Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Lénine : Le « grand départ » (1917)

    Le « grand départ » de la bourgeoisie s’écartant du gouvernement. La formation du gouvernement de coalition, l’entrée d’ex-socialistes dans le ministère étaient ainsi définies le dimanche par le rapporteur du Comité exécutif.

    Les deux premiers mots de cette phrase sont les seuls justes. « Grand départ », l’expression s’applique parfaitement au 6 mai (formation du gouvernement de coalition).

    Le «grand départ » a vraiment commencé ou, plus exactement, c’est alors qu’il s’est manifesté avec le plus d’évidence. Seulement cela n’a pas été le grand départ de la bourgeoisie s’écartant du gouvernement, mais celui des chefs menchéviques et populistes s’écartant de la révolution.

    Le congrès des Soviets des députés ouvriers et soldats qui se tient en ce moment l’a montré avec un relief admirable, et c’est précisément ce qui en fait l’importance.

    Le 6 mai a été pour la bourgeoisie une journée fructueuse. Son gouvernement était près de sa perte. Les masses lui étaient, manifestement et sans réserve, ardemment et irréductiblement hostiles. Il suffisait d’un seul mot des chefs populistes et menchéviques du Soviet pour que le gouvernement abandonnât sans condition le pouvoir, et Lvov dut en convenir franchement à la séance du palais Marie.

    La bourgeoisie se livra à une habile manœuvre qui stupéfia les petits bourgeois russes et en général les grandes masses de la Russie, grisa les chefs à prétentions intellectuelles du menchévisme et du populisme, et qui partait d’une juste appréciation du caractère véritable de nos Louis Blanc.

    Rappelons que Louis Blanc, socialiste petit-bourgeois bien connu, entra au gouvernement français en 1848 et se rendit aussi tristement célèbre en 1871.

    Louis Blanc se considérait comme le chef de la « démocratie laborieuse » ou de la « démocratie socialiste » (ce dernier mot fut aussi souvent employé en France en 1848 qu’il l’est dans la littérature des socialistes-révolutionnaires [1] et des menchéviks en 1917), alors qu’il était en réalité à la remorque de la bourgeoisie et n’était qu’un jouet entre ses mains.

    Près de 70 années se sont écoulées depuis, au cours desquelles la manœuvre qui semble en Russie une nouveauté, servit maintes et maintes fois à la bourgeoisie occidentale.

    Son principe consiste à mettre les chefs de la « démocratie socialiste » qui « se retirent » du socialisme et de la révolution, en posture de surnuméraires, inoffensifs pour la bourgeoisie, auprès d’un gouvernement bourgeois, à faire écran entre ce gouvernement et le peuple à l’aide de ministres pseudo-socialistes, à masquer la nature contre-révolutionnaire de la bourgeoisie sous la brillante et impressionnante enseigne du ministérialisme «socialiste ».

    Ce procédé de la bourgeoisie, maintes fois mis à contribution dans les pays anglo-saxons et scandinaves, ainsi que dans bien des pays latins, a surtout été poussé à la perfection en France. Le 6 mai 1917 l’a introduit en Russie.

    «Nos» ministres pseudo-socialistes se sont trouvés dans une situation telle que la bourgeoisie s’est mise à tirer les marrons du feu avec leurs mains, à faire par leur intermédiaire ce qu’elle n’aurait jamais pu faire sans eux.

    Il n’était pas possible avec un Goutchkov d’entraîner les masses à la continuation de la guerre impérialiste, d’une guerre de conquêtes, d’une guerre pour le partage des colonies et des annexions en général. Avec Kérenski (et Tsérétéli, plus occupé à défendre Térechtchenko qu’à défendre les travailleurs des postes et télégraphes), la bourgeoisie y est parvenue, comme l’ont reconnu justement Milioukov et Maklakov, et a pu « arranger » la continuation d’une guerre qui porte précisément ce caractère.

    Avec un Chingarev il n’était pas possible d’assurer le maintien de la propriété foncière, même jusqu’à l’Assemblée constituante (« l’assainissement de la Russie sera complet », a dit Maklakov, si l’offensive a lieu : c’est-à-dire que l’Assemblée constituante sera, elle aussi, « assainie »).

    On y arrivera avec Tchernov.

    On a persuadé les paysans – bien qu’ils ne s’y soient pas prêtés très volontiers – qu’affermer les terres des propriétaires fonciers en accord avec ces derniers, c’est l’« ordre », tandis qu’abolir sur l’heure la propriété foncière et recevoir les anciens grands domaines à bail des mains du peuple, jusqu’à l’Assemblée constituante, c’est de l’« anarchie ».

    Nul autre que Tchernov n’aurait pu faire prévaloir cette idée de grand propriétaire foncier, cette idée contre-révolutionnaire.

    Avec un Konovalov, il n’était pas possible de faire triompher la défense (et l’augmentation : voir ce que dit le journal ministériel Rabotchaïa Gazéta à propos des propriétaires des houillères) des scandaleux bénéfices des fournisseurs de guerre.

    Par l’intermédiaire de Skobélev ou avec son concours, on peut mener cette défense à bien en prétendant maintenir l’état de choses antérieur, en niant d’une manière pseudo-marxiste la possibilité d’« instaurer » le socialisme.

    On ne peut pas instaurer le socialisme : aussi peut-on dissimuler au peuple et conserver quelque temps encore les bénéfices scandaleux réalisés par les capitalistes non dans leurs entreprises purement capitalistes, mais sur les fournitures faites à l’armée, au Trésor ! Voilà l’admirable raisonnement à la Strouvé qui réunit Térechtchenko, Lvov et le « marxiste » Skobélev.

    Avec Lvov, Milioukov, Térechtchenko, Chingarev et Cie, on ne peut pas influencer les assemblées populaires et les Soviets.

    Avec Tsérétéli, Tchernov et Cie, on peut les influencer dans le même sens bourgeois, on peut les orienter vers la même politique impérialiste bourgeoise à l’aide de phrases d’une «agréable» sonorité et d’un effet particulièrement « heureux » ; on peut les amener jusqu’à la négation du droit démocratique élémentaire d’élire les autorités locales et de ne point tolérer qu’elles soient nommées ou agréées par les autorités supérieures.

    Par la négation de ce droit, Tsérétéli, Tchernov et Cie, cessant d’être des ex-socialistes, sont devenus en réalité, sans s’en rendre compte, des ex-démocrates.

    « Grand départ », en vérité !

    Notes

    Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

    [1]. Socialistes-révolutionnaires (.s.-r.), parti petit-bourgeois né en Russie fin 1901-début 1902 de l’union des divers groupes et cercles populistes. Leurs conceptions étaient un mélange éclectique d’idées populistes et révisionnistes.

    Pendant la première guerre mondiale la majorité des socialistes-révolutionnaires adopta les positions du social-chauvinisme.
    Après la victoire de la Révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les socialistes-révolutionnaires furent, avec les menchéviks et les cadets, le principal appui du Gouvernement provisoire contre-révolutionnaire des bourgeois et propriétaires fonciers.

    Quant aux leaders du parti (Kérenski, Avksentiev, Tchernov), ils firent partie dudit gouvernement. Le parti socialiste-révolutionnaire refusa de soutenir les paysans qui réclamaient la liquidation de la propriété foncière et s’affirma en faveur du maintien de la propriété seigneuriale. Les ministres socialistes-révolutionnaires du Gouvernement provisoire envoyèrent des expéditions punitives contre les paysans qui s’étaient emparés des terres des propriétaires fonciers.

    Fin 1917, l’aile gauche créa le parti indépendant des socialistes-révolutionnaires de gauche. Désireux de conserver leur influence sur les masses paysannes, les socialistes-révolutionnaires de gauche reconnurent officiellement le pouvoir soviétique et s’entendirent avec les bolchéviks, mais engagèrent peu après la lutte contre le pouvoir des Soviets.

    Durant les années de l’intervention étrangère et de la guerre civile, les socialistes-révolutionnaires se livrèrent à une activité subversive, soutinrent activement les interventionnistes et les gardes blancs, trempèrent dans des complots contre-révolutionnaires, organisèrent des actions terroristes contre les dirigeants de l’Etat soviétique et du Parti communiste.

    La guerre civile terminée, ils poursuivirent leur activité hostile à l’Etat soviétique à l’intérieur du pays et dans le camp de l’émigration blanche. [N.E.]

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  • Lénine : Le congrès socialiste international de Stuttgart (1907)

    Écrit en septembre 1907. Publié en octobre 1907 dans l’ « Almanach pour tous, 1908 ». Signé : N. L. —— e

    Le récent congrès de Stuttgart a constitué la douzième assemblée de l’ Internationale prolétarienne. Les cinq premiers congrès remontent à l’époque de la première Internationale (1866-1872) placée sous la direction de Marx, qui, selon une expression heureuse de Bebel, s’était efforcé de faire par le haut l’unité internationale du prolétariat combattant.

    Cette tentative ne pouvait connaître le succès tant que les partis socialistes des différents pays ne s’étaient pas unis et affermis, mais il reste que par ses activités la première Internationale rendit de grands services an mouvement ouvrier de tous les pays et laissa une empreinte durable.

    La naissance de la deuxième Internationale fut l’œuvre du congrès socialiste international de Paris de 1889. Forte du soutien de solides partis nationaux, la deuxième Internationale devait finir de se consolider aux congrès ultérieurs de Bruxelles (1891), Zurich (1893), Londres (1896), Paris (1900) et Amsterdam (1904).

    A Stuttgart s’étaient réunis 884 délégués venus de 25 pays d’Europe, d’Asie (Japon et une partie de l’Inde), d’Amérique, d’Australie et d’Afrique (un délégué d’Afrique du Sud).

    L’importance considérable du congrès socialiste international de Stuttgart réside précisément dans le fait qu’il a achevé de consolider la deuxième Internationale et qu’avec lui les congrès internationaux se sont transformés en assemblées de travail exerçant une influence profonde sur le caractère et l’orientation des activités du mouvement socialiste dans le monde entier.

    En principe, les différents partis nationaux ne sont pas obligés d’appliquer les décisions des congrès internationaux, mais la portée morale de ces décisions est telle que leur non-application est une exception presque aussi rare que la non-application par les partis des décisions de leurs propres congrès.

    Le congrès d’Amsterdam était parvenu à unir les socialistes français et sa résolution contre le « ministérialisme » [1] traduisait véritablement la volonté du prolétariat conscient du monde entier et définissait la politique des partis ouvriers.

    Le congrès de Stuttgart a constitué lui aussi un grand pas dans cette direction, s’avérant sur toute une série de questions importantes d’instance suprême qui allait déterminer la ligne politique du socialisme.

    Cette ligne, le congrès de Stuttgart, plus fermement encore que celui d’Amsterdam, l’a définie dans l’esprit de la social-démocratie révolutionnaire face à l’opportunisme.

    C’est avec raison que Die Gleichheit (l’égalité), organe des travailleuses social-démocrates allemandes publié sous la direction de Clara Zetkin, écrit à ce propos :

    « sur toutes les questions, les déviations opportunistes des différents partis socialistes ont été corrigées dans un esprit révolutionnaire grâce au travail commun des socialistes de tous les pays ».

    Cependant, phénomène à la fois remarquable et attristant, la social-démocratie allemande, qui s’en était jusqu’ici toujours tenue aux conceptions révolutionnaires marxistes, a fait preuve d’instabilité ou adopté des positions opportunistes.

    Le congrès de Stuttgart a donc confirmé la profondeur de la remarque faite par Engels au sujet du mouvement ouvrier allemand.

    Engels, le 29 avril 1886, écrivait a Sorge, vétéran de la première Internationale :

    « Il est somme toute bon que les Allemands se voient contester le rôle de dirigeants du mouvement socialiste international, en particulier après qu’ils ont envoyé au Reichstag un si grand nombre de philistins (ce qui était toutefois inévitable).

    Quand les temps sont calmes, tout en Allemagne devient philistin, et en de tels moments l’aiguillon de la concurrence française s’avère absolument indispensable, et n’est pas près d’ailleurs de faire défaut. »

    L’aiguillon de la concurrence française n’a pas fait défaut à Stuttgart, et il était vraiment indispensable, car l’esprit philistin des Allemands a eu l’occasion de se manifester largement.

    Il importe au plus haut point pour les social-démocrates russes de ne pas perdre ces faits de vue, étant donné que nos libéraux (et pas seulement eux) font des pieds et des mains pour nous présenter comme modèle digne d’être imité les aspects les moins reluisants de la social-démocratie allemande.

    Les maîtres à penser les plus éminents et les plus perspicaces de la social-démocratie allemande n’ont pas été sans s’en apercevoir et, sans fausse honte, ils considèrent cela comme un avertissement.

