jacques, à Harpagon.

    Monsieur, le voici qui revient. Ne lui allez pas dire, au moins, que c’est moi qui vous ai découvert cela.

    Scène III.

    HARPAGON, UN COMMISSAIRE, VALÈRE, MAÎTRE JACQUES.

    Harpagon

    Approche, viens confesser l’action la plus noire, l’attentat le plus horrible qui jamais ait été commis.

    Valère

    Que voulez-vous, monsieur ?

    Harpagon

    Comment, traître, tu ne rougis pas de ton crime ?

    Valère

    De quel crime voulez-vous donc parler ?

    Harpagon

    De quel crime je veux parler, infâme ? comme si tu ne savais pas ce que je veux dire ! C’est en vain que tu prétendrais de le déguiser ; l’affaire est découverte, et l’on vient de m’apprendre tout. Comment abuser ainsi de ma bonté, et s’introduire exprès chez moi pour me trahir, pour me jouer un tour de cette nature ?

    Valère

    Monsieur, puisqu’on vous a découvert tout, je ne veux point chercher de détours, et vous nier la chose.

    Maître Jacques, à part.

    Oh ! oh ! Aurais-je deviné sans y penser ?

    Valère

    C’était mon dessein de vous en parler, et je voulois attendre, pour cela, des conjonctures favorables ; mais puisqu’il est ainsi, je vous conjure de ne vous point fâcher, et de vouloir entendre mes raisons.

    Harpagon

    Et quelles belles raisons peux-tu me donner, voleur infâme ?

    Valère

    Ah ! Monsieur, je n’ai pas mérité ces noms. Il est vrai que j’ai commis une offense envers vous ; mais, après tout, ma faute est pardonnable.

    Harpagon

    Comment ! pardonnable ? Un guet-apens, un assassinat de la sorte !

    Valère

    De grâce, ne vous mettez point en colère. Quand vous m’aurez ouï, vous verrez que le mal n’est pas si grand que vous le faites.

    Harpagon

    Le mal n’est pas si grand que je le fais ! Quoi ! mon sang, mes entrailles, pendard !

    Valère

    Votre sang, Monsieur, n’est pas tombé dans de mauvaises mains. Je suis d’une condition à ne lui point faire de tort ; et il n’y a rien, en tout ceci, que je ne puisse bien réparer.

    Harpagon

    C’est bien mon intention, et que tu me restitues ce que tu m’as ravi.

    Valère

    Votre honneur, Monsieur, sera pleinement satisfait.

    Harpagon

    Il n’est pas question d’honneur là-dedans. Mais, dis-moi, qui t’a porté à cette action ?

    Valère

    Hélas ! me le demandez-vous ?

    Harpagon

    Oui, vraiment, je te le demande.

    Valère

    Un dieu qui porte les excuses de tout ce qu’il fait faire, l’Amour.

    Harpagon

    L’Amour ?

    Valère

    Oui.

    Harpagon

    Bel amour, bel amour, ma foi ! l’amour de mes louis d’or !

    Valère

    Non, Monsieur, ce ne sont point vos richesses qui m’ont tenté ; ce n’est pas cela qui m’a ébloui ; et je proteste de ne prétendre rien à tous vos biens, pourvu que vous me laissiez celui que j’ai.

    Harpagon

    Non ferai, de par tous les diables ; je ne te le laisserai pas. Mais voyez quelle insolence, de vouloir retenir le vol qu’il m’a fait !

    Valère

    Appelez-vous cela un vol ?

    Harpagon

    Si je l’appelle un vol ? un trésor comme celui-là !

    Valère

    C’est un trésor, il est vrai, et le plus précieux que vous ayez, sans doute ; mais ce ne sera pas le perdre que de me le laisser. Je vous le demande à genoux, ce trésor plein de charmes ; et, pour bien faire, il faut que vous me l’accordiez.

    Harpagon

    Je n’en ferai rien. Qu’est-ce à dire cela ?

    Valère

    Nous nous sommes promis une foi mutuelle, et avons fait serment de ne nous point abandonner.

    Harpagon

    Le serment est admirable, et la promesse plaisante !

    Valère

    Oui, nous nous sommes engagés d’être l’un à l’autre à jamais.

    Harpagon

    Je vous en empêcherai bien, je vous assure.

    Valère

    Rien que la mort ne nous peut séparer.

    Harpagon

    C’est être bien endiablé après mon argent !

    Valère

    Je vous ai déjà dit, Monsieur, que ce n’étoit point l’intérêt qui m’avoit poussé à faire ce que j’ai fait. Mon cœur n’a point agi par les ressorts que vous pensez, et un motif plus noble m’a inspiré cette résolution.

    Harpagon

    Vous verrez que c’est par charité chrétienne qu’il veut avoir mon bien ! Mais j’y donnerai bon ordre ; et la justice, pendard effronté, me va faire raison de tout.

    Valère

    Vous en userez comme vous voudrez, et me voilà prêt à souffrir toutes les violences qu’il vous plaira ; mais je vous prie de croire au moins que, s’il y a du mal, ce n’est que moi qu’il en faut accuser, et que votre fille, en tout ceci, n’est aucunement coupable.

    Harpagon

    Je le crois bien, vraiment ! Il seroit fort étrange que ma fille eût trempé dans ce crime. Mais je veux ravoir mon affaire, et que tu me confesses en quel endroit tu me l’as enlevée.

    Valère

    Moi ? Je ne l’ai point enlevée ; et elle est encore chez vous.

    Harpagon, à part.

    Ô ma chère cassette ! (Haut.) Elle n’est point sortie de ma maison ?

    Valère

    Non, Monsieur.

    Harpagon

    Hé ! dis-moi donc un peu : tu n’y as point touché ?

    Valère

    Moi, y toucher ! Ah ! vous lui faites tort, aussi bien qu’à moi ; et c’est d’une ardeur toute pure et respectueuse que j’ai brûlé pour elle.

    Harpagon, à part.

    Brûlé pour ma cassette !

    Valère

    J’aimerois mieux mourir que de lui avoir fait paroître aucune pensée offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela.

    Harpagon, à part.

    Ma cassette trop honnête !

    Valère

    Tous mes désirs se sont bornés à jouir de sa vue ; et rien de criminel n’a profané la passion que ses beaux yeux m’ont inspirée.

    Harpagon, à part.

    Les beaux yeux de ma cassette ! Il parle d’elle comme un amant d’une maîtresse.

    Valère

    Dame Claude, Monsieur, sait la vérité de cette aventure ; et elle vous peut rendre témoignage.

    Harpagon

    Quoi ! ma servante est complice de l’affaire ?

    Valère

    Oui, Monsieur : elle a été témoin de notre engagement ; et c’est après avoir connu l’honnêteté de ma flamme, qu’elle m’a aidé à persuader votre fille de me donner sa foi, et recevoir la mienne.

    Harpagon, à part.

    Hé ! Est-ce que la peur de la justice le fait extravaguer ? (À Valère.) Que nous brouilles-tu ici de ma fille ?

    Valère

    Je dis, Monsieur, que j’ai eu toutes les peines du monde à faire consentir sa pudeur à ce que voulait mon amour.

    Harpagon

    La pudeur de qui ?

    Valère

    De votre fille ; et c’est seulement depuis hier qu’elle a pu se résoudre à nous signer mutuellement une promesse de mariage.

    Harpagon

    Ma fille t’a signé une promesse de mariage ?

    Valère

    Oui, Monsieur, comme, de ma part, je lui en ai signé une.

    Harpagon

    Ô ciel ! autre disgrâce !

    Maître Jacques, au commissaire.

    Écrivez, Monsieur, écrivez.

    Harpagon

    Rengrègement de mal ! surcroît de désespoir ! (au commissaire.) Allons, Monsieur, faites le dû de votre charge ; et dressez-lui-moi son procès comme larron et comme suborneur.

    Maître Jacques.

    Comme larron et comme suborneur.

    Valère

    Ce sont des noms qui ne me sont point dus ; et quand on saura qui je suis…

    Scène IV.

    HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, VALÈRE, FROSINE, MAÎTRE JACQUES, UN COMMISSAIRE.

    Harpagon

    Ah ! fille scélérate ! fille indigne d’un père comme moi ! c’est ainsi que tu pratiques les leçons que je t’ai données ? Tu te laisses prendre d’amour pour un voleur infâme, et tu lui engages ta foi sans mon consentement ! Mais vous serez trompés l’un et l’autre. (À Élise.) Quatre bonnes murailles me répondront de ta conduite ; (à Valère) et une bonne potence, pendard effronté, me fera raison de ton audace.

    Valère

    Ce ne sera point votre passion qui jugera l’affaire, et l’on m’écoutera, au moins, avant que de me condamner.

    Harpagon

    Je me suis abusé de dire une potence ; et tu seras roué tout vif.

    Élise, aux genoux d’Harpagon.

    Ah ! mon père, prenez des sentiments un peu plus humains, je vous prie, et n’allez point pousser les choses dans les dernières violences du pouvoir paternel. Ne vous laissez point entraîner aux premiers mouvements de votre passion, et donnez-vous le temps de considérer ce que vous voulez faire. Prenez la peine de mieux voir celui dont vous vous offensez ; il est tout autre que vos yeux ne le jugent ; et vous trouverez moins étrange que je me sois donnée à lui, lorsque vous saurez que, sans lui, vous ne m’auriez plus il y a longtemps. Oui, mon père, c’est celui qui me sauva de ce grand péril que vous savez que je courus dans l’eau, et à qui vous devez la vie de cette même fille dont…

    Harpagon

    Tout cela n’est rien ; et il valoit bien mieux pour moi qu’il te laissât noyer que de faire ce qu’il a fait.

    Élise

    Mon père, je vous conjure par l’amour paternel, de me…

    Harpagon

    Non, non ; je ne veux rien entendre, et il faut que la justice fasse son devoir.

    Maître Jacques, à part.

    Tu me paieras mes coups de bâton !

    Frosine, à part.

    Voici un étrange embarras !

    Scène V.

    ANSELME, HARPAGON, ÉLISE, MARIANE, FROSINE, VALÈRE, UN COMMISSAIRE, MAÎTRE JACQUES.

    Anselme

    Qu’est-ce, seigneur Harpagon ? je vous vois tout ému.

    Harpagon

    Ah ! seigneur Anselme, vous me voyez le plus infortuné de tous les hommes ; et voici bien du trouble et du désordre au contrat que vous venez faire ! On m’assassine dans le bien, on m’assassine dans l’honneur ; et voilà un traître, un scélérat qui a violé tous les droits les plus saints, qui s’est coulé chez moi sous le titre de domestique, pour me dérober mon argent et pour me suborner ma fille.

    Valère

    Qui songe à votre argent, dont vous me faites un galimatias ?

    Harpagon

    Oui, ils se sont donné l’un à l’autre une promesse de mariage. Cet affront vous regarde, seigneur Anselme ; et c’est vous qui devez vous rendre partie contre lui, et faire toutes les poursuites de la justice à vos dépends, pour vous venger de son insolence.

    Anselme

    Ce n’est pas mon dessein de me faire épouser par force, et de rien prétendre à un cœur qui se seroit donné ; mais, pour vos intérêts, je suis prêt à les embrasser, ainsi que les miens propres.

    Harpagon

    Voilà monsieur qui est un honnête commissaire, qui n’oubliera rien, à ce qu’il m’a dit, de la fonction de son office. (Au commissaire, montrant Valère.) Chargez-le comme il faut, Monsieur, et rendez les choses bien criminelles.

    Valère

    Je ne vois pas quel crime on me peut faire de la passion que j’ai pour votre fille, et le supplice où vous croyez que je puisse être condamné pour notre engagement, lorsqu’on saura ce que je suis…

    Harpagon

    Je me moque de tous ces contes ; et le monde aujourd’hui n’est plein que de ces larrons de noblesse, que de ces imposteurs qui tirent avantage de leur obscurité, et s’habillent insolemment du premier nom illustre qu’ils s’avisent de prendre.

    Valère

    Sachez que j’ai le cœur trop bon pour me parer de quelque chose qui ne soit point à moi, et que tout Naples peut rendre témoignage de ma naissance.

    Anselme

    Tout beau ! Prenez garde à ce que vous allez dire. Vous risquez ici plus que vous ne pensez ; vous parlez devant un homme à qui tout Naples est connu et qui peut aisément voir clair dans l’histoire que vous ferez.

    Valère

    Je ne suis point homme à rien craindre ; et si Naples vous est connu, vous savez qui était don Thomas d’Alburci.

    Anselme

    Sans doute, je le sais ; et peu de gens l’ont connu mieux que moi.

    Harpagon

    Je ne me soucie ni de dom Thomas ni dom Martin.

    Harpagon voyant deux chandelles allumées en souffle une.

    Anselme

    De grâce, laissez-le parler ; nous verrons ce qu’il en veut dire.

    Valère

    Je veux dire que c’est lui qui m’a donné jour.

    Anselme

    Lui ?

    Valère

    Oui.

    Anselme

    Allez. Vous vous moquez. Cherchez quelque autre histoire qui vous puisse mieux réussir, et ne prétendez pas vous sauver sous cette imposture.

    Valère

    Songez à mieux parler. Ce n’est point une imposture, et je n’avance rien qu’il ne me soit aisé de justifier.

    Anselme

    Quoi ! vous osez vous dire fils de don Thomas d’Alburci ?

    Valère

    Oui, je l’ose ; et je suis prêt de soutenir cette vérité contre qui que ce soit.

    Anselme

    L’audace est merveilleuse ! Apprenez, pour vous confondre, qu’il y a seize ans, pour le moins, que l’homme dont vous nous parlez périt sur mer avec ses enfants et sa femme, en voulant dérober leur vie aux cruelles persécutions qui ont accompagné les désordres de Naples, et qui en firent exiler plusieurs nobles familles.

    Valère

    Oui ; mais apprenez, pour vous confondre, vous, que son fils, âgé de sept ans, avec un domestique, fut sauvé de ce naufrage par un vaisseau espagnol ; et que ce fils sauvé est celui qui vous parle. Apprenez que le capitaine de ce vaisseau, touché de ma fortune, prit amitié pour moi ; qu’il me fit élever comme son propre fils, et que les armes furent mon emploi dès que je m’en trouvai capable ; que j’ai su depuis peu que mon père n’étoit point mort, comme je l’avais toujours cru ; que, passant ici pour l’aller chercher, une aventure, par le ciel concertée, me fit voir la charmante Élise ; que cette vue me rendit esclave de ses beautés, et que la violence de mon amour et les sévérités de son père me firent prendre la résolution de m’introduire dans son logis, et d’envoyer un autre à la quête de mes parents.

    Anselme

    Mais quels témoignages encore, autres que vos paroles, nous peuvent assurer que ce ne soit point une fable que vous ayez bâtie sur une vérité ?

    Valère

    Le capitaine espagnol, un cachet de rubis qui étoit à mon père ; un bracelet d’agate que ma mère m’avoit mis au bras ; le vieux Pedro, ce domestique qui se sauva avec moi du naufrage.

    Mariane

    Hélas ! à vos paroles, je puis ici répondre, moi, que vous n’imposez point ; et tout ce que vous dites me fait connaître clairement que vous êtes mon frère.

    Valère

    Vous, ma sœur ?

    Mariane

    Oui, mon cœur s’est ému dès le moment que vous avez ouvert la bouche ; et notre mère, que vous allez ravir, m’a mille fois entretenue des disgrâces de notre famille. Le ciel ne nous fit point aussi périr dans ce triste naufrage, mais il ne nous sauva la vie que par la perte de notre liberté ; et ce furent des corsaires qui nous recueillirent, ma mère et moi, sur un débris de notre vaisseau. Après dix ans d’esclavage, une heureuse fortune nous rendit notre liberté, et nous retournâmes dans Naples, où nous trouvâmes tout notre bien vendu, sans y pouvoir trouver des nouvelles de notre père. Nous passâmes à Gênes, où ma mère alla ramasser quelques malheureux restes d’une succession qu’on avait déchirée ; et de là, fuyant la barbare injustice de ses parents, elle vint en ces lieux, où elle n’a presque vécu que d’une vie languissante.

    Anselme

    Ô ciel ! quels sont les traits de ta puissance ! et que tu fais bien voir qu’il n’appartient qu’à toi de faire des miracles ! Embrassez-moi, mes enfants, et mêlez tous deux vos transports à ceux de votre père.

    Valère

    Vous êtes notre père ?

    Mariane

    C’est vous que ma mère a tant pleuré ?

    Anselme

    Oui, ma fille ; oui, mon fils ; je suis don Thomas d’Alburci, que le ciel garantit des ondes avec tout l’argent qu’il portoit, et qui, vous ayant tous crus morts durant plus de seize ans, se préparait, après de longs voyages, à chercher, dans l’hymen d’une douce et sage personne, la consolation de quelque nouvelle famille. Le peu de sûreté que j’ai vu pour ma vie à retourner à Naples m’a fait y renoncer pour toujours ; et ayant su trouver moyen d’y faire vendre ce que j’y avois, je me suis habitué ici, où, sous le nom d’Anselme, j’ai voulu m’éloigner des chagrins de cet autre nom qui m’a causé tant de traverses.

    Harpagon, à Anselme.

    C’est là votre fils ?

    Anselme

    Oui.

    Harpagon

    Je vous prends à partie pour me payer dix mille écus qu’il m’a volés.

    Anselme

    Lui, vous avoir volé ?

    Harpagon

    Lui-même.

    Valère

    Qui vous dit cela ?

    Harpagon

    Maître Jacques.

    Valère, à maître Jacques.

    C’est toi qui le dis ?

    Maître Jacques

    Vous voyez que je ne dis rien.

    Harpagon

    Oui. Voilà monsieur le commissaire qui a reçu sa déposition.

    Valère

    Pouvez-vous me croire capable d’une action si lâche ?

    Harpagon

    Capable ou non capable, je veux ravoir mon argent.

    Scène VI.

    HARPAGON, ANSELME, ÉLISE, MARIANE, CLÉANTE, VALÈRE, FROSINE, UN COMMISSAIRE, MAÎTRE JACQUES, LA FLÈCHE.

    Cléante

    Ne vous tourmentez point, mon père, et n’accusez personne. J’ai découvert des nouvelles de votre affaire ; et je viens ici pour vous dire que, si vous voulez vous résoudre à me laisser épouser Mariane, votre argent vous sera rendu.

    Harpagon

    Où est-il ?

    Cléante

    Ne vous mettez point en peine. Il est en lieu dont je réponds ; et tout ne dépend que de moi. C’est à vous de me dire à quoi vous vous déterminez ; et vous pouvez choisir, ou de me donner Mariane, ou de perdre votre cassette.

    Harpagon

    N’en a-t-on rien ôté ?

    Cléante

    Rien du tout. Voyez si c’est votre dessein de souscrire à ce mariage, et de joindre votre consentement à celui de sa mère, qui lui laisse la liberté de faire un choix entre nous deux.

    Mariane, à Cléante.

    Mais vous ne savez pas que ce n’est pas assez que ce consentement ; et que le ciel, (montrant Valère.) avec un frère que vous voyez, vient de me rendre un père (montrant Anselme.) dont vous avez à m’obtenir.

    Anselme

    Le ciel, mes enfants, ne me redonne point à vous pour être contraire à vos vœux. Seigneur Harpagon, vous jugez bien que le choix d’une jeune personne tombera sur le fils plutôt que sur le père : allons, ne vous faites point dire ce qu’il n’est pas nécessaire d’entendre ; et consentez, ainsi que moi, à ce double hyménée.

    Harpagon

    Il faut, pour me donner conseil, que je voie ma cassette.

    Cléante

    Vous la verrez saine et entière.

    Harpagon

    Je n’ai point d’argent à donner en mariage à mes enfants.

    Anselme

    Eh bien ! j’en ai pour eux ; que cela ne vous inquiète point.

    Harpagon

    Vous obligerez-vous à faire tous les frais de ces deux mariages ?

    Anselme

    Oui, je m’y oblige. Êtes-vous satisfait ?

    Harpagon

    Oui, pourvu que, pour les noces, vous me fassiez faire un habit.

    Anselme

    D’accord. Allons jouir de l’allégresse que cet heureux jour nous présente.

    Le commissaire

    Holà ! messieurs, holà ! Tout doucement, s’il vous plaît. Qui me payera mes écritures ?

    Harpagon

    Nous n’avons que faire de vos écritures.

    Le commissaire

    Oui ! Mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien.

    Harpagon, montrant maître Jacques.

    Pour votre paiement, voilà un homme que je vous donne à pendre.

    Maître Jacques

    Hélas ! comment faut-il donc faire ? On me donne des coups de bâton pour dire vrai, et on me veut pendre pour mentir !

    Anselme

    Seigneur Harpagon, il faut lui pardonner cette imposture.

    Harpagon

    Vous payerez donc le commissaire ?

    Anselme

    Soit. Allons vite faire part de notre joie à votre mère.

    Harpagon

    Et moi, voir ma chère cassette.

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  • Molière : George Dandin

    Materialisme-dialectique.com

    Vive le PCF (mlm) !

    Molière

    George Dandin

    PERSONNAGES George Dandin, riche paysan, mari d’Angélique. Angélique, femme de George Dandin et fille de M. de Sotenville. Monsieur de Sotenville, gentilhomme campagnard, père d’Angélique. Madame de Sotenville, sa femme. Clitandre, amoureux d’Angélique. Claudine, suivante d’Angélique. Lubin, paysan, servant Clitandre. Colin, valet de George Dandin.


    La scène est devant la maison de George Dandin.

    ACTE I

    Scène première

    George Dandin
    Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin.

    Scène 2

    George Dandin, Lubin.

    George Dandinvoyant sortir Lubin de chez lui.
    Que diantre ce drôle-là vient-il faire chez moi ?

    Lubin
    Voilà un homme qui me regarde.

    George Dandin
    Il ne me connaît pas.

    Lubin
    Il se doute de quelque chose.

    George Dandin
    Ouais ! il a grand’peine à saluer.

