Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • CPM : Des « luttes sociales » à la lutte sociale

    [Troisième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

    3. Des « luttes sociales » à la lutte sociale

    Les syndicats et les partis ont proclamé que c’est le moment des luttes sociales. Les poussées du mouvement de masse et la nécessité pour les organisations révisionnistes de passer à une étape supplémentaire de montée au pouvoir coïncident.

    Cela ouvre un nouvel espace politique que les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier s’apprêtent à occuper dans leur intégralité, proposant un contenu très ouvert et ambigu : le logement, le coût de la vie, l’assistance médicale, la défense des garanties constitutionnelles, etc.

    Les formes de lutte imposées sont celles qui garantissent le mieux le contrôle bureaucratique : la mobilisation générale comme coïncidence temporelle des luttes (lutter tous, partout dans la même journée), l’unité vue comme l’unité des sigles, même avec l’Action Catholique.

    Le but est de susciter un mouvement d’opinion et un débat parlementaire qui mette en crise l’action du gouvernement et freine l’éventuelle involution vers la droite.

    Le prolétariat se trouve devant un niveau supérieur de lutte : l’attaque contre les conditions d’exploitation générale dans la société.

    L’adversaire n’est plus, si jamais celui semblait ainsi, le patron individuel, mais le système des patrons.

    L’obstacle n’est plus le contrôle syndical des luttes, mais le système d’intégration complexe qui se présente sous l’aspect d’une nouvelle légalité (statut des travailleurs, etc.).

    Les provocations répressives ne sont plus les griffes d’Agnelli et de Pirelli, mais un plan préétabli de la droite nationale et internationale.

    C’est pourtant précisément par rapport à ce niveau de lutte supérieur que le moment spontané peut atteindre « la maturité d’un véritable mouvement révolutionnaire ».

    C’est à la gauche prolétarienne, au noyaux d’avant-garde qu’elle a exprimés, de saisir la véritable dimension du conflit, de généraliser son contenu, de trouver dans la pratique la médiation capable de faire assumer à la lutte revendicative les traits de la lutte de classe.

    La condition salariale, essence de la condition sociale

    Nous arrivons donc au centre de nos problèmes, à savoir l’identification du contenu politique unificateur, capable de dénoncer l’exploitation telle qu’elle se manifeste tout au long de l’entière journée naturelle et pas seulement au moment fondamental de la journée de travail.

    En ce sens devrait être repris l’indication stratégique de Marx : « Au lieu du mot d’ordre conservateur: « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire: « Abolition du salariat ». [Salaires, prix et profit] »

    Il doit être repris en particulier parce que les conditions matérielles d’aujourd’hui existent pour sa réalisation. Dire que les conditions matérielles existent pour la disparition du travail salarié signifie:

    1) que le niveau des forces productives matérielles est tel qu’il permet l’abolition, tandis que la structure politique et sociale (social-capitaliste-impérialiste) du système exige, pour sa propre survie, que les rapports de production restent tel qu’ils sont.

    2) Que le niveau des forces productives réelles-révolutionnaires est en croissance progressive et exige, même si pour le moment sur un mode contradictoires et dispersé, que les rapports de production soient supprimés.

    Le refus de la condition salariale (condition sociale et politique avant d’être économique), le refus de la contractualisation de cette condition, sont la base de notre discours révolutionnaire.

    Une attaque mondiale contre la condition sociale est, en premier lieu, une attaque contre la structure politique des salaires et les mécanismes qui la lient tant à la productivité qu’à la consommation.

    L’hypothèse sous-jacente est la suivante: l’élément objectif capable de définir le prolétariat à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine est la structure politique du salaire. La thèse selon laquelle le travailleur et le technicien sont le seulement dans l’usine et que hors d’elle ils deviennent des « citoyens ».

    La socialisation des luttes se présente avec toute sa prégnance comme attaque contre l’organisation du travail et aux conditions salariales dans l’usine, à l’école et dans la société.

    Même dans les luttes « sociales », l’autonomie prolétarienne trouve sur son chemin les tentations du syndicalisme ascendant, c’est-à-dire la proposition d’objectifs revendicatifs alternatifs à ceux mis en avant par le PCI et les syndicats. Tentations menant au désastre ; l’initiative ouvrière a déjà fait justice dans l’usine à cette fausse ligne politique, mais dans les luttes sociales, elle est à nouveau exposée avec ses pièges: des propositions démagogiques, humanitaires, mobilisatrices.

    L’atteinte à la condition salariale se présente donc à l’autonomie prolétarienne comme contenu fondamental des luttes sociales, capable d’engager tous les contenus individuels de l’inconfort social, tous les moments individuels de l’exploitation globale.

    L’atteinte à la structure politique des salaires dans sa double face salaire – productivité et salaire – consommation permet non seulement de lier l’exploitation dans l’usine à l’exploitation en dehors de l’usine, mais elle génère un processus de conscience qui, loin de s’arrêter à la contractualisation des problèmes individuels, met le prolétariat face à toute sa condition et impose le choix décisif : ou acceptation de l’exploitation ou rejet de la société capitaliste.

    Afin de ne pas tomber dans une vision idéaliste, nous devons préciser que ce processus de conscience ne mûrit pas à travers des sermons, des débats, des discussions et des tracts, mais seulement à travers la lutte.

    Le prolétariat, mobilisé pour résoudre ses problèmes dans l’usine, à l’école et dans la société, a la grande opportunité de prendre conscience que sa capacité à rejeter et à lutter n’est gagnante que si elle est générale, continue, organisée.

    Cela signifie que l’autonomie est un enjeu que la classe ouvrière, les techniciens, les étudiants jouent dans ces années sur un mode peut-être définitif. Autrement dit, si nous ne sommes pas en mesure d’opérer le saut qualitatif allant de l’attaque aux conditions d’exploitation de la condition d’exploitation dans l’usine et dans l’école à l’attaque des conditions d’exploitation dans la société, dans la ville, nous marcherons à grands pas vers la cage que le capital a préparée.

    Notre vrai problème n’est donc pas tant l’extension horizontale quantitative de la lutte (de la lutte d’usine pour un meilleur salaire à la lutte sociale pour la défense du salaire), mais un saut politique de la lutte, qui en même temps défend et étend le niveau d’autonomie durement conquis dans ces dernières années de lutte.

    Étendre la lutte continue des centres productifs à la société, des manifestations de l’exploitation directe aux manifestations globales de l’exploitation, réaliser cette extension en en comprenant tous les termes, toutes les contraintes et tous les problèmes que la nouvelle aire sociale de la lutte pose à l’autonomie, est la condition pour que l’exigence exprimée par les luttes, l’exigence d’une organisation révolutionnaire, se traduisent en réalité opérante.

    Paix sociale et répression

    Il est de plus en plus souligné que le salaire est en premier lieu une variable politique : il rémunère, en fait, non seulement le travail humain dans sa forme immédiate ou « le temps de travail nécessaire », mais plutôt, à travers une série de médiations appropriées, une exigence essentielle du système: la paix sociale.

    L’organisation d’un consensus de masse pour le système capitaliste est une exigence indispensable des patrons , et le syndicat, aujourd’hui plus que jamais, joue un rôle décisif dans cette direction.

    La « paix sociale » est indispensable au système des patrons, outre que pour la raison évidente de préserver ainsi leur pouvoir, pour le niveau atteint par l’organisation technologique de la production, qui exige maintenant une programmation entrepreneuriale minutieuse du travail, pour le degré d’intégration des différents centres de production des entreprises multinationales (dont la programmation de la production est nécessairement rigide), pour les besoins du commerce extérieur dans un climat de forte compétitivité, etc.

    La restructuration progressive du système capitaliste de production (concentration et centralisation monopolistique, haute intensité capitalistique, division internationale du travail) a comme présupposé fondamental une planification plus précise à long terme plus précise (2-5-10 ans), pour laquelle est indispensable que les variables en jeu soient le plus possible sous contrôle et prévisibles dans leurs changements.

    La variable la plus difficile à contrôler et à prévoir est le comportement de la force de travail qui, dans les systèmes de production avancés, même si elle n’intervient plus en tant que composante principale de la production et du travail (transféré aux machines), reste toujours l’élément essentiel pour que les machines produisent.

    Pour le système, donc, réaliser la « paix sociale » signifie en fait empêcher la « variable force de travail » ait à exprimer, par conséquent, un comportement politique autonome.

    La paix sociale, des niveaux de consommation plus élevés, une croissance programmée du niveau salarial, ne sont pas des « victoires » du prolétariat, mais marquent le passage au cycle d’exploitation global (phase métropolitaine du développement du capital et phase de la dimension impérialiste-mondiale de l’exploitation).

    Cette phase plus mûre de la capitale, qui se prépare avec le « bond technologique » de notre pays, a comme revers nécessaire le « bond répressif » qui, on le voit déjà, tend à fermer tout espace à l’action développée par l’autonomie ouvrière organisée.

    Mais c’est précisément dans la comparaison-confrontation de la répression que le système rend plus évidentes les contradictions qui le lacèrent.

    Aujourd’hui, deux formes de répression coexistent, qui jouent entre elles une macabre concurrence :

    a) la répression de vieux type, punitive, fondée sur la violence ouverte, sur les charges policières, sur l’usage terroriste des escadres fascistes : elle est au service de la droite (de dla droite interne au pouvoir, solidement ancré dans les centres fondamentaux de la société et de l’État) et tend à directement impliquer les masses, dans une attaque qui affecte d’abord les noyaux autonomes, mais n’hésite pas à frapper les syndicats et les partis.

    Ceux qui, d’ailleurs, sont victimes de leur propre logique parlementaire « pacifique », deviennent de plus en plus incapables de garantir aux masses au moins les garanties démocratiques formelles dont elles sont les plus fières.

    Que 25 années depuis la libération, qu’après 25 années de « victoires » de la classe ouvrière (dont la dernière est la victoire contractuelle), soit encore possible une répression indiscriminée contre la classe ouvrière, confirme pleinement, s’il en était besoin, la non-consistance de la « voie italienne au socialisme ».

    b) la répression active, légalitaire, technologiquement qualifiée. La pratique qui est la sienne est d’empêcher les actions réellement incisives du prolétariat, d’étouffer à sa naissance les initiatives au moyen des syndicats et du parti, et d’utiliser le bras armé seulement quand elles échouent dans leur démarche.

    Même le bras armé de l’État bourgeois tend à assumer, lorsqu’il est contrôlé par la « gauche, des nouvelles caractéristiques et de nouvelles méthodes de travail : il tend à agir dans les limites de la loi en frappant les transgresseurs avec une combinaison de « gardiens de l’ordre » et système judiciaire.

    Les applaudissements aux carabiniers lors des funérailles du policier Annarumma, mort lors des combats de Via Larga, sont la reconnaissance orchestrée d’une fonction des gardiens de l’ordre public et de la paix sociale, d’autres instruments organisant le consensus des masses populaires.

    C’est la répression que le social-capitalisme tend à mettre en place.

    Mais cette méthode entre en collision avec l’autre, plus grossière, provoquant des ruptures dans le système judiciaire, des forces d’ordre elles-mêmes, du maximum de législation de l’État.

    La répression, et les organisations qui y sont préposées, n’apparaissent plus comme une fonction du système, et un de leur instrument, mais occupent une place centrale dans la vie politique italienne, constituant un moment organique.

    Que l’actuelle vague de répression ait des caractéristiques complètement différentes des précédentes est admis par tous, même par les organisations révisionnistes.

    Mais en quoi consiste cette diversité? Il nous semble que la répression actuelle est stratégique et non tactique.

    Même la plus forte répression de l’après-guerre, celle liée au nom de [Mario] Scelba [ministre de l’intérieur de 1947 à 1955 élargissant et militarisant la police, instaurant des mesures violemment anti-communistes] n’était rien d’autre que l’instrument d’un système substantiellement solide pour défendre son équilibre interne de l’attaque de l’opposition.

    La répression actuelle est plus directement liée à la contre-révolution mondiale, c’est-à-dire à la lutte armée du système capitaliste contre les mouvements de masse et les dangers d’une initiative révolutionnaire au niveau mondial.

    Cela signifie que, bien que souvent se conserve le paravent de la démocratie parlementaire, le capital international a tendance à recourir à des formes dictatoriales de domination. Ainsi, la répression en Italie est objectivement une rupture de la légalité constitutionnelle même, promue par la droite qui passe à l’offensive.

    Il s’agit en substance du déclenchement d’une guerre civile rampante, au cours de laquelle la lutte pour le pouvoir entre la « droite » et la « gauche » deviendra de plus en plus dure, même si elle tend à avoir lieu « sur la tête des masses », et avec la possibilité de compromis institutionnels (la république présidentielle, le gouvernement de l’ordre, les trêves syndicales ou politiques, etc.). C’est le dur terrain de lutte sur lequel que nous devrons nous mesurer.

    Restriction de l’espace politique et ouverture de l’espace révolutionnaire

    Les luttes sociales proposées par les syndicats et les partis révisionnistes partent de cette prémisse : que les masses présentent leurs problèmes devant l’opinion publique et le parlement, afin que les organisations de gauche puissent gérer la solution partielle et sectorielle. C’est la pratique réformiste classique.

    Mais le développement de la répression déplace les termes du problème. Le processus d’unification du marché mondial, la coopération entre les États-Unis et l’URSS, l’attribution d’une fonction précise à l’espace européen, ont provoqué et aggraveront toujours plus la fracture radicale entre la droite et la gauche économico-politiques.

    Il ne s’agit plus, pas même pour le mouvement ouvrier traditionnel, de faire face à des luttes particulières, justement des « luttes sociales », mais de faire face à une lutte globale, la lutte sociale.

    C’est sur ce terrain que les médiations sont le moins possibles, la manipulation des masses le moins efficaces, que l’utopie social-capitaliste sociale révèle son caractère infondé.

    La lutte sociale globale, qui, selon Marx, est la forme de la lutte propre au prolétariat, tend à se poser sur un mode toujours global, à se radicaliser : le terrain même sur lequel le PCI est le plus faible.

    En fait, la stratégie togliattienne, qui aujourd’hui provient désormais avec cohérence de manière continue de la direction actuelle du PCI, a totalement exclu en tant que tel la globalité de l’affrontement (en acceptant comme donné le terrain de la démocratie bourgeoise) et sa radicalisation (conformément à la politique internationale de l’Union Soviétique).

    L’appel à l’esprit de la Résistance est plus un signe de faiblesse réelle qu’une manœuvre pour l’usage et la consommation de l’opinion publique.

    Il serait cependant absurde de ne pas tenir compte que les contradictions de classe passent par la violence au sein du mouvement ouvrier, et qu’au sein du PCI et du PSIUP, il existe de grandes forces prolétariennes disponibles pour faire face à la lutte sociale globale, c’est-à-dire révolutionnaire.

    Cependant, il est également absurde de penser que le mouvement ouvrier traditionnel (c’est-à-dire une réalité historique avec son origine propre et avec un « destin » précis, si le matérialisme historique n’est pas une opinion) soit une sorte de réservoir vide à remplir avec différentes lignes politiques.

    Le PCI n’a que deux alternatives : ou conclure la logique commencée en 1945 avec son insertion organique dans la gestion du pouvoir capitaliste, ou être balayé en tant qu’organisation politique dans une nouvelle situation historique, une lutte de classe dynamique qui rend impossible sa fonction d’ « exploiteur politique » de la classe ouvrière.

    Les tâches des forces prolétariennes autonomes ne consistent pas à se poser en concurrence au PCI, dans la perspective d’une longue guerre de positions au cours de laquelle le « véritable » parti marxiste-léniniste devrait surgir, mais de lutter pour la fermeture de l’espace politique traditionnel coïncidant avec le l’ouverture de l’espace révolutionnaire.

    Les résultats de l’automne chaud : le contrôle syndical des luttes contractuelles et le déclenchement d’une répression active, ne sont pas un accident à oublier le plus tôt possible, ni une défaite définitive qui justifierait le pire opportunisme, mais le point de départ d’un processus portant la gauche prolétarienne de la revendication générique (les revendications peuvent être de n’importe quel type, politique, économique, culturel, mais restent toujours internes au système) à la spécificité de la lutte révolutionnaire.

    >Sommaire du dossier

  • CPM : Restructuration social-capitaliste et lutte de classe

    [Deuxième partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

    2. Restructuration social-capitaliste et lutte de classe

    Marx écrit dans Les luttes de classe en France de 1848 à 1850 : « A l’exception de quelques chapitres, chaque section importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : « « Défaite de la révolution ! »

    Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires, résultats des rapports sociaux qui ne s’étaient pas encore aiguisés jusqu’à devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées, projets dont le parti révolutionnaire n’était pas dégagé avant la révolution de Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.

    En un mot : ce n’est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s’est frayé la voie; au contraire, c’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire. »

    Syndicat et parti du front au mouvement autonome des masses

    Le mouvement syndical s’est articulé – à partir de 1967, quand les premières luttes spontanées d’importance ont commencé – en trois moments:

    – Au début, il y avait une tentative d’exploiter la nouvelle potentialité de lutte de la classe ouvrière afin de pouvoir obtenir une incidence organisationnelle majeure et un plus haut pouvoir contractuel. En général, les luttes spontanées ont été sous-estimées et attribuées aux déficiences syndicales locales.

    C’est le moment où se tente l’intégration, au sein des syndicats et des partis, des éléments les plus « jeunes » et les plus combatifs.

    – La seconde phase, caractérisée principalement par les grandes luttes chez Pirelli et à Porto Marghera, voit le syndicat s’engager dans une course derrière les comités de base, dans un positionnement purement défensif.

    C’est le moment de la désorientation, où les militants syndicaux passent des tentations répressives aux fuites avant-gardistes et démagogiques. Dans les situations les plus arriérées, l’initiative autonome de la classe ouvrière et l’action syndicale se mélangent de manière ambiguë.

    Par exemple, au cours de cette période, le groupe dirigeant FMI s’est consolidé au sein de la CISL, ce qui constitue un peu l’aile marchante pour une future récupération syndicale.

    – C’est pendant la période contractuelle que les syndicats mettent tout leur poids organisationnel et politique dans la balance pour transformer une tactique défensive en une stratégie offensive.

    Les éléments sur lesquels ils appuient sont essentiellement :

    1) Unité syndicale : c’est la forme par laquelle l’unité à la base, le contenu essentiel du mouvement spontané des masses, est exploitée et combattue.

    « C’est uni qu’on gagne » est un slogan qui interprète une profonde exigence de la classe ouvrière, mais en inversant le sens: l’unité se réalise à son point le plus bas, isolant les vraies avant-gardes, ciblant simultanément les illusions maximalistes des vieux militants du PCI et l’indifférence de la droite ouvrière.

    Au nom de l’unité, la lutte est contrôlée et limitée, les manifestations extérieurs à l’usine sont affaiblis, souvent réduits à des processions vides, accusant les noyaux extra-syndicaux d’être « vendus » au patron, dénonçant toute action politiquement créative comme extrémiste.

    2) La démocratie syndicale : c’est l’alternative arriérée, réformiste à la démocratie directe. De même que la démocratie directe est la forme qui assume l’autonomie ouvrière et qui tend à se transformer en démocratie révolutionnaire, la démocratie syndicale est la forme de contrôle, d’institutionnalisation et de cristallisation d’un pouvoir verticalisé et centralisé, l’étouffement de la démocratie ouvrière dans la spirale de la démocratie bourgeoise formelle.

    Ce n’est pas par hasard qu’en même temps que le lancement des instruments de démocratie syndicale, les formes de répression les plus dures se développent contre les comités de base, les groupes extérieurs, les «Chinois ». Simultanément, la démocratie syndicale a alimenté l’illusion d’une utilisation ouvrière du syndicat.

    La CGIL et la CISL se partagent les tâches : tandis que la première mène la ligne du « centralisme démocratique » qui semble la mise à jour de l’État corporatiste (une démocratie de type nouveau, dit [le haut responsable du PCI Pietro] Ingrao, qui se développe sur une ligne ininterrompue allant des délégués de chaîne jusqu’à la présidence de la république), la CISL récupère, dans ses points les plus avancés, les contenus autonomistes et anarcho-syndicaliste.

    3) La socialisation des luttes : c’est la transposition de la tension ouvrière de l’intérieur des usines à l’environnement social, où l’autonomie et la démocratie directe semblent se trouver privées des outils adéquats.

    Mais c’est aussi, et surtout, l’abandon d’un rôle radicalement nouveau du syndicat. Au-delà de la signification contingente de ces « luttes sociales », on suppose la construction d’une organisation de masse unitaire de la classe ouvrière (et encore « syndicale »). C’est une hypothèse qui donnerait un sens politique stratégique à cette réunification des gauches mise en avant par [le haut responsable du PCI Giorgio] Amendola et la droite du PCI.

    Mais le terrain même de la socialisation peut être miné et très dangereux pour le projet politique, encore délimité de manière incertaine dans ses moments tactiques, de la classe réformiste au pouvoir. Parce que sa mise en œuvre entraîne une transformation radicale de toute la structure socio-politique italienne, provoquant ainsi des conflits de plus en plus vifs entre les forces (syndicat – partis – patronat – bureaucratie entrepreneuriale) qui sont impliquées.

    C’est ainsi qu’apparaît superficiel le pessimisme de ces groupes extraparlementaires, qui il y a quelques mois à peine apparaissaient si optimistes quant à la fonction « révolutionnaire » des luttes contractuelles.

    Les mots d’ordre triomphalistes sur la classe ouvrière qui devrait « balayer » les syndicats pour « attaquer jusqu’au bout » le système des patrons et donc « faire la révolution en 80 jours », se sont transformés – précisément à cause de l’incohérence de l’hypothèse et de la pratique de ces groupes – en une reddition politique imdans un rendement politique plein de démotivation.

    Que le syndicat se soit renforcé numériquement, que la logique contractuelle a nécessairement abouti à la gestion syndicale du contrat, que le poids organisationnel des syndicats a bloqué l’initiative des Comités Unitaires de Base, des groupes d’étude et des groupes externes ne signifie pas que la lutte des classes ait reflué, mais seulement qu’elle a assumé et tendra toujours plus à assumer de nouvelles formes d’expression.

    C’est justement au cours des contrats que les syndicats ont été soumis à des contradictions irréconciliables dans une logique interne: la contradiction entre la mobilisation de la droite ouvrière et la tentative de récupération de la gauche, entre la prétendue délimitation revendicative de la lutte et la proclamation de sa signification politique, entre la manipulation de la démocratie ouvrière et son véritable élan subversif, entre la nécessité de garantir au patronat des périodes de trêve syndicale et la « conquête » de la négociation articulée, etc.

    Les contradictions conflictuels, entre les forces qui régissent le système, et les contradictions antagoniques, constituent aujourd’hui, dans le monde du travail, un enchevêtrement, la tâche de la gauche ouvrière organisée étant de le faire exploser.

    Au cours des luttes contractuelles, le PCI a gardé le silence, se limitant à appuyer l’initiative syndicale, fournissant avec ses militants une aide massive à la répression dans l’usine, qualifiant l’Unità [l’organe du PCI] de journal syndical, se faisant porteur, dans les situations concrètes, d’une attitude substantiellement modérée.

    Cette ligne a provoqué une certaine controverse à l’intérieur, surtout parmi les cadres intermédiaires et les dirigeants locaux, craignant que la prédominance des syndicats et des syndicalistes ait vidé la fonction du Parti et de son appareil.

    À la base, le discours unifié rencontra la résistance amère des vieux staliniens, incompatible avec la collaboration avec les « traîtres » d’hier. Mais en cette période de faible initiative externe du parti, elle a consolidé l’unité interne en vue du cycle des luttes politiques qui l’attendent en vue de la nouvelle majorité et de l’opération complexe qui la sous-tend.

    L’occasion a été principalement offerte par le débat sur la question du Manifesto, qui a eu lieu à tous les niveaux et dans toutes les instances. Ainsi, le groupe hégémonique du PCI a défini sa stratégie qui, si elle exclut la participation gouvernementale à court terme, pose la question d’une nouvelle majorité dans le cadre d’une restructuration du système qui devrait éviter des mésaventures comme celle qui arrive aux socialistes.

    Le PCI est indisponible, c’est-à-dire indisponible pour une opération purement parlementaire mais déclare, dans cette position quasi unanime de manière interne, sa pleine disponibilité à un changement de régime qui devrait remplir certaines des exigences historiques du mouvement ouvrier italien et qui pourrait permettre au capital avancé de rapidement s’insérer dans le nouveau cadre économique international.

    Se prépare ainsi le bloc entre exploitation économique et exploitation politique de la classe ouvrière, à l’intérieur d’un système qui, pour souligner les différences par rapport aux précédentes expériences social-démocrates classiques, pourrait être défini comme le social-capitalisme.

    L’Italie et l’aire européenne

    Ce serait une grave erreur de considérer les éléments fondamentaux de la stratégie syndicale: l’unité, la démocratie syndicale, la socialisation, comme de simples outils répressifs et défensifs.

    Le mouvement spontané des masses qui monte impétueusement en puissance dans la zone européenne ces deux dernières années a forcé le système à accélérer le processus de restructuration économique, politique et culturelle que les parties les plus avisées du capitalisme international ont depuis longtemps jugé nécessaire et fonctionnel au développement des structures productives.

    Comprendre les dimensions, la portée historique, les lignes de développement, et surtout les contradictions que ce processus est destiné à susciter, signifie sortir du remâchage générique des analyses « historiques » du mouvement ouvrier et de l’angoisse des évaluations strictement « nationales ».

    La «symétrie sociale» de [Willy] Brandt [le chancelier allemand], la « société entreprise »» de [Woodrow] Wilson, les propositions gaullistes de gestion sociale et la « voie italienne au socialisme » de [Luigi] Longo sont les formes spécifiques et nationales de la restructuration générale de l’espace économico-politique européen.

    Pour cela, sont appelés à collaborer les forces politiques hétérogènes qui, dans la lutte contre les mouvements de masse spontanés, ont proprement découvert de bout en bout l’affinité de leurs intérêts et la nécessité et la possibilité de converger pour un temps limité.

    La partie la plus avancée du capital international et les organisations du mouvement ouvrier ont entamé un processus d’alliance objective qui a comme fait émergé une nouvelle assisse structurelle de la société et de l’État.

    Un processus qui se développe à travers des contradictions sérieuses, qui déforment verticalement le corps social tout entier et qui tend à créer des tensions – pensez à toute « l’affaire » de la bombe de place Fontana [attentat fasciste faisant 16 morts et 88 blessés] – qui peut amener la société au bord de la guerre civile, et peut-être au-delà.

    Ainsi un processus – imposé au capital par les lois objectives mêmes de son développement – visant à garantir la paix sociale par l’utilisation sociale des salaires et l’institutionnalisation de la lutte des classes tend à se renverser dialectiquement en son contraire : dans la crise des structures politiques de l’État, Énoncer, dans le déséquilibre des institutions, dans la conflictualité interne la plus radicale du haut jusqu’à la base du système.

    Assumer aujourd’hui l’espace politique européen comme un espace politique unitaire ne signifie pas faire une abstraction idéologique, mais reconnaître la réalité d’une situation tendanciellement homogène, tant sur le plan du développement des forces productives que sur le plan général de la société politique.

    Il y a, indubitablement, quelques différences importantes, mais elles semblent plutôt correspondre à différents stades de développement qu’à des lignes de tendance divergentes.

    Sont connus les principes de la politique étrangère régissant l’administration Nixon : à la bipolarité militaire (États-Unis, URSS) correspond à la multipolarité politique, par laquelle relève de l’Europe de l’Ouest la gestion des rapports économiques et politiques avec l’Europe de l’Est et certains des pays africains.

    Cela devrait permettre aux États-Unis et à l’Union soviétique d’établir une relation de coopération afin de garantir « l’ordre international ».

    Ce qu’on entend par ordre international en ce sens est bien connu : unification du marché mondial, division contrôlée des zones d’exploitation, blocage de la tension révolutionnaire, programmation de la répression.

    Dans le contexte de cette sainte-alliance États-Unis-URSS et de ses fonctions en Europe, quel est le poste confié à l’Italie?

    Les dernières années ont accru la force politique du parti communiste : la mise en place de l’unité syndicale, la pression de l’autonomie ouvrière, la flexibilité tactique du parti, son enracinement dans les centres de pouvoir fondamentaux comme les autorités locales, la faiblesse de la classe politique directement liée à la bourgeoisie, le retard structurel même de l’Italie par rapport aux exigences du capitalisme avancé, posent de manière objective l’exigence d’une « nouvelle majorité » axée (avec participation directe ou l’appui extérieur diversement configuré) sur le PCI.

    Cela pourrait servir de banc d’essai pour une coopération plus étroite entre les États-Unis et l’URSS, une expérience qui aurait beaucoup plus d’importance que la coopération finlandaise et qui contribuerait de manière décisive à la mise en œuvre du projet politique décrit ci-dessus.

    Une fonction analogue, mais dans un mode et une époque différentes, peut avoir le rapprochement entre la République Fédérale Allemande et la République Démocratique Allemande, entre [le chancelier ouest-allemand Willy] Brandt et [le dirigeant est-allemand Walter] Ulbricht.

    Mais c’est en Italie que les contradictions semblent exploser avec le plus de violence. L’effondrement de la droite politico-économique (de Costa au PSU) et de la gauche (d’Agnelli à Longo), ou plutôt aux tendances dont ils sont les représents, parce qu’il est clair que les camps sont loin d’être définis et irréversibles, étant violent et tendant à se radicaliser de plus en plus.

    Une petite idée de la dureté de l’affrontement ont été les événements liés à la mort du policier Annarumma [mort parallèlement à une manifestation étudiante] dans la Via Larga et le déclenchement de la bombe à la Piazza Fontana. Les coups ne sont pas épargnés.

    La vieille droite se déplace pour les funérailles des flics, tendant à créer un climat de lynchage des « extrémistes», mais visant principalement le Parti Communiste. La bombe a explosé et une incroyable chasse à l’homme a été faite, tandis qu’on reparler d’un coup d’État. Le PCI et ses alliés ont recours à un haut « esprit de la Résistance ».