    « Amsterdam, écrit le journal de Clara Zetkin, avait vu la résolution de Dresde servir de leitmotiv révolutionnaire à tous les débats des assises du prolétariat mondial, mais à Stuttgart on a ressenti comme de désagréables dissonances opportunistes les interventions de Vollmar à la commission sur le militarisme, de Päplow à la commission sur l’émigration, de David (auquel nous joindrons Bernstein) à la commission coloniale.

    Dans la majorité des commissions et sur la majorité des questions, les représentants de l’Allemagne sont apparus pour cette fois comme les têtes de file de l’opportunisme. » Commentant le congrès de Stuttgart, Kautsky écrit de son côté : « le rôle dirigeant joué en fait jusqu’à présent à la IIeme Internationale par la social-démocratie allemande ne s’est en l’occurrence nullement fait sentir ».

    Passons à l’examen des différentes questions qui furent l’objet des débats du congrès. Les divergences surgies sur la question coloniale ne purent être surmontées en commission, et c’est le congrès lui-même qui mit fin à la discussion entre opportunistes et révolutionnaires en donnant à ces derniers une majorité de 127 voix contre 108, et 10 abstentions.

    Il faut se réjouir à ce propos du fait que les socialistes russes aient tous voté à l’unanimité en faveur d’une résolution révolutionnaire de toutes les questions.

    (Signalons que la Russie avait droit à 20 voix, dont 10 pour le P.O.S.D.R., Polonais exclus, 7 pour les socialistes-révolutionnaires, et 3 pour les représentants des syndicats. La Pologne, elle, avait 10 voix, dont 4 pour les social-démocrates, et 6 pour les représentants du P.P.S. [2] et des régions non-russes de la Pologne. Enfin les deux représentants de la Finlande avaient 8 voix).

    Sur la question coloniale, la commission a vu se dégager une majorité opportuniste, et le projet de résolution comportait cette phrase monstrueuse : « Le congrès ne condamne pas, en principe et pour tous les temps, toute politique coloniale, qui, en régime socialiste, pourra être une œuvre civilisatrice. »

    Cette disposition équivaut en fait à un recul direct vers la politique et la conception du monde bourgeoises justifiant guerres et violences coloniales. C’est un recul vers les positions de Roosevelt, a affirmé un délégué américain.

    Mais les tentatives de justifier ce recul au nom des tâches de la « politique coloniale socialiste » et des réelles réformes susceptibles d’être accomplies aux colonies ont été vraiment en dessous de tout.

    Le socialisme ne s’est jamais refusé et ne se refusera jamais à réclamer des réformes aux colonies comme ailleurs, mais cela ne doit nullement impliquer un relâchement de notre position de principe d’hostilité aux conquêtes, à la soumission des autres peuples, aux violences et au pillage qui sont les composantes de la « politique coloniale ».

    Le programme minimum de tous les partis socialistes est valable aussi bien pour les métropoles que pour les colonies. La notion même de « politique coloniale socialiste » relève d’une extrême confusion.

    Le congrès a eu parfaitement raison de retrancher de la résolution les formulations citées plus haut pour leur substituer une condamnation de la politique coloniale encore plus ferme que dans les résolutions des congrès précédents.

    La résolution portant sur les rapports entre partis socialistes et syndicats revêt une importance toute particulière pour nous autres Russes, car chez nous cette question est à l’ordre du jour.

    Le congrès de Stockholm s’était prononcé en faveur de syndicats non rattachés au parti, venant ainsi étayer les positions de nos propres partisans de la neutralité, Plékhanov en tête.

    Mais le congrès de Londres, lui, avait penché pour des syndicats rattachés au parti, s’affirmant de la sorte opposé à la neutralité. La résolution de Londres avait, comme on le sait, donné lieu à de longues discussions ainsi qu’à un mécontentement de la part de certains syndicats, mécontentement qui s’était fait jour dans la presse de la démocratie bourgeoise.

    À Stuttgart, la question s’est trouvée, au fond, posée de la façon suivante : neutralité ou relations toujours plus étroites des syndicats avec le parti ?

    Le congrès socialiste international, comme le lecteur peut s’en convaincre à la lecture de la résolution, s’est prononcé en faveur du rapprochement entre les syndicats et le parti.

    Aussi la résolution ne comporte-t-elle pas le moindre mot ni à propos de la neutralité, ni à propos du non-rattachement des syndicats au parti.

    Kautsky, qui au sein de la social-démocratie allemande s’était fait le partisan d’un tel rapprochement et s’était élevé contre l’idée de neutralité prônée par Bebel, avait donc parfaitement le droit de proclamer dans son compte rendu sur le congrès de Stuttgart à l’adresse des ouvriers de Leipzig (Vorwärts [3], 1907, n° 209, Beilage [Appendice N.R.]) : « La résolution du congrès de Stuttgart dit tout ce qui nous est nécessaire. Elle met un terme définitif à la notion de neutralité. »

    Clara Zetkin écrit de son côté : «Dans le principe, il ne s’est plus trouvé (à Stuttgart) qui que ce soit pour aller contre la tendance historique fondamentale de la lutte de classe prolétarienne qui est de lier le combat politique et le combat économique, de regrouper aussi étroitement que possible les organisations de l’un et l’autre front en une force unie de la classe ouvrière socialiste.

    Seul le camarade Plékhanov, représentant des social-démocrates russes » (il aurait mieux valu dire représentant des mencheviks qui l’avaient envoyé en commission pour défendre la « neutralité ») « ainsi que la majorité de la délégation française s’employèrent à l’aide d’arguments assez malheureux à justifier une certaine limitation de ce principe en se référant aux particularités de leur pays. Mais l’écrasante majorité du congrès se prononça pour une politique résolue d’union de la social-démocratie et des syndicats… »

    Il est à noter que l’argument de Plékhanov, considéré à juste titre par Clara Zetkin comme malheureux, a fait le tour des journaux légaux russes sous la forme suivante : « il existe en Russie onze partis révolutionnaires » ; « avec lequel d’entre eux les syndicats doivent-ils s’unir ? »

    Tel est l’argument (nous citons d’après Vorwärts, n° 196, 1. Beilage) que Plékhanov avait avancé en commission au congrès de Stuttgart. Mais cet argument est inexact tant sur le plan des faits que sur celui des principes.

    En réalité, il n’existe pas en Russie, pour chaque nationalité, plus de deux partis qui s’affrontent afin de s’assurer une influence dans le prolétariat socialiste : social-démocrates et socialistes-révolutionnaires, social-démocrates polonais et P.P.S., social-démocrates lettons et socialistes-révolutionnaires lettons (connus sous le nom d’ « Union social-démocrate de Lettonie »), social-démocrates arméniens et dachnaktsoutioun [4], etc.

    C’est en deux groupes aussi que s’est divisée immédiatement la délégation russe à Stuttgart. Ce chiffre de onze partis révolutionnaires a été cité de façon tout à fait arbitraire et ne fait qu’induire les ouvriers en erreur.

    Et le plan des principes ne donne pas plus raison à Plékhanov, étant donné que la lutte entre le socialisme prolétarien et le socialisme petit-bourgeois ne peut manquer de surgir partout en Russie, y compris à l’intérieur des syndicats. Pour leur part les Anglais n’ont pas estimé nécessaire de s’opposer à la résolution, bien qu’il y ait également chez eux deux partis socialistes concurrents, les social- démocrates (S.D.F. [5]) et les « indépendants » (I.L.P. [6]).

    Que l’idée de neutralité rejetée à Stuttgart ait déjà causé un tort considérable au mouvement ouvrier, l’exemple de l’Allemagne le montre d’une façon particulièrement frappante.

    La neutralité y avait été très largement prônée et appliquée, ce qui a eu pour conséquence de faire dévier les syndicats allemands du côté de l’opportunisme, et cela d’une manière si ostensible que même un homme aussi prudent que Kautsky pour ce qui est de cette question, n’a pu faire autrement que de reconnaître qu’il y avait déviation.

    Dans son compte rendu aux ouvriers de Leipzig, Kautsky a affirmé sans détour que « l’esprit conservateur » dont a fait preuve la délégation allemande à Stuttgart « est parfaitement compréhensible si l’on considère la composition de cette délégation.

    Celle-ci comprenait une moitié de représentants des syndicats, ce qui fait que « l’aile droite » de notre parti y disposait de plus de forces qu’elle n’en a réellement dans le parti lui-même ».

    La résolution de Stuttgart va sans aucun doute hâter le moment où la social-démocratie russe rompra avec cette idée de neutralité qui jouit d’une si grande faveur chez nos libéraux.

    En évitant toute imprudence, toute précipitation et tout faux pas tactique, nous devons travailler inlassablement au sein des syndicats afin de les rapprocher sans cesse du parti social-démocrate.

    La commission sur l’émigration et l’immigration du congrès de Stuttgart vit, elle aussi, apparaître de manière très nette des dissensions entre opportunistes et révolutionnaires, les premiers s’étant mis dans la tête l’idée de restreindre le droit des ouvriers de pays arriérés d’émigrer (en particulier de Chine et du Japon).

    L’esprit de corporation borné, l’exclusive trade-unioniste l’emportaient chez de tels gens sur leur compréhension des tâches du socialisme : travail d’éducation et d’organisation des couches du prolétariat qui ne prennent pas encore part au mouvement ouvrier. Mais le congrès repoussa toutes les invités à suivre cette voie.

    Même en commission, les partisans d’une telle limitation de la liberté d’émigrer restèrent totalement isolés, et la résolution du congrès réaffirme le principe de la solidarité dans la lutte de classe des ouvriers de tous les pays.

    Sur la question du droit de vote des femmes, la résolution a été également adoptée à l’unanimité.

    Seule une Anglaise de la semi-bourgeoise société fabienne a voulu faire admettre la possibilité d’une lutte en faveur d’un droit de vote amputé au profit des femmes appartenant aux couches aisées.

    C’est de façon catégorique que le congrès a rejeté cette idée, recommandant aux travailleuses de ne pas mener le combat pour le droit de vote de concert avec les femmes de la bourgeoisie qui réclament l’égalité des droits de la femme, mais avec les partis de classe du prolétariat.

    Le congrès a souligné la nécessité, au cours de la campagne pour le vote des femmes, de défendre intégralement les principes du socialisme et l’égalité des droits entre hommes et femmes, et de ne pas se laisser détourner de ces principes par des considérations d’opportunité.

    La commission a vu surgir sur cette question un différend non dépourvu d’intérêt. Les Autrichiens (Victor Adler, Adelheid Popp) s’efforçaient de justifier la tactique qui avait, été la leur dans la lutte pour l’octroi du droit de veto aux hommes : on sait que dans le but de conquérir ce droit, ils avaient estimé plus à propos de ne pas mettre au premier plan de leur campagne l’exigence du droit de vote pour les femmes.

    Les social-démocrates allemands, notamment Clara Zetkin, avaient protesté contre une telle position dès l’époque où les Autrichiens avaient mené la bataille pour le suffrage universel.

    Clara Zetkin avait alors déclaré pour le suffrage universel.

    Clara Zetkin avait alors déclaré dans la presse que l’on ne devait en aucun cas laisser dans l’ombre l’exigence du droit de vote pour les femmes, que les Autrichiens avaient agi en opportunistes, en sacrifiant le principe à des considérations de commodité et que fiant le principe à des considérations de commodité et que réclamer avec autant d’énergie le droit de vote pour les femmes n’aurait pas affaibli mais amplifié l’action et la force du mouvement populaire.

    En commission, une autre social-démocrate allemande en vue, Zietz, manifesta son accord total avec Clara Zetkin.

    L’amendement d’Adler, qui justifiait indirectement la tactique autrichienne (car il se bornait à dire qu’il ne devait pas y avoir d’interruption dans la lutte pour le droit de vote effectif de tous les citoyens, sans affirmer que cette lutte devait comporter invariablement l’exigence de l’égalité des droits entre hommes et femmes), l’amendement d’Adler fut rejeté par 12 voix contre 9.

    Les paroles prononcées par cette même Zietz dans son intervention à la conférence internationale des femmes socialistes (conférence qui se tint à Stuttgart en même temps que le congrès) traduisent fidèlement le point de vue de la commission et du congrès à ce sujet : « Nous devons par principe exiger tout ce que nous estimons juste, déclara Zietz, et ce n’est que dans le cas où nous manquons des forces nécessaires à la lutte que nous nous contentons de ce que nous pouvons obtenir.

    Telle a toujours été la tactique de la social-démocratie. Plus modestes seront nos revendications, plus modestes seront les concessions du gouvernement… » De cette discussion entre social- démocrates autrichiennes et allemandes, le lecteur peut constater combien les meilleurs d’entre les marxistes jugent sévèrement les moindres déviations par rapport à la tactique révolutionnaire conséquente et fidèle aux principes.

