Le matérialisme dialectique et l’équivalence dans la division

Vive la grande union fraternelle
des peuples de l’URSS !

Les mathématiques posent le principe de la division comme un moyen de trouver aisément une équivalence. Prenons par exemple :

Les mathématiques disent qu’il est d’abord possible de rassembler les numérateurs de la partie droite puisqu’ils ont le même dénominateur. Cela donne :

Puis, les mathématiques disent que puisque de toutes façons le dénominateur est le même, alors on peut s’en passer.

Il n’y a ici rien d’étonnant, rien de choquant. Pourtant, il y a ici toute une série de raccourcis qui posent un véritable problème théorique.

En effet, au sens strict, dire que :

parce que :

cela implique logiquement de dire que :

Or, le souci est que :

Ce qui ramène alors au fait erroné mathématiquement parlant comme quoi :

Le nœud du problème est que lorsqu’on pose :

on doit plus précisément entendre :

Cela ne change cependant rien à l’affaire ou, plus exactement, cette affaire est dialectique. Il y a ici un phénomène dialectique qui n’est pas apparent.

Il faut en effet bien que 6 = 6, puisque c’est une question d’identité. 6 n’est en même temps pas seulement 6, car il peut devenir 3. Il est dialectiquement 6 et non 6. En ce sens, on a bien 6 = 3 puisque sinon 6 ne pourrait jamais devenir 3. Et il le devient par la division par 2, qu’on peut utiliser ou non.

Karl Marx aurait ici parlé de négation de la négation. En additionnant, à droite de l’opération initiale, les numérateurs 1, 3 et 2, on procède à une négation des numérateurs. Et en supprimant ensuite le dénominateur 2 des deux côtés, on procède à la négation de la négation, car la division par 2 est devenue la négation fondamentale découlant de l’addition des numérateurs !

Voici ce que cela donne schématiquement.

On a l’opération initiale.

On additionne les numérateurs à droite : on les nie en les rassemblant. Cela donne :

On procède alors à la négation de la négation. Mais la négation n’est plus dans les numérateurs désormais, elle est dans le dénominateur. La négation s’est retournée en son contraire ! C’est donc la division qui est la négation, qu’il s’agit de supprimer. Ce qui donne :

Mais comme Mao Zedong a raison, il faut considérer que la négation de la négation existe bien, mais n’est pas une proposition absolue car tout est relié à tout, et on s’aperçoit de l’importance du fait que dans le processus de négation de la négation, on ait :

Cela ramène en effet à :

C’est là qu’on comprend l’apport de Mao Zedong, puisque si on suit uniquement la négation de la négation on obtient une identité unilatérale, 6 = 6, alors que si on voit la dialectique à tous les niveaux, on constate qu’il y a 6 = 3 qui découle du processus.

C’est là une limite à la forme mathématique, car mathématiquement 6 n’est pas égal à 3, mais 6 peut pourtant bien se ramener à 3 dans un processus de transformation. La négation de la négation ne se pose pas de manière découplée du reste, elle relève d’une vague (forcément infinie et éternelle de par ses liaisons dialectiques infinies).

L’équivalence utilisée dans la division, avec la question du dénominateur qu’on peut mettre de côté ou non, est vue comme un raccourci mathématique pratique ; elle reflète en réalité une réalité dialectique, celle d’une avancée vers un résultat impliquant une remise en cause de l’identité du nombre – 6 devenant ici 3 – comme témoignage du mouvement inexorable de chaque chose dans ses liaisons inépuisables au niveau de l’univers.

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Le matérialisme dialectique et la dialectique du particulier dans son rapport à l’infini à l’exemple de 1 et -1

Unissez-vous pour une plus grande victoire !

Le positif s’oppose au négatif et inversement ; pour cette raison, toute définition ou détermination est en même temps une non-définition et une non-détermination, ou plus exactement une anti-définition, une anti-détermination. Dialectiquement, dire qu’une chose est cette chose en particulier revient ainsi en même temps, négativement, à dire tout ce qu’elle n’est pas.

Cela permet de saisir de manière meilleure l’unité des contraires d’une chose particulière dans son rapport à l’infini.

De manière dialectique, s’il y a 1, il y a -1, et inversement. Or, cela pose une question d’approche, à l’instar de si l’on prend :

4 + 5 + 1 = 10

Soit en effet -1 y est présent de manière masquée, soit il faut partir du principe que -1 est présent dans une addition miroir, qui serait alors une soustraction :

– 4 – 5 – 1 = – 10

Cela étant, la formule miroir peut très bien être également considérée comme en réalité présente de manière masquée dans l’addition, puisque son reflet sous forme de soustraction existe de toutes façons inévitablement aussi, comme unité des contraires.

La soustraction est forcément présente dans l’addition, même si elle n’est pas visible, car il n’y a pas d’addition sans soustraction, et inversement.

Il y a un moyen de saisir cet aspect fondamental en posant une soustraction sur la base de l’infini. C’est une hypothèse jamais pratiquée, mais elle semble tout à fait pertinente puisqu’elle correspond à la définition établie par Spinoza, reprise par Hegel puis Karl Marx, selon laquelle toute détermination est négation.

Cela donne :

∞ – 4 – 5 – 1 = 10

Autrement dit, si on retire 4, 5 et 1 à l’infini, on va se retrouver avec 10. De manière normale, on aurait dû avoir ce qui reste de l’infini sans 4, 5 et 1. On aurait cependant alors perdu la détermination.

Si l’on veut, l’addition comme aspect positif et la soustraction comme aspect négatif ont comme socle ce qu’on peut qualifier d’extraction du particulier « hors » de l’universel.

C’est là où on voit bien que l’addition est une soustraction et inversement : il ne s’agit pas tant d’additionner ou de soustraire, que de déterminer.

Lorsqu’on prend un paquet de dix bonbons, qu’on en enlève trois et qu’on calcule qu’il en reste sept, on détermine ce qui reste, et d’ailleurs on pourrait tout autant considérer qu’on ôte sept à dix que trois à dix, selon quels bonbons on considère de manière principale.

Tout calcul est concrètement avant tout une détermination, donc une négation de l’infini, afin de forcer à la particularité.

Une addition ne saurait être considérée séparément de ce rapport entre l’infini et le particulier. Si l’on prend :

4 + 5 + 1 = 10

On doit considérer que 4, 5, 1 sont ôtés à l’infini, que c’est un processus de détermination.

Comment, cependant, ce processus de détermination peut-il poser un particulier puisque l’infini reste ce qu’il est, et que 4, 5, 1 ainsi que 10 en relèvent donc toujours ?

On a beau en effet utiliser 4, 5, 1 ainsi que 10 autant qu’on le voudra, 4, 5, 1 ainsi que 10 restent pourtant toujours, en même temps, une composante de l’infini. Ils ne flottent pas de manière séparée quand on se met à les employer.

C’est là qu’on peut se tourner vers la dialectique de 1 et – 1. En effet, le particulier relève de l’infini et tout en étant déterminé, il reste une composante de l’infini. 4, 5, 1 ainsi que 10 sont à la fois à part de l’infini, hors de lui en tant que particuliers, et indissociables de l’infini, sans quoi ce ne serait plus un infini.

Cela implique qu’ils sont ce qu’ils sont et qu’en même temps ils ne le sont pas. Ils sont particuliers et universels. Chaque phénomène, chaque chose est lui-même et son contraire, relevant de l’infini et en même temps du particulier.

Et cette nature contradictoire éclaire l’existence du positif et du négatif, comme fruit de cette réalité contradictoire. C’est pourquoi 4, 5, 1 ainsi que 10 sont à la fois 4, 5, 1 ainsi que 10 et – 4, – 5, – 1 ainsi que – 10.

Non seulement la réalité est en mouvement contradictoire, mais elle est elle-même contradiction dans sa nature même. L’univers n’est pas « composé » de choses contradictoires, il est tel un univers en oignons avec des couches infinies entremêlés et se faisant écho telles des vagues, où tout obéit à la loi de l’unité des contraires, également la loi elle-même en tant qu’expression de l’univers lui-même.

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Le matérialisme dialectique et la base humaine, les mentalités propres aux modes de production

Nous célébrons l’ouverture avec succès du quatrième congrès national populaire !
Avançons bravement avec les routes de la Révolution tracées par le Président Mao !

L’humanité est le produit du mouvement général de la Nature ; c’est une espèce animale qui a la particularité d’exprimer le développement inégal dans ce domaine du vivant. Cela implique une nuance avec les autres expressions animales, mais également du vivant en général, une différence, et partant de là une contradiction, qui s’exprime dans un parcours particulier, le décrochage avec ces autres expressions animales pour suivre son propre développement en particulier.

Karl Marx a perçu dès le départ, au moyen du principe de négation de la négation, que l’humanité niant la Nature établissait un phénomène qui lui-même serait nié, avec un grand retour de l’humanité, désormais socialisée, ayant connu un saut qualitatif, au sein de la Nature.

Ce faisant, Karl Marx faisait reposer sa mise en perspective en considérant que l’humanité connaissait un parcours différent seulement de manière relative, que c’était un développement historique qui avait un début et une fin, et dont l’expression cesserait par conséquent.

Si Karl Marx avait bien entendu compris la dialectique de la Nature, le parcours de l’humanité était surtout saisi comme un aspect du mouvement de la matière éternelle, et c’est la raison pour laquelle, à sa mort et à la suite de celle de Friedrich Engels, le marxisme s’est toujours plus orienté vers une simple lecture historique, à tendance évolutionniste, sous l’impulsion de Karl Kautsky, le grand dirigeant de la social-démocratie allemande, la principale figure de la Seconde Internationale.

Lénine et Staline, puis Mao Zedong ont rétabli les fondements matérialistes dialectiques du marxisme, mais ce faisant ils ont également permis de saisir que le développement de l’humanité n’était pas un simple processus à part dans le mouvement général de la matière, car il n’existe pas de processus à part en réalité.

Grâce à Mao Zedong, le mouvement historique de l’humanité se comprend ainsi à l’échelle du cosmos ; Mao Zedong nous dit que :

« L’univers aussi se transforme ; il n’est pas éternel.

Le capitalisme mène au socialisme, le socialisme mène au communisme. Le communisme aussi connaîtra des transformations ; il aura un commencement et une fin.

Il n’existe rien dans le monde qui ne passe par le processus naissance – développement – disparition.

Les singes se sont transformés en Hommes et les Hommes sont apparus. A la fin, l’humanité entière cessera d’exister. Elle pourra se transformer en quelque chose d’autre.

A ce moment-là, la terre elle-même disparaîtra. Elle s’éteindra et le soleil se refroidira. La température du soleil est déjà beaucoup plus basse que jadis…

Toute chose doit avoir un commencement et une fin. Seules deux choses sont infinies : le temps et l’espace. »

Cette lecture cosmologique est essentielle pour saisir les mentalités humaines dans les différents modes de production. Si en effet, on considère que l’humanité connaît un processus différent, mais relativement à part, alors on va partir du principe de négation de la négation, comme Karl Marx, et envisager un retour de l’humanité à la Nature autrefois niée, donc une sorte de récupération avec, en plus, les avantages matériels réalisés par le développement des forces productives.

On saisit ici pourquoi Mao Zedong, se fondant sur la lecture d’envergure cosmologique, rejetait la négation de la négation. Cela reviendrait en effet à un expression séparée qui n’est pas possible dans un univers « en oignon » où tout est relié à tout.