    Lubin
    J’ai peur qu’il n’aille dire qu’il m’a vu sortir de là dedans.

    George Dandin
    Bonjour.

    Lubin
    Serviteur.

    George Dandin
    Vous n’êtes pas d’ici, que je crois ?

    Lubin
    Non, je n’y suis venu que pour voir la fête de demain.

    George Dandin
    Hé ! dites-moi un peu, s’il vous plaît, vous venez de là-dedans ?

    Lubin
    Chut !

    George Dandin
    Comment ?

    Lubin
    Paix !

    George Dandin
    Quoi donc ?

    Lubin
    Motus ! Il ne faut pas dire que vous m’ayez vu sortir de là.

    George Dandin
    Pourquoi ?

    Lubin
    Mon Dieu ! parce.

    George Dandin
    Mais encore ?

    Lubin
    Doucement. J’ai peur qu’on ne nous écoute.

    George Dandin
    Point, point.

    Lubin
    C’est que je viens de parler à la maîtresse du logis, de la part d’un certain Monsieur qui lui fait les doux yeux, et il ne faut pas qu’on sache cela. Entendez-vous ?

    George Dandin
    Oui.

    Lubin
    Voilà la raison. On m’a enchargé de prendre garde que personne ne me vît, et je vous prie au moins de ne pas dire que vous m’ayez vu.

    George Dandin
    Je n’ai garde.

    Lubin
    Je suis bien aise de faire les choses secrètement comme on m’a recommandé.

    George Dandin
    C’est bien fait.

    Lubin ‘
    Le mari, à ce qu’ils disent, est un jaloux qui ne veut pas qu’on fasse l’amour à sa femme, et il ferait le diable à quatre si cela venait à ses oreilles : vous comprenez bien ?

    George Dandin
    Fort bien.

    Lubin
    Il ne faut pas qu’il sache rien de tout ceci.

    George Dandin
    Sans doute.

    Lubin
    On le veut tromper tout doucement : vous entendez bien ?

    George Dandin
    Le mieux du monde.

    Lubin
    Si vous alliez dire que vous m’avez vu sortir de chez lui, vous gâteriez toute l’affaire : vous comprenez bien ?

    George Dandin
    Assurément. Hé ! comment nommez-vous celui qui vous a envoyé là-dedans ?

    Lubin
    C’est le seigneur de notre pays, monsieur le vicomte de chose… Foin ! je ne me souviens jamais comment diantre ils baragouinent ce nom-là, monsieur Cli… Clitande.

    George Dandin
    Est-ce ce jeune courtisan qui demeure…

    Lubin
    Oui : auprès de ces arbres.

    George Dandinà part.
    C’est pour cela que depuis peu ce damoiseau poli s’est venu loger contre moi ; j’avais bon nez sans doute, et son voisinage déjà m’avait donné quelque soupçon.

    Lubin
    Testigué ! c’est le plus honnête homme que vous ayez jamais vu. Il m’a donné trois pièces d’or pour aller dire seulement à la femme qu’il est amoureux d’elle, et qu’il souhaite fort l’honneur de pouvoir lui parler. Voyez s’il y a là une grande fatigue pour me payer si bien, et ce qu’est au prix de cela une journée de travail où je ne gagne que dix sols.

    George Dandin
    Hé bien ! avez-vous fait votre message ?

    Lubin
    Oui, j’ai trouvé là-dedans une certaine Claudine, qui tout du premier coup a compris ce que je voulais, et qui m’a fait parler à sa maîtresse.

    George Dandinà part.
    Ah ! coquine de servante !

    Lubin
    Morguéne ! cette Claudine-là est tout à fait jolie, elle a gagné mon amitié, et il ne tiendra qu’à elle que nous ne soyons mariés ensemble.

    George Dandin
    Mais quelle réponse a fait la maîtresse à ce Monsieur le courtisan ?

    Lubin
    Elle m’a dit de lui dire… Attendez, je ne sais si je me souviendrai bien de tout cela… Qu’elle lui est tout à fait obligée de l’affection qu’il a pour elle, et qu’à cause de son mari, qui est fantasque, il garde d’en rien faire paraître, et qu’il faudra songer à chercher quelque invention pour se pouvoir entretenir tous deux.

    George Dandinà part.
    Ah ! pendarde de femme !

    Lubin
    Testiguiéne ! cela sera drôle ; car le mari ne se doutera point de la manigance, voilà ce qui est de bon ; et il aura un pied de nez avec sa jalousie : est-ce pas ?

    George Dandin
    Cela est vrai.

    Lubin
    Adieu. Bouche cousue au moins. Gardez bien le secret, afin que le mari ne le sache pas.

    George Dandin
    Oui, oui.

    Lubin
    Pour moi, je vais faire semblant de rien : je suis un fin matois, et l’on ne dirait pas que j’y touche.

    Scène 3

    George Dandin
    Hé bien ! George Dandin, vous voyez de quel air votre femme vous traite. Voilà ce que c’est d’avoir voulu épouser une Demoiselle : l’on vous accommode de toutes pièces, sans que vous puissiez vous venger, et la gentilhommerie vous tient les bras liés. L’égalité de condition laisse du moins à l’honneur d’un mari liberté de ressentiment ; et si c’était une paysanne, vous auriez maintenant toutes vos coudées franches à vous en faire la justice à bons coups de bâton. Mais vous avez voulu tâter de la noblesse, et il vous ennuyait d’être maître chez vous. Ah ! j’enrage de tout mon cœur, et je me donnerais volontiers des soufflets. Quoi ? écouter impudemment l’amour d’un Damoiseau, et y promettre en même temps de la correspondance ! Morbleu ! je ne veux point laisser passer une occasion de la sorte. Il me faut de ce pas aller faire mes plaintes au père et à la mère, et les rendre témoins, à telle fin que de raison, des sujets de chagrin et de ressentiment que leur fille me donne. Mais les voici l’un et l’autre fort à propos.

    Scène 4

    Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

    Monsieur de Sotenville
    Qu’est-ce, mon gendre ? vous me paraissez tout troublé.

    George Dandin
    Aussi en ai-je du sujet, et…

    Madame de Sotenville
    Mon Dieu ! notre gendre, que vous avez peu de civilité de ne pas saluer les gens quand vous les approchez !

    George Dandin
    Ma foi ! ma belle-mère, c’est que j’ai d’autres choses en tête, et…

    Madame de Sotenville
    Encore ! Est-il possible, notre gendre, que vous sachiez si peu votre monde, et qu’il n’y ait pas moyen de vous instruire de la manière qu’il faut vivre parmi les personnes de qualité ?

    George Dandin
    Comment ?

    Madame de Sotenvi lle
    Ne vous déferez-vous jamais avec moi de la familiarité de ce mot de « ma belle-mère » , et ne sauriez-vous vous accoutumer à me dire « Madame » ?

    George Dandin
    Parbleu ! si vous m’appelez votre gendre, il me semble que je puis vous appeler ma belle-mère.

    Madame de Sotenville
    Il y a fort à dire, et les choses ne sont pas égales. Apprenez, s’il vous plaît, que ce n’est pas à vous à vous servir de ce mot-là avec une personne de ma condition ; que tout notre gendre que vous soyez, il y a grande différence de vous à nous, et que vous devez vous connaître.

    Monsieur de Sotenville
    C’en est assez, mamour, laissons cela.

    Madame de Sotenville
    Mon Dieu ! Monsieur de Sotenville, vous avez des indulgences qui n’appartiennent qu’à vous, et vous ne savez pas vous faire rendre par les gens ce qui vous est dû.

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! pardonnez-moi, on ne peut point me faire de leçons là-dessus, et j’ai su montrer en ma vie, par vingt actions de vigueur, que je ne suis point homme à démordre jamais d’un pouce de mes prétentions. Mais il suffit de lui avoir donné un petit avertissement. Sachons un peu, mon gendre, ce que vous avez dans l’esprit.

    George Dandin
    Puisqu’il faut donc parler catégoriquement, je vous dirai, Monsieur de Sotenville, que j’ai lieu de…

    Monsieur de Sotenville
    Doucement, mon gendre. Apprenez qu’il n’est pas respectueux d’appeler les gens par leur nom, et qu’à ceux qui sont au-dessus de nous il faut dire «Monsieur » tout court.

    George Dandin
    Hé bien ! Monsieur tout court, et non plus Monsieur de Sotenville, j’ai à vous dire que ma femme me donne…

    Monsieur de Sotenville
    Tout beau ! Apprenez aussi que vous ne devez pas dire « ma femme » , quand vous parlez de notre fille.

    George Dandin
    J’enrage. Comment ? ma femme n’est pas ma femme ?

    Madame de Sotenville
    Oui, notre gendre, elle est votre femme ; mais il ne vous est pas permis de l’appeler ainsi, et c’est tout ce que vous pourriez faire, si vous aviez épousé une de vos pareilles.

    George Dandin
    Ah ! George Dandin, où t’es-tu fourré ? Eh ! de grâce, mettez, pour un moment, votre gentilhommerie à côté, et souffrez que je vous parle maintenant comme je pourrai. Au diantre soit la tyrannie de toutes ces histoires-là ! Je vous dis donc que je suis mal satisfait de mon mariage.

    Monsieur de Sotenville
    Et la raison, mon gendre ?

    Madame de Sotenville
    Quoi ? parler ainsi d’une chose dont vous avez tiré de si grands avantages ?

    George Dandin
    Et quels avantages, Madame, puisque Madame y a ? L’aventure n’a pas été mauvaise pour vous, car sans moi vos affaires, avec votre permission, étaient fort délabrées, et mon argent a servi à reboucher d’assez bons trous ; mais moi, de quoi y ai-je profité, je vous prie, que d’un allongement de nom, et au lieu de George Dandin, d’avoir reçu par vous le titre de « Monsieur de la Dandinière » ?

    Monsieur de Sotenville
    Ne comptez-vous rien, mon gendre, l’avantage d’être allié à la maison de Sotenville ?

    Madame de Sotenville
    Et à celle de la Prudoterie, dont j’ai l’honneur d’être issue, maison où le ventre anoblit, et qui, par ce beau privilège, rendra vos enfants gentilshommes ?

    George Dandin
    Oui, voilà qui est bien, mes enfants seront gentilshommes ; mais je serai cocu, moi, si l’on n’y met ordre.

    Monsieur de Sotenville
    Que veut dire cela, mon gendre ?

    George Dandin
    Cela veut dire que votre fille ne vit pas comme il faut qu’une femme vive, et qu’elle fait des choses qui sont contre l’honneur.

    Madame de Sotenville
    Tout beau ! prenez garde à ce que vous dites. Ma fille est d’une race trop pleine de vertu, pour se porter jamais à faire aucune chose dont l’honnêteté soit blessée ; et de la maison de la Prudoterie il y a plus de trois cents ans qu’on n’a point remarqué qu’il y ait eu une femme, Dieu merci, qui ait fait parler d’elle.

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! dans la maison de Sotenville on n’a jamais vu de coquette, et la bravoure n’y est pas plus héréditaire aux mâles, que la chasteté aux femelles.

    Madame de Sotenville
    Nous avons eu une Jacqueline de la Prudoterie qui ne voulut jamais être la maîtresse d’un duc et pair, gouverneur de notre province.

    Monsieur de Sotenville
    Il y a eu une Mathurine de Sotenville qui refusa vingt mille écus d’un favori du roi, qui ne lui demandait seulement que la faveur de lui parler.

    George Dandin
    Ho bien ! votre fille n’est pas si difficile que cela, et elle s’est apprivoisée depuis qu’elle est chez moi.

    Monsieur de Sotenville
    Expliquez-vous, mon gendre. Nous ne sommes point gens à la supporter dans de mauvaises actions, et nous serons les premiers, sa mère et moi, à vous en faire la justice.

    Madame de Sotenville
    Nous n’entendons point raillerie sur les matières de l’honneur, et nous l’avons élevée dans toute la sévérité possible.

    George Dandin
    Tout ce que je vous puis dire, c’est qu’il y a ici un certain courtisan que vous avez vu, qui est amoureux d’elle à ma barbe, et qui lui a fait faire des protestations d’amour qu’elle a très humainement écoutées.

    Madame de Sotenville
    Jour de Dieu ! je l’étranglerais de mes propres mains, s’il fallait qu’elle forlignât de l’honnêteté de sa mère.

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! je lui passerais mon épée au travers du corps, à elle et au galant, si elle avait forfait à son honneur.

    George Dandin
    Je vous ai dit ce qui se passe pour vous faire mes plaintes, et je vous demande raison de cette affaire-là.

    Monsieur de Sotenville
    Ne vous tourmentez point, je vous la ferai de tous deux, et je suis homme pour serrer le bouton à qui que ce puisse être. Mais êtes-vous bien sûr aussi de ce que vous nous dites ?

    George Dandin
    Très sûr.

    Monsieur de Sotenville
    Prenez bien garde au moins ; car, entre gentilshommes, ce sont des choses chatouilleuses, et il n’est pas question d’aller faire ici un pas de clerc.

    George Dandin
    Je ne vous ai rien dit, vous dis-je, qui ne soit véritable.

    Monsieur de Sotenville
    Mamour, allez-vous-en parler à votre fille, tandis qu’avec mon gendre j’irai parler à l’homme.

    Madame de Sotenville
    Se pourrait-il, mon fils, qu’elle s’oubliât de la sorte, après le sage exemple que vous savez vous-même que je lui ai donné ?

    Monsieur de Sotenville
    Nous allons éclaircir l’affaire. Suivez-moi, mon gendre, et ne vous mettez pas en peine. Vous verrez de quel bois nous nous chauffons lorsqu’on s’attaque à ceux qui nous peuvent appartenir.

    George Dandin
    Le voici qui vient vers nous.

    Scène 5

    Monsieur de Sotenville, Clitandre, George Dandin.

    Monsieur de Sotenville
    Monsieur, suis-je connu de vous ?

    Clitandre
    Non pas, que je sache, Monsieur.

    Monsieur de Sotenville
    Je m’appelle le baron de Sotenville.

    Clitandre
    Je m’en réjouis fort.

    Monsieur de Sotenville
    Mon nom est connu à la cour, et j’eus l’honneur dans ma jeunesse de me signaler des premiers à l’arrière-ban de Nancy.

    Clitandre
    À la bonne heure.

    Monsieur de Sotenville
    Monsieur, mon père Jean-Gilles de Sotenville eut la gloire d’assister en personne au grand siège de Montauban.

    Clitandre
    J’en suis ravi.

    Monsieur de Sotenville
    Et j’ai eu un aïeul, Bertrand de Sotenville, qui fut si considéré en son temps, que d’avoir permission de vendre tout son bien pour le voyage d’outre-mer.

    Clitandre
    Je le veux croire.

    Monsieur de Sotenville
    Il m’a été rapporté, Monsieur, que vous aimez et poursuivez une jeune personne, qui est ma fille, pour laquelle je m’intéresse, et pour l’homme que vous voyez, qui a l’honneur d’être mon gendre.

    Clitandre
    Qui, moi ?

    Monsieur de Sotenville
    Oui ; et je suis bien aise de vous parler, pour tirer de vous, s’il vous plaît, un éclaircissement de cette affaire.

    Clitandre
    Voilà une étrange médisance ! Qui vous a dit cela, Monsieur ?

    Monsieur de Sotenville
    Quelqu’un qui croit le bien savoir.

    Clitandre
    Ce quelqu’un-là en a menti. Je suis honnête homme. Me croyez-vous capable, Monsieur, d’une action aussi lâche que celle-là ? Moi, aimer une jeune et belle personne, qui a l’honneur d’être la fille de Monsieur le baron de Sotenville ! Je vous révère trop pour cela, et suis trop votre serviteur. Quiconque vous l’a dit est un sot.

    Monsieur de Sotenville
    Allons, mon gendre.

    George Dandin
    Quoi ?

    Clitandre
    C’est un coquin et un maraud.

    Monsieur de Sotenville
    Répondez.

    George Dandin
    Répondez vous-même.

    Clitandre
    Si je savais qui ce peut être, je lui donnerais en votre présence de l’épée dans le ventre.

    Monsieur de Sotenville
    Soutenez donc la chose.

    George Dandin
    Elle est toute soutenue, cela est vrai.

    Clitandre
    Est-ce votre gendre, Monsieur, qui…

    Monsieur de Sotenville
    Oui, c’est lui-même qui s’en est plaint à moi.

    Clitandre
    Certes, il peut remercier l’avantage qu’il a de vous appartenir, et sans cela je lui apprendrais bien à tenir de pareils discours d’une personne comme moi.

    Scène 7

    Monsieur et Madame de Sotenville, Angélique, Clitandre, George Dandin, Claudine.

    Madame de Sotenville
    Pour ce qui est de cela, la jalousie est une étrange chose ! J’amène ici ma fille pour éclaircir l’affaire en présence de tout le monde.

    Clitandre
    Est-ce donc vous, Madame, qui avez dit à votre mari que je suis amoureux de vous ?

    Angélique
    Moi ? et comment lui aurais-je dit ? Est-ce que cela est ? Je voudrais bien le voir vraiment que vous fussiez amoureux de moi. Jouez-vous-y, je vous en prie, vous trouverez à qui parler. C’est une chose que je vous conseille de faire. Ayez recours, pour voir, à tous les détours des amants : essayez un peu, par plaisir, à m’envoyer des ambassades, à m’écrire secrètement de petits billets doux, à épier les moments que mon mari n’y sera pas, ou le temps que je sortirai, pour me parler de votre amour. Vous n’avez qu’à y venir, je vous promets que vous serez reçu comme il faut.

    Clitandre
    Hé ! là, là, Madame, tout doucement. Il n’est pas nécessaire de me faire tant de leçons, et de vous tant scandaliser. Qui vous dit que je songe à vous aimer ?

    Angélique
    Que sais-je, moi, ce qu’on me vient conter ici ?

    Clitandre
    On dira ce que l’on voudra ; mais vous savez si je vous ai parlé d’amour, lorsque je vous ai rencontrée.

    Angélique
    Vous n’aviez qu’à le faire, vous auriez été bien venu.

    Clitandre
    Je vous assure qu’avec moi vous n’avez rien à craindre ; que je ne suis point homme à donner du chagrin aux belles ; et que je vous respecte trop, et vous et Messieurs vos parents, pour avoir la pensée d’être amoureux de vous.

    Madame de Sotenville
    Hé bien ! vous le voyez.

    Monsieur de Sotenville
    Vous voilà satisfait, mon gendre. Que dites-vous à cela ?

    George Dandin
    Je dis que ce sont là des contes à dormir debout ; que je sais bien ce que je sais, et que tantôt, puisqu’il faut parler net, elle a reçu une ambassade de sa part.

    Angélique
    Moi, j’ai reçu une ambassade ?

    Clitandre
    J’ai envoyé une ambassade ?

    Angélique
    Claudine.

    Clitandre
    Est-il vrai ?

    Claudine
    Par ma foi, voilà une étrange fausseté !

    George Dandin
    Taisez-vous, carogne que vous êtes. Je sais de vos nouvelles, et c’est vous qui tantôt avez introduit le courrier.

    Claudine
    Qui, moi ?

    George Dandin
    Oui, vous. Ne faites point tant la sucrée.

    Claudine
    Hélas ! que le monde aujourd’hui est rempli de méchanceté, de m’aller soupçonner ainsi, moi qui suis l’innocence même !

    George Dandin
    Taisez-vous, bonne pièce. Vous faites la sournoise ; mais je vous connais il y a longtemps, et vous êtes une dessalée.

    Claudine
    Madame, est-ce que…

    George Dandin
    Taisez-vous, vous dis-je, vous pourriez bien porter la folle enchère de tous les autres ; et vous n’avez point de père gentilhomme.

    Angélique
    C’est une imposture si grande, et qui me touche si fort au cœur, que je ne puis pas même avoir la force d’y répondre. Cela est bien horrible d’être accusée par un mari lorsqu’on ne lui fait rien qui ne soit à faire. Hélas ! si je suis blâmable de quelque chose, c’est d’en user trop bien avec lui.

    Claud ine
    Assurément.

    Angélique
    Tout mon malheur est de le trop considérer ; et plût au Ciel que je fusse capable de souffrir, comme il dit, les galanteries de quelqu’un ! Je ne serais pas tant à plaindre. Adieu : je me retire, et je ne puis plus endurer qu’on m’outrage de cette sorte.

    Madame de Sotenville
    Allez, vous ne méritez pas l’honnête femme qu’on vous a donnée.

    Claudine
    Par ma foi ! il mériterait qu’elle lui fît dire vrai ; et si j’étais en sa place, je n’y marchanderais pas. Oui, Monsieur, vous devez, pour le punir, faire l’amour à ma maîtresse. Poussez, c’est moi qui vous le dis, ce sera fort bien employé ; et je m’offre à vous y servir, puisqu’il m’en a déjà taxée.

    Monsieur de Sotenville
    Vous méritez, mon gendre, qu’on vous dise ces choses-là ; et votre procédé met tout le monde contre vous.

    Madame de Sotenville
    Allez, songez à mieux traiter une Demoiselle bien née, et prenez garde désormais à ne plus faire de pareilles bévues.

    George Dandin
    J’enrage de bon cœur d’avoir tort, lorsque j’ai raison.

    Clitandre
    Monsieur, vous voyez comme j’ai été faussement accusé : vous êtes homme qui savez les maximes du point d’honneur, et je vous demande raison de l’affront qui m’a été fait.

    Monsieur de Sotenville
    Cela est juste, et c’est l’ordre des procédés. Allons, mon gendre, faites satisfaction à Monsieur.

    George Dandin
    Comment satisfaction ?

    Monsieur de Sotenville
    Oui, cela se doit dans les règles pour l’avoir à tort accusé.

    George Dandin
    C’est une chose, moi, dont je ne demeure pas d’accord, de l’avoir à tort accusé, et je sais bien ce que j’en pense.

    Monsieur de Sotenville
    Il n’importe. Quelque pensée qui vous puisse rester, il a nié : c’est satisfaire les personnes, et l’on n’a nul droit de se plaindre de tout homme qui se dédit.