    Les voix partant du président de la république (article de l’Observer) commencent par des dénégations indignées, la même enquête sur l’attaque semble montrer l’incertitude, les fractures et les contradictions qui passent à l’intérieur des institutions étatiques.

    Viennent ensuite les dénonciations des grévistes et des syndicalistes, qui à part leur aspect « spectaculaire », révèlent les tensions existantes et menacent de créer des tensions encore plus graves.

    Ce sont les formes d’une guerre civile latente, implicite ; ce sont les aspects initiaux d’une période politique qui sera caractérisée, pas besoin d’être un prophète pour le prédire, d’un combat qui va investir l’ensemble de l’Europe, mais principalement l’Italie, entre une ligne de droite qui est inspirée des méthodes de la droite internationale (du coup des colonels grecs aux attentats contre Kennedy, aux solutions juridiques autoritaires) et une ligne « de gauche » engagée dans la restructuration social-capitaliste de la société.

    Caractéristiques essentiels du projet social-capitaliste

    Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à créer une vieille utopie de la bourgeoisie: la capacité de planifier le travail de la main-d’œuvre à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine au moment de la production, de la consommation et de toutes les expressions de la vie sociale et les relations humaines.

    Dans la phase actuelle du développement capitaliste, l’ancienne combinaison de réforme et de répression, composée au sein de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

    Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à réaliser une vieille utopie de la bourgeoisie : la possibilité de planifier le comportement des prolétaires tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’usine, au moment de la production comme dans celui de la consommation et dans toutes les expressions de la vie sociale et des rapports humains.

    Dans la phase actuelle de développement, la vieille combinaison de réforme et de répression, composée à l’intérieur de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

    La centralisation du pouvoir nécessaire à la gestion du capitalisme avancé réduit toujours davantage les espaces de pouvoir réel à « concéder » aux cadres dirigeants subordonnés, le dynamisme vertical élimine les couches intermédiaires et le choc de classe tend à se produire sur un mode net et radical entre une bourgeoisie qui a épuisé toute possibilité d’expression sociale globale (c’est-à-dire ne plus plus se présenter comme « porteuse » des idéaux démocratiques, nationaux, de valeurs éthiques ou culturelles) et un prolétariat urbain qui s’étend à la majorité de la population active.

    Sur ce point il est nécessaire pour le système que la contestation sociale soit organisée et canalisée, préparant une solution qui sauvegarde les présupposés non renonciables de la société de l’exploitation et accueille en même temps les exigences populaires de mutation du cadre institutionnel général.

    Cela signifie d’un côté la reconnaissance ouverte de la dynamique de classe, et de l’autre l’institutionnalisation de la lutte de classe, la réduction des intérêts antagoniques dans le cadre d’une logique de conflictualité interne.

    Le conflit est ensuite mené selon des règles précises (réglementation des grève, des manifestations, tolérance envers la contestation et à la dissidence) pour maintenir le conflit de classe dans les canaux de la contractualisation du prix économique, politique et culturel de la force de travail.

    Au réformisme passif mis en place pour atténuer les contradictions lorsqu’elles se sont déjà transformés en lutte sociale, se substitut un réformisme actif qui favorise les luttes, sollicitant le développement en contrôlant son résultat.

    Le réformisme ne se pose plus comme un résultat des luttes (plus ou moins possibles), mais en est la condition même.

    Cela signifie que les luttes doivent avoir lieu (et ont déjà été partiellement réalisées pendant les luttes contractuelles) sur une scène [de théâtre] fixe avec des parties et des protagonistes fixes.

    Cette restructuration globale de l’agencement sociopolitique capitaliste, qui a comme agent la dynamique contrôlable du réformisme actif, se manifeste comme une extension artificielle des limites de la « légalité » bourgeoise, jusqu’à la récupération formelle des instances produites par l’autonomie ouvrière.

    En ce sens, le projet social-capitaliste coïncide avec la stratégie « révolutionnaire » du PCI : l’extension progressive des limites de la légalité jusqu’à l’imposition d’une utilisation sociale des structures capitalistes.

    Alors le parti et le syndicat se préparent à mettre en place une série de luttes au niveau social, réformiste dans le contenu, radical dans la forme : lutte pour une politique des transports publics (nous ne payons pas le ticket sur le tram), lutter pour restructurer le système de sécurité sociale(nous ne payons pas le médecin) ou encore la grève des loyers pour obtenir le juste prix.

    Il apparaît comme évident que de telles luttes, plutôt que d’affecter la substance des conditions d’exploitation des masses travailleuses, tendent à rendre adéquate la société du capitalisme tardif au développement des forces productives et à insérer de plus en plus les masses dans l’aire du consensus.

    Le système peut en fait tranquillement décider aujourd’hui que le transport et l’assistance médicale soient gratuits, établir des prix équitables pour le logement ou pas d’inflation pour les prix : c’est le prix qui doit être payé pour garantir la paix sociale.

    Ce qui ne peut absolument pas être toléré, c’est que la forme de la lutte se transforme en contenu (que l’attaque « violente » contre les briseurs de grève se transforme en attaque violente à la structure du pouvoir), car à ce stade, ce serait… la révolution.

    L’attaque contre le réformisme est aujourd’hui la seule condition pour la défense et le développement de l’autonomie prolétarienne : quand le réformisme devient l’instrument principal (à côté de la répression) pour bloquer le développement de l’autonomie prolétarienne, cesse alors toute justification pour une stratégie tactiquement « réformiste ».

    C’est ce que n’ont pas encore compris beaucoup de gens qui continuent à cultiver l’entrisme syndical (surtout dans la FIM-CISL, aile contestatrice des syndicats) mais aussi une partie de [l’organisation étudiante] Movimento Studentesco, qui derrière un langage marxiste-léniniste-maoïste cache une tendance opportuniste qui doit être combattue de la manière la plus radicale.

    Ce qui assure au capitalisme la survivance de sa substance est, d’une part, une organisation plus capillaire du consensus, d’une part la centralisation du pouvoir qui s’exprime principalement par la répression globale.

    Les vieilles formes d’organisation du consensus, de la publicité aux instruments de communication de masse, ne sont en soi plus suffisant plus pour un tel contrôle capillaire et direct de ce qui est requis par la phase capitaliste actuelle.

    La centralisation extrême du pouvoir (pour laquelle la grande majorité des gens sont aliénés de toute possibilité réelle de décider de la vie individuelle et publique) risque d’isoler les gestionnaires et de créer un abîme que seule la révolution pourrait combler.

    L’organisation du consensus doit donc résoudre ce problème, acquérant toujours davantage un caractère dynamique.

    Il ne s’agit plus seulement d’assurer un consensus ou une acceptation passive à l’égard de l’organisation sociale existante, mais d’utiliser les instances de base pour mettre en œuvre les « réformes structurelles profondes » qui trouvent consentants et objectivement alliés le Parti Communiste, les syndicats, les classes entrepreneuriales progressistes, le capital financier international « avancé ».

    Les objectifs fondamentaux sont de créer une fracture profonde entre le contenu politique propre à l’autonomie prolétarienne et le faux mirage de la société du bien-être, d’empêcher que la démocratie directe se développe vers des formes de démocratie révolutionnaire, en la manipulant dans des structures de démocratie formelle, de réaliser une alliance structurelle entre exploitation économique et exploitation politique, entre capital et réformisme.

    La tendance est donc vers une société totalitaire où la centralisation du pouvoir, l’organisation du consensus, la rébellion institutionnalisée, la légalité répressive se combinent parfaitement en tant que parties d’une mosaïque.

    Mais, comme on l’a déjà dit, il ne s’agit que d’une utopie grotesque.

    >Sommaire du dossier

  • CPM : Le mouvement spontané des masses et l’autonomie prolétaire

    [Première partie de Lutte sociale et organisation dans la métropole, 1970.]

    La fin des luttes contractuelles, la crise du mouvement étudiant, le déchaînement de la répression ont provoqué le relâchement, la confusion, la fuite en avant ou le retrait. C’est la conséquence du refus de regarder en face la réalité, d’échapper à la fois à la stérilité d’un activisme de plus en plus contradictoire avec les objectifs qu’on se propose, et à la sclérose idéologique qui persiste à chercher (dans le passé ou dans des situations très différentes des nôtres) des schémas d’action que nous devons dériver de la réalité qui se trouve sous notre nez.

    La discussion qui s’est développée au sein du Collectif politique métropolitain, qui est résumée ici dans ses lignes essentielles, avait comme thème central le problème de l’organisation dans la métropole.

    Il semble clair maintenant que les diatribes théoriques et les initiatives pratiques sont mesurées dans les formes d’organisation et de lutte organisée qu’elles sont en mesure de produire. D’un autre côté, le soi-disant « problème de l’organisation » devient un jeu de formulation s’il ne repose pas sur l’évaluation du présent, de ses développements probables, des forces en jeu, des tâches auxquelles nous devons faire face.

    Ce document représente le bilan d’une expérience politique concrète et la projection d’un travail futur. Nous avons jugé opportun de l’imprimer et de le diffuser en tant que contribution à un débat plus général désormais imposé aux forces de la gauche extraparlementaire italienne et européenne, et en tant que définition de notre position politique.

    1. Le mouvement spontané des masses et l’autonomie prolétaire

    Les données historiques concrètes à partir desquelles il faut partir sont les mouvements spontanés des masses qui se sont développés depuis 1968 en Europe, au cœur même de la capitale capitaliste entourée de l’immense «périphérie» de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine.

    Produit par le développement des forces productives matérielles, le mouvement exprime, sous une forme encore embryonnaire et partielle (spontanée, précisément), une contradiction antagoniste avec le système général d’exploitation économique, politique et culturelle.

    Les données historiques concrètes à partir desquelles il faut partir, c’est le mouvement spontané des masses qui s’est développé depuis 1968 en Europe, au cœur même de la métropole du capitalisme tardif entourée de l’immense « périphérie » africaine, asiatique et latino-américaine.

    Produit par le développement des forces productives matérielles, le mouvement exprime, sous une forme encore embryonnaire et partielle (spontanée, précisément), une contradiction antagoniste avec le système général d’exploitation économique, politique et culturelle.

    Sa base sociale se compose principalement de la nouvelle main-d’œuvre: la classe ouvrière « jeune », les techniciens, les étudiants : le prolétariat européen moderne.

    Les points culminants de son développement : les luttes étudiantes de 1968, le Mai français, les luttes ouvrières « sauvages » de Pirelli, Renault, Hoesch, FIAT, les luttes de techniciens, des chercheurs, des opérateurs culturels, etc.

    Ses premières formes d’organisation: comités de base, groupes d’étude, comités d’action, mouvements étudiants, etc.

    Coincées entre l’organisation capitaliste du travail et les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, entre les mythes de la société du bien-être et les idéologies rigides des appareils bureaucratiques, le mouvement connaît des moments explosifs où tout semble possible et des moments de reflux, où il semble disparaître.

    C’est dans ce cadre général que s’insère notre lutte. De l’analyse de cette réalité historique, de la compréhension de ses raisons les plus profondes, on peut former une trace qui guide l’action future. C’est de l’insertion organique, interne, dans le mouvement que dérive la possibilité d’une initiative politique réelle.

    Mouvement de masse et autonomie prolétaire

    Les luttes de masse de 1968 et 1969 constituent un phénomène historique complexe qui, en tant que tel, ne se présente pas enveloppé d’une « pureté idéologique » qui plaît tant aux révolutionnaires de la bibliothèque.

    Exprimant le niveau actuel de contradiction dans la zone capitaliste européenne, le mouvement de masse présente des caractéristiques contradictoires qui ne peuvent pas être enfermées dans une formule préfabriquée.

    D’autre part, malgré l’absence de paramètres d’interprétation purs et parfaits, nous ne pouvons pas renoncer à discriminer, au sein de ces luttes, ce qui appartient au passé et ce qui tend vers le futur, ce qui est vivant de ce qui est mort.

    En un mot: nous ne pouvons pas renoncer à distinguer les éléments faibles, velléitaires, facilement récupérables, des éléments qui tendent à se développer en direction de la lutte révolutionnaire.

    Nous voyons dans l’autonomie prolétarienne le contenu unificateur des luttes des étudiants, des ouvriers et des techniciens qui ont permis le saut qualitatif de 1968-1969.

    L’autonomie n’est pas un fantôme ou une formule vide à laquelle les nostalgiques des combats passés s’accrochent face à la contre-offensive du système aujourd’hui.

    L’autonomie est le mouvement de libération du prolétariat de l’hégémonie générale de la bourgeoisie et coïncide avec le processus révolutionnaire.

    En ce sens, l’autonomie n’est certainement pas une nouveauté, une invention de la dernière heure, mais une catégorie politique du marxisme révolutionnaire, à la lumière de laquelle on peut évaluer la consistance et la direction d’un mouvement de masse.

    Autonomie par rapport à : les institutions politiques bourgeoises (Etat, partis, syndicats, instituts juridiques, etc.), les institutions économiques (tout l’appareil productif-distributif capitaliste), les institutions culturelles (l’idéologie dominante dans toutes ses articulations), les institutions normatives (les coutumes, la « morale » bourgeoise).

    Autonomie pour: la réduction du système mondial d’exploitation et la construction d’une organisation sociale alternative.

    Ce processus, bien sûr, n’apparaît pas sans ambiguïté, en même temps et avec la même intensité, mais est un processus qui se développe dans un temps historique déterminé et qui, sur un plan stratégique, peut connaître de sérieuses défaites tactiques.

    Des manifestations d’autonomie furent, par exemple, les luttes de la social-démocratie allemande dans la seconde moitié du siècle dernier, l’action bolchevique dans la Russie révolutionnaire, la formation de partis communistes en Europe après la Première Guerre mondiale, la longue marche de la révolution chinoise, etc.

    Et pour se rapprocher de nous, l’autonomie prolétarienne a pu s’exprimer, bien qu’épisodiquement, à différents moments de l’après-guerre : pour ne citer que la réaction populaire à l’attaque contree Togliatti et les manifestations de révolte contre le gouvernement Tambroni.

    Il n’est même pas nouveau que le principal obstacle au développement de l’autonomie soit constitué par les organisations « traditionnelles » du mouvement ouvrier et par toutes les tendances opportunistes.

    La lutte de Marx contre le « socialisme bourgeois », des bolcheviks contre les menchéviks, la révolution culturelle chinoise elle-même en sont les exemples historiques les plus flagrants.

    Cependant, une fois explicitée ces éléments de continuité historique, il est nécessaire de se mesurer avec le présent, puis selon cela de définir son propre comportement politique.

    Il est donc nécessaire de traiter des luttes de masse de 1968 et 1969 et comment s’est manifestée alors l’autonomie prolétarienne, dans cette période.

    Les luttes de masse 1968-1969

    Bien que de manière diverses dans ses modes et contradictoires dans ses contenus, les luttesd de masse qui se sont développés en Europe ces deux dernières années doivent être considérées comme un phénomène global, expression d’une réalité substantiellement homogène.

    Le mouvement a commencé avec les luttes des étudiants, des luttes qui avaient une double fonction:

    – elles ont réactivé au niveau de masse le mouvement autonome du prolétariat, démontrant pratiquement que le système d’exploitation économico-politique tout entier n’est plus en mesure de contenir et canaliser institutionnellement les contradictions produites par celui-ci.

    Ce phénomène fait partie d’une rupture plus générale de l’équilibre mondial économico-politique, caractérisé par les luttes révolutionnaires du Tiers-Monde et le démasquage du révisionnisme ;

    – elles ont démontré comment la physionomie du prolétariat a profondément changé au cours des dernières décennies.

    Le mouvement étudiant n’a pas eu la fonction d’un « détonateur », d’un facilitateur, d’un précurseur et d’un allié de la classe ouvrière, mais il s’est révélé être un élément dynamique dans le processus de formation du prolétariat moderne dans le régime capitaliste tardif.

    Les révisionnistes et leurs épigones ont tenté d’isoler le mouvement des étudiants dans l’aire de la contestation (et donc comme phénomène superstructurel) et de souligner le caractère d’« allié » de la classe ouvrière (représentée naturellement par les partis « historiques » et les syndicats), ce qui démontre seulement comment la lutte théorique contre les manipulations idéologiques constitue un front de lutte pour le mouvement autonome.

    Cette partie du mouvement étudiant – et surtout les incrustations bureaucratiques et dirigistes qui se sont formées en son sein – continuent à se concevoir comme « classe moyenne », ce qui signifie seulement que la conscience de classe peut et doit se développer à travers une lutte acharnée entre le droite et la gauche du mouvement.

    Les contenus généralisables (non spécifique ou épisodique) du mouvement étudiant : refus des aspects purement revendicatifs des luttes, redécouverte des méthodes illégales et violentes de lutte, dépassement des organisations traditionnelles, se sont étendus aux luttes ouvrières par le travail subjectif organisé organisé de groupes d’étudiants et d’ouvriers.

    Il est inutile de rappeler les grandes luttes ouvrières qui eurent lieu dans toute la zone européenne au cours des années 1968 et 1969. Il s’agit plutôt de comprendre en quoi elles avaient quelque chose de nouveau, en quoi elles sortaient du conflit institutionnalisé et avaient tendance à être en antagonisme avec le système.

    Le point de départ est la dénonciation des conditions de l’usine, généralement attaqué en termes de rejet.

    La classe ouvrière se rend compte que l’exploitation de la journée de travail à l’usine n’est qu’un moment de l’exploitation plus générale à laquelle les travailleurs sont soumis.

    Conscience qui se traduit pratiquement en ces termes:

    – la nécessité de lier les aspects économiques et politiques de la lutte, en affirmant la priorité des seconds sur les premiers.

    C’est le résultat d’une tendance objective du capitalisme tardif, dans lequel les aspects économiques et politiques sont non seulement interdépendants (constatation qui est à la base de la méthode marxiste) mais tendent à s’identifier.

    Les choix du capital sont immédiatement économico-politiques à tous les niveaux, depuis ceux de la programmation nationale et internationale, jusqu’à ceux des unités de production individuelles.

    La classe ouvrière italienne, du reste, a pleinement exploité cette expérience au cours des vingt dernières années, en réalisant que toute « victoire » économique s’est transformée en défaite politique, ce qui a permis au capital de récupérer ce qui avait été « accordé » et d’intensifier l’exploitation.

    Au nom de la « reconstruction nationale » de mémoire togliattienne, la classe ouvrière avait renoncé à son pouvoir à l’usine, conquise pendant la résistance, devant ainsi subir la répression de ses avant-gardes.

    Après cela, un syndicat affaibli et un parti évincé ont dû accepter les dures conditions du patronat. La tentative de briser cette mécanique est à la base des luttes autonomes au cours de ces deux dernières années;

    – capacité à l’autogestion de la lutte. Les organismes de base n’émergent pas en concurrence avec les syndicats mais en tant qu’expression organisationnelle de nouveaux contenus, rejetant le rôle de médiation assumé par les organisations traditionnelles et se posant à la fois comme instrument et expression de la lutte.

    Leur travail a contribué au formidable développement dans la classe ouvrière de l’exigence de l’autonomie, de démocratie directe, d’une lutte continue et globale qui attaque l’exploitation continue.

    Comprendre, comme nous l’avons compris, que les comités de base et les groupes d’étude sont insuffisants pour aborder la dimension actuelle de la lutte et qu’un saut de qualité est nécessaire, ne signifie pas… faire deux pas en arrière, niant le contenu même des luttes autonomes.

    C’est afin de développer ces contenus qu’apparaît comme nécessaire le saut politico-organisationnel.

    Remarque. Face à la « récupération » syndicale et à la crise des organismes de base, certains « révolutionnaires » qui se disent marxistes-léninistes (sans ironie !) se sont empressés de se prosterner devant les syndicats et le PCI, reconnus comme étant actuellement les uniques organisations.

    Naturellement, en attendant que tombe du ciel le vrai parti marxiste-léniniste, lequel va lui-même vaincre les révisionnistes et faire la révolution. Peut servir sur ce point une citation de Lénine :

    « En réalité, la rapidité particulière et le caractère particulièrement odieux du développement de l’opportunisme ne sont nullement une garantie de sa victoire durable, de même que le prompt développement d’une tumeur maligne dans un organisme sain ne peut qu’accélérer la maturation et l’élimination de l’abcès et la guérison de l’organisme.

    Les gens les plus dangereux à cet égard sont ceux qui ne veulent pas comprendre que, si elle n’est pas indissolublement liée à la lutte contre l’opportunisme, la lutte contre l’impérialisme est une phrase creuse et mensongère. » [L’impérialisme, stade suprême du capitalisme]

    Les luttes des techniciens constituent, d’un certain point de vue, le phénomène le plus récent dans cette phase de luttes.

    Ils ont contribué à rendre les caractéristiques de la métropole politiquement évidentes, qui tendent à « se modeler » sur le schéma de fonctionnement et de pouvoir des entreprises de haute technologie.

    Plus précisément, ces luttes ont montré que l’automatisation des fonctions, c’est-à-dire le morcellement et la canonisation dans des schémas « scientifiques et rationnels », a déterminé la fin de la distinction entre travail manuel et intellectuel, et leur remplacement par une seule chaîne dans lequel il est impossible de distinguer les tâches manuelles des tâches intellectuelles.

    En ce sens, il faut comprendre l’affirmation qui se produit souvent pendant les luttes des techniciens : le technicien travaillant dans une structure d’entreprise moderne n’est rien de plus qu’un ouvrier placé dans une entreprise de haute technologie.

    Mais justement dans les luttes des techniciens se manifestent l’impuissance et la platitude du mouvement ouvrier « traditionnel ». En fait, à part la mode d’un moment et la sur-appréciation verbale des « luttes des techniciens », et l’abus du terme « prolétarisation », presque personne, ni les syndicats ni les partis, ni, sauf exception, le mouvement étudiant, n’a été en mesure d’établir une relation politiquement fondée avec les noyaux actifs (groupes d’étude, etc.) qui expriment le plus haut niveau de conscience et d’engagement de cette partie fondamentale du prolétariat moderne.

    La référence à la catégorie décrépite des «classes moyennes» et le concept même de prolétarisation qui présume de manière statistiquement déterminée la physionomie du prolétariat (confondus avec la catégorie sociologique des ouvriers) empêchent également la détection théorique du problème.

    Mais c’est sur le plan pratique que se cache l’idiotie.

    L’impossibilité d’accepter l’originalité particulière des comités de base, et donc de réellement comprendre les racines socio-économiques du mouvement spontané des masses, pourrait apparemment être dépassée dans les rapports avec les noyaux ouvriers, tirant parti de l’inertie de la tradition.

    Mais cela était impossible pour les groupes d’étude et les comités techniques : la nouveauté du phénomène, ses caractéristiques expérimentales, ses caractéristiques politiques fondamentales (crise de confiance dans le mécanisme de la délégation, unité immédiate des objectifs politiques et économiques, opposition générale au système) a empêché la récupération parasitaire ou l’instrumentalisation.

    Et, d’un autre côté, tout travail politique qui, en Europe, empêche le mouvement des techniciens, se place automatiquement à la périphérie politique de la métropole.

    Inversement, affronter de manière correcte le dépassement de la phase spontanée de l’autonomie prolétarienne et de ses composantes : ouvriers, étudiants, techniciens, signifie se placer au niveau réel des problèmes de l’initiative révolutionnaire métropolitaine.

    La gauche italienne et les luttes de 1968-1969

    Ceux qui veulent se lier aux luttes ou considérer leur expression doivent aujourd’hui être capables de saisir dans son ensemble ce qu’implique la manifestation de l’autonomie, du niveau le plus apparent aux significations les plus profondes et aux conséquences à long terme.

    Cependant, les groupes de la gauche italienne issus des luttes récentes n’exploitent que des aspects partiels, limitant ainsi gravement l’efficacité de leur action.

    Une première approche, élémentaire mais immédiate, d’être présent dans les luttes, réside dans le fait de courir après les explosions de lutte partout où elles apparaissent (universités, [la ville de] Battipaglia, Fiat, Pirelli, secteurs techniques, secteur bancaire, etc.), avec un seul but: produire une « radicalisation » de la lutte à travers l’exaltation des formes dans lesquelles elle se manifeste; les contenus de la lutte sont laissés en arrière-plan.

    Cette pratique politique est basée sur la thèse spontanéiste que la lutte de classe n’est possible qu’en créant des luttes de masse, quels que soient les objectifs, à condition que de telles luttes soient menées sur un mode violent.

    Une fois le mouvement généralisé, il sera possible de lui donner une dimension politique révolutionnaire et organisée. Dans une telle démarche, on fait précéder la lutte à l’action politique, la fracture entre elles se maintient, réitérant la vieille distinction entre lutte économiques et lutte politique.

    Une seconde approche, plus politique et judicieuse, voit les formes de la lutte comme conditions de la lutte des classes, mais elle indique comme condition non moins importante les objectifs de la lutte, en particulier pour parvenir à l’unification et à la généralisation de l’affrontement.

    Les objectifs doivent être non intégrables, contenir tous les antagonismes de classe possibles, et donc être en soi capables de mettre en crise l’équilibre économico-politique du système (par exemple 120 000 lires de salaire égal pour tous). Par les objectifs se généralisent la lutte : à la classe ouvrière revient la tâche de radicaliser et d’atteindre le plus haut niveau de confrontation.

    Dans la lutte des classes, on distingue trois éléments: les objectifs, les formes de lutte, l’organisation. Il appartient à la classe ouvrière de radicaliser la lutte sur des objectifs unificateurs, mais l’organisation est le résultat des luttes.

    Les organisations de base ne sont qu’un instrument fonctionnel et transitoire des luttes, mais la dimension politique est constituée à un premier stade par les objectifs et dans un second, plus important encore, par l’organisation générale.

    La lutte vient donc à être considérée comme avancée ou arriérée dans la mesure où elle exprime des objectifs unificateurs et des formes radicales. L’organisation apparaît ensuite comme un besoin de « conserver » les résultats obtenus au cours de la lutte, au niveau de conscience et de combativité qui se sont produits. On parvient ainsi au renforcement du front ouvrier proportionné au renforcement du front patronal.

    L’hypothèse est donc celle d’une longue « guerre de position », au cours de laquelle la classe ouvrière s’affermit dans la mesure où elle s’organise. Pour les deux positions analysées (à la première appartient, en ligne de maximisation, Lotta continua et les assemblées ouvriers-étudiants ; à la seconde Potere Operaio), l’autonomie est la condition préalable à la lutte elle-même.

    L’indépendance est comprise comme « indépendance » du syndicat et du parti, et comme on sait que les syndicats et le parti n’ont pas été vaincus par les mouvements d’indépendance, les guerres d’indépendance se projettent (par l’organisation générale des luttes, la capacité de « conserver » l’autonomie dans toutes ses manifestations, même après le reflux des luttes).

    Le développement de l’autonomie est donc compris comme un développement organisationnel pour contrer les organisations traditionnelles.

    Nous considérons comme restrictive et superficielle cette conception de l’autonomie, qui en tant que tel ne devient qu’un instrument et une condition pour développer les luttes, sans en constituer aussi leur dimension politique d’opposition radicale et révolutionnaire au système.

    Au moment où se clôt un cycle de luttes – et ne s’en rouvre pas un autre qui, à notre avis, des caractéristiques très différentes – il a semblé utile de faire un examen critique des luttes. Pour résumer, nous pouvons distinguer, au sein du mouvement ouvrier, deux attitudes fondamentales face aux luttes autonomes de masse de 1968-1969 :

    – ceux qui ne saisissent pas l’aspect de rupture et tentent de récupérer et d’exploiter le potentiel d’une sorte de « restauration politique ».

    La forme de cette restauration est variée : de celle révisionniste qui tend à transformer une défaite politique en une victoire organisationnelle (même au prix d’une renonciation définitive à une position de classe en tant que tel), à ​celle des groupes idéologiques minoritaires qui se sont empressés de proposer leurs vieux schémas, sans saisir que le mouvement autonome constitue en soi la critique pratique la plus radicale de masse de toutes les positions axées sur l’idéologie remâchée et sur la re-proposition de lignes perdantes du mouvement ouvrier.

    Ces positions, bien que fortement concurrentes entre elles, s’accordent sur un point : la sous-estimation et le rejet du fruit politique le plus mûr des luttes : l’autonomie prolétarienne;

    – ceux qui, en dépit d’être d’origines et de tendance différentes, ont compris que l’autonomie prolétarienne est le point nodal à partir duquel commencer le futur travail politique.

    Il serait trop facile de se rappeler des erreurs, des adversités, des sectarismes, de la naïveté et même des méfaits qui endommagent, retardent et souvent dévient les groupes qui se rapportent à l’autonomie.

    Cependant, dans ce contexte auquel nous nous rapportons, nous croyons que c’est la seule position fructueuse, la seule capable de développer la lutte révolutionnaire dans la métropole européenne.

    Parce que c’est la question traitée. Pas tant pour gagner d’un coup et tout conquérir (les slogans faciles des apprentis manipulateurs), mais pour grandir dans une lutte de longue durée, en utilisant les obstacles puissants que le mouvement rencontre sur le chemin du mouvement de masse eux-mêmes, pour accomplir le saut du mouvement spontané de masse au mouvement révolutionnaire organisé.

    >Sommaire du dossier

  • Sinistra Proletaria : La Gauche Prolétarienne et la crise politique actuelle (1970)

    Dans un document apparu en janvier 1970 de la part du Collectif Politique Métropolitain (Lutte sociale et organisation dans la métropole), le projet social-capitaliste était ainsi schématisé brièvement de la manière suivante :

    « Cette nouvelle phase de l’organisation sociale capitaliste tend à réaliser une vieille utopie de la bourgeoisie : la possibilité de planifier le comportement des prolétaires tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’usine, au moment de la production comme dans celui de la consommation et dans toutes les expressions de la vie sociale et des rapports humains.

    Dans la phase actuelle de développement, la vieille combinaison de réforme et de répression, composée à l’intérieur de la démocratie formelle bourgeoise, ne suffit plus.

    La centralisation du pouvoir nécessaire à la gestion du capitalisme avancé réduit toujours davantage les espaces de pouvoir réel à « concéder » aux cadres dirigeants subordonnés, le dynamisme vertical élimine les couches intermédiaires et le choc de classe tend à se produire sur un mode net et radical entre une bourgeoisie qui a épuisé toute possibilité d’expression sociale globale (c’est-à-dire ne plus plus se présenter comme « porteuse » des idéaux démocratiques, nationaux, de valeurs éthiques ou culturelles) et un prolétariat urbain qui s’étend à la majorité de la population active.