Cela modifie bien substantiellement la compréhension des mentalités dans les modes de production. Si l’on s’en tient à une lecture non cosmologique, alors on va partir du principe que l’humanité s’éloigne de sa base naturelle, de manière toujours plus prononcée, pour finalement y retourner (en profitant cette fois de l’aisance matérielle).

L’humanité naturelle est niée par son développement social, ce dernier étant nié par l’humanité socialisée redevenant naturelle.

On peut en déduire, de manière raccourcie, qu’il y aurait alors une évolution négative de l’humanité sur le plan de son existence – sur le plan des sentiments, des émotions, de tout ce qui est naturel –, ce qui à l’inverse permettrait à la culture d’élever le niveau de conscience et de compréhension du monde et de de modifier la réalité matérielle par le travail.

Si on prend une photographie historique de l’humanité sur 300, 500, 2000, 10 000 ans, cela peut donner cette impression. Si l’on se fonde cependant sur une lecture cosmologique, qu’on regarde l’évolution de la planète Terre comme Biosphère sur des centaines de milliers, des millions d’années, alors on est pourtant dans l’obligation de replacer l’humanité dans un mouvement général.

Cela change tout, car les mentalités dans les modes de production ne sont alors plus un rabougrissement, mais un processus non linéaire sur le long terme, où il y a non plus négation de la négation et une sorte de fusion Nature / Culture à la fin, mais un approfondissement toujours plus intense de la contradiction apparente entre Nature et Culture avant une résolution dialectique, synthétique, communiste.

Autrement dit, si l’on prend les mentalités de l’humanité à chaque mode de production, il ne faut plus envisager simplement les choses comme une évolution vers un grand retour, comme une récupération de ce qui a été perdu. L’Eden n’est pas dans le passé pour être retrouvé, mais devant, et toujours devant, à l’infini, puisque le communisme se généralise à toujours plus de niveaux de la matière, dans un processus infini.

Le mode de production capitaliste n’est ainsi pas seulement à saisir comme négation de la féodalité, étant lui-même nié par le mode de production socialiste, mais comme une étape dans la complexification de l’humanité dans tous les domaines.

C’est ce que Mao Zedong entendait en parlant de transformation de l’univers, de début et de fin : il faut comprendre qu’il y a des niveaux de temporalités et des différences au niveau spatial qui concernent toutes les échelles du Cosmos, avec un décalage et donc un ajustement.

Et si ce mouvement de transformation n’aura pas de fin, pas plus qu’il a eu de commencement, étant par définition éternel, le rapport différentiel entre les couches spatiales (et donc temporelles) de la matière impliquent des transformations à différents niveaux, allant à la fois vers la complexification et vers la symbiose.

Par exemple, une fois le communisme établi concernant l’Humanité, le processus de généralisation du communisme s’étend au-delà de l’Humanité ; le communisme pour l’Humanité ne saurait exister de manière isolée, même si cela concerne un domaine en particulier.

Il est absolument nécessaire ici de parler de complexification, d’approfondissement, et non pas de formes nouvelles, car l’humanité en tant qu’espèce animale reste la même tout au long du processus. Les émotions, les sentiments, l’amour, le couple hétérosexuel, etc. sont des expressions naturelles, qui forment la base de l’humanité et non pas une superstructure ; cette base n’est pas modifiée par les différents modes de production, bien qu’elles doivent s’adapter aux réalités concrètes imposées par les faits.

C’est là précisément ce que l’on peut appeler l’Histoire concernant l’Humanité, au sens que son mouvement spatial et donc temporel, relativement étroit à l’échelle de l’Univers, s’inscrit positivement et nécessairement dans ce mouvement général de la Nature : l’être humain reste naturel.

Mais en même temps, l’humanité connaît un parcours qui s’exprime négativement comme par à coups, dans la génération de modes de production successifs, permettant le développement inégal de l’Humanité dans sa Biosphère.

D’où le caractère dialectique de la Culture : portant d’un côté la symbiose et la complexification croissante et infinie, et de l’autre, subissant le poids de toutes les contradictions dépassées et erronées bloquant, ou plutôt tentant de bloquer, le mouvement de la matière, suscitant désordres et effondrement de la société dans la barbarie comme refus de se conformer à la dictature naturelle des faits.

Les mentalités relèvent ainsi de la superstructure, comme expression conditionnée et nécessaire, s’exprimant de manière pour ainsi dire mécanique, car répondant à la reproduction de la vie réelle mise en place par le mode de production en place.

Cependant, la base humaine n’est pas modifiée par le parcours historique, elle est approfondie, elle se complexifie – pavant la voie justement à la transformation prochaine de l’Humanité, une fois qu’elle sera arrivée au communisme, dans un saut qualitatif civilisationnel supérieur.

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Le matérialisme dialectique et le rapport du vide au plein en relation avec la notion d’énergie

« Nous sommes tous des tireurs d’élite » (Chine populaire, 1975)

Le vide et le plein sont des contraires : ce qui est vide n’est pas plein et inversement. Cependant, ce sont là des concepts pratiques qui indiquent une tendance et non pas un absolu. Lorsqu’on remplit le réservoir d’un véhicule, on dit qu’on fait le plein, cependant on ne peut pas atteindre un plein parfait, absolu, en raison d’un espace qui restera forcément vide dans le réservoir, d’une poche d’air, de l’absence de pureté complète du carburant, etc.

De la même manière, un réservoir ne peut pas être totalement vide, il y aura toujours des résidus, même infimes. Dire qu’on fait le plein ou que le réservoir est vide est ainsi lié à la pratique et indique une tendance de fond permettant ou non les choses ; en termes scientifiques, ce sont des approximations.

Ces approximations pratiques prennent des proportions cosmologiques lorsqu’on s’intéresse au vide spatial, c’est-à-dire à un « lieu » considéré comme étant sans matière. Il y aurait la matière et, à un moment, une absence de matière, par exemple dans l’espace entre le Soleil et la Terre.

Or, il existe entre le Soleil et la Terre un mouvement : celui de la lumière. S’il n’y a rien, comment la lumière peut-elle parcourir ce rien pour arriver jusqu’à nous ? La réponse bourgeoise est de dire que la question ne se pose pas ainsi, car la lumière est de l’énergie, et pas de la matière.

Même en admettant ce point de vue idéaliste, comment alors une fusée partie de la Terre peut-elle arriver jusqu’à la lune, puisqu’il n’y a rien entre les deux, puisque tout est vide ? La réponse bourgeoise est de dire que ce vide a des particularités physiques.

On saisit alors l’incohérence bourgeoise : si le vide a en effet des particularités physiques, alors il est matériel. C’est un tour de passe-passe de nier au vide des caractéristiques matériels sous prétexte qu’il y a une contradiction avec la matière telle qu’on la connaît usuellement sur Terre.

Bien plus, le vide est la preuve du développement inégal de la matière et la particularité du vide n’est pas d’être immatériel, mais de représenter une qualité dans la quantité générale de matière.

Dans un univers en oignon, où toutes les couches s’entremêlent, le vide n’est pas le rien, mais le point d’achoppement avec une autre couche de la réalité. Seul l’idéalisme considère que la matière a une forme fixe, qu’on connaît, et que dès que cela devient compliqué car « invisible » ou « insaisissable » alors il n’y aurait rien, ce serait le vide.

Cette erreur bourgeoise aboutit à la conception d’une matière statique, fixée, conduisant inéluctablement à une notion idéaliste d’énergie. La science a beau savoir que la matière est en mouvement par définition, dès que le cadre fixé semble « invisible », « insaisissable », on sort le concept d’énergie comme on sort le concept de vide, afin d’expliquer la différence dans le processus matériel… sans avoir besoin de l’expliquer.

Pourtant, si l’énergie est en mouvement, si elle est même mouvement en tant que tel, alors elle est bien matérielle, puisque c’est la matière qui est mouvement et inversement. En 1908 déjà, Lénine posait la question dans Matérialisme et empirio-criticisme : le mouvement est-il concevable sans matière ?

Il y répondait de la manière suivante : si on pense que oui, alors une telle affirmation ne vise qu’à séparer de manière idéaliste, le corps et l’esprit, au moyen d’une « énergie » qui flotterait et accorderait du mouvement à telle ou telle chose, matérielle comme immatérielle. Et cela nie la complexité infinie de la matière.

Lénine, dans Matérialisme et empirio-criticisme, fait cette remarque ô combien importante sur le caractère inépuisable de la matière :

« L’admission d’on ne sait quels éléments immuables, de l’« essence immuable des choses », etc., n’est pas le matérialisme ; c’est un matérialisme, métaphysique, c’est-à-dire anti-dialectique.

[Le social-démocrate allemand] Joseph Dietzgen soulignait pour cette raison que « l’objet de la science est infini », que « le plus petit atome » est aussi incommensurable, inconnaissable à fond, aussi inépuisable que l’infini, « la nature n’ayant dans toutes ses parties ni commencement ni fin » (Kleinere philosophische Schriften, pp. 229-230) ».

Les notions de vide et d’énergie visent précisément à supprimer le caractère infini de la connaissance scientifique toujours en développement.

Ce sur quoi bute la science enfermée par la bourgeoisie, c’est d’une part bien entendu sur le fait de s’appuyer sur concept mécanique de cause et de conséquence, mais d’autre part surtout une lecture unilatérale du rapport entre le fond et la forme.

Si l’on prend ainsi le concept de masse, il est en effet utile pour établir certains rapports matériels ; il est toutefois inopérant pour saisir d’autres rapports matériels. C’est inévitable, car aucun concept n’est absolu d’une part, les rapports matériels sont infinis d’autre part.

La science comprimée intellectuellement par la bourgeoisie fait un fétiche de ce qu’elle voit, sans en saisir le caractère relatif, par peur d’assumer qu’il n’y a que de la matière, que celle-ci est inépuisable, qu’il y a « autant » de matière dans un grain de sable que dans une galaxie, car les différentes couches de matière sont infinies.

Le matérialisme dialectique revendique le caractère infini de la matière-mouvement constituant l’espace, le temps n’étant qu’une différenciation entre les différentes caractéristiques de ce mouvement.

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Le matérialisme dialectique et la négation de la négation dans sa liaison avec l’affirmation

Qu’ait une longue vie et que se renforce notre puissante patrie – l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques !

Karl Marx et Friedrich Engels s’appuient sur le principe de négation de la négation pour étudier les phénomènes dans leur développement contradictoire en particulier ; Mao Zedong rejette le concept comme inutile, puisque la loi de la contradiction n’a pas besoin de postuler une négation de la négation comme universelle.

Il y a ici un aspect essentiel à prendre en compte pour approfondir la question : le fait que Karl Marx reprenne le principe de Spinoza selon laquelle toute détermination est une négation. Spinoza se fonde sur le fait que l’univers est un tout et que donc chaque particulier se définit par ce qu’il n’est pas par rapport au reste.

On peut, pour simplifier, assimiler les termes de détermination, au sens de définition, et celui d’affirmation, au sens d’affirmation au monde comme différence, et donc comme définition.

Hegel dit à ce sujet que :

« Le caractère défini est la négation posé de manière affirmative, – c’est la phrase de Spinoza : Omnis determinatio est negatio (Toute détermination est négation).

Cette phrase est d’une importance infinie ; seule la négation en tant que telle est l’abstraction sans forme. »

Si l’on suit cette mise en perspective allant de Spinoza à Hegel, de Hegel à Karl Marx, alors cela implique qu’une négation de la négation est également une détermination de la détermination, ou si l’on veut une affirmation de l’affirmation.

