Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : la sensation telle une cloison

    Une fois qu’il a posé le cadre, Lénine part à l’assaut. Pour cela, il explique la position philosophique du physicien et philosophe autrichien Ernst Mach (1838-1916) et de son successeur le philosophe allemand Richard Avenarius (1843-1896).

    En pratique, les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius sont extrêmement proches de celles de Henri Bergson en France, une vingtaine-trentaine d’années plus tard. Ernst Mach dit ainsi que « Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d’habitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde » : on a la même approche psychologique, orientant tout le savoir vers ce qui serait une vie intérieure propre à chacun.

    Ce qui est réel, c’est ce qu’on perçoit ; ce qu’on perçoit n’est que partiel par rapport à l’intégralité de la réalité.

    L’ouvrage paru en Allemagne de l’Est juste après 1945.

    Voici comment Lénine résume les thèses d’Enrst Mach et de Richard Avenarius :

    « Pour tout savant que la philosophie professorale n’a pas dérouté, de même que pour tout matérialiste, la sensation est en effet le lien direct de la conscience avec le monde extérieur, la transformation de l’énergie de l’excitation extérieure en un fait de conscience. Cette transformation, chacun l’a observée des millions de fois et continue de l’observer effectivement à tout instant.

    Le sophisme de la philosophie idéaliste consiste à considérer la sensation non pas comme un lien entre la conscience et le monde extérieur, mais comme une cloison, comme un mur séparant la conscience d’avec le monde extérieur ; non pas comme l’image d’un phénomène extérieur correspondant à la sensation, mais comme la « seule donnée existante ». »

    Puis, s’adressant aux partisans d’Ernst Mach et de Richard Avenarius, voici comment il les accuse par conséquent de revenir à l’idéalisme en prenant le masque du matérialisme, en raison de leur considération comme quoi les sensations s’expriment dans le cerveau par des combinaisons d’« élements » :

    « En paroles, vous écartez l’opposition entre le physique et le psychique, entre le matérialisme (pour lequel la matière, la nature est la donnée première) et l’idéalisme (pour lequel c’est l’esprit, la conscience, la sensation qui est la donnée première), mais en réalité vous la rétablissez aussitôt, subrepticement, en renonçant à votre principe de base !

    Car si les éléments sont des sensations, vous n’avez pas le droit d’admettre un instant l’existence des « éléments » en dehors de leur dépendance de mes nerfs, de ma conscience.

    Mais du moment que vous admettez des objets physiques indépendants de mes nerfs, de mes sensations, qui ne suscitent la sensation qu’en agissant sur ma rétine, vous laissez là honteusement votre idéalisme « exclusif » pour un matérialisme « exclusif ».

    Si la couleur n’est une sensation qu’en raison de sa dépendance de la rétine (comme vous obligent à l’admettre les sciences de la nature), il s’ensuit que les rayons lumineux procurent, en atteignant la rétine, la sensation de couleur. C’est dire qu’en dehors de nous, indépendamment de nous et de notre conscience, il existe des mouvements de la matière, disons des ondes d’éther d’une longueur et d’une vitesse déterminées, qui, agissant sur la rétine, procurent à l’homme la sensation de telle ou telle couleur.

    Tel est le point de vue des sciences de la nature. Elles expliquent les différentes sensations de telle couleur par la longueur différente des ondes lumineuses existant en dehors de la rétine humaine, en dehors de l’homme et indépendamment de lui.

    Et c’est là la conception matérialiste : la matière suscite la sensation en agissant sur nos organes des sens. La sensation dépend du cerveau, des nerfs, de la rétine, etc., c’est-à-dire de la matière organisée de façon déterminée.

    L’existence de la matière ne dépend pas des sensations. La matière est le primordial. La sensation, la pensée, la conscience sont les produits les plus élevés de la matière organisée d’une certaine façon.

    Telles sont les vues du matérialisme en général et de Marx et Engels en particulier.

    S’aidant du petit mot « élément », qui débarrasse prétendument leur théorie de l’« exclusivisme » propre à l’idéalisme subjectif et permet, parait‑il, d’admettre la dépendance psychique vis‑à‑vis de la rétine, des nerfs, etc., d’admettre l’indépendance du physique vis‑à‑vis de l’organisme humain, Mach et Avenarius introduisent subrepticement le matérialisme.

    En réalité, cette façon d’user du petit mot « élément » n’est assurément qu’un très piètre sophisme. Le lecteur matérialiste de Mach et d’Avenarius ne manquera pas, en effet, de demander : Que sont les « éléments » ?

    Certes, il serait puéril de croire que l’on puisse éluder, grâce à l’invention d’un nouveau vocable, les principaux courants de la philosophie. Ou l’« élément » est une sensation comme le soutiennent tous les empiriocriticistes, Mach, Avenarius, Petzoldt et autres, mais alors votre philosophie, Messieurs, n’est que l’idéalisme qui s’efforce en vain de recouvrir la nudité de son solipsisme d’une terminologie plus « objective » ; ou l’ » élément » n’est pas une sensation, mais alors votre « nouveau » vocable n’a plus le moindre sens, et vous faites beaucoup de bruit pour rien. »

    Les empirio-criticistes sont donc des gens qui se prétendent matérialistes, mais admettent avec Emmanuel Kant qu’on ne peut pas connaître la « chose en soi ». Ils reconnaissent donc les sensations, mais nient leur nature de reflet complet de la réalité.

    >Sommaire du dossier

  • Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : Diderot et le clavecin sensible

    Lénine, dans Matérialisme et empirio-criticisme, fait référence à Denis Diderot, qu’il présente comme résumant la thèse matérialiste. Voici ce que dit Lénine, dans un long passage consistant surtout en des citations :

    « Quant aux matérialistes, le maître des encyclopédistes, Diderot, dit de Berkeley : «On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au‑dedans d’eux‑mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. »

    Et Diderot, abordant de près les vues du matérialisme, contemporain (d’après lesquelles des arguments et des syllogismes ne suffisent pas à réfuter l’idéalisme, car il ne s’agit pas ici d’arguments théoriques), note la ressemblance des prémisses chez l’idéaliste Berkeley et le sensualiste Condillac.

    Ce dernier aurait dû, de l’avis de Diderot, se donner pour tâche de réfuter Berkeley, afin d’éviter que l’on tire d’absurdes conclusions de la thèse selon laquelle les sensations sont la source unique de nos connaissances.

    Dans son Entretien avec d’Alembert, Diderot expose ainsi ses conceptions philosophiques : « … Supposez au clavecin de la sensibilité et de la mémoire, et dites-moi… s’il ne se répétera pas de lui‑même les airs que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes des instruments doués de sensibilité et de mémoire.

    Nos sens sont autant de touches qui sont pintées par la nature qui nous environne, et qui se pincent souvent elles‑mêmes ; et voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin organisé comme vous et moi. »

    D’Alembert répond que ce clavecin devrait être doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire. ‑ Sans doute, réplique Diderot. Voyez‑vous cet œuf.

    « C’est avec cela qu’on renverse toutes les écoles de théologie et tous les temples de la terre. Qu’est‑ce que cet œuf ? Une masse insensible avant que le germe y soit introduit ; et après que le germe y est introduit, qu’est‑ce encore ?

    Une masse insensible, car ce germe n’est lui-même qu’un fluide inerte et grossier. Comment cette masse passera‑t‑elle à une autre organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par la chaleur. Qu’y produira la chaleur ? Le mouvement. »

    L’animal sorti de l’œuf est doué de toutes vos affections ; il est capable d’exécuter toutes vos actions.

    « Prétendrez‑vous, avec Descartes, que c’est une pure machine imitative ?

    Mais les petits enfants se moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que si c’est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous avouez qu’entre l’animal et vous il n’y a de différence que dans l’organisation, vous montrerez du sens et de la raison, vous serez de bonne foi ; mais on en conclura contre vous qu’avec une matière inerte, disposée d’une certaine manière, imprégnée d’une matière inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité, de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de la pensée. »

    De deux choses l’une poursuit Diderot : ou bien admettre dans l’œuf quelque « élément caché » qui s’y est insinué on ne sait comment à un certain stade du développement, élément dont on ignore s’il occupe de l’espace, s’il est matériel ou créé à l’instant du besoin ‑ ce qui est contraire au sens commun et aboutit à des contradictions et à des absurdités ; ou bien faire «une supposition simple qui explique tout », à savoir que la sensibilité est une « propriété générale de la matière, ou [un] produit de l’organisation ».

    Et Diderot de répondre à l’objection de D’Alembert que cette supposition admet une qualité essentiellement incompatible avec la matière :

    « Et d’où savez‑vous que la sensibilité est essentiellement incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l’essence de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité ? Entendez‑vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un corps, et sa communication d’un corps à un autre ? »

    D’Alembert : « Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la matière, je vois que la sensibilité est une qualité simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt divisible. »

    Diderot : « Galimatias métaphysico‑théologique. Quoi ? Est‑ce que vous ne voyez pas que toutes les qualités, toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue, sont essentiellement indivisibles ?

    Il n’y a ni plus ni moins d’impénétrabilité.

    Il y a la moitié d’un corps rond, mais il n’y a pas la moitié de la rondeur… Soyez physicien, et convenez de la production d’un effet lorsque vous le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison de la cause à l’effet.

    Soyez logicien, et ne substituez pas à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui ne se conçoit pas, dont la liaison avec l’effet se conçoit encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés, et qui n’en résout aucune. »

    D’Alembert : « Mais si je me dépars de cette cause ? »

    Diderot : « Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin. »

    D’Alembert : « Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ? »

    Diderot : « … L’instrument sensible ou l’animal a éprouvé qu’en rendant tel son il s’ensuivait tel effet hors de lui, que d’autres instruments sensibles pareils à lui ou d’autres animaux semblables s’approchaient, s’éloignaient, demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à la formation de ces sons.

