Pseudo-Denys l’Aréopagite : le symbolisme

Naturellement, la combinaison néo-platonisme – christianisme pose un problème : si le néo-platonisme est magique et de type symbolique, la Bible s’appuyant sur l’incarnation ne cesse d’employer des expressions très concrètes, des images tout à fait bien définies.

Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite a été obligé de nier que ce qui est raconté dans la Bible doit être interprété de manière littérale ; il s’agit uniquement de symboles, car l’humanité ne peut pas comprendre des vérités la dépassant.

Toutes les images dans la Bible ne seraient que des symboles, nullement à prendre au pied de la lettre.

Cela veut dire que Pseudo-Denys l’Aréopagite fait de la Bible une œuvre entièrement sujette à interprétation, où tout serait codé, à interpréter de manière mystique.

Et il faut bien avoir une méthode d’interprétation de ces symboles et de ces formes intermédiaires : voilà pourquoi Pseudo-Denys l’Aréopagite soutient la thèse de la hiérarchisation pour trouver une solution viable.

Voici un exemple de comment il interprète le symbole du feu qu’on trouve dans la Bible.

« Au début de nos interprétations mystiques, cherchons pourquoi, parmi tous les symboles, la théologie choisit avec une sorte de prédilection le symbole du feu.

Car, comme vous pouvez savoir, elle nous représente des roues ardentes, des animaux tout de flamme, des hommes qui ressemblent à de brûlants éclairs; elle nous montre les célestes essences entourées de brasiers consumants, et de fleuves qui roulent des flots de feu avec une bruyante rapidité.

Dans son langage, les trônes sont de feu; les augustes séraphins sont embrasés, d’après la signification de leur nom même, et ils échauffent et dévorent comme le feu ;

enfin, au plus haut comme au plus bas degré de l’être, revient toujours le glorieux symbole du feu.

Pour moi, j’estime que cette figure exprime une certaine conformité des anges avec la divinité;

car chez les théologiens l’essence suprême, pure et sans forme, nous est souvent dépeinte sous l’image du feu, qui a, dans ses propriétés sensibles, si on peut le dire, comme une obscure ressemblance avec la nature divine.

Car le feu matériel est répandu partout, et il se mêle, sans se confondre, avec tous les éléments dont il reste toujours éminemment distingué; éclatant de sa nature, il est cependant caché, et sa présence ne se manifeste qu’autant qu’il trouve matière à son activité;

violent et invisible, il dompte tout par sa force propre, et s’assimile énergiquement ce qu’il a saisi; il se communique aux objets et les modifie, en raison directe de leur proximité;

il renouvelle toutes choses par sa vivifiante chaleur, et brille d’une lumière inextinguible;

toujours indompté, inaltérable, il discerne sa proie, nul changement ne l’atteint, il s’élève vers les cieux, et, par la rapidité de sa fuite, semble vouloir échapper à tout asservissement;

doué d’une activité constante, les choses sensibles reçoivent de lui le mouvement; il enveloppe ce qu’il dévore et ne s’en laisse point envelopper; il n’est point un accident des autres substances; ses envahissements sont lents et insensibles, et ses splendeurs éclatent dans les corps auxquels il s’est pris : il est impétueux et fort, présent à tout d’une façon inaperçue; qu’on l’abandonne à son repos, il semble anéanti ;

mais qu’on le réveille, pour ainsi dire, par le choc, à l’instant il se dégage de sa prison naturelle, et rayonne et se précipite dans les airs, et se communique libéralement, sans s’appauvrir jamais.

On pourrait signaler encore de nombreuses propriétés du feu, lesquelles sont comme un emblème matériel des opérations divines.

C’est donc en raison de ces rapports connus que la théologie désigne sous l’image du feu les natures célestes : enseignant ainsi leur ressemblance avec Dieu, et les efforts qu’elles font pour l’imiter. »

Voici comment ils parlent des parties du corps humain, les interprétant de manière symbolique :

« On peut encore, à mon avis, emprunter aux diverses parties du corps humain des images qui représentent assez fidèlement les esprits angéliques.

Ainsi l’organe de la vue indique avec quelle profonde intelligence les habitants des cieux contemplent les secrets éternels, et avec quelle docilité, avec quelle tranquillité suave, avec quelle rapide intuition, ils reçoivent la limpidité si pure et la douce abondance des lumières divines.

Le sens si délicat de l’odorat symbolise la faculté qu’ils ont de savourer la bonne odeur des choses qui dépassent l’entendement, de discerner avec sagacité et de fuir avec horreur tout ce qui n’exhale pas ce sublime parfum.

L’ouïe rappelle qu’il leur est donné de participer avec une admirable science au bienfait de l’inspiration divine.

Le goût montre qu’ils se rassasient des nourritures spirituelles et se désaltèrent dans des torrents d’ineffables délices.

Le tact est l’emblème de leur habileté à distinguer ce qui leur convient naturellement de ce qui pourrait leur nuire.

Les paupières et les sourcils désignent leur fidélité à garder les saintes notions qu’ils ont acquises.

L’adolescence et la jeunesse figurent la vigueur toujours nouvelle de leur vie, et les dents, la puissance de diviser, pour ainsi dire, en fragments la nourriture intelligible qui leur est donnée; car tout esprit, par une sage providence, décompose la notion simple qu’il a reçue des puissances supérieures, et la transmet ainsi partagée à ses inférieurs, selon leur disposition respective à cette initiation.

Les épaules, les bras et les mains marquent la force qu’ont les esprits d’agir et d’exécuter leurs entreprises.

Par le cœur, il faut entendre leur vie divine qui va se communiquant avec douce effusion sur les choses confiées à leur protectrice influence; et par la poitrine, cette mâle énergie qui faisant la garde autour du cœur maintient sa vertu invincible.

Les reins sont l’emblème de la puissante fécondité des célestes intelligences.

Les pieds sont l’image de leur vive agilité, et de cet impétueux et éternel mouvement qui les emporte vers les choses divines; c’est même, pour cela que la théologie nous les a représentées avec des ailes aux pieds.

Car les ailes sont une heureuse image de la rapide course, de cet essor céleste qui les précipite sans cesse plus haut, et les dégage si parfaitement de toute vile affection. La légèreté des ailes montre que ces sublimes natures n’ont rien de terrestre, et que nulle corruption n’appesantit leur marche vers les cieux.

La nudité en général, et en particulier la nudité des pieds, fait comprendre que leur activité n’est pas comprimée, qu’elles sont pleinement libres d’entraves extérieures, et qu’elles s’efforcent d’imiter la simplicité qui est en Dieu.

Mais puisque, dans l’unité de son but et la diversité de ses moyens, la divine sagesse donne des vêtements aux esprits, et arme leurs mains d’instruments divers, expliquons encore, du mieux possible, ce que désignent ces nouveaux emblèmes.

Je pense donc que le vêtement radieux et tout de feu figure la conformité des anges avec la divinité, par suite de la signification symbolique du feu, et la vertu qu’ils ont d’illuminer, précisément parce que leur héritage est dans les cieux, doux pays de la lumière; et enfin leur capacité de recevoir et leur faculté de transmettre la lumière purement intelligible.

La robe sacerdotale enseigne qu’ils initient à la contemplation des mystères célestes, et que leur existence est tout entière consacrée à Dieu.

La ceinture signifie qu’ils veillent à là conservation de leur fécondité spirituelle, et que recueillant fidèlement en eux-mêmes leurs puissances diverses, ils les retiennent par une sorte de lien merveilleux dans un état d’identité immuable.

Les baguettes qu’ils portent sont une figure de leur royale autorité, et de la rectitude avec laquelle ils exécutent toutes choses.

Les lances et les haches expriment la faculté qu’ils ont de discerner les contraires, et la sagacité, la vivacité et la puissance de ce discernement.

Les instruments de géométrie et des différents arts montrent qu’ils savent fonder, édifier, et achever leurs œuvres, et qu’ils possèdent toutes les vertus de cette providence secondaire qui appelle et conduit à leur fin les natures inférieures. »

Ἀρχαία ἑλληνικὴ:
Dionysiou Ta Sozomena Panta, 1756

Pareillement, les « vents » sont interprétés comme le symbole d’agilité extrême, de rapidité ; voici également comment Pseudo-Denys l’Aréopagite explique les comparaisons faites au sujet des anges :

« D’autres fois les anges sont dits apparaître comme l’airain, l’électre, ou quelque pierre de diverses couleurs.