Or, il y a un risque : celui de considérer l’affirmation, la détermination, comme produit de la négation de la négation dans son ensemble, en réduisant la première négation à une simple fonction sans contenu. C’est exactement ce qu’a fait le révisionnisme en considérant le socialisme comme une simple fonction sans contenu devant mécaniquement amener au communisme, telle une négation (du capitalisme) appelée à être niée.

Lorsque Mao Zedong propose la révolution culturelle dans le socialisme, il considère qu’il y a une contradiction dans le socialisme : il n’y a pas de socialisme comme mouvement unilatéral, comme simple négation du capitalisme.

Inversement, si on comprend mal Mao Zedong, alors on bascule dans le révisionnisme et on ouvre la porte au relativisme : puisqu’il n’y a pas de négation unilatérale, alors il n’y a pas de négation en soi et le socialisme est une « utopie », un projet super-humaniste.

En réalité, Mao Zedong dit que toute négation implique affirmation, et inversement ; si on prend la négation de la négation, alors on perd la contradiction de la première négation, ce qui est impossible. Mao Zedong dit ainsi :

« Engels a parlé au sujet des trois catégories, mais en ce qui me concerne je ne crois pas à deux de ces catégories (l’unité des opposés est la loi la plus fondamentale, la transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre est l’unité des contraires [que sont] qualité et quantité, et la négation de la négation n’existe pas du tout).

La juxtaposition, au même niveau, de la transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre, la négation de la négation, et la loi de l’unité des opposés est « triplisme », pas le monisme. La chose la plus fondamentale est l’unité des opposés.

La transformation de la qualité et de la quantité l’une en l’autre est l’unité des contraires [que sont] qualité et quantité.

Il n’y a pas de telle chose comme la négation de la négation.

Affirmation, négation, affirmation, négation… dans le développement des choses, chaque maillon de la chaîne des événements est à la fois affirmation et négation. »

Chaque maillon de la chaîne des événements est à la fois affirmation et négation, et donc la négation de la négation ne peut pas se poser car ce serait supprimer l’affirmation.

Le problème que souligne ainsi Mao Zedong, c’est que si on obtient un résultat dialectique par une négation de la négation, alors la détermination s’obtient à la fin du processus. On aurait alors une négation, la première, qui n’aurait pour ainsi dire pas de contraire, puisque ce n’est qu’avec la seconde négation (c’est-à-dire la négation de la négation) qu’on aurait la détermination.

Ce faisant, Mao Zedong précise la pensée de Karl Marx (et de Friedrich Engels). Il pose un cadre plus large – d’où son apport avec le concept de contradiction principale et de contradiction secondaire, qui n’avait pas été vu auparavant.

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La « critique de la valeur-dissociation »

Il va de soi que la « critique de la valeur » ne pouvaient pas échapper aux problématiques « sociétales » mises en avant par les milieux universitaires en général. Il existe, pour cette raison, de multiples adaptations de la « critique de la valeur » en fonction de différentes questions.

La variante la plus marquée, ou la plus exemplaire dans cette perspective, a été élaborée par l’intellectuelle allemande Roswitha Scholz, née en 1959.

Son concept de « critique de la valeur-dissociation » explique que les activités des femmes dans le couple (le ménage, les enfants, la cuisine, etc.) sont séparées, dissociées de la valeur, et que donc les femmes sont opprimées en plus du rapport d’exploitation capitaliste.

Cela n’a rien d’original en soi. Sauf que le matérialisme dialectique a toujours expliqué que l’exploitation des femmes relevait du mode de production capitaliste, étant insérée dans les rapports capitaliste en général, et que cela ne formait pas une base extérieure à la réalité sociale.

Roswitha Scholz ne peut évidemment pas dire cela, car la « critique de la valeur » considère que le monde capitaliste est une bulle fictive. Elle est obligée de présenter la situation de la famille comme une sorte d’îlot à l’écart, séparé, mais nécessaire au capitalisme.

Cela s’oppose de manière formelle au principe de mode de production, bien entendu. Mais c’est un excellent prétexte pour un discours intellectuel à prétention hyper-révolutionnaire, mais ne portant aucune valeur idéologique ou culturelle. Voici un exemple dans des réponses à une interview effectuée par la philosophe et féministe espagnole Clara Navarro Ruiz.

« Je pars du principe que ce n’est pas simplement la valeur comme sujet automate qui est une totalité constituante, mais qu’il faut tout autant tenir compte des « circonstances » qui font que, dans le capitalisme, il y a aussi des activités de reproduction qui sont réalisées, et qu’elles sont accomplies avant tout par des femmes.

Ce faisant, la « valeur-dissociation » signifie que les activités de reproduction déterminées comme essentiellement féminines, mais aussi les sentiments, les qualités et les attitudes (la sensualité, l’émotivité, la sollicitude entre autres) qui y sont attachés sont précisément dissociés de la valeur/survaleur.

Dès lors, les activités féminines de reproduction dans le capitalisme ont un caractère différent de celui du travail abstrait, c’est pourquoi elles ne peuvent pas être facilement subsumées sous ce concept ; il s’agit d’un aspect de la société capitaliste qui ne peut pas être compris grâce à l’appareil conceptuel marxien.

Cet aspect, conjoint à la valeur/survaleur, se rattache nécessairement à elle, d’un autre côté il se trouve pourtant au dehors, et c’est pourquoi il en est la condition préalable. La (sur)valeur et la dissociation se trouvent ainsi dans un rapport dialectique l’une à l’autre.

L’une ne peut pas être déduite de l’autre, mais les deux sont issues l’une de l’autre.

La valeur-dissociation peut alors être comprise également comme une métalogique qui déborde les catégories intra-économiques (…).

Adorno n’était pas aveuglé par le marxisme du mouvement ouvrier et n’était pas un socialiste du bloc de l’Est. La lutte des classes n’était pas son repère central ; il était davantage question chez lui d’aliénation, de réification et de fétichisme au cœur de la société, tandis que l’économie ne jouait qu’un rôle marginal.

Sa critique du fétichisme est cependant à reprendre aujourd’hui sur le plan économique également, sans pour autant adopter son recours primitif à l’« échange » comme forme de base du capitalisme.

Il faut bien davantage reprendre la contradiction en procès et le travail abstrait/l’activité de soin d’après la théorie de la (sur)valeur-dissociation comme noyau de la socialisation capitaliste-patriarcale.

Adorno a déjà vu dans le renversement d’Hegel que la totalité est le faux, et plaide par conséquent pour une totalité fragmentée qui doit faire éclater l’hermétisme. Aujourd’hui, nous avons de fait une totalité fragmentée.

À l’issue de la postmodernité, on voit cependant que ceci ne débouche pas nécessairement sur l’émancipation, mais sur des guerres (civiles). Quand les différences sont laissées flottantes, comme l’avait anticipé théoriquement le post-structuralisme, cela conduit, en lien avec les processus matériels de paupérisation de l’« effondrement de la modernité » (Robert Kurz), à la barbarie.

Comme cela a déjà été dit, Adorno ne traitait jamais abstraitement de différences en soi ; chez lui, la non-identité était toujours poursuivie dans le contexte d’un capitalisme total et de sa pensée réifiante.

La pensée positiviste de la différence dans la postmodernité correspond, de façon inversée, à une pensée classique de la modernité de l’identification et de la classification. Il faudrait alors faire valoir la reconnaissance du non-identique comme condition préalable à une autre société, sans pour autant la laisser dans l’abstraction, et cela veut dire aussi ne pas valoriser chaque différence barbare, mais aussi ne pas faire de l’identique-spécifique à soi un étalon de mesure.

Dans cette perspective, la continuation des idées d’Adorno est tout à fait actuelle. Un appel renouvelé à Lénine et à un marxisme du mouvement ouvrier, comme on peut l’observer encore aujourd’hui, est encore bien loin de cela et essaie dans l’urgence de réveiller un vieux modèle enterré depuis longtemps. »

Cette guerre au « vieux modèle », de fait, résume entièrement le sens historique de la « critique de la valeur » dans sa dimension contre-révolutionnaire.

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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur

La critique de la valeur et l’obsession pour l’anticapitalisme romantique

La critique de la valeur n’est ainsi qu’un anticapitalisme romantique, qui cherche en permanence à dénoncer les anticapitalismes romantiques qui lui font concurrence. Sa particularité, parmi les anticapitalismes romantiques, est d’être « rationalisé ».

Cela se lit parfaitement dans l’intéressant texte de Moishe Postone, de 1986, intitulé Antisémitisme et National Socialisme. Sans le dire, le texte reprend la conception de Walter Benjamin, exposé dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, selon laquelle le national-socialisme procède à une esthétisation de la politique afin de faire croire aux masses qu’il répond à ses besoins.

Comme la « critique de la valeur » prétend être une dénonciation rationnelle du capitalisme (en fait, de l’industrialisme), le national-socialisme est vu comme une dénonciation irrationnelle du capitalisme, et donc ayant une rationalité inversée.

Plus précisément, le national-socialisme est considéré comme un véritable anticapitalisme, mais ayant une lecture irrationnelle des choses. À rebours du matérialisme dialectique qui considère le national-socialisme comme un anticapitalisme romantique sur le plan de la forme mais certainement pas du contenu, la « critique de la valeur » voit en le national-socialisme un anticapitalisme romantique sur le plan du contenu, avec une forme erronée, d’où une « erreur de ciblage ».

Moishe Postone raconte ainsi que :

« Le problème de ces théories qui – comme celle de Max Horkheimer – reposent essentiellement sur l’identification des juifs à l’argent et à la sphère de la circulation, c’est qu’elles ne sont pas en mesure de rendre compte de l’idée antisémite selon laquelle les juifs constituent aussi le pouvoir qui se tient derrière la social-démocratie et le communisme (…).

Quand on considère les caractéristiques spécifiques du pouvoir que l’antisémitisme moderne attribue aux juifs – abstraction, insaisissabilité, universalité et mobilité -, on remarque qu’il s’agit là des caractéristiques d’une des dimensions des formes sociales que Marx a analysées : la valeur (…).

Les juifs n’étaient pas seulement identifiés à l’argent, à la sphère de la circulation, mais au capitalisme même. Cette vision fétichisante excluait de sa compréhension du capitalisme tous les aspects concrets tels que l’industrie et la technologie.

Le capitalisme n’apparaissait plus que dans sa dimension abstraite, qui était rendue responsable de toute la série de transformations sociales et culturelles concrètes liées au développement rapide du capitalisme industriel moderne.

Les juifs n’étaient pas simplement considérés comme les représentants du capital (dans ce cas, en effet, les attaques antisémites auraient été spécifiées en termes de classe). Ils devinrent les personnifications de la domination internationale, insaisissable, destructrice et immensément puissante du capital.

Si certaines formes de mécontentement anticapitaliste se dirigeaient contre la dimension abstraite phénoménale du capital personnifié dans la figure du Juif, ce n’est pas parce que les juifs étaient consciemment identifiés à la dimension abstraite de la valeur, mais parce que, dans l’opposition de ses dimensions abstraite et concrète, le capitalisme apparaît d’une manière telle qu’il engendre cette identification.

C’est pourquoi la révolte « anticapitaliste » a pris la forme d’une révolte contre les juifs. La suppression du capitalisme et de ses effets négatifs fut identifiée à la suppression des juifs. »

Ce faisant, Moishe Postone attribue donc une « dignité » anticapitaliste au national-socialisme et ses massacres ! L’Holocauste aurait ici été une tentative rationnelle de se libérer du capitalisme, mais sur des bases erronées :

« L’usine capitaliste est un lieu où est produite la valeur, production qui, « malheureusement », doit prendre la forme d’une production de biens, de valeurs d’usage.