    Sur ce point il est nécessaire pour le système que la contestation sociale soit organisée et canalisée, préparant une solution qui sauvegarde les présupposés non renonciables de la société de l’exploitation et accueille en même temps les exigences populaires de mutation du cadre institutionnel général.

    Cela signifie d’un côté la reconnaissance ouverte de la dynamique de classe, et de l’autre l’institutionnalisation de la lutte de classe, la réduction des intérêts antagoniques dans le cadre d’une logique de conflictualité interne. »

    Il est assez facile de voir comment c’est sur une telle base que s’est construite une convergence objective des intérêts syndicaux et patronaux, comme deux contributeurs – d’une manière relativement autonome et par moments conflictuelle – à une profonde restructuration économique, politique et culturelle de la société capitaliste qui a pour objectif le maintien et le perfectionnement de l’exploitation économique, politique et culturel du prolétariat moderne, dans un rapport mutuel de pouvoir entre les forces institutionnelles existant aujourd’hui.

    Le conflit entre les patrons et le mouvement ouvrier bourgeois ne regarde pas la nature du pouvoir, ni la structure salariale, mais un équilibre divers de pouvoir à l’intérieur du système (…).

    Le contrôle du salaire n’est pas un pas en direction de la réfutation du système salarial ; au contraire : c’est un pas gigantesque en direction de la consolidation du système capitaliste salaires-profit.

    Le syndicat, tirant partie des intérêts vivants et immédiats du prolétariat (l’habitation, la santé, etc.), a conçu la propre conquête du pouvoir à travers le contrôle du cycle entier de la force de travail, en utilisant le salaire, gérant les retraites et proposant une structure organisationnelle politique nouvelle, réellement enracinée dans la base ouvrière, capable de garantir la direction et le contrôle de toutes les luttes : les délégués représentatifs des départements productifs (..).

    Le « Conseil des délégués » n’est pas, par conséquent, le terrain le plus favorable pour une « bataille politique tournée vers la construction d’une organisation de masse capable d’exprimer l’autonomie de la classe ouvrière, la poussée combative des travailleurs, l’affermissement des valeurs prolétaires, comme le disent les néo-révisionnistes de luxe comme Pino Ferraris et comme les « idéologues » du « Manifesto » (…).

    Le caractère inconciliable des deux moments moments « d’attaque aux structures politiques du salaire » et de « médiation et marchandage légal de cette attaque » est un fait que seules les idéologues néo-révisionnistes les plus consommés peuvent prétendre ne pas voir (…).

    La question des « groupes ouvriers homogènes » doit être uniquement compris dans le sens des indispensables prémisses au discours qui tend à configurer la recomposition du mouvement de classe, non sur une base stratégique de lutte (et d’organisation), mais sur des configurations objectivistes infondés qui donne aux formes d’organisation le caractère décisionnaire des discriminants entre une ligne révolutionnaire et les autres lignes.

    L’unité de la classe ouvrière ne vient ainsi pas comme unité sur la ligne prolétaire émergée et émergente de la pratique générale du conflit mondial entre prolétariat et capital, et l’organisation n’est pas conforme au contenu général de lutte implicite à une telle stratégie, mais se retrouve comme miroir inversé de la pyramide social étatique, régional, d’usine, de département productif.

    >Sommaire du dossier

  • Lotta Continua: tracts de Nichelino

    TRAVAILLEURS DE NICHELINO,

    L’heure est venue de donner une riposte aux patrons.

    S’ils nous ont entassés dans cette ville c’est pour pouvoir nous exploiter dans l’usine avec des salaires de misère et des horaires prolongés et pour pouvoir récupérer une bonne partie du salaire avec le loyer qu’ils nous font payer pour les quatre murs dans lesquels nous dormons.

    Dans beaucoup d’immeubles de Nichelino. les comités de locataires ont déjà refusé tous ensemble les augmentations de loyer et les charges abusives.

    Sur cette base, ces mêmes comités appellent à

    – UNE GRANDE MANIFESTATION DE PROTESTATION POUR LE BLOCAGE IMMEDIAT DES LOYERS

    – L’ARRET TOTAL DES EXPULSIONS.

    C’est une première étape vers le REDUCTION DES LOYERS. Mais notre lutte n’est pas isolée ; unissons-la avec celle que les ouvriers de la Fiat sont en train de mener.

    Il ne faut plus permettre aux patrons de récupérer avec les augmentations de loyer, les augmentations de salaire que nous leur arrachons dans l’usine.

    Voilà pourquoi la lutte des locataires de Nichelino est la même que celle des ouvriers de la Fiat, la même que celle des ouvriers de toutes les autres usines.

    Rejoignons tous les comités de locataires et PARTICIPONS EN MASSE A LA MANIFESTATION pour faire connaître notre lutte et pour la faire reprendre par tous les travailleurs de Nichelino et des autres villes.

    LA MANIFESTATION PARTIRA A 18 H. DU CARREFOUR VIA TORINO ET VIA XXV APRILE, VENDREDI 13 JUIN

    A partir de 17 heures à la maison du Peuple, via Primo Maggio 18, fonctionnera une garde d’enfants pour que toutes les femmes puissent participera la manifestation.

    10 Juin 1969

    Les ouvriers, les étudiants et les comités de locataires de Nichelino

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    LES TRAVAILLEURS DE NICHELINO OCCUPENT LA MAIRIE

    A la fin d’une grande manifestation de protestation ouïes mots d’ordre étaient : « Dans l’usine, à la maison, un même patron », « Blocage des loyers », « Arrêt des expulsions », les ouvriers et les étudiants de Nichelino ont occupé la mairie.

    L’occupation de la mairie, c’était le meilleur, moyen pour renforcer la lutte que les comités de locataires avaient commencée dans chaque immeuble contre l’augmentation des loyers.

    C’est aussi le meilleur moyen pour que cette lutte soit reprise par tous les travailleurs de Nichelino.

    Une assemblée qui s’est tenue dans la mairie occupée a exprimé clairement les revendications suivantes : blocage immédiat des loyers, arrêt des expulsions dans toute la ville de Nichelino.

    Ce matin, une délégation se rendra à la préfecture pour exiger un décret immédiat ordonnant le blocage des loyers et l’arrêt des expulsions.

    Les travailleurs de Nichelino ont compris qu’il ne suffisait pas de conquérir les salaires plus élevés en se battant dans l’usine si les mêmes patrons récupéraient sur le loyer les augmentations de salaire.

    C’est pourquoi les travailleurs de Nichelino ont porté la lutte jusqu’au dehors de l’usine en formant des comités dans les immeubles et dans les quartiers pour se défendre à chaque instant contre les patrons, pour attaquer leur pouvoir d’une manière organisée.

    La lutte a commencé.

    Il faut la continuer.

    FORMONS DES COMITES DE LOCATAIRES DANS TOUS LES IMMEUBLES.

    DISCUTONS ENTRE NOUS ET ORGANISONS-NOUS DANS LES USINES.

    CE N’EST QU’UN DEBUT, CONTINUONS LE COMBAT.

    14 juin 1969

    Les ouvriers, les étudiants
    et les comités de locataires de Nichelino

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    L’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO CONTINUE :

    OUVRIERS DE LINGOTTO :

    Après cinq jours d’occupation de la mairie, la lutte des travailleurs de Nichelino fait tache d’huile.

    Leur lutte se développe pour le blocage des loyers, contre les expulsions, pour une réduction progressive des charges.

    Hier, les ouvriers de trois usines ont fait une grève de solidarité avec les travailleurs qui occupaient la mairie.

    Aujourd’hui, d’autres usines font la même chose ; la grève va s’étendre à toutes les usines de Nichelino.

    En effet, plus de 5.000 travailleurs qui vivent à Nichelino sont des ouvriers de la Fiat, et parmi eux, beaucoup travaillent à Lingotto.

    Ces travailleurs discutent avec leurs camarades de Rivori, Collegno, Brugliato [municipalités de la banlieue de Turin] et de toutes les autres communes : les conditions d’exploitation des travailleurs sont toujours les mêmes, dans l’usine ou à l’extérieur.

    Ainsi la lutte s’étend, elle concerne tout le monde.

    Si nous prenons cette lutte pour exemple, c’est qu’elle nous permettra de défendre nos augmentations de salaire, d’avoir des organisations ouvrières dans l’usine et au dehors.

    C’est pourquoi nous vous appelons à faire des débrayages, des assemblées d’atelier, à faire démarrer à Lingotto la grande lutte qui recommence à Mirafiori.

    Nous vous appelons à lutter pour des loyers plus bas en dehors de l’usine, pour des salaires plus élevés à l’intérieur.

    C’est aussi pourquoi nous appelons à transformer en assemblée les débrayages à propos des loyers :

    – pour discuter des revendications propres à Lingotto,

    – pour commencer ici aussi la lutte directe contre le patron, la juste lutte de nos camarades du 54 à Mirafiori.

    Ils ont repris le combat.

    Ce qu’ils veulent c’est :

    1) classe II pour tous sans essai au bout de 6 mois

    2) 50 lires de plus sur le taux de base, et qui ne soit pas une avance sur le prochain contrat

    3) 50 lires de plus sur la prime de poste qui doit être donnée à tout le monde.

    Si nous savons généraliser la lutte dans la Fiat et la lutte dans tous les immeubles où nous vivons nous saurons frapper le patron de tous les côtés nous empêcherons qu’il continue à nous voler d’une main ce qu’il nous donne de l’autre.

    ETENDONS A TOUTE LA FIAT LA LUTTE DE MIRAFIORI !

    ETENDONS A TOUTES LES VILLES FIAT LA LUTTE DES TRAVAILLEURS DE NICHELINO !

    Turin, 17 juin 1969


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    HUITIEME JOUR D’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO

    IMPOSONS:

    L’ARRET DES EXPULSIONS POUR TROIS ANS LE BLOCAGE DES LOYERS ET L’ANNULATION DES AUGMENTATIONS DEPUIS LE 1er JUIN 69

    Hier soir, l’assemblée de travailleurs de Nichelino s’est réunie dans la mairie occupée.

    Elle a redit sa volonté de continuer la lutte.

    Elle a prouvé qu’elle savait riposter aux manoeuvres des patrons qui font traîner en longueur les négociations en se contentant de faire des promesses verbales pour la construction de H. L. M. et en refusant de répondre aux revendications précises des travailleurs.

    A part cette promesse d’H. L.M. , ce qui nous intéresse, c’est que tous les loyers soient « modérés » et notre réponse est claire : l’occupation de la mairie est toujours plus utile comme RIPOSTE ORGANISEE des locataires aux augmentations de loyer.

    De nouveaux comités de lutte dans les immeubles se forment tous les jours, il y en a déjà 19.

    Mais le fait le plus important, c’est que la mairie occupée est devenue l’endroit où les ouvriers de Nichelino qui travaillent à Mirafiori, à Lingotto et dans toutes les usines de Turin organisent le combat dans l’usine.

    Mercredi, les ouvriers de la Bocca et de Malandroni [quartiers de Nichelino] ont formé dans la mairie occupée un COMITE OUVRIER.

    Ce comité a mis immédiatement sur pied un programme de revendications pour l’usine.

    Hier après-midi, les ouvriers de l’atelier 33, département 331, de Mirafiori, qui avaient débrayé pendant une heure à la première équipe ont décidé d’exiger 50 lires sur le taux de base, 50 lires sur la prime de poste (non intégrables au prochain contrat) et la classe II pour tous, sans essai, au bout de 6 mois.

    Hier soir, les ouvriers de la deuxième équipe des ateliers 11 et 14 de Lingotto ont décidé, après discussion, comment commencer la même lutte que leurs camarades de Mirafiori.

    Voilà la réponse ouvrière aux manoeuvres des patrons et de leurs valets :

    ORGANISER LA LUTTE AUSSI BIEN DANS L’USINE QU’A L’EXTERIEUR.

    DANS L’USINE POUR DE MEILLEURS SALAIRES, AU DEHORS POUR DES LOYERS PLUS BAS.

    C’est pourquoi les travailleurs qui occupent la mairie demandent à tous leurs camarades non seulement leur solidarité, mais des initiatives concrètes de lutte CONTRE LE MEME PATRON.

    Pendant ces huit jours d’occupation, nous avons édifié notre force.

    Les patrons ne pourront plus nous la reprendre. Même si ces patrons font appel à la police pour arrêter l’occupation, l’organisation de lutte que nous nous sommes donnée demeurera.

    Elle continuera à nous servir pour la lutte dans l’usine, pour la lutte contre les loyers, et cette lutte se fera toujours plus dure, avec des formes nouvelles, la grève des loyers par exemple.

    CE SOIR A 21 H., PARTICIPONS TOUS A L’ASSEMBLEE dans la mairie occupée.

    Le maire viendra nous donner la réponse du gouvernement, et nous pourrons voir comment le gouvernement des patrons essaie désespérément d’échapper aux justes revendications des travailleurs de Nichelino, qui seront dans peu de temps les revendications de tous les travailleurs de la banlieue de Turin.

    VIVE LA LUTTE DES TRAVAILLEURS DE NICHELINO

    – VIVE LA LUTTE DES OUVRIERS DE LA FIAT.

    Les ouvriers, les étudiants et les comités de locataires de Nichelino

    20 juin 69


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    ONZIEME JOUR D’OCCUPATION DE LA MAIRIE DE NICHELINO

    La lutte continue pour imposer
    1) l’arrêt des expulsions pour 3 ans
    2) blocage de loyers et annulation des augmentations
    depuis le 1er janvier 69

    LES PATRONS SONT DANS L’EAU JUSQU’AU COU !

    ACHEVONS LE CHIEN QUI SE NOIE !

    Les patrons de Nichelino c’est ces mêmes individus démocrate-chrétiens qui étaient assis il y a peu de temps à la table du conseil municipal.

    C’est eux les gros propriétaires, ils n’ont pas cessé d’augmenter les loyers, c’est eux les véritables vampires.

    Ces vautours qui n’ont jamais levé le petit doigt sinon pour nous voler toujours plus ont l’audace de venir écrire sur un tract que les étudiants qui luttent au côté des travailleurs de Nichelino sont payés pour le faire.

    A l’assemblée populaire, le maire est venu nous faire des tas de belles promesses.

    Hier, ce traître et sa clique patronale avec leurs tracts de démocrates-chrétiens ont essayé de baver sur la juste lutte des travailleurs de Nichelino.

    Mais ces travailleurs ne sont plus seuls.

    La lutte fait tache d’huile.

    La classe ouvrière de Turin et de la banlieue s’apprête à porter un coup aux patrons : LA GREVE GENERALE.

    Cette grève sera utile aussi aux ouvriers de la Fiat qui sont en lutte depuis plus d’un mois déjà dans quelques ateliers pour soulever l’usine entière, pour obtenir des augmentations de salaire importantes.

    Dans les autres usines, cette grève générale permettra :

    DE COMMENCER LA LUTTE A L’INTERIEUR D’ARRACHER PLUS D’ARGENT AUX PATRONS.

    La grande force que les travailleurs de Nichelino viennent d’ôdifier dans la lutte ne laisse plus d’autre possibilité aux patrons que la lâcheté des calomnies.

    L’assemblée POPULAIRE dans la mairie occupée est une grande victoire.

    C’est là où les travailleurs discutent de leurs problèmes, c’est là qu’ils prennent leurs décisions : que les patrons et leurs valets viennent un peu y soumettre leurs salades au jugement populaire !

    COMMUNIQUE

    Tous les locataires, tous les membres des comités sont invités à participer à l’assemblée générale qui se tiendra dans la mairie occupée
    MARDI 24 JUIN A 21 HEURES pour discuter de LA POURSUITE DE LA LUTTE DES NOUVELLES FORMES DE LUTTE A ADOPTER

    CAMARADES TRAVAILLEURS !

    Nous n’avons de comptes à rendre à. personne, et surtout pas à nos ennemis.

    Pas de trêve pour les patrons, gui recourent à la calomnie quand ils sont dans l’eau jusqu’au cou.

    Tous unis dans la lutte jusqu’à la victoire !

    ACHEVONS LE CHIEN QUI SE NOIE

    22 juin 1969

    Les ouvriers et les étudiants des comités de lutte de Nichelino

    >Sommaire du dossier

  • Lotta Continua: Lettre des ouvriers de la FIAT à leurs camarades du Sud

    CHERS CAMARADES.

    Cette fois-ci, c’est nous-mêmes, les émigrés, qui allons vous parler de notre condition.

    Ce ne seront pas les journaux, ni la propagande bourgeoise. Nous écrivons en espérant ouvrir les yeux à ceux qui pensent venir ici. à ceux qui se font encore des illusions sur la possibilité d’améliorer leur situation grâce à quelque généreux capitaliste.

    Dans cette lettre, nous voulons vous expliquer pourquoi l’Italie est un pays pauvre, vous faire connaître notre combat, vous aider à trouver avec nous les moyens pour que ça change.

    L’Italie est pauvre?

    Ils disent que l’Italie est pauvre.

    Mais les industriels à qui l’Etat italien offre des milliards pour s’installer dans le Sud. selon la politique dite « de développement du Sud », ne le sont pas, eux.

    Les investissements que les patrons ont fait dans le Sud n’étaient sûrement pas faits pour y diminuer le chômage.

    Ils n’avaient qu’un but: augmenter les profits capitalistes.

    Prenons l’exemple des industries chimiques: pourquoi sont-elles venues dans le Sud?

    Tout d’abord parce que le gouvernement y autorise une forte diminution des salaires: ainsi, c’est les ouvriers qui paient.

    Ensuite la « Cassaper il Mezzogiorno » accorde des subventions importantes aux installations d’usines.

    Enfin le pétrole y arrive plus vite, puisqu’il vient d’Afrique.

    Mais l’industrie chimique demande des usines modernes, très automatisées; c’est donc loin d’être un remède au chômage. Même chose pour les autres industries: il y a peu d’emplois, et les prix montent partout.

    Voilà ce que les patrons appellent « politique de développement ».

    En fait, pour le capital, la seule solution possible aux problèmes du Sud est et reste l’êm igration.

    Ainsi, le Sud est en train de devenir un désert où ne restent plus que les vieux, sans espoir d’amélioration.

    Voilà comment tous les milliardaires qui s’installent dans le Sud n’y viennent que pour entretenir la misère et le chômage.

    Même là où le gouvernement des patrons a voulu tenter une réforme agraire, ne sont finalement restés que les paysans.

    Car la propriété d’un bout de terrain ne suffit pas: ils ont dû s’endetter auprès des banques et des associations, lorsqu’ils ont vu que leurs produits étaient achetés à bas prix par tous ceux qui monopolisent les marchés.

    Ces mêmes produits sont d’ailleurs vendus à des prix astronomiques à Milan, à Rome et à Turin: un kilo de cerises y vaut par exemple 1200 lires!

    Qui sont ceux qui nous obligent à l’émigration et à la misère ?

    Pourquoi la misère existe-t-elle?

    A cette question, voilà ce que répondent les paysans, les ouvriers agricoles et les chômeurs:

    Les responsables, ce sont les patrons italiens et internationaux, le gouvernement qui esta leur service : ils maintiennent cette misère pour avoir toujours sous la main une réserve de main d’oeuvre à bon marché.

    Cette réserve ne sert pas seulement aux usines du Nord; c’est aussi pour pouvoir nous utiliser comme monnaie d’échange avec les patrons étrangers ; ils nous vendent comme des esclaves, et ensuite ils viennent parler des « travailleurs italiens réputés dans le monde entier »!

    Pour la population du midi, le « développement » capitaliste, ça veut dire: chômage, misère, émigration.

    L’émigration nous pousse vers les grandes usines du Nord.

    C’est le moment de voir l’autre face du « développement » capitaliste.

    Dans l’usine et au dehors, ils nous exploitent comme des bêtes.

    Dans l’usine, le travail est infernal: entrer à la Fiat, c’est entrer dans une prison, ou partir aux travaux forcés. Les cadences y sont infernales : la chaîne de montage va aussi vite que le « Treno del sole » [Train express Turin – Naples].

    Elle va même plus vite, puisque le Treno del sole arrive toujours en retard!

    Plus on travaille, plus on gagne, ose dire le patron.

    En réalité, plus on travaille, et plus c’est lui qui s’enrichit: et plus on s’abrutit, et plus on y perd la santé.

    Même l’ambiance de travail, l’air que nous respirons, nous font crever .

    Il n’y a que le profit qui intéresse le patron. Pour lui, nous ne sommes que des engrenages, des pièces, qu’ il peut changer ou jeter, quand elles se cassent.

    Mais ce n’est pas tout: il y a encore toute une pyramide de chefs, toute une bande de fayots, qui sont là pour nous contrôler ; pas le droit de parler, pas le temps d’aller aux cabinets ou de se reposer de temps en temps, pas le temps de manger ce qu’on a apporté dans la gamelle.

    En plus de tout cela, ils osent nous dire que les émigrés n’ont pas de courage au travail, que ce sont des fainéants.

    Mais pour Agnelli. tout ouvrier qui refuse de plier l’échiné et d’accepter les cadences sans rien dire est un fainéant.

    Et quand arrive la feuille de paye, notre exploitation est encore plus évidente :

    Par rapport à ce qu’il nous faut pour vivre, le taux de base, ce qui est garanti, n’est presque rien.

    Pour avoir un salaire décent, on est obligé de se forcer pour gagner des primes : prime de production, par exemple, et toutes sortes de primes variées que le patron a inventées pour nous obliger à produire plus.

    En plus de tout cela, il y a les retenues avec lesquelles le patron nous vole ouvertement, et qui n’arrêtent pas d’augmenter.

    Par mois, on en est déjà à plus de 20. 000 lires de retenues .

    Sur les retenues, les cotisations, la légalité des patrons, on pourrait écrire tout un livre.

    Mais prenons seulement quelques exemples pour avoir une idée de ce genre de vol :

    Ils nous font payer par exemple une cotisation pour les HLM.

    mais c’est impossible d’avoir un appartement.

    En principe la Fiat devrait construire des appartements pour ses ouvriers ; en fait, il y en a très peu, et au lieu de nous les donner, ils les donnent aux chefs ; aux employés, aux fayots, etc. ..

    Autre exemple : Les allocations familiales, la.prime de production, le 13° mois, etc.. . , sont ajoutés directement au salaire de base.

    Ensuite, ils font une retenue globale. C’est à dire que les retenues sont payées non seulement par nous, mais aussi par ceux que nous avons à charge.

    Ça signifie aussi qu’ils nous volent encore une fois sur tout ce qu’ils nous obligent à faire en plus : la prime de production, les heures supplémentaires, par exemple.

    Le Logement

    Quand nous arrivons du Sud, nous n’avons pas où loger.

    Alors, si nous voulons avoir quelque chose, il va falloir donner au patron au moins un tiers du salaire, sans compter la caution.
    C’est un problème énorme pour un ouvrier que d’arriver à mettre de côté le prix de la caution quand il gagne à peine de quoi ne pas mourir de faim jusqu’au mois suivant.

    Celui qui a de la chance, et qui peut éviter de dormir sur les bancs de la gare ou dans les dortoirs publics, arrive à trouver une pièce dans une des nombreuses maisons meublées, c’est adiré dans une des trois ou quatre pièces d’un appartement sale et misérable, avec des WC qui puent.

    Ça nous arrive d’être huit par chambre : un lit chacun, pas de table, une chaise en guise de commode, et la valise qui sert d’armoire.

    Et pour cela, il faut payer entre 10 et 15. 000 lires par mois; les propriétaires de chambres ou d’immeubles s’engraissent sur notre dos.

    ET POUR MANGER ?

    Toutes les femmes d’ouvriers savent comme il est difficile de joindre les deux bouts; pour nous, sans logement, c’est encore pire : les patrons de restaurants nous retirent tout ce que le patron nous a laissé, et encore par des moyens qui devraient être interdits : la nourriture est malsaine, il n’y a guère à manger, et c’est souvent des restes de la veille.

    Déjà, nous perdons la santé dans l’usine, mais là, c’est encore pire.

    Les usines sont loin, et les transports publics rares.

    Il nous entassent comme des bêtes dans les trams, pour aller se faire exploiter chez le patron.

    Et bien sûr, il faut payer le transport.

    C’est la même chose que dans les trains qui nous ramènent chez nous pour les congés.

    Car en plus, les patrons nous obligent à laisser au pays la femme et les enfants.

    « Ce n’est pas bien » disent les bourgeois et les curés à propos du divorce.

    Tout ce qu’ on sait, c’est qu’en pratique ils nous l’imposent : moi ici, elle là-bas.

    Et quels sont les avantages ?

    Pourtant, quand on était encore au pays, on voyait les copains revenir dans le sud pour les vacances.

    Ils revenaient en voiture, avec un beau costume, l’appareil photo en bandoulière, comme les touristes étrangers .

    Comment c’était possible?

    Mais maintenant que nous sommes aussi partis, nous savons à quel prix ces choses-là sont possibles: en travaillant 16 heures par jour, huit dans l’usine, et huit dehors, comme le font beaucoup d’entre nous, et souvent parce qu’ils n’ont même pas de quoi manger.

    Ou alors le mari et la femme travaillent tous les deux.

    Ou bien encore on signe des avances sur le salaire, pour des années.

    Voilà comment on arrive à ça, et ce n’est pas grâce au progrès économique que permet notre travail: cela, ça n’existe pas.

    Ce qui existe, c’est la surexploitation dans l’usine, la surexploitation des familles, la surexploitation par les usuriers.

    Les voilà, les vraies raisons du « miracle économique » italien.

    Si nous restons, c’est pour combattre

    Mais alors, pourquoi rester dans le Nord?

    Pourquoi ne pas revenir chez soi?

    Parce qu’en revenant, on trouvera toujours la même misère, la même faim; parce qu’au Nord comme au Sud, ce sont les patrons qui nous exploitent.

    Si nous restons, c’est pour détruire tout cela, détruire l’exploitation, la spéculation, en finir avec cette vie de misère.

    Alors, il nous reste une seule arme : LA LUTTE !

    Voilà pourquoi nous avons été les premiers à nous organiser, les plus actifs dans la lutte.

    En vivant dans le Sud, puis dans le Nord, nous avons compris à quel point c’est inutile d’attendre des patrons et de leurs représentants (partis, syndicats), une solution « démocratique » à nos problèmes.

    Nous avons compris que tant qu’il y aura des patrons, nous serons obligés de courir le monde comme des pèlerins.

    Nous avons compris qu’il n’y a qu’une chose àfaire: lutter.

    Au Nord, au Sud, dans toute l’Italie, parce que partout les patrons sont les mêmes, partout, ils organisent notre misère et notre exploitation.

    Avec l’arrivée de jeunes émigrés à la Fiat, la tension a monté dans les ateliers.

    Ils sont venus avec leur volonté de combat, leur mépris de la résignation et de la peur, la détermination de passer à l’offensive contre les patrons, c’est à dire avec ce qu’ont montré les dernières luttes dans le Sud : Battipaglia en est une preuve enthousiasmante.

    >Sommaire du dossier

  • Lotta Continua: Prenons la ville!

    La vie politique italienne est plus encore que par le passé dans la plus grande confusion. Face aux tensions sociales et à la difficulté manifeste de leur trouver une solution dans le cadre du régime bourgeois, la bourgeoisie tente d’enlever à la classe ouvrière l’hégémonie qu’elle avait conquise l’année dernière sur le terrain social et de la rejeter, comme une couche sociale parmi d’autres, dans le marais du système bourgeois.

    LA SITUATION DANS LES USINES

    La situation actuelle dans les usines ne peut porter au pessimisme que ceux qui voient la lutte comme un processus linéaire, comme une succession d’attaques et de contre-attaques, par lesquelles, pas à pas, l’enjeu de l’affrontement se déplace et s’élève.

    Or, bien que divisée par ses propres différenciations et contradictions internes, la bourgeoisie reste maîtresse du pouvoir et dispose contre son ennemi de classe, le prolétariat, d’un arsenal d’armes utilisables à tout moment.

    Le prolétariat est la classe qui doit conquérir le pouvoir. Il forge les armes de sa victoire dans le cours même de la lutte et de façon collective.

    Pour produire le « décret » [train de mesures fiscales et para-fiscales édictées en 1970 pour lutter contre l’inflation], il a suffi de réunir une poignée de ministres ; mais il faut des mois et des années pour que les ouvriers s’unissent et poursuivent leurs objectifs de façon autonome.

    Si un décret peut annuler les conquêtes économiques de la classe ouvrière, il ne peut certainement pas annuler ses conquêtes politiques ; si les camarades oublient cette différence fondamentale entre la façon d’agir des capitalistes et celle du mouvement prolétarien, ils risquent de dévier sur des positions aventuristes ou désespérées et, donc, de devenir étrangers aux masses, de rester prisonniers de la logique que la bourgeoisie s’efforce d’imposer au mouvement de classe.

    LE DÉCRET

    Le décret a montré, mieux encore que l’augmentation générale des prix, par quelles escroqueries, politiques et économiques, la bourgeoisie pense pouvoir annuler les conquêtes arrachées par l’offensive ouvrière : « La lutte ne paie pas, se dresser contre les règles du système ne peut qu’empirer votre condition dans le système.»

    Il ne faut pas sous-estimer les effets économiques de cette escroquerie sur les conditions de vie matérielle des masses. Là où il n’y a pas de luttes ouvertes, en premier lieu à la Fiat, la double journée de travail est une pratique normale de la majorité des ouvriers : l’horaire hebdomadaire réel atteint le chiffre impressionnant de 60 à 70 heures, sans compter les transports.

    La misère et la gêne matérielle les plus cruelles en matière de logement, de santé et d’instruction, sont la réalité quotidienne de la vie des prolétaires, particulièrement dans les grandes concentrations urbaines et dans les zones à taux de chômage élevé.

    C’est dans ce cadre que s’inscrivent la répression patronale à l’usine, les licenciements, les mutations massives, les lock-out et les mises à pied, bref le durcissement patronal contre toute forme d’initiative ouvrière, l’utilisation de bandes fascistes et le financement massif d’initiatives syndicales para-fascistes, etc.