    La dernière journée du congrès a été consacrée à une question que tous attendaient avec un grand intérêt, celle du militarisme.

    Incapable de faire la relation entre la guerre et le régime capitaliste en général et d’établir un lien entre la propagande antimilitariste et l’ensemble du travail des socialistes, le fameux Hervé s’est fait le défenseur de conceptions indéfendables.

    Le projet d’Hervé de « répondre » à toute guerre par la grève et l’insurrection a montré combien son auteur était inapte à comprendre que l’emploi de tel ou tel moyen de lutte ne dépendait pas d’une décision prise au préalable par les révolutionnaires, mais des conditions objectives de la crise, tant politique qu’économique, provoquée par la guerre.

    Mais si Hervé, se laissant entrainer a des phrases ronflantes, a fait preuve d’une légèreté et d’un manque de réflexion évidents, c’eut été avoir la vue bien courte que de lui opposer le seul énoncé dogmatique des vérités générales du socialisme.

    C’est pourtant ce qu’a fait notamment Vollmar (Bebel et Guesde n’ont pas été absolument purs de ce péché). Avec la singulière fatuité d’un homme épris de parlementarisme stéréotypé, il s’est attaqué à Hervé sans remarquer que sa propre étroitesse d’esprit et sa raideur opportuniste obligent à trouver dans l’hervéïsme une pointe de fraîcheur et de nouveauté, en dépit de l’absurdité théorique et de la stupidité avec laquelle Hervé posait le problème.

    Il peut se produire, en effet, qu’à un tournant du mouvement des absurdités théoriques recèlent une part de vérité pratique.

    Et cet aspect de la question, l’appel à ne pas se contenter des seuls moyens parlementaires de lutte, l’appel à l’action en tenant compte des conditions de la guerre future et des crises futures, furent mis en relief par les social-démocrates révolutionnaires et, en particulier, par Rosa Luxemburg dans son discours.

    De concert avec les délègues de la social-démocratie russe (Lénine et Martov intervinrent dans le même sens sur cette question) Rosa Luxemburg proposa des amendements à la résolution de Bebel, amendements qui mettaient l’accent sur la nécessité de mener la propagande parmi les jeunes, la nécessité de mettre à profit la crise engendrée par la guerre pour accélérer la chute de la bourgeoisie, la nécessité inévitable de prévoir un changement des méthodes et des moyens de lutte à mesure que s’aggraverait la lutte de classe et qu’évoluerait la situation politique.

    La résolution de Bebel, à l’origine dépourvue de vie, unilatérale parce que dogmatique et influencée par les interprétations proposées par Vollmar, finit ainsi par se transformer en une toute autre résolution.

    Toutes les vérités théoriques y étaient reprises pour l’édification des partisans d’Hervé, trop prompts à oublier le socialisme par zèle antimilitariste.

    Cependant, ces vérités ne doivent pas aboutir à justifier le crétinisme parlementaire, ni à consacrer les seuls moyens pacifiques, ni à renoncer à la lutte en cas de situation relativement paisible et tranquille, mais à utiliser tous les moyens de lutte, à tirer parti de l’expérience de la révolution russe, à développer le côté créateur, efficace du mouvement.

    Le journal de Clara Zetkin, que nous avons mentionné à plusieurs reprises, a précisément su saisir de manière très exacte ce caractère, qui s’avère comme le plus important et le plus remarquable de la résolution du congrès sur l’antimilitarisme.

    « Sur cette question également, dit Clara Zetkin à propos de cette résolution, l’énergie (Tatkraft) révolutionnaire et la foi de la classe ouvrière dans sa combativité et dans sa vaillance ont fini par prendre le pas d’une part sur l’évangile pessimiste de notre impuissance et la tendance figée à s’en tenir aux vieilles méthodes exclusivement parlementaires de lutte, et d’autre part sur le gymnastique antimilitariste simpliste de Français à demi anarchistes du genre d’Hervé.

    La résolution finalement adoptée à l’unanimité, tant par la commission que par la presque totalité des 900 délégués de tous les pays, traduit en termes énergiques l’essor gigantesque du mouvement ouvrier révolutionnaire depuis la tenue du précédent congrès international ; la résolution souligne comme principe de la tactique prolétarienne sa souplesse, son aptitude à se développer, à devenir plus acérée (Zuspitzung) à mesure que les conditions en viennent à maturité. »

    Si l’hervéïsme a été réfuté, ce n’est pas au profit de l’opportunisme, ni du point de vue du dogmatisme et de la passivité. Le prolétariat international a ressenti un vif désir de recourir à des nouvelles méthodes de lutte toujours plus résolues, désir qu’il a replacé dans le contexte de l’aggravation des contradictions économiques, dans le contexte des conditions des crises engendrées par le capitalisme.

    Ce n’est pas une vaine menace à la Hervé, mais une claire conscience de l’inévitabilité de la révolution sociale, une ferme volonté de mener la lutte jusqu’au bout et d’utiliser les moyens de lutte les plus révolutionnaires qu’on peut lire dans la résolution du congrès socialiste international de Stuttgart sur la question du militarisme.

    L’armée du prolétariat grandit dans tous les pays. Sa conscience, sa volonté et son unité se font d’heure en heure plus fortes.

    Et le capitalisme se charge, lui, de multiplier les crises dont cette armée ne manquera pas de tirer profit pour l’abattre.

    Notes

    [1] Ministérialisme (millerandisme), courant opportuniste qui se fit jour dans les partis socialistes d’Europe occidentale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ; il tire son nom du socialiste français, A. Millerand, qui, en 1899, entra dans le gouvernement bourgeois réactionnaire et aida la bourgeoisie à promouvoir sa politique.

    [2] Les social-démocrates polonais, membres de la social-démocratie du Royaume de Pologne et de la Lituanie, parti révolutionnaire de la classe ouvrière polonaise. Ce parti naquit d’abord, en 1893, comme social-démocratie du Royaume de la Pologne, puis, à dater du mois d’août 1900, après le congrès des organisations social-démocrates du Royaume de Pologne et de la Lituanie, qui vit la fusion des social-démocrates polonais et une partie des social-démocrates lituaniens, il prit le nom de Social-démocratie du Royaume de Pologne et de la Lituanie. Le mérite de ce parti était de pousser le mouvement ouvrier polonais à l’alliance avec les ouvriers russes et de lutter contre le nationalisme.

    Durant la révolution de 195-1907, le S.D.R.P.L. adopta des mots d’ordre proches de ceux des bolcheviks et eut une position intransigeante vis-à-vis de la bourgeoisie libérale. Cependant elle commit plusieurs erreurs : elle ne comprit pas la théorie de Lénine sur la révolution socialiste, le rôle dirigeant du parti dans la révolution démocratique, elle sous-estima le rôle de la paysannerie comme alliée de la classe ouvrière et l’importance du mouvement de libération nationale. V. Lénine, tout en critiquant les conceptions erronées de la S.D.R.P.L., a souligné les mérites qui furent siens au sein du mouvement révolutionnaire de Pologne. Les social-démocrates polonais, a-t-il dit, « ont eu raison de créer pour la première fois un parti purement prolétarien en Pologne, de proclamer le principe éminemment important de l’alliance la plus étroite de l’ouvrier polonais et l’ouvrier russe dans la lutte de classe » (voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 20, p. 458). Au IVeme Congrès du P.O.S.D.R. (congrès d’unification de 1906), la S.D.R.P.L. fut admise au sein du P.O.S.D.R. en qualité d’organisation territoriale.

    La S.D.R.P.L. salua la Grande Révolution socialiste d’Octobre et engagea une lutte de grande envergure pour la victoire de la révolution prolétarienne en Pologne. En décembre 1918, au congrès d’unification, la S.D.R.P.L. et la « lewica » du P.P.S. fusionnèrent et créèrent le Parti communiste ouvrier de Pologne.

    P.P.S., parti socialiste polonais (Polska Partia Socjalituszna) crée en 1892 ; réformiste et nationaliste. En 1906, le parti se scinda en un groupement de gauche, la « lewica » du P.P.S., et en un groupement de droite, chauvin, dit « fraction révolutionnaire » du P.P.S.

    [3] « Vorwärts » [En Avant], quotidien, organe central du Parti social-démocrate d’Allemagne ; publié à Berlin à partir de 1891 sous le titre exact de Vorwärts, Berliner Volksblatt, par décision du congrès de Halle ; prenait la succession de Berliner Volksblatt [Journal populaire de Berlin] qui existait depuis 1884. Dans les pages du Vorwärts, F. Engels combattait toutes les formes d’opportunisme. Après 1895, c’est-à-dire après la mort d’Engels, la rédaction du journal tomba aux mains de l’aile droite du parti et se mit à publier systématiquement des articles opportunistes. Par des analyses tendancieuses de lutte contre l’opportunisme et le révisionnisme au sein du P.O.S.D.R., Vorwärts apporta son soutien aux « économistes », puis, après la scission du parti, aux mencheviks. Durant les années de réaction, il publia des articles calomniateurs de Trotski sans offrir à Lénine ni aux autres bolcheviks la possibilité de riposter et de donner une appréciation objective de la situation au sein du parti.

    Durant la première guerre mondiale, Vorwärts adopta des positions social-chauvines ; après la Grande Révolution socialiste d’Octobre, il mena une propagande antisoviétique. Il continua à paraître à Berlin jusqu’en 1933.

    [4] Dachnaktsoutioun, un parti nationaliste bourgeois. Créé au début années 90 du XIXeme siècle en Arménie turque pour libérer les Arméniens de Turquie du joug du sultanat ; ce parti consistait en un conglomérat bourgeois démocratique de représentants de diverses classes : bourgeois et intellectuels ; paysans et ouvriers non touchés par la propagande social-démocrate ; une partie du lumpen-prolétariat, organisée en groupes de « zinvor ».

    À la veille de la révolution de 1905-1907, le parti centra son activité sur le Caucase et se rapprocha des socialistes-révolutionnaires. Son aile gauche adhéra à ce parti en 1907, après avoir formé le groupe des « jeunes dachnaktsoutioun ».

    Les activités du Dachnaktsoutioun avaient un caractère antipopulaire. Sa propagande nationaliste a nui énormément à l’éducation internationaliste du prolétariat et des masses laborieuse d’Arménie et de toute la Transcaucasie.

    Après la révolution démocratique bourgeoise de Février 1917, les « dachnaks » apportèrent leur appui à la politique du Gouvernement bourgeois provisoire ; après la Révolution socialiste d’Octobre, ils participèrent au bloc contre-révolutionnaire des mencheviks et socialistes-révolutionnaires dirigé contre les bolcheviks. Entre 1918 et 1920, les dachnaks furent à la tête du gouvernement bourgeois-nationaliste contre-révolutionnaire d’Arménie ; tous leurs actes eurent pour effet de transformer l’Arménie en colonie des impérialistes étranger et en base des interventionniste anglo-français, ainsi que des gardes blancs russes en lutte contre le pouvoir des Soviets. Les travailleurs d’Arménie, sous la direction du parti bolchevique et avec le soutien de l’Armée rouge, renversèrent le gouvernement dachnaque en novembre 1920. La victoire du pouvoir des Soviets entraîna le démantèlement et la liquidation des organisations dachnaktsoutioune de Transcaucasie.

    [5] La S.D.F. (Social Democratic Federation) fut fondée en 1884. Y adhérèrent, outre des réformistes (dont Hyndman) et des anarchistes, des social-démocrates révolutionnaires, partisans du marxisme (H. Quelch, Th. Mann, E. Eveling, E. Marx-Eveling, etc.) qui formaient l’aile gauche du mouvement socialiste anglais. F. Engels critiqua la S.D.F. pour son dogmatisme et son sectarisme, lui reprochait d’être isolée du mouvement ouvrier de masse et de méconnaître ses particularités. En 1907, la S.D.F. devint le parti social-démocrate. Celui-ci constitua en 1911 avec des éléments de gauche de l’Independent Labour Party, le Parti socialiste britannique. C’est à ce parti ainsi qu’au groupe socialiste de l’unité que revient l’initiative de fonder en 1920 le Parti communiste de Grande-Bretagne.

    [6] I.L.P. (Independent Labour Party), organisation réformiste fondée en 1893 par les leaders des « nouvelles trade-unions » à l’époque d’une reprise du mouvement gréviste et du mouvement en faveur de l’indépendance de la classe ouvrière vis-à-vis des partis bourgeois. Adhérent à ce parti des membres des « nouvelles trade-unions » et d’anciens syndicats des intellectuels, des représentants de la petite bourgeoisie influencés par les idées fabiennes. Dès sa création, l’I.L.P., se plaça sur les positions du réformisme bourgeois, accordant l’essentiel de son attention à la lutte parlementaire et accords parlementaires avec le parti libéral. Lénine disait de lui que c’est « en fait un parti opportuniste qui a toujours dépendu de la bourgeoisie ». (Œuvres, Paris-Moscou, t. 20, p. 499).