C’est en tant que support nécessaire de l’abstrait que le concret est produit. Les camps d’extermination n’étaient pas la version d’horreur d’une telle usine — il faut y voir au contraire la négation « anticapitaliste », grotesque, aryenne, de celle-ci.

Auschwitz était une usine à « détruire la valeur », c’est-à-dire à détruire les personnifications de l’abstrait. Son organisation était celle d’un processus industriel diabolique dont le but était de « libérer » le concret de l’abstrait.

Le premier pas pour réaliser ce but consista à déshumaniser les juifs, c’est-à-dire à leur arracher le « masque » de l’humanité, de la spécificité qualitative, pour les montrer « tels qu’ils sont réellement » : des ombres, des chiffres, des abstractions.

Le second pas consista à exterminer ces abstractions, à les transformer en fumée, tout en essayant de récupérer les derniers restes de la « valeur d’usage » matérielle et concrète : vêtements, or, cheveux, savon.

C’est Auschwitz — et non la prise de pouvoir en 1933 — qui fut la véritable « révolution allemande », la véritable tentative de « renversement » non seulement d’un ordre politique mais de la formation sociale existante. Cet acte devait préserver le monde de la tyrannie de l’abstrait. »

Cette lecture d’un national-socialisme pratiquant un anticapitalisme conscient mais erroné ne tient bien entendu pas une seconde. Le national-socialisme distinguait de manière très clair le « capital créateur » (sous-entendu allemand et national) du « capital accapareur » (sous-entendu juif et international). La concurrence capitaliste existait encore sur le plan économique, si l’on omet les grands monopoles se renforçant encore davantage, en liaison avec l’armée.

Mais c’est que la « critique de la valeur » ne peut voir les choses que par le prisme déformé de son propre anticapitalisme romantique.

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L’obsession pour le capital financier de la part de la critique de la valeur

La « critique de la valeur » a comme particularité de perpétuellement dénoncer ceux qui résument le capitalisme au capital financier. Mais dans son propre dispositif idéologique, le capitalisme financier est « l’explication » employée pour expliquer que le capitalisme se subsiste à lui-même sous la forme d’un gigantesque casino tournant à crédit.

Dans le texte de 2013 « Sur l’immense décharge du capital fictif » d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, on trouve formulé ainsi cette conception :

« Depuis la fin des trente glorieuses et du fordisme, une accumulation auto-entretenue dans l’économie réelle est devenue définitivement impossible.

L’énorme gain de productivité qui a suivi la troisième révolution industrielle entraîne une éviction massive de la force de travail hors des secteurs produisant de la valeur et mine ainsi la seule base de la valorisation de la valeur : l’utilisation de force de travail vivante dans la production de marchandises.

Depuis plusieurs décennies, le mouvement global d’accumulation ne peut se poursuivre uniquement grâce à la sphère financière qui, en produisant inlassablement de nouvelles créances monétaires, est devenue le moteur central de l’accroissement du capital.

Si ce « processus de production » de l’industrie financière s’enraye, l’effondrement catastrophique de l’économie mondiale devient inéluctable. »

Cette thèse tient précisément au romantisme anticapitaliste que la « critique de la valeur » est censée dénoncer ! Il y aurait un capital financier flottant au-dessus du capitalisme, l’ayant même remplacé, et le capitalisme tournerait de manière virtuelle, sans rapport avec la production, ne consistant somme toute qu’en une course en avant pour satisfaire les intérêts du capital financier qui seul dispose de l’argent en suffisante quantité.

On comprend ici l’obsession permanente pour l’anticapitalisme romantique : la « critique de la valeur » en est une simple variante, elle s’imagine inverser les principes de l’anticapitalisme romantique, mais en réalité elle en possède précisément les mêmes travers, la fuite irrationnelle en moins.

La « critique de la valeur » est en fait un anticapitalisme romantique rationalisé. Cela est rendu possible parce qu’au lieu de dire que le capital financier est une partie du capitalisme, la « critique de la valeur » fait de tout le capitalisme le capital financier.

Pour la « critique de la valeur », le capital serait devenu… « fictif ». On lit encore dans « Sur l’immense décharge du capital fictif » :

« Dans le jargon boursier, on dit toujours que le cours des actions serait « nourri » par des attentes et que les marchés financiers font commerce avec « l’avenir ». À travers de telles formules, même si elles ne sont pas bien comprises, on peut apercevoir le secret de base du capitalisme contemporain.

Lors de la création de nouveaux titres de propriété, une chose incroyable se produit qui serait impensable dans le monde des biens réels et de la richesse matérielle et sensible. La richesse matérielle et sensible doit avoir une existence en amont de sa consommation. Jamais par exemple on ne pourra s’assoir sur une chaise dont la construction est en projet.

Pour la richesse produite par l’industrie financière, cette logique temporelle est renversée. De la valeur qui n’est pas encore produite, et qui ne verra éventuellement jamais le jour, se transforme à l’avance en capital, en capital fictif.

Lorsque quelqu’un achète des parts d’emprunts d’États ou d’entreprises, lors de l’émission d’actions ou de nouveaux produits financiers dérivés, on voit de l’argent-capital qui était dans les mains d’un acheteur s’échanger contre une promesse de paiement.

L’acheteur se lance dans cette transaction avec l’espoir que dans le futur la revente de cette promesse de paiement lui rapportera plus que ce qu’il lui en a coûté aujourd’hui pour l’acheter. C’est grâce à cette perspective que la promesse de paiement devient la forme actuelle de son capital.

Pour le bilan global de la richesse du capitalisme, ce n’est pas tant la question de la conversion des promesses qui est importante. Ce qui est particulier, c’est une bizarrerie qui se produit dans le laps de temps entre l’émission et la vente d’un titre de propriété. Aussi longtemps que cette promesse de paiement est valable et crédible, elle constitue un capital supplémentaire, à côté du capital de départ.

Par la simple création d’une créance monétaire écrite, on dédouble le capital. Ce capital supplémentaire n’existe pas uniquement sur le papier comme simple écriture dans le bilan d’un capitaliste monétaire.

Il mène une vie autonome, participe en tant que titre de propriété au circuit économique et au processus de valorisation, tout comme un capital monétaire provenant de la valorisation réelle l’aurait fait. En tous points semblables, il peut être utilisé pour l’achat de biens de consommation ou être investi, sa provenance ne se reconnaît pas. »

D’où la critique de la valeur : la valeur est, dans le capital fictif, une illusion, car elle a décroché de tout lien avec le réel, c’est une abstraction, une abstraction qui domine le monde.
On est ici en plein fantasme.

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La source de la critique de la valeur et de sa vue du travail comme abstraction

La critique de la valeur a ceci de foncièrement étrange, et c’est ce qui le pousse à la marginalité de par son irréalisme, de considérer que les marchandises sont produites d’elles-mêmes dans le capitalisme (en fait un industrialisme).

Le travail serait une abstraction et on vivrait ainsi directement dans le communisme, pour ainsi dire, si ce n’était pas le cas. Cela donne une dimension hyper-révolutionnaire, à l’instar du mot d’ordre « Life deluxe for all », qui peut autant être compris comme partage généralisé de richesses toujours plus grandes par le socialisme que comme cessation du travail dans une société où les marchandises se produiraient d’elles-mêmes.

Il est propre à ce type de gauchisme de cultiver l’ambiguïté. Et la source de la « critique de la valeur » est historique. Il s’agit de l’expression d’un sentiment de dépassement total des intellectuels bourgeois devant la nature toujours plus complexe de la production des marchandises.

Une marchandise s’appuie désormais sur de très nombreux aspects, amenant les travailleurs à d’autant plus se focaliser dans leurs activités que sur un seul aspect en particulier, pour des raisons techniques.

Incapables de suivre ce rythme de complexification, les intellectuels bourgeois sont horrifiés sans commune mesure, tout comme l’école de la Francfort le fut dans les années 1930-1960 par le développement de l’industrie.

Tout comme l’école de Francfort dénonça le fordisme, la critique de la valeur dénonce le travail complexifié. Et les intellectuels bourgeois sont tellement dépassés qu’ils sont obligés d’expliquer que le prolétariat a été avalé par le capitalisme.

Il n’y a ainsi plus de travail comme activité concrète, mais un « travail » en général et la critique de la valeur la définit comme « abstraite » – à la fois pour critique le travail comme abstraction pour le travailleur aliéné et pour dénoncer le travail en général comme abstraction.

On ne saurait sous-estimer les abus que fait ici la critique de la valeur. Celle-ci prétend s’appuyer par exemple sur les Manuscrits de 1844 de Karl Marx, mais ce dernier y présente pourtant bien le travail dans la société communiste comme une expression complète d’une personne, comme jeu des facultés.

Chez la « critique de la valeur », c’est le travail lui-même qui est une abstraction, ce qui donne cette ambiguïté hyper-révolutionnaire : en apparence on dénonce le travail comme abstraction (pour le travailleur aliéné à qui on vole sa force de travail), en réalité on attaque le travail lui-même qui ne serait en général, de manière absolue, qu’une abstraction.

Voici comment Norbert Trenkle expose la conception de la critique de la valeur dans son exposé de 1998 intitulé « Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’en est-il de la « crise » ? ».

« Pour le marxisme, le travail était une évidence. Il affirmait que le travail créait de la valeur littéralement comme le boulanger fait des petits pains. Il pensait aussi que la valeur stockait le temps de travail écoulé sous forme morte.

Marx lui-même n’a pas soulevé le fait que le travail abstrait présuppose, logiquement et historiquement, déjà le travail comme forme spécifique d’activité sociale, qu’il s’agit donc de l’abstraction d’une abstraction.

Autrement dit, la réduction d’activités à des unités de temps homogènes présuppose déjà l’existence d’une mesure abstraite du temps dominant la sphère du travail. Il ne serait par exemple jamais venu à l’idée d’un paysan du Moyen Âge de mesurer en heures et en minutes le temps qu’il lui fallait pour moissonner un champ.

Ceci non pas parce qu’il ne possédait pas de montre, mais parce que cette activité était intimement liée à l’ensemble de sa vie et qu’en faire une abstraction temporelle n’aurait donc pas eu de sens.

Bien que Marx n’ait pas éclairé suffisamment le rapport entre le travail comme tel et le travail abstrait, il ne laisse planer aucun doute sur la folie absolue d’une société dans laquelle l’activité humaine, comme processus vivant, se coagule en une forme réifiée et s’érige en puissance sociale dominante (…).

Il démontre que la valeur et le travail abstrait ne sont pas de pures représentations que les humains pourraient simplement effacer de leur esprit. Le système de travail et de production moderne de marchandises forge le cadre de leurs pensées et activités.

Dans celui-ci, toujours présupposé, leurs produits se tiennent réellement face à eux comme une manifestation réifiée de temps de travail abstrait, comme une force de la nature.

Les rapports sociaux sont devenus pour les bourgeois leur « deuxième nature », selon la formule pertinente de Marx. C’est cela le caractère fétichiste de la valeur, de la marchandise et du travail (…).

La valeur n’est pas matérielle ; elle doit traverser différents niveaux de médiation avant d’apparaître sous une forme transformée à la surface de l’économie.

Ce que Marx a accompli dans « Le Capital », c’est de démontrer le lien logique et structurel entre ces différents niveaux de médiation. Il explique comment les niveaux de la surface économique que sont le prix, le profit, le salaire et l’intérêt découlent et peuvent être analysés à partir de la catégorie de la valeur et de sa dynamique interne.