    Et remarquez qu’il n’y a dans le commerce des hommes que des bruits et des actions.

    Et pour donner à mon système toute sa force, remarquez encore qu’il est sujet à la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée contre l’existence des corps. Il y a un moment de délire où le clavecin sensible a pensé qu’il était le seul clavecin qu’il y eût au monde, et que toute l’harmonie de l’univers se passait en lui. »

    >Sommaire du dossier

  • Le matérialisme contre l’empirio-criticisme : idéalisme et matérialisme se faisant face

    Lénine écrit au début du XXe siècle en Russie, dans un pays où la monarchie absolue tente de développer le pays, soutenant le capitalisme, alors que la féodalité est encore massive, portée par une aristocratie profondément réactionnaire. La religion, le christianisme orthodoxe, est ici la clef de voûte du dispositif idéologique.

    Le matérialisme et le marxisme ont alors eu une influence notable sur les couches éclairées et surtout sur la classe ouvrière, au point que les représentants intellectuels des couches dominantes devaient y faire face. Lénine constate que :

    « Quiconque connaît un peu la littérature philosophique doit savoir qu’on aurait peine à trouver aujourd’hui un professeur de philosophie (ou de théologie) qui ne s’occupât, ouvertement ou par des procédés obliques, à réfuter le matérialisme. »

    Or, le matérialisme peut exister de deux formes. Il y a un matérialisme porté par la bourgeoisie, dont Emmanuel Kant est le représentant le plus avancé, et il y a le matérialisme porté par la classe ouvrière, le matérialisme dialectique, théorisé par Karl Marx et Friedrich Engels.

    Le matérialisme d’Emmanuel Kant dresse en effet un compromis avec la féodalité : il dit qu’il ne sait pas pourquoi les choses existent, mais que cela est secondaire. Ce qui compte c’est la science, fruit de l’entendement réfléchissant sur la nature des choses ressenties.

    Le problème est ici qu’on ne connaît les choses que dans leur rapport avec elle ; ce que sont les choses réellement, Emanuel Kant considère qu’on ne le sait pas, elles ont leur propre dimension, ce sont des « choses en soi ».

    On a ainsi deux camps, mais trois formes : l’idéalisme, le matérialisme bourgeois devenant de plus en plus réactionnaire, le matérialisme dialectique.

    Tout le problème dans le camp révolutionnaire est alors quand certains font dévier le matérialisme dialectique pour l’amener à être du matérialisme bourgeois, sous la forme que Lénine résume en l’appelant « empirio-criticiste ».

    Lénine

    Lénine formule cela de la manière suivante :

    « Examinant les théories de ces deux courants de façon beaucoup plus développée, plus variée et plus riche en contenu que ne l’a fait Fraser, Engels y voit cette différence essentielle : pour les matérialistes, la nature est première, et l’esprit second ; pour les idéalistes, c’est l’inverse.

    Engels situe entre les uns et les autres les partisans de Hume et de Kant, qu’il appelle agnostiques, puisqu’ils nient la possibilité de connaître l’univers, ou tout au moins de le connaître à fond. Dans ce livre, Engels n’applique ce terme qu’aux partisans de Hume (appelés par Fraser « positivistes », comme ils aiment à s’intituler eux‑mêmes) ; mais, dans son article : « Du matérialisme historique », il traite des vues de l’« agnostique néo-kantien » et considère le néo‑kantisme comme une variété de l’agnosticisme. »

    Pour les matérialistes, la pensée n’est que le reflet de la réalité matérielle. Pour l’idéalisme, on pense de manière indépendante, avec le libre-arbitre, et on réfléchit sur ce que les sens nous font percevoir. Les couleurs, par exemple, en tant que telles, n’existent pas : elles n’existent que par rapport à nous, pratiquement que par nous.

    Lénine cite ici l’évêque Georges Berkeley (1685-1753) à de nombreuses reprises, pour bien montrer ce qu’est la conception idéaliste :

    « Je ne parviens pas à comprendre, dit‑il, que l’on puisse parler de l’existence absolue des choses sans s’occuper de savoir si quelqu’un les per­çoit. Exister, c’est être perçu. »

    « En réalité, l’objet et la sensation ne sont qu’une seule et même chose (are the same thing) et ne peuvent donc être abstraits l’un de l’autre. »

    « L’existence de la matière, dit Berkeley, ou des choses non perçues n’a pas seulement été le principal point d’appui des athées et des fatalistes ; l’idolâtrie, sous toutes ses formes, repose sur le même principe. »

    « Je ne conteste nullement l’existence d’une chose, quelle qu’elle soit, que nous pouvons connaître par nos sens ou par notre réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent dans la réalité, je n’en ai pas le moindre doute.

    La seule chose dont nous niions l’existence est celle que les philosophes appellent matière ou substance matérielle. La négation de celle-ci ne porte aucun préjudice au reste du genre humain qui, j’ose le dire, ne s’apercevra jamais de son absence… L’athée, lui, a besoin de ce fantôme d’un nom vide de sens pour fonder son athéisme… »

    Matérialisme et empirio-criticisme est alors une œuvre réalisant deux choses : tout d’abord bien séparer le matérialisme de l’idéalisme. Ensuite, justement dans ce cadre, réfuter les nombreux auteurs russes se plaçant sur le plan du matérialisme en apparence, mais revenant à l’idéalisme en réalité.

    >Sommaire du dossier

  • «Matérialisme et empiriocriticisme»

    Matérialisme et empiriocriticisme est une d’une importance capitale dans l’histoire du matérialisme dialectique. Lorsque Lénine l’écrit en 1908 – il sera publié en 1909 – il ne fait en apparence que défendre les enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels dans le cadre du développement des sciences à l’époque.

    En pratique pourtant, il approfondit de manière essentielle la connaissance du matérialisme dialectique, en le replaçant au centre de préoccupations des révolutionnaires représentant la classe ouvrière. Sous l’impulsion de Karl Kautsky en effet, les partisans du marxisme tendaient toujours plus à se focaliser sur le matérialisme historique, mettant de côté ou effaçant la signification scientifique complète des enseignements de Karl Marx et Friedrich Engels.

    La couverture de la première édition.

    Il est significatif que la social-démocratie allemande ait ainsi mis de côté les manuscrits de Friedrich Engels qui furent publiés en 1925 en URSS sous le titre de La dialectique de la nature ; il est tout aussi parlant que, sans connaître ces documents, Lénine parvient aux mêmes considérations.

    Il est vrai que Lénine connaissait l’Anti-Dühring, qu’il assume pleinement. Ce qui justifie la possibilité du matérialisme historique, c’est le matérialisme dialectique. Les luttes de classe ne peuvent pas être comprises si l’on n’a pas en perspective une juste saisie de ce qu’est l’Univers. Il faut donc se fonder sur ce que Friedrich Engels a expliqué : « l’unité réelle du monde consiste en sa matérialité », « la matière sans mouvement est tout aussi inconcevable que le mouvement sans matière ».

    Quand on voit le très haut niveau idéologique qu’on a ici, il va de soi que l’œuvre de Lénine est produite dans le cadre d’un mouvement social-démocrate très développé en Russie ; jamais elle n’aurait pu être produite dans la France au même moment, alors que triomphait l’alliance anti-politique et anti-scientifique du syndicalisme révolutionnaire et du réformisme de Jean Jaurès.

    Le problème est alors, quand on lit Matérialisme et empirio-criticisme, de bien distinguer l’aspect universel, et de ne pas perdre trop de temps avec ce qui relève de la critique des gens qui en Russie prétendaient défendre le marxisme, sans rien comprendre voire en combattant le matérialisme dialectique ou même le matérialisme.

    Lénine lui-même, dans la préface de la réédition de 1920, souligne ce point en disant de la publication :

    « J’espère qu’elle ne sera pas inutile, indépendamment de la polémique avec les disciples russes de Mach, en tant qu’introduction à la philosophie du marxisme – au matérialisme dialectique, et aux conclusions philosophiques tirées des découvertes récentes des sciences de la nature. »

    Ce qui doit frapper également, c’est que Lénine attaque un style intellectuel qui fut précisément celui des intellectuels et universitaires français des années 1960-1980, dont l’influence est encore grande aujourd’hui.

    Pour ces gens, le marxisme était intéressant comme source d’inspiration, avec sa dimension « révolutionnaire », mais ils utilisaient les mêmes arguments que les pseudo-marxistes dénoncés par Lénine : les écrits de Friedrich Engels seraient « mystiques », la science moderne aurait fait des découvertes rendant caducs des aspects entiers du marxisme, certaines analyses auraient « vieilli », etc.

    Est-ce à dire que les écrits de Karl Marx et Friedrich Engels seraient purs et parfaits ? Absolument pas, cependant comme le souligne Lénine :

    « Quand les marxistes orthodoxes avaient à combattre certaines conceptions vieillies de Marx (ainsi que l’a fait Mehring à l’égard de certaines affirmations historiques), ils l’ont toujours fait avec tant de précision, de façon tellement circonstanciée que jamais personne n’a pu relever dans leurs travaux la moindre équivoque. »

    On peut corriger quelques erreurs, redresser le tir de certains points, mais en aucun cas réviser la substance du marxisme. Et le grand critère, c’est le matérialisme dialectique, pas seulement le « matérialisme ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique

    L’une des conséquences de l’Anti-Dühring sera la demande de Paul Lafargue à Friedrich Engels de la rédaction d’un document fondé sur les derniers chapitres de l’oeuvre, qui sont une présentation du socialisme. La traduction de Paul Lafargue est publiée en en 1880 sous le titre de « Socialisme utopique et socialisme scientifique » et son succès est immense : dès 1895, l’ouvrage est déjà traduit en 14 langues, pour 57 éditions.