L’électre, métal composé d’or et d’argent, figure, à raison de la première de ces substances, une splendeur incorruptible, et qui garde inaltérablement sa pureté non souillée; et à cause de la seconde, une sorte de clarté douce et céleste.

L’airain, d’après tout ce qu’on a vu, pourrait être assimilé soit au feu, soit à l’or même.

La signification symbolique des pierres sera différente, selon la variété de leurs couleurs; ainsi les blanches rappellent la lumière; les rouges, le feu; les jaunes, l’éclat de l’or; les vertes, la vigueur de la jeunesse.

Chaque forme aura donc son sens caché, et sera le type sensible d’une réalité mystérieuse. »

Voici l’explication au sujet de l’huile :

« Nous disons d’abord que cette huile se compose par le mélange de diverses substances aromatiques, possédant les propriétés des plus riches parfums, tellement que ceux qu’elle louche sont embaumés, à proportion de la quantité qui leur en fut départie. Or, nous savons que le très divin

Jésus est suavité merveilleuse, et qu’il inonde invisiblement nos âmes des torrents de ses saintes voluptés.

Et si les senteurs matérielles flattent, et en quelque sorte nourrissent agréablement notre odorat, pourvu qu’il soit sain alors et qu’il se présente convenablement à l’action du parfum, on peut assurément dire la même chose de notre discernement spirituel : car si les facultés de notre âme ne sont pas corrompues, ni inclinées vers le mal, elles percevront les célestes parfums, se rempliront d’une sainte suavité et d’un surnaturel aliment, selon la mesure de l’opération divine, et en raison de notre fidélité à lui correspondre.

Ainsi donc la composition mystique de l’huile sainte, autant que le grossier symbole peut exprimer la réalité invisible, nous représente que Jésus-Christ, source abondante d’où émanent les parfums surnaturels, exhale sa bonne odeur, dans des proportions d’infinie sagesse, sur les esprits qui lui sont plus conformes ; de sorte que l’âme, dans le transport d’une joie douce et enivrée du bienfait divin, se nourrit d’aliments célestes qu’elle puise dans les délicieuses communications de la divinité. »

Voici l’explication des symboles pour quelques animaux :

« La forme d’aigle rappelle leur royale élévation et leur agilité, l’impétuosité qui les emporte sur la proie dont se nourrissent leurs facultés sacrées, leur attention à la découvrir et leur facilité à l’étreindre, et surtout cette puissance de regard qui leur permet de contempler hardiment et de fixer sans fatigue leurs regards sur les splendides et éblouissantes clartés du soleil divin.

Le cheval est l’emblème de la docilité et de l’obéissance; sa couleur est également significative : blanc, il figure cet éclat des anges qui les rapproche de la splendeur incréée ; bai, il exprime l’obscurité des divins mystères; alezan, il rappelle la dévorante ardeur du feu ; marqué de blanc et de noir, il symbolise la faculté de mettre en rapport et de concilier ensemble les extrêmes, d’incliner sagement le supérieur vers l’inférieur, et d’appeler ce qui est moins parfait à s’unir avec ce qui est plus élevé. »

Evidemment, l’explication des symboles forme une doctrine secrète :

« Or, nos premiers chefs dans la hiérarchie, pleins des grâces célestes dont Dieu bienfaisant les avait comblés, reçurent de l’adorable Providence la mission d’en faire part à d’autres, et puisèrent eux-mêmes dans leur sainteté le généreux désir d’élever à la perfection et de déifier leurs frères.

Pour cela, et selon de saintes ordonnances, et en des enseignements écrits et non écrits, ils nous firent entendre par des images sensibles ce qui est céleste, par la variété et la multiplicité ce qui est parfaitement un, par les choses humaines ce qui est divin, par la matière ce qui est incorporel, et par ce qui nous est familier les secrets du monde supérieur.

Ils agirent ainsi d’abord à cause des profanes qui ne doivent pas même toucher les signes de nos mystères, et ensuite parce que notre hiérarchie, se proportionnant à la nature humaine, est toute symbolique, et qu’il lui faut des figures matérielles pour nous élever mieux aux choses intelligibles.

Toutefois la raison des divers symboles n’est pas inconnue aux hiérarques, mais ils ne peuvent la révéler à quiconque n’a point encore reçu l’initiation parfaite; car ils savent qu’en réglant nos mystères d’après la tradition divine, les apôtres ont divisé la hiérarchie en ordres fixes et inviolables et en fonctions sacrées qui se confèrent d’après le mérite de chacun. »

Cette approche explique pourquoi les symboles jouent un rôle si grand dans l’Église catholique : ils sont également porteurs d’une pseudo-charge mystique. Le mouvement artistique du XIXe siècle appelé le symbolisme n’est qu’une variante néo-platonicienne de cette approche catholique, ayant comme base idéologique Emanuel Swedenborg et son mouvement religieux des Rose-Croix.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : le pape et l’Eucharistie

Le problème de l’approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite est qu’il est obligé de pratiquer la fuite en avant, afin de maintenir l’équilibre entre un Dieu inaccessible et indéfinissable (comme chez Plotin) et une religiosité mystique (comme chez Proclus). Il est obligé, par conséquent, de renforcer le principe de l’incarnation.

Ainsi, la combinaison de l’esprit initiatique et de la théologie négative aboutit à une démarche insistant grandement sur la symbolique. Il s’agit en effet d’imiter les formes divines. Ce passage témoigne bien de l’approche globale qui est faite :

« On donne au nouveau chrétien des habits d’une éclatante blancheur ; car échappant par une ferme et divine constance aux attaques des passions, et aspirant avec ardeur à l’unité, ce qu’il avait de déréglé rentre dans l’ordre, ce qu’il avait de défectueux s’embellit, et il resplendit de toute la lumière d’une pure et sainte vie. »

On retrouve par conséquent ce qui est au cœur de l’Église catholique : la figure du grand initié, qui est le grand maître des cérémonies, la clef de voûte de la hiérarchie spirituelle sur Terre qui reproduit la hiérarchie céleste.

À l’incarnation divine terrestre de Jésus, Pseudo-Denys l’Aréopagite a dû ajouter, comme tout le catholicisme, une incarnation terrestre divine, celle du pape.

La figure de la Vierge Marie joue un rôle capital dans ce dispositif, parce qu’elle justifie la possibilité d’une figure terrestre divine. Le catholicisme ne peut que, historiquement, toujours davantage renforcer l’importance de la Vierge Marie.

Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, on a fort logiquement ce système où la fuite en avant pour maintenir l’équilibre Dieu inaccessible / mystique organisée exige une forme concrète, un portail vers l’au-delà.

Le grand initié, le pape, l’évêque, etc. joue le rôle de vecteur suprême sur Terre. Voici un passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite raconte son rôle dans une cérémonie :

« Le pontife alors lui apprend que Dieu très pur et infiniment parfait veut qu’on se donne à lui complètement et sans réserve; et exposant les préceptes qui règlent la vie chrétienne, il l’interroge sur sa volonté de les suivre.

Après la réponse affirmative du postulant, le pontife lui pose la main sur la tête, le munit du signe de la croix, et ordonne aux prêtres d’enregistrer les noms du filleul et du parrain.

Après cette formalité, une sainte prière commence; quand l’Église entière avec son pontife l’a terminée, les diacres délient la ceinture et ôtent le vêtement du catéchumène.

L’hiérarque le place en face de l’occident, les mains dressées en signe d’anathème contre cette région de ténèbres, et lui ordonne de souffler sur Satan par trois fois, et de prononcer les paroles d’abjuration.

Trois fois le pontife les proclame, trois fois le futur initié les répète.

Alors le pontife le tourne vers l’orient, lui faisant lever au ciel les yeux et les mains, et lui commande de s’enrôler sous l’étendard du Christ et d’adhérer aux enseignements sacrés qui nous sont venus de Dieu. »

A côté de cette figure religieuse suprême qui est une représentation symbolique de la hiérarchie, il faut bien entendu un moment mystique où l’incarnation se reproduit.

C’est naturellement de l’Eucharistie qu’il s’agit, ce moment clef où le pain et le vin symbolisent de manière mystique et donc concrète le sacrifice de Jésus.