Mais il n’a jamais sacrifié à l’illusion que ces médiations pourraient être calculées empiriquement au cas par cas. C’est ce que l’économie politique et le marxisme positiviste exigent, sans jamais parvenir à répondre à cette exigence.

Mais tout cela n’est pas un déficit de la théorie de la valeur, cela ne fait que révéler l’inconscience de ces médiations. Marx n’a jamais eu la prétention de formuler une théorie positive et encore moins un instrument de politique économique. Son désir était de démontrer la folie, les contradictions internes et finalement le côté intenable d’une société basée sur a valeur.

De ce point de vue, on peut considérer sa théorie de la valeur comme étant au fond une critique de la valeur et aussi essentiellement une théorie de la crise (ce n’est pas pour rien que le sous-titre de son œuvre principale s’intitule : « Critique de l’économie politique »). »

Mais alors pourquoi travaille-t-on concrètement ou plus exactement comment ce capitalisme industrialiste s’auto-justifie-t-il ? Parce qu’il est devenu financier. La critique de la valeur porte ce paradoxe de dénoncer avec justesse comme romantique les obsessions pour le capital seulement financier… et de fonder précisément sa critique sur un tel romantisme.

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Les principes de la critique de la valeur

La thèse principale de la « critique de la valeur » qui suit la théorie critique de l’école de Francfort, est que la société est une mystification. Les valeurs dominantes sont fictives et ne servent qu’à permettre au capitalisme de se maintenir.

On est ici dans un capitalisme sans contradictions : il n’y a pas de contradiction valeur/travail, le prolétariat est lui-même une composante du capitalisme. La manière dont est présentée ce capitalisme revient strictement à de l’industrialisme comme le critiquait l’école de Francfort. Et on aura compris que, tout comme dans l’école de Francfort, cela attribue une signification « révolutionnaire » aux intellectuels et leur critique.

La principale référence fut ici la revue Krisis, avec comme figure majeure Robert Kurz (1943-2012), et comme œuvre la plus connue le « Manifeste contre le travail » en 1999. On y retrouve toutes les thèses de l’école de Francfort sur l’industrialisme, mais maquillées derrière un discours « marxiste ».

On lit ainsi dans le « Manifeste contre le travail » que le capitalisme serait passé à autre chose, une accumulation délirante de marchandises, sans rapport avec le travail. Or, c’est impossible chez Marx puisque les marchandises sont produites par le travail et doivent être consommées, ce qui implique une contradiction dans l’accumulation du capital, puisque les travailleurs ne peuvent pas consommer assez pour suivre le rythme d’accumulation.

C’est qu’en réalité, le capitalisme dont parle la « critique de la valeur », c’est l’industrialisme de l’école de Francfort. Il n’y a pas de capitalisme comme mode de production, il y a un « capitalisme » formant un système industrialiste fonctionnant comme fin en soi.

On lit dans le « Manifeste contre le travail » la chose suivante :

« Par suite de la révolution micro-informatique, la production de « richesse » s’est toujours davantage décrochée de la force de travail humaine – à une échelle que seule la science-fiction aurait pu concevoir voilà quelques décennies. »

Le capitalisme serait fictif, il tiendrait de manière religieuse, et le travail est une abstraction qu’on chercherait à faire passer pour quelque chose ayant un sens et une signification, alors que non :

« Le travail n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active.

Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements, produiront de la nourriture et beaucoup d’autres choses ; ils élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront, jardineront, joueront de la musique, etc.

Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple « dépense de force de travail », sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait qui régit les rapports sociaux. »

Ainsi, à l’inverse de Karl Marx où le travail produit la valeur, ici c’est la valeur qui crée le travail :

« Dans la sphère du travail, ce qui compte n’est pas tant ce qui est fait, mais le fait que telle ou telle chose soit faite en tant que telle, car le travail est une fin en soi dans la mesure même où il sert de vecteur à la valorisation du capital-argent, à l’augmentation infinie de l’argent pour l’argent.

Le travail est la forme d’activité de cette fin en soi absurde. C’est uniquement pour cela, et non pour des raisons objectives, que tous les produits sont produits en tant que marchandises. Car ils ne représentent l’abstraction argent, dont le contenu est l’abstraction travail, que sous cette forme. Tel est le mécanisme de la machine sociale autonomisée qui tient l’humanité moderne enchaînée.

Et c’est bien pourquoi le contenu de la production importe aussi peu que l’usage des choses produites et leurs conséquences sur la nature et la société.

Construire des maisons ou fabriquer des mines antipersonnel, imprimer des livres ou cultiver des tomates transgéniques qui rendent les hommes malades, empoisonner l’air ou « seulement » faire disparaître le goût : tout cela importe peu, tant que, d’une manière ou d’une autre, la marchandise se transforme en argent et l’argent de nouveau en travail.

Que la marchandise demande à être utilisée concrètement, fût-ce de manière destructrice, est une question qui n’intéresse absolument pas la rationalité d’entreprise, car pour elle le produit n’a de valeur que s’il est porteur de travail passé, de « travail mort ».

L’accumulation de « travail mort » en tant que capital, représenté sous la forme-argent, est la seule « signification » que le système de production marchande moderne connaisse. »

La critique de la valeur déplace en fait la question du travail, afin de la neutraliser dans le sens de l’intellectualisme universitaire. Le capital et le travail sont considérés comme les simples composantes d’un capitalisme « industrialiste ».

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De la théorie critique à la critique de la valeur

Herbert Marcuse fut la figure majeure de l’école de Francfort à rompre avec l’Institut de recherche sociale, dans le prolongement par ailleurs d’une séparation déjà réalisée. Il y a toutefois une autre figure marquante qui va jouer un rôle bref, mais éminent.

Hans-Jürgen Krahl, né en 1943, était une figure du mouvement étudiant, appartenant à la direction du SDS, la grande organisation estudiantine contestataire. Il était considéré comme le plus brillant et c’était également le seul étudiant que Theodor Adorno, dont il était un disciple en quelque sorte, considérait comme son égal.

Hans-Jürgen Krahl fit cependant partie du mouvement chahutant le cours de Theodor Adorno, ce qui aboutit à la rupture ; lui-même décéda dans un accident de voiture en 1970. Max Horheimer écrivit à ses parents pour dire à quel point celui-ci avait été « irremplaçable ».

La prise de position de Hans-Jürgen Krahl joua un rôle important, car les étudiants ayant chahuté le cours de Theodor Adorno espéraient en fait que celui-ci les soutiendrait.

Hans-Jürgen Krahl assumait de vivre en homosexuel et n’avait pas de logement, habitant chez les uns les après les autres

Hans-Jürgen Krahl se situait directement dans la perspective de Theodor Adorno, mais considérait que celui-ci avait été vaincu par la défaite du mouvement ouvrier allemand face au fascisme, comme par ailleurs tous les intellectuels. Cela a selon lui produit un décalage entre la théorie et la pratique, ce que le mouvement étudiant, avec sa contestation d’une soumission « allemande », entend résoudre justement.

Hans-Jürgen Krahl dit ainsi à la suite du décès de Theodor Adorno :

« Autant Adorno voyait à travers l’idéologie bourgeoise de la recherche désintéressée de la vérité un semblant de troc, autant il se méfiait des traces de la lutte politique dans le dialogue scientifique (…).

L’écrasement du mouvement ouvrier par le fascisme et son intégration apparemment irrévocable dans la reconstruction du capitalisme ouest-allemand d’après-guerre ont changé le sens des termes de la théorie critique.

Ils ont forcément dû perdre une certaine détermination, mais ce processus d’abstraction s’est fait à l’aveugle.

L’histoire concrète et matérielle, qu’Adorno opposait de manière critique au « concept sans histoire de l’histoire », l’historicité de Heidegger, a migré de plus en plus de son concept de pratique sociale et s’est évaporée dans son dernier ouvrage, la « Dialectique négative », à tel point que elle est devenue la pauvreté transcendantale assimilable à la catégorie heideggérienne.

Dans sa présentation au Congrès des sociologues allemands, Adorno insistait il est vrai sur l’application de l’orthodoxie marxiste : les forces productives industrielles sont toujours organisées dans des rapports de production capitalistes et le pouvoir politique est toujours basé sur l’exploitation économique des travailleurs salariés.

Mais peu importe à quel point son orthodoxie est entrée en conflit avec la sociologie ouest-allemande dominante lors de cette conférence, elle devait rester sans conséquences, car les formes catégorielles n’étaient pas liées à l’histoire matérielle. »

On parle ici d’une mouvance politique se définissant comme socialiste et rejetant le mouvement communiste, tout en entendant généraliser une contestation en raison de l’ambiance de l’époque. Si on n’est pas dans le trotskysme, on est tout de même dans l’esprit gauchiste des années 1920.

Or, Rudi Dutchke, le grand dirigeant étudiant, ne parvint jamais à théoriser une ligne gauchiste réellement synthétique. Historiquement la conséquence fut que le mouvement étudiant donna naissance aux hippies, aux spontanéistes, aux marxistes-léninistes et à la RAF.

Dans tous ces mouvements, c’est la pratique, et bien souvent la culture, qui étaient primordiales. Dans tous les cas un style de vie révolutionnaire était exigé, avec un esprit de rupture. C’est de cette démarche que naissent, dans le prolongement de ces mouvements, les Verts alternatifs et les autonomes.

On remarquera par ailleurs que les intellectuels bourgeois ne comprenant pas la RAF l’assimile justement à une sorte de mouvement issu d’étudiants cherchant à faire « pénétrer » de force la théorie critique dans les masses. C’est là une incompréhension tant de la démarche prolétarienne de la RAF que son analyse de la société capitaliste et son 24 heures sur 24.

Inversement, la lecture étudiante de type gauchiste pouvait bien entendu satisfaire des intellectuels bourgeois désireux de participer aux institutions, notamment universitaires. La polarisation dans la société allemande était telle alors qu’il était strictement impossible d’intégrer les institutions, un travail de fonctionnaire ou de professeur, si on relevait de la contestation. Or, les intellectuels bourgeois voulaient obtenir une reconnaissance et être acceptées par les institutions.

Aussi, ce sont les jeunes intellectuels, déçus par Theodor Adorno, mais se maintenant dans la perspective d’une « théorie critique », qui commencèrent à publier une avalanche d’ouvrages.

Helmut Reichelt (né en 1939) étudia ainsi chez Theodor Adorno à Francfort et collabora avec Hans-Georg Backhaus (né en 1929) pour procéder à une relecture des œuvres de Karl Marx, afin de redonner à la théorie critique un visage « marxiste ». Helmut Reichelt fut professeur de sociologie à l’université de Brême, Hans-Georg Backhaus maître de conférences à Francfort, puis Brême.

L’idée est simple à comprendre. Puisque la théorie critique explique que l’industrialisme était une avancée de la civilisation et une barbarie en même temps, que le prolétariat était aspiré lui-même dans l’industrialisme et n’est plus un prolétariat… Alors, il suffit de relire Karl Marx, afin de lui faire dire précisément cela.

Les écrits de Karl Marx sont donc à la fois découpés et rejetés, selon, afin de présenter la thèse comme quoi Karl Marx disait déjà la même chose que la théorie critique. Il n’y aurait pas d’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat, la lutte des classes n’existerait pas, car le capitalisme c’est à la fois la bourgeoisie et le prolétariat. Il faut voir le capitalisme comme un industrialisme et le critiquer selon le point de vue de la « théorie critique » de l’école de Francfort.