    La classe ouvrière est conduite soit à baisser la tête, soit à s’épuiser en réactions défensives aux provocations patronales qui cherchent à décimer les avant-gardes.

    L’initiative ouvrière est ainsi acculée, réduite soit à une sourde lutte quotidienne contre l’intensification de l’exploitation, soit à l’absentéisme, aux absences massives et prolongées, soit aux luttes partielles dont le coût est sans rapport avec les objectifs. Il s’agit là d’explosions de combativité plus que de programme de lutte. Mais attention : il faut bien voir la réalité que recouvre une apparente passivité, une apparente faiblesse : une très forte politisation de masse, la conscience et la conviction que l’ennemi, c’est le gouvernement et l’Etat des patrons, qu’une organisation prolétarienne générale est nécessaire pour se mesurer avec cet ennemi, que toute lutte qui n’a pas la révolution pour perspective est une lutte perdante.

    Paradoxalement, c’est justement ce haut niveau de conscience des masses prolétariennes qui freine et fait obstacle aux initiatives immédiates de luttes; aujourd’hui, les ouvriers exigent de savoir quelle organisation est en mesure de garantir la généralité de la lutte, son rapport avec les luttes sociales.

    Les grèves spontanées et les grèves organisées contre la production sont un acquis du passé ; aujourd’hui, on veut autre chose.

    Ainsi, l’augmentation des prix, le décret, la répression provoquent le contraire de ce que à quoi tendaient ces mesures : non pas un retour au fatalisme et à la résignation individuelle mais une maturation et une extension de l’horizon politique prolétarien.

    La bourgeoisie a produit peu d’hommes « d’Etat » aussi insignifiants que Colombo, mais peu ont, comme lui, nourri avec autant de force et d’imagination les rêves des chasseurs de prolétaires.

    Face à cette situation, nous courons le risque qu’une intervention unilatérale de notre part, exclusivement occupée à pousser de façon artificielle à la reprise de la lutte à l’usine, ne nous rende étrangers aux masses et ne se transforme en un facteur de frustration et de découragement pour les masses et pour les militants eux-mêmes; notre présence, interprétée comme un appel continuel à la lutte, à la grève, devient non pas une expression des exigences ouvrières mais une espèce de réprobation gratuite, venant de l’extérieur, contre la faiblesse des prolétaires.

    Ce problème ne se pose pas aujourd’hui dans les seules situations (notamment à la Fiat) où il n’y a pas de lutte ouverte, mais également, de façon tendancielle, dans toutes les situations qui sont actuellement caractérisées par la lutte ; ce problème influe sur le contenu des interventions dans les luttes elles-mêmes.

    LES LUTTES SOCIALES

    A côté de la permanence de fortes tensions dans les usines, qui s’étendent même à des zones où la maturation autonome des ouvriers a été plus réduite, les luttes explosent aujourd’hui sur le terrain social, qui est probablement décisif dans cette phase.

    De la poussée impétueuse des contradictions sociales dans le sud aux luttes pour le logement et les transports et aux luttes étudiantes dans les grandes villes, les peu glorieuses mobilisations syndicales pour les réformes ont fait place à une initiative prolétarienne croissante contre la misère matérielle et morale de la vie sociale.

    C’est sur ce terrain que la lutte de la classe ouvrière pourra surmonter ses difficultés actuelles, retrouver des perspectives qui lui rendront vigueur et confiance dans son efficacité.

    Il ne fait pas de doute que la socialisation grandissante des luttes prolétariennes est davantage une conséquence indirecte des grandes luttes ouvrières contre la production, qu’un prolongement direct de celles-ci.

    Ce n’est pas encore l’organisation ouvrière autonome formée dans la lutte d’usine qui débouche sur le terrain social, orientant la lutte sur les conditions de vie et établissant un rapport direct entre objectifs d’usine et objectifs sociaux : ce sont plutôt les contenus généraux et le niveau de conscience des luttes ouvrières qui s’expriment à nouveau de façon diffuse dans la société, à travers une quantité d’initiatives qui ne parviennent pas encore à s’unifier dans un programme et une organisation communes.

    C’est en grande partie inévitable : une liaison immédiate entre luttes d’usine et luttes sociales n’est possible que sous la forme faussée, bureaucratique et contre-révolutionnaire des épisodiques mobilisations syndicales.

    Il se produit, aujourd’hui, sur le terrain social, quelque chose de comparable à l’explosion qui a secoué les usines italiennes il y a deux ans : un développement spontané de l’initiative prolétarienne, encore partielle et fragmentée, encore concentrée sur des affrontements particuliers et non pas organisée en un programme général.

    Elle doit être appuyée à fond, parce que seule sa généralisation permettra de rendre à la lutte ouvrière d’usine le souffle politique dont elle a aujourd’hui besoin.

    Nous ne sommes aujourd’hui qu’au début de ce processus, mais il est important que nous en mesurions jusqu’au bout la portée stratégique ; il est important surtout d’éviter certaines erreurs qui nous guettent :
    a) Dissocier l’intervention sur le plan social, dans les quartiers et les régions, de l’intervention dans l’usine, en supprimant le rôle dirigeant que les avant-gardes ouvrières peuvent et doivent avoir dans la socialisation de la lutte, et donc
    b) Noyer dans un concept général de « prolétariat » les caractéristiques propres des couches prolétariennes pour finir dans une agitation populiste et misérabiliste ;
    c) Réduire l’intervention sociale pour n’y voir qu’un stimulant à l’organisation de luttes partielles, encore moins capables que les luttes d’usine de permanence politique.

    PRENONS LA VILLE

    Avec un mot d’ordre bien plus vivant et riche que nos expressions bureaucratiques sur le « travail de quartier » ou « l’organisation territoriale », un camarade ouvrier a exprimé ce nouveau programme de lutte : PRENONS LA VILLE.

    Que veut dire ce mot d’ordre ? Ce n’est pas par hasard qu’il est particulièrement bien adapté aux grandes concentrations du nord, à Turin, à Milan, où la présence massive des immigrés et la domination de l’usine sur la ville font des prolétaires des étrangers à la ville. Ce mot d’ordre n’a évidemment rien à voir avec l’odieuse caricature administrative de la démocratie qui s’incarne dans les comités de quartiers à gestion révisionniste, sous-produits gratuits des administrations communales.

    La ville, les prolétaires ne peuvent ni ne doivent la gérer, pas plus qu’ils ne peuvent ni ne doivent gérer l’usine.

    Ils peuvent et doivent gérer la lutte de classe dans la ville comme dans l’usine.

    Qu’a signifié pour la classe ouvrière, dans les grandes luttes de ces dernières années, le mot d’ordre « prendre l’usine » ? Non pas, bien sûr, « gérer » ou bien « contrôler » la production, ni « participer » à la direction ou aux bénéfices des usines ; mais renverser la gestion capitaliste de l’usine, transformer l’unité objective de la production salariée en unité subjective, politique, dans la lutte contre la production.

    L’usine est devenue le lieu où, à travers les débrayages, les assemblées, les défilés, l’unité de classe des ouvriers s’est recomposée et organisée.

    De même, « prendre la ville » veut dire en finir avec la désagrégation du prolétariat, avec le contrôle exercé sur les masses par la solitude, l’exploitation économique, l’idéologie bourgeoise, pour produire leur contraire, l’unité prolétarienne complète, non plus seulement contre la production capitaliste, mais pour le droit de tous à une vie sociale communiste libérée du besoin, saine et heureuse.

    « Prendre la ville » veut dire dépasser l’isolement « syndical » des mobilisations puissantes et riches de sens mais privées de perspectives à cause de leur caractère partiel (que ce soit sur le problème du logement ou celui de l’école ou celui de la santé) ; cela veut dire lier entre eux ces moments de lutte, mais surtout lier chacun d’entre eux à un programme complet de vie sociale émancipée.

    Tout ce qui existe est le fruit du travail prolétarien et est retourné contre le prolétariat ; le problème, c’est de se le réapproprier dans la lutte et, en premier lieu, de se réapproprier l’identité de classe, c’est-à-dire de découvrir collectivement, à partir des besoins des masses les plus exploitées, les mécanismes de division et de sélection qui agissent sur le terrain social ; de tracer, sur la base de la lutte, des lignes de démarcation entre les oppresseurs, leurs complices et les prolétaires.

    Lutter pour le logement, contre toute forme de délégation réformiste, par l’initiative directe des masses, signifie connaître par son nom et son prénom son ennemi, des grandes sociétés immobilières aux sociétés publiques de construction, des grands spéculateurs privés aux escrocs des hôtels, des foyers, liés à l’industrie et à l’administration publique; cela signifie connaître et résoudre les contradictions au sein du prolétariat, entre ceux qui vivent dans des baraques et ceux qui habitent les maisons populaires, entre les locataires des maisons privées et les propriétaires d’un ou de deux appartements, entre les « hôtes » des pensions prolétariennes et ceux des foyers d’étudiants.

    C’est cette gigantesque analyse de classe collective qui produit progressivement les conditions nécessaires pour l’organisation politique du prolétariat dans les villes ou les campagnes, qui réalise progressivement l’unification autour de la gauche, autour de ceux qui ne sont pas toujours les plus malheureux mais les plus exploités et les plus conscients, ceux qui, dans les grandes villes, coïncident objectivement avec la gauche de la classe ouvrière d’usine : les jeunes ouvriers immigrés des chaînes, des entreprises et des chantiers, pour les unir aux autres couches prolétariennes.

    Et cela dans la bataille prolétarienne pour l’école ou pour la santé, ou contre le scandale des prix, des impôts ou des transports. 

    Ce qui compte, c’est de dégager et d’affirmer pleinement le contenu fondamental de cette lutte : la conscience collective que cette vie que les capitalistes nous font maudire peut être belle, que le programme de la lutte prolétarienne, ce n’est pas une vie « meilleure » mais une vie radicalement différente; la conscience en particulier que l’organisation des prolétaires n’est pas simplement un moment de leur vie, nécessaire pour atteindre certains objectifs, mais qu’elle est la seule possibilité de vaincre la misère matérielle et morale de la vie quotidienne, de ne plus être seul, malheureux et désespéré.

    C’est là que, véritablement, la lutte de classe fait un pas en avant décisif, non pas en ce sens qu’elle étend son front, mais parce qu’elle détruit la politique comme activité séparée, comme spécialisation, comme moment syndical ; et cela signifie aujourd’hui, pour nous, savoir supprimer l’esprit de spécialisation et le bureaucratisme dont nous sommes objectivement affectés, savoir modifier notre langage, notre méthode de travail, cesser de mesurer nos progrès au nombre de réunions « fermées » et s’unir aux masses là où elles se trouvent, sur les places, dans les rues, dans les cafés, dans les maisons.

    Les assemblées populaires, les manifestations de rue, les piquets sur les marchés, les occupations de transports publics, les garderies où les enfants des prolétaires ne sont pas surveillés militairement, misérablement et pour un prix élevé mais disposent librement d’eux-mêmes, les écoles ouvertes aux sièges de l’organisation prolétarienne, les locaux où les prolétaires discutent, rédigent et financent les instruments de leur information et de leur organisation, des tracts aux journaux, aux affiches, voilà les instruments de notre travail.

    Et ce refus de la spécialisation, ce refus d’une politisation fausse parce que unilatérale, doit se refléter jusque dans la façon dont nous posons le problème de l’illégalité révolutionnaire.

    L’illégalité, la violence révolutionnaire et son organisation ne sont pas la prérogative d’une avant-garde transformée en escouade militaire débile et pathétique ; elle sont partie intégrante de l’expérience de masse du prolétariat : le refus des expulsions, l’auto-défense contre la police, la prétendue délinquance juvénile, la violence politique qui explose dans les occasions les plus diverses et apparemment incompréhensibles comme dans les stades et les spectacles.

    Avoir un rôle d’avant-garde sur ce terrain comme sur tous les autres ne veut pas dire assumer des tâches dont les masses ne peuvent être chargées dans tel cas précis de la préparation à la lutte illégale, mais s’identifier à l’expérience quotidienne qu’ont les masses de la violence révolutionnaire.

    Inutile de dire que seul l’enracinement dans les masses pourra permettre d’affronter le choc avec l’appareil répressif bourgeois jusqu’aux niveaux les plus élevés ; sans quoi il ne faudra pas beaucoup de temps pour venir à bout de nos velléités.

    La tâche générale dans cette phase n’est donc pas d’inventer des « foyers de révolte prolétarienne », mais de fondre les différents moments de révolte dans un programme complet, dans une organisation complète. La lutte des étudiants n’a aujourd’hui de sens que dans cette perspective, hors de laquelle il n’existe pas de « stratégie des luttes étudiantes ».

    UNE ALTERNANCE DANGEREUSE

    Le danger le plus grave que nous courons est de voir notre intervention osciller continuellement entre deux pôles opposés, qui finissent par être constamment séparés au gré des flux et reflux du mouvement de classe et des situations particulières dans lesquelles il nous est donné d’agir; il en est souvent ainsi pour le rapport usine-luttes sociales, ou pour le rapport entre objectifs matériels de la lutte et programme politique général.

    Quand, par exemple, la lutte ouvrière d’usine est la plus enflammée, c’est elle qui absorbe toutes nos forces ; inversement, quand la lutte ouvrière est dans une phase moins aiguë, nous sommes poussés à concentrer nos forces sur le travail extérieur à l’usine.

    De cette manière, nous allons à l’aveuglette ; dans le premier cas, parce que nous ne savons pas mettre à profit l’incitation générale à la lutte prolétarienne contenue dans les luttes ouvrières les plus avancées; dans le second, parce que nous ne savons pas voir que seul le lien avec une dimension générale et sociale de lutte et d’organisation peut garantir la croissance continue de l’autonomie ouvrière organisée dans l’usine.

    Ou encore, par exemple, quand nous privilégions de façon unilatérale la valeur mobilisatrice des objectifs matériels, nous risquons de nous retrouver, même après une lutte puissante et radicale, devant le reflux et la désagrégation.

    Inversement, quand nous insistons arbitrairement sur la propagande politique générale, nous risquons de tomber dans l’idéologie, qui est toujours étrangère aux besoins et à la conscience des masses.

    Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour échapper à cette alternance appauvrissante : c’est précisément le progrès de la lutte de classe qui les a créées : jamais autant qu’aujourd’hui un plan général d’objectifs n’a su unifier et exprimer les besoins fondamentaux des masses, dont la condition est rendue encore plus homogène par la contre-offensive capitaliste et gouvernementale; jamais autant qu’aujourd’hui n’est apparue clairement la valeur d’un plan qui n’alterne pas entre un catalogue de revendications et un programme politique exhaustif.

    Ce ne sera pas une plate-forme unique qui produira l’unification et la généralisation immédiate des luttes. Mais c’est avant tout par rapport à un programme et à ses contenus que la classe ouvrière mesure aujourd’hui la valeur des luttes partielles qu’elle est en train de mener.

    Ce sont surtout les contenus et la signification générale de ce programme, y compris la perspective de la révolution et du communisme, et non pas ses termes revendicatifs immédiats, qui qualifient aujourd’hui notre intervention et notre présence parmi les masses.

    Le point sur lequel il faut insister est le suivant : aujourd’hui, organiser les masses dans l’usine et au dehors signifie les organiser une fois admis ces contenus ; les formalistes équivoques de la « démocratie de base » dans laquelle ont pu coexister révisionnistes et révolutionnaires, camarades et jaunes, ont été écartés par la maturation de la lutte de classe et les contradictions qu’elle a aiguisées dans l’appareil politique et économique bourgeois.

    C’est justement dans cette période où ils renoncent à la lutte de la façon la plus éhontée, que les syndicats relancent l’arsenal démodé de la démocratie formelle : l’unité syndicale, la fin des commissions internes, les conseils de délégués – boîtes vides que la bureaucratie bourgeoise se chargera de remplir.

    C’est le moment de se décider à traiter à fond la question de l’organisation de masse.

    Nous disons non aux syndicats anciens et nouveaux, non au statut des assemblées, non aux conseils de délégués. Nous disons oui à une organisation de masse rigoureuse, avec ses structures de décision, de liaison et de représentation, d l’usine et au dehors, mais à la condition de prendre pour point de départ la définition des contenus de cette organisation.

    Cette organisation n’est pas seulement l’organisation « démocratique » des ouvriers et des prolétaires, c’est l’organisation démocratique des ouvriers conscients et des prolétaires qui se reconnaissent dans un programme politique précis.

    Ce programme n’est pas la revendication maximaliste de la prise du pouvoir mais il n’a de sens que dans la perspective de la prise du pouvoir. C’est pourquoi il exclut les syndicats favorables à la productivité et aux réformes de Colombo, et le PCI d’accord avec le décret.

    12 novembre 1970.

    >Sommaire du dossier

  • Lotta Continua: A propos du programme «Prenons la ville»

    I. LES DÉBOUCHÉS POLITIQUES

    Pour nous, « prenons la ville » n’est pas seulement un mot d’ordre mais un programme qui doit nous permettre d’interpréter toute une phase de la lutte de classe et de lui donner une orientation politique.

    La lutte ouvrière a atteint un « plafond ». Dans les formes où elle s’est développée jusqu’à présent, l’autonomie ouvrière risque d’être étouffée par ses propres conquêtes. Les ouvriers ont pris conscience de leur force, de leurs intérêts matériels, de leur unité de classe.

    Sur le plan des conquêtes matérielles, les patrons sont décidés à ne plus rien céder désormais. Sur le plan des rapports de force entre ouvriers et patrons, le capital a déchaîné sa contre-offensive. La crise, provoquée par l’offensive ouvrière contre la productivité patronale, se retourne sous nos yeux en une initiative du capital qui tend à étouffer l’autonomie ouvrière en lui reprenant le terrain de la lutte d’usine sur lequel elle a grandi et s’est consolidée.

    Certains camarades (Potere Operaio) entrevoient une issue à cette situation dans une perspective directement insurrectionnelle. L’offensive ouvrière contre la production, disent-ils, ne suffit plus. La lutte de classe ne peut progresser que sur le terrain d’un affrontement direct entre prolétaires et patrons, qui mette en jeu le pouvoir d’Etat.

    Les conquêtes de l’autonomie ouvrière sont, jusqu’à ce jour, aux yeux de ces camarades, un point de départ suffisant pour affronter le problème de la prise du pouvoir et du renversement du mode de production capitaliste. Pas pour nous.

    Pour nous, la révolution est un processus de longue durée. 

    Nous considérons que les masses en ont parcouru ces dernières années la première étape mais cela ne signifie pas que la prise du pouvoir et l’insurrection soient aujourd’hui à l’ordre du jour. L’unité, la conscience et la puissance que le pouvoir ouvrier a atteintes ces dernières années sont loin de constituer une base suffisante pour que la lutte armée en vue de détruire l’Etat bourgeois soit le premier point à l’ordre du jour.

    D’autres camarades (Il Manifesto) qui sont d’accord avec nous pour prévoir un processus révolutionnaire à longue échéance, recherchent le « débouché politique » au niveau surtout institutionnel. Ils mesurent le développement de la lutte de classe à l’établissement et à la consolidation d’institutions nouvelles. Pour eux, la lutte de classe doit donner naissance – dans les usines, les écoles et les quartiers – à un réseau de contre-pouvoirs faisant pièce au pouvoir de l’Etat et des patrons. Dans cette conception, le problème de l’affrontement violent avec l’appareil répressif de l’Etat et de l’impérialisme n’est jamais posé, et sans doute s’imagine-t-on pouvoir l’éluder.

    Nous ne sommes pas d’accord. Pour nous, les structures organisationnelles sont toujours les instruments d’une ligne politique et leur valeur se mesure aux tâches que la situation politique nous permet, à chaque fois, de définir. Ce que nous mettons au premier plan, parce que cela nous permet de fixer des échéances et des objectifs, cc sont les rapports de force entre ouvriers et patrons, c’est-à-dire les possibilités et les instruments dont disposent les uns et les autres pour combattre leur ennemi de classe.

    LA « FONDATION DU PARTI »

    Ces deux conceptions ont en commun (avec une troisième qui ne nous intéresse pas ici parce qu’elle voit le problème du parti complètement coupé des rythmes de la lutte des classes) une vision statique et bureaucratique du parti conçu comme une chose qui n’existe pas aujourd’hui et qui existera à un certain moment. C’est pourquoi une des étapes que doit atteindre la lutte est, selon elles, la « fondation » du parti.

    Pour nous, au contraire, la fondation du parti n’est rien d’autre que la formation d’une direction politique révolutionnaire au sein de la lutte de classe, c’est-à-dire la capacité, à chaque phase, de faire progresser la lutte en direction de la prise du pouvoir et du communisme. Cette capacité doit croître et se donner des tâches toujours plus générales, sans qu’on puisse dire à tel moment : crac, ça y est, à partir de maintenant le parti existe.

    Pour nous, le « débouché politique » de ces luttes doit être avant tout une extension progressive de l’initiative ouvrière et prolétarienne à tous les domaines de la vie sociale, de manière à transformer tout l’éventail des rapports sociaux en terrain d’affrontement et de lutte des classes. C’est sur ce plan que nous mesurons le développement ultérieur de la lutte de classe.

    Dans l’usine aussi bien que dans certaines situations exemplaires – qui ont été jusqu’à ce jour le terrain privilégié sur lequel s’est développée l’autonomie du prolétariat – les ouvriers et les prolétaires ont pris l’initiative ces dernières années : ils ont su reconnaître leurs intérêts de classe, ils les ont fait passer avant les exigences de la production, les impératifs de la technique, les lois du marché, c’est-à-dire les intérêts du patron.

    Mais dans bien d’autres domaines, l’initiative reste solidement tenue en mains par les patrons, soit que les ouvriers et les prolétaires, bien qu’ils aient reconnu ces domaines comme des terrains de lutte, ne sont pas encore en mesure de lutter pour les exploiter, soit qu’ils ne sont pas assez forts, soit qu’ils n’ont pas su résoudre les contradictions entre eux, soit qu’ils n’ont pas su traduire leur force et leur conscience en lutte et en organisation. Soit enfin pour toutes ces raisons réunies.

    C’est là la limite majeure de leur autonomie et tant que cette limite ne sera pas surmontée, le patron conservera intactes ses possibilités de récupération ; il se servira du terrain sur lequel c’est encore lui qui décide et a l’initiative pour isoler et étouffer l’autonomie ouvrière dans les secteurs où il a perdu l’initiative.

    IL Y A DEUX VOIES EN TOUTES CHOSES

    L’école, la maison, les prix, les rapports entre les sexes, entre jeunes et vieux, entre parents et enfants ; le problème de l’information, la manière de se guérir des maladies, l’administration – et la conception – de la justice ; la manière de vivre, d’être en société, de s’amuser, d’employer son temps, le sens à donner à la vie : tout cela, sans parler de la division du prolétariat en couches diverses, forme l’ensemble des domaines dans lesquels les patrons gardent l’initiative, imposent leurs solutions que les prolétaires admettent et souvent font leurs. Mais ces solutions ne sont pas neutres.

    Dans n’importe quel domaine, il y a deux voies, deux manières de poser et de résoudre les problèmes : une voie prolétarienne et communiste, l’autre bourgeoise et révisionniste. La première libère la créativité des masses, les rend protagonistes de la lutte de classe. La seconde livre les masses désarmées à l’ennemi, au patron ; et celui-ci ne reste pas les bras croisés mais exploite toute occasion qui lui est offerte pour combattre, diviser et abuser les prolétaires.

    Il y a chez beaucoup de camarades la conviction que ces problèmes sont étrangers à la lutte de classe, ou du moins secondaires par rapport à un terrain privilégié qui serait aujourd’hui la lutte d’usine et, dans un avenir plus ou moins lointain, la lutte armée. C’est faux.

    C’est faux parce que cette conviction naît d’une conception schématique, livresque et économiste, selon laquelle la lutte de classe ou la « politique » sont des choses séparées de la vie.

    C’est faux par rapport à la manière dont s’exerce concrètement le pouvoir des patrons qui tirent précisément de la « société », de la façon dont ils ont organisé la vie des prolétaires, la force d’imposer leur domination dans l’usine et par l’Etat.

    C’est faux par rapport à la conscience et au comportement des masses qui donnent autant, sinon plus d’importance à leur vie sociale qu’à leur travail.

    Bien sûr, il existe une manière et une orientation par lesquelles se développe l’autonomie prolétarienne, laquelle part du point où les rapports d’exploitation sont les plus directs et immédiats et y trouve la force nécessaire pour investir tous les autres domaines.

    C’est la raison pour laquelle, dans la lutte de classe, l’hégémonie et la direction politique reviennent à la classe ouvrière qui a la relation la plus directe et la plus brutale avec l’exploitation capitaliste.

    Mais cela ne veut pas dire que tout le reste n’est pas important et décisif pour le développement d’un processus révolutionnaire.

    LES PROLÉTAIRES DOIVENT SE TRANSFORMER AVANT MÊME DE PRENDRE LE POUVOIR

    D’autres camarades pensent que ces problèmes sont importants, bien sûr, mais que cela n’a pas de sens de les aborder avant la prise du pouvoir.

    Aujourd’hui, selon eux, toute initiative dans ces domaines, ne peut que déboucher sur le réformisme, c’est-à-dire sur une manière différente et moins contradictoire d’organiser l’exploitation et la domination de classe.

    Cela aussi est faux. C’est vrai seulement si l’on pense qu’aborder ces problèmes, c’est les résoudre, adopter des solutions dans lesquelles les prolétaires trouvent la satisfaction de leurs besoins et qui atténuent, au lieu de les accentuer, les contradictions qui les opposent à la société capitaliste.

    C’est le rêve éternel du réformisme : une exploitation dont toute le monde soit satisfait.

    Mais c’est faux si nous comprenons qu’affronter ces problèmes, c’est les englober dans la lutte de classe, élargir la conscience qu’ont les prolétaires de leurs intérêts, séparer les solutions bourgeoises et individualistes des solutions prolétariennes et communistes, accroître l’autonomie des prolétaires face aux patrons.

    Tant qu’il y aura des patrons, tant que l’exploitation subsistera, jamais les prolétaires ne seront « bien » et aucune lutte, ni à l’usine ni sur le plan social, ne pourra aboutir à une amélioration substantielle de leur condition, à une amélioration qui ne soit précaire et partielle.

    C’est pourquoi toutes les luttes doivent être appréciées en fonction de la force, de la conscience, de l’unité, de l’autonomie que les prolétaires y acquièrent, c’est-à-dire en fonction des pas en avant effectués en direction de la prise du pouvoir.

    Ce qui, pour nous, est fondamental dans le programme « prenons la ville », c’est qu’il ouvre une seconde phase : il représente l’unique direction dans laquelle peut se développer l’autonomie prolétarienne (c’est-à-dire l’unité, la force et la conscience communiste du prolétariat), tandis que le pouvoir des patrons est réduit et rendu plus précaire (c’est-à-dire que leur capacité d’intervenir dans notre vie diminue).

    C’est seulement de cette manière que l’on peut espérer créer un point d’appui organisationnel et politique pour la défense duquel les prolétaires se voient contraints à un affrontement armé avec les patrons.

    L’accroissement de l’autonomie prolétarienne dans tous les domaines de la vie sociale est une phase nécessaire et une voie obligatoire pour que se créent les conditions de la lutte armée, pour que le problème de la prise du pouvoir ait une base de départ.

    LES « BASES ROUGES »

    Construire une « base rouge » dans la société capitaliste ne peut vouloir dire, comme en Chine, au Viêt-nam et dans bien d’autres pays où la révolution a triomphé ou est en train de triompher, soustraire des zones au contrôle militaire de l’ennemi et y ouvrir la voie à la construction d’un pouvoir alternatif.

    Les conditions historiques et sociales dans lesquelles se déroule la révolution en Europe sont différentes, et une chose de ce genre est impensable pour nous.

    Mais la construction de « bases rouges », c’est-à-dire d’arrières politiques et organisationnels à partir desquels développer la lutte armée, est indispensable pour quiconque voit la révolution comme une « guerre du peuple », comme un processus de longue durée et non pas comme un soulèvement insurrectionnel qui attend la crise du pouvoir bourgeois au lieu de la provoquer.

    Construire une « base rouge » dans la société capitaliste ne veut pas dire éliminer toutes les interférences du pouvoir bourgeois sur celle-ci, mais les réduire toujours plus jusqu’à contraindre les patrons à n’exercer ces interférences que sous la forme brutale et découverte de l’occupation militaire, toute forme de contrôle politique, idéologique et même économique se heurtant à la force organisée de tous les prolétaires.

    C’est à partir de ce niveau que le problème de l’auto-défense débouche, pour les prolétaires, sur celui de la destruction de l’appareil répressif de l’Etat et de l’impérialisme qui se trouve absorbé toujours plus dans une tâche qu’il ne parvient pas à assumer.

    Cette « base rouge », cet arrière de la lutte armée ne peut être l’autonomie ouvrière dans les formes dans lesquelles elle s’est développée jusqu’à ce jour, c’est trop peu pour que les prolétaires éprouvent le besoin de prendre les armes pour la défendre.

    Elle est trop précaire pour résister à toutes les attaques que lance le patron en faisant usage du pouvoir qu’il a sur toute la société ; elle est trop limitée, comparée aux forces prolétariennes que la révolution devra mobiliser pour vaincre.

    II. – LUTTE OUVRIÈRE ET LUTTE SOCIALE

    Le programme « prenons la ville » pose le problème du rapport à établir entre la lutte ouvrière – telle qu’elle s’est exprimée jusqu’ici et telle qu’elle peut se développer – et la lutte de classe sur le terrain social.

    On nous a reproché de vouloir abandonner le terrain des luttes d’usine, centre de gravité de l’offensive prolétarienne, en faveur d’un programme fumeux de lutte sociale infiniment plus pauvre dans ses contenus. Ces reproches sont faux.

    C’est dans les usines que se réalise l’unité de la classe ouvrière.