Ce moment est vital pour l’Église catholique, car il imite justement un moment donnant le sens même à la communauté religieuse, qui vit par le Christ. On sait que le protestantisme va précisément attaquer cette lecture mystique, qui justifie de par sa portée l’existence sur Terre d’une hiérarchie parallèle à celle dans les cieux.

Voici un long passage où Pseudo-Denys l’Aréopagite en parle et où il insiste grandement sur le fait que la célébration possède une grande dimension élitiste. C’est essentiel car, tout comme l’existence du pape est vitale de par la hiérarchie, la cérémonie du pain et du vin est intouchable, car elle possède une dimension capitale : celle de l’incarnation permettant de donner un sens réel à un discours magico-mystique puisée dans le néo-platonisme.

Si on ne voit pas cela, on ne comprend pas pourquoi l’Église catholique a catégoriquement refusé de remettre en cause tant le pape que la cérémonie de l’Eucharistie : il y a ici une portée mystique capitale pour elle.

La focalisation sur ces deux aspects par le protestantisme ne doit rien au hasard. Le maintien de ces deux aspects est le maintien de la prétention du catholicisme à être un portail réel avec les cieux.

Voici ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite sur la hiérarchie et la nécessité de la maintenir fermement, en fermant les accès, en maintenant l’initiation, etc. : 

« Or, ceux qui ont fermé l’oreille à la trompette évangélique ne doivent pas même contempler les symboles de nos sacrés mystères, puisqu’ils ont dédaigné de recevoir le salutaire sacrement de la régénération divine, opposant aux paroles saintes ce lamentable refus : je ne veux pas connaître vos voies.

Quant aux catéchumènes, aux énergumènes, aux pénitents, la loi de notre hiérarchie leur permet bien d’entendre le chant des cantiques et la lecture des saintes Lettres; mais elle les exclut du sacrifice et de la vue des choses saintes, que l’œil pur des parfaits doit seul contempler.

Car, reflet de Dieu, et remplie d’une souveraine équité, la hiérarchie, se réglant avec un pieux discernement sur le mérite des sujets, les appelle à la participation des dons divins chacun en son temps et dans la proportion convenable.

Or, les catéchumènes ne sont qu’au dernier rang ; car jusqu’alors ils n’ont reçu aucun sacrement, et ne sont point élevés à ce divin état que donne la naissance spirituelle; mais ils sont encore portés, pour ainsi dire, dans les entrailles de ceux qui les instruisent; là, leur organisation se forme et se parfait, tant qu’enfin arrive cet heureux enfantement qui leur communique vie et lumière.

De même que dans l’ordre naturel, si le fruit encore imparfait et informe échappe avant le temps à sa prison de chair, et si, triste avorton, il est précipité à terre sans connaissance, pour ainsi dire, sans vie, sans lumière, personne assurément ne jugera ici d’après la seule apparence; personne ne dira que cet enfant est venu au jour, parce qu’il est sorti des ténèbres du sein maternel : car, comme enseigne la médecine si versée dans la science de notre organisme, la lumière tombe en vain sur les sujets qui ne peuvent la recevoir.

Ainsi, dans les choses sacrées, la science sacerdotale façonne d’abord et prépare à la vie les catéchumènes par l’aliment des Écritures, et voilà la conception spirituelle : puis elle les porte jusqu’au temps de l’enfantement divin, et alors elle leur communique les dons salutaires de la lumière et de la perfection.

C’est donc pour cela qu’elle éloigne les imparfaits des choses parfaites, veillant ainsi au respect des mystères et environnant des soins prescrits par la hiérarchie la génération et l’enfantement des catéchumènes.

La foule des énergumènes est traitée comme immonde aussi; toutefois elle tient le second rang, et ainsi précède les catéchumènes qui sont les derniers.

Car je ne pense pas qu’il faille mettre sur la même ligne ceux qui ne furent point initiés, qui demeurent encore étrangers aux choses saintes, et ceux qui, ayant déjà participé à quelque sacrement, se débattent encore sous le joug des voluptés de la chair et des passions de l’esprit; bien qu’on refuse à ceux-ci l’honneur de contempler et de recevoir les sacrés mystères, et cela pour une haute raison.

Effectivement l’homme vraiment divin et digne de participer aux choses divines, et qui, se transformant par les pratiques de la perfection, s’élève jusqu’à la plus haute conformité qu’il puisse avoir avec Dieu ; l’homme qui ne s’occupe de sa chair, que quand la nature l’exige et comme en passant, et qui, temple et compagnon fidèle du Saint-Esprit, s’applique de tous ses efforts à lui ressembler, préparante ce qui est divin une demeure divine : cet homme, dis-je, ne sera jamais tourmenté par les illusions et les terreurs diaboliques ; au contraire il s’en rira, il repoussera leur attaque; plus actif que passif vis-à-vis d’elles, il les poursuivra victorieusement, et, par la force de son courage inaccessible aux passions, il délivrera ses frères de l’influence des malins esprits.

Aussi je pense, ou mieux je suis parfaitement convaincu que nos hiérarques, dans leur sagesse consommée, regardent comme soumis à la plus désastreuse des possessions, ceux qui, apostats de la vie divine, se rangent aux sentiments et, habitudes des démons, et qui, victimes de leur folie extrême, se détournent des seuls vrais biens, des biens impérissables et éternellement doux, pour ambitionner et conquérir je ne sais quoi de matériel, plein d’instabilité et de troubles immenses, des plaisirs hideux et corrupteurs, et pour demander à des choses fugitives et étrangères quelque joie apparente, mais non pas réelle.

C’est pourquoi la réprobation du ministre chargé de faire le discernement tombe d’abord et spécialement sur ceux-ci, plutôt que sur les énergumènes; car il ne convient pas qu’il leur soit rien communiqué des choses saintes, si ce n’est la doctrine des Écritures, qui peut les ramener à de meilleurs sentiments.

Et en effet, si l’auguste mystère qui se célèbre, accessible seulement à ce qui est pur et saint, repousse les pénitents qui cependant y ont déjà participé: s’il prononce que, dans sa sublimité, il ne doit être ni contemplé, ni reçu par ceux que l’imperfection empêche encore de s’élever jusqu’à la hauteur de la divine ressemblance (car cette parole très pure frappe quiconque ne peut s’unir aux hommes jugés dignes de la communion); à plus forte raison, cette multitude que tourmentent les passions mauvaises sera estimée profane, sera privée de la vue et de la réception des choses saintes.

Quand donc on aura exclu du temple et du sacrifice dont ils sont indignes, et ceux qui n’ont pas encore été appelés à la grâce de l’initiation, et ensuite les transfuges de la vertu, et puis ceux qui se laissent aller mollement aux frayeurs et illusions des démons ennemis, n’ayant pas encore atteint l’efficace et inébranlable vertu de l’état divin par une ferme et constante application aux choses du ciel ; et ceux qui, sortis de la vie du péché, en conservent les impures imaginations, parce qu’ils n’ont pas encore contracté l’habitude du saint et divin amour; et enfin ceux qui ne sont pas réunis parfaitement à l’unité et auxquels, pour employer les termes de la loi, il reste encore quelque tache, quelque souillure : après cela, dis-je, les ministres sacrés et les pieux assistants contemplent avec respect le mystère sacré, et dans une commune louange, célèbrent le souverain auteur et distributeur de tout bien, par lequel nous furent accordés ces sacrements salutaires qui opèrent la sainteté et la déification des initiés.

Ce cantique, les uns l’appellent hymne de louange, les autres, symbole de la religion; on l’a nommé plus divinement, selon moi, très sainte Eucharistie ou action de grâces, parce qu’elle renferme tous les dons que Dieu a fait descendre sur nous. »

On a ici la clef de voûte du système religieux catholique (et orthodoxe).

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : «l’obscurité très lumineuse»

Le souci de la dimension initiatique est qu’il est nécessaire de la justifier, surtout que le message de Jésus est universel. Comment combiner un message universel avec une démarche hiérarchisée et sélective, non universaliste ?

Pseudo-Denys l’Aréopagite se voit obliger de justifier le clergé en se fondant sur le principe de Proclus : l’illumination ne touche pas tout le monde pareillement, il faut une purification qui est un cheminement avec plusieurs étapes, selon les « forces » spirituelles qu’on est capable de mettre en branle.