    Cet ouvrage est de fait devenu un classique du mouvement ouvrier, une oeuvre incontournable pour toute personne désireuse de connaître le socialisme. Cependant, son importance historique témoigne des différences entre l’Allemagne, qui a une véritable social-démocratie, et la France ainsi que de nombreux pays.

    En Allemagne, il s’agissait de fait d’un ouvrage de propagande. En 1891, dans la préface à la quatrième édition allemande, Friedrich Engels constatait d’ailleurs que :

    « Ce que je supposais – le contenu de cet ouvrage devait offrir peu de difficultés pour nos ouvriers allemands – s’est vérifié. Tout au moins, depuis mars 1883, date de parution de la première édition, trois tirages d’en tout 10 000 exemplaires ont été écoulés, et cela sous le règne de la défunte loi antisocialiste – ce qui constitue en même temps un nouvel exemple de l’impuissance des interdictions policières face à un mouvement comme celui du prolétariat moderne. »

    L’arrière-plan idéologique restait par conséquent l’Anti-Dühring. Tel n’a pas été le cas en France, où ce sont les idéalistes qui décidaient de la nature idéologique du mouvement ouvrier. Jean Jaurès, par exemple, tint une conférence en 1894, publiée par la suite sous le titre « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire ».

    Jean Jaurès y réduisait le marxisme à une sorte de « matérialisme économique », comme s’il avait vaguement pioché dans « Socialisme utopique et socialisme scientifique » ; il y considérait qu’il fallait y ajouter une réflexion sur la pensée, qui serait indépendante de l’économie, et qui tendrait à l’idéal, le socialisme étant conforme justement à cette quête humaine d’idéal.

    On n’y trouvait nullement parlé de dialectique de la nature comme base idéologique du marxisme, et c’est d’ailleurs le cas également chez la réponse critique à Jean Jaurès fait par Paul Lafargue lors de cette conférence. Cela est parlant sur la perception du marxisme en France, pris uniquement comme réflexion sur l’économie.

    Publication en russe de l’anti-Dühring.

    Ce que Friedrich Engels explique dans l’Anti-Dühring – que l’être humain est de la matière en transformation, que sa pensée est un reflet – reste inconnu, et Jean Jaurès interprète même le marxisme de manière justement totalement erronée, disant :

    « J’ai montré, il y a quelques mois, que l’on pouvait interpréter tous les phénomènes de l’Histoire du point de vue du matérialisme économique, qui, je le rappelle seulement, n’est pas du tout le matérialisme physiologique. Marx n’entend pas dire, en effet, le moins du monde, que tout phénomène de conscience ou de pensée s’explique par de simples groupements de molécules matérielles (…).

    Je dis qu’il est impossible que les phénomènes économiques constatés pénètrent dans le cerveau humain, sans y mettre en jeu ces ressorts primitifs que j’analysais tout-à-l’heure. Et voilà pourquoi je n’accorde pas à Marx que les conceptions religieuses, politiques, morales, ne sont qu’un reflet des phénomènes économiques. Il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale ; pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique (…).

    C’est une contradiction logique, puisqu’il y a opposition entre l’idée même de l’homme, c’est-à-dire d’un être doué de sensibilité, de spontanéité et de réflexion, et l’idée de machine.

    C’est une contradiction de fait puisqu’en se servant de l’homme, outil vivant, comme d’un outil mort, on violente la force même dont on veut se servir et on aboutit ainsi à un mécanisme social discordant et précaire.

    C’est parce que cette contradiction viole à la fois l’idée de l’homme et la loi même de mécanique, selon laquelle la force homme peut être utilisée, que le mouvement de l’histoire est tout à la fois une protestation idéaliste de la conscience contre les régimes qui abaissent l’homme, et une réaction automatique des forces humaines contre tout arrangement instable et violent. »

    Cette négation de l’humanité comme matière vivante, ainsi que de la théorie du reflet, aboutit nécessairement chez Jean Jaurès à l’anticapitalisme romantique, à la thèse de l’humain individuel « pensant » et confronté à l’esclavagisme.

    Cette thématique des forces extérieures agressant les humains est précisément la même que celle de Eugen Dühring, et si Jean Jaurés basculera par la suite dans le réformisme et abandonnera son antisémitisme qui lui était nécessaire comme anticapitalisme romantique, Eugen Dühring prolongera la tendance jusqu’à l’antisémitisme exterminateur.

    En France, pareillement, tous les « révolutionnaires » rejetant la dialectique de la Nature plongeront dans le fascisme, dans la résolution « nationale » d’un problème venu de « l’extérieur ».

    Si ainsi donc « Socialisme utopique et socialisme scientifique » est incontournable, l’Anti-Dühring reste la vraie base idéologique de la social-démocratie, et c’est précisément ce sur quoi s’appuyait ce texte.

    C’est une belle preuve que de voir que, même si malheureusement Lénine n’a pas connu les manuscrits de Friedrich Engels compilés et publiés pour la première fois en URSS en 1925, sous le titre de « La dialectique de la nature », il avait néanmoins grâce à l’anti-Dühring accès aux principes généraux du matérialisme dialectique, et il avait exactement la même vision du monde que celle exposée dans « La dialectique de la nature ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : il n’y a pas de pensée pure

    L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est son subjectivisme. On n’y retrouve pas la notion matérialiste d’étude, mais seulement la dimension « rebelle », une perspective subjectiviste.

    C’est le principe selon lequel l’individu « pense », disposant du « libre-arbitre », au-delà de la réalité matérielle. Voici comment Friedrich Engels précise quel est le point de vue correct à ce sujet :

    « La conception matérialiste de l’histoire part de la thèse que la production, et après la production, l’échange de ses produits, constitue le fondement de tout régime social, que dans toute société qui apparaît dans l’histoire, la répartition des produits, et, avec elle, l’articulation sociale en classes ou en ordres se règle sur ce qui est produit et sur la façon dont cela est produit ainsi que sur la façon dont on échange les choses produites.

    En conséquence, ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques; il faut les chercher non dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée.

    Si l’on s’éveille à la compréhension que les institutions sociales existantes sont déraisonnables et injustes, que la raison est devenue sottise et le bienfait fléau, ce n’est là qu’un indice qu’il s’est opéré en secret dans les méthodes de production et les formes d’échange des transformations avec lesquelles ne cadre plus le régime social adapté à des conditions économiques plus anciennes.

    Cela signifie, en même temps, que les moyens d’éliminer les anomalies découvertes existent forcément, eux aussi, – à l’état plus ou moins développé, – dans les rapports de production modifiés. Il faut donc non pas inventer ces moyens dans son cerveau, mais les découvrir à l’aide de son cerveau dans les faits matériels de production qui sont là. »

    Friedrich Engels souligne ainsi qu’il n’y a pas de pensée « pure », toute pensée est un reflet et sa dynamique repose sur le mode de production.

    Friedrich Engels donne l’exemple des mathématiques :

    « Que les mathématiques pures soient valables indépendamment de l’expérience particulière de chaque individu est certes exact, et cela est vrai de tous les faits établis de toutes les sciences, et même de tous les faits en général.

    Les pôles magnétiques, le fait que l’eau se compose d’hydrogène et d’oxygène, le fait que Hegel est mort et M. Dühring vivant sont valables indépendamment de mon expérience personnelle ou de celle d’autres individus, indépendamment même de celle de M. Dühring dès qu’il dort du sommeil du juste.

    Mais il n’est nullement vrai que, dans les mathématiques pures, l’entendement s’occupe exclusivement de ses propres créations et imaginations; les concepts de nombre et de figure ne sont venus de nulle part ailleurs que du monde réel.

    Les dix doigts sur lesquels les hommes ont appris à compter, donc à effectuer la première opération arithmétique, sont tout ce qu’on voudra, sauf une libre création de l’entendement.

    Pour compter, il ne suffit pas d’objets qui se comptent, mais il faut aussi déjà la faculté de considérer ces objets, en faisant abstraction de toutes leurs autres qualités sauf leur nombre, – et cette faculté est le résultat d’un long développement historique, fondé sur l’expérience.

    De même que le concept de nombre, le concept de figure est exclusivement emprunté au monde extérieur et non pas jailli dans le cerveau en produit de la pensée pure.

    Il a fallu qu’il y eût des choses ayant figure et dont on comparât les figures avant qu’on pût en venir au concept de figure.

    La mathématique pure a pour objet les formes spatiales et les rapports quantitatifs du monde réel, donc une matière très concrète.

    Que cette matière apparaisse sous une forme extrêmement abstraite, ce fait ne peut masquer que d’un voile superficiel son origine située dans le monde extérieur.

    Ce qui est vrai, c’est que pour pouvoir étudier ces formes et ces rapports dans leur pureté, il faut les séparer totalement de leur contenu, écarter ce contenu comme indifférent; c’est ainsi qu’on obtient les points sans dimension, les lignes sans épaisseur ni largeur, les a, les b, les x et les y, les constantes et les variables et qu’à la fin seulement, on arrive aux propres créations et imaginations libres de l’entendement, à savoir les grandeurs imaginaires.

    Même si, apparemment, les grandeurs mathématiques se déduisent les unes des autres, cela ne prouve pas leur origine a priori, mais seulement leur enchaînement rationnel.