Il fallait cependant bien justifier cela et c’est ce qui va donner naissance au mouvement qu’on désigne par celui procédant à une « critique de la valeur ». La « critique de la valeur » se pose dans la filiation de l’école de Francfort, et pour cause puisqu’on parle ici, en Allemagne et en Autriche, d’un mouvement ayant pris sa place dans les milieux universitaires.

Cela n’est par contre pas le cas en France. En Allemagne et en Autriche, il est impossible d’échapper au courant de la « théorie critique » dans les milieux intellectuels ; produisant de nombreuses revues et ouvrages, ils ont également réussi à décapiter le mouvement autonome au début des années 1990, les restes post-autonomes se plaçant ensuite dans le giron de la théorie critique et de la critique de la valeur.

Tout part ici de la fondation en 1991-1992 de la scène de Pour un courant de gauche (Für eine linke Strömung) à partir de multiples articles dénonçant violemment les traditions autonomes dans la revue autonome hebdomadaire clandestine berlinoise Interim (les débats « Heinz Schenk » du nom d’un pseudonyme utilisé par les pro-post-autonomes).

La scène « anti-deutsch » du milieu des années 1990, qui entend déconstruire l’Allemagne comme « idéologie » foncièrement antisémite en finissant même finalement par devenir pro-armée américaine, est également directement liée à la théorie critique et finira d’achever le milieu des autonomes.

En janvier 2005, il y aura également naissance de la Gauche interventionniste (Interventionistische Linke) comme « organisation post-autonome multicentrique » ; en décembre 2006 naîtra Ums Ganze (pour la totale), rassemblement « post-antifasciste » de groupes anticapitalistes.

Mais ces mouvements assumaient d’avoir une portée activiste, engagée, dans un sens utopique. Les auteurs de la « critique de la valeur » n’y ont jamais participé, car tout comme dans l’école de Francfort, ils récusent tout engagement, toute prise de politique politique : leur rôle est celui de la « théorie critique ».

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L’école de Francfort et le capitalisme qui se subsiste à lui-même

Ce qui caractérise l’école de Francfort, c’est une désignation de l’industrialisme. La critique née chez des intellectuels juifs bourgeois sympathisant avec la cause communiste émergeant en octobre 1917, mais incapable de suivre le prolétariat.

Cela produisit une théorie critique, mêlant moralisme juif et allemand (avec Kant) à une lecture « industrialiste » de la société, par peur d’assumer le principe marxiste de mode de production.

Si au début il y a de grandes ambiguïtés dans la démarche dans son rapport avec le marxisme, l’intégration aux institutions américaines, puis ouest-allemandes éjecte tout rapport, de près ou de loin, avec le communisme, à part chez Herbert Marcuse qui développe une ligne pro-mouvement étudiant de type para-maoïste, au nom du caractère central de la culture dans une société industrielle.

Max Horkheimer et Theodor Adorno, avec tout à droite Jürgen Habermas (Jeremy J. Shapiro, wikipédia)

Pour les intellectuels bourgeois d’ailleurs, l’école de Francfort est assimilée à une critique de l’industrie culturelle, et c’est la figure de Walter Benjamin qui est la plus appréciée.

Il y a toutefois une chose qu’il faut comprendre : l’école de Francfort apparaît avant tout historiquement comme une réaffirmation de la thèse réformiste de la fin du 19e siècle, mise en avant par Bernstein, selon laquelle il fallait remettre en question la thèse de Marx dans le capital d’une paupérisation devant inéluctablement se systématiser, en raison de la chute tendancielle du taux de profit.

Cette remise en cause de la thèse de Marx, à la différence d’au 19e siècle, se veut justifiée par la généralisation de la consommation de masse. C’est ainsi la thèse d’une nouvelle variante de capitalisme.

Le fond de cette thèse intellectuelle – critique tient alors en la thèse d’une super-production capitaliste se débordant elle-même en permanence afin de maintenir les gens dans leur aliénation.

C’est la thèse, également exposée par l’économiste français du PCF Paul Boccara dans les années 1960-1970, d’un capitalisme qui se survit à lui-même, en développant artificiellement une consommation, au moyen du « capitalisme monopoliste d’État ».

Cependant dans l’école de Francfort, la source du maintien du capitalisme n’est pas le rôle accru de l’État, mais la consommation. Dans son intervention à la 16e conférence de la sociologie allemande en 1968, intitulée Capitalisme tardif ou société industrielle ?,Theodor Adorno expose ainsi la question de son point de vue :

« On peut se fonder sur les convergences entre les pays les plus avancés technologiquement, les États-Unis et l’Union soviétique.

En termes de niveau de vie et de conscience, les différences de classe deviennent beaucoup moins visibles dans les États occidentaux d’importance que dans les décennies pendant et après la révolution industrielle.

Les prédictions de la théorie des classes, telles que celles de la paupérisation et de l’effondrement, ne se sont pas matérialisées aussi radicalement qu’il faut le comprendre si elles ne doivent pas être simplement ignorées ; on ne peut parler que de manière comique d’un appauvrissement relatif.

Même si la loi ambiguë de Marx sur la baisse du taux de profit comme immanent au système s’était avérée vraie, il faudrait admettre que le capitalisme a découvert en lui-même des ressources qui permettent de remettre l’effondrement aux calendes grecques – des ressources dont relèvent incontestablement l’immense augmentation du potentiel technique et donc aussi la quantité de biens de consommation dont bénéficient tous les membres des pays hautement industrialisés.

En même temps, compte tenu de ce développement technique, les rapports de production se sont avérés plus élastiques que Marx ne le croyait. »

Des jeunes intellectuels vont voir ici la possibilité de prolonger la lecture de l’école de Francfort. Si les rapports de production se sont montrés plus élastiques, si les luttes de classe ne donnent rien, c’est qu’en fait le prolétariat est une composante du capitalisme, et que le capitalisme se survit à lui-même au moyen d’un capital fictif faisant tourner la machine capitaliste à l’infini, telle une sorte de casino à crédit.

C’est la « critique de la valeur ».

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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur

Herbert Marcuse prend parti avec Contre-révolution et révolte

Publié en 1973 par Herbert Marcuse à l’âge de 75 ans, Contre-révolution et révolte est une œuvre inspirante qui maintient comme fond une dénonciation de la technologie, d’une époque des masses dans un cadre industrialiste…

Mais elle tend à aller à une critique de la vie quotidienne, au nom du besoin considéré comme naturel de créativité et d’esthétique.

L’ouvrage est bien plus lisible que les œuvres précédentes de Herbert Marcuse ou de l’école de Francfort dans leur totalité. On a ici une tentative de contribution à la transformation du monde, de manière engagée et assumée, avec une très violente dénonciation du capitalisme américain.

On y lit ainsi :

« Désormais, pour la majorité des populations métropolitaines, le capital engendre moins la privation matérielle qu’une satisfaction manipulée des besoins matériels, et cependant il fait de l’être humain tout entier – de son intelligence et de ses sens – un objet d’administration, embrayé sur la production et la reproduction non des seuls objectifs mais aussi des valeurs et des promesses du système, de son paradis idéologique.

Sous le masque technologique, – sous le masque politique de la démocratie, apparaît la réalité de la servitude universelle, la dissolution de la dignité humaine en une liberté de choix préconditionnée.

Et la structure du pouvoir n’est plus « sublimée » dans le style d’une culture se voulant libérale, elle n’est même plus hypocrite (ne sauve même plus ainsi des « apparences » polies, l’enveloppe de la dignité), elle est brutale et ne prétend plus le moins du monde à la vérité et à la justice. »

De manière intéressante, Herbert Marcuse en aboutit à la conclusion qu’il faut une vision du monde pour transformer les choses. C’est ce qui fait qu’on a pu parfois le rapprocher du maoïsme, bien qu’en réalité, son positionnement est moraliste-culturel et ainsi absolument en phase avec l’austro-marxisme des années 1920-1930.

Il assume entièrement de considérer le marxisme comme un prolongement pour ainsi dire concret de l’idéalisme allemand, en paraphrasant en même temps clairement la révolution culturelle chinoise :

« Seule la conception marxiste, tout en conservant la composante critique, transcendante, de l’idéalisme, met au jour le terrain matériel, historique, propre à la réconciliation de la liberté humaine et de la nécessité naturelle, de la liberté subjective et de la liberté objective.

Cette alliance suppose la libération, la praxis révolutionnaire destinée à abolir les institutions du capitalisme et à les remplacer par des institutions et des rapports socialistes.

Mais dans cette transition, l’émancipation des sens doit accompagner celle de la conscience, ce qui englobe la totalité de l’existence humaine. S’ils veulent bâtir, associés, une société qualitativement différente, les individus eux-mêmes doivent changer dans leurs instincts et leur sensibilité. »

Entraîné par le mouvement étudiant, Herbert Marcuse fait ainsi de Contre-révolution et révolte un appel à participer à la Nouvelle gauche pour mettre à bas le capitalisme, sur une base moraliste-culturelle, mais en axant les choses d’une telle manière que l’influence maoïste est patente.

On lit ainsi dans Contre-révolution et révolte :

« L’organisation totale de la société soumise au capitalisme de monopoles et l’opulence croissante qu’elle crée, ne peuvent ni inverser ni bloquer la dynamique de son expansion : le capitalisme ne peut satisfaire les besoins qu’il engendre.

L’élévation même du niveau de vie exprime cette dynamique : elle a obligé à susciter sans cesse de nouveaux besoins qui puissent être satisfaits sur le marché ; elle provoque maintenant des besoins transcendants dont la satisfaction impliquerait l’abolition du mode de production capitaliste.

Il reste vrai que le développement du capitalisme passe par une paupérisation croissante, et que la paupérisation sera un facteur fondamental de la révolution – mais sous de nouvelles formes historiques.

Dans la théorie de Marx, la paupérisation voulait tout d’abord dire privation, insatisfaction de besoins vitaux, et avant tout de besoins matériels. Cette notion ayant cessé de représenter la condition des classes ouvrières dans les pays industriels de pointe, on l’a réinterprétée pour y voir une frustration relative, un appauvrissement culturel par rapport à la richesse sociale disponible.

Mais cette réinterprétation suggère une continuité fallacieuse dans la transition vers le socialisme, à savoir l’amélioration de la vie dans le cadre de l’univers existant des besoins.

Alors que ce qui est en jeu dans la révolution socialiste, ce n’est pas la seule généralisation de la satisfaction à l’intérieur de l’univers existant des besoins, ni le déplacement de la satisfaction d’un certain niveau à un niveau supérieur, mais la rupture avec cet univers, le saut qualitatif.

La révolution implique une transformation radicale des besoins eux-mêmes et des aspirations, tant culturelles que matérielles ; de la conscience et de la sensibilité ; du processus du travail aussi bien que du loisir.

Cette transformation transparaît dans la lutte contre la parcellisation du travail, contre l’impératif de productivité et l’accomplissement de tâches stupides pour une marchandise stupide, contre l’âpreté au gain de l’individu bourgeois, contre l’esclavage sous le nom de technologie, la frustration sous le nom de bien-être, contre la pollution comme mode de vie.

Les besoins moraux et esthétiques deviennent des besoins fondamentaux, vitaux, qui appellent de nouvelles relations entre les sexes, entre les générations, entre hommes et femmes et la nature.