Mais en ce qui concerne le divin, Pseudo-Denys l’Aréopagite prolonge la perspective de Plotin, au point de ne même plus définir Dieu autrement que par la négative.

Ce qui caractérise le discours de Pseudo-Denys l’Aréopagite, c’est ainsi un lyrisme rempli de paradoxes, d’éloge de la non-connaissance, exprimés parfois de manière pratiquement provocatrice, comme lorsqu’il dit :

« Nous osons tout nier de Dieu, afin de pénétrer dans cette sublime ignorance. »

Pseudo-Denys l’Aréopagite n’a, en fait, pas le choix. Le seul moyen de justifier la hiérarchie sur Terre, qui contredit l’appel universaliste de Jésus mais qui reflète de manière matérialiste la société terrestre hiérarchisée malgré l’effondrement de l’esclavagisme, c’est de faire de Dieu une entité indéfinissable.

Voici comment, conformément à la « théologie négative » qu’il inaugure en pratique, il définit Dieu négativement :

« Voici encore ce que nous disons en élevant notre langage : Dieu n’est ni âme, ni intelligence; il n’a ni imagination, ni opinion, ni raison, ni entendement; il n’est point parole ou pensée, et il ne peut être ni nommé, ni compris : il n’est pas nombre, ni ordre; grandeur, ni petitesse; égalité, ni inégalité; similitude, ni dissemblance.

Il n’est pas immobile, pas en mouvement, pas en repos. Il n’a pas la puissance, et n’est ni puissance ni lumière. Il ne vit point, il n’est point la vie.

Il n’est ni essence, ni éternité, ni temps. Il n’y a pas en lui perception.

Il n’est pas science, vérité, empire, sagesse; il n’est ni un, ni unité, ni divinité, ni bonté. Il n’est pas esprit, comme nous connaissons les esprits; il n’est pas filiation, ou paternité, ni aucune des choses qui puissent être comprises par nous, ou par d’autres.

Il n’est rien de ce qui n’est pas, rien même de ce qui est.

Nulle des choses qui existent ne le connaît tel qu’il est, et il ne connaît aucune des choses qui existent, telle qu’elle est.

Il n’y a en lui ni parole, ni nom, ni science; il n’est point ténèbres, ni lumière; erreur, ni vérité.

On ne doit faire de lui ni affirmation, ni négation absolue ; et en affirmant, ou en niant les choses qui lui sont inférieures, nous ne saurions l’affirmer ou le nier lui-même, parce que cette parfaite et unique cause des êtres surpasse toutes les affirmations, et que celui qui est pleinement indépendant, et supérieur au reste des êtres, surpasse toutes nos négations. »

La conséquence est alors inévitable : tout comme chez Plotin, la connaissance du divin est impossible, la rationalité inutile.

Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite la parole peut nommer mais ne permet pas d’arriver à une explication, la pensée peut concevoir, mais pas connaître.

Dieu est tellement au-dessus que le seul moyen de le percevoir est de faire en sorte que son âme soit en quelque sorte sur la même longueur d’onde que lui. On est ici dans une perspective cosmique irrationnelle, où la théologie mystique n’est pas connaissance, mais aventure mystique.

Cela était nécessaire, afin de justifier coûte que coûte la valeur de la hiérarchie sur Terre, qui ne pouvait prendre de sens qu’en-dehors de la rationalité, dans la mystique tournée vers des cieux imaginaires.

Le mysticisme vient ici maintenir une religion hiérarchisée appelant à la fin cosmique de toute hiérarchie.

Pseudo-Denys l’Aréopagite pose la problématique de la manière suivante :

« La théologie mystique est la science expérimentale, affective, infuse de Dieu et des choses divines.

En elle-même et dans ses moyens elle est surnaturelle; car ce n’est pas l’homme qui, de sa force propre, peut faire invasion dans le sanctuaire inaccessible de la Divinité : c’est Dieu, source de sagesse et de vie, qui laisse tomber sur l’homme les rayons de la vérité sacrée, le touche, l’enlève jusqu’au sein de ces splendeurs infinies que l’esprit ne comprend pas, mais que le cœur goûte, aime et révère.

La prière seule, quand elle part de lèvres pures, peut incliner Dieu vers nous et nous mériter la participation aux dons célestes.

Le but de la théologie mystique, comme de toute grâce divine, est de nous unir à Dieu, notre principe et notre fin : voilà pourquoi le premier devoir de quiconque aspire à cette science est de se purifier de toute souillure, de toute affection aux choses créées; de s’appliquer à la contemplation des adorables perfections de Dieu, et, autant qu’il est possible, d’exprimer en lui la vive image de celui qui, étant souverainement parfait, n’a pas dédaigné de se nommer notre modèle.

Quand l’âme, fidèle à sa vocation, atteint enfin Dieu par ce goût intime et ce sentiment ineffable que ceux-là peuvent apprécier, qui l’ont connu et expérimenté, alors elle se tient calme et paisible dans la suave union dont Dieu la gratifie.

Rien ne saurait donner une idée de cet état : c’est la déification de la nature. »

Ce dernier point est d’une importance capitale. Au VIe siècle, une telle phrase relève de l’irrationalisme, purement et simplement. Mais cette conception d’une humanité capable de s’élever jusqu’au divin va être au cœur de la Renaissance, qui va détourner cette approche de Pseudo-Denys l’Aréopagite vers une lecture humaniste-panthéiste, avec notamment Marsile Ficin, dont l’un des disciples sera Jean Pic de La Mirandole.

Ce retour au néo-platonisme en Italie, en Toscane, n’est toutefois pas conforme, malgré son inspiration, à la démarche de Pseudo-Denys l’Aréopagite, pour qui l’incarnation de Jésus est le point culminant du néo-platonisme, car permettant de comprendre sans comprendre le divin, les rituels sacrés permettant d’avoir une voie certaine pour y accéder.

Version latine des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite,
traduit par l’humaniste et théologien toscan
Ambrogio Traversari (1386-1439), XVe siècle

Ce que dit Pseudo-Denys l’Aréopagite d’une certaine façon, c’est que toute la théologie est obscure, mais en même temps lumineuse, même si on n’y comprend rien ou justement parce qu’on est dépassé, le chemin est là :

« Trinité supra-essentielle, très divine, souverainement bonne, guide des chrétiens dans la sagesse sacrée, conduisez-nous à cette sublime hauteur des Écritures, qui échappe à toute démonstration et surpasse toute lumière.

Là, sans voiles, en eux-mêmes et dans leur immutabilité, les mystères de la théologie apparaissent parmi l’obscurité très lumineuse d’un silence plein d’enseignements profonds : obscurité merveilleuse qui rayonne en splendides éclairs, et qui, ne pouvant être ni vue ni saisie, inonde de la beauté de ses feux les esprits saintement aveuglés.

Telle est la prière que je fais. »

Il faut, comme il l’explique, nier la raison, basculer dans la vision propre au mysticisme :

« Exercez-vous sans relâche aux contemplations mystiques; laissez de côté les sens et les opérations de l’entendement, tout ce qui est matériel et intellectuel, toutes les choses qui sont et celles qui ne sont pas, et d’un essor surnaturel, allez vous unir, aussi intimement qu’il est possible, à celui qui est élevé par-delà toute essence et toute notion. »

C’est ni plus ni moins qu’une réutilisation du platonisme, qui justifiait son système de castes au nom du Beau, du Bon, du Bien, avec toute une hiérarchie selon qu’on en soit proche. Mais cette fois on n’est plus dans un système de castes organisé dans le cadre de l’esclavagisme ; on est dans un irrationnel propre à l’effondrement de l’esclavagisme justement.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : la luminosité divine obligatoirement hiérarchisée

Si le christianisme apporte l’individualité, il est frappant que le protestantisme ne se développe que seize siècles après Jésus. Auparavant, on a le christianisme hiérarchisé, avec un clergé s’opposant aux laïcs.

Il y a deux raisons à cela. La première, matérielle, est que le système esclavagiste ne s’est effondré que par à-coups, que l’individu n’émergera au sens strict que par le capitalisme. Le statut de serf, intermédiaire entre l’esclave et l’individu autonome, va exister pour toute une période historique, celle de la féodalité.