    Avant d’en venir à l’idée de déduire la forme d’un cylindre de la rotation d’un rectangle autour de l’un de ses côtés, il faut avoir étudié une série de rectangles et de cylindres réels, si imparfaite que soit leur forme.

    Comme toutes les autres sciences, la mathématique est issue des besoins des hommes, de l’arpentage et de la mesure de la capacité des récipients, de la chronologie et de la mécanique.

    Mais comme dans tous les domaines de la pensée, à un certain degré de développement, les lois tirées par abstraction du monde réel sont séparées du monde réel, elles lui sont opposées comme quelque chose d’autonome, comme des lois venant de l’extérieur, auxquelles le monde doit se conformer.

    C’est ainsi que les choses se sont passées dans la société et l’État; c’est ainsi et non autrement que la mathématique pure est, après coup, appliquée au monde, bien qu’elle en soit précisément tirée et ne représente qu’une partie des formes qui le composent – ce qui est la seule raison pour laquelle elle est applicable.

    De même que M. Dühring s’imagine pouvoir déduire toute la mathématique pure, sans aucun apport de l’expérience, des axiomes mathématiques qui, “d’après la pure logique elle-même, ne sont pas susceptibles de preuve et n’en ont pas besoin”, et qu’il croit pouvoir l’appliquer ensuite au monde, de même il s’imagine pouvoir tirer d’abord de son cerveau les figures fondamentales de l’Être, les éléments simples de tout savoir, les axiomes de la philosophie, déduire de là toute la philosophie ou schème de l’univers, et daigner octroyer à la nature et au monde des hommes cette sienne constitution.

    Malheureusement la nature ne se compose pas du tout, – et le monde des hommes ne se compose que pour la part la plus minime, – des Prussiens selon Manteuffel de l’année 1850.

    Les axiomes mathématiques sont l’expression du contenu mental extrêmement mince que la mathématique est obligée d’emprunter à la logique. Ils peuvent se ramener à deux :

    1. Le tout est plus grand que la partie. Cette proposition est une pure tautologie, puisque l’idée quantitative de “partie” se rapporte d’avance d’une manière déterminée à l’idée de “tout”, en ce sens que le mot “partie” implique à lui seul que le “tout” quantitatif se compose de plusieurs “parties” quantitatives.

    En constatant cela expressément, ledit axiome ne nous fait pas avancer d’un pas. On peut même démontrer, dans une certaine mesure, cette tautologie en disant : un tout est ce qui se compose de plusieurs parties; une partie est ce dont plusieurs font un tout; en conséquence, la partie est plus petite que le tout, – formule où le vide de la répétition fait ressortir plus fortement encore le vide du contenu.

    2.Quand deux grandeurs sont égales à une troisième, elles sont égales entre elles. Cette proposition, comme Hegel l’a déjà démontré, est un syllogisme dont la logique garantit l’exactitude, qui est donc démontré, quoique ce soit en dehors de la mathématique pure.

    Les autres axiomes sur l’égalité et l’inégalité ne sont que des extensions logiques de ce syllogisme.

    Ces maigres propositions ne mènent à rien, pas plus en mathématiques qu’ailleurs.

    Pour progresser, nous devons introduire des rapports effectifs, des rapports et des formes spatiales empruntés à des corps réels.

    Les idées de lignes, de surfaces, d’angles, de polygones, de cubes, de sphères, etc., sont toutes empruntées à la réalité et il faut une bonne dose de naïveté idéologique pour croire les mathématiciens, selon lesquels la première ligne serait née du déplacement d’un point dans l’espace, la première surface du déplacement d’une ligne, le premier corps du déplacement d’une surface, etc.

    La langue elle-même s’insurge là-contre. Une figure mathématique à trois dimensions s’appelle un corps, corpus solidum, donc, en latin même, un corps palpable; elle porte donc un nom qui n’est nullement emprunté à la libre imagination de l’entendement, mais à la solide réalité. »

    Il n’y a pas de « pensée pure », il n’y a pas d’objets théoriques purs. Les concepts ne peuvent être que des reflets, qui sont synthétisés.

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : choix politique ou nécessité historique?

    La démarche d’Eugen Dühring implique que les choix politiques soient décisifs, qu’il n’y ait pas de contradiction interne, que l’économie ne soit pas décisive. L’esclavage est la conséquence d’un « mauvais » choix sur le plan de la moral.

    A l’opposé, le matérialisme dialectique reconnaît le caractère central de la nécessité. Voici ce que dit Friedrich Engels :

    « Hegel a été le premier à représenter exactement le rapport de la liberté et de la nécessité. Pour lui, la liberté est l’intellection de la nécessité. “La nécessité n’est aveugle que dans la mesure où elle n’est pas comprise.”

    La liberté n’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en oeuvre méthodiquement pour des fins déterminées.

    Cela est vrai aussi bien des lois de la nature extérieure que de celles qui régissent l’existence physique et psychique de l’homme lui-même, – deux classes de lois que nous pouvons séparer tout au plus dans la représentation, mais non dans la réalité.

    La liberté de la volonté ne signifie donc pas autre chose que la faculté de décider en connaissance de cause.

    Donc, plus le jugement d’un homme est libre sur une question déterminée, plus grande est la nécessité qui détermine la teneur de ce jugement; tandis que l’incertitude reposant sur l’ignorance, qui choisit en apparence arbitrairement entre de nombreuses possibilités de décision diverses et contradictoires, ne manifeste précisément par là que sa non-liberté, sa soumission à l’objet qu’elle devrait justement se soumettre.

    La liberté consiste par conséquent dans l’empire sur nous-même et sur la nature extérieure, fondé sur la connaissance des nécessités naturelles; ainsi, elle est nécessairement un produit du développement historique.

    Les premiers hommes qui se séparèrent du règne animal, étaient, en tout point essentiel, aussi peu libres que les animaux eux-mêmes; mais tout progrès de la civilisation était un pas vers la liberté.

    Au seuil de l’histoire de l’humanité il y a la découverte de la transformation du mouvement mécanique en chaleur : la production du feu par frottement; au terme de l’évolution qui nous a conduits jusqu’aujourd’hui, il y a découverte de la transformation de la chaleur en mouvement mécanique : la machine à vapeur.

    – Et malgré la gigantesque révolution libératrice que la machine à vapeur accomplit dans le monde social (elle n’est pas encore à moitié achevée) il est pourtant indubitable que le feu par frottement la dépasse encore en efficacité libératrice universelle. Car le feu par frottement a donné à l’homme pour la première fois l’empire sur une force de la nature et, en cela, l’a séparé définitivement du règne animal.

    La machine à vapeur ne réalisera jamais un bond aussi puissant dans l’évolution de l’humanité malgré tout le prix qu’elle prend à nos yeux comme représentante de toutes ces puissantes forces de production qui en découlent, ces forces qui permettent seules un état social où il n’y aura plus de différences de classes, plus de souci des moyens d’existence individuels, et où il pourra être question pour la première fois d’une liberté humaine véritable, d’une existence en harmonie avec les lois connues de la nature. »

    Il y a ici deux aspects dans ce que dit Friedrich Engels, formant une contradiction : d’un côté l’être humain se libère de la non-connaissance de la nature et par conséquent de la compréhension générale restreinte des animaux, mais de l’autre il doit suivre les lois générales de la nature.

    Le révisionnisme, en URSS et en Chine populaire, a précisément affirmé un anthropocentrisme anti-matérialiste, avec une pensée humaine « souveraine » sur la nature, prétendant régir la nature, la réalité, de l’extérieur.

    Friedrich Engels ne relève naturellement pas de cette conception, même s’il y a un aspect relevant de cette conception pragmatique, très relatif cependant puisque Friedrich Engels souligne bien le caractère tout à fait relatif de la pensée humaine. Cette dernière n’est par ailleurs pas individuelle, même si elle passe par les individus.

    Voici ce que dit Friedrich Engels :

    « La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d’abord examiner ce qu’est la pensée humaine.

    Est-ce la pensée d’un individu ? Non. Cependant elle n’existe qu’en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d’hommes passés, présents et futurs.

    Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l’avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l’humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d’assez banal et, qui plus est, d’assez stérile.

    Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l’égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris (…).

    Quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu’il ne peut en être question et que, d’après toute l’expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.

    Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d’hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d’un droit absolu à la vérité, dans une série d’erreurs relatives; ni l’une ni l’autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l’humanité.

    Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines.

    Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière. Il en va de même des vérités éternelles.

    Si jamais l’humanité en arrivait à ne plus opérer qu’avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu’elle est au point où l’infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l’innombrable nombré. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : la négation de la négation

    La grande différence, fondamentale, entre l’approche de Eugen Dühring et de l’anticapitalisme romantique d’un côté et le matérialisme dialectique de l’autre, tient à la notion de mouvement. Pour le matérialisme dialectique, tout est en mouvement, tout est relatif.

    Ce n’est pas le cas de l’idéalisme, pour qui par définition une contradiction est quelque chose d’absurde.

    C’est la raison pour laquelle il n’est pas capable de voir les deux aspects dans la production capitaliste: le travail payé et le travail non payé, ainsi que le double caractère d’un objet, utile d’un côté et marchandise de l’autre, ou encore l’aspect historiquement progressiste du capitalisme dans la mesure où il permet de dépasser le mode de production antérieur qu’est le féodalisme.

    Voici ce que Friedrich Engels enseigne dans l’Anti-Dühring :

    « Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles.

    Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles -mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique.

    Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions.

    Le mouvement lui-même est une contradiction; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

    Nous avons donc ici une contradiction qui “se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes”.