    La lutte d’usine, l’attaque contre la production restent pour nous la base et la condition indispensable de tout développement ultérieur de la lutte de classe ; et il en sera ainsi jusqu’à la prise du pouvoir. Cela pour deux raisons fondamentales :
    C’est dans l’usine avant tout que se réalise l’unité de la classe ouvrière et que se présentent les conditions d’une direction ouvrière – c’est-à-dire d’une force sociale en antagonisme total avec la façon dont est organisée la société capitaliste – sur tout le reste du prolétariat.
    Si la classe ouvrière perd du terrain ou se laisse diviser dans l’usine, elle ne pourra pas non plus être unie dans la société ni, a fortiori, imposer sa direction aux autres prolétaires.

    L’attaque contre la production ruine le pouvoir patronal.

    La lutte d’usine, l’attaque ouvrière contre la production sont décisives pour qui veut établir un nouveau rapport des forces dans l’ensemble de la société.

    La lutte d’usine paralyse le développement capitaliste, détruit les possibilités d’accumulation du capital, réduit la liberté de manoeuvre des patrons, met en crise leur domination de classe en s’attaquant à sa racine : l’exploitation du travail salarié.

    Dans tous les domaines, elle ouvre un champ immense à l’initiative du prolétariat : car le terrain que les patrons sont contraints à céder dans les usines pourra être occupé et exploité, mais aussi longtemps seulement qu’il leur sera interdit de rétablir leur pouvoir sur la classe ouvrière.
    Pour deux raisons fondamentales au moins, l’usine doit donc demeurer au centre de nos préoccupations et de notre travail politique. Mais il nous faut comprendre aussi que si la lutte ouvrière ne déborde par le cadre de l’usine, la lutte d’usine risque d’être asphyxiée et de perdre le rôle que nous voulons lui voir jouer. Et cela pour deux raisons au moins:

    Les patrons veulent battre les ouvriers sur le plan politique.

    En premier lieu, les patrons semblent se désintéresser de la reprise immédiate de la production.

    Ils sont aujourd’hui disposés à perdre des milliards et à se servir de la crise pour infliger une défaite à la classe ouvrière, pour en détruire l’autonomie, pour en casser l’organisation interne, pour rétablir le pouvoir despotique de la hiérarchie sans lequel l’usine capitaliste ne fonctionne pas.

    Pour tenir tête à cette attaque patronale, il faut que les usines et leurs luttes cessent d’être isolées ; elles rompront leur isolement grâce, d’une part, à des liens directs et de masse entre les différents secteurs de la classe ouvrière ; d’autre part, en offrant aux ouvriers qui se battent dans les usines une perspective qui aille au-delà des luttes qu’ils ont déjà menées et des objectifs qu’ils ont déjà adoptés ou qu’ils savent ne pouvoir imposer que dans le cadre d’un affrontement plus général.

    Seul un programme général peut consolider une organisation ouvrière de masse.

    En second lieu, l’organisation de masse des ouvriers à l’intérieur des usines, indispensable pour défendre et développer le niveau d’autonomie qu’ils ont déjà atteint, ne peut croître que si elle se donne une perspective plus vaste.

    C’est dans la mesure seulement, où ils savent utiliser l’unité et la force forgées dans l’usine dans une lutte embrassant tous les aspects de leur condition d’exploités, que les ouvriers ressentiront le besoin et l’importance d’une meilleure organisation, d’une attaque qui, partant des usines, ne vise pas seulement leur propre patron mais investit des objectifs plus généraux. (C’est là ce qui commence à se produire avec les luttes des « pendolari » [habitants des banlieues et cités-dortoirs contraints à des trajets quotidiens d’autant plus longs et coûteux que les transports collectifs sont misérables ou inexistants] de Milan et de Turin, par exemple, luttes qui sont souvent organisées directement à l’usine.)

    Tels sont les thèmes sur lesquels peuvent se développer et se consolider les organismes de masse dans les usines et l’action d’avant-garde que nous accomplissons au sein de ceux-ci. Si nous n’attaquons pas ces problèmes, les organismes de masse restent une réalité épisodique : ils fonctionnent et se développent dans les moments de lutte ouverte mais sont voués à dépérir et a refluer dès que la lutte s’arrête.

    Les objectifs ouvriers de l’usine à la société.

    Le rapport entre usine et société implique les contenus de toute la lutte de classe ; c’est en diffusant et en développant les contenus qui s’expriment dans l’autonomie ouvrière que l’on étend la direction ouvrière à toutes les luttes sociales et donne à celles-ci une orientation anti-capitaliste, révolutionnaire et communiste, orientation sans laquelle elles risquent constamment d’être exploitées par les révisionnistes et par les bourgeois, voire par les fascistes.

    Les grèves organisées pour réclamer les réformes, la révolte de Reggio Calabria montrent comment la combativité du prolétariat peut être utilisée contre les ouvriers lorsqu’elle est dépourvue d’autonomie et de direction politique.

    La classe ouvrière et la direction politique dans la lutte de classe.

    Mais le rapport entre lutte d’usine et lutte sociale n’est pas seulement une question de contenus. La question est avant tout de savoir qui est le protagoniste de la lutte.

    Ce sont les ouvriers qui constituent la colonne vertébrale d’une organisation prolétarienne, dans les quartiers et dans le pays, capable de diriger la lutte sociale et de lui donner une continuité, d’y investir toute l’expérience et l’autonomie acquises dans l’usine, de relier entre elles les différentes luttes en se servant pour cela de l’usine.

    Et ce sont les ouvriers immigrés, les ramifications de leurs familles et de leurs amitiés, leurs déplacements d’une ville à l’autre à travers l’Europe qui constituent le lien le plus puissant entre les luttes prolétariennes, le facteur de généralisation et d’unification des thèmes de lutte entre le « nord industrialisé » et le « sud sous-développé ».

    La classe ouvrière immigrée a été durant toutes ces années le foyer central de toute la lutte de classe.

    Objectifs prioritaires d’un programme.

    Ce lien très étroit entre lutte d’usine et luttes sociales nous permet de fixer des échéances et des priorités dans notre programme « prenons la ville »; de ne pas considérer ce programme comme un fourre-tout donnant la même importance à tous les problèmes ; de ne pas glaner au hasard des occasions et des exemples de luttes sociales mais de distinguer au sein de celles-ci des protagonistes effectifs, une logique, une ligne de développement partant des problèmes qui, aujourd’hui, sont à la portée de l’initiative ouvrière, pour s’étendre progressivement à tous les autres domaines.

    Nous sommes contre le « travail de quartier » fait au petit bonheur et qui consiste à s’implanter dans un endroit donné et d’aller à la pêche des occasions de lutte.

    Nous sommes contre l’agitation et la propagande autour de certains thèmes – comme, par exemple, la « liberté sexuelle » et la libération de la femme – non seulement parce que leurs contenus sont le plus souvent abstraitement intellectuels et bourgeois mais surtout parce qu’ils ne tiennent pas compte des protagonistes réels de cette lutte, qui sont les masses prolétariennes dans la mesure où elles trouvent dans la classe ouvrière une direction politique effective et un pôle organisationnel.

    Il y a une façon toute intellectuelle – ou paternaliste, selon les cas – de faire face à ces problèmes et il y a d’autre part une façon prolétarienne. Et celle-ci consiste à tenir compte des protagonistes de la lutte de classe, à savoir mesurer à chaque moment leur capacité d’initiative et leurs besoins les plus urgents, à savoir évaluer les forces disponibles, bref à regarder les problèmes avec les yeux des prolétaires eux-mêmes.

    Contre le réformisme.

    En troisième lieu, le programme « prenons la ville » soulève la question de notre attitude face à la politique des réformes et, plus généralement, du réformisme. La lutte ouvrière d’usine est déterminante pour l’établissement d’un rapport des forces entre prolétaires et patrons, mais elle n’est pas en mesure de couvrir tous les rapports d’exploitation et d’oppression sur lesquels se fonde la société capitaliste.

    En en donnant des interprétations différentes, tantôt « de gauche » – quand les réformes sont conçues comme un moyen de mettre en crise les mécanismes de l’Etat bourgeois – et tantôt « de droite » – quand les réformes sont considérées comme un moyen d’ajuster la politique du pouvoir aux besoins des masses – le mouvement ouvrier a plus d’une fois proposé une politique de réformes qui était censée couvrir les terrains de la lutte de classe au dehors des usines et des lieux de travail.

    Révolutionnaires et réformistes se sont trouvés d’accord pour mobiliser les masses autour du thème des réformes : les premiers utilisaient ces thèmes comme moyens d’agitation, les seconds utilisaient la mobilisation comme un argument dans la négociation.

    Encore maintenant ce problème resurgit continuellement, au sein de la gauche révolutionnaire italienne, de manière plutôt confuse : il s’agit d’un problème qui – tout comme celui de l’attitude envers le syndicat, le parlementarisme, la nécessité de la lutte armée – doit être clarifié en traçant des lignes de démarcation précises.

    Les masses luttent et les patrons décident.

    Car tant dans sa version « de gauche y que dans sa version « de droite », la politique des réformes a un aspect fondamental : elle enlève l’initiative directe aux masses et transporte l’affrontement entre prolétaires et patrons sur un terrain où les masses n’ont aucune possibilité de gérer leur propre lutte, remettant ainsi l’initiative entre les mains des patrons, des bureaucrates et de l’Etat.

    A cela on objecte que l’objectif des réformes vaut dans la mesure où il est porté par une mobilisation de masse et où les masses sont directement partie prenante dans son élaboration ; de cette façon, dit-on, il est possible de faire croître une organisation aux ramifications multiples prenant racine là où les masses vivent leurs contradictions quotidiennes.

    Voilà ce que disent aussi bien les réformistes que beaucoup de révolutionnaires. Mais cette conception relève d’une vision de la lutte de classe dans laquelle l’initiative des masses se borne à exercer une pression – qui peut aller jusqu’à la rupture ouverte – sur les institutions du pouvoir bourgeois ; l’on ne conteste pas à l’Etat bourgeois le droit et le pouvoir de décider la façon dont les masses doivent vivre et satisfaire leurs besoins. Les masses luttent et les patrons décident.

    La lutte ouvrière ne peut être mesurée par les objectifs qu’elle réussit à atteindre. 

    La façon dont la lutte ouvrière – et pas ouvrière seulement – s’est développée jusqu’ici nous prouve que les choses ne se passent pas ainsi.

    La liberté et le pouvoir que les ouvriers ont conquis, au cours de ces dernières années, dans les usines, ne découle pas d’un nouveau système contractuel ni d’une nouvelle forme d’organisation que les patrons auraient été contraints à appliquer – comme voudraient le faire croire les syndicalistes, les réformistes et les théoriciens du contre-pouvoir – mais du fait que les ouvriers se sont changés eux-mêmes, qu’ils ont non seulement des idées beaucoup plus claires au sujet de leurs intérêts et des mécanismes sur lesquels repose le pouvoir des patrons, mais qu’ils ont plus d’audace, plus d’initiative, plus de liens entre eux, plus d’expérience, une plus grande capacité d’agir et de lutter collectivement : c’est là qu’est leur force.

    Les objectifs pour lesquels ils se sont battus ont servi à leur renforcement politique et organisationnel non pas parce que les patrons les ont accordés – ils n’ont rien accordé du tout – mais parce qu’ils ont été un formidable moyen d’unification de masse.

    Les concessions que le patron a faites, les changements qu’il a effectués dans l’usine et dans la structure des salaires ne représentent pas en eux-mêmes une victoire ouvrière : ce ne sont jamais que des tentatives de rétablir à un niveau différent le contrôle sur la classe ouvrière ; c’est là leur but.

    Toutes les tentatives d’imposer à travers un accord une nouvelle organisation de la vie dans l’usine ou une nouvelle organisation du travail se sont révélées bientôt des pièges patronaux destinés à détruire la force que les ouvriers avaient conquise : la triste fin qu’ont connue les délégués est typique à cet égard ou, pire encore, l’exemple de la plate-forme syndicale de la Fiat, qui devait imposer « une nouvelle façon de construire des voitures ».
    Cela ne signifie évidemment pas que nous sommes contre les luttes et les mobilisations pour des objectifs généraux, où la partie adverse n’est pas un patron particulier ni l’ensemble des patrons mais l’Etat et le gouvernement bourgeois.

    Les objectifs clairs et généraux ont toujours été le plus puissant instrument dont disposent les prolétaires pour unifier et généraliser la lutte. Mais nous savons qu’à eux seuls les objectifs ne suffisent pas à faire croître la force et l’autonomie du prolétariat. L’enjeu de toute lutte est la capacité des prolétaires à étendre leur initiative, à faire les choses par eux-mêmes, à prendre ce qu’ils veulent.

    Tel est, sur le terrain social également, le critère selon lequel nous évaluons le développement de l’autonomie prolétarienne.

    Les exemples dont nous disposons sont éloquents. Les luttes des prolétaires pour faire baisser ou ne pas payer les loyers, pour occuper les immeubles ; pour faire baisser ou ne pas payer les prix des transports ; les luttes pour occuper des zones vertes ou contre la pollution, les nuisances, la ghettoïsation de quartiers entiers ; les luttes étudiantes pour utiliser l’école comme centre d’organisation et de discussion ouvert à tous les prolétaires ; les mobilisations de masse pour chasser les fascistes et détruire leurs locaux, toutes ces actions, si épisodiques et limitées soient-elles, sont des pas infiniment plus importants vers l’émancipation des prolétaires que toutes les manifestations et initiatives organisées d’en haut et même que les grèves pour les réformes, et doivent leur importance et leur utilité non pas, certes, à leurs objectifs mais au fait que les prolétaires se sont trouvés unis dans les luttes et ont pu prendre conscience de leur force.

    III. PRENONS LA VILLE

    Que signifie alors « prenons la ville » ? Comment cette position doit-elle se refléter dans l’organisation de notre travail ? La propagande à l’usine et les noyaux d’une organisation prolétarienne autonome.

    Avant tout, il faut savoir profiter de la lutte d’usine, des occasions qu’elle offre continuellement pour commencer par poser, discuter et propager ces thèmes et les objectifs qui les traduisent, au fur et à mesure qu’ils prennent une actualité pour les ouvriers dans leur lutte.

    Il en va ainsi du problème des prix, de la hausse continuelle du coût de la vie, du logement, des loyers lesquels représentent le prélèvement le plus important sur le salaire ouvrier, du transport qui ne grève pas seulement le salaire mais allonge aussi la journée de travail.

    Et il en va ainsi de l’école, de la qualification professionnelle et des différences de salaires entre ouvriers et employés ; du rapport entre jeunes et anciens, entre ouvriers, entre gens du nord et immigrés et des différentes raisons qui poussent ou retiennent les uns et les autres à lutter, raisons qui sont un réel facteur de division de la classe ouvrière.

    II en va encore ainsi du problème des fascistes et de la nécessité de l’auto-défense, du problème de la violence pendant les luttes, de la nécessité de démasquer, de juger publiquement et de frapper les chefs, les jaunes de toutes sortes, la hiérarchie de l’usine qui sont autant d’instruments directs de l’oppression de classe.

    Il en est de même des réformes, de la tentative d’opposer l’initiative de l’Etat et de la bourgeoisie à la volonté qu’ont les masses de faire face à tous leurs problèmes par la lutte.
    Il en est ainsi du problème de la santé qui ne se pose pas seulement à l’usine mais aussi au dehors, pour nos femmes et nos enfants et renvoie au problème de notre alimentation, de notre mode de vie, du pouvoir des médecins sur nos corps.

    Il en va ainsi du problème de l’information, de la presse bourgeoise et de la TV, etc. Tous ces problèmes doivent être discutés en partant des exigences de la lutte à l’usine, de ses contenus et de ses objectifs, en commençant par distinguer les solutions des patrons et celles des prolétaires.

    Ces discussions n’auront évidemment pas une portée immédiate mais elles s’accumuleront dans la conscience des prolétaires et ne tarderont pas à revenir à la surface sitôt que l’occasion s’en présentera.

    La liaison entre les luttes.

    En second lieu, il s’agit d’être présents, d’orienter et de relier entre elles les initiatives que les ouvriers prennent spontanément à l’extérieur de l’usine : par exemple les luttes des usagers des transports et certaines luttes contre les loyers, les occupations d’immeubles, etc,.

    Toutes initiatives qui ont été organisées directement à l’usine ou qui reflètent le degré d’autonomie, de confiance en soi que la lutte d’usine a produit.

    Relier les luttes veut dire organisation, généralisation, propagande sur les mêmes thèmes. Ce sont là les premiers exemples d’organisation ouvrière autonome dépassant les murs de l’usine, la colonne vertébrale d’une organisation ouvrière territoriale à venir.

    Mais relier les luttes veut dire avant tout utiliser l’usine comme caisse de résonance de ces luttes ; comprendre que celle-ci est le terrain où certaines initiatives peuvent être comprises et généralisées ; voir que le plus souvent c’est à l’usine, dans l’accueil que les ouvriers font à certaines luttes, que réside la puissance de celles-ci et l’impossibilité pour le patron de les briser.

    La liaison entre usines.

    En troisième lieu, il s’agit d’organiser des liens stables entre usines dont les fils soient directement entre les mains des ouvriers.

    L’intervention aux portes des autres usines, le contact avec une réalité ouvrière différente sont la première forme de l’engagement propre des ouvriers eux-mêmes, de l’action militante de masse à l’extérieur.

    Tous en ressentent fortement le besoin aujourd’hui, car l’isolement des luttes est l’obstacle le plus immédiat que doit surmonter la classe ouvrière. L a liaison territoriale.

    Mais la forme la plus stable et durable de liaison est assurée par la capacité des ouvriers d’une même usine et de différentes usines de se réunir, de s’organiser sur le plan territorial pour faire face, avant tout, à leurs propres problèmes, et c’est là aussi le seul moyen de gagner à l’organisation, au travail politique et au travail militant une masse énorme d’ouvriers qui ne peuvent s’arrêter à la sortie de l’usine.

    L’ouverture de sièges ou même simplement le choix de lieux de réunions réguliers est une condition indispensable pour récolter les fruits, sur le plan organisationnel, d’un « travail de porte » qui risque autrement de ne pas laisser de trace durable.

    Il s’agit là aussi d’un moyen fondamental d’offrir un pôle de référence à l’immense masse d’ouvriers et de prolétaires des petites entreprises qui ne peuvent organiser de luttes spécifiques sur leurs lieux de travail ou n’y parviennent que très difficilement, mais sont disponibles pour la lutte et pour l’organisation et qui peuvent finalement trouver, par leur lien avec les ouvriers et les luttes des grandes usines, leur champ d’initiative autonome.

    Enfin, c’est là le moyen d’offrir aux étudiants un lien direct avec les prolétaires des quartiers qu’ils habitent, de sorte que leur travail en dehors de l’Ecole puisse être, dès le départ, non pas une initiative extérieure par rapport à la masse, mais une action se développant sur la base d’une connaissance réelle des problèmes et des luttes prolétariennes.

    Là où la classe ouvrière n’est pas la force hégémonique.

    Dans la ville ou dans les quartiers où il n’y a pas d’usines ou où la classe ouvrière ne peut être de façon directe le pôle de référence de tous les prolétaires, ces noyaux d’organisation prolétarienne autonome naissent et se développent par la liaison entre les avant-gardes des luttes prolétariennes – luttes pour le logement, contre les conditions de transport, mais aussi mobilisations anti-fascistes, batailles de rues, etc. – parce que la liaison avec la classe ouvrière n’est pas immédiate et que l’usine n’est pas le terrain d’unification des expériences.

    Le travail de discussion, d’éducation, de clarification des perspectives de la lutte de classe doit alors nécessairement avoir un champ beaucoup plus étendu.

    Les sièges.

    Avoir un siège, un lieu fixe où se retrouver est une chose indispensable non seulement pour nous-mêmes, pour nous enraciner de plus en plus profondément dans une situation locale, mais surtout pour les masses qui ont besoin d’un centre auquel se référer pour lotis les problèmes qu’elles rencontrent, où elles puissent se rencontrer, se connaître, passer leur temps libre, et aussi apprendre à se divertir de façon différente, non bourgeoise.

    Sans ce réseau de contacts et de liens il ne peut y avoir d’organisation prolétarienne autonome. C’est pourquoi ces sièges territoriaux, s’ils doivent fonctionner, doivent être entre les mains des masses – et entre les nôtres seulement dans la mesure où nous sommes complètement enracinés et intégrés dans la masse – financés, gérés et utilisés par les prolétaires pour tous leurs besoins. Il n’y a pas d’activités privilégiées réservées au siège et d’activités privées qui en sont bannies.

    Les sièges ne doivent pas servir seulement de lieux de réunion et de discussion mais aussi pour faire des choses : organisation de la contre-information – tracts, journaux prolétariens, affiches, pancartes – activités culturelles, livres, journaux projections, cours et débats.

    Les activités qui peuvent sembler « paternalistes » ne le sont que si elles sont organisées d’en haut et non sous le contrôle, par la force et le concours directs de tous : écoles maternelles, cours de rattrapage ou de perfectionnement, crèches, infirmeries prolétarien tics, assistance juridique, collectes, toutes ces activités doivent être accomplies au siège, ou à l’intérieur de l’organisation prolétarienne, avec le concours direct des prolétaires.

    Le siège doit aussi être un lieu de détente. Nous n’y installerons jamais une machine à sous mais nous sommes tout à fait d’accord pour que garçons et filles y viennent pour se rencontrer, faire connaissance et organiser leurs fêtes.

    De même les anciens, dont cette société ne sait que faire et dont elle souhaite qu’ils meurent le plus vite possible, peuvent trouver en notre siège un lieu pour se réunir, se rendre et se sentir utiles et surtout pour mettre enfin à la disposition des jeunes leur capital d’expérience que les patrons aimeraient faire oublier au plus vite.

    L’enquête.
    Nous ne devons pas faire les enquêtes nous-mêmes mais les confier aux masses, car c’est leur expérience, leur vie quotidienne à l’usine et dans les quartiers qui doit fournir les critères pour distinguer les ennemis et permettre de réunir pour chaque groupe, chaque famille, chaque individu les éléments nécessaires à la définition de sa position de classe et à son mode d’insertion dans la lutte.

    Par l’enquête et par l’action dont celle-ci doit fournir la matière, la vie d’un quartier, d’une usine, d’une école doit tomber dans le domaine public, tous doivent sentir sur eux les yeux des prolétaires, savoir qu’ils peuvent compter sur ceux-ci pour toute cause juste et qu’ils doivent les redouter s’ils se rendent coupables.

    A quoi sert l’enquête ? A identifier la « gauche », les couches, groupes et individus les plus combatifs, ceux qui vivent les contradictions les plus fortes, d’un côté, et d’un autre côté à isoler les ennemis, les chefs, les parasites, les exploitateurs, les jaunes, les agents de l’ennemi. Pour pouvoir dénoncer publiquement ceux-ci, il s’agit de tracer une ligne de démarcation nette entre amis et ennemis.

    Dénonciation et justice populaire.

    L’enquête n’a aucun sens si elle reste confinée dans un groupe restreint. La dénonciation systématique des conditions d’oppression dans lesquelles vivent les prolétaires et des instruments de leur exploitation – en descendant jusqu’aux cas individuels – est la, méthode la plus efficace pour arracher les prolétaires à leur isolement, pour leur faire comprendre qu’ils peuvent compter sur quelqu’un qui connaît et partage leur sentiment et qu’ils sont dans la voie juste s’ils luttent et apprennent à corriger leurs erreurs.

    Une action de dénonciation systématique de l’ennemi de classe doit viser les patrons et ceux qui gouvernent et englober toute l’armée de leurs serviteurs et parasites : chefs d’équipe, chefs d’atelier, hommes de main, jaunes, tauliers, négociants, firmes et entreprises qui exploitent le peuple, juges, professeurs, instituteurs, maires et conseillers communaux (professionnels de la politique), fonctionnaires du parti, syndicalistes, dirigeants et jusqu’aux individus qui habitent les quartiers et les maisons des prolétaires mais ne font pas partie du prolétariat.

    De la sorte, les prolétaires apprennent à distinguer leurs propres intérêts et à ne pas les confondre avec ceux de leurs exploiteurs ; de la sorte, on interdit à l’ennemi de classe aux cent visages de s’abriter derrière le mur de silence, de mystère et d’esprit de clan qui entoure ses actions.

    On le force à se montrer à découvert, a avoir peur, à perdre l’initiative.

    Manifestes, inscriptions sur les façades – celles de leurs maisons – tracts, journaux prolétaires, brochures et assemblées exposant leurs méfaits et leur vie privée doivent être les instruments de cette action quotidienne et doivent avoir pour résultat que les murs d’une entreprise, d’une école, d’un quartier, les choses dont parlent les prolétaires qui y vivent, prennent finalement une coloration de classe.

    Sitôt que tout cela sera fait systématiquement, les prolétaires eux-mêmes prendront l’initiative et fourniront spontanément les matériaux et les informations qui permettront d’aller de l’avant.

    C’est pourquoi il est nécessaire que cette action ne soit pas désordonnée, qu’elle se concentre périodiquement sur des initiatives spectaculaires comme des procès publics faits par les masses aux principaux responsables du notre exploitation ou à une catégorie particulière de ceux-ci, par exemple les chefs dans les usines.

    C’est sur cette base seulement qu’une lutte juste et nécessaire contre le parlementarisme et les élections peut trouver les moyens d’aller de l’avant. Car une campagne anti-électorale ne peut être menée seulement sur la base de principes abstraits ; et ne pas la mener signifie ne pas s’attaquer à l’un des principaux instruments d’oppression et d’exploitation : le système de clientèle sur lequel s’appuie la politique bourgeoise.

    Identifier, dénoncer et isoler les institutions, les intérêts matériels et les personnes qui font partie de l’appareil de l’Etat bourgeois et organisent l’adhésion à celui-ci – des fascistes aux révisionnistes – est une condition indispensable pour tracer une ligne de démarcation entre l’ennemi et nous, et pour amorcer une analyse concrète des bases sociales du révisionnisme.

    L’Assemblée prolétarienne.

    En plus du siège, les prolétaires doivent disposer d’un instrument de classe dans lequel ils puissent se reconnaître et auquel ils puissent se référer. C’est pourquoi il faut que, partout ou nous travaillons, l’habitude soit établie de tenir périodiquement et à date fixe des assemblées où la parole soit donnée aux masses.

    Peu importe si, au début – ou même pendant longtemps – peu de gens se rendent à ces assemblées dont la convocation doit être l’objet du maximum d’efforts. Ce qui importe, c’est que l’assemblée ait toujours lieu, à date fixe, et que les prolétaires soient informés de ce qui s’y dit.

    A mesure que notre travail progresse ils apprendront à la considérer comme un moyen qui leur est offert pour exprimer leurs besoins, pour faire leurs propositions, pour s’éclaircir les idées.

    Donner la parole aux masses n’est pas chose simple. Des siècles d’oppression leur ont désappris à s’exprimer en public, à écouter ce que disent les autres, à discerner le coeur des problèmes.

    Pour aider les masses à s’exprimer, il faut que les assemblées soient dirigées, qu’elles soient centrées sur un problème et qu’elles se terminent par une décision qui engage tout le monde ou, au moins, par une clarification.

    Deux écueils doivent être évités : l’assemblée ne doit pas être une succession désordonnée d’interventions isolées consacrées à des problèmes divers et individuels ; et la nécessité de tirer des conclusions ne doit pas la transformer en une manifestation à sens unique dans laquelle les nouvelles interventions seront étouffées sous un plan préétabli.

    Dans une réunion on peut dire beaucoup plus de choses – et des choses parfois plus justes – que dans une assemblée ; mais elle n’ont pas la même portée.

    Le but d’une assemblée est d’apprendre aux masses à s’exprimer et à décider, à se sentir les protagonistes et à se rendre compte que leurs problèmes sont importants pour tout le monde.

    L’assemblée de quartier est le lieu où des prolétaires de condition différente – ouvriers, étudiants, employés, femmes, chômeurs, ouvriers travaillant ailleurs que dans les usines – peuvent se rencontrer, prendre conscience de leurs problèmes respectifs, discerner ce qu’ils ont en commun et ce qui les divise, préparer le terrain et élaborer des objectifs pour des luttes communes.

    A défaut d’un moyen d’auto-éducation de ce genre, chaque prolétaire n’aura jamais de la société et du prolétariat lui-même qu’une connaissance de seconde main.

    L’assemblée est, en outre, le principal instrument dont disposent les prolétaires pour contrôler la vie du quartier, pour dénoncer ou approuver chacune des initiatives qu’on y prend.

    C’est pourquoi il importe que les prolétaires apprennent à reconnaître l’assemblée comme leur légalité, comme le lieu où ils décident ce qui est juste et ce qui n’est pas juste.

    L’auto-défense.

    Les heurts de plus en plus fréquents avec la police et, surtout, les mobilisations prolétariennes contre les fascistes – pour les chasser et détruire leurs sièges – nous montrent à quel point les masses prolétariennes sont déjà prêtes à l’action directe.

    Ce potentiel d’intervention ne doit pas se manifester au gré du hasard ou de la pure spontanéité ; dès maintenant, il faut l’organiser, le discipliner et le développer au maximum, de manière à lui donner une continuité et une direction politique.

    Car pour beaucoup de jeunes et beaucoup de prolétaires la lutte de classe est comprise avant tout comme un recours à la force. Il ne s’agit pas là d’une erreur ou d’une déformation : mais d’un aspect fondamental de la spontanéité des masses qui doit être comprise et organisée politiquement.

    Offrir aux prolétaires d’une usine, d’une école, d’un quartier la possibilité de s’organiser militairement est une tâche indispensable : cette organisation ne doit pas être une force brute « au service » d’une ligne politique qui lui demeure étrangère, mais une des formes par lesquelles prend corps l’autonomie et la conscience de classe des masses.

    C’est à nous de la promouvoir et d’y être totalement impliqués pour lui donner une orientation politique juste.

    Le recours à la force ne peut avoir, chez les prolétaires, qu’un caractère défensif ; la question de la destruction de l’appareil répressif de l’Etat – destruction qui est la tâche de la guerre révolutionnaire – n’est pas et ne peut pas être à l’ordre du jour.

    Mais cela ne signifie pas que l’on se défend seulement lorsqu’on est attaqué.

    Se défendre veut dire qu’il faut sauvegarder par la force notre autonomie, notre liberté de nous organiser, la possibilité de prendre des initiatives à la mesure de la capacité de mobilisation des masses ; et pour ce faire, il nous faut nous organiser sur ce plan-là également.