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  • Lénine : Par où commencer ? (1901)

    Première parution en mai 1901 dans le n°4 de l’Iskra

    Ces dernières années, la question : « Que faire ? » se pose avec force aux social-démocrates russes. Il ne s’agit plus de choisir une route (comme c’était le cas à la fin des années 80 et début des années 90), mais de déterminer ce que nous devons faire pratiquement sur une route connue, et de quelle façon.

    Il s’agit du système et du plan d’activité pratique. Il faut avouer que cette question, essentielle pour un parti d’action, relative au caractère et aux modalités de la lutte, est toujours sans solution et suscite encore parmi nous de sérieuses divergences, qui témoignent d’une instabilité et de flottements de pensée regrettables.

    D’une part, la tendance « économiste », qui s’attache à tronquer, à rétrécir le rôle de l’organisation et de l’agitation politiques, est encore loin d’être morte.

    D’autre part, continue à porter la tête haute la tendance de l’éclectisme sans principes qui s’adapte à toute nouvelle « orientation » et est incapable de distinguer entre les besoins du moment et les buts essentiels et les exigences permanentes du mouvement pris dans son ensemble.

    Comme on sait, cette tendance a pris racine dans le Rabotchéïé Diélo [1]. Sa dernière déclaration-« programme », le retentissant article portant le titre retentissant « Un tournant historique » (n° 6 du Listok du « Rabotchéïé Diélo [2]»), confirme de façon éclatante cette définition.

    Hier encore, nous étions en coquetterie avec l’« économisme », nous nous indignions de la condamnation catégorique portée contre la Rabotchaïa Mysl [3], nous « mitigions » la façon dont Plekhanov envisageait la lutte contre l’autocratie; aujourd’hui, nous voilà déjà citant la phrase de Liebknecht : « Si les circonstances changent en 24 heures, il faut aussi en 24 heures changer de tactique »; nous parlons déjà de créer une « solide organisation de combat » pour attaquer de front, pour livrer assaut à l’absolutisme; de faire « une large agitation politique révolutionnaire (comme nous y allons : politique et révolutionnaire à la fois !) dans les masses »; de lancer « un appel incessant à la protestation dans la rue »; « de préparer des manifestations publiques d’un caractère politique bien tranché » (sic), etc., etc.

    Nous pourrions, certes, exprimer notre satisfaction de voir le Rabotchéïé Diélo assimiler si vite le programme formulé par nous dès le premier numéro de l’Iskra [4] : constituer un parti solidement organisé, visant non seulement à arracher des concessions de détail mais à enlever la forteresse même de l’autocratie. Cependant, l’absence chez nos assimilateurs de tout point de vue bien ferme, est de nature à gâter tout notre plaisir.

    Le nom de Liebknecht est, il va de soi, invoqué à tort par le Rabotchéïé Diélo. En 24 heures, on peut modifier la tactique de l’agitation sur quelque point spécial, modifier un détail quelconque dans l’activité du Parti. Mais pour changer, je ne dirai pas on 24 heures, mais même en 24 mois, ses conceptions sur l’utilité générale, permanente et absolue d’une organisation de combat et d’une agitation politique dans les masses, il faut être dénué de tout principe directeur.

    Il est ridicule d’invoquer la diversité des circonstances, le changement des périodes : la constitution d’une organisation de combat et l’agitation politique sont obligatoires dans n’importe quelles circonstances « ternes, pacifiques », dans n’importe quelle période de « déclin de l’esprit révolutionnaire ».

    Bien plus, c’est précisément dans ces circonstances et dans ces périodes qu’un pareil effort est nécessaire, car au moment de l’explosion, de la conflagration, il est trop tard pour créer une organisation; elle doit être déjà prête, afin de déployer immédiatement son activité. « Changer de tactique on 24 heures ! »

    Mais pour on changer, il faut au préalable en avoir une. Or, sans une organisation solide, rompue à la lutte politique en toutes circonstances et en toutes périodes, il ne saurait même être question de ce plan d’action systématique établi à la lumière de principes fermes, suivi sans défaillance, qui seul mérite le nom de tactique.

    Voyez en effet : on nous assure déjà que le « moment historique » pose à notre parti un problème « absolument nouveau », celui de la terreur.

    Hier, ce qui était « absolument nouveau », c’était le problème de l’organisation et de l’agitation politiques; aujourd’hui, c’est celui de la terreur. N’est-il pas singulier d’entendre des gens aussi oublieux de leurs antécédents parler d’un changement radical de tactique ?

    Heureusement, le Rabotchéïé Diélo a tort. Le problème de la terreur n’a rien de nouveau. Il nous suffira de rappeler brièvement les conceptions établies de la social-démocratie russe.

    Sur le plan des principes, nous n’avons jamais rejeté ni ne pouvons rejeter la terreur. C’est un des aspects de guerre, qui peut convenir parfaitement, et même être indispensable à un certain moment du combat, dans un certain état de l’armée et dans certaines conditions.

    Mais le fait est justement qu’on nous propose aujourd’hui la terreur non point comme l’une des opérations d’une armée combattante, opération étroitement rattachée et articulée à tout le système de la lutte, mais comme un moyen d’attaque isolée, indépendant de toute armée et se suffisant à lui-même. D’ailleurs, à défaut d’une organisation révolutionnaire centrale et avec des organisations révolutionnaires locales faibles, la terreur ne saurait être autre chose.

    C’est bien pourquoi nous déclarons résolument que, dans les circonstances actuelles, la terreur est une arme inopportune, inopérante, qui détourne les combattants les plus actifs de leur tâche véritable et la plus importante pour tout le mouvement, et qui désorganise non pas les forces gouvernementales, mais les forces révolutionnaires. Souvenez-vous des derniers événements : sous nos yeux, la grande masse des ouvriers et du « bas peuple » des villes se ruait au combat, mais il manquait aux révolutionnaires un état-major de dirigeants et d’organisateurs.

    Dans ces conditions, si les révolutionnaires les plus énergiques se consacrent à la terreur, ne risquons-nous pas d’affaiblir les détachements de combat, les seuls éléments sur lesquels on puisse fonder un espoir sérieux ?

    N’avons-nous pas à craindre une rupture de liaison entre les organisations révolutionnaires et ces foules dispersées d’hommes mécontents, protestant et prêts au combat, dont la faiblesse ne tient qu’à leur dispersion ? Or, cette liaison est le gage unique de notre succès.

    Loin de nous l’idée de refuser toute importance à des coups héroïques isolés, mais notre devoir est de mettre en garde de toute notre énergie contre cet engouement pour la terreur auquel tant de gens sont si enclins aujourd’hui, au point d’y voir notre arme principale et essentielle.

    La terreur ne sera jamais un acte de guerre à l’égal des autres : dans le meilleur des cas, elle ne convient que comme l’une des formes de l’assaut décisif. La question se pose : pouvons-nous, au moment actuel, appeler à cet assaut ? Le Rabotchéïé Diélo pense probablement que oui.

    Du moins, il s’écrie « Formez les colonnes d’assaut ! » Mais c’est là encore un zèle mal inspiré. Le gros de nos forces est formé de volontaires et d’insurgés. En fait d’armée permanente, nous n’avons que quelques petits détachements, et encore ils ne sont pas mobilisés, n’ont pas de liaison entre eux, ne sont pas entraînés à se former en colonnes d’une façon générale, sans même parler de colonnes d’assaut.

    Dans ces conditions, tout homme capable d’envisager l’ensemble de notre lutte, sans s’en laisser distraire à chaque « tournant » de l’histoire, doit comprendre que notre mot d’ordre, à l’heure actuelle, ne saurait être « A l’assaut ! », mais bien « Entreprenons le siège en règle de la forteresse ennemie ! »

    En d’autres termes, l’objectif immédiat de notre Parti ne peut pas être d’appeler toutes les forces dont il dispose à se lancer dès maintenant à l’attaque, mais d’appeler à mettre sur pied une organisation révolutionnaire capable de rassembler toutes les forces et d’être le dirigeant non seulement en titre, mais réel, du mouvement, c’est-à-dire une organisation toujours prête à soutenir chaque protestation et chaque explosion, en les mettant à profit pour accroître et endurcir une armée apte à livrer le combat décisif.

    La leçon des événements de février et de mars [5] est si suggestive qu’on ne rencontre guère aujourd’hui d’objections de principe à cette conclusion. Seulement, ce que l’heure présente réclame de nous, ce ne sont pas des principes, mais une solution pratique.

    Il ne suffit pas de voir clairement quel type d’organisation est nécessaire, et pour quel travail précis, il faut en tracer le plan, de façon à pouvoir commencer à la bâtir, de tous les côtés à la fois. Vu l’urgence et l’importance de cette question, nous nous décidons, pour notre part, à soumettre à l’attention des camarades l’esquisse d’un plan que nous développerons plus longuement dans une brochure en cours de préparation.

    A notre avis, le point de départ de notre activité, le premier pas concret vers la création de l’organisation souhaitée, le fil conducteur enfin qui nous permettrait de faire progresser sans cesse cette organisation en profondeur et en largeur, doit être la fondation d’un journal politique pour toute la Russie. Avant tout, il nous faut un journal, sans quoi, toute propagande et toute agitation systématiques, fidèles aux principes et embrassant les divers aspects de la vie, sont impossibles.

    C’est pourtant là la tâche constante et essentielle de la social-démocratie, tâche particulièrement pressante aujourd’hui, où l’intérêt pour la politique et le socialisme s’est éveillé dans les couches les plus larges de la population.

    Jamais encore on n’avait senti avec autant de force qu’aujourd’hui le besoin de compléter l’agitation fragmentaire par l’action personnelle, les tracts et les brochures édités sur place, etc., par cette agitation généralisée et régulière que seule la presse périodique permet.

    On peut dire sans crainte d’exagération que la fréquence et la régularité de parution (et de diffusion) du journal permet de mesurer de la façon la plus exacte le degré d’organisation atteint dans ce secteur vraiment primordial et essentiel de notre activité militaire. Ensuite, il nous faut, très précisément, un journal pour toute la Russie.

    Si nous n’arrivons pas et tant que nous n’arriverons pas à unifier l’action que nous exerçons sur le peuple et sur le gouvernement par la presse, ce sera une utopie de penser coordonner d’autres modes d’action plus complexes, plus difficiles, mais aussi plus décisifs.

    Ce dont notre mouvement souffre le plus, sur le plan idéologique et sur celui de la pratique, de l’organisation, c’est de la dispersion, du fait que l’immense majorité des social-démocrates est à peu près totalement absorbée par des besognes purement locales qui réduisent à la fois leur horizon, l’envergure de leurs efforts, leur accoutumance et leur aptitude à l’action clandestine.

    C’est dans cette dispersion qu’il faut chercher les racines les plus profondes de cette instabilité et de ces flottements dont nous avons parlé plus haut. Aussi le premier pas à franchir pour échapper à ce défaut, pour faire converger plusieurs mouvements locaux en un seul mouvement commun à toute la Russie, doit être la fondation d’un journal pour toute la Russie.

    Enfin, il nous faut absolument, un journal politique. Sans journal politique, dans l’Europe moderne, pas de mouvement qui puisse mériter la qualification de politique. Sans cela, impossible de venir à bout de notre tâche concentrer tous les éléments de mécontentement et de protestation politiques pour en féconder le mouvement révolutionnaire du prolétariat.

    Nous avons fait le premier pas, nous avons suscité dans la classe ouvrière la passion des révélations « économiques », touchant la vie des fabriques. Nous devons faire le pas suivant : éveiller dans tous les éléments un peu conscients de la population la passion des révélations politiques.

    Ne nous inquiétons pas si les voix accusatrices en politique sont encore si faibles, si rares, si timides. La cause n’en est nullement dans une résignation générale à l’arbitraire policier. La cause, c’est que les hommes capables d’accuser et disposés à le faire n’ont pas de tribune du haut de laquelle ils puissent parler, pas d’auditoire écoutant avidement et encourageant les orateurs, et qu’ils ne voient nulle part dans le, peuple de force à laquelle il vaille la peine d’adresser ses plaintes contre le gouvernement « tout-puissant ».

    Mais maintenant tout cela change avec une extrême rapidité. Cette force existe, c’est le prolétariat révolutionnaire; il a déjà prouvé sa volonté non seulement d’entendre et de soutenir un appel à la lutte politique, mais encore de se jeter hardiment dans la mêlée.