    George Dandin
    Si bien donc que si je le trouvais couché avec ma femme, il en serait quitte pour se dédire ?

    Monsieur de Sotenville
    Point de raisonnement. Faites-lui les excuses que je vous dis.

    George Dandin
    Moi, je lui ferai encore des excuses après…

    Monsieur de Sotenville
    Allons, vous dis-je. Il n’y a rien à balancer, et vous n’avez que faire d’avoir peur d’en trop faire, puisque c’est moi qui vous conduis.

    George Dandin
    Je ne saurais…

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! mon gendre, ne m’échauffez pas la bile : je me mettrais avec lui contre vous. Allons, laissez-vous gouverner par moi.

    George Dandin
    Ah ! George Dandin !

    Monsieur de Sotenville
    Votre bonnet à la main, le premier : Monsieur est gentilhomme, et vous ne l’êtes pas.

    George Dandin
    J’enrage.

    Monsieur de Sotenville
    Répétez après moi : « Monsieur. »

    George Dandin
    « Monsieur. »

    Monsieur de SotenvilleIl voit que son gendre fait difficulté de lui obéir.
    « Je vous demande pardon. » Ah !

    George Dandin
    « Je vous demande pardon. »

    Monsieur de Sotenville
    « Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

    George Dandin
    « Des mauvaises pensées que j’ai eues de vous. »

    Monsieur de Sotenville
    « C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

    George Dandin
    « C’est que je n’avais pas l’honneur de vous connaître. »

    Monsieur de Sotenville
    « Et je vous prie de croire. »

    George Dandin
    « Et je vous prie de croire. »

    Monsieur de Sotenville
    « Que je suis votre serviteur. »

    George Dandin
    Voulez-vous que je sois serviteur d’un homme qui me veut faire cocu ?

    Monsieur de SotenvilleIl le menace encore.
    Ah !

    Clitandre
    Il suffit, Monsieur.

    Monsieur de Sotenville
    Non : je veux qu’il achève, et que tout aille dans les formes. « Que je suis votre serviteur. »

    George Dandin
    « Que, que, que je suis votre serviteur. »

    Clitandre
    Monsieur, je suis le vôtre de tout mon cœur, et je ne songe plus à ce qui s’est passé. Pour vous, Monsieur, je vous donne le bonjour, et suis fâché du petit chagrin que vous avez eu.

    Monsieur de Sotenville
    Je vous baise les mains ; et quand il vous plaira, je vous donnerai le divertissement de courre un lièvre.

    Clitandre ‘
    C’est trop de grâces que vous me faites.

    Monsieur de Sotenville
    Voilà, mon gendre, comme il faut pousser les choses. Adieu. Sachez que vous êtes entré dans une famille qui vous donnera de l’appui, et ne souffrira point que l’on vous fasse aucun affront.

    Scène 7

    George Dandin
    Ah ! que je… Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez. Allons, il s’agit seulement de désabuser le père et la mère, et je pourrai trouver peut-être quelque moyen d’y réussir.

    ACTE II

    Scène première

    Claudine, Lubin.

    Claudine
    Oui, j’ai bien deviné qu’il fallait que cela vînt de toi, et que tu l’eusses dit à quelqu’un qui l’ait rapporté à notre maître.

    Lubin
    Par ma foi ! je n’en ai touché qu’un petit mot en passant à un homme, afin qu’il ne dît point qu’il m’avait vu sortir, et il faut que les gens en ce pays-ci soient de grands babillards.

    Claudine
    Vraiment, ce Monsieur le Vicomte a bien choisi son monde, que de te prendre pour son ambassadeur, et il s’est allé servir là d’un homme bien chanceux.

    Lubin
    Va, une autre fois je serai plus fin, et je prendrai mieux garde à moi.

    Claudine
    Oui, oui, il sera temps.

    Lubin
    Ne parlons plus de cela. Écoute.

    Claudine
    Que veux-tu que j’écoute ?

    Lubin
    Tourne un peu ton visage devers moi.

    Claudine
    Hé bien, qu’est-ce ?

    Lubin
    Claudine.

    Claudine
    Quoi ?

    Lubin
    Hé ! là, ne sais-tu pas bien ce que je veux dire ?

    Claudine
    Non.

    Lubin
    Morgué ! je t’aime.

    Claudine
    Tout de bon ?

    Lubin
    Oui, le diable m’emporte ! Tu me peux croire, puisque j’en jure.

    Claudine
    À la bonne heure.

    Lubin
    Je me sens tout tribouiller le cœur quand je te regarde.

    Claudine
    Je m’en réjouis.

    Lubin
    Comment est-ce que tu fais pour être si jolie ?

    Claudine
    Je fais comme font les autres.

    Lubin
    Vois-tu ? il ne faut point tant de beurre pour fai re un quarteron : si tu veux, tu seras ma femme, je serai ton mari, et nous serons tous deux mari et femme.

    Claudine
    Tu serais peut-être jaloux comme notre maître.

    Lubin
    Point.

    Claudine
    Pour moi, je hais les maris soupçonneux, et j’en veux un qui ne s’épouvante de rien, un si plein de confiance, et si sûr de ma chasteté, qu’il me vît sans inquiétude au milieu de trente hommes.

    Lubin
    Hé bien ! je serai tout comme cela.

    Claudine
    C’est la plus sotte chose du monde que de se défier d’une femme, et de la tourmenter. La vérité de l’affaire est qu’on n’y gagne rien de bon : cela nous fait songer à mal, et ce sont souvent les maris qui, avec leurs vacarmes, se font eux-mêmes ce qu’ils sont.

    Lubin
    Hé bien ! je te donnerai la liberté de faire tout ce qu’il te plaira.

    Claudine
    Voilà comme il faut faire pour n’être point trompé. Lorsqu’un mari se met à notre discrétion, nous ne prenons de liberté que ce qu’il nous en faut, et il en est comme avec ceux qui nous ouvrent leur bourse et nous disent : «Prenez. » Nous en usons honnêtement, et nous nous contentons de la raison. Mais ceux qui nous chicanent, nous nous efforçons de les tondre, et nous ne les épargnons point.

    Lubin
    Va, je serai de ceux qui ouvrent leur bourse, et tu n’as qu’à te marier avec moi.

    Claudine
    Hé bien, bien, nous verrons.

    Lubin
    Viens donc ici, Claudine.

    Claudine
    Que veux-tu ?

    Lubin
    Viens, te dis-je.

    Claudine
    Ah ! doucement : je n’aime pas les patineurs.

    Lubin
    Eh ! un petit brin d’amitié.

    Claudine
    Laisse-moi là, te dis-je : je n’entends pas raillerie.

    Lubin
    Claudine.

    Claudine
    Ahy !

    Lubin
    Ah ! que tu es rude à pauvres gens. Fi ! que cela est malhonnête de refuser les personnes ! N’as-tu point de honte d’être belle, et de ne vouloir pas qu’on te caresse ? Eh là !

    Claudine
    Je te donnerai sur le nez.

    Lubin
    Oh ! la farouche, la sauvage. Fi, poua ! la vilaine, qui est cruelle.

    Claudine
    Tu t’émancipes trop.

    Lubin
    Qu’est-ce que cela te coûterait de me laisser faire ?

    Claudine
    Il faut que tu te donnes patience.

    Lubin
    Un petit baiser seulement, en rabattant sur notre mariage.

    Claudine
    Je suis votre servante.

    Lubin
    Claudine, je t’en prie, sur l’et-tant-moins.

    Claudine
    Eh ! que nenni : j’y ai déjà été attrapée. Adieu. Va -t’en, et dis à Monsieur le Vicomte que j’aurai soin de rendre son billet.

    Lubin
    Adieu, beauté rude ânière.

    Claudine
    Le mot est amoureux.

    Lubin
    Adieu, rocher, caillou, pierre de taille, et tout ce qu’il y a de plus dur au monde.

    Claudine
    Je vais remettre aux mains de ma maîtresse… Mais la voici avec son mari : éloignons-nous, et attendons qu’elle soit seule.

    Scène 2

    George Dandin, Angélique, Clitandre.

    George Dandin
    Non, non, on ne m’abuse pas avec tant de facilité, et je ne suis que trop certain que le rapport que l’on m’a fait est véritable. J’ai de meilleurs yeux qu’on ne pense, et votre galimatias ne m’a point tantôt ébloui.

    Clitandre, au fond du théâtre : Ah ! la voilà ; mais le mari est avec elle.

    George Dandin
    Au travers de toutes vos grimaces, j’ai vu la vérité de ce que l’on m’a dit, et le peu de respect que vous avez pour le nœud qui nous joint. (Clitandre et Angélique se saluent.) Mon Dieu ! laissez là votre révérence, ce n’est pas de ces sortes de respect dont je vous parle, et vous n’avez que faire de vous moquer.

    Angélique
    Moi, me moquer ! En aucune façon.

    George Dandin
    Je sais votre pensée, et connais. (Clitandre et Angélique se resaluent.) Encore ? ah ! ne raillons pas davantage ! Je n’ignore pas qu’à cause de votre noblesse vous me tenez fort au-dessous de vous, et le respect que je vous veux dire ne regarde point ma personne : j’entends parler de celui que vous devez à des nœuds aussi vénérables que le sont ceux du mariage. (Angélique fait signe à Clitandre.) Il ne faut point lever les épaules, et je ne dis point de sottises.

    Angélique
    Qui songe à lever les épaules ?

    George Dandin
    Mon Dieu ! nous voyons clair. Je vous dis encore une fois que le mariage est une chaîne à laquelle on doit porter toute sorte de respect, et que c’est fort mal fait à vous d’en user comme vous faites. Oui, oui, mal fait à vous ; et vous n’avez que faire de hocher la tête, et de me faire la grimace.

    Angélique
    Moi ! je ne sais ce que vous voulez dire.

    George Dandin
    Je le sais fort bien, moi ; et vos mépris me sont connus. Si je ne suis pas né noble, au moins suis-je d’une race où il n’y a point de reproche ; et la famille des Dandins.

    Clitandrederrière Angélique, sans être aperçu de Dandin.
    Un moment d’entretien.

    George Dandin
    Eh ?

    Angélique
    Quoi ? je ne dis mot.

    George Dandin tourne autour de sa femme, et Clitandre se retire en faisant une grande révérence à George Dandin.
    Le voilà qui vient rôder autour de vous.

    Angélique
    Hé bien, est-ce ma faute ? Que voulez-vous que j’y fasse ?

    George Dandin
    Je veux que vous y fassiez ce que fait une femme qui ne veut plaire qu’à son mari. Quoi qu’on en puisse dire, les galants n’obsèdent jamais que quand on le veut bien. Il y a un certain air doucereux qui les attire, ainsi que le miel fait les mouches ; et les honnêtes f emmes ont des manières qui les savent chasser d’abord.

    Angélique
    Moi, les chasser ? et par quelle raison ? Je ne me scandalise point qu’on me trouve bien faite, et cela me fait du plaisir.

    George Dandin
    Oui. Mais quel personnage voulez-vous que joue un mari pendant cette galanterie ?

    Angélique
    Le personnage d’un honnête homme qui est bien aise de voir sa femme considérée.

    George Dandin
    Je suis votre valet. Ce n’est pas là mon compte, et les Dandins ne sont point accoutumés à cette mode-là.

    Angélique
    Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

    George Dandin
    C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

    Angélique
    Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis.

    George Dandin
    Oui ! c’est ainsi que vous le prenez ? Je suis votre mari, et je vous dis que je n’entends pas cela.

    Angélique
    Moi je suis votre femme, et je vous dis que je l’entends.

    George Dandin
    Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote, et le mettre en état de ne plaire de sa vie aux diseurs de fleurettes. Ah ! allons, George Dandin ; je ne pourrais me retenir, et il vaut mieux quitter la place.

    Scène 3

    Claudine, Angélique.

    Claudine
    J’avais, Madame, impatience qu’il s’en allât, pour vous rendre ce mot de la part que vous savez.

    Angélique
    Voyons.

    Claudine’
    À ce que je puis remarquer, ce qu’on lui dit ne lui déplaît pas trop.

    Angélique
    Ah ! Claudine, que ce billet s’explique d’une façon galante ! que dans tous leurs discours et dans toutes leurs actions les gens de cour ont un air agréable ! et qu’est-ce que c’est auprès d’eux que nos gens de province ?

    Claudine
    Je crois qu’après les avoir vus, les Dandins ne vous plaisent guère.

    Angélique
    Demeure ici : je m’en vais faire la réponse.

    Claudine
    Je n’ai pas besoin, que je pense, de lui recommander de la faire agréable. Mais voici…

    Scène 4

    Clitandre, Lubin, Claudine.

    Claudine
    Vraiment, Monsieur, vous avez pris là un habile messager.

    Clitandre
    Je n’ai pas osé envoyer de mes gens. Mais, ma pauvre Claudine, il faut que je te récompense des bons offices que je sais que tu m’as rendus. (Il fouille dans sa poche.)

    Claudine
    Eh ! Monsieur, il n’est pas nécessaire. Non, Monsieur, vous n’avez que faire de vous donner cette peine-là ; et je vous rends service parce que vous le méritez, et que je me sens au cœur de l’inclination pour vous.

    Clitandre
    Je te suis obligé. (Il lui donne de l’argent.)

    Lubin
    Puisque nous serons mariés, donne-moi cela, que je le mette avec le mien.

    Claudine
    Je te le garde aussi bien que le baiser.

    Clitandre
    Dis-moi, as-tu rendu mon billet à ta belle maîtresse ?

    Claudine
    Oui, elle est allée y répondre.

    Clitandre
    Mais, Claudine, n’y a-t-il pas moyen que je la puisse entretenir ?

    Claudine
    Oui : venez avec moi, je vous ferai parler à elle.

    Clitandre
    Mais le trouvera-t-elle bon ? et n’y a-t-il rien à risquer ?

    Claudine
    Non, non : son mari n’est pas au logis ; et puis, ce n’est pas lui qu’elle a le plus à ménager, c’est son père et sa mère ; et pourvu qu’ils soient prévenus, tout le reste n’est point à craindre.

    Clitandre
    Je m’abandonne à ta conduite.

    Lubin
    Testiguenne ! que j’aurai là une habile femme ! Elle a de l’esprit comme quatre.

    Scène 5

    George Dandin, Lubin.

    George Dandin
    Voici mon homme de tantôt. Plût au Ciel qu’il pût se résoudre à vouloir rendre témoignage au père et à la mère de ce qu’ils ne veulent point croire !

    Lubin
    Ah ! vous voilà, Monsieur le babillard, à qui j’avais tant recommandé de ne point parler, et qui me l’aviez tant promis. Vous êtes donc un causeur, et vous allez redire ce que l’on vous dit en secret ?

    George Dandin
    Moi ?

    Lubin
    Oui. Vous avez été tout rapporter au mari, et vou s êtes cause qu’il a fait du vacarme. Je suis bien aise de savoir que vous avez de la langue, et cela m’apprendra à ne vous plus rien dire.

    George Dandin
    Écoute, mon ami.

    Lubin
    Si vous n’aviez point babillé, je vous aurais conté ce qui se passe à cette heure ; mais pour votre punition vous ne saurez rien du tout.

    George Dandin
    Comment ? qu’est-ce qui se passe ?

    Lubin
    Rien, rien. Voilà ce que c’est d’avoir causé : vous n’en tâterez plus, et je vous laisse sur la bonne bouche.

    George Dandin
    Arrête un peu.

    Lubin
    Point.

    George Dandin
    Je ne te veux dire qu’un mot.

    Lubin
    Nennin, nennin. Vous avez envie de me tirer les vers du nez.

    George Dandin
    Non, ce n’est pas cela.

    Lubin
    Eh ! quelque sot. Je vous vois venir.

    George Dandin
    C’est autre chose. Écoute.

    Lubin
    Point d’affaire. Vous voudriez que je vous disse que Monsieur le Vicomte vient de donner de l’argent à Claudine, et qu’elle l’a mené chez sa maîtresse. Mais je ne suis pas si bête.

    George Dandin
    De grâce.

    Lubin
    Non.

    George Dandin
    Je te donnerai…

    Lubin
    Tarare !

    Scène 6

    George Dan din
    Je n’ai pu me servir avec cet innocent de la pensée que j’avais. Mais le nouvel avis qui lui est échappé ferait la même chose, et si le galant est chez moi, ce serait pour avoir raison aux yeux du père et de la mère, et les convaincre pleinement de l’effronterie de leur fille. Le mal de tout ceci, c’est que je ne sais comment faire pour profiter d’un tel avis. Si je rentre chez moi, je ferai évader le drôle, et quelque chose que je puisse voir moi-même de mon déshonneur, je n’en serai point cru à mon serment, et l’on me dira que je rêve. Si, d’autre part, je vais quérir beau-père et belle-mère sans être sûr de trouver chez moi le galant, ce sera la même chose, et je retomberai dans l’inconvénient de tantôt. Pourrais-je point m’éclaircir doucement s’il y est encore ? Ah Ciel ! il n’en faut plus douter, et je viens de l’apercevoir par le trou de la porte. Le sort me donne ici de quoi confondre ma partie ; et pour achever l’aventure, il fait venir à point nommé les juges dont j’avais besoin.

    Scène 7

    Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

    George Dandin
    Enfin vous ne m’avez pas voulu croire tantôt, et votre fille l’a emporté sur moi ; mais j’ai en main de quoi vous faire voir comme elle m’accommode, et, Dieu merci ! mon déshonneur est si clair maintenant, que vous n’en pourrez plus douter.

    Monsieur de Sotenville
    Comment, mon gendre, vous êtes encore là-dessus ?

    George Dandin
    Oui, j’y suis, et jamais je n’eus tant de sujet d’y être.

    Madame de Sotenville
    Vous nous venez encore étourdir la tête ?

    George Dandin
    Oui, Madame, et l’on fait bien pis à la mienne.

    Monsieur de Sotenville
    Ne vous lassez-vous point de vous rendre importun ?

    George Dandin
    Non ; mais je me lasse fort d’être pris pour dupe.

    Madame de Sotenville
    Ne voulez-vous point vous défaire de vos pensées extravagantes ?

    George Dandin
    Non, Madame ; mais je voudrais bien me défaire d’une femme qui me déshonore.

    Madame de Sotenville
    Jour de Dieu ! notre gendre, apprenez à parler.

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! cherchez des termes moins offensants que ceux-là.

    George Dandin
    Marchand qui perd ne peut rire.

    Madame de Sotenville
    Souvenez-vous que vous avez épousé une Demoiselle.

    George Dandin
    Je m’en souviens assez, et ne m’en souviendrai que trop.

    Monsieur de Sotenville
    Si vous vous en souvenez, songez donc à parler d’elle avec plus de respect.

    George Dandin
    Mais que ne songe-t-elle plutôt à me traiter plus honnêtement ? Quoi ? parce qu’elle est Demoiselle, il faut qu’elle ait la liberté de me faire ce qui lui plaît, sans que j’ose souffler ?

    Monsieur de Sotenville
    Qu’avez-vous donc, et que pouvez-vous dire ? N’avez-vous pas vu ce matin qu’elle s’est défendue de connaître celui dont vous m’étiez venu parler ?

    George Dandin
    Oui. Mais vous, que pourrez-vous dire si je vous fais voir maintenant que le galant est avec elle ?

    Madame de Sotenville
    Avec elle ?

    George Dandin
    Oui, avec elle, et dans ma maison ?

    Monsieur de Sotenville
    Dans votre maison ?

    George Dandin
    Oui, dans ma propre maison.

    Madame de Sotenville
    Si cela est, nous serons pour vous contre elle.

    Monsieur de Sotenville
    Oui : l’honneur de notre famille nous est plus cher que toute chose ; et si vous dites vrai, nous la renoncerons pour notre sang, et l’abandonnerons à votre colère.

    George Dandin
    Vous n’avez qu’à me suivre.

    Madame de Sotenville
    Gardez de vous tromper.

    Monsieur de Sotenville
    N’allez pas faire comme tantôt.

    George Dandin
    Mon Dieu ! vous allez voir. Tenez, ai-je menti ?

    Scène 8

    Angélique, Clitandre, Claudine, Monsieur et Madame de Sotenville, George Dandin.

    Angélique
    Adieu. J’ai peur qu’on ne vous surprenne ici, et j’ai quelques mesures à garder.

    Clitandre
    Promettez-moi donc, Madame, que je pourrai vous parler cette nuit.

    Angélique
    J’y ferai mes efforts.

    George Dandin
    Approchons doucement par derrière, et tâchons de n’être point vus.

    Claudine
    Ah ! Madame, tout est perdu : voilà votre père et votre mère, accompagnés de votre mari.

    Clitandre
    Ah Ciel !

    Angélique
    Ne faites pas semblant de rien, et me laissez faire tous deux. Quoi ? vous osez en user de la sorte, après l’affaire de tantôt ; et c’est ainsi que vous dissimulez vos sentiments ? On me vient rapporter que vous avez de l’amour pour moi, et que vous faites des desseins de me solliciter ; j’en témoigne mon dépit, et m’explique à vous clairement en présence de tout le monde ; vous niez hautement la chose, et me donnez parole de n’avoir aucune pensée de m’offenser ; et cependant, le même jour, vous prenez la hardiesse de venir chez moi me rendre visite, de me dire que vous m’aimez, et de me faire cent sots contes pour me persuader de répondre à vos extravagances : comme si j’étois femme à violer la foi que j’ai donnée à un mari, et m’éloigner jamais de la vertu que mes parents m’ont enseignée ! Si mon père savait cela, il vous apprendrait bien à tenter de ces entreprises. Mais une honnête femme n’aime point les éclats ; je n’ai garde de lui en rien dire (après avoir fait signe à Claudine d’apporter un bâton), et je veux vous montrer que, toute femme que je suis, j’ai assez de courage pour me venger moi-même des offenses que l’on me fait. L’action que vous avez faite n’est pas d’un gentilhomme, et ce n’est pas en gentilhomme aussi que je veux vous traiter. (Angélique prend un bâton et le lève sur Clitandre, qui se range de façon que les coups tombent sur George Dandin.)