    Qu’en dit M. Dühring ? Il prétend qu’en somme, il n’y aurait jusqu’à présent “aucun pont entre le statique rigoureux et le dynamique dans la mécanique rationnelle”.

    Le lecteur remarque enfin ce qui se cache derrière cette phrase favorite de M. Dühring, rien d’autre que ceci : l’entendement, qui pense métaphysiquement, ne peut absolument pas en venir de l’idée de repos à celle de mouvement, parce qu’ici la contradiction ci-dessus lui barre le chemin.

    Pour lui, le mouvement, du fait qu’il est une contradiction, est purement inconcevable. »

    Le matérialisme dialectique, justement, comprend la nature dialectique du mouvement de la matière :

    « Le mouvement est le mode d’existence de la matière. Jamais, ni nulle part, il n’y a eu de matière sans mouvement, ni il ne peut y en avoir.

    Mouvement dans l’espace de l’univers, mouvement mécanique de masses plus petites sur chaque corps céleste, vibration moléculaire sous forme de chaleur ou de courant électrique ou magnétique, décomposition et combinaison chimiques, vie organique : chaque atome singulier de matière dans l’univers participe à chaque instant donné à l’une ou à l’autre de ces formes de mouvement ou à plusieurs à la fois. Tout repos, tout équilibre est seulement relatif, n’a de sens que par rapport à telle ou telle forme de mouvement déterminée (…).

    Le mouvement est donc tout aussi impossible à créer et à détruire que la matière elle-même. »

    Par conséquent :

    « Qu’est-ce donc que la négation de la négation ?

    Une loi de développement de la nature, de l’histoire et de la pensée extrêmement générale et, précisément pour cela, revêtue d’une portée et d’une signification extrêmes; loi qui, nous l’avons vu, est valable pour le règne animal et végétal, pour la géologie, les mathématiques, l’histoire, la philosophie, et à laquelle M. Dühring lui-même, bien qu’il se rebiffe et qu’il regimbe : est obligé à son insu d’obéir à sa manière.

    Il va de soi que je ne dis rien du tout du processus de développement particulier suivi, par exemple, par le grain d’orge, depuis la germination jusqu’au dépérissement de la plante qui porte fruit, quand je dis qu’il est négation de la négation.

    En effet, comme le calcul différentiel est également négation de la négation, je ne ferais, en renversant la proposition qu’affirmer ce non-sens que le processus biologique d’un brin d’orge est du calcul différentiel ou même, ma foi, du socialisme. Voilà pourtant ce que les métaphysiciens mettent continuellement sur le dos de la dialectique.

    Si je dis de tous ces processus qu’ils sont négation de la négation, je les comprends tous ensemble sous cette unique loi du mouvement et, de ce fait, je ne tiens précisément pas compte des particularités de chaque processus spécial pris à part.

    En fait, la dialectique n’est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : l’idéalisme généralise le concept de capital

    L’une des caractéristiques de l’anticapitalisme romantique est de généraliser le principe de « capital ». Puisqu’en effet l’esclavagisme passé serait encore présent, alors ce qu’on appelle capitalisme aujourd’hui et qui relèverait donc de l’esclavagisme existant déjà dans le passé, nécessairement, aurait existé dans le passé aussi.

    C’est pour cela, par exemple pour la France, que les « nationaux-révolutionnaires » parlent de « capitalisme » lorsqu’ils présentent en fait des batailles passées relevant en réalité du féodalisme et ayant amené l’intégration historique à la France de la Bretagne ou l’Occitanie.

    On est là dans une fiction où un capitalisme éternel affronte un peuple « naturellement » socialiste. C’est le principe même du national-socialisme, en fait.

    Voici comment Friedrich Engels rappelle un point très important: la bourgeoisie n’a pas inventé le vol du travail, elle a par contre systématisé sa réalité par l’existence des marchandises. L’idéalisme « oublie » ce second aspect.

    « En quoi se distingue donc l’idée du capital chez Dühring et chez Marx ?

    Le capital, dit Marx, n’a point inventé le surtravail. Partout où une partie de la société possède le monopole des moyens de production, l’ouvrier, libre ou non, est forcé d’ajouter au temps de travail nécessaire à son propre entretien un surplus destiné à produire la subsistance du possesseur des moyens de production.”

    Le surtravail, le travail au-delà du temps nécessaire à la conservation de l’ouvrier et l’appropriation du produit de ce surtravail par d’autres, l’exploitation du travail sont donc communs à toutes les formes sociales passées, dans la mesure où celles-ci ont évolué dans des contradictions de classes.

    Mais c’est seulement le jour où le produit de ce surtravail prend la forme de la plus-value, où le propriétaire des moyens de production trouve en face de lui l’ouvrier libre, – libre de liens sociaux et libre de toute chose qui pourrait lui appartenir, – comme objet d’exploitation et où il l’exploite dans le but de produire des marchandises, c’est alors seulement que, selon Marx, le moyen de production prend le caractère spécifique de capital.

    Et cela ne s’est opéré à grande échelle que depuis la fin du XV° et le début du XVI° siècle.

    M. Dühring, par contre, proclame capital toute somme de moyens de production qui “constitue des participations aux fruits de la force de travail générale”, donc, qui procure du surtravail sous n’importe quelle forme. En d’autres termes, M. Dühring s’annexe le surtravail découvert par Marx afin de s’en servir pour tuer la plus-value également découverte par Marx et qui, momentanément, ne lui convient pas.

    D’après M. Dühring donc, non seulement la richesse mobilière et immobilière des citoyens de Corinthe et d’Athènes qui exploitaient leurs biens avec des esclaves, mais encore celle des grands propriétaires fonciers romains de l’Empire et tout autant celle des barons féodaux du moyen âge dans la mesure où elle servait de quelque manière à la production, tout cela serait, sans distinction, du capital.

    Ainsi, M. Dühring lui-même n’a pas “du capital le concept courant selon lequel il est un moyen de production qui a été produit”, mais au contraire un concept tout opposé, qui englobe même les moyens de production non produits, la terre et ses ressources naturelles.

    Or l’idée que le capital soit tout bonnement “ un moyen de production qui a été produit” n’a cours, derechef, que dans l’économie vulgaire. En dehors de cette économie vulgaire si chère à M. Dühring, le “moyen de production qui a été produit” ou une somme de valeur en général ne se transforme en capital que parce qu’ils procurent du profit ou de l’intérêt, c’est-à-dire approprient le surproduit du travail impayé sous la forme de plus-value, et cela, derechef, sous ces deux variétés déterminées de la plus-value.

    Il reste avec cela parfaitement indifférent que toute l’économie bourgeoise soit prisonnière de l’idée que la propriété de procurer du profit ou de l’intérêt échoit tout naturellement à n’importe quelle somme de valeur qui est employée dans des conditions normales dans la production ou dans l’échange.

    Dans l’économie classique, capital et profit, ou bien capital et intérêt sont également inséparables, ils sont dans la même relation réciproque l’un avec l’autre que la cause et l’effet, le père et le fils, hier et aujourd’hui.

    Mais le terme de capital avec sa signification économique moderne n’apparaît qu’a la date où la chose elle-même apparaît, où la richesse mobilière prend de plus en plus une fonction de capital en exploitant le surtravail d’ouvriers libres pour produire des marchandises : de fait, ce mot est introduit par la première nation de capitalistes que l’histoire connaisse, les Italiens des XV° et XVI° siècles.

    Et s’il est vrai que Marx a le premier analysé jusqu’en son fond le mode d’appropriation particulier au capital moderne, si c’est lui qui a mis le concept de capital en harmonie avec les faits historiques dont il avait été abstrait en dernier ressort et auxquels il devait l’existence; s’il est vrai que Marx, ce faisant, a libéré ce concept économique des représentations confuses et vagues dont il était encore infecté même dans l’économie bourgeoise classique et chez les socialistes antérieurs, c’est donc bien Marx qui a procédé avec le “dernier mot de l’esprit scientifique le plus rigoureux” que M. Dühring a toujours à la bouche et qui manque si douloureusement chez lui. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : «sans esclavage antique, pas de socialisme moderne»

    Nous avons vu que Eugen Dühring raisonnait en terme de vérités « éternelles » et qu’il s’appuyait sur l’esclavage pour tenter d’expliquer l’existence de la bourgeoisie. Il y a ici un point très important, car le matérialisme dialectique considère que le passage d’un mode de production à un autre est inévitable.

    Or, justement, l’anticapitalisme romantique réfute cela. Historiquement, les variantes d’anticapitalisme romantique ont toujours combattu le matérialisme dialectique en affirmant que des formes anciennes, dépassées, étaient justement modernes, aboutissant au socialisme.

    C’est le principe du romantisme, qui exprime la négation de la dimension progressiste historique du capitalisme, en prétendant que le moyen-âge, voire d’autres périodes précédentes, contiendraient les germes réels du socialisme.

    La première édition de l’anti-Dühring.

    C’est de fait la base des populistes russes ayant critiqué les bolcheviks, mais également de tous les courants « nationaux-révolutionnaires », qui expliquent qu’une nation aurait été parasitée alors que ses conceptions sociales étaient progressistes, voire pratiquement socialistes, de manière « naturelle ». Ce principe « national-révolutionnaire » existe aussi bien avec des nations réelles, comme l’Allemagne avec l’idéologie du « national-socialisme », qu’avec des nations fictives, notamment en France avec la Bretagne ou l’« Occitanie ».

    Voici, à l’inverse de l’idéalisme, comment Friedrich Engels traite de cette question de l’esclavage réel qui a existé de par le passé, loin de cet « esclavagisme » utilisé comme concept moderne.