    Nous avons aujourd’hui le moyen et le devoir d’offrir au peuple tout entier une tribune pour faire le procès du gouvernement tsariste : cette tribune doit être un journal social-démocrate. La classe ouvrière russe, à la différence des autres classes et catégories de la société russe, manifeste un intérêt soutenu pour les connaissances politiques et présente constamment (non pas seulement dans les moments d’effervescence particulière) une énorme demande de publications illégales.

    Etant donné cette demande massive, la formation déjà amorcée de dirigeants révolutionnaires expérimentés, le degré de concentration atteint par la classe ouvrière et qui lui assure en fait la maîtrise des quartiers ouvriers des grandes villes, des centres usiniers, des bourgs industriels, la fondation d’un journal politique est parfaitement à la mesure du prolétariat.

    Par l’entremise du prolétariat, le journal pénétrera parmi la petite bourgeoisie des villes, les artisans des campagnes et les paysans et deviendra ainsi un véritable organe politique populaire.

    Le journal ne borne pas cependant son rôle à la diffusion des idées, à l’éducation politique et au recrutement d’alliés politiques. Il n’est pas seulement un propagandiste collectif et un agitateur collectif; il est aussi un organisateur collectif.

    On peut à cet égard le comparer à l’échafaudage dressé autour d’un bâtiment on construction; il ébauche les contours de l’édifice, facilite les communications entre les différents constructeurs, à qui il permet de répartir la tâche et d’embrasser l’ensemble des résultats obtenus par le travail organisé.

    Avec l’aide et à propos du journal se constituera d’elle-même une organisation permanente, qui ne s’occupera pas seulement d’un travail local mais aussi général et régulier, habituant ses membres à suivre de près les événements politiques, à apprécier leur rôle et leur influence sur les diverses catégories de la population, à trouver pour le parti révolutionnaire la meilleure façon d’agir sur ces événements.

    Les problèmes techniques – la fourniture dûment organisée au journal de matériaux, sa bonne diffusion – obligent déjà à avoir un réseau d’agents locaux au service d’un seul et même parti, d’agents en relations personnelles les uns avec les autres, connaissant la situation générale, s’exerçant à exécuter régulièrement les diverses fonctions fragmentaires d’un travail à l’échelle de toute la Russie, s’essayant à la préparation de telle ou telle action révolutionnaire.

    Ce réseau d’agents [6] sera justement la carcasse de l’organisation qui nous est nécessaire suffisamment étendue pour embrasser tout le pays; suffisamment large et diverse pour réaliser une division du travail stricte et détaillée; suffisamment ferme pour pouvoir on toutes circonstances, quels que soient les « tournants » et les surprises, poursuivre sans défaillance sa besogne propre; suffisamment souple pour savoir, d’une part, éviter la bataille à découvert contre un ennemi numériquement supérieur qui a rassemblé toutes ses forces sur un seul point, et, d’autre part, profiter du défaut de mobilité de cet ennemi et tomber sur lui quand et où il s’y attend le moins.

    Aujourd’hui nous incombe la tâche relativement facile de soutenir les étudiants qui manifestent dans les rues des grandes villes.

    Demain la tâche sera peut-être plus malaisée, comme celle de soutenir le mouvement des sans-travail dans telle ou telle région. Après-demain, nous devrons être à nos postes pour prendre une part révolutionnaire à une révolte paysanne. Aujourd’hui nous devons exploiter la tension politique qu’a engendrée le gouvernement par sa campagne contre les zemstvos.

    Demain nous devrons encourager l’indignation de la population contre les abus de tel ou tel bachi-bouzouk tsariste et contribuer, par le boycottage, les campagnes d’excitation, les manifestations, etc., à lui infliger une leçon qui le fasse battre on retraite publiquement. Pour arriver à ce degré de préparation au combat, il faut l’activité permanente d’une armée régulière.

    Et si nous groupons nos forces dans un journal commun, nous verrons se former à l’oeuvre et sortir du rang non seule-ment les plus habiles propagandistes, mais encore les organisateurs les plus avertis, les chefs politiques les plus capables du Parti, qui sauront à point nommé lancer le mot d’ordre de la lutte finale et on assumer la direction.

    En conclusion, deux mots pour éviter un malentendu possible. Nous avons parlé tout le temps d’une préparation systématique, méthodique, mais nous n’avons nullement voulu dire par là que l’autocratie ne pouvait tomber que par suite d’un siège en règle ou d’un assaut organisé. Ce serait raisonner en absurde doctrinaire.

    Il est fort possible et bien plus probable sur le plan historique, au contraire, qu’elle tombe sous le choc d’une explosion spontanée ou d’une de ces complications politiques imprévues qui menacent constamment de tous côtés.

    Mais il n’est point de parti politique qui puisse, sans tomber dans l’esprit d’aventure, régler sa conduite sur des explosions et des complications hypothétiques.

    Nous devons poursuivre notre chemin, accomplir sans désemparer notre labeur systématique, et moins nous compterons sur l’inattendu, plus nous aurons de chance de n’être jamais pris de court par les « tournants historiques. »

    Notes

    [1] Le Rabotchéïé Diélo (La cause ouvrière) était une revue « économiste » publiée par l’ « Union des Social-Démocrates russes à l’étranger ». Elle paraîtra de 1899 à 1902 et son orientation est amplement critiquée par Lénine dans Que Faire ?

    [2] Il s’agit d’un supplément au Rabotchéïé Diélo.

    [3] La Rabotchaïa Mysl (La Pensée Ouvrière) était un autre organe économiste qui parût de 1897 à 1902. Son orientation est aussi amplement critiquée dans Que Faire ?

    [4] L’Iskra (L’étincelle) était le journal de Lénine. Y participaient également Plekhanov, Martov, Axelrod, V. Zassoulitch, puis Trotsky. Le journal sera l’épine dorsale du combat pour construire un parti marxiste en Russie et paraitra de 1900 à 1903 sous cette forme. Après la scission entre bolchéviques et menchéviques, l’Iskra passe sous contrôle menchévique.

    [5] En février et mars 1901, manifestations et grèves se succèderont à travers la Russie.

    [6] Il va de soi que ces agents ne pourraient travailler avec profit que s’ils étaient très proches des comités locaux (groupes, cercles) de notre Parti.

    En général, tout le plan esquissé par nous demande naturellement pour sa réalisation le concours le plus actif des comités, qui ont tenté maintes fois l’unification du Parti et qui, nous en sommes persuadés, obtiendront cette unification un jour ou l’autre, sous une forme ou sous une autre. (Note de l’auteur)

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  • Lénine : Anarchisme et Socialisme (1901)

    1. Thèses :

    a) en 35-40 ans (Bakounine et l’Internationale depuis 1866) d’existence (et depuis Stirner beaucoup plus longtemps) l’anarchisme n’a rien apporté sinon des généralités contre l’exploitation.

    Ces phrases sont en usage depuis plus de 2000 ans. Il manque :

    b) la compréhension des causes de l’exploitation ;

    c) la compréhension du développement de la société qui conduit au socialisme ;

    la compréhension de la lutte des classes comme force créatrice de la réalisation du socialisme.

    2. La compréhension des causes de l’exploitation. La propriété privée, base de l’économie marchande. La propriété sociale des moyens de production. Nil [1] dans l’anarchisme.
    L’anarchisme, c’est un individualisme bourgeois à l’envers. L’individualisme, base de toute la philosophie de l’anarchisme.

    Défense de la petite propriété et de la petite exploitation rurales.

    Keine Majorität [2]

    Négation de la force d’union et d’organisation du pouvoir.

    3. Incompréhension du développement de la société – rôle de la grande production – du développement du capitalisme en socialisme.
    (L’anarchisme est la conséquence du désespoir . Mentalité de l’intellectuel à la dérive ou du va-nu-pieds, mais non du prolétaire.)

    4. Incompréhension de la lutte de classe du prolétariat.

    Négation absurde de la politique dans la société bourgeoise.

    Incompréhension du rôle de l’organisation et de l’éducation des ouvriers.

    Comme panacée, des moyens unilatéraux, détachés du contexte.

    5. Dans l’histoire récente de l’Europe, quel résultat a donné l’anarchisme qui régnait auparavant dans les pays latins ?

    Aucune doctrine, aucun enseignement révolutionnaire, aucune théorie.

    Morcellement du mouvement ouvrier.

    Fiasco complet des expériences de mouvement révolutionnaire (proudhonisme 1871, bakouninisme 1873) [3] .

    Soumission de la classe ouvrière à la politique bourgeoise sous couleur de rejeter toute politique.

    Notes

    [1] Nihil : rien.
    [2] Aucune majorité (c’est-à-dire la négation par les anarchistes de la soumission de la minorité à la majorité).

    [3] L’influence du proudhonisme était très forte en 1871 parmi les dirigeants de la Commune de Paris. Ce fut l’une des causes de l’échec du mouvement ; mais, corollairement, cet échec porta un coup sévère au proudhonisme. En 1873, Bakounine se retira de la vie publique en abandonnant ses responsabilités. Cette démission fut considérée comme un aveu d’impuissance.

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  • Paul Verlaine et la «musique avant toute chose»

    Voici deux autres exemples, les derniers, de poèmes de Paul Verlaine témoignant avec réussite de cet engagement dans la fluidité de la langue française. Ils sont tous deux tirés de Romances sans paroles, datant de 1891.

    Le premier se caractérise par un choix du bon mot particulièrement bien réalisé. Le souci est que la dimension parnassienne amène l’œuvre à être très gratuite, ouvertement tourné vers son propre ego, voire son ennui, etc.

    III

    Il pleure dans mon cœur
    Comme il pleut sur la ville ;
    Quelle est cette langueur
    Qui pénètre mon cœur ?

    O bruit doux de la pluie
    Par terre et sur les toits !
    Pour un cœur qui s’ennuie
    O le chant de la pluie !

    Il pleure sans raison
    Dans ce cœur qui écœure.
    Quoi ! nulle trahison ? …
    Ce deuil est sans raison.

    C’est bien la pire peine
    De ne savoir pourquoi
    Sans amour et sans haine
    Mon cœur a tant de peine!

    Le second poème est empreint d’une musicalité tout à fait réussie. L’absence de direction y est cependant tout aussi patent.

    VIII

    Dans l’interminable
    Ennui de la plaine
    La neige incertaine
    Luit comme du sable.

    Le ciel est de cuivre
    Sans lueur aucune,
    On croirait voir vivre
    Et mourir la lune.

    Comme des nuées
    Flottent gris les chênes
    Des forêts prochaines
    Parmi les buées.

    Le ciel est de cuivre
    Sans lueur aucune.
    On croirait voir vivre
    Et mourir la lune.

    Corneille poussive
    Et vous les loups maigres,
    Par ces bises aigres
    Quoi donc vous arrive ?

    Dans l’interminable
    Ennui de la plaine
    La neige incertaine
    Luit comme du sable.

    Il faut enfin mentionner le poème Art Poétique, le 13e du recueil Jadis et Naguère, de 1884. Il n’est nullement bon, ni même intéressant, ne serait-ce la première strophe, considérée comme une sorte de manifeste en faveur de la musicalité.

                                       À Charles Morice

    De la musique avant toute chose,
    Et pour cela préfère l’Impair
    Plus vague et plus soluble dans l’air,
    Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

    Il faut aussi que tu n’ailles point
    Choisir tes mots sans quelque méprise
    Rien de plus cher que la chanson grise
    Où l’Indécis au Précis se joint.

    C’est des beaux yeux derrière des voiles
    C’est le grand jour tremblant de midi,
    C’est par un ciel d’automne attiédi
    Le bleu fouillis des claires étoiles!

    Car nous voulons la Nuance encor,
    Pas la Couleur, rien que la nuance!
    Oh! la nuance seule fiance
    Le rêve au rêve et la flûte au cor !

    Fuis du plus loin la Pointe assassine,
    L’Esprit cruel et le Rire impur,
    Qui font pleurer les yeux de l’Azur
    Et tout cet ail de basse cuisine !

    Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
    Tu feras bien, en train d’énergie,
    De rendre un peu la Rime assagie.
    Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

    Ô qui dira les torts de la Rime ?
    Quel enfant sourd ou quel nègre fou
    Nous a forgé ce bijou d’un sou
    Qui sonne creux et faux sous la lime ?

    De la musique encore et toujours !
    Que ton vers soit la chose envolée
    Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
    Vers d’autres cieux à d’autres amours.

    Que ton vers soit la bonne aventure
    Eparse au vent crispé du matin
    Qui va fleurant la menthe et le thym…
    Et tout le reste est littérature.