    Clitandre, criant comme s’il avoit été frappé.
    Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! doucement.

    SCÈNE XI. — MONSIEUR ET MADAME DE SOTENVILLE, ANGÉLIQUE, GEORGE DANDIN, CLAUDINE.

    Claudine
    Fort, madame ! frappez comme il faut.

    Angélique, faisant semblant de parler à Clitandre.
    S’il vous demeure quelque chose sur le cœur, je suis pour vous répondre.

    Claudine
    Apprenez à qui vous vous jouez.

    Angélique
    Ah ! mon père, vous êtes là !

    Monsieur de Sotenville
    Oui, ma fille, et je vois qu’en sagesse et en courage tu te montres un digne rejeton de la maison de Sotenville. Viens çà, approche-toi que je t’embrasse.

    Madame de Sotenville
    Embrasse-moi aussi, ma fille. Las ! je pleure de joie, et reconnais mon sang aux choses que tu viens de faire.

    Monsieur de Sotenville
    Mon gendre, que vous devez être ravi, et que cette aventure est pour vous pleine de douceurs ! Vous aviez un juste sujet de vous alarmer ; mais vos soupçons se trouvent dissipés le plus avantageusement du monde.

    Madame de Sotenville
    Sans doute, notre gendre, vous devez maintenant être le plus content des hommes.

    Claudine
    Assurément. Voilà une femme, celle-là. Vous êtes trop heureux de l’avoir, et vous devriez baiser les pas où elle passe.

    George Dandin
    Euh ! traîtresse !

    Monsieur de Sotenville
    Qu’est-ce, mon gendre ? que ne remerciez-vous un peu votre femme de l’amitié que vous voyez qu’elle montre pour vous ?

    Angélique
    Non, non, mon père, il n’est pas nécessaire. Il ne m’a aucune obligation de ce qu’il vient de voir, et tout ce que j’en fais n’est que pour l’amour de moi-même.

    Monsieur de Sotenville
    Où allez-vous, ma fille ?

    Angélique
    Je me retire, mon père, pour ne me voir point obligée à recevoir ses compliments.

    Claudine
    Elle a raison d’être en colère. C’est une femme qui mérite d’être adorée, et vous ne la traitez pas comme vous devriez.

    George Dandin
    Scélérate !

    Monsieur de Sotenville
    C’est un petit ressentiment de l’affaire de tantôt, et cela se passera avec un peu de caresse que vous lui ferez. Adieu, mon gendre, vous voilà en état de ne vous plus inquiéter. Allez-vous-en faire la paix ensemble, et tâchez de l’apaiser par des excuses de votre emportement.

    Madame de Sotenville
    Vous devez considérer que c’est une fille élevée à la vertu, et qui n’est point accoutumée à se voir soupçonner d’aucune vilaine action. Adieu. Je suis ravie de voir vos désordres finis et des transports de joie que vous doit donner sa conduite.

    George Dandin
    Je ne dis mot, car je ne gagnerais rien à parler, jamais il ne s’est rien vu d’égal à ma disgrâce. Oui, j’admire mon malheur, et la subtile adresse de ma carogne de femme pour se donner toujours raison, et me faire avoir tort. Est-il possible que toujours j’aurai du dessous avec elle, que les apparences toujours tourneront contre moi, et que je ne parviendrai point à convaincre mon effrontée ? Ô Ciel, seconde mes desseins, et m’accorde la grâce de faire voir aux gens que l’on me déshonore.

    ACTE 3

    Scène première

    Clitandre, Lubin.

    Clitandre
    La nuit est avancée, et j’ai peur qu’il ne soit trop tard. Je ne vois point à me conduire. Lubin !

    Lubin
    Monsieur ?

    Clita ndre
    Est-ce par ici ?

    Lubin
    Je pense que oui. Morgué ! voilà une sotte nuit, d’être si noire que cela.

    Clitandre
    Elle a tort assurément ; mais si d’un côté elle nous empêche de voir, elle empêche de l’autre que nous ne soyons vus.

    Lubin
    Vous avez raison, elle n’a pas tant de tort. Je voudrais bien savoir, Monsieur, vous qui êtes savant, pourquoi il ne fait point jour la nuit.

    Clitandre
    C’est une grande question, et qui est difficile. Tu es curieux, Lubin.

    Lubin
    Oui. Si j’avais étudié, j’aurais été songer à des choses où on n’a jamais songé.

    Clitandre
    Je le crois. Tu as la mine d’avoir l’esprit subtil et pénétrant.

    Lubin
    Cela est vrai. Tenez, j’explique du latin, quoique jamais je ne l’aie appris, et voyant l’autre jour écrit sur une grande porte collegium, je devinai que cela voulait dire collège.

    Clitandre
    Cela est admirable ! Tu sais donc lire, Lubin ?

    Lubin
    Oui, je sais lire la lettre moulée ; mais je n’ai jamais su apprendre à lire l’écriture.

    Clitandre
    Nous voici contre la maison. C’est le signal que m’a donné Claudine.

    Lubin
    Par ma foi ! c’est une fille qui vaut de l’argent, et je l’aime de tout mon cœur.

    Clitandre
    Aussi t’ai-je amené avec moi pour l’entretenir.

    Lubin
    Monsieur, je vous suis…

    Clitandre
    Chut ! J’entends quelque bruit.

    Scène 2

    Angélique, Claudine, Clitandre, Lubin.

    Angélique
    Claudine.

    Claudine
    Hé bien ?

    Angélique
    Laisse la porte entr’ouverte.

    Claudine
    Voilà qui est fait.

    Clitandre
    Ce sont elles. St.

    Angélique
    St.

    Lubin
    St.

    Claudine
    St.

    Clitandreà Claudine.
    Madame.

    Angéliqueà Lubin.
    Quoi ?

    Lubinà Angélique.
    Claudine.

    Claudineà Clitandre.
    Qu’est-ce ?

    Clitandreayant rencontré Claudine.
    Ah ! Madame, que j’ai de joie !

    Lubinayant rencontré Angélique.
    Claudine, ma pauvre Claudine.

    Claudineà Clitandre.
    Doucement, Monsieur.

    Angéliqueà Lubin.
    Tout beau, Lubin.

    Clitan dre
    Est-ce toi, Claudine ?

    Claudine
    Oui.

    Lubin
    Est-ce vous, Madame ?

    Angélique
    Oui.

    Claudine
    Vous avez pris l’une pour l’autre.

    Lubinà Angélique.
    Ma foi, la nuit, on n’y voit goutte.

    Angélique
    Est-ce pas vous, Clitandre ?

    Clitandre
    Oui, Madame.

    Angélique
    Mon mari ronfle comme il faut, et j’ai pris ce temps pour nous entretenir ici.

    Clitandre
    Cherchons quelque lieu pour nous asseoir.

    Claudine
    C’est fort bien avisé. (Ils vont s’asseoir au fond du théâtre, sur un gazon, au pied d’un arbre.)

    Lubin
    Claudine, où est-ce que tu es ?

    Scène 3

    George Dandin, Lubin.

    George Dandin
    J’ai entendu descendre ma femme, et je me suis vite habillé pour descendre après elle. Où peut-elle être allée ? serait-elle sortie ?

    LubinIl prend George Dandin pour Claudine.
    Où es-tu donc, Claudine ? Ah ! te voilà. Par ma foi, ton maître est plaisamment attrapé, et je trouve ceci aussi drôle que les coups de bâton de tantôt dont on m’a fait récit. Ta maîtresse dit qu’il ronfle, à cette heure, comme tous les diantres, et il ne sait pas que Monsieur le Vicomte et elle sont ensemble pendant qu’il dort. Je voudrais bien savoir quel songe il fait maintenant. Cela est tout à fait risi ble ! De quoi s’avise-t-il aussi d’être jaloux de sa femme, et de vouloir qu’elle soit à lui tout seul ? C’est un impertinent, et Monsieur le Vicomte lui fait trop d’honneur. Tu ne dis mot, Claudine. Allons, suivons-les, et me donne ta petite menotte que je la baise. Ah ! que cela est doux ! Il me semble que je mange des confitures. (Comme il baise la main de Dandin, Dandin la lui pousse rudement au visage.) Tubleu ! comme vous y allez ! Voilà une petite menotte qui est un peu bien rude.

    George Dandin
    Qui va là ?

    Lubin
    Personne.

    George Dandin
    Il fuit, et me laisse informé de la nouvelle perfidie de ma coquine. Allons, il faut que sans tarder j’envoie appeler son père et sa mère, et que cette aventure me serve à me faire séparer d’elle. Holà ! Colin, Colin.

    Scène 4

    Colin, George Dandin.

    Colinà la fenêtre.
    Monsieur.

    George Dandin
    Allons vite, ici-bas.

    Colinen sautant par la fenêtre.
    M’y voilà : on ne peut pas plus vite.

    George Dandin
    Tu es là ?

    Colin
    Oui, Monsieur.

    Pendant qu’il va lui parler d’un côté, Colin va de l’autre.

    George Dandin
    Doucement. Parle bas. Écoute. Va-t’en chez mon beau-père et ma belle-mère, et dis que je les prie très instamment de venir tout a l’heure ici. Entends-tu ? Eh ? Colin, Colin.

    Colinde l’autre côté.
    Monsieur.

    George Dandin
    Où diable es-tu ?

    Co lin
    Ici.

    George Dandin
    (Comme ils se vont tous deux chercher, l’un passe d’un côté, et l’autre de l’autre.) Peste soit du maroufle qui s’éloigne de moi ! Je te dis que tu ailles de ce pas trouver mon beau-père et ma belle-mère, et leur dire que je les conjure de se rendre ici tout à l’heure. M’entends-tu bien ? Réponds. Colin, Colin.

    Colinde l’autre côté.
    Monsieur.

    George Dandin
    Voilà un pendard qui me fera enrager. Viens-t’en à moi. (Ils se cognent et tombent tous deux.) Ah ! le traître ! il m’a estropié. Où est-ce que tu es ? Approche, que je te donne mille coups. Je pense qu’il me fuit.

    Colin
    Assurément.

    George Dandin
    Veux-tu venir ?

    Colin
    Nenni, ma foi !

    George Dandin
    Viens, te dis-je.

    Colin
    Point : vous me voulez battre.

    George Dandin
    Hé bien ! non. Je ne te ferai rien.

    Colin
    Assurément ?

    George Dandin
    Oui. Approche. Bon. Tu es bien heureux de ce que j’ai besoin de toi. Va-t’en vite de ma part prier mon beau-père et ma belle-mère de se rendre ici le plus tôt qu’ils pourront, et leur dis que c’est pour une affaire de la dernière conséquence ; et s’ils faisaient quelque difficulté à cause de l’heure, ne manque pas de les presser, et de leur bien faire entendre qu’il est très important qu’ils viennent, en quelque état qu’ils soient. Tu m’entends bien maintenant ?

    Co lin
    Oui, Monsieur.

    George Dandin
    Va vite, et reviens de même. Et moi, je vais rentrer dans ma maison, attendant que… Mais j’entends quelqu’un. Ne serait-ce point ma femme ? Il faut que j’écoute, et me serve de l’obscurité qu’il fait.

    Scène 5

    Clitandre, Angélique, George Dandin, Claudine, Lubin.

    Angélique
    Adieu. Il est temps de se retirer.

    Clitandre
    Quoi ? si tôt ?

    Angélique
    Nous nous sommes assez entretenus.

    Clitandre
    Ah ! Madame, puis-je assez vous entretenir, et trouver en si peu de temps toutes les paroles dont j’ai besoin ? Il me faudrait des journées entières pour me bien expliquer à vous de tout ce que je sens, et je ne vous ai pas dit encore la moindre partie de ce que j’ai à vous dire.

    Angélique
    Nous en écouterons une autre fois davantage.

    Clitandre
    Hélas ! De quel coup me percez-vous l’âme lorsque vous parlez de vous retirer, et avec combien de chagrins m’allez-vous laisser maintenant ?

    Angélique
    Nous trouverons moyen de nous revoir.

    Clitandre
    Oui ; mais je songe qu’en me quittant, vous allez trouver un mari. Cette pensée m’assassine, et les priviléges qu’ont les maris sont des choses cruelles pour un amant qui aime bien.

    Angélique
    Serez-vous assez faible pour avoir cette inquiétude, et pensez-vous qu’on soit capable d’aimer de certains maris qu’il y a ? On les prend, parce qu’on ne s’en peut défendre, et que l’on dépend de parents qui n’ont des yeux que pour le bien ; mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de les considérer au delà de ce qu’ils méritent.

    George Dandin
    Voilà nos carognes de femmes.

    Clitandre
    Ah ! qu’il faut avouer que celui qu’on vous a donné était peu digne de l’honneur qu’il a reçu, et que c’est une étrange chose que l’assemblage qu’on a fait d’une personne comme vous avec un homme comme lui !

    George Dandinà part.
    Pauvres maris ! voilà comme on vous traite.

    Clitandre
    Vous méritez sans doute une toute autre destinée, et le Ciel ne vous a point faite pour être la femme d’un paysan.

    George Dandin
    Plût au Ciel fût-elle la tienne ! Tu changerais bien de langage. Rentrons ; c’en est assez. (Il entre et ferme la porte.)

    Claudine
    Madame, si vous avez à dire du mal de votre mari, dépêchez vite, car il est tard.

    Clitandre
    Ah ! Claudine, que tu es cruelle !

    Angélique
    Elle a raison. Séparons-nous.

    Clitandre
    Il faut donc s’y résoudre, puisque vous le voulez. Mais au moins je vous conjure de me plaindre un peu des méchants moments que je vais passer.

    Angélique
    Adieu.

    Lubin
    Où es-tu, Claudine, que je te donne le bonsoir ?

    Claudine
    Va, va, je le reçois de loin, et je t’en renvoie autant.

    Scène 6

    Angélique, Claudine, George Dandin.

    Angélique
    Rentrons sans faire de bruit.

    Claudine
    La porte s’est fermée.

    Angélique
    J’ai le passe-partout.

    Claudine
    Ouvrez donc doucement.

    Angélique
    On a fermé en dedans, et je ne sais comment nous ferons.

    Claudine
    Appelez le garçon qui couche là.

    Angélique
    Colin, Colin, Colin.

    George Dandinmettant la tête à sa fenêtre.
    Colin, Colin ? ah ! je vous y prends donc, Madame ma femme, et vous faites des escampativos pendant que je dors. Je suis bien aise de cela, et de vous voir dehors à l’heure qu’il est.

    Angélique
    Hé bien ! quel grand mal est-ce qu’il y a à prendre le frais de la nuit ?

    George Dandin
    Oui, oui, l’heure est bonne à prendre le frais. C’est bien plutôt le chaud, Madame la coquine ; et nous savons toute l’intrigue du rendez-vous, et du Damoiseau. Nous avons entendu votre galant entretien, et les beaux vers à ma louange que vous avez dits l’un et l’autre. Mais ma consolation, c’est que je vais être vengé, et que votre père et votre mère seront convaincus maintenant de la justice de mes plaintes, et du déréglement de votre conduite. Je les ai envoyé quérir, et ils vont être ici dans un moment.

    Angélique
    Ah Ciel !

    Claudine
    Madame.

    George Dandi n
    Voilà un coup sans doute où vous ne vous attendiez pas. C’est maintenant que je triomphe, et j’ai de quoi mettre à bas votre orgueil, et détruire vos artifices. Jusques ici vous avez joué mes accusations, ébloui vos parents, et plâtré vos malversations. J’ai eu beau voir, et beau dire, et votre adresse toujours l’a emporté sur mon bon droit, et toujours vous avez trouvé moyen d’avoir raison ; mais à cette fois, Dieu merci, les choses vont être éclaircies, et votre effronterie sera pleinement confondue.

    Angélique
    Hé ! je vous prie, faites-moi ouvrir la porte.

    George Dandin
    Non, non : il faut attendre la venue de ceux que j’ai mandés, et je veux qu’ils vous trouvent dehors à la belle heure qu’il est. En attendant qu’ils viennent, songez, si vous voulez, à chercher dans votre tête quelque nouveau détour pour vous tirer de cette affaire, à inventer quelque moyen de rhabiller votre escapade, à trouver quelque belle ruse pour éluder ici les gens et paraître innocente, quelque prétexte spécieux de pèlerinage nocturne, ou d’amie en travail d’enfant, que vous veniez de secourir.

    Angélique
    Non : mon intention n’est pas de vous rien déguiser. Je ne prétends point me défendre, ni vous nier les choses, puisque vous les savez.

    George Dandin
    C’est que vous voyez bien que tous les moyens vous en sont fermés, et que dans cette affaire vous ne sauriez inventer d’excuse qu’il ne me soit facile de convaincre de fausseté.

    Angélique
    Oui, je confesse que j’ai tort, et que vous avez sujet de vous plaindre. Mais je vous demande par grâce de ne m’exposer point maintenant à la mauvaise humeur de mes parents, et de me faire promptement ouvrir.

    George Dandin
    Je vous baise les mains.

    Angélique
    Eh ! mon pauvre petit mari, je vous en conjure.

    George Dandin
    Ah ! mon pauvre petit mari ? Je suis votre petit mari maintenant, parce que vous vous sentez prise. Je suis bien aise de cela, et vous ne vous étiez jamais avisée de me dire ces douceurs.

    Angélique
    Tenez, je vous promets de ne vous plus donner aucun sujet de déplaisir, et de me…

    George Dandin
    Tout cela n’est rien. Je ne veux point perdre cette aventure, et il m’importe qu’on soit une fois éclairci à fond de vos déportements.

    Angélique
    De grâce, laissez-moi vous dire. Je vous demande un moment d’audience.

    George Dandin
    Hé bien, quoi ?

    Angélique
    Il est vrai que j’ai failli, je vous l’avoue encore une fois, que votre ressentiment est juste ; que j’ai pris le temps de sortir pendant que vous dormiez, et que cette sortie est un rendez-vous que j’avais donné à la personne que vous dites. Mais enfin ce sont des actions que vous devez pardonner à mon âge ; des emportements de jeune personne qui n’a encore rien vu, et ne fait que d’entrer au monde ; des libertés où l’on s’abandonne sans y penser de mal, et qui sans doute dans le fond n’ont rien de…

    George Dandin
    Oui : vous le dites, et ce sont de ces choses qui ont besoin qu’on les croie pieusement.

    Angélique
    Je ne veux point m’excuser par là d’être coupable envers vous, et je vous prie seulement d’oublier une offense dont je vous demande pardon de tout mon cœur, et de m’épargner en cette rencontre le déplaisir que me pourraient causer les reproches fâcheux de mon père et de ma mère. Si vous m’accordez généreusement la grâce que je vous demande, ce procédé obligeant, cette bonté que vous me ferez voir, me gagnera entièrement. Elle touchera tout à fait mon cœur, et y fera naître pour vous ce que tout le pouvoir de mes parents et les liens du mariage n’avaient pu y jeter. En un mot, elle sera cause que je renoncerai à toutes les galanteries, et n’aurai de l’attachement que pour vous. Oui, je vous donne ma parole que vous m’allez voir désormais la meilleure femme du monde, et que je vous témoignerai tant d’amitié, tant d’amitié, que vous en serez satisfait.

    George Dandin
    Ah ! crocodile, qui flatte les gens pour les étrangler.

    Angélique
    Accordez-moi cette faveur.

    George Dandin
    Point d’affaires. Je suis inexorable.

    Angélique
    Montrez-vous généreux.

    George Dandin
    Non.

    Angélique
    De grâce !

    George Dandin
    Point.

    Angélique
    Je vous en conjure de tout mon cœur.

    George Dandin
    Non, non, non. Je veux qu’on soit détrompé de vous, et que votre confusion éclate.

    Angélique
    Hé bien ! si vous me réduisez au désespoir, je vous avertis qu’une femme en cet état est capable de tout, et que je ferai quelque chose ici dont vous vous repentirez.

    George Dandin
    Et que ferez-vous, s’il vous plaît ?

    Angélique
    Mon cœur se portera jusqu’aux extrêmes résolutions, et de ce couteau que voici je me tuerai sur la place.

    George Dandin
    Ah ! ah ! à la bonne heure.

    Angélique
    Pas tant à la bonne heure pour vous que vous vous imaginez. On sait de tous côtés nos différends, et les chagrins perpétuels que vous concevez contre moi. Lorsqu’on me trouvera morte, il n’y aura personne qui mette en doute que ce ne soit vous qui m’aurez tuée ; et mes parents ne sont pas gens assurément à laisser cette mort impunie, et ils en feront sur votre personne toute la punition que leur pourront offrir et les poursuites de la justice, et la chaleur de leur ressentiment. C’est par là que je trouverai moyen de me venger de vous, et je ne suis pas la première qui ait su recourir à de pareilles vengeances, qui n’ait pas fait difficulté de se donner la mort pour perdre ceux qui ont la cruauté de nous pousser à la dernière extrémité.

    George Dandin
    Je suis votre valet. On ne s’avise plus de se tuer soi-même, et la mode en est passée il y a longtemps.

    Angélique
    C’est une chose dont vous pouvez vous tenir sûr ; et si vous persistez dans votre refus, si vous ne me faites ouvrir, je vous jure que tout à l’heure je vais vous faire voir jusques où peut aller la résolution d’une personne qu’on met au désespoir.

    George Dandin
    Bagatelles, bagatelles. C’est pour me faire peur.

    Angélique
    Hé bien ! puisqu’il le faut, voici qui nous contentera tous deux, et montrera si je me moque. Ah c’en est fait. Fasse le Ciel que ma mort soit vengée comme je le souhaite, et que celui qui en est cause reçoive un juste châtiment de la dureté qu’il a eue pour moi !

    George Dandin
    Ouais ! Serait-elle bien si malicieuse que de s’être tuée pour me faire pendre ? Prenons un bout de chandelle pour aller voir.

    Angélique
    St. Paix ! Rangeons-nous chacune immédiatement contre un des côtés de la porte.