    Il y a toute une gamme d’objectifs en vue desquels peut se développer aujourd’hui une organisation permanente de masse, base nécessaire d’une future armée prolétarienne : auto-défense – et offensive – contre les groupes fascistes ; service d’ordre dans les manifestations ; organisation de la défense contre les perquisitions et les arrestations dans les quartiers ; expéditions punitives contre les ennemis du peuple dénoncés et identifiés publiquement…

    La solidarité active.

    Les prolétaires doivent avoir confiance en leur propre force et pour cela ils doivent retrouver cette estime réciproque que le capitalisme cherche continuellement à saper.

    Tout ce qui tend à mettre en valeur la personnalité des prolétaires, à ne pas les laisser galvauder leur créativité, leur intelligence, leur temps ; à leur permettre de se sentir utiles, à se mettre à l’oeuvre, à vaincre les difficultés du moment, à résister au chantage et à l’humiliation, tout cela – même s’il s’agit seulement d’actions limitées ou exemplaires – a la plus grande importance.

    Aussi faut-il que, dans les usines, les écoles, les quartiers, il se crée un réseau de solidarité entre prolétaires, fondé sur des actes et non pas seulement sur des paroles.

    S’organiser sur ce plan, cela veut dire faire des choses, avec persévérance, méthode et esprit de continuité : par exemple des collectes pour aider ceux qui en ont besoin ou pour éviter que des gens se vendent ou deviennent briseurs de grève parce qu’ils sont sur le point de crever.

    Il y a aussi les dispensaires organisés par des camarades, pour montrer que l’on peut se guérir autrement qu’en s’humiliant jour après jour devant un médecin, ou pour commencer à analyser collectivement les causes de nos maladies.

    Il y a l’assistance juridique pour nous éviter d’être escroqués par les patrons, par les aigrefins, par les assureurs, par l’Etat et même par les avocats, ou pour aider les prolétaires qui risquent de pourrir pendant des années en prison pour une vétille.

    Il y a les crèches pour permettre aux femmes prolétariennes de consacrer un peu de temps à elles-mêmes et à la politique, de ne pas être enchaînées à leurs enfants et à leur foyer, de travailler et de gagner leur vie, et pour faire comprendre à tous, hommes et femmes, que l’on peut s’occuper des enfants de manière collective et communiste, pour le plus grand bien des enfants et des parents.

    Il y a la possibilité donnée aux vieux de se sentir utiles et de faire profiter les autres de leur expérience, en enseignant l’histoire de leur vie.

    Il y a les activités post-scolaires et les cours de rattrapage par lesquels les enfants – mais aussi les adultes – s’aident mutuellement à apprendre et choisissent eux-mêmes ce qu’il leur paraît important de savoir.

    Il y a la possibilité offerte aux jeunes de lier connaissance, de ne pas être seuls, de trouver des amis avec lesquels s’amuser sans qu’il soit besoin pour cela de quitter le quartier.

    Il y a les centres d’accueil pour organiser les prolétaires débarquant du sud et les aider à trouver un logement, un emploi, des amis, sans qu’ils aient besoin pour cela de subir l’escroquerie et l’exploitation politique à laquelle se livrent sur eux les chacals qui s’en occupent actuellement, etc.

    Toutes ces initiatives ne peuvent être mises en train que lentement, en surmontant maintes difficultés et contradictions. Elles sont essentielles pour la lutte de classe, car elles substituent l’initiative consciente et collective des prolétaires aux solutions imposées par les patrons dans toute une série de domaines où la lutte de classe n’a pas pénétré jusqu’ici de manière consciente et organisée.

    Les luttes.

    Toutes ces initiatives ne sont pas des fins en soi ; elles servent à préparer les luttes, à les organiser, à les rendre continues et politiquement signifiantes afin de donner aux actions une base organisationnelle qui permette de consolider à tous les niveaux l’autonomie conquise par les ouvriers.

    Tout comme la lutte d’usine, la lutte prolétarienne sur le terrain social a ses objectifs propres qui sont d’autant plus valables qu’ils sont plus généraux, unificateurs, égalitaires, antagonistes par rapport à la façon dont les patrons ont organisé la vie des prolétaires.

    Beaucoup de ces objectifs ont déjà été clairement définis au cours des luttes prolétariennes de ces dernières années, mais ils peuvent être rendus plus précis encore et des objectifs nouveaux seront mis en avant à mesure que la lutte s’étend et que l’autonomie prolétarienne s’affirme dans tous les domaines.

    Il ne peut y avoir de division de principe entre objectifs d’usine et objectifs sociaux car la lutte de classe ne petit être divisée en compartiments étanches.

    Nombre des objectifs que les ouvriers ont mis en avant au cours des luttes d’usine ne peuvent être effectivement poursuivis que par une généralisation de l’affrontement, reliant les différentes usines entre elles et embrassant d’autres secteurs du prolétariat.

    D’une façon plus générale, à mesure que l’autonomie du prolétariat se développe, on voit s’effacer et disparaître la distinction entre usine, société et « vie privée », distinction qui est un produit de la société capitaliste, une arme des patrons pour perpétuer leur domination. Quels sont ces objectifs ?

    Les objectifs.

    S’emparer des choses, ne pas se faire exploiter doublement, tel est l’objectif de la lutte pour le logement, de la grève des loyers, de l’occupation des immeubles vides, de la lutte pour les transports ou contre l’augmentation des tarifs, de la grève des tickets, des luttes étudiantes contre les frais de scolarisation ou pour transformer l’Ecole en centre d’organisation ; le nombre de mobilisations dans le sud contre le paiement de l’impôt ; les luttes ouvrières et étudiantes pour des cantines gratuites, etc.

    Tel est aussi le sens de beaucoup de luttes ouvrières contre les heures supplémentaires, pour la réduction de la durée du travail, contre les cadences, contre la nocivité du milieu de travail. etc.

    Tel est le sens d’une lutte contre la hausse des prix et la tentative d’affamer les prolétaires ; de la lutte pour imposer la distribution gratuite – ou à des prix décidés par les prolétaires – des produits de première nécessité, et cela non pas de manière anarchique, par des pillages faits au hasard, mais sous la forme de réquisitions ordonnées et continues pour lesquelles les prolétaires ne se sentent pas encore assez forts, mais qui sont pourtant inévitables.

    Défendre son droit de vivre, ne pas le laisser dépendre des exigences des capitalistes. Tel est l’objectif de toutes les luttes que mènent les journaliers agricoles pour ne pas être rayés des listes d’embauche ; des luttes que mènent les paysans pour des prix garantis ; des luttes que mènent les chômeurs pour obtenir des allocations, pour obtenir que les fonds des organismes publics servent à garantir le salaire de tous ; des luttes des ouvriers mis en congé et qui revendiquent l’intégralité de leur ancien salaire ; des luttes des étudiants qui réclament le pré-salaire indépendant de leurs performances.

    Tel est, sous sa forme la plus générale, l’objectif des ouvriers réclamant que leur salaire ne soit pas lié à la productivité ; mais la tentative de traduire cet objectif en la revendication du salaire unifié garanti à tous – ou salaire social, ou salaire politique, etc. – s’est révélée trop abstraite par rapport à la spécificité des situations réelles : il s’agit non pas d’un objectif unificateur mais d’un mot d’ordre en l’air.

    Car la force des objectifs réside dans leur capacité à faire fond sur des situations concrètes ou sur des formes sur lesquelles les prolétaires savent pouvoir compter.

    Défendre son temps, afin d’avoir du temps pour soi-même et non seulement pour les patrons. C’est là l’objectif de la réduction de la durée du travail, des luttes contre la lenteur des transports, contre les temps morts, contre les queues devant les guichets et les dispensaires, des luttes prolétariennes pour des services collectifs efficaces, pour des crèches, etc., des luttes étudiantes contre les programmes surchargés…

    Défendre sa santé. Lutte contre la nocivité du travail d’usine, qui porte sur tout le processus de travail, car tout travail fait pour un patron est nocif; luttes dans les quartiers contre la pollution, la saleté, le bruit, les taudis; luttes pour des soins convenables dans les hôpitaux et les dispensaires; l’objectif des prolétaires est toujours de ne pas tomber malades plutôt que d’être mieux soignés pour leurs maladies.

    La destruction systématique de leur santé, dans les usines et les quartiers, leur fait prendre conscience de leur exploitation et leur volonté de mettre au premier plan leur droit de bien vivre, d’être en bonne santé est l’aspect le plus fondamental de la contradiction qui les oppose à l’exploitation capitaliste.

    S’opposer à tout ce qui divise, différencie et met les prolétaires en concurrence les uns avec les autres.

    Dans les luttes contre les classifications et la cotation par poste ; dans les luttes des employés contre les cotes d’amour ; dans les luttes des étudiants contre la sélection, les concours, les examens, les « diplômes au rabais » ; dans les luttes des chômeurs contre les indemnités liées au lieu de résidence, l’égalitarisme, puissamment affirmé par l’autonomie ouvrière, s’est révélé le plus puissant facteur d’unification des prolétaires, la substance même de leur force préfigurant la société communiste.

    Cet égalitarisme – et c’est là son sens – consiste à affirmer inconditionnellement les besoins des prolétaires contre les exigences de la production, du marché, du mode de vie que le capitalisme cherche à imposer pour diviser les prolétaires.

    On ne parviendra à comprendre la nature de classe des révoltes méridionales contre l’Etat, les partis, les barons de la politique que si l’on y distingue le besoin de tracer une ligne de démarcation nette vis-à-vis de l’ennemi.

    C’est pour la même raison que les ouvriers cherchent à chasser les chefs et les dirigeants des usines.

    Le fait que cette exigence se soit exprimée de manière déformée et ait souvent offert aux pires ennemis du prolétariat – par exemple aux fascistes à Reggio de Calabria – un terrain idéal pour prendre pied, ce fait montre les limites de la spontanéité prolétariennes abandonnée à elle-même et dépourvue de direction politique.

    Ne pas comprendre cette composante fondamentale de la lutte de classe, la refuser ou ne pas savoir l’assumer – au nom d’une défense de principe de la « démocratie bourgeoise » – peut seulement conduire à se couper de plus en plus profondément de la lutte de classe et de ses exigences fondamentales.

    La ville aux mains des prolétaires.
    Dans quelle situation se trouvera le prolétariat au terme de cette seconde phase que nous avons résumée par le mot d’ordre « prenons la ville »?

    Par l’extension de la lutte à tous les domaines et sa radicalisation, le prolétariat se sera conquis lui-même, son propre mode d’être, de vivre, de se dresser contre la société et l’exploitation capitalistes.

    La société sera coupée en deux : d’un côté les prolétaires, leurs besoins non satisfaits, leurs intérêts de classe désormais clairs et bien perçus, leur force accumulée par des années d’expérience, de lutte, de discussion, leur organisation éprouvée dans sa capacité de faire face à tout problème ; de l’autre côté la bourgeoisie, les patrons, le pouvoir despotique de l’Etat bourgeois, les mécanismes d’exploitation désormais mis à nu, la force brute, devenue l’instrument unique sur lequel repose leur domination de classe.

    Ce processus ne sera évidemment pas plus linéaire que ne l’a été la phase de la conquête de l’autonomie dans les usines.

    Il subsistera des différences de niveau tranchées, des zones « en retard » et « en avance » du point de vue de l’autonomie prolétarienne, des phases de progrès et des périodes de stagnation et de reflux comme nous en avons connu durant les années écoulées.

    Surtout, il n’y aura pas un moment précis où l’on pourra dire que ce processus est arrivé à son terme et qu’une nouvelle phase de lutte s’ouvre aux masses, sauf dans l’appréciation des avant-gardes à qui revient la tâche de réunir les indications fournies par les masses et de donner une stratégie à tout le mouvement.

    Mais un changement fondamental sera intervenu dans la conscience et dans l’attitude de masse des prolétaires et c’est par rapport à lui qu’il faut savoir mesurer le développement de la lutte de classe : les prolétaires ne se sentiront plus étrangers dans un monde qui ne leur appartient pas, ils ne seront plus des hôtes mal venus dans une société qui ne les tolère que pour pouvoir les exploiter, des marchandises asservies aux intérêts des autres.

    Ils se sentiront chez eux, maîtres de leur vie et de leur destin, capables de le dominer et ils ressentiront l’exploitation et la domination non pas comme la condition naturelle de leur vie, mais comme une contrainte arbitraire et un obstacle à la réalisation de leurs aspirations.

    A partir de ce moment, seule la force brute, l’appareil répressif de l’Etat, l’occupation militaire des zones où les prolétaires se sont organisés pour lutter, pourra maintenir les vieux rapports d’exploitation.

    Et c’est à partir de ce moment – en partant de ce nouveau rapport de forces entre prolétaires et patrons, rapport de forces qui interdit aux patrons et à l’Etat toute initiative autre que de répression militaire – que la violence de masse pourra devenir offensive et que l’objectif de la lutte pourra être la destruction de l’appareil répressif de l’Etat.

    Mais sur ce point également il faut se garder du schématisme : tous les prolétaires ne seront pas d’un côté ni tous les bourgeois de l’autre. S’il en était ainsi le destin de ceux-ci serait déjà scellé.

    Les phases de la lutte de classe – il faut le répéter – seront déterminées par ses combats les plus avancés, dans la mesure où ceux-ci ne seront pas des faits exceptionnels mais le reflet d’une tendance embrassant tout le prolétariat.

    Comme dans toute nouvelle avancée de la lutte de classe, les lignes du front ne resteront pas inchangées lors du passage à la nouvelle phase, mais les nouvelles tâches du prolétariat – la lutte armée – feront apparaître des divisions profondes.

    Et – il faut le répéter – seule une ligne de masse nous permettra de surmonter ces divisions et d’arracher continuellement de nouvelles forces au camp de l’ennemi.

    Nous en aurons les moyens si nous avons fait du bon travail jusque-là. Le prolétariat et ses avant-gardes pourront alors compter sur une organisation de masse dans laquelle les masses sauront se reconnaître et qui sera seule à leur offrir une perspective d’avenir.

    1971

    >Sommaire du dossier

  • Lotta Continua: Brochure de juillet 1969

    Est-ce que la lutte est terminée ?

    Nous sommes maintenant à la veille des vacances, et nous attendons tous avec impatience le moment de quitter cet enfer.

    Pour ceux qui depuis plus d’un an se crèvent de fatigue, ce désir est parfaitement justifié.

    Mais que le patron ne s’imagine pas avoir imposé dans l’usine son « rythme de vie ».

    Pour nous, la lutte n’est pas terminée.

    Nous n’avons pas obtenu ce que nous voulions, mais nous n’avons pas dit notre dernier mot.

    Nous avons obtenu une grande victoire : en deux mois de lutte, nous nous sommes unis, nous avons pris conscience de notre force, nous nous sommes organisés tout seuls, à notre façon.

    Le patron essaie bien de se venger, de reprendre le contrôle de nos luttes, de récupérer la production en augmentant les cadences et en menaçant les camarades les plus actifs ou en mettant ses menaces à exécution : mais tout cela ne se passe plus en douceur comme avant.

    Il y a beaucoup d’équipes et d’ateliers qui débrayent chaque fois que la production augmente ou quand les cadences sont trop rapides ; dans certains ateliers, les ouvriers étaient tellement unis que la direction a été obligée de battre en retraite sur les mesures disciplinaires (aux ateliers 54 et 53, par exemple).

    Ça veut dire que l’accord-bidon signé par les syndicats contre notre volonté, ou le chantage au manque d’argent pour les vacances, ça ne marche plus.

    Ça veut dire que la lutte continue.

    Mais la période qui nous sépare encore des vacances ne doit pas servir seulement à répondre aux contre-attaques du patron ou à l’augmentation de la production et à la répression.

    Elle doit nous servir aussi à consolider notre organisation, et ànous préparera affronter les mois d’automne où nous reprendrons les grèves avec tous les autres ouvriers italiens.

    En Septembre commencera la lutte pour le contrat national de travail des métallos, et tout de suite après pour celui des ouvriers de la chimie et du bâtiment.

    La grande majorité des ouvriers sera en grève au même moment.

    Nous savons ce que représentent les contrats pour les patrons et pour les syndicats.

    Ce sont des accords pour une durée de trois ans, concernant le salaire de base, le nombre d’heures de travail, la classification et d’autres points importants pour nous.

    Comme ça, les patrons veulent être sûrs que les ouvriers ne luttent qu’une fois tous les trois ans pour l’augmentation du salaire de base, les réductions d’heures de travail, etc.., au moment choisi par les capitalistes et les syndicats, et puis qu’après, ils restent bien tranquilles sans rien dire.

    C’est-à-dire que le contrat est une espèce de cage dans laquelle on enferme à double tour la lutte des ouvriers, et les syndicats sont chargés de surveiller la cage pour qu’elle reste bien fermée.

    Mais la lutte des ouvriers ne se laisse pas enfermer, ni par les patrons, ni par les syndicats.

    Les ouvriers n’attendent pas le signal du patron pour lutter. Ils le font quand ils l’ont décidé.

    Et de fait, à Mirafiori, nous n’avons pas attendu l’automne pour demander les augmentations de salaire et la classe supérieure ; nous avons commencé la lutte quand nous avons eu la force suffisante.

    C’est exactement ce qu’ont fait les ouvriers de beaucoup d’autres usines italiennes, Pirelli, Olivetti, Fatme à Rome, Piaggio à Pontedera, Rese à Pordenone, Dalmine à Bergame et beaucoup d’autres.

    Alors, la première chose à dire, c’est que:

    Nous refusons de nous engager, avec les contrats, à planifier nos luttes sur le calendrier des patrons et des syndicats.

    Les contrats, c’est des chiffons de papier, et rien de plus.

    Ceci dit, nous devons ajouter que l’échéance des contrats est une occasion exceptionnelle pour notre lutte.

    Si, jusqu’à maintenant, nous avons lutté chacun de notre côté, en automne, nous lutterons en même temps que tous les autres ouvriers.

    Et rien que ça, ça veut dire que nous aurons une force extraordinaire.

    Les patrons et leur gouvernement unis contre les ouvriers unis et leur organisation autonome : voilà en quels termes se pose la lutte de l’automne.

    Mais pour utiliser véritablement cette force, il ne faut pas que nous attendions le dernier moment, il faut que nous nous préparions dès maintenant.

    C’est-à-dire que nous devons discuter des objectifs que nous voulons atteindre en luttant, la façon dont nous voulons lutter, comment nous pouvons nous organiser mieux entre nous, et comment nous pouvons nous unir avec les ouvriers des autres usines et des autres villes.

    A partir d’aujourd’hui et jusqu’aux vacances, nous devons tous nous engager à discuter de tout ça, dans l’usine et àl’extérieur de l’usine.

    Ça aussi, c’est une façon de lutter.


    Les objectifs des syndicats et ceux des ouvriers

    La première chose à faire, c’est de décider, nous autres ouvriers, quels sont les objectifs de la lutte, sans laisser aux syndicats la possibilité de décider à notre place.

    Au cours de notre dernière lutte, nous avons eu une nouvelle fois la preuve que les syndicats non seulement ne servent pas nos intérêts, mais qu’ils s’opposent à la lutte ou qu’ils cherchent à la faire dévier vers des objectifs qui ne nuisent pas du tout au patron ou qui lui sont même utiles.

    Par exemple, leur revendication au sujet de l’augmentation du nombre des délégués.

    D’une façon plus général e, nous avons constaté encore une fois que les syndicats sont ennemis de l’autonomie ouvrière, parce qu’ils ne s’occupent que d’aménager la façon dont le patron nous exploite.

    Mais pour ce qui est de l’existence même des patrons et de l’exploitation, ils disent que ce n’est pas leur rayon.

    Les syndicats acceptent les lois de l’organisation du travail telles que les ont faites les capitalistes, ils acceptent les lois de la productivité, les lois de la programmation patronale.

    En revanche, les ouvriers, tous autant qu’ils sont, ne veulent qu’une seule chose : briser ces lois qui, pour la classe ouvrière, n’ont qu’un seul sens, toujours le même : misère et esclavage.

    Tout cela est évident si on regarde la plateforme revendicative que les syndicats ont préparée en commun pour les contrats.

    Il faut dire tout de suite que, comme d’habitude, les syndicats ont décidé des revendications de leur côté.

    Aujourd’hui, ils font semblant de venir nous consulter en nous distribuant des bouts de papier sur lesquels nous pouvons répondre par oui ou par non aux questions auxquelles ils ont déjà répondu.

    Comme ça, ils pourront dire qu’ils expriment nos désirs.

    Comme si c’était nécessaire de faire des référendum par écrit pour connaître notre volonté alors que nous l’avons déjà exprimée très clairement, et pas chacun de son côté,avec un stylo à bille, mais tous ensemble, en débrayant, en faisant des assemblées, des manifestations, en luttant.

    Le référendum des syndicats ne nous intéresse pas : ils le font pour mieux nous posséder.

    Ces messieurs qui se disent nos représentants, parlent d’augmentations de salaire, mais ils se gardent bien de nous dire de combien elles doivent être, ces augmentations.

    Ils n’ont pas le courage de venir nous dire qu’ils sont prêts à accepter des augmentations de cinquante lires, parce qu’ils savent bien que cinquante lires, ça nous fait rigoler.

    Ils parlent d’augmentations, et ils refusent de demander une augmentation égale pour tous.

    Comme ça, ils continuent à diviser les ouvriers au lieu de les unir.

    Ils continuent à être partisans de la classification, et même, ils se préparent à inventer une nouvelle sous-classe, qu’ils appellent super, extra ou « sprint ».

    Ils parlent de réglementer les heures supplémentaires, mais ils se gardent bien de parler de l’abolition des heures supplémentaires.

    Es parlent des 40 heures, mais ils acceptent de les obtenir trois, quatre ans ou même plus après la signature du contrat.

    Ils parlent de réajustement progressif avec les employés, ils se gardent bien de parler d’égalité.

    Le réajustement qu’ils demandent ne s’applique qu’à quelques détails, et pas à l’essentiel.

    Ils parlent de démocratie dans l’usine, mais ce qu’ils veulent, c’est des privilèges pour les syndicalistes.

    iLs parlent de lutte, et ce qu’ils veulent dire par là, c’est deux ou trois journées de grève purement symboliques.

    Tout ça, ça nous est étranger, c’est contraire à nos intérêts.

    Nous, nous ne pouvons pas nous contenter de pleurnicher contre les syndicats, ou de les critiquer.

    Nous avons démontré que nous sommes capables d’organiser nous-mêmes notre lutte, de décider de nos objectifs, de choisir la façon la plus efficace de lutter.

    Et cela ne s’est pas passé seulement à Mirafiori, mais dans beaucoup d’autres usines italiennes.

    C’est pourquoi aujourd’hui nous pouvons et nous devons décider nous-mêmes quels sont les objectifs que nous voulons atteindre en luttant en automne.

    AUGMENTATIONS DE SALAIRES

    Nous devons tous d’abord décider combien nous demandons.

    Justement parce que nous ne sommes pas à la foire aux bestiaux, et parce que nous n’avons pas du tout l’intention de demander des augmentations qui sont tout de suite reprises par l’augmentation effrénée du coût de la vie, ça ne nous suffit pas de parler vaguement d’ »augmentation », mais nous devons préciser de combien il faut qu’elle soit.

    Et puis, ça sert à rendre les choses plus claires, et la clarté renforce la lutte.

    Ensuite : les augmentations doivent être égales pour tous.

    Ça, c’est ce que les ouvriers ont demandé au cours de toutes les luttes récentes les plus importantes.

    Nous sommes tous exploités de la même façon, et le pain coûte le même prix pour tout le monde.

    En ne nous augmentant pas tous de la même façon, le patron nous divise.

    En demandant des augmentations égales pour tous, nous nous unissons, et nous nous renforçons.

    Ensuite : toutes les rubriques différentes de la feuille de paye doivent être réduites aune seule : le taux de base.

    En ce moment, la feuille de paye est divisée en un tas de colonnes : c’est bien utile au patron pour nous embrouiller et pour mieux nous voler.

    La plupart du temps, pour comprendre sa feuille de paye, il faut être spécialiste.

    Alors, le patron en profite pour nous embobiner.

    Mais le plus important, c’est que nous ne travaillons pas pour avoir telle prime de vacances, telle classe, telle prime de nocivité, tel boni, tel salaire de base et ainsi de suite.

    Nous sommes obligés de travailler tout simplement pour avoir un salaire, et pour qu’il soit aussi élevé que possible, compte tenu de nos exigences et de notre force organisée.

    Le fait que notre salaire soit aussi fragmenté est une arme formidable dans les mains du patron.

    Le forfait et la prime de production, par exemple, ne sont pas autre chose qu’une façon de nous rendre complices de l’exploitation que nous subissons : c’est une course suicide aux cadences qui augmentent toujours, et qu’on nous fait faire pour quelques lires de plus.

    Autre exemple : quand on est au chômage « technique » – ça ne dépend pas de nous, mais du patron – les patrons font des économies sur notre dos.

    Mais en étant payé au taux de base seulement, tel qu’il est maintenant, personne ne peut s’en tirer : d’autre part, la production, ça n’intéresse que le patron, sûrement pas nous.

    Nous, ce qui nous intéresse, c’est le salaire.

    Prenons encore un autre exemple : étant donné que le patron se fout complètement que nous crevions ou que nous nous esquintions la santé, la nocivité de certains travaux reste sans changement, et en échange de notre peau, on nous donne quelques lires de plus.

    Comme ça, ils espèrent nous convaincre que nous sommes quittes: quatre sous de plus en échange de la silicose, d’une infirmité ou de la dépression nerveuse, et justice est faite.

    Ils réussissent à envoyer trois couillons sur la lune, mais ils n’arrivent pas à éliminer la nocivité du travail.

    Là aussi, il n’y a qu’une seule réponse : non âla nocivité, et en attendant, réduction des heures de travail, intégration des primes au salaire.

    C’est comme ça que nous nous renforçons et que le patron s’affaiblit.

    L’exploitation et la domination que le patron nous impose sont étroitement liés à la façon dont le travail est organisé, à l’utilisation qu’en fait le patron, pour contrôler et écraser les ouvriers : le salaire de poste, les augmentations au choix, les diverses indemnités, les forfaits, les primes et ainsi de suite.

    Que tout ça soit intégré au salaire de base, ça veut dire s’opposer concrètement à la liberté de manoeuvre du patron sur notre dos.

    TEMPS DE TRAVAIL

    Nous voulons les 40 h. , nous les voulons sans perdre une seule lire, nous les voulons tout de suite.

    On avait déjà demandé ça il y a 6 ans, pour les contrats de 1962, et on n’a encore rien vu venir.

    La diminution des heures de travail est une revendication fondamentale, qui nous permet de nous unir concrètement avec les ouvriers des autres usines, et tout d’abord à ceux des usines que la logique capitaliste condamne au chômage croissant.

    La diminution des heures de travail est une bonne façon de riposter à l’intensification du travail telle que nous la subissons à Fiat, et en même temps au chômage.

    Mais tout d’abord, il faut dire que les 40 heures ne doivent pas servir au patron.

    Les capitalistes les plus avancés sont tout à fait disposés à donner les 40 heures en échange d’une restructuration de la semaine de travail.

    Par exemple, ils voudraient – comme l’a dit Pirelli – nous enlever le dimanche férié, et nous donner deux jours par semaine à tour de rôle.

    Comme ça, ils peuvent faire fonctionner la production sans interruption pendant sept jours par semaine, dimanche compris, et utiliser les machines au maximum.

    Pour nous, il n’y aurait plus de jours fériés, sauf quand le patron le voudrait bien.

    Ou bien encore, toujours dans le même but, ils voudraient faire faire l’équipe de nuit à tous les ouvriers.

    Mais la nuit est faite pour dormir.

    Non seulement, nous n’accepterons pas de faire les équipes de nuit, mais nous demanderons partout où c’est possible l’abolition des équipes de nuit.

    Cela ne doit plus se produire.

    Mais nous savons aussi que la diminution des heures de travail, pour être effective, doit être liée à la question des heures supplémentaires.

    Déjà maintenant les ouvriers italiens ne font pas les 43 ou 44 heures dont on parle dans les contrats.

    Ils en font beaucoup plus.

    Demander les 40 heures et ne pas supprimer les heures supplémentaires, ça veut dire se foutre de nous.

    Maintenant, les patrons réussissent à nous imposer les heures supplémentaires – mis à part ceux qui les font uniquement parce qu’ils sont des salauds – parce que le salaire est trop bas et ne nous permet pas de nous en tirer.

    C ‘est pourquoi toutes nos revendications sont liées :

    – augmentations de salaire importantes

    – les 40 heures

    – suppression des heures supplémentaires

    Il est inadmissible que dans les usines comme Fiat, où les conditions de travail sont épouvantables, il y ait des ouvriers qui fassent dix, onze heures de travail ou plus.

    Il est inadmissible que cette surexploitation – qui rapporte énormément au patron et qui est payée une misère si ont tient compte des retenues – serve au patron à ne pas embaucher d’autres ouvriers.

    Il est inadmissible que le patron se serve régulièrement des heures supplémentaires pour récupérer ce qu’il perd à cause des grèves que nous faisons.

    CLASSIFICATION

    Compte tenu de la production de l’usine, les classes n’ont pas de sens : nous sommes tous capables de tout faire.

    Leur seul but est de nous diviser et de nous dresser les uns contre les autres, les jeunes contre les vieux, les ouvriers récemment embauchés contre les plus anciens, les ouvriers contre les ouvrières et ainsi de suite.

    Nous devons avoir pour but de supprimer les classes, et, en attendant, demander la suppression des classes inférieures.

    EGALITE COMPLETE AVEC LES EMPLOYES

    Les employés et les ouvriers sont les esclaves du même patron.

    Mais le patron réserve un « traitement de faveur » aux premiers, sur certains points, pour qu’ils continuent à croire qu’ils sont différents des ouvriers, et qu’ils se comportent en conséquence.

    C’est exactement le même jeu que les patrons jouent aux Etats-Unis avec les ouvriers blancs et les ouvriers noirs.