    Le fait est que Paul Verlaine n’a jamais considéré qu’il s’agissait là d’un manifeste, même s’il a utilisé de manière régulière les vers impairs, pour se déconnecter de l’encadrement fourni par l’alexandrin. Cependant, c’était là un processus décadent.

    La véritable exigence se situait dans le bon mot, qui devait être musical, et non pas dans une musicalité abstraite à découvrir par un anti-formalisme jouant sur une dimension numérique.

    L’envolée recherchée par Paul Verlaine – qualifiée bien présomptueusement de symbolisme – n’est que l’apanage d’écrivains cherchant à parasiter la société au nom d’une littérature qui serait une fin en soi.

    La preuve est toute trouvée quand on voit l’extrême faiblesse des œuvres de Paul Verlaine à part les quelques une reflétant une tendance historique : celle au bon mot, exposé de manière fluide, témoignant d’un élargissement de la culture populaire.

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  • Paul Verlaine et le compactage de l’expression

    Les poèmes saturniens, la première œuvre de Paul Verlaine, relèvent donc du Parnasse et ne sont pas intéressants, sauf quand ils en décrochent et assument la mélodie. Ils font alors sauter les alexandrins, pour se tourner vers un compactage incisif, un minimalisme concis mais pointu dans le choix des termes.

    Mais le caractère de chanson des (très rares) œuvres réussies de Paul Verlaine exige une certaine brièveté. Une chanson trop longue s’enlise. En voici un exemple avec un poème tiré donc du premier recueil de Paul Verlaine, les Poèmes saturniens. Il y a une véritable dynamique, mais elle finit par s’effondrer.

    C’est que la concision à la française ne va pas sans une certaine préciosité, une certaine rareté et c’est d’autant plus vrai quand cela a pris une tournure populaire.

    SUB URBE

    Les petits ifs du cimetière
    Frémissent au vent hiémal,
    Dans la glaciale lumière.

    Avec des bruits sourds qui font mal,
    Les croix de bois des tombes neuves
    Vibrent sur un ton anormal.

    Silencieux comme les fleuves,
    Mais gros de pleurs comme eux de flots,
    Les fils, les mères et les veuves,

    Par les détours du triste enclos,
    S’écoulent, — lente théorie,
    Au rythme heurté des sanglots.

    Le sol sous les pieds glisse et crie,
    Là-haut de grands nuages tors
    S’échevèlent avec furie.

    Pénétrant comme le remords,
    Tombe un froid lourd qui vous écœure,
    Et qui doit filtrer chez les morts,

    Chez les pauvres morts, à toute heure
    Seuls, et sans cesse grelottants,
    — Qu’on les oublie ou qu’on les pleure ! —

    Ah ! vienne vite le Printemps,
    Et son clair soleil qui caresse,
    Et ses doux oiseaux caquetants !

    Refleurisse l’enchanteresse
    Gloire des jardins et des champs
    Que l’âpre hiver tient en détresse !

    Et que, — des levers aux couchants,
    L’or dilaté d’un ciel sans bornes
    Berce de parfums et de chants,

    Chers endormis, vos sommeils mornes !

    Tout cela est bien trop long. Cela ne veut pas dire que pour autant que la brièveté soit un un gage de haut niveau culturel en soi. Voici un rare poème sortant du lot tiré des Romances sans paroles (de 1891).

    Le principe du reflet utilisé est très bien, il est tout à fait dialectique. Mais il est trop bref pour acquérir une réelle dimension marquante, alors qu’il a toute une série d’éléments très pertinents.

    Ariettes IX

    Le rossignol qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d’un chêne et toutefois il a peur de se noyer. (Cyrano de Bergerac.)

    L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
    Meurt comme de la fumée,
    Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles
    Se plaignent les tourterelles.

    Combien, ô voyageur, ce paysage blême
    Te mira blême toi-même,
    Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
    Tes espérances noyées !

    Mai, Juin, 1872.

    Le souci fondamental est que Paul Verlaine ne se sort pas du Parnasse. On le classe dans le symbolisme, mais il n’a pas d’élans transcendants et lorsqu’il parle de la nature, ce ne sont pas des symboles : Paul Verlaine est bien plus un romantique en retard historiquement, ce qui explique de manière d’ailleurs efficace la vague de décadentisme, le romantisme catholique, l’avènement d’un néo-romantisme catholique avec notamment Georges Bernanos.

    Mon rêve familier, un poème très connu des Poèmes saturniens, est ici un excellent exemple. Son approche est très clairement celle du Parnasse, avec donc un exercice de style, le sentiment étant exprimé de manière raffinée, esthétisée. On sent toutefois que Paul Verlaine essaie d’aller plus loin, qu’il pousse dans un sens romantique.

    MON RÊVE FAMILIER

    Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
    D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
    Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
    Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

    Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
    Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
    Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
    Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

    Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
    Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
    Comme ceux des aimés que la Vie exila.

    Son regard est pareil au regard des statues,
    Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
    L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

    Le style est totalement propre au Parnasse, avec une esthétisation – stylisation d’un phénomène. On retrouve les éléments appréciables dans les poèmes réussis de Paul Verlaine.

    Si le poème est en alexandrins, on peut ainsi s’apercevoir qu’il consiste en toute une série de découpages, tous pointus, chaque élément étant pratiquement autonome. Le balancement par la césure à l’hémistiche souligne le côté chanson, mélodie : Je fais souvent ce rêve / étrange et pénétrant // D’une femme inconnue, / et que j’aime, et qui m’aime, etc.

    Ces découpages sont encore plus marqués pour le poème Clair de lune, qui se trouve dans le second recueil, les Fêtes galantes, paru en 1869. Chaque vers est littéralement autonome, il pourrait être une phrase seule, d’une tournure extrêmement précise, d’un raffinement extrême mais sans préciosité, assumant en réalité la fragilité, la nervosité.

    CLAIR DE LUNE

    Votre âme est un paysage choisi
    Que vont charmant masques et bergamasques,
    Jouant du luth et dansant et quasi
    Tristes sous leurs déguisements fantasques.

    Tout en chantant sur le mode mineur
    L’amour vainqueur et la vie opportune,
    Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
    Et leur chanson se mêle au clair de lune,

    Au calme clair de lune triste et beau,
    Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
    Et sangloter d’extase les jets d’eau,
    Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

    Il faut bien saisir que cette œuvre très belle est un travail d’orfèvre – encore une fois dans l’esprit du Parnasse. C’est un travail de laboratoire : le recueil dont il relève, les Fêtes galantes, a été publié à 350 exemplaires à compte d’auteur en 1869, puis à 600 exemplaires en 1886 (dont cent pour l’auteur).

    Voici un autre exemple, du même recueil.

    Cythère

    Un pavillon à claires-voies
    Abrite doucement nos joies
    Qu’éventent des rosiers amis ;

    L’odeur des roses, faible, grâce
    Au vent léger d’été qui passe,
    Se mêle aux parfums qu’elle a mis ;

    Comme ses yeux l’avaient promis,
    Son courage est grand et sa lèvre
    Communique une exquise fièvre ;

    Et l’Amour comblant tout, hormis
    La Faim, sorbets et confitures
    Nous préservent des courbatures.

    Il n’y a ici strictement aucun symbolisme. On est dans le Parnasse – avec un saut vers le compactage de l’expression qui reflète une tendance générale.

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  • La «Chanson d’automne» de Paul Verlaine, chef d’œuvre de musicalité

    Les soleils couchants ont une dimension minimaliste, que n’a pas la promenade sentimentale, qui elle perd le côté compacté.

    Mais les Poèmes saturniens contiennent chef d’œuvre, très connu en France, échappant tant au minimalisme qu’à l’absence de compactage.

    Sa qualité musicale est un tour de force, car les éléments sont adéquatement choisis et s’imbriquent parfaitement.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    Il est évident que le poème Le pont Mirabeau d’Apollinaire, lui aussi très connu (et par ailleurs sa seule œuvre réussie), s’appuie directement sur la méthode ici exposée par Paul Verlaine. Mais en réalité on peut pratiquement dire que cette méthode est celle qui dans la seconde moitié du XIXe siècle triomphe en France.

    La réclame (avant la publicité au sens moderne-technique), la chanson française… prennent un caractère de masse et la sélection du bon mot, de la fluidité du propos, sont des exigences incontournables.

    Il faut ici faire attention à ne pas commettre l’erreur de rater le découpage des syllabes. Le poème est en effet composé sur le mode 4 – 3 – 3. Voici le poème avec le découpage correspondant.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les / san / glots / longs
    Des / vi / o/ lons
    De / l’au / tomne
    Bles / sent / mon / cœur
    D’un / e / lan / gueur
    Mo / no / tone.

    Tout / su/ffo/cant
    Et / blê / me, / quand
    So/ nne / l’heure,
    Je / me / sou / viens
    Des / jours / an / ciens
    Et / je / pleure ;

    Et / je / m’en / vais
    Au / vent / mau / vais
    Qui / m’em / porte
    De / çà, / de / là,
    Pa / reil / à / la
    Feui / lle / morte.

    Dans ce poème – ou cette chanson, puisque tel est l’apport historique de Paul Verlaine, au sens où il reflète une perspective, pas au sens où il créerait quoi que ce soit -, les contradictions sont nombreuses et forment une puissante dynamique et par leur enchevêtrement.

    Il est nécessaire ici de citer le poème de Baudelaire À une passante, qui se trouve dans les Fleurs du mal. En effet, ce dernier s’appuie sur une opposition générale entre ce qui a un caractère bref (au sens de court, fin, agité) et ce qui a un caractère long (qui s’inscrit dans la durée, se fonde sur la stabilité). Paul Verlaine en reprend directement le principe.

    Les Poèmes saturniens datent de 1866, les Fleurs du mal de 1857.

    À une passante

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,       
    Une femme passa, d’une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
    Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

    Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

    Voici maintenant le même repérage pour Chanson d’automne.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone
    .

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    La mise en perspective est la même que dans À une passante.

    On notera naturellement que les sonorités sont particulièrement travaillées, afin d’être prégnantes et d’imposer une série captant particulièrement l’attention. Le son « o » présent à plusieurs reprises, on a de multiples sons « on » ; il y a un série de « an » et de « ien », tout comme des « é » et des « e ».

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    A cela s’ajoute l’expression d’un saut qualitatif dans le poème. En effet, la première strophe présente un mouvement qui agit sur quelque chose.

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    La seconde strophe pose un reflet de cette action sur la chose en question.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    La troisième strophe est le produit dialectique de la première et de la deuxième strophes.

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    On remarquera à ce sujet que si l’on n’y prend garde, on peut interpréter le poème dans le sens de correspondances baudelairiennes. Le sanglot est parallèle au violon, la feuille au vent, etc.

    En réalité, on a bien dans chaque strophe l’exposition d’un reflet. C’est une présentation matérialiste – de manière esthétique – d’une réalité objective.

    Il est souvent ici parlé, de la part des théoriciens bourgeois, de l’approche impressionniste de Paul Verlaine. C’est tout à fait erroné. L’impressionnisme est un subjectivisme décrivant le monde tel qu’il est ressenti individuellement. Paul Verlaine, quant à lui, décrit ici le reflet sensible du monde en lui. La mise en perspective est inverse.

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  • La promenade sentimentale de Paul Verlaine, une nervosité mise en perspective

    Le poème Promenade sentimentale, tiré des Poèmes saturniens, est très proche de Soleils couchants, mais sans la dimension compactée : c’est une tentative de se rapprocher de la densité du poème classique, ce qui indique la mauvaise direction de Paul Verlaine, qui justement correspond à cette dimension « compactée », bien choisie, des termes propres à une société plus éduquée.

    Le poème, qui fait partie à la première œuvre de Paul Verlaine, les Poèmes saturniens, a une approche d’ailleurs relevant du Parnasse.

    C’est pourtant un échec complet sur ce plan, car la dimension mélodique, avec en quelque sorte des refrains intériorisés au poème, est bien trop prégnante. La musicalité l’emporte, brisant l’approche parnassienne.

    De plus on a des références systématisées à la nature et une dynamique dialectique par l’opposition du pointu au trouble, correspondant de manière particulièrement vigoureuse à toute la « nervosité » qu’il s’agit d’exprimer désormais.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage des éléments de la nature et du mouvement. Toute la force du poème réside en effet au cadrage par la nature, sans quoi tout s’étiolerait, ce qui est le cas dans les autres œuvres de Paul Verlaine.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage du pointu et du trouble, c’est-à-dire des éléments pointus, agressifs pour ainsi dire, et inversement des éléments aux contours indéfinis, non seulement troubles ou vagues, mais surtout correspondant à quelque chose de troublé.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage des éléments revenant à plusieurs reprises, formant la mélodie. On remarquera que « parmi la saulaie » encadre une sorte de partie intermédiaire où il n’y a justement pas de répétition. Le découpage est fait pour faciliter la vue de cette structuration.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie

    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes

    Parmi la saulaie j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons
    du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage de la lumière, du transparent, par opposition à l’opaque, aux ténèbres. Il faut noter que les ténèbres ont un sens plus fort que celui d’obscurité, de par son côté indéfini, oppressant. Il y a une dimension nerveuse qui s’ajoute au concept d’obscurité.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Il faut saisir également ici que les rayons sont pointus et que la plaie a été causée par un objet pointu. Il y a toutefois le fait que le soleil est couchant et que par conséquent les rayons ont moins de vigueur. On est dans une souffrance – mais indéfinie.