La seconde, d’ordre idéologique et donc secondaire par rapport à la première, est qu’il était très compliqué de faire en sorte que l’individu dispose d’une reconnaissance d’en haut. Seul le communisme, qui place le haut en bas, les « cieux » sur la Terre, peut reconnaître l’individu comme pouvant être complet, authentique, dans la mesure où sa dignité provient de la matière elle-même, de ce qu’il est matière, une composante d’un ensemble, ici la Biosphère.

Tant qu’il y a la fiction des cieux, alors le bas dépend du haut et Jésus ne reconnaissait donc les individus que pour que ceux-ci puissent se tourner vers le royaume des cieux.

Cela présuppose, en l’absence de réalisation des promesses à court terme, tout un niveau d’intermédiaires entre Dieu et l’être humain. Pseudo-Denys l’Aréopagite va se charger de faire en sorte d’y voir clair.

Les lettres n’ayant que peu de valeur en soi, c’est dans les traités qu’il faut chercher la doctrine de Pseudo-Denys l’Aréopagite. Ceux-ci sont au nombre de quatre :

– Les Noms divins (Peri theion onomaton en grec, De Divinis Nominibus en latin) est le traité le plus long, avec treize chapitres cherchant à souligner le caractère inaccessible de la divinité ;

– La Théologie mystique (Peri mustikes theologias en grec, De mystica theologia en latin) est un court traité définissant la nature mystique de l’étude de Dieu ;

– La Hiérarchie céleste (Peri tes ouranias hierarchias en grec, De coelesti hierarchia en latin) est un traité d’angélologie ;

– La Hiérarchie ecclésiastique (Peri tes ekklestiastikes hierarchias en grec, De ecclesiastica hierarchia en latin) est un traité sur l’Église dont l’organisation doit refléter la hiérarchie céleste.

Début de la version latine des écrits du
Pseudo-Denys l’Aréopagite, traduit par l’humaniste et théologien toscan Ambrogio Traversari (1386-1439), XVe siècle

On peut ici brièvement résumer la conception de Pseudo-Denys l’Aréopagite : Dieu est inaccessible et incompréhensible (comme chez Plotin), mais le monde matériel a un sens et se hiérarchise selon sa distance à Dieu (comme chez Proclus), et justement Jésus a expliqué le sens de cette hiérarchie en incarnant le Dieu inaccessible dans le monde matériel (ce qui permet de se débarrasser de la magie de la seconde phase du néo-platonisme).

On a donc non plus simplement une opposition entre haut et en bas comme chez Platon, reflet de l’antiquité avec l’opposition hommes libres/esclaves, mais bien une hiérarchisation de la distance Dieu-individu, reflet de la hiérarchisation générale se développant dans la société alors.

La notion de hiérarchie est donc capitale, les dix lettres de Pseudo-Denys l’Aréopagite suivant par ailleurs symboliquement un ordre hiérarchique croissant.

Les quatre premières sont à un moine dénommé Gaius (avec donc le même nom qu’un compagnon de Paul, que ce dernier appelle « le bien-aimé »).

La cinquième est destinée à une diaconesse, la sixième à un prêtre, les trois suivantes à des hiérarques, ainsi qu’à « Jean, théologien, apôtre et évangéliste, en exil dans l’Île de Patmos », avec entre-temps la huitième lettre, destinée à un prêtre justement accusé de bouleverser l’ordre hiérarchique.

La hiérarchie de l’esprit correspond à la hiérarchie entre le monde matériel et Dieu ; c’est l’aspect central, façonnant toute l’Église catholique. Cette dernière est la variante terrestre de ce qui existe dans les cieux, l’individu et Dieu formant les deux extrêmes.

Pseudo-Denys l’Aréopagite reprend, en fait, directement le schéma du néo-platonisme : il prend le Dieu isolé de Plotin (du début du néo-platonisme), la hiérarchie magique des formes intermédiaires de Proclus (de la fin du néo-platonisme), il y ajoute l’incarnation judéo-chrétienne pour clarifier et unifier le tout.

Par conséquent, au lieu de se tourner en mystique vers Dieu (comme chez Plotin) ou de pratiquer la magie (comme chez Proclus), il faut écouter l’appel de Dieu transmis par Jésus et suivre une ascèse permettant de se tourner réellement vers lui, à travers un cheminement strictement parallèle à la hiérarchie existant entre Dieu et nous.

Il s’agit de grimper, d’une certaine manière, les échelons divins, un par un. Il faut d’abord expier, ensuite être illuminé, puis tendre à la perfection. Le niveau hiérarchique dans l’Église correspond à cette progression spirituelle (que Proclus ne concevait, en l’absence d’incarnation divine, que sous la forme du mysticisme et de la magie).

Chez Plotin, il n’y avait que l’unité divine, sans qu’on ait réellement de manière de la rejoindre autrement que par la méditation. Chez Proclus, l’unité divine était à l’arrière-plan de tout un système d’intermédiaires magico-mystiques qu’il fallait utiliser pour avancer vers elle.

Pseudo-Denys l’Aréopagite combine les deux et résout la contradiction au moyen de l’incarnation de Dieu (=le Dieu isolé plotinien) par Jésus (=l’unité magico-mystique là où Proclus mutlipliait les entités intermédiaires).

Comment procède-t-il ? Au début de son écrit « de la hiérarchie céleste », il affirme immédiatement :

« Tout vient de Dieu et retourne à Dieu, les réalités et la science que nous en avons. Une véritable unité subsiste au fond de la multiplicité, et les choses qui se voient sont comme le vêtement symbolique des choses qui ne se voient pas.

C’est donc une loi du monde que ce qui est supérieur se reflète en ce qui est inférieur, et que des formes sensibles représentent les substances purement spirituelles, qui ne peuvent être amenées sous les sens.

Ainsi la sublime nature de Dieu, et, à plus forte raison, la nature des esprits célestes, peuvent être dépeintes sous l’emblème obscur des êtres corporel : mais il y a une racine unique et un type suprême de ces reproductions multiples. »

C’est là quelque chose de très subtil : les formes intermédiaires ne sont compréhensibles qu’à partir de l’un divin, et non pas de manière indépendante comme le pensait Proclus. Il n’y a donc pas à faire de la magie indépendamment du un divin.

Il n’y a pas Dieu sans entités intermédiaires (comme chez Plotin), il n’y a pas Dieu et des entités intermédiaires relativement indépendantes (comme chez Proclus), les deux sont liés, par la figure du Christ.

Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite utilise l’image du soleil. Dieu est comme un soleil éclairant hiérarchiquement : plus on est en bas, moins on a de lumière. Il s’agit de cheminer vers toujours plus de lumière.

Voici un long passage où il développe cette conception, véritable clef du catholicisme :

« Expliquons-nous plus clairement par le moyen d’exemples qui conviennent mal à la suprême excellence de Dieu, mais qui aideront notre débile entendement : le rayon du soleil pénètre aisément cette matière limpide et légère qu’il rencontre d’abord, et d’où il sort plein d’éclat et de splendeur; mais s’il vient à tomber sur des corps plus denses, par l’obstacle même qu’opposent naturellement ces milieux à la diffusion de la lumière, il ne brille plus que d’une lueur terne et sombre, et même s’affaiblissant par degrés, il devient presque insensible.

Également sa chaleur se transmet avec plus d’intensité aux objets qui sont plus susceptibles de la recevoir, et qui se laissent plus volontiers assimiler par le feu ; puis son action apparaît comme nulle ou presque nulle dans certaines substances qui lui sont opposées ou contraires; enfin ce qui est admirable, elle atteint, par le moyen des matières inflammables, celles qui ne le sont pas; tellement qu’en des circonstances données, elle envahira d’abord les corps qui ont quelque affinité avec elle, et par eux se communiquera médiatement soit à l’eau, soit à tout autre élément qui semble la repousser.

Or cette loi du monde physique se retrouve dans le monde supérieur.

Là, l’auteur souverain de toute belle ordonnance, tant visible qu’invisible, fait éclater d’abord sur les sublimes intelligences les splendeurs de sa douce lumière; et ensuite les saints et précieux rayonnements passent médiatement aux intelligences subordonnées.

Ainsi celles qui les premières sont appelées à connaître Dieu, et nourrissent le brûlant désir de participer à sa vertu, s’élèvent aussi les premières à l’honneur de retracer véritablement en elles cette auguste image, autant que le peut la créature ; puis elles s’appliquent avec amour à attirer vers le même but les natures inférieures, leur faisant parvenir les riches trésors de la sainte lumière, que celles-ci continuent à transmettre ultérieurement.