On comprend la liberté comme plongeant ses racines dans de tels besoins, qui sont indissolublement des besoins sensibles, éthiques et rationnels. »

On a de fait affaire à un marxisme non léniniste mais ancrée dans une perspective morale-culturelle, et pour cette raison Contre-révolution et révolte salue même le travail de la Gauche Prolétarienne en France, ainsi que de Sinistra Proletaria en Italie (qui donnera les Brigades Rouges). L’approche de Herbert Marcuse, s’alignant sur le mouvement étudiant, tend au maximum de ce que peut atteindre justement le mouvement étudiant le plus radical, un maoïsme moraliste à forme spontanéiste, mais comprenant ses propres limites et cherchant à les dépasser.

On lit dans Contre-révolution et révolte :

« Il s’agit de quelque chose de tout différent du « développement de la conscience de classe de l’extérieur » ; les groupes minoritaires d’aujourd’hui auxquels incomberont les tâches d’organisation seront fort différents de l’avant-garde léniniste.

Celle-ci assurait la direction, théorique et pratique, d’une classe ouvrière dans laquelle elle était enracinée et qui avait l’expérience immédiate de la pauvreté et de l’oppression – à tel point que la perte d’une guerre suffit à l’organiser pour l’action révolutionnaire.

Et ces masses étaient la base humaine de la reproduction matérielle de la société. Telle n’est pas la situation qui règne dans les métropoles impérialistes d’aujourd’hui (…).

S’il est vrai que le peuple doit se libérer de sa servitude, il est tout aussi vrai qu’il doit d’abord se libérer de ce qu’on a fait de lui dans la société où il vit. Cette libération préalable ne peut être « spontanée », car une telle spontanéité n’exprimerait que les valeurs et les objectifs dérivés du système établi. L’autolibération est auto-éducation mais, en tant que telle, elle suppose d’abord éducation par autrui (…).

En vérité, il n’y a pas de changement social qualitatif, pas de révolution possible, sans l’émergence d’une rationalité et d’une sensibilité nouvelles chez les individus eux-mêmes, pas de changement social radical sans changement radical des agents individuels de ce changement. »

De manière marquante, Herbert Marcuse aborde également la question de la nature. Il appuie en effet son appel moraliste-culturel sur une nature humaine devant être libérée en fin de compte. Il prend pour cela appui sur les Manuscrits de 1844 de Karl Marx.

« Domination de l’homme à travers la domination de la nature : le lien concret entre la libération de l’homme et celle de la nature est mis aujourd’hui en évidence par le rôle que joue, chez la Gauche radicale, la campagne pour l’écologie.

La pollution de l’air et de l’eau, le bruit, l’empiétement de l’industrie et du commerce sur les grands espaces naturels pèsent physiquement sur les individus comme un esclavage, comme un emprisonnement. Les combattre, c’est une lutte politique, car on voit très bien combien inséparable de l’économie capitaliste est la violation de la nature (…).

Le potentiel subversif de la sensibilité et la nature comme terrain de libération sont des thèmes centraux des Manuscrits de 1844 (…).

Je rappellerai brièvement la grande idée des Manuscrits. Marx parle de « l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines 1 » en tant que trait caractéristique du socialisme ; seule cette émancipation est « abolition de la propriété privée ».

Ce qui signifie l’apparition d’un nouveau type humain, différent dans sa nature et sa physiologie même du sujet humain de la société de classes : « Les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non social. » L’ « émancipation des sens » implique qu’ils deviennent pratiquement actifs dans la reconstruction de la société, qu’ils engendrent des rapports nouveaux (socialistes) d’homme à homme, de l’homme aux choses, entre l’homme et la nature. »

Cependant, il est impossible dans une telle démarche moraliste-culturelle d’assumer le principe de révolution, de matérialisme dialectique. Pour Herbert Marcuse, le communisme est en fait le meilleur des mondes possible. Aux États-Unis, le Parti Communiste Révolutionnaire des États-Unis, de Bob Avakian développa précisément cette conception dans les années 2000, en remplacement du maoïsme auparavant arboré.

C’est qu’on a dans cette approche moraliste-culturelle ne comprenant pas le mouvement dialectique de l’univers inévitablement un basculement subjectiviste vers les « bons choix » à effectuer.

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Herbert Marcuse et l’homme unidimensionnel

Herbert Marcuse fut mis de côté au moment du départ de l’Institut de recherche sociale aux États-Unis, il travailla pour les services secrets américains, espérant toujours revenir dans le giron de l’Institut, mais n’y parvint pas en raison notamment de la jalousie de Theodor Adorno qui monopolisait la figure de Max Horkheimer. Ce dernier resta toutefois en contact très étroit avec Herbert Marcuse, qui se situait tout à fait dans sa perspective de dénonciation de l’industrialisme.

Herbert Marcuse va même devenir la figure la plus connue de « l’école de Francfort », en raison de son engagement, puisqu’il assumait de maintenir Georg Lukács comme référence essentielle, avec celle du philosophe existentialiste, historiquement pro-nazi, Martin Heidegger.

Il considérait même que l’œuvre d’ultra-gauche Histoire et conscience de classe de Georg Lukács et le manifeste existentialiste pessimiste de l’ultra-droite Être et temps de Martin Heidegger disaient purement et simplement la même chose, mais de manière différente.

C’est que s’il acceptait la thèse selon laquelle l’industrialisme était la source de tous les maux, il pensait qu’il était possible de sortir de cette situation historique au moyen d’une association du marxisme et de la psychanalyse de Freud, ce qui fait de lui la figure la plus connue du « freudo-marxisme ».

Herbert Marcuse en 1955 (wikipédia)

De fait, Herbert Marcuse publia en 1955 Éros et civilisation (ou Eros et culture, ou encore Structure pulsionnelle et société), qui prône une civilisation « non répressive » dans des termes qui sont ceux du premier freudo-marxiste, Wilhelm Reich, un disciple de Freud qui rompit avec lui en raison de la « soumission » de celui-ci à la répression des pulsions comme source nécessaire et inévitable de la civilisation.

Herbert Marcuse reprend la thèse de Wilhelm Reich selon laquelle il faut au contraire libérer les pulsions pour réaliser l’utopie, ce que l’industrialisme empêche justement. Son obsession est une sorte d’individu spontané exerçant des choix conscients qui seraient fondamentalement justes s’ils sont individuels.

Il y a ainsi une critique de la société moderne fondée sur l’industrialisme :

« Il y a domination chaque fois que sont donnés par avance à l’individu, et vécus par lui comme tels, les buts auxquels il aspire et les moyens d’y atteindre. »

« Les camps de concentration, les génocides, les guerres mondiales et les bombes atomiques ne sont pas des rechutes dans la barbarie, mais les résultats effrénés des conquêtes modernes de la technique et de sa domination. »

Mais ce faisant, Herbert Marcuse critique-t-il le capitalisme ou le communisme ? En fait, il critique le capitalisme conservateur et le communisme, considérés par toute une série d’auteurs à l’époque comme convergeant dans un esprit à la fois étatique et bureaucratique.

On est ici à la pointe de ce qu’on appelle les « liberals » aux États-Unis, formant un équivalent de ce qu’on appelle la « seconde gauche » en France, c’est-à-dire celle hostile au communisme. Herbert Marcuse publia d’ailleurs dans la foulée Le marxisme soviétique en 1958 comme fruit de son travail à l’Institut russe de l’Université de Columbia.

Herbert Marcuse converge ici avec le développement d’une consommation de masse exigeant une remise en cause des normes dominantes, pour laisser des espaces libres aux nouvelles formes de vie consommatrice.

Herbert Marcuse rejoignit pour cette raison l’Université Brandeis, près de Boston, une université mise en place par la communauté juive, dans un esprit résolument ancré dans le Parti démocrate américain. Louis Brandeis (1856-1941) a d’ailleurs été un très important juge de la Cour suprême américaine développant une approche « sociale » particulièrement prononcée, mêlant conformément à l’approche du Parti démocrate une mise en avant du bien public et un appui à l’élargissement des droits individuels.

Et c’est avec L’homme unidimensionnel, un « Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée » publié en 1964, que Herbert Marcuse obtint une célébrité intellectuelle mondiale. On y retrouve les principes de Éros et civilisation :

« L’autodétermination (individuelle) ne sera effective que lorsqu’il n’y aura plus des masses mais des individus libérés de toute propagande. »

Sauf que, dans cet ouvrage, il dresse le portrait général d’une société devenue civilisation et programmant pour ainsi dire la production étouffant par conséquent les initiatives individuelles valorisées dans Éros et civilisation.

En apparence, Herbert Marcuse dénonce l’aliénation et la société de consommation capitaliste, mais en réalité il dénonce le fait que la civilisation l’emporte, avec son principe d’organisation et d’efficacité, sur les instincts individuels, ce qui est très différent dans le fond.

On lit dans l’introduction de L’homme unidimensionnel :

« Le totalitarisme n’est pas seulement une uniformisation politique terroriste, c’est aussi une uniformisation économico-technique non terroriste qui fonctionne en manipulant les besoins au nom d’un faux intérêt général. Nous pouvons distinguer de vrais et de faux besoins.

Sont « faux » ceux que des intérêts sociaux particuliers imposent à l’individu : les besoins qui justifient un travail pénible, l’agressivité, la misère, l’injustice. Le résultat est alors l’euphorie dans le malheur.

Se détendre, s’amuser, agir et consommer conformément à la publicité, aimer et haïr ce que les autres aiment ou haïssent, ce sont pour la plupart de faux besoins.

Plus l’administration de la société répressive devient rationnelle, productive, technique et totale, plus les individus ont du mal à imaginer les moyens qui leur permettraient de briser leur servitude et d’obtenir leur liberté.

Choisir librement parmi une grande variété de marchandises et de services, ce n’est pas être libre si pour cela des contrôles sociaux doivent peser sur une vie de labeur et d’angoisse – si pour cela on doit être aliéné.

Le refus intellectuel et émotionnel du conformisme paraît être un signe de névrose et d’impuissance. Tel est l’aspect socio-psychologique de l’événement politique le plus marquant de l’époque contemporaine : la disparition de ces forces historiques qui, au stade précédent, représentaient des possibilités et des formes de vie nouvelles. »

Ce dernier point est le plus important pour saisir l’arrière-plan de la démarche de Herbert Marcuse, car celui-ci était le plus « marxiste » de l’école de Francfort, cependant c’est un marxisme sans lutte de classes, où le protagoniste est l’individu spontané, instinctif, anti-répressif.

En fait, si l’on cherche un ouvrage strictement équivalent sur le plan de l’approche, c’est le roman Le Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, où un individu à la marge parvient seul à saisir le conditionnement dans une société où les masses non seulement acceptent mais veulent une consommation confortable bloquant toute créativité, toute spontanéité.

Ce faisant, Herbert Marcuse se dresse en théoricien des marges comme refuge d’une possibilité d’une vie nouvelle, car les marges vivraient à l’écart des mécanismes de l’industrialisme. Seules les marges abritent des gens qui ne seraient pas devenus « unidimensionnels », c’est-à-dire ayant un comportement façonné par l’industrialisme. Il expose la chose ainsi dans L’homme unidimensionnel :

« Au-dessous des classes populaires conservatrices, il y a le substrat des parias et des « outsiders », les autres races, les autres couleurs, les classes exploitées et persécutées, les chômeurs, et ceux qu’on ne peut pas employer.

Ils se situent à l’extérieur du processus démocratique leur vie exprime le besoin le plus immédiat et le plus réel de mettre fin aux conditions et aux institutions intolérables.