    Mais toutes les différences créées artificiellement par le patron doivent disparaître ; non seulement les différences de condition, mais les différences de salaire.

    Commençons tout de suite par faire disparaître les différences de condition : cela doit donc signifier les mêmes droits pour les ouvriers et les employés (et pas seulement le vague « rapprochement » dont parlent les syndicats) ; cela doit signifier les mêmes droits pour tous : les vacances, les arrêts de travail, les indemnités et, non seulement en cas de maladie ou d’accident, mais tout le temps.

    UNE LUTTE PROLONGEE

    Voilà les objectifs qui- doivent être au centre de notre lutte et que nous ne sommes pas disposés à marchander contre d’autres concessions .

    Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de problèmes : ça veut dire tout simplement que c’est sur la base de ces objectifs, du fait qu’ils répondent à nos besoins et à notre force, que l’organisation autonome des ouvriers peut grandir en ce moment.

    Et cette organisation est bien celle qui nous permet d’affronter les autres problèmes, ceux qui ne peuvent être résolus après une seule lutte.

    Elle s’est déjà constituée, bren que d’une façon encore incomplète, à Fiat.

    C’est le cas pour le problème des cadences qu’aucune négociation ne permettra de résoudre.

    Ce problème ne pourra être réglé que par une lutte prolongée et organisée, dans l’usine, pas seulement contre les augmentations de production, mais pour la réduction de la production.

    C ‘est le cas pour le problème de la lutte à l’extérieur de l’usinera où le patron récupère ce que nous lui arra-chons par nos luttes, en augmentant les prix, là où le patron essaie de nous isoler et de nous imposer ses idées.

    L’organisation que nous créons dans l’usine est le point de départ pour nous unir en dehors de l’usine aussi, là où nous habitons, pour lutter contre les loyers, contre l’augmentation des prix, contre l’école bourgeoise.

    Nous voulons construire des formes d’organisation qui uniront les ouvriers de toutes les branches, les étudiants, les autres travailleurs, pour avoir toujours l’initiative.

    Corso Traiano [Avenue de Turin où, le 3 juillet 1969, ouvriers et étudiants de la ville ont tenu tête à la police pendant près de 24 heures] et Nichelino en sont deux beaux exemples.

    LES FORMES DE LUTTE

    Il ne suffit pas de savoir pourquoi nous nous battons, il faut aussi savoir comment.

    L’époque de la passivité, celle où nous attendions que les syndicats décrètent un jour de grève pour en faire un jour de congé, au mieux faire un tour aux piquets, cette époque-là est terminée.

    En automne il est possible, c’est même sûr,que les luttes démarrent dans beaucoup d’usines, sans attendre le coup d’envoi des syndicats.

    De toute façon, les grèves des syndicats nous serviront à expérimenter notre force.

    Mais ces grèves que les syndicats ont l’intention de nous faire faire sont celles qui nous coûtent le plus cher.

    Ce sont celles qui coûtent le moins au patron : il est prévenu si longtemps à l’avance qu’il a le temps de s’organiser pour les récupérer.

    Ce sont celles qui nous sont le moins utiles pour nous unir et nous organiser.

    Pendant la lutte de Mirafiori, comme pendant celle de Pirelli à Milan, et celles des luttes récentes les plus avancées, les ouvriers ont remporté une grande victoire.

    Si le patron nous rassemble dans l’usine, c’est pour produire des profits ; pour celui qui regarde notre organisation et notre lutte, il se sert de tout pour nous diviser, il nous arrive de travailler côte à côte pendant huit heures et de ne pas arriver à échanger trois mots, encore moins d’arriver à nous connaître .

    Notre lutte nous à fait comprendre que si l’usine est le centre du pouvoir patronal, elle peut et elle doit devenir le centre de notre force.

    Nous avons compris que le fait de mener la lutte dans l’usine nous permet de nous unir, de discuter entre nous, de nous organiser, tout cela dix fois plus que pendant les grèves à l’extérieur.

    Nous avons compris qu’avec cette organisation, en faisant passer la lutte d’un atelier à l’autre, nous pouvions porter des coups encore plus sévères au patron avec le minimum de pertes.

    Les luttes de l’automne seront un occasion unique pour généraliser, grâce aux luttes à l’intérieur de l’usine, l’organisation autonome qui existe déjà dans quelques ateliers.

    Ce sera une occasion unique pour renforcer la capacité de lutte dans les usines italiennes où elle est encore insuffisante.

    C’est seulement la lutte dans l’usine qui nous permet d’envisager un combat prolongé contre le patron ; c’est là qu’il est le plus faible, là qu’il paie le prix fort.

    Qu’il soit bien clair, à partir de maintenant, que nous n’accepterons plus d’arrêter des luttes pour des négociations, pour donner au patron une belle occasion de planifier les grèves comme il l’entend.

    C’est pendant le déroulement de la lutte qu’on discute.

    Bien entendu, ça ne veut pas dire qu’il faut enfermer la lutte entre les murs de l’usine, mais ça veut dire qu’il faut utiliser l’usine comme point de départ, comme l’endroit où se construit la force qui nous permet d’en sortir au bon moment, avec les formes correctes et en bon ordre.

    Ça veut dire également que nous pourrons trouver la riposte ouvrière la plus efficace à toutes les tentatives du patron pour reprendre le dessus : le lock-out ou les licenciements par exemple.

    La riposte, ce sera l’intensification de la lutte dans l’usine et l’occupation s’il le faut.

    Agnelli, comme tous les autres capitalistes, préfère sûrement que les ouvriers aillent faire des dégâts Piazza Statuto.

    Là au moins il peut leur envoyer ses bandes de flics.

    Mais s’ils s’emparent de l’usine, les choses à détruire sont beaucoup plus précieuses.

    Pendant la lutte de la Fiat et pendant bien d’autres luttes prolétariennes en Italie, c’est la masse des ouvriers qui a fait preuve d’une conscience révolutionnaire élevée en montrant qu’ils savaient qu’il n’y avait pas de solution à leurs problèmes de classe en dehors de la destruction du capitalisme, en dehors de la destruction des classes.

    Dans l’étape actuelle, le problème qu’il nous faut résoudre, c’est de traduire cette richesse révolutionnaire en processus de lutte, en formes organisationnelles.

    Pendant les luttes de l’automne, ce n’est pas le problème du combat entre les prolétaires et les forces armées du capital pour la conquête du pouvoir qui se posera.

    Le problème qui se pose, c’est celui de l’organisation autonome des ouvriers.

    Et pour cela, la lutte à l’intérieur de l’usine joue un rôle décisif.

    SIGNIFICATION DE LA LUTTE

    Quand des millions d’ouvriers partent ensemble au combat, comme c’est le cas pour le renouvellement des contrats collectifs, le danger est toujours énorme pour les patrons.

    Mais ceux-ci espèrent bien s’en tirer en signant avant ou après un accord avec les syndicats.

    Ensuite, ils collaboreront pour ‘le faire respecter » : c’est-à-dire pour réduire « les pertes » au minimum et pour arrêter toutes les luttes au nom de la signature.

    Mais cette fois, le danger est plus grand que jamais pour les patrons.

    Ces derniers temps, les ouvriers ont appris non seulement à mener une lutte prolongée,mais encore à lutter d’une manière autonome, à décider eux-mêmes pourquoi et comment lutter.

    A la Fiat, comme dans beaucoup d’autres usines, c’est pour cela qu’ils ont commencé à s’organiser et à mener des luttes sans accepter quelque contrôle que ce soit.

    Et dans ces luttes, les ouvriers ne sont pas seuls.

    Depuis deux ans, les étudiants se battent contre les mêmes ennemis.

    Les paysans et les ouvriers agricoles, en ce mo – ment même, mènent de dures batailles.

    Même les employés et les agents techniques qui paraissaient jusque là les plus dociles au patron ont commencé à se mobiliser dans certaines usines de Milan et à la Fiat elle-même (grèves de la mécanographie, par exemple).

    Ainsi, les patrons savent que ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement quelques lires d’augmentation en plus ou en moins.

    Ils savent que ce qui est en jeu, c’est leur pouvoir.

    Ils savent que pour la première fois depuis des années peut surgir de ces luttes une union organisée des travailleurs, capable de leur tenir tête et de balayer tous les compromis des syndicats et des partis.

    C’est pourquoi ils utiliseront tous les moyens à leur disposition pour nous faire plier la tête et pouvoir nous narguer ensuite : « vous avez vu, vous vouliez n’en faire qu’à votre tête et vous avez pris une raclée ».

    Ils ont beaucoup de moyens à leur disposition : l’Etat, la police, les tribunaux qui sont à leur solde.

    Les syndicats ne mettent pas longtemps à se mettre d’accord pour freiner eux aussi la lutte des travailleurs au prix de quelques concessions : ces dernières semaines, à la Fiat, nous l’avons bien vu.

    Ce sera donc un rude combat.

    Mais nous sommes décidés à nous battre jusqu’au bout, parce que, dans ce combat, une seule victoire vaut plus que toutes celles du passé.

    Nous pouvons sortir de cette lutte en ayant obtenu,non seulement plus que ce que nous voulions – et nous en avons bien besoin -, mais encore une force organisée qui soit vraiment la nôtre , et qui nous servira pour toutes les grèves que nous déciderons.

    Cette force, elle ne se fait pas d’elle-même.

    Elle est comme le combat futur : un combat dur et prolongé ; la victoire ne vient pas « d’elle-même », en comptant seulement sur l’élan spontané des masses.

    Il faut que les ouvriers les plus conscients, les plus décidés ne s’arrêtent pas à quelques augmentations, mais pensent à l’objectif final : le renversement du pouvoir du patron. Qu’ils prennent la tête des luttes.

    Il faut que des groupes de travailleurs se forment pour préparer la lutte, pour donner toutes les explications nécessaires à leurs camarades, pour les convaincre et les mobiliser.

    D’une usine à l’autre, d’une ville à l’autre, il faut que ces groupes s’unissent.

    C’est pourquoi, avant les vacances, nous avons organisé une rencontre nationale des travailleurs en lutte de différentes villes d’Italie : ce congrès sera un premier pas vers l’unité.

    Turin

    22 Juillet 69

    Ouvriers et étudiants

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel : négatisme turbulent et militarisme socialiste

    Il est ainsi possible de résumer la démarche de Georges Sorel par cet extrait des Réflexions sur la violence :

    « Le danger qui menace l’avenir du monde peut être écarté si le prolétariat s’attache avec obstination aux idées révolutionnaires, de manière à réaliser, autant que possible, la conception de Marx. Tout peut être sauvé si, par la violence, il parvient à reconsolider la division en classes et à rendre à la bourgeoisie quelque chose de son énergie ; c’est là le grand but vers lequel doit être dirigée toute la pensée des hommes qui ne sont pas hypnotisés par les événements du jour, mais qui songent aux conditions du lendemain.

    La violence prolétarienne, exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, apparaît ainsi comme une chose très belle et très héroïque ; elle est au service des intérêts primordiaux de la civilisation ; elle n’est peut-être pas la méthode la plus appropriée pour obtenir des avantages matériels immédiats, mais elle peut sauver le monde de, la barbarie.

    À ceux qui accusent les syndicalistes d’être d’obtus et de grossiers personnages, nous avons le droit de demander compte de la décadence économique à laquelle ils travaillent.

    Saluons les révolutionnaires comme les Grecs saluèrent les héros spartiates qui défendirent les Thermopyles et contribuèrent à maintenir la lumière dans le monde antique. »

    Une telle vision ne pouvait qu’être catégoriquement rejeté par la social-démocratie. L’éclectisme de Georges Sorel était bien trop bourgeois, trop permissif dans son absence de principes, pour ne pas apparaître comme un recul.

    Dans la revue socialiste, en 1908, Louis Oustry résume très bien l’idéologie de Georges Sorel, dans un article intitulé Réformes – révolution, traitant de la question de la tactique dans la social-démocratie.

    Voici ce qu’il en dit :

    « Les vives discussions qui s’élèvent tant en Allemagne qu’en France, les circonstances toutes particulières de la politique actuelle mettent à l’ordre du jour le grave problème de la tactique et de l’action des socialistes français (…).

    Comme je l’ai déjà dit, je le répète, qu’importe la route par laquelle on vient au socialisme pourvu qu’on acquière cette double conviction : renverser l’ordre des choses établi et lui substituer un ordre nouveau tout de justice et de liberté. « Tous les chemins mènent à Rome, dit le proverbe, toute investigation conduit aussi à la vérité » (Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle).

    Et c’est alors que se pose cette deuxième question : puisque je suis socialiste et que je me propose de substituer le régime socialiste au régime capitaliste, puisque je désire hâter, faciliter, préparer l’accouchement du régime nouveau, quels moyens employer ? Comment agir ? (…)

    On pourrait croire que la violence soit uniquemennt un mode d’agir, un moyen, et en ce sens ne prendre en considération que ceux qui la pratiquent ou la préconisent comme telle. Jusqu’alors, blanquistes, marxistes, anarchistes avaient estimé qu’un catastrophe était nécessaire pour détruire l’ancien monde et engendrer le nouveau (…).

    Aujourd’hui, un métaphysicien social, M. Georges Sorel, a considéré la violence non plus comme un moyen mais comme un but, qu’il pose devant les volontés humaines, comme une fin dernière, comme un agent de moralité et de civilisation.

    Remarquable par son excès de fidélité à Marx et à sa théorie, — ne se distinguant de lui que par son amour de la lutte, sans terme ni réconciliation ultime, — il l’est aussi par son respect d’écolier pour les doctrines de M. Bergson et par son effort à y assouplir les faits.

    Curieux aussi par son souci d’unir idéologiquement le principe de la lutte de classe avec les théories des syndicalistes révolutionnaires ainsi que par sa volonté de réduire encore la doctrine, l’action et les cadres du socialisme, il l’est encore, lui, l’intellectuel et l’idéologue par excellence, par sa haine féroce contre les intellectuels et le parlementarisme comme par sa critique acerbe, acariâtre et toujours lourde, contre tout penseur et tout talent.

    Singulier, peut-être plus encore, par son désir d’être violent… en écrits, croyant que pour être terrible, il suffit de le paraître, il reste original entre tous par son Wagnérisme socialiste, son horreur de la clarté, de la logique, du bon sens et de la précision. 

    Puritain dans sa reconstitution du dogme et de la religiosité, dans sa lutte contre la libre-pensée et le progrès; autoritaire et entier dans son système au point de manifester une certaine tendresse pour M. Clemenceau et pour les troupes de cavalerie qui l’appliquent vigoureusement ; a prioriste et exclusif, véritable moine mystique et guerrier, vaticinant et excommuniant, il donne le spectacle bizarre de la lutte contre l’idéologie par l’idéologie, contre l’utopie par l’utopie, contre la finalité par la finalité, contre la justice romanesque par la violence romanesque.

    La violence qu’il définit suivant les besoins de sa thèse, est nécessaire, elle est belle, elle est une source d’énergies et peu s’en faut qu’il la déclare divine.

    Elle exalte la force de l’individu, développe en lui l’esprit d’abnégation et de sacrifice ; elle est pour lui l’école du sublime ; elle concrétise le but révolutionnaire et socialiste qui n’est point la recherche du bonheur par la justice et de la liberté par l’égalité, non plus que l’organisation volontaire et méthodique d’un régime dont les lignes essentielles depuis longtemps dégagées par l’analyse et à laquelle il préfère le confusionnisme de l’inconscient.

    Pour lui, la marche à la délivrance est la ruée de l’humanité dans la violence et le chaos.

    A ce propos il exalte les guerres religieuses, l’état de prospérité des castes et des classes conquérantes, oubliant que tous luttaient pour des idées ou pour des richesses et non par amour de la lutte, méconnaissant l’état de misère où se trouvaient les classes vaincues, refusant de reconnaître, dans son explication idéalo-métaphysique, que tous les soubresauts de la révolte des opprimés n’étaient que l’explosion de leurs tendances, de leurs volontés entravées.

    Oui, il est une marche à la délivrance, c’est celle des éternels opprimés et non celle des oppresseurs, qu’ils soient les moins guerriers de l’église conquérante, les hobereaux de la noblesse oisive, les jouisseurs du capitalisme parasite (…).

    En retranchant l’homme de son milieu, en faisant volontairement abstraction des circonstances, – chose curieuse pour le grand pontife du Mouvement socialiste – en faisant appel au mythe, à l’inconscient, on risque fort d’obscurcir la conscience claire des militants, de les détourner de l’oeuvre d’organisation hardie et continue, de propagande et d’effort, de résistance et d’action (…).

    Ce mouvement ne pourra être fructueux qu’avec un prolétariat conscient, éduqué, organisé et prêt à toutes les œuvres positives, généreuses, bienfaisantes, dont il devra assumer la direction et la responsabilité (…).

    Puisque l’auteur des Réflexions sur la violence aime les organisations militaires, le bruit des armes et des combats, il devra se rendre compte que des troupes sans enthousiasme, sans autre but positif que de lutter sans limite pour que ce principe, essentielllement moral et beau, à son gré, ne prenne jamais fin, sont des troupes mûres pour la défaite et pour l’oppression.

    Les « soldats des guerres de la liberté » – dont il est beaucoup parlé dans les Réflexions sur la violence – ne faisaient pasl a guerre pour la guerre ; ils défendaient un idéal et des avantages pratiques menacés. Là était le sens de leur mission morale, le sentiment du devoir (…).

    M. Sorel, qui aime la violence comme on aime un vice, qui sacrifie tout pour sauver la lutte de classes, qu’il élève à la hauteur d’un principe immuable et qu’il vénère à l’égale d’une idole ; qui, en tant qu’ancien polytechnicien, admire sans réserve la « bataille napoléonienne » et son illustre inventeur, a paraît-il, fondé une « nouvelle école » : elle n’est pas, nous dit-il, celle qui fait les docteurs de la « petite science » ; je croirais plutôt qu’elle formera, si elle prospère, les docteurs de l’incompréhension.

    II a fondé une doctrine que je ne pourrais mieux désigner que sous le nom de négatisme turbulent et de militarisme socialiste. Est-là le fin du fin ? On me permettra de croire que non. »

    Georges Sorel n’eut donc aucun impact : il espérait briser la social-démocratie avec le syndicalisme révolutionnaire, devenir l’anti-Marx, il n’en fut rien.

    Il continua alors son activité d’intellectuel, ayant de nombreux contacts et participant à différentes revues, se rapprochant même de l’Action française, sans pour autant abandonner ses idées.

    L’origine de cette convergence est simple. Georges Sorel disait en 1908, dans La décomposition du marxisme, que :

    « L’affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l’entrée de beaucoup d’anarchistes dans les syndicats n’avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe. »

    Georges Sorel lui-même considérait l’antisémitisme comme une aberration, même s’il céda de plus en plus aux préjugés antisémites. La raison en est que l’affaire Dreyfus n’avait un sens que pour la social-démocratie, car la charge démocratique aidait le socialisme.

    Georges Sorel défendait Dreyfus, mais rejetait la social-démocratie française et voyait que celle-ci profitait de l’affaire Dreyfus, capitalisant là-dessus. Il ne pouvait que converger vers l’extrême-droite, alors que de toutes façons ses conceptions pavaient la voie au principe du combattant.

    Dans un premier temps, la convergence s’exprimera par la naissance du Cercle Proudhon, sous l’égide de l’Action française.

    Puis le saut sera fait en tant que tel, avec le fascisme italien, assimilant le positionnement de Georges Sorel, en abandonnant la prétention au socialisme, tout simplement en appuyant la dimension unificatrice – civilisatrice, l’éclectisme et la figure du combattant.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel et l’éclectisme comme idéologie

    Georges Sorel est un théoricien éclectique ; ses œuvres partent dans tous les sens, allant de l’antiquité à la période la plus récente, abordant la morale, le droit, l’économie, la politique, etc. sans aucune cohérence, et à cela s’ajoutent des notes longues, allant jusqu’à de véritables petites thèses intellectuelles.

    C’est un style, classiquement français, avec l’idée de naviguer entre deux eaux pour assembler des idées ayant l’air différentes, voire opposées. Georges Sorel est un anti-intellectuel, dans le sens non pas où il nie la pensée, mais parce qu’il la considère en évolution perpétuelle, comme un flux. Il rejoint ainsi Bergson.

    C’est la raison pour laquelle Georges Sorel a soutenu Eduard Bernstein dans sa polémique contre Karl Kautsky.

    Dans Les polémiques pour l’interprétation du marxisme : Berstein et Kautsky, il s’évertue à expliquer que les thèses de Karl Marsxsont trop faibles, trop erronées.

    Cela servirait au mieux à de la propagande, satisferait seulement des gens peu instruits, et n’aurait rien de scientifique, etc.

    Kark Kautsky, en maintenant l’orthodoxie, aurait tort ; en cherchant à dépasser le marxisme, Eduard Bernstein aurait raison. Georges Sorel explique dans La crise du socialisme, en 1898, que :

    « M. Bernstein a le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses prénotions l’ont empêché de faire un travail complètement satisfaisant.

    « Lorsque Marx approche des points où le but final est sérieusement mis en question, il devient vague et incertain… Alors on voit que ce grand esprit scientifique était le prisonnier d’une doctrine. » Je crois qu’on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste et dans quelle mesure il était d’accord avec Engels : je trouve dans ces deux doutes l’explication de beaucoup des obscurités qui déroutent le lecteur. »

    Parvenir à se demander si Karl Marx était vraiment communiste en dit long sur l’approche de Georges Sorel, tellement éclectique qu’elle en arrive à relativiser l’identité politique de Karl Marx lui-même.

    Dans ce même ouvrage, il salue, évidemment, les problèmes de la social-démocratie, qui ne peuvent être pour lui explicables que par une nécessaire remise en cause… 

    « Les programmes socialistes perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur cohérence ; M. Merlino insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que l’on rencontre aujourd’hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu d’impuissance ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de l’action lente, mais sûre, des conditions sociales actuelles sur l’esprit des théoriciens, qui ne sont pas encore parvenus à mettre leur terminologie et leurs propositions à la hauteur des faits. »

    Il faudrait donc tout unifier au-delà des idéologies, refuser le principe d’une ligne, ne pas centraliser la pensée. C’est le sens du soutien de Georges Sorel au syndicalisme révolutionnaire, et il montre ici qu’il est un vrai agent de la bourgeoisie, cherchant à affaiblir culturellement et idéologiquement la classe ouvrière :

    « Les anarchistes ont profité de cette situation et se sont lancés, avec l’ardeur qui les caractérise, dans les mouvements syndical et coopératif.

    On connaît mal en France les groupes anarchistes ; ils se rattachent d’une manière très intime à la tradition socialiste française, comprenant beaucoup d’excellents ouvriers que les ruses des politiciens dégoûtent les étudiants révolutionnaires de Paris sont, en majorité, anarchistes le très distingué secrétaire de la fédération des Bourses, M. F. Pelloutier, est classé parmi les anarchistes.

    À l’heure actuelle, anarchisme est synonyme d’organisation des classes ouvrières en dehors des coteries politiques. Le temps n’est probablement pas éloigné où les ouvriers s’apercevront que la division du socialisme en sectes n’offre qu’un intérêt bien médiocre pour eux ; que le socialisme des choses, comme dit M. Merlino, est bien autrement important que le socialisme des socialistes.

    Les travailleurs n’ont pas grand’chose à apprendre des théoriciens ; mais ceux-ci ont beaucoup à apprendre en étudiant le mouvement syndical : c’est à cette conclusion que je suis arrivé dans un travail récent.

    Dans la pratique, les dissidences théoriques s’effacent ; quand il s’agit de raisonner sur les réformes actuelles, les dogmes ne comptent guère ; les Bourses du travail renferment des hommes appartenant aux partis les plus opposés et ces hommes s’entendent ; c’est pourquoi les Bourses sont devenues des institutions d’une importance capitale pour l’avenir du socialisme en France.

    Tandis que les chefs combinent des formules pour résoudre les contradictions logiques et nous apprendre comment la vraie liberté résulte de la parfaite adaptation au mouvement imprimé à la machine sociale pour l’État ; tandis que des abstractions sont manipulées avec subtilité par les dialecticiens du socialisme, – les ouvriers, en agissant, font la vraie science sociale ; ils suivent les voies qui correspondent aux thèses fondamentales et essentielles de Marx.

    Déjà dans les rangs des idéologues a pénétré la notion de l’unité essentielle du socialisme ; tout dernièrement, on a parlé de réunir un grand congrès pour diriger le mouvement et un journal proposait d’y appeler les groupes anarchistes !

    La fondation de L’Humanité nouvelle par M. Hamon est un signe remarquable de l’esprit nouveau : la liste des collaborateurs renferme des députés socialistes (comme MM. Vandervelde, Van Kol, E. Ferri), des anarchistes (comme MM. Grave, Kropotkine, Reclus), des marxistes (comme MM. B. Croce, H. Lagardelle et l’ancien directeur de la Revue socialiste, M. G. Renard).

    Entre tous ces hommes existe une communauté générale de sentiments, qui les séparent de la société bourgeoise, même des radicaux les plus avancés ; on trouve chez tous ce que j’ai appelé la notion de la catastrophe morale, résultant de la nouvelle évaluation de toutes les valeurs morales par le prolétariat militant : un socialiste et un anarchiste, engagés tous les deux dans le mouvement syndical, ne diffèrent guère ; ils comprennent les rapports sociaux, la conduite privée et le droit à peu près de la même manière ; – on ne saurait en dire autant d’un avocat parisien devenu député socialiste et d’un travailleur d’usine. Il ne faut donc attacher qu’une importance très médiocre aux formules et aux revendications des programmes.

    Bien loin de marquer la déchéance du socialisme, la crise actuelle du socialisme scientifique marque un grand progrès : elle facilite le mouvement progressif en affranchissant d’entraves la pensée. Longtemps on a cru que le socialisme pouvait déduire ses conclusions de thèses scientifiques et être une science sociale appliquée ; un interprète fort habile de Marx, M. B. Croce a montré qu’une pareille opération est impossible à réaliser.

    La science doit se développer librement sans aucune préoccupation sectaire ; la sociologie et l’histoire existent pour tout le monde de la même manière ; il ne saurait y avoir une science appropriée aux aspirations de la social-démocratie, de même que les catholiques intelligents ne pensent plus qu’il puisse y avoir une science catholique (…).

    Le travail fait par Marx ne sera point perdu, tout au contraire ; son œuvre mieux comprise, illuminée par l’expérience acquise, interprétée d’une manière philosophique, fournira des indications singulièrement profondes sur la portée des problèmes sociaux.

    Quelques camarades et moi, nous nous efforçons d’utiliser les trésors de réflexions et d’hypothèses que Marx a groupés dans ses livres : c’est la vraie manière de tirer parti d’une œuvre géniale et inachevée. Au lieu de répéter des formules abstraites, nous nous instruisons librement.

    Mais ce travail, pour important qu’il soit, est tout à fait accessoire dans le mouvement socialiste, comme tout travail idéologique d’ailleurs.

    Le socialisme n’est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c’est l’émancipation des classes ouvrières qui s’organisent, s’instruisent et créent des institutions nouvelles. C’est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l’avenir socialiste des syndicats : « Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers. » [publié dans l’Humanité nouvelle, mai 1898] »

    Georges Sorel veut renforcer le syndicalisme révolutionnaire, car ce dernier est anti-politique. Cela nuit à la conscientisation social-démocrate, et cela permet inversement l’éclectisme, où justement des intellectuels comme Georges Sorel (ou Benito Mussolini) peuvent tirer leur épingle du jeu.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel : il n’y a pas deux classes

    Le positionnement de Georges Sorel n’est permis que pour une seule raison : il nie l’existence de lois historiques. On est dans le même schéma que chez Nietzsche, avec une loi immanente et l’absence de confrontation aux modes de production. Chez Georges Sorel, on raisonne en termes de situation.

    Voilà pourquoi également Georges Sorel réfute catégoriquement toute élaboration d’un programme pour le socialisme, tout cela relevant à ses yeux d’un décor scolastique, comme il en accuse Karl Kautsky.

    Cependant, s’il n’y a donc ici pas de loi historique, de mode de production, alors qu’est-ce que le socialisme, selon Georges Sorel ? Là aussi, le rapprochement avec le fascisme qui va naître en Italie est évident.

    Georges Sorel admet que le socialisme vient de la classe ouvrière, mais ce n’est qu’une idée, la meilleure des idées, qui est à ce titre reprise par les classes sociales dans leur ensemble :

    « Sans doute, le mouvement socialiste ne consiste pas seulement dans « le mouvement des ouvriers organisés pour la résistance, devenant, chemin faisant, un mouvement politique » (p. 35). Je reconnais, avec l’auteur, qu’il s’étend, aujourd’hui, sur toute la société, qu’il revêt des allures prodigieusement variées ; – mais je maintiens que si ce mouvement est socialiste, c’est parce que les conditions actuelles sont telles que tous ses adhérents ne peuvent rien sans la classe ouvrière (évoluant suivant le schéma donné par Marx) et qu’ils ont le sentiment de la position du vrai moteur social moderne.

    C’est en cela que consiste l’unification des classes, que M. Merlino croit découvrir ; il y a non pas unification, mais passage de l’Esprit à la classe ouvrière.

    Il y a un mouvement à direction bien déterminée ; les classes ne sont plus des choses mélangées, abandonnées à leurs mouvements naturels ; elles sont dominées par les énergies qui se développent dans une classe en nouvelle formation.

    C’est celle-ci qui donne à la civilisation naissante les qualités qui vont la caractériser et que l’on ramènera au principe socialiste.

    Elle réagit sur toute la structure sociale, mais elle n’en supprime pas, nécessairement, la variété : autre chose est de dire qu’une force est prépondérante, autre chose est de dire qu’elle existe seule : c’est cette simplification que l’on fait quand on réduit la société à deux classes.

    Cette simplification, – commode pour faire comprendre théoriquement la lutte des classes, – nous empêche de voir les vrais mouvements et nous cache l’histoire dans laquelle nous vivons. »

    On a ici un élément essentiel de pourquoi Georges Sorel amène à la formation de l’idéologie de la « révolution fasciste ». Tout d’abord, il nie la dialectique et la contradiction de deux classes : la révolution oppose deux camps seulement, pas deux opposés dialectiques.