De la sorte, chacune d’elles communique le don divin à celle qui la suit, et toutes participent à leur manière aux largesses de la Providence.

Dieu est donc, à proprement parler, réellement et par nature, le principe suprême de toute illumination, parce qu’il est l’essence même delà lumière, et que l’être et la vision viennent de lui ; mais à son imitation et par ses décrets, chaque nature supérieure est, en un certain sens, principe d’illumination pour la nature inférieure, puisque, comme un canal, elle laisse dériver jusqu’à celle-ci les flots de la lumière divine.

C’est pourquoi tous les rangs des anges regardent à juste titre le premier ordre de l’armée céleste comme étant, après Dieu, le principe de toute connaissance sacrée et pieux perfectionnement, puisqu’il envoie au reste des esprits bien-heureux, et à nous ensuite, les rayons de l’éternelle splendeur : de là vient que, s’ils rapportent leurs fonctions augustes et leur sainteté à Dieu comme à celui qui est leur créateur, d’un autre côté, ils les rapportent aussi aux plus élevées des pures intelligences qui sont appelées les premières à les remplir et à les enseigner aux autres.

Le premier rang des hiérarchies célestes possède donc, à un plus haut degré que tous les autres, et une dévorante ardeur, et une large part dans les trésors de la sagesse infinie, et la savante et sublime expérience des mystères sacrés, et cette propriété des trônes qui annonce une intelligence toujours préparée aux visites de la divinité.

Les rangs inférieurs participent, il est vrai, à l’amour, à la sagesse, à la science, à l’honneur de recevoir Dieu ; mais ces grâces ne leur viennent qu’à un degré plus faible et d’une façon subalterne, et ils ne s’élèvent vers Dieu que par le ministère des anges supérieurs qui furent enrichis les premiers des bienfaits célestes.

Voilà pourquoi les natures moins sublimes reconnaissent pour leurs initiateurs ces esprits plus nobles, rapportant à Dieu d’abord, et à eux ensuite, les fonctions qu’elles ont l’honneur de remplir. »

La luminosité divine n’est donc pas générale, elle est hiérarchisée. L’Église est le reflet de cette hiérarchisation de la lumière divine. Il faut remonter pas à pas vers plus de lumière. Impossible de concevoir l’Église sans le principe de hiérarchie. C’est la base même du catholicisme.

On retrouve également chez Pseudo-Denys l’Aréopagite l’un des principes au cœur du néo-platonisme : celui de l’imitation. Il faut fonctionner par analogie, par imitation, tenter de reproduire le divin à sa propre échelle, pour déclencher ce que, plus tard, Emanuel Swedenborg et Charles Baudelaire appelleront des correspondances.

« Les ordres de l’Église étant les images des opérations divines, en ce qu’ils représentent l’harmonieux mélange des splendeurs diverses que Dieu fait éclater dans ses actes, ils se divisent en puissances de premier, second et troisième degré hiérarchiquement distinctes, pour reproduire par là, comme je l’ai dit, l’unité et la variété des œuvres divines.

Car, puisque Dieu souverain commence par purifier les intelligences qui le reçoivent, puis les illumine, et enfin les réforme à l’image de sa propre perfection, il est juste que la hiérarchie, figure des choses célestes, se divise en ordres et puissances multiples, pour rendre évident que les opérations de Dieu se distinguent avec parfaite exactitude, et forment aussi un merveilleux ensemble. »

On a, par conséquent, une division tripartite :

« Voici d’abord quelle est la divine énergie de nos augustes sacrements.

Leur première puissance est de purifier les profanes, la seconde d’initier à la lumière ceux qui furent purifiés, la dernière, qui résume les précédentes, de consommer les initiés dans la science des mystères déjà entrevus.

Les ministres sacrés composent la seconde distinction hiérarchique.

Or, au premier degré, ils purifient par les sacrements les âmes encore étrangères à la sainteté; puis, au deuxième, ils illuminent les initiés; et au dernier et suprême degré de la vertu sacerdotale, ils perfectionnent les pieux illuminés dans l’intelligence des lumières qu’il leur fut donné de contempler.

Enfin, on trouve également chez les initiés un triple degré.

Au premier, ils sont purifiés; au deuxième et après la purification, ils sont illuminés et admis à contempler quelques-uns des mystères ; dans le troisième et le plus élevé de tous, ils sont enrichis de la science parfaite des splendeurs dont ils furent inondés. »

Comme on le voit, on est ici dans un esprit d’initiation : il y a une science secrète exigeant une certaine illumination. L’Église représente la hiérarchie en rapport à cette illumination.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : l’incarnation

Le Corpus Dionysiacum représente un ensemble de très haut niveau, formant le cœur même de ce que va être le christianisme. Lorsque Martin Luther remettra en cause l’Église catholique romaine au XVIe siècle, il se verra ainsi dans l’obligation de rejeter Pseudo-Denys l’Aréopagite.

Mais pourquoi avoir repris le nom de Denys l’Aréopagite, mentionné par Paul ? En fait, ce choix est d’une importance capitale.

Ce qui est frappant, en effet, c’est qu’en reconnaissant Pseudo-Denys l’Aréopagite, le christianisme assume entièrement d’avoir comme l’un de ses principaux théoriciens quelqu’un ayant repris le néo-platonisme pour l’interpréter de manière chrétienne.

L’Église catholique romaine récidivera même, en saluant Thomas d’Aquin faisant une interprétation chrétienne d’Aristote, tout comme Pseudo-Denys l’Aréopagite a fait une interprétation chrétienne de Platon.

Le paradoxe qui en découle inévitablement est que cela signifie que le christianisme des origines ne suffisait pas en soi et qu’il fallait aller plus loin pour qu’il forme un tout cohérent.

Le christianisme apparaît, historiquement, comme le prolongement et le dépassement du néo-platonisme ; Pseudo-Denys l’Aréopagite est celui qui marque ce dépassement en synthétisant l’approche nouvelle.

La clef de tout cela est dans le thème qui, lorsque Paul rencontre le vrai Denys l’Aréopagite, choque les Athéniens connaisseurs de la philosophie : la résurrection des corps.

Le platonisme enseignait déjà l’éternité de l’âme : en soi, le christianisme ne devait pas les choquer sur ce point.

Par contre, la résurrection était un concept inacceptable. La raison est simple à comprendre : dans une société esclavagiste, l’individu est relatif par rapport au corps social. Son âme ne peut donc relever que d’une super-âme totale (chez Platon), sa sagesse que d’une supra-sagesse (chez Aristote).

Il n’y a, en aucun cas, d’incarnation. Il n’y a pas, dans la culture de la Grèce antique, ce principe de l’incarnation qu’on trouve en Orient avec le judaïsme (Moïse), le christianisme (Jésus), l’Islam (Mahomet).

Or, à l’opposé de la lecture grecque antique liée au mode de production esclavagiste, la résurrection des corps signifie un retour entièrement individuel, une reconnaissance personnelle.

On va donc ici au-delà des lois cosmiques absolues qui, pour les Grecs, formaient un horizon indépassable, et cela quel que soit leur soutien à tel à tel courant philosophique, même antagoniste.

Le christianisme apparaissait ici comme une affirmation de la dignité personnelle propre à une universalité anti-esclavagiste. C’était incompréhensible à quiconque restait prisonnier du cadre intellectuel et culturel de l’antiquité gréco-romaine.

Mais cette dernière était elle-même toujours plus obligée de reconnaître que la mise en esclavage d’une personne relevait du hasard, pas de la nature immuable de celle-ci, que le travail se faisait mieux par une personne motivée qu’une personne écrasée, que le système esclavagiste était intenable de toutes manières.

Voilà pourquoi le christianisme fut le prolongement naturel du dépassement de l’esclavage.

Voilà pourquoi on retrouve, dans la tradition idéaliste de l’antiquité gréco-romaine, des penseurs qui prolongent le platonisme et le néo-platonisme en le christianisme. C’est ici qu’on a, comme figures essentielles, Pseudo-Denys l’Aréopagite, Augustin et Boèce.

Pseudo-Denys l’Aréopagite est celui qui a mené le travail de fond pour éclaircir l’horizon magico-mystique du néo-platonisme, pour apporter l’incarnation, donc l’individualité qui permet de sortir idéologiquement du mode de pensée liée à l’esclavagisme.