    « Ce fut seulement l’esclavage qui rendit possible sur une assez grande échelle la division du travail entre agriculture et industrie et par suite, l’apogée du monde antique, l’hellénisme. Sans esclavage, pas d’État grec, pas d’art et de science grecs; sans esclavage, pas d’Empire romain.

    Or, sans la base de l’hellénisme et de l’Empire romain, pas non plus d’Europe moderne. Nous ne devrions jamais oublier que toute notre évolution économique, politique et intellectuelle a pour condition préalable une situation dans laquelle l’esclavage était tout aussi nécessaire que généralement admis.

    Dans ce sens, nous avons le droit de dire : sans esclavage antique, pas de socialisme moderne.

    Il ne coûte pas grand chose de partir en guerre avec des formules générales contre l’esclavage et autres choses semblables, et de déverser sur une telle infamie un courroux moral supérieur. Malheureusement, on n’énonce par là rien d’autre que ce que tout le monde sait, à savoir que ces institutions antiques ne correspondent plus à nos conditions actuelles et aux sentiments que déterminent en nous ces conditions.

    Mais cela ne nous apprend rien sur la façon dont ces institutions sont nées, sur les causes pour lesquelles elles ont subsisté et sur le rôle qu’elles ont joué dans l’histoire. Et si nous nous penchons sur ce problème, nous sommes obligés de dire, si contradictoire et si hérétique que cela paraisse, que l’introduction de l’esclavage dans les circonstances d’alors était un grand progrès.

    C’est un fait établi que l’humanité a commencé par l’animal, et qu’elle a donc eu besoin de moyens barbares, presque animaux, pour se dépêtrer de la barbarie.

    Les anciennes communautés, là où elles ont subsisté, constituent depuis des millénaires la base de la forme d’État la plus grossière, le despotisme oriental, des Indes jusqu’en Russie.

    Ce n’est que là où elles se sont dissoutes que les peuples ont progressé sur eux-mêmes, et leur premier progrès économique a consisté dans l’accroissement et le développement de la production au moyen du travail servile.

    La chose est claire : tant que le travail humain était encore si peu productif qu’il ne fournissait que peu d’excédent au-delà des moyens de subsistance nécessaires, l’accroissement des forces productives, l’extension du trafic, le développement de l’État et du droit, la fondation de l’art et de la science n’étaient possibles que grâce à une division renforcée du travail, qui devait forcément avoir pour fondement la grande division du travail entre les masses pourvoyant au travail manuel simple et les quelques privilégiés adonnés à la direction du travail, au commerce, aux affaires de l’État et plus tard aux occupations artistiques et scientifiques.

    La forme la plus simple, la plus naturelle, de cette division du travail était précisément l’esclavage.

    Étant donné les antécédents historiques du monde antique spécialement du monde grec, la marche progressive à une société fondée sur des oppositions de classes ne pouvait s’accomplir que sous la forme de l’esclavage. Même pour les esclaves, cela fut un progrès; les prisonniers de guerre parmi lesquels se recrutait la masse des esclaves, conservaient du moins la vie maintenant, tandis qu’auparavant on les massacrait et plus anciennement encore, on les mettait à rôtir (…).

    Si donc M. Eugen Dühring fronce le nez sur l’hellénisme parce qu’il était fondé sur l’esclavage, il aurait tout autant raison de reprocher aux Grecs de n’avoir pas eu de machines à vapeur et de télégraphe électrique. »

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : esclavagisme ou plus-value ?

    Si Eugen Dühring est obligé d’introduire la notion d’esclavagisme comme concept fondamental, c’est parce qu’il refuse d’accepter le principe d’exploitation expliqué par Karl Marx, notamment dans Le capital. L’exploitation des travailleurs se fait par l’intermédiaire de la plus-value, arrachée aux travailleurs ; le capitaliste profite du travail volé, c’est-à-dire de la partie de travail non rémunérée.

    Karl Marx dit ainsi que :

    « Quoiqu’une partie seulement du travail journalier de l’ouvrier soit payée, tandis que l’autre partie reste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée (…) qui constitue le fonds d’où se forme la plus-value au profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé. »

    Eugen Dühring n’est pas d’accord avec cela. Il a la même vision que Jean-Jacques Rousseau, avec quelqu’un ayant instauré la propriété par la force, et donc arrachant du travail par la force.

    Dans le capitalisme, selon Eugen Dühring, l’exploitation n’a pas lieu lors de la production elle-même, avec des marchandises ensuite vendues: elle aurait lieu après, en-dehors de la production, dans la répartition.

    On voit tout de suite comment ici la notion de profit bascule dans l’idéalisme, dans la vision d’une force « parasitant » la juste répartition. L’antisémitisme est ici un aboutissement inévitable, puisqu’il faut bien expliquer quelle est cette force « parasite ». Cependant, sans assumer l’antisémitisme nécessairement, les courants historiques du « syndicalisme révolutionnaire », de « l’anarcho-syndicalisme » disent la même chose.

    En fait, à partir du moment où l’on réfute le principe de plus-value, on bascule dans l’idéalisme de la question de la « répartition ». Voici comment Eugen Dühring explique son point de vue :

    « Outre la résistance qu’oppose la nature … il y a encore un autre obstacle, purement social … Entre les hommes et la nature une force barre la route, et cette force est encore une fois l’homme.

    L’homme pensé singulier et isolé est libre vis-à-vis de la nature … La situation prend un autre aspect dès que nous pensons un second homme qui, l’épée à la main, occupe les voies d’accès à la nature et à ses ressources et qui exige un prix sous quelque forme que ce soit pour accorder le passage.

    Ce second homme … taxe, pour ainsi dire, l’autre et est ainsi cause que la valeur de l’objet convoité finit par être plus grande que ce ne serait le cas sans cet obstacle politique et social opposé à l’obtention ou à la production … Les formes particulières que prend ce cours artificiellement augmenté des choses sont extrêmement diverses, et il a naturellement pour pendant un abaissement correspondant du cours du travail.

    …C’est donc une illusion de vouloir considérer a priori la valeur comme un équivalent au sens propre du terme, c’est-à-dire comme un “ valoir autant” ou comme un rapport d’échange conforme au principe de l’égalité de la prestation et de la contre-prestation. Ce sera, au contraire, l’indice d’une théorie exacte de la valeur que de voir le facteur d’estimation le plus général qu’elle implique ne pas coïncider avec la forme particulière du cours, laquelle repose sur la contrainte de répartition.

    Cette forme varie avec la constitution sociale, tandis que la valeur économique proprement dite ne peut être qu’une valeur de production mesurée vis-à-vis de la nature et ne variera donc qu’avec les seuls obstacles à la production qui sont d’ordre naturel et technique. »

    Et Friedrich Engels de répondre de la manière suivante:

    « La valeur pratiquement en vigueur d’une chose se compose donc, selon M. Dühring, de deux parties : d’abord du travail qu’elle contient et ensuite, du tribut supplémentaire extorqué “ l’épée à la main ”. En d’autres termes, la valeur qui a cours aujourd’hui est un prix de monopole.

    Or si, d’après cette théorie de la valeur, toutes les marchandises ont un tel prix de monopole, deux cas seulement sont possibles. Ou bien, chacun reperd comme acheteur ce qu’il a gagné comme vendeur, les prix ont certes changé nominalement, mais en réalité, – dans leur rapport réciproque, – ils sont restés égaux; tout reste en l’état, et la fameuse valeur de répartition n’est qu’une illusion. –

    Ou bien les prétendus tributs supplémentaires représentent une somme réelle de valeur, à savoir celle qui est produite par la classe laborieuse productrice de valeur, mais appropriée par la classe des monopolistes; et alors cette somme de valeur se compose simplement de travail non payé; dans ce cas, malgré l’homme l’épée à la main, malgré les prétendus tributs supplémentaires et la prétendue valeur de répartition, nous voici revenus … à la théorie marxiste de la plus-value. »

    Il ne suffit donc pas de reconnaître les classes sociales, encore faut-il voir comment la bourgeoisie arrache du travail non payé à la classe prolétaire. Sans cela, on est obligé d’imaginer des « moyens » pour expliquer comment la bourgeoisie se procure sa richesse.

    L’idéalisme, qui se prolongera en anticapitalisme romantique utilisant l’antisémitisme, considère que la base est l’esclavage, alors que la matérialisme dialectique a compris la réalité du mode de production capitaliste, avec le principe de « plus-value ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : l’être humain est un produit de la nature

    Friedrich Engels affirme ainsi que ce n’est pas la violence qui a instauré la propriété privée, mais que cela provient de l’apparition de la marchandise, qui a brisé les communautés traditionnelles. Il rappelle par conséquent le principe du « mode de production » et des luttes de classe qui vont avec.

    Mais cela signifie une chose essentielle: l’être humain est façonné par le mode de production. Il est un être naturel, et sa pensée est un reflet de la réalité. Bien entendu, chez Eugen Dühring on a la conception opposée: la pensée existe indépendamment de la réalité générale, on a la même conception que chez René Descartes ou les religieux en général, avec la séparation du corps et de l’esprit.

    Les erreurs de Eugen Dühring sont alors inévitables, il ne peut que tendre à l’idéalisme, et Friedrich Engels constate à ce sujet :

    « Voilà ce qui arrive, lorsqu’on prend la « conscience », la « pensée » de manière complètement naturaliste comme quelque chose de donné, d’au préalable opposé à l’être, à la Nature.

    Dès lors, on est obligé de trouver absolument curieux que s’accordent tellement la conscience et la nature, la pensée et l’être, les lois de la pensée et les lois de la nature. Si l’on demande alors en plus ce que sont la pensée et la conscience et d’où elles viennent, on trouve qu’elles sont des produits du cerveau humain et que l’être humain est lui-même un produit de la nature, qui s’est développé dans et avec son milieu.