    Ensuite, la classe ouvrière transporterait l’Esprit de la révolution. C’est un vecteur, un outil. La classe ouvrière ne fait que porter l’idée.

    Rien n’empêchera alors de faire de l’avant-garde une force entièrement séparée de la classe ouvrière et apportant une idée transmise par celle-là, du moins en apparence : cela sera ce que prétendra la « révolution fasciste », nationale-socialiste.

    Mais en quoi consisterait justement la révolution, s’il n’y a plus deux camps ? Non pas, donc, en le pouvoir de l’un des deux camps ayant renversé l’autre, mais en le triomphe d’une « pression » :

    « Il y a là une question qui mériterait d’être étudiée de près ; il me paraît certain que Marx n’a pas compris la dictature du prolétariat dans le sens d’une administration effective de la masse, mais dans le sens d’une pression si énergique et si tenace du prolétariat sur les pouvoirs – constitués en période révolutionnaire d’une manière toujours faible, incapables de s’organiser automatiquement – que les aspirations des classes ouvrières puissent se faire jour et l’essence du socialisme se réaliser. »

    C’est là encore une vision petite-bourgeoise. Et comment alors interpréter le sens de ces pressions ? C’est là que Georges Sorel interprète Karl Marx comme une sorte de théoricien du syndicalisme révolutionnaire, où la science n’est ce qui ressort de l’action, du combat :

    « Suivant le principe de Marx, la science doit sortir de l’action, le mouvement de la pensée exprimer le mouvement réel. »

    Georges Sorel admet lui-même que, de toutes façons, Marx reste pour lui incompréhensible et que par conséquent il ne faut pas « trop chercher » non plus :

    « Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé.

    Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir contenir les nouvelles théories à élaborer ; mais il est évident qu’il ne faut pas aborder ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s’inspirer de l’esprit plutôt que des textes.

    [En note à cet endroit] Cela est d’autant plus nécessaire que les textes de MARX sont, très souvent, d’une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la nature de HEGEL que le Capital.

    Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (la huitième section du premier volume du Capital diffère très sensiblement des autres) ; – les mots sont tantôt employés dans un sens technique étroit, tantôt comme signes collectifs, tantôt dans un sens symbolique, tantôt dans le sens vulgaire ; – des formules abstraites sont souvent présentées sans préparation ; -les formules symboliques ne sont pas rares ; – enfin il existe des différences assez notables entre l’édition française et la dernière édition publiée par Engels : – la traduction française n’est pas toujours sûre parce que notre langue se prête fort mal à représenter des abstractions d’une manière vivante, comme cherche souvent à faire Marx à l’exemple de Hegel.

    Il serait à désirer qu’on publiât, à l’usage des lecteurs français, un fascicule contenant les variantes. Fin de la note]

    M. Andler voit dans les recherches des marxistes actuels « les variations d’une orthodoxie sur son déclin » et les preuves de la décomposition du marxisme. Le tout serait, peut- être, de s’entendre sur le sens des termes : car la vitalité d’une doctrine scientifique se mesure moins à la fidélité à des formules qu’à la hardiesse et à l’indépendance des disciples. »

    Au-delà de l’erreur théorique, il y a pire : Georges Sorel considère qu’il a le droit de s’inspirer, d’interpréter comme bon lui semble. C’est là typiquement petit-bourgeois et ce style va être précisément celui du fascisme.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel et le mythe mobilisateur

    Georges Sorel a toujours été un disciple de Bergson. Ce dernier mettait en avant l’intuition ; il correspondait à l’expression de l’irrationalisme bourgeois de la Belle Époque. Étant éclectique dans son approche, coupé de la tradition social-démocrate, Georges Sorel a puisé librement dans le bergsonisme pour justifier sa démarche du combattant.

    Georges Sorel s’est également largement inspiré du pragmatisme, un courant américain justifiant l’expérience la plus directe. Là encore, on avait une philosophie propre au capitalisme, cette fois dans les conditions américaines, avec son sens de l’action.

    Afin de combiner le tout, au nom du syndicalisme révolutionnaire dont il se veut désormais le théoricien, Georges Sorel met en avant le mythe, c’est-à-dire une image nette permettant de transcender les combattants et d’unifier les efforts individuels. 

    On lit donc, dans les Réflexions sur la violence :

    « Les explications précédentes ont montré que l’idée de la grève générale, rajeunie constamment par les sentiments que provoque la violence prolétarienne, produit un état d’esprit tout épique et, en même temps, tend toutes les puissances de l’âme vers des conditions qui permettent de réaliser un atelier fonctionnant librement et prodigieusement progressif ; nous avons ainsi reconnu qu’il y a de très grandes parentés entre les sentiments de grève générale et ceux qui sont nécessaires pour provoquer un progrès continu dans la production.

    Nous avons donc le droit de soutenir que le monde moderne possède le moteur premier qui peut assurer la morale des producteurs. »

    La violence est ici l’expression de la puissance des forces nouvelles, une pureté dans un monde s’effondrant, la réactivation de la figure du combattant :

    « Je m’arrête ici, parce qu’il me semble que j’ai accompli la tâche que je m’étais imposée; j’ai établi, en effet, que la violence prolétarienne a une tout autre signification historique que celle que lui attribuent les savants superficiels et les politiciens ; dans la ruine totale des institutions et des mœurs, il reste quelque chose de puissant, de neuf et d’intact, c’est ce qui constitue, à proprement parler, l’âme du prolétariat révolutionnaire ; et cela ne sera pas entraîné dans la déchéance générale des valeurs morales, si les travailleurs ont assez d’énergie pour barrer le chemin aux corrupteurs bourgeois, en répondant a leurs avances par la brutalité la plus intelligible.

    Je crois avoir apporté une contribution considérable aux discussions sur le socialisme; ces discussions doivent désormais porter sur les conditions qui permettent le développement des puissances spécifiquement prolétariennes, c’est-à-dire sur la violence éclairée par l’idée de grève générale.

    Toutes les vieilles dissertations abstraites deviennent inutiles sur le futur régime socialiste ; nous passons au domaine de l’histoire réelle, à l’interprétation des faits, aux évaluations éthiques du mouvement révolutionnaire.

    Le lien que j’avais signalé, au début de ces recherches, entre le socialisme et la violence prolétarienne, nous apparaît maintenant dans toute sa force.

    C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne. »

    Voici comment Georges Sorel salue par conséquent  les syndicalistes révolutionnaires dans ses Réflexions sur la violence :

    « Ces observations nous conduisent à reconnaître l’énorme différence qui existe entre la nouvelle école et l’anarchisme qui a fleuri il y a une vingtaine d’années à Paris.

    La bourgeoisie avait bien moins d’admiration pour ses littérateurs et ses artistes que n’en avaient les anarchistes de ce temps-là ; leur enthousiasme pour les célébrités d’un jour dépassait souvent celui qu’ont pu avoir des disciples pour les plus grand maîtres du passé ; aussi ne faut-il pas s’étonner si, par une juste compensation, les romanciers et les poètes, ainsi adulés, montraient pour les anarchistes une sympathie qui a étonné souvent les personnes qui ignoraient à quel point l’amour-propre est considérable dans le monde esthétique.

    Cet anarchisme était donc intellectuellement tout bourgeois, et les guesdistes ne manquaient jamais de lui reprocher ce caractère ; ils disaient que leurs adversaires, tout en se proclamant ennemis irréconciliables du passé, étaient de serviles élèves de ce passé maudit ; ils observaient d’ailleurs que les plus éloquentes dissertations sur la révolte ne pouvaient rien produire, et qu’on ne change pas le cours de l’histoire avec de la littérature.

    Les anarchistes répondaient en montrant que leurs adversaires étaient dans une voie qui ne pouvait conduire à la révolution annoncée ; en prenant part aux débats politiques, les socialistes devaient, disaient-ils, devenir des réformateurs plus ou moins radicaux et perdre le sens de leurs formules révolutionnaires.

    L’expérience n’a pas tardé à montrer que les anarchistes avaient raison à ce point de vue, et qu’en entrant dans les institutions bourgeoises, les révolutionnaires se transformaient, en prenant l’esprit de ces institutions ; tous les députés disent que rien ne ressemble tant à un représentant de la bourgeoisie qu’un représentant du prolétariat.

    Beaucoup d’anarchistes finirent par se lasser de lire toujours les mêmes malédictions grandiloquentes lancées contre le régime capitaliste, et ils se mirent à chercher une voie qui les conduisit à des actes vraiment révolutionnaires ; ils entrèrent dans les syndicats qui, grâce aux grèves violentes, réalisaient, tant bien que mal, cette guerre sociale dont ils avaient si souvent entendu parler.

    Les historiens verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l’un des plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom de mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l’être.

    Les écrivains anarchistes qui demeurèrent fidèles à leur ancienne littérature révolutionnaire, ne semblent pas avoir vu de très bon mille passage de leurs amis dans les syndicats ; leur attitude nous montre que les anarchistes devenus syndicalistes eurent une véritable originalité et n’appliquèrent pas des théories qui avaient été fabriquées dans des cénacles philosophiques.

    Ils apprirent surtout aux ouvriers qu’il ne fallait pas rougir des actes violents. Jusque-là on avait essayé, dans le monde socialiste, d’atténuer ou d’excuser les violences des grévistes ; les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences comme des manifestations normales de la lutte, et il en résulta que les tendances vers le trade-unionisme furent abandonnées.

    Ce fut leur tempérament révolutionnaire qui les conduisit à cette conception ; car on commettrait une grosse erreur en supposant que ces anciens anarchistes apportèrent dans les associations ouvrières les idées relatives à la propagande par le fait.

    Le syndicalisme révolutionnaire n’est donc pas, comme beaucoup de personnes le croient, la première forme confuse du mouvement ouvrier, qui devra se débarrasser, à la longue, de cette erreur de jeunesse ; il a été, au contraire, le produit d’une amélioration opérée par des hommes qui sont venus enrayer une déviation vers des conceptions bourgeoises.

    On pourrait donc le comparer à la Réforme qui voulut empêcher le christianisme de subir l’influence des humanistes ; comme la Réforme, le syndicalisme révolutionnaire pourrait avorter, s’il venait à perdre, comme celle-ci a perdu, le sens de son originalité ; c’est ce qui donne un si grand intérêt aux recherches sur la violence prolétarienne. »

    Georges Sorel défend donc le syndicalisme révolutionnaire, se posant comme protecteur dans la mesure où, dit-il, il a vu l’aspect principal : celui de la violence. Seule la violence permet un décrochage avec le parlementarisme, et donc l’avènement de la révolution, vers laquelle on tend par l’affirmation non pas d’un programme, mais d’un mythe mobilisateur.

    La social-démocratie française ne veut pas la révolution : elle s’est engluée dans le réformisme. Georges Sorel attribue cela à la nature même de la social-démocratie en général. Il voit donc dans l’anti-intellectualisme des syndicalistes révolutionnaires le remède à cette tentation réformiste.

    Mais alors que les syndicalistes révolutionnaires font du syndicat la clef de l’opposition à la social-démocratie qui vante le Parti, Georges Sorel fait de la violence la clef de la transformation sociale. Il déplace le curseur, faisant de l’individu combattant la clef de voûte de sa vision du monde.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel et la violence : la vision petite-bourgeoise du combattant

    Pour élaborer sa théorie de la violence, ou plus précisément du combattant, Georges Sorel en appelle à Nietzsche. Ce philosophe allemand a formulé, en effet, une conception de la réalité consistant en une bataille pour l’affirmation de sa propre puissance. Une fois qu’on y est parvenu, on est soi-même balayé par une nouvelle puissance, et cela à l’infini, dans un éternel retour.

    On a vu que Georges Sorel ne raisonne pas en termes de classe, mais de forces historiques aux intérêts divergents. C’est donc une puissance et elle doit se réaliser. Le moyen pour cela est l’écrasement dans la violence, car c’est l’expression libre de ces forces.

    Georges Sorel aborde la question de la manière suivante dans les Réflexions sur la violence :

    « On sait avec quelle force Nietzsche a vanté les valeurs construites par les maîtres, par une haute classe de guerriers qui, dans leurs expéditions, jouissent pleinement de l’affranchissement de toute contrainte sociale, retournent à la simplicité de la conscience du fauve, redeviennent des monstres triomphants qui rappellent toujours « la superbe brute blonde rôdant, en quête de proie et de carnage », chez lesquels « un fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d’un exutoire ».

    Pour bien comprendre cette thèse, il ne faut pas trop s’attacher à des formules qui ont été parfois exagérées à dessein, mais aux faits historiques; l’auteur nous apprend qu’il a en vue «l’aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les vikings scandinaves ».

    C’est surtout aux héros homériques qu’il faut penser pour comprendre ce que Nietzsche a voulu expliquer à ses contemporains. »

    Il est donc nécessaire, pour Georges Sorel, de procéder à l’héroïsation de l’individu pour qu’il soit prêt à la bataille. Il ne faut pas des cadres se sacrifiant pour le Parti, mais des individus affrontant la réalité pour eux-mêmes, dans le syndicat.

    C’est une vision petite-bourgeoise et d’ailleurs voici le cadre dont parle Georges Sorel :

    « Le problème que nous allons maintenant chercher à résoudre est le plus difficile de tous ceux que puisse aborder l’écrivain socialiste ; nous allons nous demander comment il est possible de concevoir le passage des hommes d’aujourd’hui à l’état de producteurs libres travaillant dans un atelier débarrassé de maîtres.

    Il faut bien préciser la question ; nous ne la posons point pour le monde devenu socialiste, mais seulement pour notre temps et pour la préparation du passage d’un monde à l’autre ; si nous ne faisions pas cette limitation, nous tomberions dans l’utopie. »

    Il est bien parlé d’atelier et de producteurs, c’est-à-dire d’individus dans le cadre de la petite production. La réalité post-révolutionnaire n’est pas analysée, car il ne serait pas possible d’en parler : là aussi on découvre la vision du monde petite-bourgeoise qui ne veut surtout pas planifier, cherchant simplement, en réalité, à faire reculer la bourgeoisie pour maintenir son existence.

    C’est cette approche qui permet à Georges Sorel d’aboutir à la mentalité du soldat – ce qui est tout à fait conforme à l’idéal fasciste qui s’affirmera par la suite, Benito Mussolini saluant Georges Sorel qu’il a lu alors qu’il était encore un socialiste réfléchissant sur les syndicats, juste avant de fonder le mouvement fasciste en Italie. C’est l’idéal du légionnaire.

    Dans les Réflexions sur la violence, on lit donc :

    « On arrive à un résultat satisfaisant en partant des très curieuses analogies qui existent entre les qualités les plus remarquables des soldats qui firent les guerres de la Liberté, celles qu’engendre la propagande faite en faveur de la grève générale et celles que l’on doit réclamer d’un travailleur libre dans une société hautement progressive.

    Je crois que ces analogies constituent une preuve nouvelle (et peut-être décisive) en faveur du syndicalisme révolutionnaire.

    Pendant les guerres de la Liberté, chaque soldat se considérait comme étant un personnage ayant à faire quelque chose de très important dans la bataille, au lieu de se regarder comme étant seulement une pièce dans un mécanisme militaire confié à la direction souveraine d’un maître.

    Dans la littérature de ces temps, on est frappé de voir opposer constamment les hommes libres des armées républicaines aux automates des armées royales ; ce n’étaient point des figures de rhétorique que maniaient les écrivains français ; j’ai pu me convaincre, par une étude approfondie et personnelle d’une guerre de ce temps, que ces termes correspondaient parfaitement aux véritables sentiments du soldat.

    Les batailles ne pouvaient donc plus être assimilées à des jeux d’échec dans lesquels l’homme est comparable à un pion; elles devenaient des accumulations d’exploits héroïques, accomplis par des individus qui puisaient dans leur enthousiasme les motifs de leur conduite. »

    Cela aboutit à la conception de la révolution comme soulèvement individualiste ; ce serait une exaltation de l’individualité de la vie du producteur. C’est la conception du guerrier, du combattant, hors de toute fusion collective, de ligne idéologique, d’organisation et de planification.

    Georges Sorel est le théoricien d’une nouvelle forme d’intervention sociale, se fondant sur une mentalité de combattant affrontant la réalité afin de s’affirmer, sans que le contenu, ni l’objectif ne soient ce qui compte.

    On lit, dans les Réflexions sur la violence, un justificatif de cela, sur la base de l’efficacité du pragmatisme :

    « Jusqu’au moment où parut Napoléon, la guerre n’eut point le caractère scientifique que les théoriciens ultérieurs de la stratégie ont cru parfois devoir lui attribuer ; trompés par l’analogie qu’ils trouvaient entre les triomphes des armées révolutionnaires et ceux des armées napoléoniennes, les historiens ont imaginé que les généraux antérieurs à Napoléon avaient fait de grands plans de campagne : de tels plans n’ont pas existé ou n’ont eu qu’une influence infiniment faible sur la marche des opérations.

    Les meilleurs officiers de ce temps se rendaient compte que leur talent consistait à fournir à leurs troupes les moyens matériels de manifester leur élan ; la victoire était assurée chaque fois que les soldats pouvaient donner libre carrière à tout leur entrain, sans être entravés par la mauvaise administration des subsistances et par la sottise des Représentants du peuple s’improvisant stratèges.

    Sur le champ de bataille, les chefs donnaient l’exemple du courage le plus audacieux et n’étaient que des premiers combattants, comme de vrais rois homériques : c’est ce qui explique le grand prestige qu’acquirent immédiatement sur de jeunes troupes, tant de sous-officiers de l’Ancien Régime que l’acclamation unanime des soldats porta aux premiers rangs, au début de la guerre.

    Si l’on voulait trouver, dans ces premières armées, ce qui tenait lieu de l’idée postérieure d’une discipline, on pourrait dire que le soldat était convaincu que la moindre défaillance du moindre des troupiers pouvait compromettre le succès de l’ensemble et la vie de tous ses camarades – et que le soldat agissait en conséquence.

    Cela suppose qu’on ne tient nul compte des valeurs relatives des facteurs de la victoire, en sorte que toutes choses sont considérées sous un point de vue qualitatif et individualiste.

    On est, en effet, prodigieusement frappé des caractères individualistes que l’on rencontre dans ces armées et on ne trouve rien qui ressemble à l’obéissance dont parlent nos auteurs actuels. Il n’est donc pas du tout inexact de dire que les incroyables victoires françaises furent alors dues à des baïonnettes intelligentes.

    Le même esprit se retrouve dans les groupes ouvriers qui sont passionnés pour la grève générale ; ces groupes se représentent, en effet, la révolution comme un immense soulèvement qu’on peut encore qualifier d’individualiste : chacun marchant avec le plus d’ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d’ensemble savamment combiné.

    Ce caractère de la grève générale prolétarienne a été, maintes fois, signalé et il n’est pas sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu’une révolution menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s’emparer du gouvernement.

    Jaurès, que personne ne songera à ne pas classer parmi les gens les plus avisés qui soient, a très bien reconnu le danger qui le menace; il accuse les partisans de la grève générale de morceler la vie et d’aller ainsi contre la révolution.

    Ce charabia doit se traduire ainsi : les syndicalistes révolutionnaires veulent exalter l’individualité de la vie du producteur ; ils vont donc contre les intérêts des politiciens, qui voudraient diriger la révolution de manière à transmettre le pouvoir à une nouvelle minorité; ils sapent les bases de l’État.

    Nous sommes parfaitement d’accord sur tout cela ; et c’est justement ce caractère (effrayant pour les socialistes parlementaires, financiers et idéologues) qui donne une portée morale si extraordinaire à la notion de la grève générale.

    On accuse les partisans de la grève générale d’avoir des tendances anarchistes ; on observe, en effet, que les anarchistes sont entrés en grand nombre dans les syndicats depuis quelques années et qu’ils ont beaucoup travaillé à développer des tendances favorables à la grève générale.

    Ce mouvement s’explique de lui-même, en se reportant aux explications précé- dentes ; car la grève générale, tout comme les guerres de la Liberté, est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées. Il me semble, au surplus, que les socialistes officiels feraient aussi bien de ne pas tant insister sur ce point; car ils s’exposent ainsi à provoquer des réflexions qui ne seraient pas à leur avantage.

    On serait amené, en effet, à se demander si nos socialistes officiels, avec leur passion pour la discipline et leur confiance infinie dans le génie des chefs, ne sont pas les plus authentiques héritiers des armées royales, tandis que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd’hui l’esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent, si copieusement et contre toutes les règles de l’art, les belles armées de la coalition.

    Je comprends que les socialistes homologués, contrôlés et dûment patentés par les administrateurs de l’Humanité aient peu de goût pour les héros de Fleurus, qui étaient fort mal habillés et qui auraient fait mauvaise figure dans les salons des grands financiers; mais tout le monde ne subordonne pas sa pensée aux convenances des commanditaires de Jaurès. »

    On a ici toutes les bases de la mentalité fasciste.

    >Sommaire du dossier

  • Georges Sorel : un anti-Marx

    Georges Sorel a suivi avec attention les débats dans la social-démocratie allemande. Mais il méconnaît clairement les bases du marxisme, les adapte à sa manière, indubitablement avec une grande mauvaise foi plus il s’avère que l’incohérence est évidente.

    Le projet de Georges Sorel est d’une nature particulière : il ne cesse de dire que Karl Marx a raison. Mais cela est associé aux explications incessantes comme quoi les marxistes n’ont pas compris Karl Marx, comme quoi Karl Marx n’aurait pas fourni une vision scientifique, comme quoi il faut remettre en cause la plupart des thèses de Karl Marx, etc.

    Georges Sorel, dans ses écrits, ne cesse de dénoncer Friedrich Engels et Karl Kautsky, les deux successeurs de Karl Marx, reconnus tels par la social-démocratie internationale. Il se pose en opposition complète au principe de rationalité et de conscience mis en avant par la social-démocratie, qui veut une classe ouvrière organisée, avec un parti d’avant-garde.

    Il met en avant un Karl Marx déformé, défiguré, qui ne serait finalement qu’une sorte de proto-Georges Sorel. Il est évident, naturellement, que Georges Sorel veut conserver le prestige de Karl Marx, pour se l’approprier, afin d’apparaître comme son dépassement. 

    Les thèses de Georges Sorel ne sont ici pas originales ; elles sont strictement celles du syndicalisme révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elles se veulent une alternative révolutionnaire irrationnelle à une social-démocratie française rationnelle et considérée non-révolutionnaire.

    C’est une réponse anti-réformiste, mais pas dans le sens de la social-démocratie, du marxisme, et par conséquent cela va dans le sens d’une démarche plébéienne.

    C’était là exprimer une situation française où le 19e siècle avait connu de nombreuses révolutions, de nombreux soulèvements, avec les masses participant au premier chef au service de la bourgeoisie contre l’aristocratie, avec la déception qui va avec.

    C’était là exprimer la vision du monde de la petite-bourgeoisie, si forte dans la France du 19e siècle, avec la petite propriété.

    C’était là exprimer une approche anti-politique, dans le sens de la Charte d’Amiens qui fait de la CGT un bastion anti-politique.

    Georges Sorel est, dans cette mesure, un anti-Marx. Il s’intéresse à ses conceptions économiques, qu’il pense juste, comme il le dit dans l’article « Science et socialisme » en 1893, mais il ne voit pas de philosophie, de justification.

    Georges Sorel ne connaît, en fait, rien à la social-démocratie en tant que mouvement ; il ne connaît que le réformisme républicain français, qu’il imagine être social-démocrate. De Marx, il ne connaît que des bribes, qu’il interprète comme il l’entend, comme en témoigne ce qu’il affirme dans le long article « Pour ou contre le socialisme » paru dans sa revue Le Devenir social, en octobre 1897 :

    « Si, comme l’assurent tant d’écrivains, la doctrine marxiste aboutit à un fatalisme économico-révolutionnaire (p. 16), M. Merlino a bien raison de se révolter ; mais la croyance à « l’existence de lois historiques et économiques, fatales et immuables », me semble être une de ces conceptions qu’on ne peut sans preuve attribuer à Marx. »

    Cela signifie qu’en 1897, Georges Sorel ne connaît même pas le b-a-BA du matérialisme historique, ce qui sous-tend qu’il ne connaît rien non plus tant du matérialisme dialectique que de la social-démocratie. Il ne cessera d’affirmer qu’on ne trouve pas chez Karl Marx d’affirmation de lois historiques, d’un mouvement inévitable.

    Ne comprenant pas ce qu’est par conséquent le principe du mode de production, il ne comprend pas ce qu’est une classe. A ses yeux, le marxisme n’apporte rien de nouveau à part quelques considérations sur l’économie et les privilèges ; le principe même de lutte de classes le dépasse totalement. Voici comment il dénonce ceux qui, à ses yeux, interpréterait Marx de manière erronée, dans le même article :

    « Il nous faut, maintenant, examiner d’une manière approfondie la lutte des classes. J’accorde volontiers que cette portion de la doctrine marxiste a été fort obscurcie par les commentateurs, au moins autant que le matérialisme historique.

    Si, pour éviter les difficultés, on adopte un sens très large, on aboutit soit à des banalités, soit à des propositions générales n’ayant rien de spécifiquement marxiste.

    Les conflits d’intérêts, les oppositions entre les divers groupes, les influences économiques sont des moyens d’explication qui appartiennent à tout le monde. M. Tcherkésoff a raison quand il fait observer que Niebuhr a dirigé, il y a bien longtemps, l’étude de l’histoire romaine en tenant compte des conditions économiques ; – quand il rappelle l’œuvre colossale de Th. Rogers, qui ne connaissait rien de Marx et d’Engels. je pourrais aussi mentionner le Cours professé au Collège de France par M. J. Flach, sur les institutions primitives : l’éminent juriste a renouvelé toutes les recherches sur la famille en prenant pour base les conditions de production de la vie matérielle, et considé- rant tout l’ensemble du complexus social comme une unité indéchirable ; c’est une méthode qu’on pourrait appeler marxiste, bien que le professeur n’ait jamais lu Marx.

    Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. D’autre part, des disciples ont voulu étonner les lecteurs naïfs en leur révélant de prodigieuses inventions, et ils ont converti, comme le dit M. G. Richard, des vérités banales à force d’être répétées en des paradoxes audacieux.

    « La société n’est pas un champ clos, dans lequel luttent patrons et ouvriers » ; le renouvellement général de la société est l’œuvre de toutes les classes ; on ne peut pas le circonscrire « dans les rapports des ouvriers industriels et des maîtres de fabrique » (p. 27). Je ne vois pas que dans le 18 Brumaire (que l’on cite d’ordinaire comme la meilleure application des théories historiques de l’école) Marx ait raisonné de la sorte ; il prend en considération tous les groupes qui existent.

    Marx a donné, dans le 18 Brumaire, cette définition d’une classe : « En tant que des millions de familles vivent dans des conditions d’existence qui distinguent leur manière de vivre, leurs intérêts, leur éducation de ceux des autres classes qui leur sont opposées hostilement, ils forment une classe. » Il ajoute comme signes d’une classe, la solidarité, l’association nationale et l’organisation politique : ces caractères se trouvent dans les classes pleinement développées, étant devenues classes pour elles-mêmes ; mais il y a aussi des classes qui ne sont pas arrivées à ce plein épanouissement.

    Dans la Misère de la philosophie, Marx a dit : « Au moment où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur l’antagonisme des ordres, des états et des classes, enfin sur l’antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat.

    Pas d’antagonisme, pas de progrès. » Il ne semble donc pas que l’histoire doive être complètement expliquée par l’antagonisme sur lequel se fonde la production ; mais que cet antagonisme est seulement requis pour interpréter une partie de l’histoire, ce qui nous apparaît comme progrès, – à l’heure actuelle, le mouvement socialiste (…).

    Avant d’abandonner ce sujet, il est nécessaire de dire quelques mots pour expliquer les causes de la persistance de l’erreur combattue par M. Merlino.

    Cette erreur a été maintenue grâce à la fausse interprétation donnée au premier volume du Capital: on n’y voit que capitalistes-entrepreneurs et prolétaires ; mais on n’a pas pris garde que ce ne sont pas des patrons et des ouvriers vivants, mais seulement des abstractions empruntées à l’organisme historique et transformés en mécanismes dans la composition économique.

    Ces masques scientifiques ne peuvent être confondus avec les êtres ayant de la chair sur les os, avec les hommes qui font l’histoire.

    Mais notre esprit est ainsi fait qu’il croit toujours que le moins réel et le plus abstrait a une supériorité sur le réel et le concret.

    La division en deux groupes a donc passé pour constituer le dernier mot de la sociologie, parce qu’on l’apercevait dans la partie la plus reculée d’une composition purement idéale (…).

    Au point de vue marxiste, il ne saurait plus exister de philosophie de l’histoire.

    L’histoire forme un mélange hétérogène dépendant de circonstances infiniment complexes ; ce mélange est donné et il nous est impossible de le penser autrement qu’il n’est donné.

    Il est impossible de ramener chaque ensemble à un élément simple (qui le caractériserait et permettrait de le reconstruire) ; il est impossible de réunir tous les ensembles successifs par une connexion scientifique, par une loi qui, après avoir exprimé le passé, serait capable de nous donner l’avenir. Les ensembles successifs n’ont d’autre lien que l’ordre enregistré par la chronologie (…).

    L’histoire est tout entière dans le passé ; il n’existe aucun moyen de la transformer en une combinaison logique, permettant de prévoir l’avenir. Tout ce que nous disons de l’avenir est pure hypothèse, mais hypothèse nécessaire pour fournir des bases à notre activité (…).

    Bien que Marx ait, assez généralement, évité de parler des choses d’avenir, il n’a pu s’en dispenser quelquefois : ainsi, dans la lettre sur le programme de Gotha, il énonce cette proposition que l’évolution se fera en trois moments : capitalisme, semi-communisme (quelquefois appelé collectivisme) et communisme ; malheureusement il n’a pas fait connaître quelles étaient les raisons sur lesquelles il s’appuyait. »

    Il n’y a donc pas de dialectique entre deux classes, pas de loi historique, pas de mode de production. Il n’y a que la possibilité de construire un affrontement, au nom d’une idée. C’est là qu’intervient la théorie de la violence, ou plus exactement l’esprit du combattant.

    >Sommaire du dossier