    George Dandin
    La méchanceté d’une femme irait-elle bien jusque-là ? (Il sort avec un bout de chandelle, sans les apercevoir ; elles entrent ; aussitôt elles ferment la porte.) Il n’y a personne. Eh ! je m’en étais bien douté, et la pendarde s’est retirée, voyant qu’elle ne gagnait rien après moi, ni par prières ni par menaces. Tant mieux ! Cela rendra ses affaires encore plus mauvaises, et le père et la mère qui vont venir en verront mieux son crime. Ah ! ah ! la porte s’est fermée. Holà ! ho ! quelqu’un ! qu’on m’ouvre promptement !

    Angéliqueà la fenêtre avec Claudine.
    Comment ? C’est toi ! D’où viens-tu, bon pendard ? Est-il l’heure de revenir chez soi quand le jour est près de paraître ? et cette manière de vie est-elle celle que doit suivre un honnête mari ?

    Claudine
    Cela est-il beau d’aller ivrogner toute la nuit ? et de laisser ainsi toute seule une pauvre jeune femme dans la maison ?

    George Dandin
    Comment ? vous avez…

    Angélique
    Va, va, traître, je suis lasse de tes déportements, et je m’en veux plaindre, sans plus tarder, à mon père et à ma mère.

    George Dandin
    Quoi ? c’est ainsi que vous osez…

    Scène 7

    Monsieur et Madame de Sotenville, Claudine, Colin, Angélique, George Dandin.

    Monsieur et madame de Sotenville sont en des habits de nuit, et conduits par Colin, qui porte une lanterne.

    Angélique
    Approchez, de grâce, et venez me faire raison de l’insolence la plus grande du monde d’un mari à qui le vin et la jalousie ont troublé de telle sorte la cervelle, qu’il ne sait plus ni ce qu’il dit, ni ce qu’il fait, et vous a lui-même envoyé quérir pour vous faire témoins de l’extravagance la plus étrange dont on ait jamais ouï parler. Le voilà qui revient comme vous voyez, après s’être fait attendre toute la nuit ; et, si vous voulez l’écouter, il vous dira qu’il a les plus grandes plaintes du monde à vous faire de moi ; que durant qu’il dormait, je me suis dérobée d’auprès de lui pour m’en aller courir, et cent autres contes de même nature qu’il est allé rêver.

    George Dandin
    Voilà une méchante carogne.

    Claudine
    Oui, il nous a voulu faire accroire qu’il était dans la maison, et que nous étions dehors, et c’est une folie qu’il n’y a pas moyen de lui ôter de la tête.

    Monsieur de Sotenville
    Comment, qu’est-ce à dire cela ?

    Madame de Sotenville
    Voilà une furieuse impudence que de nous envoyer quérir.

    George Dandin
    Jamais…

    Angélique
    Non, mon père, je ne puis plus souffrir un mari de la sorte. Ma patience est poussée à bout, et il vient de me dire cent paroles injurieuses.

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! vous êtes un malhonnête homme.

    Claudine
    C’est une conscience de voir une pauvre jeune femme traitée de la façon, et cela crie vengeance au Ciel.

    George Dandin
    Peut-on…

    Madame de Sotenville
    Allez, vous devriez mourir de honte.

    George Dandin
    Laissez-moi vous dire deux mots.

    Angélique
    Vous n’avez qu’à l’écouter, il va vous en conter de belles.

    George Dandin
    Je désespère.

    Claudine
    Il a tant bu, que je ne pense pas qu’on puisse durer contre lui, et l’odeur du vin qu’il souffle est montée jusqu’à nous.

    George Dandin
    Monsieur mon beau-père, je vous conjure…

    Monsieur de Sotenville
    Retirez-vous : vous puez le vin à pleine bouche.

    George Dandin
    Madame, je vous prie…

    Madame de Sotenville
    Fi ! ne m’approchez pas : votre haleine est empestée.

    George Dandin
    Souffrez que je vous…

    Monsieur de Sotenville
    Retirez-vous, vous dis-je : on ne peut vous souffrir.

    George Dandin
    Permettez, de grâce, que…

    Madame de Sotenville
    Poua ! vous m’engloutissez le cœur. Parlez de loin, si vous voulez.

    George Dandin
    Hé bien oui, je parle de loin. Je vous jure que je n’ai bougé de chez moi, et que c’est elle qui est sortie.

    Angélique
    Ne voilà pas ce que je vous ai dit ?

    Claudine
    Vous voyez quelle apparence il y a.

    Monsieur de Sotenville
    Allez, vous vous moquez des gens. Descendez, ma fille, et venez ici.

    George Dandin
    J’atteste le Ciel que j’étais dans la maison, et que…

    Madame de Sotenville
    Taisez-vous, c’est une extravagance qui n’est pas supportable.

    George Dandin
    Que la foudre m’écrase tout à l’heure si…

    Monsieur de Sotenville
    Ne nous rompez pas davantage la tête, et songez à demander pardon à votre femme.

    George Dandin
    Moi, demander pardon ?

    Monsieur de Sotenville
    Oui, pardon, et sur-le-champ.

    George Dandin
    Quoi ? Je…

    Monsieur de Sotenville
    Corbleu ! si vous me répliquez, je vous apprendrai ce que c’est que de vous jouer à nous.

    George Dandin
    Ah, George Dandin !

    Monsieur de Sotenville
    Allons, venez, ma fille, que votre mari vous demande pardon.

    Angéliquedescendue.
    Moi ? lui pardonner tout ce qu’il m’a dit ? Non, non, mon père, il m’est impossible de m’y résoudre, et je vous prie de me séparer d’un mari avec lequel je ne saurais plus vivre.

    Claudine
    Le moyen d’y résister ?

    Monsieur de Sotenville
    Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale, et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter encore cette fois.

    Angélique
    Comment patienter après de telles indignités ? Non, mon père, c’est une chose où je ne puis consentir.

    Monsieur de Sotenville
    Il le faut, ma fille, et c’est moi qui vous le commande.

    Angélique
    Ce mot me ferme la bouche, et vous avez sur moi une puissance absolue.

    Claudine
    Quelle douceur !

    Angélique
    Il est fâcheux d’être contrainte d’oublier de telles injures ; mais quelle violence que je me fasse, c’est à moi de vous obéir.

    Claudine
    Pauvre mouton !

    Monsieur de Sotenville
    Approchez.

    Angélique
    Tout ce que vous me faites faire ne servira de rien, et vous verrez que ce sera dès demain à recommencer.

    Monsieur de Sotenville
    Nous y donnerons ordre. Allons, mettez-vous à genoux.

    George Dandin
    À genoux ?

    Monsieur de Sotenville
    Oui, à genoux, et sans tarder.

    George DandinIl se met à genoux, sa chandelle à la main.
    Ô Ciel ! Que faut-il dire ?

    Monsieur de Sotenville
    « Madame, je vous prie de me pardonner. »

    George Dandin
    « Madame, je vous prie de me pardonner. »

    Monsieur de Sotenville
    « L’extravagance que j’ai faite. »

    George Dandin
    « L’extravagance que j’ai faite » (à part) de vous épouser.

    Monsieur de Sotenville
    « Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir. »

    George Dandin
    « Et je vous promets de mieux vivre à l’avenir. »

    Monsieur de Sotenville
    Prenez-y garde, et sachez que c’est ici la dernière de vos impertinences que nous souffrirons.

    Madame de Sotenville
    Jour de Dieu ! si vous y retournez, on vous apprendra le respect que vous devez à votre femme, et à ceux de qui elle sort.

    Monsieur de Sotenv ille
    Voilà le jour qui va paraître. Adieu. Rentrez chez vous, et songez bien à être sage. Et nous, mamour, allons nous mettre au lit.

    Scène 8

    George Dandin
    Ah ! je le quitte maintenant, et je n’y vois plus de remède : lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première.

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  • Molière : Les anciens sont les anciens et nous sommes les gens de maintenant

    Molière est donc une figure historique de la France ; c’est un artiste porté par tout un mouvement de fond, démocratique et bourgeois. La bourgeoisie aujourd’hui, devenue réactionnaire depuis 1848, le réduit toujours plus à la farce, niant la dimension de son œuvre, mais même son caractère puisque les comédies-ballets ont été transformés en comédies, et sa critique réduite à de la farce et aux bons mots.

    Etudier Molière et connaître sa portée est donc une tâche incontournable pour saisir le caractère national français et comprendre l’histoire de la lutte des classes dans notre pays.

    Que l’on songe simplement à quel point la nature démocratique en défense des droits des femmes est sous-estimé dans la présentation du travail de Molière, alors que c’est un point essentiel de la bataille anti-féodale.

    Il suffit de voir comment les femmes sont vives, ingénieuses et combatives, comme cette tirade fabuleuse dans Le malade imaginaire :

    « Thomas Diafoirus

    Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était d’enlever par force, de la maison des pères, les filles qu’on menait marier, afin qu’il ne semblât pas que ce fût de leur consentement qu’elles convolaient dans les bras d’un homme.

    Angélique

    Les anciens, monsieur, sont les anciens ; et nous sommes les gens de maintenant. Les grimaces ne sont point nécessaires dans notre siècle ; et, quand un mariage nous plaît, nous savons fort bien y aller, sans qu’on nous y traîne. »

    Molière est également un combattant du matérialisme, même si cette mise en avant du matérialisme est borné par l’alliance anti-féodale avec la cour de Louis XIV.

    Il suffit de voir comment on trouve dans ses œuvres des personnages, prônant la conception selon laquelle il n’y a pas de séparation entre le corps et l’esprit, base absolue du matérialisme. On trouve ainsi dans Les femmes savantes, une pseudo reconnaissance de la division religieuse entre l’âme et le corps, pour retourner cela en matérialisme :

    « CLITANDRE

    Pour moi par un malheur, je m’aperçois, Madame,

    Que j’ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme :

    Je sens qu’il y tient trop, pour le laisser à part ;

    De ces détachements je ne connais point l’art ;

    Le Ciel m’a dénié cette philosophie,

    Et mon âme et mon corps marchent de compagnie. »

    La réduction de Molière à de la « farce » nie d’ailleurs, évidemment, comment on retrouve chez Molière la mise en avant de l’Etat national, moderne, dans l’esprit de Richelieu, de Louis XIV. Molière est un applicateur zélé de l’averroïsme moderne.

    Voici comment on retrouve une critique anti-féodale, de nouveau dans Les femmes savantes, avec le rejet des artistes et scientifiques qui n’ont qu’une perspective individuelle et ne se placent pas dans la démarche d’ensemble de la société en pleine modernisation.

    « TRISSOTIN

    Ce que je vois, Monsieur, c’est que pour la science

    Rasius et Baldus font honneur à la France,

    Et que tout leur mérite exposé fort au jour,

    N’attire point les yeux et les dons de la Cour.

    CLITANDRE

    Je vois votre chagrin, et que par modestie

    Vous ne vous mettez point, Monsieur, de la partie :

    Et pour ne vous point mettre aussi dans le propos,

    Que font-ils pour l’Etat vos habiles héros ?

    Qu’est-ce que leurs écrits lui rendent de service,

    Pour accuser la cour d’une horrible injustice,

    Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms

    Elle manque à verser la faveur de ses dons ?

    Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire,

    Et des livres qu’ils font la cour a bien affaire.

    Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,

    Que pour être imprimés, et reliés en veau,

    Les voilà dans l’État d’importantes personnes ;

    Qu’avec leur plume ils font les destins des couronnes ;

    Qu’au moindre petit bruit de leurs productions,

    Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;

    Que sur eux l’univers a la vue attachée ;

    Que partout de leur nom la gloire est épanchée,

    Et qu’en science ils sont des prodiges fameux,

    Pour savoir ce qu’ont dit les autres avant eux,

    Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,

    Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles

    À se bien barbouiller de grec et de latin,

    Et se charger l’esprit d’un ténébreux butin

    De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres ;

    Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;

    Riches pour tout mérite, en babil importun,

    Inhabiles à tout, vides de sens commun,

    Et pleins d’un ridicule, et d’une impertinence

    À décrier partout l’esprit et la science. »

    Molière correspond à un moment clef de l’histoire de notre pays ; ne pas le connaître condamne à ne pas comprendre la réalité de notre pays.

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  • Molière : les références à Aristote

    Il existe une particularité dans les œuvres de Molière, qui n’a été noté nulle part : la présence très régulière d’allusions au philosophe Aristote. Faut-il y voir ici des allusions à l’averroïsme ? C’est fort possible, puisque c’est l’averroïsme qui a été la base sur laquelle s’est développé le matérialisme en France.

    La difficulté tient également au fait que les allusions à Aristote ne sont pas toujours de même nature. Dans certains cas, il s’agit de remarques faites en passant, parfois c’est même pour se moquer des philosophes pédants.

    Dans les articles sur Dom Juan, il a déjà été noté qu’il est parlé d’Aristote directement, le valet Sganarelle racontant n’importe quoi à son sujet. C’est pour noter qu’Aristote est utilisé à tort et à travers.

    Or, justement, l’averroïsme se fonde sur une interprétation d’Aristote (d’ailleurs correcte), à quoi l’Eglise a répondu par la répression (de l’averroïsme dit latin) puis finalement une contre-interprétation (évidemment tronquée) par Thomas d’Aquin.

    Quelle est la position de Molière ? C’est difficile à dire, mais dans tous les cas il se situe dans la tradition de l’averroïsme politique. Et comme on peut le voir dans les pièces, il connaissait la philosophie d’Aristote : on peut donc y voir une allusion à l’averroïsme politique.

    L’alliance avec la cour correspond d’ailleurs parfaitement à cette ligne.

    Voici, comment dans Le médecin malgré lui, il est fait appel de manière éperonnée à Aristote.

    « Sganarelle

    Ô la grande fatigue que d’avoir une femme, et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

    Martine

    Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote ! »

    On trouve également le moment suivant dans une scène :

    « Géronte

    Oui ; mais je voudrais bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

    Sganarelle

    Il n’est rien plus aisé : cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

    Géronte

    Fort bien ; mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

    Sganarelle

    Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

    Géronte

    Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

    Sganarelle

    Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses. »

    Dans Les femmes savantes, il est fait allusion de manière ouverte aux différentes philosophies : le platonisme, qui l’idéalisme largement utilisé par l’Eglise, le péripatétisme, qui est le nom donné à l’école d’Aristote, et enfin Epicure qui est la grand théoricien du matérialisme.

    Cette allusion aux batailles d’idées est très importante. SI le platonisme est la base théorique de l’Eglise, l’épicurisme est la référence idéologique des « libertins » (nom qu’avait au XVIIe siècle les matérialistes, le terme sera galvaudé par la suite). Et la philosophie d’Aristote est une sorte d’intermédiaire, pratiquement une allusion à l’alliance de la bourgeoisie avec la monarchie absolue.

    Voici l’extrait en question :

    « PHILAMINTE

    Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ;

    Mais nous voulons montrer à de certains esprits,

    Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,

    Que de science aussi les femmes sont meublées,

    Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées,

    Conduites en cela par des ordres meilleurs,

    Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs ;

    Mêler le beau langage, et les hautes sciences ;

    Découvrir la nature en mille expériences ;

    Et sur les questions qu’on pourra proposer

    Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser.

    TRISSOTIN

    Je m’attache pour l’ordre au péripatétisme.

    PHILAMINTE

    Pour les abstractions j’aime le platonisme.

    ARMANDE

    Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts. »

    Dans la pièce Les Précieuses ridicules, on trouve une allusion à la conception d’Aristote selon laquelle une intelligence universelle s’est glissée dans des êtres vivants formés à partir de matière.

    On a, dans la juste compréhension d’Aristote par l’averroïsme, l’intelligence universelle, l’âme « individuelle », la forme et la matière. On a de fait quelqu’un expliquant dans la pièce :

    « Cathos

    Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme ! »

    Cette phrase vise se moquer des personnes utilisant un langage incompréhensible pour les gens, cependant un esprit avisé, opposé à la religion, comprend l’allusion…

    Dans Le Bourgeois gentilhomme, on a également une allusion à la philosophie d’Aristote, plus précisément sa logique, qui a largement été repris par l’Eglise pour se construire intellectuellement.

    Voici donc la sorte d’étrange dialogue :

    « Maître de philosophie

    Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

    Monsieur Jourdain

    Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

    Maître de philosophie

    C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

    Monsieur Jourdain

    Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

    Maître de philosophie

    La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii, ferio,baralipton, etc. »

    Enfin, concluons par une scène totalement délirante. Dans Le mariage forcé, le futur marié va se renseigner auprès de deux philosophes. L’un d’entre eux utilise les concepts d’Aristote.

    Si l’on se moque du philosophe, en tout cas Molière maîtrise parfaitement les références… Si l’on comprend en arrière-plan l’averroïsme politique issu de la pensée d’Aristote, alors on a ici quelque chose que les historiens devraient, bien entendu, creuser.

    « Pancrace

    N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

    Sganarelle

    Comment !

    Pancrace

    Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

    Sganarelle, (à part.)

    Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

    Pancrace

    Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

    Sganarelle

    Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

    Pancrace

    Impertinent fieffé !

    Sganarelle

    De grâce, remettez-vous. Je…

    Pancrace

    Ignorant !

    Sganarelle

    Eh ! mon Dieu. Je…

    Pancrace

    Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

    Sganarelle

    Il a tort. Je…

    Pancrace

    Une proposition condamnée par Aristote !

    Sganarelle

    Cela est vrai. Je…

    Pancrace

    En termes exprès ! »

    « Pancrace

    Que voulez-vous ?

    Sganarelle

    Vous consulter sur une petite difficulté.

    Pancrace

    Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

    Sganarelle

    Pardonnez-moi. Je…

    Pancrace

    Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

    Sganarelle

    Point du tout. Je…

    Pancrace

    Si la logique est un art ou une science ?

    Sganarelle

    Ce n’est pas cela. Je…

    Pancrace

    Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

    Sganarelle

    Point. Je…

    Pancrace

    Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

    Sganarelle

    Nenni. Je…

    Pancrace

    Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

    Sganarelle

    Non. Je…

    Pancrace

    Si le bien se réciproque avec la fin ?

    Sganarelle

    Eh ! non. Je…

    Pancrace

    Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

    Sganarelle

    Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non. »

    Molière connaissait parfaitement la philosophie d’Aristote. Il n’a rien à voir avec la farce : derrière les simples apparences du comique, il y a une construction historique.

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  • Molière : « hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens »

    Molière ne critique pas seulement le caractère arriéré des féodaux. En effet, il y a la tentative de procéder à l’imitation de la culture, par pédantisme. Molière est une arme anti-féodale justement parce qu’il empêche la reproduction en apparence de la culture par les faussaires féodaux.

    La pièce Le bourgeois gentilhomme est ainsi un rappel aux bourgeois : il faut qu’ils restent eux-mêmes, pas qu’ils copient les féodaux. Un vrai bourgeois ne doit pas se la jouer gentilhomme, il doit porter la ville nouvelle, et ne pas transposer dans celle-ci des mœurs des campagnes.

    On a par exemple le moment où Monsieur Jourdain, bourgeois voulant devenir gentilhomme, qui tente d’importer le culte féodal de « l’importance » :

    Monsieur Jourdain, Laquais.

    Monsieur Jourdain

    Suivez-moi, que j’aille un peu montrer mon habit par la ville ; et surtout ayez soin tous deux de marcher immédiatement sur mes pas, afin qu’on voie bien que vous êtes à moi.

    Laquais

    Oui, Monsieur.

    Dans La Comtesse d’Escarbagnas, on retrouve de la même manière la critique du pédantisme féodal déconnecté des valeurs réelles de la culture et de la civilisation. Les féodaux sont décalés par rapport aux réelles exigences, aux réelles bonnes manières.

    Les spectateurs constatent ainsi dans la pièce :

    La Comtesse

    Allez, impertinente, je bois avec une soucoupe. Je vous dis que vous m’alliez quérir une soucoupe pour boire.

    Andrée

    Criquet, qu’est-ce que c’est qu’une soucoupe ?

    Criquet

    Une soucoupe ?

    Andrée

    Oui.

    Criquet

    Je ne sais.

    La Comtesse

    Vous ne vous grouillez pas ?

    Andrée

    Nous ne savons tous deux, Madame, ce que c’est qu’une soucoupe.

    La Comtesse

    Apprenez que c’est une assiette sur laquelle on met le verre. Vive Paris pour être bien servie !

    On retrouve pareillement dans la pièce :

    La Comtesse

    Ôtez-vous de devant mes yeux. En vérité, Madame, c’est une chose étrange que les petites villes ; on n’y sait point du tout son monde ; et je viens de faire deux ou trois visites, où ils ont pensé me désespérer par le peu de respect qu’ils rendent à ma qualité.

    Julie

    Où auraient-ils appris à vivre ? Ils n’ont point fait de voyage à Paris.

    La Comtesse

    Ils ne laisseraient pas de l’apprendre, s’ils voulaient écouter les personnes ; mais le mal que j’y trouve, c’est qu’ils veulent en savoir autant que moi, qui ai été deux mois à Paris, et vu toute la cour.

    Julie

    Les sottes gens que voilà !

    La Comtesse

    Ils sont insupportables avec les impertinentes égalités dont ils traitent les gens. Car enfin il faut qu’il y ait de la subordination dans les choses ; et ce qui me met hors de moi, c’est qu’un gentilhomme de ville de deux jours, ou de deux cents ans, aura l’effronterie de dire qu’il est aussi bien gentilhomme que feu Monsieur mon mari, qui demeurait à la campagne, qui avait meute de chiens courants, et qui prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu’il passait.

    Julie

    On sait bien mieux vivre à Paris, dans ces hôtels dont la mémoire doit être si chère. Cet hôtel de Mouhy, Madame, cet hôtel de Lyon, cet hôtel de Hollande ! Les agréables demeures que voilà !

    La Comtesse

    Il est vrai qu’il y a bien de la différence de ces lieux-là à tout ceci. On y voit venir du beau monde, qui ne marchande point à vous rendre tous les respects qu’on saurait souhaiter. On ne s’en lève pas, si l’on veut, de dessus son siège ; et lorsque l’on veut voir la revue, ou le grand ballet de Psyché, on est servie à point nommé.