    Il se comprend comme allant de soi ici que les productions du cerveau humain, qui en dernière instance sont aussi des produits de la nature, ne contredisent pas le reste du contexte naturel, mais lui correspondent. »

    On a là la thèse fondamentale du matérialisme dialectique, qui considère que la pensée humaine est le reflet de la situation de l’humanité dans l’univers, plus précisément sur la planète Terre en tant que biosphère. L’être humain est naturel, il n’est pas séparé du reste de la matière, il n’y a pas d’esprit lui permettant de « transcender » la matière.

    La matière grise est elle-même un produit naturel, les pensées humaines reflètent le monde, et elles le reflètent par ailleurs avec retard. En effet, le mouvement général de la matière se situe nécessairement avant son reflet dans la conscience humaine.

    C’est pour cela qu’Engels affirme que l’être humain ne peut pas cesser de progresser scientifiquement, puisqu’il suit l’évolution globale de la matière, sa pensée en étant le reflet.

    Friedrich Engels nous enseigne ici :

    « Une représentation scientifique exhaustive et adéquate de ces relations, la constitution dans la pensée d’une image exacte du système du monde dans lequel nous vivons, reste une impossibilité pour nous comme pour tous les temps.

    Si, à une époque quelconque de l’évolution humaine, pareil système concluant et définitif des relations de l’univers, tant physiques que mentales et historiques, était réalisé, cela voudrait dire que le domaine de la connaissance humaine a atteint ses bornes et que le développement historique ultérieur est suspendu dès l’instant que la société est organisée en harmonie avec ce système, ce qui serait une absurdité, un pur non-sens.

    Les êtres humains se trouvent donc en présence de la contradiction suivante : d’une part, acquérir une connaissance exhaustive du système de l’univers dans l’ensemble de ses relations et, d’autre part, en raison de leur propre nature et de celle du système de l’univers, n’être jamais capables de résoudre entièrement cette tâche.

    Mais cette contradiction ne repose pas seulement sur la nature des deux facteurs, l’univers et l’homme; elle est aussi le principal levier de tout le progrès intellectuel et elle se résout chaque jour et constamment dans l’évolution progressive sans fin de l’humanité, exactement comme, par exemple, ces problèmes mathématiques qui trouvent leur solution dans une série infinie ou dans une fraction continue.

    En fait, toute réflexion du système du monde dans la pensée est et reste limitée objectivement par la situation historique, et subjectivement par la nature physique et psychique de son auteur. »

    Évidemment, ce n’est pas du tout la conception de Eugen Dühring, qui de son côté considère justement qu’il y a des vérités éternelles. Ne reconnaissant pas le mouvement général de la matière ni le fait que la pensée humaine reflète la réalité, il est obligé de mettre en avant une sorte de bon sens permettant une « philosophie » de la réalité posant des vérités « éternelles ».

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : la propriété privée n’apparaît pas comme résultat du vol et de la violence

    La raison pour laquelle Eugen Dühring en arrive à l’antisémitisme racial est facile à comprendre. Eugen Dühring refuse de reconnaître la dialectique de la nature. Par conséquent, il est obligé de trouver une raison aux problèmes sociaux. Au lieu de les voir dans le mode de production, il les cherche dans un élément extérieur qui viendrait perturber l’ensemble.

    C’est le principe de la communauté nationale qui serait « parasitée », empêchant un vivre-ensemble adéquat. Et l’antisémitisme fait ici figure d’anticapitalisme romantique, avec toute une construction idéalisée d’un peuple « aryen » honnête depuis le début des temps, mais confronté à un ennemi perfide et pervers le parasitant, le corrompant.

    Cela signifie bien entendu nécessairement qu’il n’y a pas de luttes de classe en tant que produit des contradictions au sein d’un mode de production. Eugen Dühring est obligé de s’appuyer sur un principe venant « corrompre » la société, et il utilise le principe d’esclavage (quelqu’un comme Dieudonné reprendra précisément la même démarche idéaliste et antisémite bien plus tard historiquement).

    Voici comment Eugen Dühring présente sa conception, qui nie le rôle du mode de production et considère que la « politique » fait l’histoire :

    « La forme des rapports politiques est l’élément historique fondamental et les dépendances économiques ne sont qu’un effet ou un cas particulier, elles sont donc toujours des faits de second ordre.

    Quelques-uns des systèmes socialistes récents prennent pour principe directeur le faux semblant d’un rapport entièrement inverse tel qu’il saute aux yeux, en faisant pour ainsi dire sortir des situations économiques les infrastructures politiques. Or, ces effets du second ordre existent certes en tant que tels, et ce sont eux qui dans le temps présent sont le plus sensibles; mais il faut chercher l’élément primordial dans la violence politique immédiate et non pas seulement dans une puissance économique indirecte (…).

    Tant que l’on ne prend pas le groupement politique pour lui-même comme point de départ, mais qu’on le traite exclusivement comme un moyen pour des fins alimentaires, on garde quand même en soi, si belle figure de socialiste radical et de révolutionnaire qu’on prenne, une dose larvée de réaction. »

    Friedrich Engels dénonce cette conception simpliste, qui est d’ailleurs dans le même esprit que l’approche idéaliste de Jean-Jacques Rousseau. En effet, l’esclavage n’est pas une simple conséquence d’un rapport de force, il faut que le mode de production précédent permette justement l’avènement de l’esclavage.

    Friedrich Engels

    Friedrich Engels constate ainsi que:

    « Un esclave ne fait pas l’affaire de tout le monde. Pour pouvoir en utiliser un, il faut disposer de deux choses : d’abord des outils et des objets nécessaires au travail de l’esclave et, deuxièmement, des moyens de l’entretenir petitement. Donc, avant que l’esclavage soit possible, il faut déjà qu’un certain niveau dans la production ait été atteint et qu’un certain degré d’inégalité soit intervenu dans la répartition.

    Et pour que le travail servile devienne le mode de production dominant de toute une société, on a besoin d’un accroissement bien plus considérable encore de la production, du commerce et de l’accumulation de richesse.

    Dans les antiques communautés naturelles à propriété collective du sol, ou bien l’esclavage ne se présente pas, ou bien il ne joue qu’un rôle très subordonné.

    De même, dans la Rome primitive, cité paysanne; par contre, lorsque Rome devint “ cité universelle ” et que la propriété foncière italique passa de plus en plus aux mains d’une classe peu nombreuse de propriétaires extrêmement riches, la population paysanne fut évincée par une population d’esclaves (…).

    L’esclavage aux États-Unis d’Amérique reposait beaucoup moins sur la violence que sur l’industrie anglaise du coton ; dans les régions où ne poussait pas de coton ou qui ne pratiquaient pas, comme les États limitrophes, l’élevage des esclaves pour les États cotonniers, il s’est éteint de lui-même, sans qu’on eût à utiliser la violence, simplement parce qu’il ne payait pas.

    Si donc M. Eugen Dühring appelle la propriété actuelle une propriété fondée sur la violence et qu’il la qualifie de “ forme de domination qui n’a peut-être pas seulement pour base l’exclusion du prochain de l’usage des moyens naturels d’existence, mais aussi, ce qui veut dire encore beaucoup plus, l’assujettissement de l’homme à un service d’esclave”, – il fait tenir tout le rapport sur la tête.

    L’assujettissement de l’homme à un service d’esclave, sous toutes ses formes, suppose, chez celui qui assujettit, la disposition des moyens de travail sans lesquels il ne pourrait pas utiliser l’homme asservi, et en outre, dans l’esclavage, la disposition des moyens de subsistance sans lesquels il ne pourrait pas conserver l’esclave en vie, déjà, par conséquent, dans tous les cas, la possession d’une certaine fortune dépassant la moyenne.

    Comment celle-ci est-elle née ? En toute hypothèse, il est clair qu’elle peut avoir été volée, c’est-à-dire reposer sur la violence, mais que ce n’est nullement nécessaire.

    Elle peut être gagnée par le travail, par le vol, par le commerce, par l’escroquerie. Il faut même qu’elle ait été gagnée par le travail avant de pouvoir être volée.

    En général, la propriété privée n’apparaît en aucune façon dans l’histoire comme résultat du vol et de la violence. Au contraire.

    Elle existe déjà, limitée toutefois à certains objets, dans l’antique communauté naturelle de tous les peuples civilisés. A l’intérieur même de cette communauté, elle évolue d’abord dans l’échange avec des étrangers, jusqu’à prendre la forme de marchandise.

    Plus les produits de la communauté prennent forme de marchandise, c’est-à-dire moins il en est produit pour l’usage propre du producteur et plus ils sont produits dans un but d’échange, plus l’échange, même à l’intérieur de la communauté, supplante la division naturelle primitive du travail, plus l’état de fortune des divers membres de la communauté devient inégal, plus la vieille communauté de la propriété foncière est profondément minée, plus la communauté s’achemine rapidement à sa dissolution en un village de paysans parcellaires.

    Le despotisme oriental et la changeante domination de peuples nomades conquérants n’ont pu pendant des millénaires entamer ces vieilles communautés; c’est la destruction progressive de leur industrie domestique naturelle par la concurrence des produits de la grande industrie qui cause de plus en plus leur dissolution.

    Pas plus question de violence ici que dans le lotissement encore en cours de la propriété agraire collective des “ communautés rurales ” des bords de la Moselle et du Hochwald; ce sont les paysans qui trouvent de leur intérêt que la propriété privée des champs remplace la propriété collective.