Pseudo-Denys l’Aréopagite tel que montré dans le Ménologe de Basile II, X-XIe siècle

Mais pourquoi conserve-t-il alors le néo-platonisme, au lieu de se contenter de l’incarnation? 

Tout simplement, parce qu’il a bien fallu justifier l’existence du monde, cinq cent ans après l’incarnation. La fin des temps n’apparaissant pas comme l’horizon immédiat, il a fallu expliquer la réalité et pour cela le néo-platonisme était l’outil parfait. Restait, pour Pseudo-Denys l’Aréopagite, à combiner cela avec l’incarnation.

Pour cette raison, Pseudo-Denys l’Aréopagite a dû faire deux choses : expliquer la hiérarchie dans les cieux, les anges étant plus ou moins hauts dans la hiérarchie, c’est-à-dire plus ou moins proches de Dieu, mais également expliquer la hiérarchie sur Terre.

Voici comment il décrit l’organisation des formes intermédiaires entre le monde matériel et le un divin, formes que le christianisme appelle les anges :

« Les pures intelligences ne sont pas toutes de la même dignité ; mais elles sont distribuées en trois hiérarchies, dont chacune comprend trois ordres.

Chaque ordre a son nom particulier; et, parce que tout nom est l’expression d’une réalité, chaque ordre a véritablement ses propriétés et ses fonctions distinctes et spéciales.

Ainsi les Séraphins sont lumière et chaleur, les Chérubins science et sagesse, les Trônes constance et fixité : telle apparaît la première hiérarchie.

Les Dominations se nomment de la sorte à cause de leur sublime affranchissement de toute chose fausse et vile ; les Vertus doivent ce titre à la mâle et invincible vigueur qu’elles déploient dans leurs fonctions sacrées ; le nom des Puissances rappelle la force de leur autorité et le bon ordre dans lequel elles se présentent à l’influence divine : ainsi est caractérisée la deuxième hiérarchie.

Les Principautés savent se guider elles-mêmes et diriger invariablement les autres vers Dieu ; les Archanges tiennent aux Principautés en ce qu’ils gouvernent les Anges, et aux Anges, en ce qu’ils remplissent parfois, comme eux, la mission d’ambassadeurs : telle est la troisième hiérarchie. »

Cela peut sembler étrange, mais c’est inévitable et c’est là que le néo-platonisme est incontournable pour l’idéalisme. À partir du moment où on ne reconnaît pas la matière comme en mouvement et éternelle, alors il faut bien un début, ce qu’on appelle la Création, ou Dieu.

Ce début étant forcément totalement indépendant de la matière, il faut justifier qu’il donne naissance au monde lui étant totalement extérieur ou étranger, aussi c’est le principe de « flux » qui a été utilisé, pour expliquer que le un divin produisait une sorte d’irrigation énergétique, à différents niveaux, qui donne naissance au monde.

Pseudo-Denys l’Aréopagite introduit ici le principe de la hiérarchie. De la même manière que les anges sont plus ou moins irradiés, selon leur niveau d’existence, par la lumière divine, les membres de l’Église reçoivent plus ou moins de lumière divine.

C’est une christianisation du néo-platonisme.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : un auteur «suprapersonnel»

L’histoire des écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite et de qui il est réellement est particulièrement tourmentée. D’ailleurs, l’Église orthodoxe réfute encore l’idée que Denys l’Aréopagite et Pseudo-Denys l’Aréopagite seraient deux personnes différentes ; en France, on a même temporairement également assimilé Denys l’Aréopagite, le Pseudo-Denys l’Aréopagite et Saint-Denis.

Cet aspect problématique est d’autant plus frappant que, dans ses écrits, Pseudo-Denys l’Aréopagite souligne grandement la nécessité de maintenir secret les enseignements les plus importants, voire même le cœur de la doctrine chrétienne.

Il y a ici un grand flou qui contraste fortement avec l’immense importance de ces écrits pour le christianisme.

Ce qui est clair, en tout cas, c’est qu’à partir du VIe siècle commence la diffusion de documents d’un auteur censé être Denys l’Aréopagite. Ceux-ci consistent en quatre traités et dix lettres.

Les traités portent sur la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique qui en est le pendant terrestre, ainsi que sur les Noms divins et la Théologie mystique. A cela s’ajoutent des lettres à différentes personnes, soulignant différents aspects des traités.

À part le nom de l’auteur qui est une claire référence au Nouveau Testament, on ne trouve que rarement des références au fait que l’auteur serait le vrai Denys l’Aréopagite.

Ainsi, l’auteur raconte à un moment, comme en passant, avoir assisté à l’éclipse du Soleil ayant eu lieu à la mort de Jésus ; il aurait également été présent au moment de la mort de Marie, en présence de Jacques et de Hiérothée, son propre maître et lui-même disciple de Paul.

Il écrit également à Polycarpe (69-155), évêque de Smyrne, et il aurait connu Timothée évêque d’Éphèse, ainsi que Carpus mentionné par Paul ; c’est même à la demande de Timothée qu’il aurait écrit les traités sur la hiérarchie ecclésiastique et des noms divins.

Il a été clair pourtant dès le départ que ces écrits ne pouvaient pas avoir comme origine le vrai Denys l’Aréopagite ; l’évêque Hypatios d’Éphèse rejette d’ailleurs dès 531 une telle prétention, au nom du fait que les textes seraient inconnus de la tradition chrétienne.

De fait, les premières références aux documents n’émergent qu’en 528 chez Sévère d’Antioche, dans un contexte de débat intense sur la nature du Christ, le rapport entre sa part divine et sa part humaine, amenant à de multiples scissions religieuses.

Ce contexte va, semble-t-il, jouer un rôle important. Entre 536 et 553, l’ensemble des œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite sont rassemblées dans un Corpus Dionysiacum par Jean de Scythopolis, qui rédige également des commentaires explicatifs.

Il s’agissait d’une grande figure du combat contre le « monophysisme », qui voyait la part humaine du Christ absorbé par la part divine. Or, justement, les œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite correspondaient parfaitement au rejet du « monophysisme ».

À partir de là, l’œuvre se répand toujours plus, tant dans les Églises d’Orient et d’Occident, l’authenticité n’étant plus remise en doute.

Ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on put constater l’impossibilité de confondre l’identité de Denys l’Aréopagite et de celui alors appelé le Pseudo-Denys l’Aréopagite. Les recherches universitaires attribuent alors, sans certitude aucune, les écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite à Sévère d’Antioche, Denys d’Alexandrie, Pierre l’Ibérien ou encore Serge de Resaina.

Mais le problème ne se pose certainement pas à ce niveau. Les écrits du Pseudo-Denys l’Aréopagite sont une très haute synthèse idéologique. L’un des plus importants théologiens catholiques du XXe siècle, Benoît XVI, a présenté comme suit, alors qu’il était pape, la question de l’identité de cette figure historique.

Il s’agirait d’une sorte de signature collective :

« Je voudrais aujourd’hui [en 2008], au cours des catéchèses sur les Pères de l’Église, parler d’une figure très mystérieuse :  un théologien du sixième siècle, dont le nom est inconnu, qui a écrit sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite.

Avec ce pseudonyme, il fait allusion au passage de l’Ecriture que nous venons d’entendre, c’est-à-dire à l’histoire racontée par saint Luc dans le chapitre XVII des Actes des Apôtres, où il est rapporté que Paul prêcha à Athènes sur l’Aréopage, pour une élite du grand monde intellectuel grec, mais à la fin la plupart des auditeurs montrèrent leur désintérêt et s’éloignèrent en se moquant de lui ; pourtant certains, un petit nombre nous dit saint Luc, s’approchèrent de Paul en s’ouvrant à la foi. L’évangéliste nous donne deux noms :  Denys, membre de l’Aréopage, et une certaine femme, Damaris.

Si l’auteur de ces livres a choisi cinq siècles plus tard le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, cela veut dire que son intention était de mettre la sagesse grecque au service de l’Évangile, d’aider la rencontre entre la culture et l’intelligence grecque et l’annonce du Christ; il voulait faire ce qu’entendait ce Denys, c’est-à-dire que la pensée grecque rencontre l’annonce de saint Paul ; en étant grec, devenir le disciple de saint Paul et ainsi le disciple du Christ.