    Julie

    Je pense, Madame, que, durant votre séjour à Paris, vous avez fait bien des conquêtes de qualité.

    La Comtesse

    Vous pouvez bien croire, Madame, que tout ce qui s’appelle les galants de la cour n’a pas manqué de venir à ma porte, et de m’en conter ; et je garde dans ma cassette de leurs billets, qui peuvent faire voir quelles propositions j’ai refusées ; il n’est pas nécessaire de vous dire leurs noms : on sait ce qu’on veut dire par les galants de la cour. »

    Dans les Précieuses ridicules, on trouve de ridiculisé le même genre d’attitudes pédantes, de comportements relevant faussement de la culture :

    Mascarille

    Tout ce que je fais me vient naturellement, c’est sans étude.

    Mascarille

    Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.

    Magdelon

    Assurément, ma chère.

    Magdelon

    Hélas ! qu’en pourrions-nous dire ? Il faudroit être l’antipode de la raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit et de la galanterie.

    Mascarille

    Pour moi, je tiens que hors de Paris, il n’y a point de salut pour les honnêtes gens.

    Le triomphe de Paris ne date pas du XIXe siècle : la ville naît au XVIIe siècle, comme vecteur de culture et de civilisation, contre la féodalité – et contre les pédants qui tentent d’utiliser cela dans un sens réactionnaire, au moyen de l’esprit pédant.

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  • Molière : contradiction ville-campagnes et rejet de l’esprit borné féodal

    L’oeuvre de Molière possède une clef : la contradiction entre les villes et les campagnes. La féodalité consiste en les campagnes ; les bourgeois vivent dans les villes, qui étaient auparavant des bourgs fondés par les marchés tenus par les artisans.

    La cour, quant à elle, choisit le camp des villes : elle est portée par l’administration de l’État s’affirmant dans un cadre nouveau : la nation.

    Relever des campagnes, c’est être arriéré, c’est être déconnecté de la réalité et de ses exigences. Dans L’école des femmes, le personnage se plaint du fait que dans la grande ville qu’est Paris, le patriarcat ait reculé :

    Arnolphe.

    Fort bien : est-il au monde une autre ville aussi
    Où l’on ait des maris si patients qu’ici ?

    Arnolphe voit d’ailleurs son jeune concurrent lui ravir la jeune femme qu’il tient prisonnière justement alors qu’il était en déplacement à la campagne : la contradiction est ici exposée de manière nette.

    Horace.

    Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.

    Arnolphe.

    J’étais à la campagne.

    Horace.

    Oui, depuis deux journées.

    On a ainsi de manière régulière la figure de la personne à la culture féodale qui est en décalage avec les mœurs. C’est par exemple le cas dans la pièce Monsieur de Pourceaugnac, où le personnage éponyme se plaint qu’on se moque de lui en ville :

    « Monsieur de Pourceaugnac se tourne du côté d’où il vient, comme parlant à des gens qui le suivent, Sbrigani.

    Monsieur de Pourceaugnac

    Hé bien, quoi ? qu’est-ce ? qu’y a-t-il ? Au diantre soit la sotte ville, et les sottes gens qui y sont ! ne pouvoir faire un pas sans trouver des nigauds qui vous regardent et se mettent à rire ! Eh ! Messieurs les badauds, faites vos affaires, et laissez passer les personnes sans leur rire au nez. Je me donne au diable, si je ne baille un coup de poing au premier que je verrai rire. »

    Dans L’Avare, le personnage éponyme qui représente l’usurier typique des campagnes – et non le bourgeois capitaliste – considère la ville comme son ennemi, comme le révèle sa réaction au vol de sa cassette :

    Le commissaire

    Qui soupçonnez-vous de ce vol ?

    Harpagon

    Tout le monde, et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

    Le commissaire

    Il faut, si vous m’en croyez, n’effaroucher personne et tâcher doucement d’attraper quelques preuves afin de procéder après, par la rigueur, au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

    La pièce Le Misanthrope a justement comme sens de présenter un inadapté à la ville, qui est à ses yeux trop complexe et trop fausse. D’une certaine manière, le personnage d’Alceste préfigure de manière admirable le romantisme, nostalgie réactionnaire d’un moyen-âge idéalise.

    Voici comment il exprime son avis sur la ville et la cour, c’est-à-dire sur la bourgeoisie et le pouvoir royal constituant l’administration de l’Etat :

    Alceste

    Je ne me moque point.
    Et je vais n’épargner personne sur ce point.
    Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
    Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
    J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
    Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
    Je ne trouve partout que lâche flatterie,
    Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
    Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
    Est de rompre en visière à tout le genre humain.

    Inversement, le personnage représentant le personnage « adapté » aux mœurs modernes et à leur complexité : il prend les gens tels qu’ils sont.

    Philinte

    Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
    J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
    Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
    Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

    La brutalité typiquement féodale des personnages arriérés est maintes fois soulignés. Les féodaux sont toujours prêts à la violence, à faire couler le sang. Voici comment Molière dénonce l’attitude brutale du personnage de l’usurier représenté par Harpagon :

    Maître Jacques dans le fond du théâtre, en se retournant du côté par lequel il est entré.

    Je m’en vais revenir. Qu’on me l’égorge tout à l’heure ; qu’on me lui fasse griller les pieds, qu’on me le mette dans l’eau bouillante, et qu’on me le pende au plancher.

    Harpagon à maître Jacques.

    Qui ? celui qui m’a dérobé ?

    Maître Jacques

    Je parle d’un cochon de lait que votre intendant me vient d’envoyer, et je veux vous l’accommoder à ma fantaisie.

    On a là une critique démocratique ; bien entendu de manière moderne il eut fallu dénoncer la situation du cochon de lait (c’est-à-dire d’un porcelet). Les féodaux sont décalés, brutaux, bornés – ils appartiennent au passé.

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  • Molière : triomphe du baroque

    Molière ne s’arrache donc pas à la soumission à la cour. La Comtesse d’Escarbagnas est une comédie-ballet, sans grande envergure, mais soulignant la séparation entre Paris et la province sur le plan des mœurs. A ce titre, elle célèbre la séparation villes-campagnes, en affirmant la cour et en abaissant l’aristocratie.

    Le ton est le même avec Le Malade imaginaire, comédie-ballet où la pièce qui se moque des médecins est entrecoupé de danses, de chants, et de scènes à la gloire du roi et du mode de la vie de la cour.

    « Tous

    Joignons tous dans ces bois
    Nos flûtes et nos voix :
    Ce jour nous y convie
    Et faisons aux échos redire mille fois :
    LOUIS est le plus grand des rois ;
    Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !

    Dernière et grande entrée de ballet

    Faunes, bergers et bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux des jeux de danse ; après quoi ils se vont préparer pour la comédie. »

    Comme régulièrement dans les pièces de Molière, les médecins sont présentés comme des obscurantistes, des membres zélés de la féodalité. Le pouvoir royal est ouvertement présenté comme un obstacle progressiste à l’obscurantisme des médecins.

    On a ainsi cette scène où le médecin est scandalisé que sa profession ait parfois à rendre des comptes :

    « Argan

    N’est-ce pas votre intention, monsieur, de le pousser à la cour, et d’y ménager pour lui une charge de médecin ?

    Monsieur Diafoirus

    A vous en parler franchement, notre métier auprès des grands ne m’a jamais paru agréable ; et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux pour nous autres demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne ; et, pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent.

    Toinette

    Cela est plaisant ! et ils sont bien impertinents de vouloir que, vous autres messieurs, vous les guérissiez. Vous n’êtes point auprès d’eux pour cela ; vous n’y êtes que pour recevoir vos pensions et leur ordonner des remèdes ; c’est à eux à guérir s’ils peuvent.

    Monsieur Diafoirus

    Cela est vrai. On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes. »

    Molière oppose ainsi la joie de vivre de la cour aux remèdes des médecins. Les XVIIe et XVIIIe siècles sont de fait marqués par les « lavements » comme remèdes « miracles », au moyen de seringues enfoncés dans le rectum et propulsant des liquides dans l’intestin.

    La pièce se moque de la méthode et de ses médecins qui ont pour habitude de parler finalement à des postérieurs de personnes crédules :

    « Monsieur Fleurant, à Béralde.

    De quoi vous mêlez-vous, de vous opposer aux ordonnances de la médecine, et d’empêcher monsieur de prendre mon clystère ? Vous êtes bien plaisant d’avoir cette hardiesse-là !

    Béralde

    Allez, monsieur ; on voit bien que vous n’avez pas accoutumé de parler à des visages.

    Monsieur Fleurant

    On ne doit point ainsi se jouer des remèdes et me faire perdre mon temps. Je ne suis venu ici que sur une bonne ordonnance ; et je vais dire à monsieur Purgon comme on m’a empêché d’exécuter ses ordres et de faire ma fonction. Vous verrez, vous verrez…

    Argan

    Mon frère, vous serez cause ici de quelque malheur.

    Béralde

    Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que monsieur Purgon a ordonné ! »

    « Monsieur Purgon

    Un clystère que j’avais pris plaisir à composer moi-même. »

    « Monsieur Purgon

    Inventé et formé dans toutes les règles de l’art. »

    « Monsieur Purgon

    Et qui devait faire dans les entrailles un effet merveilleux. »

    Le problème est toutefois le même que pour l’affirmation des droits des femmes. Comment organiser socialement le changement ?

    La pièce oscille ainsi entre l’idéologie baroque – la science est, en fait, prétentieuse et vaine – et l’idéologie matérialiste célébrant la nature comme étant rationnelle.

    Voici deux extraits significatifs :

    « Argan

    Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu’un homme en puisse guérir un autre ?

    Béralde

    Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre machine sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte ; et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

    Argan

    Les médecins ne savent donc rien, à votre compte ?

    Béralde

    Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ; mais, pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent pas du tout. »

    « Argan

    C’est que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire donc quand on est malade ?

    Béralde

    Rien, mon frère.

    Argan

    Rien ?

    Béralde

    Rien. Il ne faut que demeurer en repos. La nature, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée. C’est notre inquiétude, c’est notre impatience qui gâte tout ; et presque tous les hommes meurent de leurs remèdes, et non pas de leurs maladies. »

    Molière, de fait, cède au baroque. On retrouve le principe de la « mise en abyme », puisqu’il est parlé de lui dans la pièce, et on a donc lui comme personnage se moquant de lui-même. La triste ironie est qu’il mourra après une représentation de cette pièce, après avoir joué un malade imaginaire alors que lui-même était réellement malade.

    Voici la mise en abyme.

    « Argan

    Ouais ! vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu’il y eût ici quelqu’un de ces messieurs, pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.

    Béralde

    Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre la médecine ; et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu’il lui plaît. Ce que j’en dis n’est qu’entre nous ; et j’aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l’erreur où vous êtes et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu’une des comédies de Molière.

    Argan

    C’est un bon impertinent que votre Molière, avec ses comédies ! et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins !

    Béralde

    Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

    Argan

    C’est bien à lui à faire, de se mêler de contrôler la médecine ! Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

    Béralde

    Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les princes et les rois qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

    Argan

    Par la mort non de diable ! si j’étais que des médecins, je me vengerais de son impertinence ; et, quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement ; et je lui dirais : « Crève, crève ; cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté. »

    Béralde

    Vous voilà bien en colère contre lui.

    Argan

    Oui. C’est un malavisé ; et, si les médecins sont sages, ils feront ce que je dis.

    Béralde

    Il sera encore plus sage que vos médecins, car il ne leur demandera point de secours.

    Argan

    Tant pis pour lui, s’il n’a point recours aux remèdes.

    Béralde

    Il a ses raisons pour n’en point vouloir, et il soutient que cela n’est permis qu’aux gens vigoureux et robustes, et qui ont des forces de reste pour porter les remèdes avec la maladie ; mais que, pour lui, il n’a justement de la force que pour porter son mal.

    Argan

    Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage ; car cela m’échauffe la bile et vous me donneriez mon mal. »

    L’idéologie baroque est ainsi finalement prédominante. Une servante se déguise en médecin de 99 ans à la va-vite, et la « confusion » triomphe, typiquement dans l’esprit baroque :

    « Béralde

    J’ai lu des choses surprenantes de ces sortes de ressemblances, et nous en avons vu, de notre temps, où tout le monde s’est trompé.

    Argan

    Pour moi, j’aurais été trompé à celle-là ; et j’aurais juré que c’est la même personne. »

    « Béralde

    Il est vrai que la ressemblance est tout à fait grande ; mais ce n’est pas la première fois qu’on a vu de ces sortes de choses, et les histoires ne sont pleines que de ces jeux de la nature. »

    Le fait qu’il suffise d’un habit de médecin pour devenir médecin est une critique de la prétention des médecins, mais joue également sur le fait que les apparences sont trompeuses, dans l’esprit du baroque encore une fois.

    « Argan

    Mais il faut savoir bien parler latin, connaître les maladies et les remèdes qu’il y faut faire.

    Béralde

    En recevant la robe et le bonnet de médecin, vous apprendrez tout cela ; et vous serez après plus habile que vous ne voudrez.

    Argan

    Quoi ! l’on sait discourir sur les maladies quand on a cet habit-là ?

    Béralde

    Oui. L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. »

    Le moment final, toujours baroque, consiste en une sorte de danse orientale où le malade imaginaire se voit attribuer le titre de médecin, l’illusion étant ouvertement mise en avant comme méthode.

    « Toinette

    Quel est votre dessein ?

    Béralde

    De vous divertir un peu ce soir. Les comédiens ont fait un petit intermède de la réception d’un médecin, avec des danses et de la musique ; je veux que nous en prenions ensemble le divertissement, et que mon frère y fasse le premier personnage.

    Angélique

    Mais, mon oncle, il me semble que vous vous jouez un peu beaucoup de mon père.

    Béralde

    Mais, ma nièce, ce n’est pas tant le jouer que s’accommoder à ses fantaisies. Tout ceci n’est qu’entre nous. Nous y pouvons aussi prendre chacun un personnage, et nous donner ainsi la comédie les uns aux autres. Le carnaval autorise cela. Allons vite préparer toutes choses. »

    Molière ne peut pas s’arracher à son époque : la monarchie absolue, avec son classicisme comme baroque français, limite son projet dans ses fondements mêmes.

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  • Molière et les contradictions au sein du peuple

    La question de la maternité et de la sexualité par rapport à l’éducation et l’activité sociale a été un problème fondamental, comme en témoigne Les femmes savantes.

    Cependant, ce n’était pas le seul écueil à l’appui fait par Molière aux femmes et à leur quête de savoir : il y a également la question de la famille. Comment s’expriment les contradictions au sein du peuple ?

    Comment les contradictions villes-campagnes jouent-elles dans les rapports au sein du couple ? Comment éviter que les progrès de la culture ne tombent dans le pédantisme, et comment éviter que le pragmatisme bourgeois ne sombre dans la facilité ?

    C’est encore là un problème essentiel d’une modernité très grande ; ce qui est vrai au 17e siècle l’est encore au début du 21e siècle.

    C’est par exemple le thème d’une discussion d’un couple au sujet de l’expression « rustique » d’une servante : cela semble intolérable à la femme, et tout à fait secondaire vis-à-vis du mari placide et pragmatique.

    « PHILAMINTE

    Vous voulez que toujours je l’aie à mon service,

    Pour mettre incessamment mon oreille au supplice ?

    Pour rompre toute loi d’usage et de raison,

    Par un barbare amas de vices d’oraison,

    De mots estropiés, cousus par intervalles,

    De proverbes traînés dans les ruisseaux des Halles* ?

    BÉLISE

    Il est vrai que l’on sue à souffrir ses discours.

    Elle y met Vaugelas en pièces tous les jours ;

    Et les moindres défauts de ce grossier génie,

    Sont ou le pléonasme, ou la cacophonie.

    CHRYSALE

    Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,

    Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?

    J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes,

    Elle accommode mal les noms avec les verbes,

    Et redise cent fois un bas ou méchant mot,

    Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.

    Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.

    Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage,

    Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,

    En cuisine peut-être auraient été des sots.

    PHILAMINTE

    Que ce discours grossier terriblement assomme !

    Et quelle indignité pour ce qui s’appelle homme,

    D’être baissé sans cesse aux soins matériels,

    Au lieu de se hausser vers les spirituels !

    Le corps, cette guenille, est-il d’une importance,

    D’un prix à mériter seulement qu’on y pense,

    Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin ?

    CHRYSALE

    Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin,

    Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère. »

    Le problème est, bien sûr, que le refus du pédantisme bascule vite dans le refus de voir les femmes être savantes :

    « CHRYSALE.

    C’est à vous que je parle, ma sœur.

    Le moindre solécisme en parlant vous irrite :

    Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

    Vos livres éternels ne me contentent pas,

    Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,

    Vous devriez brûler tout ce meuble* inutile,

    Et laisser la science aux docteurs de la ville ;

    M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans,

    Cette longue lunette à faire peur aux gens,

    Et cent brimborions dont l’aspect importune :

    Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,

    Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,

    Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

    Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,

    Qu’une femme étudie, et sache tant de choses.

    Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,

    Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,

    Et régler la dépense avec économie,

    Doit être son étude et sa philosophie.

    Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,

    Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,

    Quand la capacité de son esprit se hausse

    À connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse.

    Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;

    Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,

    Et leurs livres un dé, du fil, et des aiguilles,

    Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.

    Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs,

    Elles veulent écrire, et devenir auteurs.

    Nulle science n’est pour elles trop profonde,

    Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde.

    Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,

    Et l’on sait tout chez moi, hors ce qu’il faut savoir.

    On y sait comme vont lune, étoile polaire,

    Vénus, Saturne, et Mars, dont je n’ai point affaire ;

    Et dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,

    On ne sait comme va mon pot dont j’ai besoin.

    Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,

    Et tous ne font rien moins que ce qu’ils ont à faire ;

    Raisonner est l’emploi de toute ma maison,

    Et le raisonnement en bannit la raison ;

    L’un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire,

    L’autre rêve à des vers quand je demande à boire ;

    Enfin je vois par eux votre exemple suivi,

    Et j’ai des serviteurs, et ne suis point servi. »

    Ce n’est pas tout : le rapport mère-fille rencontre le même problème : si la jeune femme veut être épanouie et méprise les pédants au nom, en quelque sorte, de la dignité du réel, la mère pour autant connaît la valeur de l’éducation…

    « HENRIETTE

    C’est prendre un soin pour moi qui n’est pas nécessaire,

    Les doctes entretiens ne sont point mon affaire.

    J’aime à vivre aisément, et dans tout ce qu’on dit

    Il faut se trop peiner, pour avoir de l’esprit.

    C’est une ambition que je n’ai point en tête,

    Je me trouve fort bien, ma mère, d’être bête,

    Et j’aime mieux n’avoir que de communs propos,

    Que de me tourmenter pour dire de beaux mots.

    PHILAMINTE

    Oui, mais j’y suis blessée, et ce n’est pas mon compte

    De souffrir dans mon sang une pareille honte.

    La beauté du visage est un frêle ornement,

    Une fleur passagère, un éclat d’un moment,

    Et qui n’est attaché qu’à la simple épiderme ;

    Mais celle de l’esprit est inhérente et ferme.

    J’ai donc cherché longtemps un biais de vous donner

    La beauté que les ans ne peuvent moissonner,

    De faire entrer chez vous le désir des sciences,

    De vous insinuer les belles connaissances ;

    Et la pensée enfin où mes vœux ont souscrit,

    C’est d’attacher à vous un homme plein d’esprit,

    Et cet homme est Monsieur que je vous détermine

    À voir comme l’époux que mon choix vous destine. »

    On est, ici encore, dans une contradiction au sein du peuple, avec différents aspects.

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  • Les limites historiques de Molière

    Les dernières œuvres de Molière prolongent, une dernière fois, l’offensive anti-féodale. Elles atteignent cependant une limite : celle propre à la monarchie absolue.

    Les Fourberies de Scapin défendent ainsi, encore une fois, le droit au choix de la personne avec qui on veut se marier. On trouve toutefois de présente une réflexion sur le fatalisme, dans l’esprit stoïcien. Il faudrait accepter les choses telles qu’elles sont : ici se reflète le caractère passif de la bourgeoisie dans le cadre de l’alliance avec la cour.

    Scapin, personnage qui manigance et qui trompe, rappelle qu’il faut prendre pourtant les choses telles qu’elles sont :

    « Scapin

    Monsieur, la vie est mêlée de traverses. Il est bon de s’y tenir sans cesse préparé ; et j’ai ouï dire, il y a longtemps, une parole d’un ancien que j’ai toujours retenue.

    Argante

    Quoi ?

    Scapin

    Que pour peu qu’un père de famille ait été absent de chez lui, il doit promener son esprit sur tous les fâcheux accidents que son retour peut rencontrer : se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui est point arrivé, l’imputer à bonne fortune. Pour moi, j’ai pratiqué toujours cette leçon dans ma petite philosophie ; et je ne suis jamais revenu au logis, que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures, aux coups de pied au cul, aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué à m’arriver, j’en ai rendu grâce à mon bon destin. »

    Lorsqu’il fait croire à un père que son fils a été enlevé par des Ottomans, il souligne le rôle de la « destinée » :

    « Géronte

    Que diable allait-il faire dans cette galère ?

    Scapin

    Une méchante destinée conduit quelquefois les personnes. »

    C’est très important, car ici on voit que Molière commence à glisser ouvertement sur le terrain de la culture baroque.

    La raison de cela tient à la réalité de la société française. De fait, la pièce qui suit, Les Femmes savantes, reprend la ligne générale de l’offensive anti-féodale, tout en posant une question compliquée, difficile à répondre alors.

    Historiquement en effet, au début de l’humanité, la femme avait davantage d’importance que l’homme car elle donnait la vie. La hiérarchie s’est imposée avec la période de l’agriculture et de la domestication, du « triomphe » patriarcal sur la nature.