    Telle est la manière dont Paul Verlaine cherche à saisir, définir la nervosité.

    Voici maintenant le repérage des dimensions, de la spatialisation, de l’occupation de l’espace, un aspect absolument fondamental du poème.

    Il faut rappeler ici également que les nénuphars poussent depuis la base des cours d’eaux, qu’elles occupent elles-mêmes un espace. A cela s’ajoute que les nénuphars blancs s’ouvrent et se ferment selon le jour ou la nuit, ce qui correspond à l’opposition jour/nuit mentionnée.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    On a ici vraiment la démarche de Paul Verlaine, quand elle réussit (ce qui est plus que très rarement le cas) : on a la nature et les sentiments d’un côté, la concision. Il faut également en voir la musicalité, au-delà simplement de la mélodie.

    Voici le repérage des sons « é » et « o », qui respectivement est empreint de légèreté, le second étant marqué.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent beait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage de la lettre « l » ainsi que des sons « ou » et « an », avec pareillement une opposition entre l’atténuation et un son continu et marquant.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    La dimension compactée n’est pas là, toutefois le poème ne consiste pas en alexandrins, mais en décasyllabes. On a déjà le style d’expression concise, déterminée, qui passe de l’alexandrin au pentasyllabe, ici masqué par les décasyllabes formant même souvent une double pentasyllabe.

    On ici une véritable virtuosité quant à la présentation de la nervosité. Mais le poème s’étale et il manque d’accessibilité.

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  • Les soleils couchants de Paul Verlaine et sa reconnaissance de la nature

    Lorsque Paul Verlaine a assumé du romantisme (allemand, anglais, très clairement) le fait de se tourner vers la nature, alors un déclic se produit. En ce sens Paul Verlaine est un romantique authentique arrivant trop tard.

    Il faut bien saisir ici que le romantisme véritable n’amène pas à parler de la nature, mais à placer l’être humain comme une des ses composantes. Il y a une dimension cosmique.

    C’est cela que réussit Paul Verlaine dans une œuvre de très grande qualité, un bijou, dans une série dénommée Paysages tristes des Poèmes saturniens, dédié à un autre poète du Parnasse, Catulle Mendès.

    Soleils couchants combine la nature, les sentiments, la mélodie ; Paul Verlaine est ici un virtuose.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Comme Marine, Soleils couchants est composé de pentasyllabes. Tous les vers ont le même rythme, ou plus exactement le même nombre de syllabes, car par l’accentuation de certains mots, il y a une accélération ou une décélération. On a ainsi « la mélancolie » qui dure autant de temps que « berce de doux chants », impliquant un mouvement plus rapide pour ces derniers mots.

    Voici le repérage du mouvement qui s’associe, comme le soleil se couche, aux espaces allongés. L’opposition dialectique est brillante.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    On notera que le terme de « défiler » implique un allongement également. L’idée est aussi présente dans les chants, qui s’étalent comme son, et pareillement le « cœur qui s’oublie » implique une durée continue.

    Cela peut être vrai pour les « étranges rêves » mais le pluriel sous-tend une répétition et brise la continuité de l’allongement.

    Voici le repérage de la lumière affaiblie, qui s’associe à la nervosité mélancolique.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants
    ,
    sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants
    ,
    sur les grèves.

    Voici le repérage des éléments musicaux qui reviennent en tant que tels.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves
    ,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Le jeu sur les sonorités est évidemment essentielle pour la fluidité mélodique du poème. Voici le repérage des sons « o » et « é »/ « è ». Le premier son est assez marqué de par l’ouverture qu’il implique comme son, le second est plus léger, plus tendant à la fluidité.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Voici le repérage de la lettre « l » et des sons « ou » / « an ». Le premier son atténue, les deux autres sont des sons prolongés et marqués.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Et, il y a donc le compactage. Il est ici assez minimaliste puisque Paul Verlaine reprend des éléments clefs qu’il fait revenir. Il a trouvé une bonne formule qu’il fait se répéter et le lien à la nature lui amène à véritablement cadrer son œuvre. C’est là une clef essentielle.

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  • Paul Verlaine, de la nervosité au milieu du Parnasse

    Si l’on prend les poèmes traditionnels, Paul Verlaine n’a aucun intérêt. C’est un auteur relevant du Parnasse, cherchant un esthétisme raffiné et orientalisant au moyen d’un langage à la fois concis et pittoresque. Il suffit citer le poème Vœu qu’on trouve dans les Poèmes saturniens, son premier recueil, datant de 1866.

    Ah ! les oarystis ! les premières maîtresses !
    L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs,
    Et puis, parmi l’odeur des corps jeunes et chers,
    La spontanéité craintive des caresses !

    Verlaine ne se départira jamais de cette quête élitiste de la tournure raffinée, de la poésie comme forme la plus haute, etc. Voici un exemple avec un poème, toujours des Poèmes saturniens, somme toute très réussi du point de vue du formalisme,

    C’est encore et toujours du Parnasse, avec une volonté d’esthétisation extrêmement marquée, ainsi qu’une fluidité très forcée même si on a déjà une tournure mélodique. La tension nerveuse est omniprésente, mais esthétisée.

    CRÉPUSCULE DU SOIR MYSTIQUE

    Le Souvenir avec le Crépuscule
    Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
    De l’Espérance en flamme qui recule
    Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
    Mystérieuse où mainte floraison
    — Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
    S’élance autour d’un treillis, et circule
    Parmi la maladive exhalaison
    De parfums lourds et chauds, dont le poison
    — Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
    Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
    Mêle, dans une immense pâmoison,
    Le Souvenir avec le Crépuscule.

    Il faut bien voir le rôle idéologique du Parnasse. Ce mouvement était ouvertement reconnu par les institutions étatiques, il était officiellement le style littéraire considéré comme correspondant à la France, à la République.

    C’était vraiment un moyen de précipiter les couches intellectuelles littéraires dans le formalisme le plus complet. Paul Verlaine n’échappe pas à cela et son œuvre va s’enliser en général dans cette approche, avec bien souvent pour se débrider des facilités outrancières, la vulgarité, etc.

    Il y a toutefois des moments où la nervosité entraîne une rupture. Cela n’est vrai que pour très peu de poèmes, une poignée simplement. Ils ont la particularité de rompre dans la forme avec les autres.

    Paul Verlaine

    Dans le premier recueil, les Poèmes saturniens, on retrouve donc des poèmes reflétant une fluidification propre à l’utilisation plus générale d’une langue soutenue parmi les masses, sans fioritures pour autant.

    Dans la série dénommée Eaux-fortes,dédiée à François Coppée, une figure du Parnasse, les poèmes sont dans l’esprit du Parnasse, à ceci près qu’il y a chez eux tous les traits d’une chanson, leur forme assumant ouvertement un côté balancé, une volonté de retourner sur les mots, sur les sons.

    Le premier de la série n’est pas en soi de très haute qualité, mais on y trouve déjà des éléments précis, ou plus précisément pointus ; on a d’ailleurs le mot. On a également la ville, comme obsession.

    CROQUIS PARISIEN

    La lune plaquait ses teintes de zinc
    Par angles obtus.
    Des bouts de fumée en forme de cinq
    Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

    Le ciel était gris, la bise pleurait
    Ainsi qu’un basson.
    Au loin, un matou frileux et discret
    Miaulait d’étrange et grêle façon.

    Moi, j’allais, rêvant du divin Platon
    Et de Phidias,
    Et de Salamine et de Marathon,
    Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

    Le troisième poème est véritablement flagrant de cette démarche musicale et minimaliste de Paul Verlaine.

    MARINE

    L’Océan sonore
    Palpite sous l’œil
    De la lune en deuil
    Et palpite encore,

    Tandis qu’un éclair
    Brutal et sinistre
    Fend le ciel de bistre
    D’un long zigzag clair,

    Et que chaque lame,
    En bonds convulsifs,
    Le long des récifs,
    Va, vient, luit et clame,

    Et qu’au firmament,
    Où l’ouragan erre,
    Rugit le tonnerre
    Formidablement.

    Le souci est bien entendu qu’on est ici dans le Parnasse, dans l’art pour l’art. Ce que raconte Marine n’a pas vraiment de sens, c’est une description esthétisante de l’océan à un moment donné. On a pourtant déjà clairement le principe d’un certain « compactage » et il va suffire qu’il se tourne vers la nature pour que cela aboutisse à un saut qualitatif.

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  • Le rôle historique de Paul Verlaine pour la langue française

    La langue française est largement marquée par la prévalence de l’écrit, au sens où savoir bien parler, c’est avant tout savoir bien écrire. Cela tient au cadrage de la langue par la monarchie, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV, à travers les poètes de la Pléiade à l’origine, puis les auteurs classiques.

    La comédie de Molière est une exception, mais elle confirme la règle au sens où son niveau de langage se veut ouvertement un raccourci, une ébauche, une facilité. La comédie assume depuis cette légèreté dans le langage, au point même d’encore plus forcer le trait.

    Celui qui a tenté de modifier cet état de fait, ce fut Victor Hugo, mais son théâtre n’a eu qu’un succès d’estime pour des raisons politiques et les propos des personnages sont un mélange de langage parlé et de discours littéraire en modèle réduit, Victor Hugo cherchant à s’en sortir au moyen de traits forcés masqués derrière la rencontre du « grotesque » et du « sublime ».

    Celui qui a réussi à modifier cet état de fait, c’est Paul Verlaine. En profitant d’une lecture véritablement dialectique de la sensibilité et de son rapport avec la nature, Paul Verlaine a réussi à formuler une démarche synthétique pour exprimer oralement le français, tout en maintenant un haut niveau de complexité.

    Paul Verlaine

    Il faut bien saisir ici le paradoxe. Tout d’abord, il y a le fait que Paul Verlaine a théorisé ce « compactage » dans la formulation, en appelant cela la « musicalité », que cela est largement connu, mais que son impact sur la culture française n’a pas été reconnu en tant que tel.

    Ensuite, il y a le fait que Paul Verlaine a cru que c’était Arthur Rimbaud qui avait réussi à révolutionner l’expression française. Lui-même dans un processus de transformation, il a cru voir en Rimbaud ce que lui-même avait entrepris.

    Enfin, il y a le fait que Paul Verlaine ne fut pas à la hauteur de sa démarche et sombra entièrement dans la décadence. La quasi totalité de son œuvre consiste en des déchets, alors que sa vie fut un mélange de perversions, d’alcoolisme et de violences sordides, de comportements anti-sociaux, ponctués d’une crise mystique ultra-catholique.

    Les paroles d’Edmond de Goncourt écrites dans son journal sont ici tout à fait juste :

    « Malédiction sur ce Verlaine, sur ce soûlard, sur ce pédéraste, sur cet assassin, sur ce couard traversé de temps en temps par des peurs de l’enfer qui le font chier dans ses culottes, malédiction sur ce grand pervertisseur qui, par son talent, a fait école, dans la jeunesse lettrée, de tous les mauvais appétits, de tous les goûts antinaturels, de tout ce qui est dégoût et horreur! »

    Cela est d’autant plus vrai que Paul Verlaine a sciemment choisi cette destruction, gage selon lui d’une sorte de transcendance. C’était une fuite en avant, pour compenser l’incapacité à trouver une perspective.

    Le paradoxe est donc qu’une partie infime de l’œuvre de Paul Verlaine réussit le saut qualitatif dont la langue française avait besoin, sans que Paul Verlaine ne l’ait compris.

    Paul Verlaine

    Ce paradoxe s’explique par deux aspects, eux-mêmes en liaison dialectique.

    Tout d’abord, il fallait un écrivain connaissant ses classiques pour être capable de refléter l’évolution propre à la langue française. Paul Verlaine a été le lieu de passage d’une tendance historique, il se situe dans la tradition du Parnasse, extrêmement civilisée, éduquée, maniérée, etc.

    Ensuite, il y avait une contradiction fondamentale entre Paul Verlaine voulant en dire qualitativement plus et l’exigence historique de la langue française qui exigeait qu’on en dise moins, au sens où l’on feutre la passion pour la conter de manière assouplie.