    Même la formation d’une aristocratie primitive, telle qu’elle se produit chez les Celtes, les Germains et au Pendjab, sur la base de la propriété en commun du sol, ne repose au premier abord nullement sur la violence, mais sur le libre consentement et la coutume.

    Partout où la propriété privée se constitue, c’est la conséquence de rapports de production et d’échange modifiés, et cela sert l’accroissement de la production et le développement du commerce, – cela a donc des causes économiques. La violence ne joue en cela absolument aucun rôle.

    Il est pourtant évident que l’institution de la propriété privée doit d’abord exister, avant que le voleur puisse s’approprier le bien d’autrui, donc que la violence peut certes déplacer la possession, mais ne peut pas engendrer la propriété privée en tant que telle !

    Mais même pour expliquer « l’assujettissement de l’homme au service d’esclave » sous sa forme la plus moderne, le travail salarié, nous ne pouvons faire intervenir ni la violence, ni la propriété fondée sur la violence.

    Nous avons déjà mentionné le rôle que joue, dans la dissolution de la communauté antique, donc dans la généralisation directe ou indirecte de la propriété privée, la transformation des produits du travail en marchandises, leur production non pour la consommation personnelle, mais pour l’échange. »

    Ce n’est ainsi pas l’esclavage qui est au cœur de l’histoire, mais la généralisation de la marchandise suite à l’accumulation du capital.

    >Sommaire du dossier

  • Eugen Dühring et le «socialisme» antimarxiste et racialiste exterminateur

    L’anti-Dühring est dirigé contre les thèses d’Eugen Dühring (1833-1921), même si c’est secondaire par rapport à la mise en valeur de l’idéologie communiste. En fait, on peut voir qu’il s’agit d’une critique de l’idéalisme qui est la base à l’exposition du matérialisme dialectique.

    On doit noter d’ailleurs ici que Eugen Dühring appartient au courant du « positivisme », et que ses positions sont les mêmes que ses contemporains Ernst Mach et Richard Avenarius. Or, il y a une critique très connue de Mach et d’Avenarius : celle faite par Lénine dans « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine a en fait défendu ce qu’enseigne l’anti-Dühring, en profitant des nouveaux acquis scientifiques de son époque.

    De son côté, Eugen Dühring verra vite son influence s’effondrer dans la social-démocratie. Par contre, les courants anti-marxistes le soutiendront et Eugen Dühring va alors devenir le principal théoricien racialiste de la fin du XIXe siècle en Allemagne, formulant les principes de l’antisémitisme exterminateur.

    Le moteur de la conception antisémite de Eugen Dühring repose bien évidemment sur le rejet de la dialectique de la nature. A la position de Friedrich Engels, Eugen Dühring oppose une vision où il y a bien évolution, mais raciale, avec donc la liquidation de ce qui relève du malade, du non-naturel, en l’occurrence donc selon lui les personnes juives.

    Cet aspect n’a jamais été étudié, et pourtant il est intéressant de voir que dès l’époque de Friedrich Engels, il y a ainsi un « socialisme » anti-marxiste qui se forme, avec l’antisémitisme comme moteur anticapitaliste romantique.

    Eugen Dühring élabore toute une théorie antisémite où il considère que le judaïsme n’existe pas réellement, n’étant que le paravent d’un « parasitisme » juif. La seule solution à la question juive présentée ici comme « raciale », est forcément la liquidation, car l’enfermement régional amènerait cette « race nomade » à s’enfuir ou à tenter de conquérir le monde depuis une base.

    Il faut cependant faire attention et ne pas penser que Eugen Dühring formule un darwinisme racial, où les peuples sont en concurrence et seuls les meilleurs survivent. Eugen Dühring raisonne en terme d’évolution générale, où seuls les aryens seraient « humains » réellement, les personnes juives n’étant pas considérées comme humaines, mais comme des sortes de parasites géants.

    Il n’est pas difficile de voir ici dans quelle mesure on retrouve ici des thèmes qui deviendront traditionnels dans l’antisémitisme. Or, il est ici évident que la constitution d’une théorie racialiste exactement contemporaine au début du matérialisme dialectique est une réponse à celui-ci. Eugen Dühring, parce qu’il rejette le marxisme, transforme l’antisémitisme religieux en antisémitisme racialiste.

    La particularité de ses offensives idéologiques est de combattre à tout prix les conversions et de lancer des appels pour considérer les personnes juives comme une race à part, à supprimer physiquement, cela étant valable pour chaque individu, pour des raisons « raciales ».

    Tout cela est pour Eugen Dühring le seul moyen de constituer une anti-idéologie suffisamment forte. Il a besoin de remplacer la formidable dimension du matérialisme dialectique par quelque chose d’au moins aussi fort, et pour cela il propose une « aventure » de type « racial ».

    A l’optimisme radical de la lutte des classes du matérialisme dialectique, Eugen Dühring oppose un optimisme racial. Il est évident qu’il y a là un événement historique, et une perspective à comprendre absolument.

    >Sommaire du dossier

  • L’anti-Dühring d’Engels : une vision du monde et non pas une méthode

    En 1877, Friedrich Engels publia une oeuvre très importante, intitulée « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring » (la version publiée en français prit comme titre « Monsieur E. Dühring bouleverse la science »).

    L’œuvre fut d’abord publiée en plusieurs articles dans l’organe social-démocrate allemand Vorwärts (« En avant »), du 3 janvier 1877 au 7 juillet 1878, avant d’être publiée sous la forme d’un ouvrage en tant que tel, en 1877, de nouveau en 1878 en Suisse, puis de nouveau plusieurs fois dès 1894.

    Son importance fut alors capitale et l’oeuvre devint un classique dont le positionnement fut au coeur de la social-démocratie comme mouvement historique.

    Vu de France au XIXe siècle, le marxisme était une politique sociale radicale, dont le symbole était le Manifeste du Parti Communiste, avec Le Capital comme justificatif théorique sur le plan économique. Vu d’Allemagne toutefois, le marxisme était une vision du monde, et « Le renversement de la science fait par monsieur Eugen Dühring », titre résumé plus couramment par « L’anti-Dühring », était au coeur de ce dispositif idéologique.

    Au XXe siècle, les choses ne changeront pas, et ce pour deux raisons. La première est le niveau idéologique très faible du Parti Communiste français, pour qui le matérialisme dialectique consistait au mieux au matérialisme des Lumières en une version un peu améliorée sur le plan de la méthode au moyen de la dialectique mise en avant par G.W.F. Hegel.

    Or, c’est là ne pas du tout avoir compris comment le matérialisme s’est développé, c’est faire de Hegel un idéaliste, la dialectique étant alors ici simplement « piochée » chez lui. En réalité, Hegel a deux aspects et l’un de ceux-ci aboutit au matérialisme dialectique; il ne s’agit nullement d’une combinaison entre matérialisme d’un côté et dialectique de l’autre.

    Voici ce que dit Friedrich Engels dans la préface à son oeuvre, en date du 23 septembre 1885 :

    « Il s’agissait évidemment pour moi, en faisant cette récapitulation des mathématiques et des sciences de la nature, de me convaincre dans le détail – alors que je n’en doutais aucunement dans l’ensemble – que dans la nature s’imposent, à travers la confusion des modifications sans nombre, les mêmes lois dialectiques du mouvement qui, dans l’histoire aussi, régissent l’apparente contingence des événements; les mêmes lois qui, formant également le fil conducteur dans l’histoire de l’évolution accomplie par la pensée humaine, parviennent peu à peu à la conscience des hommes pensants : lois que Hegel a développées pour la première fois d’une manière étendue, mais sous une forme mystifiée, et que nous nous proposions, entre autres aspirations, de dégager de cette enveloppe mystique et de faire entrer nettement dans la conscience avec toute leur simplicité et leur universalité. »

    Comme on le voit clairement exprimé ici, c’est la matière qui est en elle-même dialectique, et la pensée est elle-même d’ailleurs clairement présentée ici un produit dialectique de la matière.

    On est ici très loin de l’approche du Parti Communiste français, qui n’a vu dans le matérialisme dialectique utilisant une approche, qu’une méthode nouvelle. D’ailleurs, de leur côté, les trotskystes ont tout de suite compris la menace et ils ont toujours rejeté Friedrich Engels, affirmant que ses thèses ne sont pas celles de Karl Marx. Marx aurait réalisé le matérialisme historique, et c’est Friedrich Engels qui aurait « inventé » la dialectique de la nature.

    C’est là ne pas avoir compris Karl Marx ni le « tandem » Marx-Engels; comme le souligne Friedrich Engels dans la même préface:

    « Une remarque en passant : les bases et le développement des conceptions exposées dans ce livre étant dus pour la part de beaucoup la plus grande à Marx, et à moi seulement dans la plus faible mesure, il allait de soi entre nous que mon exposé ne fût point écrit sans qu’il le connût. Je lui ai lu tout le manuscrit avant l’impression et c’est lui qui, dans la partie sur l’économie, a rédigé le dixième chapitre (“Sur l’Histoire critique”); j’ai dû seulement, à mon grand regret, l’abréger un peu pour des raisons extrinsèques. Aussi bien avons -nous eu de tout temps l’habitude de nous entr’aider pour les sujets spéciaux. »

    L’oeuvre connue sous le nom d’anti-Dühring est ainsi une oeuvre expliquant la position commune à Karl Marx et Friedrich Engels; il n’est pas possible de séparer Marx d’Engels, ni la matière de la dialectique. C’est pourquoi pour Lénine, l’anti-Dühring est une oeuvre essentielle aux travailleurs dans leur bataille révolutionnaire: c’est leur vision du monde qui, de fait, y est exposée.

    >Sommaire du dossier