    Or, si la bourgeoisie et le progrès rétablissent la dignité féminine, reste la question de la maternité. En l’absence de société collectivisée, la femme est obligée de « choisir » entre une vie de famille et la science. Telle est la contradiction montrée dans la pièce Les Femmes savantes.

    Dès le début, on a deux femmes opposant leurs points de vue à ce sujet :

    « ARMANDE

    De tels attachements, ô Ciel ! sont pour vous plaire ?

    HENRIETTE

    Et qu’est-ce qu’à mon âge on a de mieux à faire,

    Que d’attacher à soi, par le titre d’époux,

    Un homme qui vous aime, et soit aimé de vous ;

    Et de cette union de tendresse suivie,

    Se faire les douceurs d’une innocente vie ?

    Ce nœud bien assorti n’a-t-il pas des appas ?

    ARMANDE

    Mon Dieu, que votre esprit est d’un étage bas !

    Que vous jouez au monde un petit personnage,

    De vous claquemurer aux choses du ménage,

    Et de n’entrevoir point de plaisirs plus touchants,

    Qu’un idole d’époux, et des marmots d’enfants !

    Laissez aux gens grossiers, aux personnes vulgaires,

    Les bas amusements de ces sortes d’affaires.

    À de plus hauts objets élevez vos désirs,

    Songez à prendre un goût des plus nobles plaisirs,

    Et traitant de mépris les sens et la matière,

    À l’esprit comme nous donnez-vous toute entière :

    Vous avez notre mère en exemple à vos yeux,

    Que du nom de savante on honore en tous lieux,

    Tâchez ainsi que moi de vous montrer sa fille,

    Aspirez aux clartés qui sont dans la famille,

    Et vous rendez sensible aux charmantes douceurs

    Que l’amour de l’étude épanche dans les cœurs :

    Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie ;

    Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie,

    Qui nous monte au-dessus de tout le genre humain,

    Et donne à la raison l’empire souverain,

    Soumettant à ses lois la partie animale

    Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale.

    Ce sont là les beaux feux, les doux attachements,

    Qui doivent de la vie occuper les moments ;

    Et les soins où je vois tant de femmes sensibles,

    Me paraissent aux yeux des pauvretés horribles. »

    Henriette répond alors simplement que si les femmes n’avaient pas assumé leur sexualité, il n’y aurait pas de naissance : il n’y aurait pas eu Armande, il n’y aurait pas peut-être de savant auquel elle va donner naissance…

    « HENRIETTE

    Mais vous ne seriez pas ce dont vous vous vantez,

    Si ma mère n’eût eu que de ces beaux côtés ;

    Et bien vous prend, ma sœur, que son noble génie

    N’ait pas vaqué toujours à la philosophie.

    De grâce souffrez-moi par un peu de bonté

    Des bassesses à qui vous devez la clarté ;

    Et ne supprimez point, voulant qu’on vous seconde,

    Quelque petit savant qui veut venir au monde. »

    Cette question est, de fait, d’une grande modernité. Elle amène évidemment les femmes bourgeoises à vouloir supprimer la dimension naturelle : « on ne naît pas femme, on le devient ». La femme bourgeoise veut devenir un homme capitaliste.

    Molière, portraitiste bourgeois, est confronté à cette contradiction historique, déjà au 17e siècle.

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  • Molière : comédies-ballet et apothéose avec le Bourgeois gentilhomme

    Après L’Avare, Molière revient à la comédie-ballet, avec Monsieur de Pourceaugnac. C’est une comédie où on se moque des langages incorrects aux yeux de la cour, comme le picard et l’occitan, où l’on montre que, hors de Paris, tout est naïveté. La conclusion, en elle-même, témoigne du caractère divertissant de la pièce, comme reflet de l’idéologie de la cour :

    « Ne songeons qu’à nous réjouir :
    La grande affaire est le plaisir. »

    Dans la continuité, on a ensuite la comédie-ballet Les Amants magnifiques, joué à l’occasion du carnaval de 1670, au cours des festivités appelées pas moins que Divertissement royal. Louis XIV devait monter sur scène pour danser deux rôles, mais apparemment il ne fit pas (et par ailleurs il ne le fit plus non plus par la suite).

    On est là, encore dans l’esprit de la Renaissance et du divertissement pastoral, avec des références à la Grèce, une princesse devant se marier et allant à la chasse, etc.

    On est dans la même démarche avec Psyché, une tragi-comédie utilisant également le principe du ballet, durant cinq heures et présenté à Paris pendant de longues périodes : du 24 juillet au 25 octobre 1671, du 15 janvier au 6 mars 1672 et du 11 novembre au 23 janvier 1673.

    4000 personnes purent ainsi voir un spectacle faste dans la « Salle des Machines », avec des décors mobiles permettant de multiplier les lieux des différentes scènes. Psyché, une jeune femme, est ainsi transporté dans un palais, dans une campagne sauvage, aux enfers, pour être finalement enlevé enfin par le dieu Amour qui l’emmène au ciel, avec l’accord tant attendu de Vénus et de Jupiter.

    On retrouve encore les nymphes et les naïades, des sylvains, bref des esprits des forêts et des eaux. L’une des divinités, Flore, résume l’esprit de la cour :

    « Est-on sage,
    Dans le bel âge,
    Est-on sage
    De n’aimer pas ?
    Que sans cesse,
    L’on se presse
    De goûter les plaisirs ici-bas.
    La sagesse
    De la jeunesse,
    C’est de savoir jouir de ses appas
    L’Amour charme
    Ceux qu’il désarme ;
    L’Amour charme,
    Cédons-lui tous.
    Notre peine
    Seroit vaine
    De vouloir résister à ses coups :
    Quelque chaîne
    Qu’un amant prenne,
    La liberté n’a rien qui soit si doux. »

    Entre ces deux œuvres, Molière a réalisé une autre comédie-ballet, qui est extrêmement connu en France : Le Bourgeois gentilhomme.

    C’est une pièce qui, de fait, prolonge l’ambiguïté de la situation de Molière. Là encore, comme dans L’Avare, on a un personnage plus conforme aux exigences de la cour que de celles de la bourgeoisie.

    On a ainsi un bourgeois, « Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se mettre en tête ».

    Le personnage tente de saisir les règles de la cour, et il est simplement ridicule, incapable de devenir réellement raffiné. En même temps, cela révèle une certaine vanité et un certain ridicule des nobles eux-mêmes.

    On a ainsi en même temps une cour qui se moque des « ploucs » et des bourgeois se moquant de la rigidité des nobles, le tout dans une œuvre qui terminera dans une apothéose délirante absolument incroyable.

    Voici un extrait présentant bien le caractère de Monsieur Jourdain, celui dont on se moque dans toute l’oeuvre.

    « Madame Jourdain

    Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.

    Monsieur Jourdain

    Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement, et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.

    Madame Jourdain

    Çamon vraiment ! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau Monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné.

    Monsieur Jourdain

    Paix ! Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui ? C’est une personne d’importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l’on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N’est-ce pas une chose qui m’est tout à fait honorable, que l’on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m’appelle son cher ami, et me traite comme si j’étais son égal ? Il a pour moi des bontés qu’on ne devinerait jamais ; et, devant tout le monde, il me fait des caresses dont je suis moi-même confus.

    Madame Jourdain

    Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses ; mais il vous emprunte votre argent.

    Monsieur Jourdain

    Hé bien ! ne m’est-ce pas de l’honneur, de prêter de l’argent à un homme de cette condition-là ? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m’appelle son cher ami ?

    Madame Jourdain

    Et ce seigneur, que fait-il pour vous ?

    Monsieur Jourdain

    Des choses dont on serait étonné, si on les savait.

    Madame Jourdain

    Et quoi ?

    Monsieur Jourdain

    Baste, je ne puis pas m’expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l’argent, il me le rendra bien, et avant qu’il soit peu.

    Madame Jourdain

    Oui, attendez-vous à cela.

    Monsieur Jourdain

    Assurément. : ne me l’a-t-il pas dit ?

    Madame Jourdain

    Oui, oui : il ne manquera pas d’y faillir.

    Monsieur Jourdain

    Il m’a juré sa foi de gentilhomme.

    Madame Jourdain

    Chansons. »

    On a donc l’opposition entre la femme, rationnelle et attachée à la bourgeoisie, et l’homme qui délire et essaie de basculer dans l’aristocratie, au point de refuser un mari pour sa fille car n’appartenant pas à l’aristocratie, dont lui-même n’est pourtant pas issu, malgré ses dénégations.

    « Monsieur Jourdain

    Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.

    Madame Jourdain

    Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis ?

    Monsieur Jourdain

    Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.

    Madame Jourdain

    Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?

    Monsieur Jourdain

    Voilà pas le coup de langue ?

    Madame Jourdain

    Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

    Monsieur Jourdain

    Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

    Madame Jourdain

    Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.

    Nicole

    Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot dadais que j’aie jamais vu.

    Monsieur Jourdain

    Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise. »

    Le bourgeois voulant devenir gentilhomme, en fait, n’est qu’un vaniteux, totalement hors de propos :

    « Maître tailleur

    Voulez-vous mettre votre habit ?

    Monsieur Jourdain

    Oui, donnez-le-moi.

    Maître tailleur

    Attendez. Cela ne va pas comme cela. J’ai amené des gens pour vous habiller en cadence, et ces sortes d’habits se mettent avec cérémonie. Holà ! entrez, vous autres. Mettez cet habit à Monsieur, de la manière que vous faites aux personnes de qualité.

    Quatre garçons tailleurs entrent, dont deux lui arrachent le haut-de-chausses de ses exercices, et deux autres la camisole ; puis ils lui mettent son habit neuf ; et M. Jourdain se promène entre eux, et leur montre son habit, pour voir s’il est bien. Le tout à la cadence de toute la symphonie.

    Garçon tailleur

    Mon gentilhomme, donnez, s’il vous plaît, aux garçons quelque chose pour boire.

    Monsieur Jourdain

    Comment m’appelez-vous ?

    Garçon tailleur

    Mon gentilhomme.

    Monsieur Jourdain

    « Mon gentilhomme ! » Voilà ce que c’est de se mettre en personne de qualité. Allez-vous-en demeurer toujours habillé en bourgeois, on ne vous dira point : « Mon gentilhomme ». Tenez, voilà pour « Mon gentilhomme ».

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous vous sommes bien obligés.

    Monsieur Jourdain

    « Monseigneur », oh, oh ! « Monseigneur » ! Attendez, mon ami : « Monseigneur » mérite quelque chose, et ce n’est pas une petite parole que « Monseigneur ». Tenez, voilà ce que Monseigneur vous donne.

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous allons boire tous à la santé de Votre Grandeur.

    Monsieur Jourdain

    « Votre Grandeur ! » Oh, oh, oh ! Attendez, ne vous en allez pas. à moi « Votre Grandeur ! » Ma foi, s’il va jusqu’à l’Altesse, il aura toute la bourse. Tenez, voilà pour Ma Grandeur.

    Garçon tailleur

    Monseigneur, nous la remercions très humblement de ses libéralités.

    Monsieur Jourdain

    Il a bien fait : je lui allais tout donner.

    Les quatre garçons tailleurs se réjouissent par une danse, qui fait le second intermède. »

    Les situations sont cocasses au possible, comme la leçon sur les voyelles, où la vanité du pédantisme intellectuel saute aux yeux :

    « Maître de philosophie

    La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : O.

    Monsieur Jourdain

    O, O. Il n’y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable ! I, I, I, O.

    Maître de philosophie

    L’ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un O.

    Monsieur Jourdain

    O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose ! »

    L’oeuvre termine dans une apothéose anti-féodale. En théorie, le roi Louis XIV voulait une pièce pour se moquer des Ottomans, car un de leurs émissaires n’a pas été impressionné par un de ses luxueux habits.

    En pratique, on se moque ici de la tyrannie et de la religion : sous couvert de se moquer de la tyrannie régissant l’empire ottoman et de l’obscurantisme musulman, c’est en fait la religion chrétienne dont on se moque, avec également la conception d’un tyran dont on célébrerait le culte sans aucune réalité de civilisation.

    Monsieur Jourdain se croit nommé « mamamouchi », comme paladin de l’empire ottoman, par un ottoman qui est en fait le fiancé déguisé. La scène est délirante au possible :

    « Six Turcs entrent gravement deux à deux, au son de tous les instruments. Ils portent trois tapis fort longs, dont ils font plusieurs figures, et, à la fin de cette première cérémonie, ils les lèvent fort haut ; les Turcs musiciens, et autres joueurs d’instruments, passent par dessous ; quatre Derviches qui accompagnent le Mufti ferment cette marche.

    Alors les Turcs étendent les tapis par terre, et se mettent dessus à genoux ; le Mufti est debout au milieu, qui fait une invocation avec des contorsions et des grimaces, levant le menton et remuant les mains contre sa tête comme si c’était des ailes. Les Turcs se prosternent jusqu’à terre, chantant Alli, puis se relèvent, chantant Alla, ce qu’ils continuent alternativement jusqu’à la fin de l’invocation ; puis ils se lèvent tous, chantant Alla ekber.

    Alors les Derviches amènent devant le Mufti le Bourgeois vêtu à la turque, rasé, sans turban, sans sabre, auquel il chante gravement ces paroles :

    Le Mufti
    Se ti sabir,
    Ti respondir ;
    Se nou sabir,
    Tazir, tazir.

    Mi star Mufti :
    Ti qui star ti ?
    Non intendir :
    Tazir, tazir.

    Deux Derviches font retirer le Bourgeois (…).

    Le Mufti
    Star bon Turca Giourdina ? Bis.

    Les Turcs
    Hey valla. Hey valla. Bis.

    Le Mufti chante et danse.
    Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

    Après que le Mufti s’est retiré, les Turcs dansent, et répètent ces mêmes paroles.

    Hu la ba ba la chou ba la ba ba la da.

    Le Mufti revient, avec son turban de cérémonie qui est d’une grosseur démesurée, garni de bougies allumées, à quatre ou cinq rangs.

    Deux Derviches l’accompagnent, avec des bonnets pointus garnis aussi de bougies allumées, portant l’Alcoran : les deux autres Derviches amènent le Bourgeois, qui est tout épouvanté de cette cérémonie, et le font mettre à genoux le dos tourné au Mufti, puis, le faisant incliner jusques à mettre ses mains par terre, ils lui mettent l’Alcoran sur le dos, et le font servir de pupitre au Mufti, qui fait une invocation burlesque, fronçant le sourcil, et ouvrant la bouche, sans dire mot ; puis parlant avec véhémence, tantôt radoucissant sa voix, tantôt la poussant d’un enthousiasme à faire trembler, en se poussant les côtes avec les mains, comme pour faire sortir ses paroles, frappant quelquefois les mains sur l’Alcoran, et tournant les feuillets avec précipitation, et finit enfin en levant les bras, et criant à haute voix : Hou.

    Pendant cette invocation, les Turcs assistants chantent Hou, hou, hou, s’inclinant à trois reprises, puis se relèvent de même à trois reprises, en chantant Hou, hou, hou, et continuant alternativement pendant toute l’invocation du Mufti.

    Après que l’invocation est finie, les Derviches ôtent l’Alcoran de dessus le dos du Bourgeois, qui crie Ouf, parce qu’il est las d’avoir été longtemps en cette posture, puis ils se relèvent.

    Le Mufti s’adressant au Bourgeois.
    Ti non star furba ?

    Les Turcs
    No, no, no.

    Le Mufti
    Non star forfanta ?

    Les Turcs
    No, no, no.

    Le Mufti aux Turcs.
    Donar turbanta. Donar turbanta.
    Et s’en va.

    Les Turcs répètent tout ce que dit le Mufti, et donnent en dansant et en chantant, le turban au Bourgeois.

    Le Mufti revient et donne le sabre au Bourgeois.
    Ti star nobile, non star fabola.
    Pigliar schiabola.

    Puis il se retire.

    Les Turcs répètent les mêmes mots, mettant tous le sabre à la main ; et six d’entre eux dansent autour du Bourgeois auquel ils feignent de donner plusieurs coups de sabre.

    Le Mufti revient, et commande aux Turcs de bâtonner le Bourgeois, et chante ces paroles.

    Dara, dara, bastonara, bastonara, bastonara.

    Puis il se retire.

    Les Turcs répètent les mêmes paroles, et donnent au Bourgeois plusieurs coups de bâton en cadence.

    Le Mufti revient et chante.

    Non tener honta :
    Questa star l’ultima affronta.

    Les Turcs répètent les mêmes vers.

    Le Mufti, au son de tous les instruments, recommence une invocation, appuyé sur ses Derviches : après toutes les fatigues de cette cérémonie, les Derviches le soutiennent par-dessous les bras avec respect, et tous les Turcs sautant dansant et chantant autour du Mufti, se retirent au son de plusieurs instruments à la turque. »

    On a ici une production de très haut niveau, d’une très grande subtilité, bien loin de la simple « farce ».

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  • Molière : paysans, usuriers et traditions féodales

    Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédies utilisant également la danse et le chant ; Molière y participe avec trois œuvres : Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien ou l’Amour peintre.

    On est dans l’esprit de la pastorale, ces histoires de campagne idéalisée, avec l’antiquité gréco-romaine en référence, avec la culture de la Renaissance en arrière-plan.

    Il y a ainsi deux Molière : celui qui d’un côté, bourgeois, tend à l’idéologie représentée par l’humanisme et la peinture flamande, celui qui, de l’autre, contribuant à la monarchie absolue, est lié à l’idéologie de la Renaissance.

    Lorsqu’il écrit Amphitryon, après ses trois œuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi le Roi soleil, qui est en quelque sorte représenté par Jupiter, qui lui-même prend l’apparence d’Amphitryon afin de charmer, en fait abuser, sa femme Alcmène.

    Mercure prend, lui, l’apparence du valet, qui s’appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie » qu’il retrouve devant lui :

    « Sosie

    Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie,
    Et de moi je commence à douter tout de bon.
    Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ;
    Il pourrait bien encor l’être par la raison.
    Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
    Il me semble que je suis moi.
    Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
    Pour démêler ce que je voi ?
    Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
    À moins d’être moi-même, on ne le peut savoir. »

    Une autre comédie-ballet suit, qui n’aura guère de succès : George Dandin ou le Mari confondu. Riche paysan, Georges Dandin achète un titre de noblesse et est devenu Monsieur de la Dandinière, il se marie avec une famille noble désargentée, mais sa femme le méprise et s’empresse de se laisser courtiser.

    La pièce consiste donc en la description des malheurs du paysan, comme la scène d’exposition le présente même directement, dans une sorte d’adresse au public :

    « George Dandin

    Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin. »

    Cependant, au-delà du portrait du paysan parvenu qui vient se fracasser sur les exigences féodales – une contradiction évidente, qui ne se résoudra que lorsque le capitalisme se développera plus avant – on a de nouveau la figure de la femme se libérant, s’arrachant à la féodalité.

    « Angélique

    Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

    George Dandin

    C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

    Angélique

    Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. »

    Le problème de Molière est qu’ici, s’il dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité, il ne peut pas aller trop loin dans le portrait, car cela amènerait à rejeter la monarchie absolue elle-même. L’Avare, pièce qui suit George Dandin ou le Mari confondu, sera ainsi également un échec.

    Ce n’est que par la suite que cette pièce sera reconnue comme ayant de la valeur, au point d’être la seconde pièce la plus jouée à la Comédie française après Tartuffe.

    C’est très révélateur de la fonction idéologique de L’Avare. Molière pouvait avoir du succès dans la mesure où il était un portraitiste bourgeois utilisé par la monarchie absolue dans le cadre d’une alliance contre la féodalité.

    Cependant, L’Avare se concentre sur la question du rapport entre la bourgeoisie et le style de vie exigé à l’époque par la cour.

    Pour le paysan Georges Dandin, la bourgeoisie ne pouvait que regretter son triste sort dans la mesure où c’était un parvenu, tout en se moquant en même temps de ses traditions paysannes féodales.

    Pour l’Avare, la cour méprisait la figure de l’usurier, composante essentielle de la féodalité, symbole d’une logique rejetant tout principe de culture au nom de l’argent. Si l’on rit de l’avare, c’est parce qu’on rit de l’usurier, comme le fameux passage où il découvre le vol de sa cassette enterrée dans le jardin et contenant son argent :

    « Harpagon.

    Harpagon criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
    Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. »

    Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyer une critique de quelqu’un accumulant du capital et revendiquant la frugalité, même si l’usurier est très différent du capitaliste…

    En critiquant l’Avare comme figure, Molière assume ainsi l’idéologie dominante, où la bourgeoisie est déjà en recul sur le plan idéologique dans la mesure où elle est obligée de bricoler son échec à assumer le protestantisme, ce qui amène à la genèse d’une sorte de catholicisme d’esprit déiste, que l’on retrouve chez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

    Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, ne peut pas prendre partie de manière réelle dans cette bataille qui ne lui est, en fin de compte, que d’un intérêt secondaire, alors qu’inversement l’idéologie de la monarchie absolue – paraître, civilisation et raison d’Etat – se donne comme tâche d’écraser toutes les autres idéologies sous sa pression.

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  • Molière : médecins et autres réactionnaires

    L’échec, en raison de la répression, des pièces ayant comme personnages « principaux » Tartuffe et Dom Juan – avec en leur cœur la dénonciation anti-féodale de la religion catholique – n’a pas déçu le roi.

    Celui-ci fait de la troupe de Molière pas moins que la « Troupe du Roy », en 1665. La nouvelle pièce, appelée L’Amour médecin et consistant de nouveau en une comédie-ballet, est jouée à Versailles.

    Elle a été écrite rapidement, et son portrait vise surtout à se moquer des médecins, à la science improbable masquée par un jargon élaboré pour mystifier. Il y a même une servante qui vient se moquer des médecins en disant que quelqu’un marche sur leurs plate-bandes, en ayant tué quelqu’un à l’épée, concurrençant les médecins qui justement envoient plus au cimetière qu’ils ne guérissent…

    « Lisette

    Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine ?

    M. Tomès

    Comment, Qu’est-ce ?