    On doit ici penser à Racine, où dans les pièces les passions sont immenses, mais contées avec distance, pour ne pas dire maîtrise ; même les figures dépassées par les passions ont un regard extérieur, étant comme coupées en deux moralement, spirituellement.

    Paul Verlaine a alors combiné ces deux aspects. Il a cherché à en dire moins, de manière feutrée, mais en plaçant de l’intensité de par la structure musicale, la tournure générale du poème. Cela reflète une évolution, qui fait que la langue française, de par l’évolution historique et de par l’importance agrandie de l’oralité (non dialectale, non argotique, etc.), a eu comme point de fixation le bon mot.

    Cela est évidemment tout à fait logique puisque le peuple est précis et que l’élévation de son niveau culturel l’amène à avoir une expression plus grande, plus approfondie.

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  • Paul Verlaine sur Charles Baudelaire et la nervosité

    Il y a chez Charles Baudelaire trois constats : la primauté de la ville, la dimension nerveuse qui en découle, l’exigence de l’esthétisation de la vie.

    Paul Verlaine écrivit un long texte sur Charles Baudelaire, qui parut en plusieurs parties dans la revue L’Art. Il aborde directement la dimension nerveuse en question. Il dit à ce sujet :

    « La profonde originalité de Charles Baudelaire, c’est, à mon sens, de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne ; et par ce mot, l’homme moderne, je ne veux pas, pour une cause qui s’expliquera tout à l’heure, désigner l’homme moral, politique et social.

    Je n’entends ici que l’homme physique moderne, tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool, en un mot, le biblio-nerveux par excellence, comme dirait H. Taine.

    Cette individualité de sensitive, pour ainsi parler, Charles Baudelaire, je le répète, la représente à l’état de type, de héros, si vous voulez bien.

    Nulle part, pas même chez H. Heine, vous ne la retrouverez si fortement accentuée que dans certains passages des Fleurs du mal. Aussi, selon moi, l’historien futur de notre époque devra, pour ne pas être incomplet, feuilleter attentivement et religieusement ce livre qui est la quintessence et comme la concentration extrême de tout un élément de ce siècle (…).

    L’amour, dans les vers de Ch. Baudelaire, c’est bien l’amour d’un Parisien du XIXe siècle, quelque chose de fiévreux et d’analysé à la fois ; la passion pure s’y mélange de réflexion. »

    Ces lignes sont importantes, car tant Paul Verlaine que Charles Baudelaire sont présentés comme des figures erratiques, vivant simplement dans les drogues et au jour le jour. Or, il s’agit en réalité là d’intellectuels, qui ont une réflexion très importante sur les questions littéraires, la dimension esthétique et les attentes de la vie quotidienne.

    La vie dans une marginalité réelle est un choix authentique fait en toute connaissance de cause, par deux auteurs cultivant un esprit élitiste et cherchant à combler leur exigence nerveuse permise par le développement des forces productives.

    Charles Baudelaire vu par Gustave Courbet

    Or, rétifs ou hostiles tous les deux au socialisme, leur nervosité n’a pu trouver aucun développement réel et a basculé dans l’auto-destruction, l’esthétique pour l’esthétique.

    En ce sens, ces deux auteurs préfigurent objectivement l’émergence du fascisme comme idéologie refusant la « vie commode » et appelant à la transcendance par des expériences relevant de « l’élan vital ».

    Mais, pour cette raison même, ils ont été les vecteurs d’une modification dans la langue française, dans le sens où ils ont accompagné la modification de sa mise en perspective. La reconnaissance de la « nervosité » a amené la formation de laboratoires littéraires.

    Il ne s’agit nullement ici de considérer que la langue serait une superstructure et qu’il y a eu une modification par ces dits laboratoires. Cela n’est pas possible. Au sujet des questions de linguistique, Staline rappelle que :

    « La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent (…).

    La langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.

    Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?

    Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel État, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.

    En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui. »

    Voilà pourquoi Arthur Rimbaud et à sa suite les surréalistes ou encore Apollinaire et son cubo-futurisme littéraire ont fondamentalement tort. Ils prétendent agir de l’extérieur sur la langue.

    Paul Verlaine considérait paradoxalement qu’Arthur Rimbaud avait révolutionné la langue. C’était totalement idéaliste. Mais s’il a pu imaginé cela, c’est que lui-même accompagnait la modification de sensibilité dans la société française et par conséquent l’enrichissement de l’expression.

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  • La chanson du vitrier d’Arsène Houssaye

    Voici la version du vitrier d’Arsène Houssaye.

    Arsène Houssaye

    Elle se distingue de celle de Charles Baudelaire par un souci socialisant de la personne individuelle formée par le vitrier. Chez Charles Baudelaire au contraire, le vitrier a un rôle négatif et le reproche lui est fait au nom de l’esthétisation de la vie.

    « Je descendais la rue du Bac, j’écoutai – moi seul au milieu de tous ces passants qui allaient au but, – à l’or, à l’amour, à la vanité, – j’écoutai cette chanson pleine de larmes.

    Oh ! vitrier !

    C’était un homme de trente-cinq ans, grand, pâle, maigre, longs cheveux, barbe rousse : – Jésus-Christ et Paganini. Il allait d’une porte à une autre, levant ses yeux abattus. Il était quatre heures. Le soleil couchant seul se montrait aux fenêtres. Pas une voix d’en haut ne descendait comme la manne sur celui qui était en bas. « Il faudra donc mourir de faim, » murmura-t-il entre ses dents.

    Oh ! vitrier !

    « Quatre heures, poursuivit-il, et je n’ai pas encore déjeuné ! Quatre heures ! et pas un carreau de six sous depuis ce matin ! » En disant ces mots, il chancelait sur ses pauvres jambes de roseau. Son âme n’habitait plus qu’un spectre qui, comme un dernier soupir, cria encore d’une voix éteinte :

    Oh ! vitrier !

    J’allai à lui : « Mon brave homme, il ne faut pas mourir de faim. » Il était appuyé sur le mur comme un homme ivre. « Allons ! allons ! » continuai-je en lui prenant le bras. Et je l’entraînai au cabaret, comme si j’en savais le chemin. Un petit enfant était au comptoir qui cria de sa voix fraîche et gaie :

    Oh ! vitrier !

    Je trinquai avec  lui. Mais ses dents claquèrent sur le verre et il s’évanouit ; – oui, madame, il s’évanouit ; – ce qui lui causa un dégât  de trois francs dix sous, la moitié de son capital ! car je ne pus empêcher ses carreaux de casser. Le pauvre homme revint à lui en disant encore :

    Oh ! vitrier !

    Il nous raconta comment il était parti le matin de la rue des Anglais, – une rue où il n’y a pas quatre feux l’hiver, – comment il avait laissé là-bas une femme et sept enfants qui avaient déjà donné une année de misère à la République, sans compter toutes celles données à la royauté. Depuis le matin, il avait crié plus de mille fois :

    Oh ! vitrier !

    Quoi ! pas un enfant tapageur n’avait brisé une vitre de trente-cinq sous ; pas un amoureux, en s’envolant la nuit par les toits, n’avait cassé un carreau de six sous ! Pas une servante, pas une bourgeoise, pas une fillette n’avaient répondu, comme un écho plaintif :

    Oh ! vitrier !

    Je lui rendis son verre. – Ce n’est pas cela, dit-il, je ne meurs pas de faim à moi tout seul ; je meurs de faim, parce que la femme et toute la nichée sont sans pain, – de pauvres galopins qui ne m’en veulent pas, parce qu’ils savent bien que je ferais le tour du monde pour un carreau de quinze sous.

    Oh ! vitrier !

    Et la femme, poursuivit-il en vidant son verre, un marmot sur les genoux et la marmaille au sein ! Pauvre chère gamelle où tout le régiment a passé ! Et avec cela, coudre des jaquettes aux uns, laver le nez aux autres ; heureusement que la cuisine ne lui prend pas de temps.

    Oh ! vitrier !

    J’étais silencieux devant cette suprême misère : je n’osais plus rien offrir à ce pauvre homme, quand le cabaretier lui dit : « Pourquoi donc ne vous recommandez-vous pas à quelque bureau de charité ? – Allons donc, s’écria brusquement le vitrier, est-ce que je suis plus pauvre que les autres ! Toute la vermine de la place Maubert est logée à la même enseigne. Si nous voulions vivre à pleine gueule, comme on dit, nous mangerions le reste de Paris en quatre repas. »

    Oh ! vitrier !

    Il retourna à sa femme et à ses enfants un peu moins triste que le matin, – non point parce qu’il avait rencontré la charité, mais parce que la fraternité avait trinqué avec lui. Et moi, je m’en revins avec cette musique douloureuse qui me déchire le cœur :

    Oh ! vitrier ! »

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  • Charles Baudelaire et le «mauvais vitrier»

    Ce poème en prose de Charles Baudelaire résume tout un état d’esprit « nerveux » propre à l’affirmation de la contradiction entre les villes et les campagnes.

    Le poème est né de la rencontre de deux autres œuvres. Dans « La chanson du vitrier », Arsène Houssaye raconte sa rencontre avec un pauvre vitrier n’ayant pas un sou, mais ayant sa dignité, voulant travailler. Le poème est d’ailleurs mentionné par Charles Baudelaire dès le début de l’œuvre de ses Petits poèmes en prose, dans la dédicace à Arsène Houssaye.

    Dans Le démon de la perversité, Edgar Poe, dont une partie des œuvres a été traduite par Charles Baudelaire, raconte la fascination pour une certaine transcendance négative. On retrouve ici ce thème.

    Charles Baudelaire mélange les deux approches, en ajoutant l’exigence de l’esthétisation de la vie quotidienne. Il est ici à la croisée du rejet fasciste-aristocratique du monde et de l’affirmation communiste de l’abondance esthétisée. Il théorise surtout le principe de « nervosité » de l’être humain dans la grande ville.

    LE MAUVAIS VITRIER

    Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

    Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

    Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

    Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

    Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

    C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

    Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

    — Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

    J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

    Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

    (Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

    La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

    « — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

    Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

    Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

    Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

    Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

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  • Charles Baudelaire et les ondulations de la rêverie

    Dans les Le spleen de Paris (Petits Poèmes en prose), publié en 1869, Charles Baudelaire fait une dédicace à Arsène Houssaye au début de l’œuvre. Il y fait référence à Aloysisus Bertrand et sa poésie en prose.

    Charles Baudelaire par Nadar, 1855

    On y alors lit ces lignes, fondamentales dans l’histoire de la langue français :

    « C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

    Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

    C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

    On a ici un véritable tournant dans l’histoire de la langue française. En effet, ce que Charles Baudelaire annonce ici, c’est l’émergence ouverte de la contradiction entre les villes et les campagnes. Le processus est seulement en cours alors, puisque ce n’est pas avant 1930 qu’on atteindra un équilibre entre les populations rurale et urbaine.

    Cependant, de par l’affirmation culturelle de Paris comme place-forte internationale d’une bourgeoisie conquérante – à côté de Londres -, on a déjà une modification dans la perception des gens portant la culture, dont la sensibilité se révèle davantage.

    Les gens ne sont pas plus complexes, mais leur perception se révèle davantage au grand jour, car il y a plus de culture. L’être humain, par une socialisation plus développée, exploite ses facultés de manière plus intense.

    Cela est vrai pour les prolétaires physiquement, dans des conditions terribles, mais également sur les plans psychologique, mental, spirituel.

    Charles Baudelaire résume cela par trois séries de concepts :

    – les mouvements lyriques de l’âme ;

    – les ondulations de la rêverie ;

    – les soubresauts de la conscience.

    Ce découpage a une portée dialectique. Par soubresauts de la conscience, il faut penser à des phénomènes faisant réagir la conscience, qui a ici une dimension passive. Cela s’oppose à l’activité de l’âme qui, à l’action en arrière-plan, pousse à des dynamiques concrètes, ce que Charles Baudelaire appelle des « mouvements lyriques ».

    Enfin, par « ondulations de la rêverie », il faut comprendre le caractère ininterrompu de ce processus d’activité de la conscience.

    On sait comment des auteurs subjectivistes comme Claude Monet, Marcel Proust, Friedrich Nietzsche ou Sigmund Freud feront un fétiche de cette découverte, en prônant une esthétisation de la conscience individuelle, pour ne pas dire sa toute-puissance dans son rapport au monde.

    Il faut bien noter que cela s’associe également souvent avec une exigence d’esthétisation du monde. C’est particulièrement le cas chez Marcel Proust et Friedrich Nietzsche, d’où une certaine fascination qui a pu en ressortir.

    Cette exigence est également celle de Charles Baudelaire ; il en dresse la théorie générale dans son poème Le mauvais vitrier.

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