Ainsi leur opposition est révolutionnaire même si leur conscience ne l’est pas. Leur opposition frappe le système de l’extérieur et de ce fait le système ne peut pas l’intégrer ; c’est une force élémentaire qui viole les règles du jeu et, en agissant ainsi, elle montre que c’est un jeu faussé. »

Cette fascination pour un nouveau « sujet » d’une contestation l’amène à appeler à reproduire ce modèle marginal, en mode conscient. La scène spontanéiste de Francfort des années 1960, autour de la revue Pflasterstrand avec Daniel Cohn-Bendit, visait justement à la formation de petits groupes communautaires alternatifs comme porteurs d’une alternative.

Herbert Marcuse dira à ce sujet que :

« Vous savez peut-être que parmi les nombreuses choses qui m’ont été reprochées, il y en a deux qui ont récemment attiré une attention particulière.

Premièrement, j’aurais affirmé que l’opposition étudiante en tant que telle est capable aujourd’hui déjà de faire la révolution. Deuxièmement, j’aurais affirmé que ce que nous appelons en Amérique les hippies et ce que vous appelez les beatniks constitue la nouvelle classe révolutionnaire. Je n’ai jamais rien prétendu de ce genre.

Je voulais simplement dire qu’il y a aujourd’hui dans la société des tendances – des tendances anarchiques, désorganisées, spontanées – qui annoncent une rupture totale avec les besoins de la société répressive.

[Ces groupes] dénotent un état de désintégration l’intérieur du système : le phénomène en lui-même n’est pas encore vraiment une force révolutionnaire, mais il pourra peut-être jouer un rôle le jour où il sera relié à d’autres forces objectives beaucoup plus fortes. »

Le ton général reste cependant à un pessimisme général sur une portée de changement en général, tout en appelant à maintenir l’esprit de révolte.

C’est pourquoi il expliquera en juillet 1967 à l’Université libre de Berlin-Ouest, en présence notamment du dirigeant étudiant gauchiste Rudi Dutschke, qu’un changement fondamental s’avère concrètement impossible en raison de l’industrialisme. Dans ses propos rassemblés dans l’ouvrage La fin de l’utopie dans la foulée, Herbert Marcuse présente ainsi les choses :

« Pour développer les nouveaux besoins révolutionnaires il faut d’abord supprimer les mécanismes qui maintiennent les anciens besoins.

Mais pour supprimer les mécanismes qui maintiennent les anciens besoins, il faut d’abord qu’il y ait le besoin de supprimer les anciens mécanismes. C’est exactement le cercle en présence duquel nous nous trouvons et je ne sais pas comment en sortir. »

Il maintiendra cependant toujours un appel à l’engagement ; dans Contre-révolution et révolte en 1973,il se revendique ouvertement du processus de contestation mondiale, appelant à la révolution. Herbert Marcuse avait totalement convergé avec la contestation étudiante des années 1960 et ce ouvrage est un appel à renforcer la « Nouvelle gauche ».

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Le retour en Europe et la figure de Theodor Adorno

L’Institut de recherche sociale était passé de Francfort à New York, puis ses principaux membres sur la côte ouest, tout en étant formellement rattaché encore à la Columbia University. La fin de la guerre donnait la possibilité d’une carrière en Allemagne de l’Ouest, avec le prestige d’une dimension « américaine ».

Les membres de l’Institut de recherche sociale n’avaient en effet subi aucun travers de l’immense campagne anticommuniste après 1945 qui visa particulièrement les immigrés européens gravitant autour de Hollywood.

En octobre 1949, la revue de la société américaine de sociologie, American Sociological Review, fit ainsi un appel pour que l’Institut de recherche soit rétabli dans ses droits à Francfort, comme avant 1933, tout en restant une sorte de filiale de la Columbia University.

L’Institut reçut alors 50 000 dollars pour son installation et 110 000 dollars par an (dont 7 000 pour le directeur Max Horkheimer) pour son fonctionnement. La ville de Francfort apporta 150 000 marks et John McCloy, le commissaire principal représentant les États-Unis en Allemagne de l’Ouest, fit en sorte que soient apportés 435 000 marks.

L’Institut de recherche sociale était donc entièrement fonctionnalisé par les États-Unis et le nouveau régime allemand lorsqu’il rouvrit en grande pompe à Francfort le 14 novembre 1951, au point d’ailleurs que dans les évaluations « sociologiques » effectuées, être pour le réarmement de l’Allemagne (de l’Ouest) était évalué positivement, le pacifisme étant assimilé à un rejet du régime post-nazi.

C’est dans le prolongement de cette installation institutionnelle que Theodor Adorno écrivit des ouvrages sur la musique et synthétisa sa propre philosophie dans Dialectique négative en 1966.

On a ici une œuvre qui est l’expression la plus aboutie de « l’école de Francfort » portée par l’Institut de recherche sociale. Tout est magistralement incompréhensible, dans une avalanche de concepts et de références dont le seul dénominateur commun est la fascination pour l’opposition sujet / objet.

Ce dernier aspect est important, car il puise dans Histoire et conscience de classe de Georg Lukács, publié 43 ans auparavant, qui se fondait justement sur cette pseudo dialectique du sujet et de l’objet.

Theodor Adorno résume de la manière suivante sa démarche :

« Il s’agit d’une tentative de philosophie qui ne présuppose pas le concept d’identité de l’être et de la pensée, et ne se conclut pas là-dessus non plus, mais justement du contraire, c’est-à-dire qui entend articuler le cheminement séparé du concept et de la chose, du sujet et de l’objet, et de leur inconciliabilité. »

En termes clairs, cela signifie que si Georg Lukács expliquait dans Histoire et conscience de classe que le prolétariat résoudrait le conflit entre l’articulation du sujet et de l’objet, par la pratique révolutionnaire, Theodor Adorno dit que la séparation est radicale entre le sujet et l’objet.

Il y aurait toujours un décalage désastreux et tel serait le drame humain.

Cela donne donc, dans Dialectique négative, une série de propos à la fois cryptique et conceptuel, d’allure philosophique ultra-radicale et ne débouchant typiquement sur rien, etc. Voici quelques exemples.

« Ce qui, dans la conscience morale, reproduit la monstruosité obstinément présente, répressive de la société, est le contraire de la liberté et doit être démystifié par la mise en évidence de sa détermination.

En revanche la norme collective, inconsciemment annexée par la conscience morale, témoigne de ce qui, dans la société, comme principe de sa totalité dépasse la particularité. Voilà le moment de vérité de la société.

À la question sur le juste et l’injuste de la conscience morale une réponse concluante est refusée parce que le juste et l’injuste sont absolument inhérents à la conscience morale et qu’aucun jugement abstrait ne pourrait les en séparer : la conscience solidaire, qui supprime la conscience répressive, ne se constitue que face à la forme répressive de la conscience.

Pour la philosophie morale il est essentiel qu’entre individu et société ni ne surgisse une simple différence, ni ne s’accomplisse une réconciliation. »

« Percevoir la constellation dans laquelle se trouve la chose signifie pour ainsi dire déchiffrer l’histoire que le singulier porte en lui en tant qu’advenu.

De son côté, le chorismos [terme rarissime, relevant du grec ancien chez les critiques de Platon, désignant la séparation chez Platon des idées pures des objets avec les objets réels] de l’extérieur et de l’intérieur est conditionné historiquement.

Seul un savoir auquel est aussi présente la valeur historique de l’objet dans son rapport aux autres objets, est capable de dégager l’histoire dans l’objet ; actualisation et concentration d’un déjà su qui transforme le savoir. »

« La réification et la conscience réifiée actualisèrent avec l’essor des sciences de la nature, aussi la potentialité d’un monde sans manque ; du déshumanisé par chosification fut déjà auparavant condition de l’humanité ; celle-ci du moins se conjuguait à des figures chosifiées de la conscience alors que l’indifférence envers les choses tenues pour de purs moyens et réduites au sujet, contribua à niveler l’humanité.

Dans le chosifié, ces deux éléments sont réunis : le non-identique de l’objet et l’assujettissement des hommes aux conditions de productions dominantes, leur propre interconnexion fonctionnelle méconnue d’eux-mêmes. »

On ne s’étonnera donc pas si, au moment de la révolte étudiante en Allemagne de l’Ouest, Theodor Adorno rejette le mouvement. Lorsque l’Institut de recherche sociale fut occupé par les étudiants en janvier 1969, il les fit évacuer par la police.

Les étudiants se vengèrent en venant chahuter son dernier cours de l’année en avril 1969, et lorsqu’il posa un ultimatum pour savoir dans les trois minutes qui suivirent si le cours aurait lieu ou pas, trois étudiantes vinrent se poser à ses côtés, seins nus, en lui posant des fleurs sur la tête.

Il quitta les lieux outrés, alors que les examens d’avril 1969 furent également, en son absence, perturbés par des activistes (jets de peinture, etc.). Il décéda d’une crise cardiaque en août 1969 lors d’un séjour à la montagne.

Theodor Adorno était ici d’accord avec Jürgen Habermas, un jeune philosophe né en 1929 ayant rejoint l’Institut de recherche sociale en 1956. Jürgen Habermas considérait que le mouvement étudiant était largement poreux au fascisme dans sa démarche même, comme « fascisme de gauche » ; par la suite, il développera le principe du patriotisme constitutionnel, voulant que ce qui compte pour les Allemands ne doit pas tant être l’Allemagne que les institutions « démocratiques » allemandes. C’est grosso modo l’idéologie actuelle de la République Fédérale d’Allemagne.

Ce refus du mouvement étudiant aboutit à la rupture définitive avec Herbert Marcuse, qui lui accepta de se remettre en cause et de s’identifier à la contestation révolutionnaire. Herbert Marcuse exprima d’ailleurs son désaccord ouvert avec Theodor Adorno pour avoir appelé la police lors de l’intervention des étudiants dans son cours, soulignant que l’Institut de recherche sociale des années 1960 est différent de celui des années 1930 et que l’intervention des étudiants a un sens politique réel.

Il rejeta également fermement la thèse de Jürgen Habermas d’un « fascisme de gauche ». Dans une lettre à Theodor Adorno, il souligna que :

« Sur le « fascisme de gauche » : bien entendu, je n’ai pas oublié qu’il y a des contradictions dialectiques – mais je n’ai pas oublié que toutes les contradictions ne sont pas dialectiques – certaines sont simplement fausses.

La gauche (authentique) n’est pas en mesure de se transformer en Droite « par la force de ses antinomies immanentes », sans changer de manière décisive sa base sociale et ses objectifs. Rien dans le mouvement étudiant n’indique un tel changement (…).

Parler des « Chinois sur le Rhin » [en référence aux « pro-chinois »] est une impossibilité pour moi, tant que les Américains ont des bases sur le Rhin. »

Dans une autre lettre, il dit encore :

« Ma question de savoir si l’Institut d’aujourd’hui est vraiment toujours l’ancien ne faisait pas du tout référence aux publications, mais à l’abstention des positions politiques.

Je le répète : en aucun cas je n’ai banni le concept de médiation, mais il y a simplement des situations dans lesquelles justement elle se manifeste concrètement.

Selon sa propre dynamique, le grand, voire historique travail de l’Institut exige l’adoption d’une position claire contre l’impérialisme américain et pour la lutte de libération au Vietnam, et il n’est tout simplement pas question de parler des « Chinois sur le Rhin », tant que le capitalisme est l’exploiteur dominant.

Dès 1965, j’ai entendu parler de l’identification de l’Institut avec la politique américaine en Allemagne. »

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