    Lisette

    Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier : et qui sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps »

    Bien entendu, il y a une charge anti-religieuse, car les naïfs croyant les médecins sont aussi ceux qui sont superstitieux, qui ont été façonnés par l’obscurantisme religieux… Le jeune homme qui veut parler secrètement à la femme qu’il aime se fait passer pour un médecin auprès du père de celle-ci, et son discours joue là-dessus :

    « Clitandre

    Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements : mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés.

    Lisette

    Que vous ai-je dit ?

    Sganarelle

    Voilà un grand homme ! »

    Si le scénario est grossier, Molière réussit par le portrait à ne pas limiter cela à la farce. Il y a la révolte contre l’obscurantisme, comme lorsque le jeune homme dit la vérité, mais que père mystifié croit que c’est un discours visant à tromper sa fille devenue « folle ».

    « Clitandre

    N’en doutez point, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre mari, je ne suis venu ici que pour cela : et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n’est qu’un pur prétexte inventé, et je n’ai fait le médecin que pour m’approcher de vous, et obtenir ce que je souhaite.

    Lucinde

    C’est me donner des marques d’un amour bien tendre, et j’y suis sensible autant que je puis.

    Sganarelle

    Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! »

    Comme il s’agit d’une comédie-ballet, on comprend que l’appel est à la joie, et qu’il faut savoir se passer des médecins, dans la mesure où ce sont des charlatans…

    « La Comédie, Le Ballet et La Musique, tous trois ensemble.
    Sans nous tous les hommes
    Deviendraient mal sains :
    Et c’est nous qui sommes
    Leurs grands médecins.

    La Comédie.
    Veut-on qu’on rabatte
    Par des moyens doux,
    Les vapeurs de rate
    Qui vous minent tous,
    Qu’on laisse Hippocrate,
    Et qu’on vienne à nous.

    Tout trois, ensemble.
    Sans nous… »

    On retrouve la même chose dans Le Médecin malgré lui, où là encore on a une servante qui exprime les choses simples de la vie.

    « Jacqueline

    on n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerais mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse. »

    Le Médecin malgré lui se moque d’ailleurs fondamentalement de la médecine, puisqu’un coupeur de bois se fait passer brillamment pour un médecin. Il y a là une critique approfondie de la mystification obscurantiste de la caste des médecins, dans une œuvre fameuse et savoureuse.

    On a le même principe dans la pièce montée entre les deux précédentes, Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux. Si elle est bien moins réussie, elle se veut un portrait également, mais le public n’a pas réellement apprécié, et pour cause : le personnage du misanthrope est attachant dans son isolement face à ceux et celles pour qui ne comptent que le paraître.

    Voici ce que dit le misanthrope :

    « Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
    Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
    Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
    Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
    Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?

    (…)

    Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
    Une âme compatible avec l’air de la cour.
    Je ne me trouve point les vertus nécessaires
    Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
    Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
    Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
    Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
    Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
    Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
    Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
    Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
    Le chagrin de jouer de fort sots personnages »

    Faut-il alors comprendre que l’hypocrisie de la cour est intenable ? Ou bien inversement que le « misanthrope » est un aristocrate lié à la féodalité et incapable de suivre l’exigence culturelle nouvelle ? Ou encore, comme ce misanthrope haïssant l’humanité manie à perfection le langage exigé par son époque, n’est-il pas finalement un égocentrique refusant faussement les manières délicates ?

    En pratique, c’est en fait la contradiction villes-campagnes qui permet de comprendre que ce personnage du misanthrope est réactionnaire : il est contre le développement des mœurs, il est débordé par le développement culturel. Il est donc condamné historiquement.

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  • Molière et l’offensive anti-religieuse avec la Princesse d’Elide, Tartuffe, Dom Juan

    Molière, avec le premier succès permis par la querelle de l’école de femmes, se retrouve lié à la cour et son positionnement historiquement en conflit avec la religion. La raison d’Etat et les intérêts nationaux priment, et exigent s’il le faut la soumission du clergé. Molière, représentant de la bourgeoisie, est ici un allié important.

    Il est ainsi placé au cœur, avec le compositeur Lully, de la grande fête des Plaisirs de l’Ile Enchantée, au château de Versailles. Le nom de la fête vient d’un passage d’un poème épique de 30 000 vers, le Roland furieux, de l’auteur italien de la Renaissance Ludovico Ariosto, dit « l’Arioste ».

    Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour un public trié sur le volet dans la cour (600 personnes furent invitées), allant de divertissement en divertissement, depuis le feu d’artifice jusqu’à la loterie, du théâtre au carrousel, du ballet aux collations, etc.

    On y retrouve Lully comme surintendant de la musique de chambre, Beauchamp le maître de ballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice, Vigarini qui est machiniste et scénographe, toute une série de comédiens pour réciter les vers des poètes de cour Benserade et Périgny.

    Ces comédiens viennent exclusivement de la « troupe de monsieur », le nom de la troupe de Molière avec monsieur représentant le frère du roi; ce qui signifie qu’ont été mises de côté les autres troupes parisiennes : celles de Bourgogne et du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.

    La Princesse d’Elide y est jouée pour la première fois, dans une pièce plaisante qui, justement, témoigne de l’écrasement de l’idéologie religieuse par la cour. La pièce raconte comment une princesse revendique la solitude, mais cède devant un prince feignant l’indifférence.

    On peut et on doit céder à l’amour : il y a là une affirmation des sentiments en contradiction flagrante avec la mentalité religieuse. C’est le sens du soutien à Molière effectué par Louis XIV.

    Comme le formule un personnage :

    « Cynthie

    Et serait-ce un bonheur de respirer le jour
    Si d’entre les mortels on bannissait l’amour ?
    Non, non tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
    Et vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. »

    Et c’est le choix de deux autres personnages, qui avouent qu’il faut oser aller de l’avant :

    « Clymène

    Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l’amour ?

    Philis

    Toi-même, qu’en crois-tu, ma compagne fidèle ?

    Clymène

    On m’a dit que sa flamme est pire qu’un vautour, Et qu’on souffre en aimant une peine cruelle.

    Philis

    On m’a dit qu’il n’est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c’est renoncer au jour.

    Clymène

    À qui des deux donnerons-nous victoire ?

    Philis

    Qu’en croirons-nous, ou le mal ou le bien ?

    Clymène et Philis ensemble.

    Aimons, c’est le vrai moyen De savoir ce qu’on en doit croire. »

    Enfin, comme il y a une dimension relevant du portrait, on trouve de mis en avant le thème de la coquetterie féminine, avec le jeu féminin de l’indifférence exigeant des hommes de jouer les chevaliers servants :

    « La Princesse

    Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. »

    On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s’arrachant à la religion. Aussi, on ne sera guère étonné de trouver, lors des fêtes des Plaisirs de l’Ile Enchantée, la présentation de trois actes de Tartuffe.

    Cette pièce est, en effet, la première offensive ouverte contre la religion catholique, au point que Louis XIV sera obligé, tactiquement, de céder aux injonctions immédiates de l’Église et d’empêcher qu’il y ait des représentations publiques.

    Voici comment Pierre Roullé, dans Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde, publié en 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, de manière frontale:

    « Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le Théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné [sic] du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.

    Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic] ruiner la Religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des Ames et des familles par de sages Guides et Conducteurs pieux.

    Mais sa [sic] Majesté après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa Poésie licencieuse et libertine.

    Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la Religion, les Sacrements et les Officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement et à toute la terre qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche le plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la Religion, à la révérence due aux Sacrements, qui sont les canaux de la grâce que JÉSUS-CHRIST a méritée aux hommes par sa mort en la Croix, à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les Ames des Fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »

    Il faudra attendre plusieurs années avant qu’une version remaniée, connue sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouée avec un grand succès. L’autorisation ne doit rien au hasard : elle intervient au moment de « l’armistice » entre l’Église alliée au roi et les forces religieuses dites jansénistes, prônant une interprétation passive de la religion et exprimant les intérêts de la noblesse au refus d’un État centralisé.

    La religion est obligée de lâcher du lest, et la monarchie absolue peut se permettre d’autoriser Tartuffe, qui est alors un immense succès.

    La pièce raconte comment un homme, fidèle au régime, se fait manipuler par quelqu’un prétendant être « dévot » en religion et parasitant en réalité sa famille. Molière attaque la réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent la bonne conduite des fidèles du roi :

    « Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.
    Mais il est devenu comme un homme hébété
    Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »

    C’est d’ailleurs la société bien ordonnée permise par le roi qui sauvera la situation à la fin ; voici comment le fonctionnaire venant rétablir l’ordre et expulser Tartuffe présente l’ordre dominant :

    « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
    Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
    Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
    D’un fin discernement sa grande âme pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
    Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
    Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
    Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
    À tout ce que les faux doivent donner d’horreur. »

    Le seul ordre, c’est celui de l’Etat ; personne ne peut imposer sa violence, même pas un fils en colère contre Tartuffe :

    « Cléante

    Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
    Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
    Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
    Où par la violence on fait mal ses affaires. »

    Le début de la pièce est également marqué par une grand-mère, Madame Pernelle, défendant le personnage appelé Tartuffe, appuyant sa « critique » systématique des mœurs non conformes aux valeurs religieuses et critiquant les jeunes pour leur non respect de ces valeurs. Voici comment ceux-ci expriment par la suite leur opinion bourgeoise, libérale :

    « Damis

    Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
    Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
    Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
    Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

    Dorine

    S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
    On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
    Car il contrôle tout, ce critique zélé.

    Madame Pernelle

    Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
    C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire »

    Il y a une critique de la superstition, et au sens strict Madame Pernelle représente l’idéologie baroque, avec ses refus de reconnaître que la science peut expliquer le monde et considérant que tout, à part Dieu, n’est que trompe-l’oeil.

    Même quand son fils lui révèle que Tartuffe a tenté de coucher avec sa femme, Madame Pernelle nie qu’il faille se fier à la réalité et qu’on puisse vraiment la comprendre :

    « Orgon

    C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
    Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
    Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
    Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. »

    Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime de la religion et des préjugés du passé. Or, comme il est dans l’intérêt de la monarchie absolue qu’il reste rationnel, il faut combattre la superstition.

    L’accent est donc mis non pas sur Tartuffe, bien secondaire dans la pièce, mais sur l’attitude d’Orgon, passé d’homme mesuré fidèle au roi à une figure crédule, soumise à un parasite qui, de fait, concurrence le roi en tant que représentant de l’ordre social.

    Voici comment est raconté la position d’Orgon par rapport à Tartuffe :

    « C’est de tous ses secrets l’unique confident,
    Et de ses actions le directeur prudent ;
    Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
    On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
    À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
    Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
    Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
    Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
    Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
    Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
    Ses moindres actions lui semblent des miracles,
    Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles. »

    La désarroi moral d’Orgon est tellement fort, qu’il en vient à posséder un dédain complet pour le monde, et pour sa famille même. C’est là en fait la position, en pratique, du jansénisme, et c’est intolérable à la fois pour la bourgeoisie et pour la raison d’Etat.

    Voici un passage témoignant de cet état d’esprit :

    « Orgon

    C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
    Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.
    Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
    Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
    De toutes amitiés il détache mon âme ;
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    Cléante

    Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »

    La solution est bien sûr le réalisme, à la fois bourgeois et conforme aux exigences de la raison d’Etat et de son pragmatisme. Il faut, à tout prix, savoir évaluer une situation :

    « Cléante

    Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
    Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
    Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
    Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
    Égaler l’artifice à la sincérité,
    Confondre l’apparence avec la vérité,
    Estimer le fantôme autant que la personne,
    Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ? »

    La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juan ou le Festin de pierre, va aller encore plus loin. Elle mérite une analyse approfondie à elle toute seule, de par sa complexité.

    Le cœur de l’oeuvre, c’est un libertin appelé Dom Juan qui fonde toute sa vie sur le raisonnement, sur le réalisme, le matérialisme ou bien le pragmatisme, selon. Il est présenté comme quelqu’un d’intéressant, voire à valoriser.

    Et surtout, son alter ego, qui est son valet Sganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes les superstitions, tout en obéissant à Dom Juan et en l’aidant dans toutes ses entreprises.

    Les religieux ne seront nullement dupes et comprendront bien sûr que le danger ce n’est pas que Dom Juan, c’est aussi voire surtout la figure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants. Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi la pièce de Molière, et plus particulièrement du personnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :

    « Une religieuse débauchée et dont l’on publie la prostitution.
    Un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu.
    Un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre.
    Un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort.
    Un impie qui raille le ciel et qui se rit de ses foudres.
    Un athée qui réduit toute la foi à deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit.
    Un extravagant [c’est-à-dire le valet Sganarelle] qui raisonne grotesquement de Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments .
    Un valet infâme créé au badinage de son maître, dont la créance aboutit au moine bourru car pourvu que l’on croit au moine bourru tout va bien, le reste n’est que bagatelle.
    Un démon qui se mêle dans toutes les scènes et qui répand sur le théâtre les plus noirs fumées de l’enfer.
    Et enfin, un Molière, pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable, qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est censeur et athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble. Un diable incarné comme lui-même se définit. »

    Notons également que ce pamphlet fut imprimé avant même la publication de la pièce : à l’époque fut en fait tout à fait compris la position et le rôle de Molière.

    Le prince de Conti, devenu dévot, dit dans un même sens :

    « Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ?

    Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans l’esprit des spectateurs, il faut dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure. » (Sentiments des Pères de l’Eglise sur la comédie et les spectacles)

    Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi la réponse à la crédulité d’Orgon face à Tartuffe, et tout cela est permis, dans la mesure du possible, comme critique parce que la monarchie absolue a tout intérêt à affaiblir la religion et l’Eglise, pour renforcer l’Etat et sa « raison ».

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  • Molière et l’esprit brillant avec Le Mariage forcé

    Une fois la querelle de l’école des femmes ayant ouvert la voie à la démarche de Molière, il ne restait plus qu’à continuer. La pièce réellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé, est ainsi de nouveau une comédie-ballet.

    Pour que les choses restent claires, pour ainsi dire, c’est sur ordre de sa Majesté qu’elle est jouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puis en février 1664 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi, au Théâtre du Palais-Royal devant le public.

    La pièce est indéniablement brillante, puissamment intelligente. Le thème est encore une fois un homme désireux de se marier, alors qu’il ne l’a jamais fait. Il a changé d’avis, parce qu’il a adopté un point de vue réactionnaire, voyant la femme comme un objet, comme une esclave satisfaisant ses vieux jours :

    « Sganarelle

    J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »

    Il va la rejoindre, le jour de son mariage, avec un esprit patriarcal tout à fait traditionnel…

    « Sganarelle

    Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? »

    Cependant, la femme qu’il doit marier, Dorimène, est moderne et explique bien qu’elle compte profiter d’une totale liberté… et qui compte déjà lui envoyer les factures de ses achats.

    « Dorimène

    J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »

    Sganarelle, le vieil homme (il n’a en fait qu’une cinquantaine d’années, mais pour l’époque c’est beaucoup), se met alors à hésiter et va demander des conseils, allant voir deux philosophes qui lui répondent de manière totalement à côté de manière extrêmement humoristique, ou encore des diseuses de bonne aventure égyptiennes, un magicien qui appelle des diables… On notera d’ailleurs, que bien sûr, il s’adresse à tout le monde sauf au clergé, comme si l’avis de ce dernier n’avait pas de valeurs… On a ici un esprit bourgeois, urbain, moderne.

    Le tout est prétexte à des intermèdes musicaux composés par l’italien Jean-Baptiste Lully (1632-1687), devenu Français en s’intégrant à cette nouvelle idéologie formée par Louis XIV par l’intermédiaire de Versailles.

    Voici le passage concernant l’un des deux philosophes interrogés. Le premier était un disciple d’Aristote, n’écoutant jamais Sganarelle et se préoccupant uniquement de raisonnement technique au moyen de concepts philosophiques, dans l’esprit, finalement, de la scolastique religieuse (qui avait repris Aristote, tout en « modifiant » sa conception générale de l’univers).

    Nous reverrons cette question de la présence importante d’Aristote dans les œuvres de Molière, preuve indubitable de l’influence de l’averroïsme (et, apparemment, jamais remarqué par aucun commentateur bourgeois !).

    Ici, le second philosophe est un sceptique, niant la réalité au nom du doute systématique.

    « MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

    SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire « Je suis venu » ; mais « Il me semble que je suis venu. »

    SGANARELLE.- Il me semble ?

    MARPHURIUS.- Oui.

    SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est.

    MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.

    SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ?

    MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout.

    SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ?

    MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.

    SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

    MARPHURIUS.- Je n’en sais rien.

    SGANARELLE.- Je vous le dis.

    MARPHURIUS.- Il se peut faire.

    SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle.

    MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible.

    SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

    MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre.

    SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

    MARPHURIUS.- Selon la rencontre.

    SGANARELLE.- Ferai-je mal ?

    MARPHURIUS.- Par aventure.

    SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut.

    MARPHURIUS.- C’est mon dessein.

    SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille.

    MARPHURIUS.- Cela peut être.

    SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.

    MARPHURIUS.- Il se pourrait.

    SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.

    MARPHURIUS.- La chose est faisable.

    SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ?

    MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?

    MARPHURIUS.- Je ne sais.

    SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ?

    MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira.

    SGANARELLE.- J’enrage !

    MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains.

    SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur.

    MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra.

    SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah !

    SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content.

    MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

    SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

    MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus.

    SGANARELLE.- Je m’en lave les mains.

    MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne.

    SGANARELLE.- Il se peut faire.

    MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi.

    SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    MARPHURIUS.- J’aurai un décret contre toi.

    SGANARELLE.- Je n’en sais rien.

    MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice.

    SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra.

    MARPHURIUS.- Laisse-moi faire.

    SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. »

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  • Molière et la querelle de L’École des femmes

    Molière, en 1662, produit une œuvre qui va avoir un très profond retentissement et restera appelé historiquement la « Querelle de L’École des femmes ».

    Cela commence donc avec la pièce L’École des femmes en 1662, à quoi suit une série de critiques et d’attaques, auxquelles Molière fournit une réponse en 1663 dans La Critique de l’école des femmes.

    Une autre pièce de 1663, intitulée L’Impromptu de Versailles, est à ajouter en fait dans cette querelle, de par sa forme particulière.

    La pièce qui lance la « querelle », L’École des femmes, est une comédie somme toute banale dans la forme : c’est le contenu qui possède une dimension anti-féodale extrêmement forte.

    L’École des femmes, gravure de 1719

    La pièce sera jouée à la cour quinze jours après la première, et au milieu de l’année 1663, « l’excellent poète comique » Molière reçoit 1000 livres de gratifications royales (à titre de comparaison, une famille modeste vivait alors avec 300 livres par an).

    De fait, son caractère offensif est patent. On y trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, qui est le tuteur d’une fille qu’il a placé dans un couvent afin de la rendre la plus idiote possible, pour la marier par la suite. Cependant, celle-ci devenue jeune femme a par hasard vu un autre homme et c’est le coup de foudre, qui lui fournit toute l’intelligence possible pour faire triompher son amour.

    C’est le triomphe de la nature face aux manigances féodales. Les valeurs féodales sont ridiculisées par le portrait d’Arnolphe, qui est d’ailleurs présent tout au long de la pièce, en formant le personnage central.

    De la même manière, on trouve dans la pièce de nombreuses allusions érotiques, afin de souligner l’importance du corps et de la sexualité.

    Arnolphe, qui nie l’existence de la femme, qui rejette tant son esprit que son corps, est une figure réactionnaire, ses propos étant présentés comme absolument représentatifs de l’ancien point de vue, relevant de l’idéologie féodale.

    « Chrysalde.

    Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

    Arnolphe.


    Épouser une sotte est pour n’être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
    Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
    Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
    Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
    Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
    Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
    Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
    Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [jeu avec des rimes en « on »]
    Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
    Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
    En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
    Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
    De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

    Chrysalde.

    Une femme stupide est donc votre marotte ?

    Arnolphe.

    Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
    Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »

    D’ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe a changé son nom afin de se faire passer pour un noble. C’est un exemple typique du théâtre de Molière, où la cour et la bourgeoisie attaquent la féodalité, qui n’apporte rien que valeurs réactionnaires et vanité ridicule. Voici comment un personnage de moque de la prétention d’Arnolphe :

    « Chrysalde.

    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

    Arnolphe.

    Bon !
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

    Chrysalde.

    Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
    Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

    Arnolphe.

    Outre que la maison par ce nom se connaît,
    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    Chrysalde.

    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
    De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
    Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
    Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

    Arnolphe.

    Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
    Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. »

    Les réactions à la pièce sont vigoureuses et, en réponse, Molière réalise en 1663 une comédie appelée La Critique de l’École des femmes. Elle consiste en une discussion de personnes ayant vu la pièce, la majorité la critiquant, d’autres la défendant.

    La pièce est un très grand succès, et sert de manifeste théorique pour Molière, qui y fait l’éloge du portrait, et également ainsi de l’amour naturel, de l’expression sincère des sentiments, de la reconnaissance du désir sexuel, que bien entendu les pédants réfutent.

    Ce qui compte cependant également, c’est l’affirmation de l’existence d’un bon sens, qui permet d’évaluer ce qui est bien.

    « Le Marquis

    Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

    Dorante

    Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

    Le Marquis

    Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

    Dorante

    Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens. »

    C’est une pièce qui prend littéralement en photo un débat dans le milieu cultivé de l’époque.

    Elle est d’ailleurs suivie très rapidement de L’Impromptu de Versailles, qui est cette fois une photographie des acteurs eux-mêmes, Molière en faisant d’ailleurs partie, donnant ses consignes, répétant également avec les autres.

    Ce qui est également important, c’est que, plusieurs fois, Molière affirme que son existence est liée à la cour : c’est une affirmation politique. Son théâtre progressiste, bourgeois, est soutenu par la cour. Il n’est possible que dans ce cadre là, et le personnage de Molière dit dans la pièce :

    « Molière

    Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »

    L’offensive contre la noblesse est ouvertement présentée comme actualité politique :

    « Molière

    (Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

    Mademoiselle Molière

    Toujours des marquis !

    Molière

    Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

    La « Querelle de L’École des femmes » est une étape historique de l’offensive anti-féodale.

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