Pourquoi a-t-il caché son nom et choisi ce pseudonyme ?

Une partie de la réponse a déjà été donnée :  il voulait précisément exprimer cette intention fondamentale de sa pensée.

Mais il existe deux hypothèses à propos de cet anonymat et de ce pseudonyme. Une première hypothèse dit :  c’était une falsification voulue, avec laquelle, en antidatant ses œuvres au premier siècle, au temps de saint Paul, il voulait donner à sa production littéraire une autorité presque apostolique.

Mais mieux que cette hypothèse – qui me semble peu crédible – il y a l’autre :  c’est-à-dire qu’il voulait précisément faire un acte d’humilité.

Ne pas rendre gloire à son propre nom, ne pas créer un monument pour lui-même avec ses œuvres, mais réellement servir l’Évangile, créer une théologie ecclésiale, non individuelle, basée sur lui-même.

En réalité, il réussit à construire une théologie que nous pouvons certainement dater du sixième siècle, mais pas attribuer à l’une des figures de cette époque : c’est une théologie un peu désindividualisée, c’est-à-dire une théologie qui exprime une pensée et un langage commun.

C’était une époque de dures polémiques après le Concile de Chalcédoine ; lui, en revanche, dans sa Septième Epître dit :   » Je ne voudrais pas faire de polémiques ; je parle simplement de la vérité, je cherche la vérité « .

Et la lumière de la vérité fait d’elle-même disparaître les erreurs et fait resplendir ce qui est bon. Et avec ce principe, il purifia la pensée grecque et la mit en rapport avec l’Evangile.

Ce principe, qu’il affirme dans sa septième lettre, est également l’expression d’un véritable esprit de dialogue :  ne pas chercher les choses qui séparent, chercher la vérité dans la Vérité elle-même, qu’ensuite celle-ci resplendisse et fasse disparaître les erreurs.

La théologie de cet auteur, tout en étant donc pour ainsi dire « suprapersonnelle », réellement ecclésiale, peut être située au sixième siècle.

Pourquoi ? Il rencontra dans les livres d’un certain Proclus, mort à Athènes en 485, l’esprit grec qu’il plaça au service de l’Evangile :  cet auteur appartenait au platonisme tardif, un courant de pensée qui avait transformé la philosophie de Platon en une sorte de religion, dont le but à la fin était de créer une grande apologie du polythéisme grec et de retourner, après le succès du christianisme, à l’antique religion grecque. »

La chose est entendue : il serait absurde de ne pas voir que, ce qui compte, c’est que des documents signés Pseudo-Denys l’Aréopagite représentent l’aboutissement théorique le plus haut formé par le christianisme pour former une doctrine complète.

C’est une œuvre de synthèse, peut-être collective, mais en tout cas clairement comprise comme un travail d’assemblage de la compréhension de la philosophie grecque et de son dépassement par le christianisme.

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Pseudo-Denys l’Aréopagite : Paul et l’Aréopage

Augustin, Pseudo-Denys l’Aréopagite et Boèce sont trois penseurs ayant joué un rôle historique capital, dans la mesure où ils ont été ceux qui, aux IVe – Ve – VIe siècles, ont réussi à faire du christianisme une idéologie cohérente et systématique.

Ils ont ici répondu à un besoin historique très particulier, permettant au christianisme de ne pas en rester au niveau d’une conception religieuse parmi d’autres, avec des sectes vivant à l’écart du monde de manière unilatérale.

C’est grâce à eux que les monastères vont devenir les bastions de la civilisation, maintenant le cap de la culture malgré un Moyen-Âge odieux sur le plan du développement des forces productives et des idées.

Ce sont ces monastères, ayant donné naissance aux universités, qui vont accueillir l’averroïsme et permettre à cette expression théorique matérialiste d’être reprise par les attentes pratiques de la bourgeoisie naissante, aboutissant à l’humanisme.

Si le profil de ces trois penseurs est très différent, leurs apports forment un ensemble permettant à la base du christianisme de posséder une dynamique interne capable d’exprimer les besoins de la société.

Augustin est né en 354 dans une province romaine en Algérie actuelle, où il meurt également en 430 ; son œuvre majeure est La Cité de Dieu. Il a donné au christianisme son style, son approche sur le plan de la sensibilité, dans le sens d’une quête de ferme bienveillance tournant au mysticisme complet, dans une optique résolument anti-matérialiste.

Pseudo-Denys l’Aréopagite a vécu au Ve siècle et a écrit toute une série d’œuvres expliquant les principes de la hiérarchie dans le ciel (les anges) et sur la terre (dans l’Église). C’est l’idéologue, qui fournit la dynamique sur le plan du rapport entre l’organisation et les idées.

Boèce est né à Rome vers 480 et est mort à Pavie en 524 ; son œuvre majeure est Consolation de philosophie. C’est un théoricien, qui fournit les principes généraux justifiant la théologie par un grand souci de cohérence et une grande exigence sur le plan intellectuel, portant la remise en cause de toute l’approche « philosophique » propre au stade supérieur de l’Antiquité gréco-romaine, avec notamment l’épicurisme et le stoïcisme.

L’ensemble de ces aspects va, par la suite, donner naissance à ce qui sera appelé historiquement la scolastique. La scolastique adopte la méthode de Boèce, pour traiter d’une vision du monde fourni par Pseudo-Denys l’Aréopagite, sur la base d’une démarche apportée par Augustin.

À ce titre, aucun de ces trois auteurs ne relèvent de la scolastique, qui naît uniquement de la rencontre fusionnelle de tous ces éléments.

Et le rôle du Pseudo-Denys l’Aréopagite est absolument essentiel, comme le révèle son nom, car on ne peut pas comprendre le christianisme sans en saisir la base néo-platonicienne.

Il s’agit d’un moine syrien, qu’on appelle Pseudo-Denys l’Aréopagite, car il s’est fait passer pour Denys l’Aréopagite, un athénien converti par Paul au Ier siècle, ce qui est raconté dans les Actes, 17:34.

Pseudo-Denys l’Aréopagite, XIe siècle,
Monastère d’Osios Loukas

Voici le passage concerné, d’une grande importance symbolique, car témoignant de la reconnaissance par un philosophe grec de la supériorité du christianisme. C’est cette « fusion » revendiquée par le christianisme qui a amené la confusion historique entre Denys l’Aréopagite et le Pseudo-Denys l’Aréopagite, qui a vécu plusieurs centaines d’années après. 

Dans ce passage, Paul, un apôtre (sans faire partie des douze apôtres), raconte un épisode de son passage en Grèce, sur l’Aréopage – terme désignant soit une colline, soit la réunion des magistrats se tenant auparavant sur cette colline.

Il s’y confronte aux philosophes, affirmant la supériorité du christianisme ; seule une poignée de philosophes le suit finalement, dont justement Denys, surnommé pour cette raison Denis de l’Aréopage, Denys l’Aréopagite.

1 Puis ayant traversé par Amphipolis et par Apollonie, ils vinrent à Thessalonique, où il y avait une Synagogue de Juifs.

2 Et Paul selon sa coutume s’y rendit, et durant trois Sabbats il disputait avec eux par les Écritures;

3 Expliquant et prouvant qu’il avait fallu que le Christ souffrît, et qu’il ressuscitât des morts, et que ce Jésus, lequel, [disait-il], je vous annonce, était le Christ.

4 Et quelques-uns d’entre eux crurent, et se joignirent à Paul et à Silas, et une grande multitude de Grecs qui servaient Dieu, et des femmes de qualité en assez grand nombre.

5 Mais les Juifs rebelles étant pleins d’envie, prirent quelques fainéants remplis de malice, qui ayant fait un amas de peuple, firent une émotion dans la ville, et qui ayant forcé la maison de Jason, cherchèrent [Paul et Silas] pour les amener au peuple.

6 Mais ne les ayant point trouvés, ils traînèrent Jason et quelques frères devant les Gouverneurs de la ville, en criant : ceux-ci qui ont remué tout le monde, sont aussi venus ici.

7 Et Jason les a retirés chez lui; et ils contreviennent tous aux ordonnances de César, en disant qu’il y a un autre Roi, [qu’ils nomment] Jésus.

8 Ils soulevèrent donc le peuple et les Gouverneurs de la ville, qui entendaient ces choses.

9 Mais après avoir reçu caution de Jason et des autres, ils les laissèrent aller.

10 Et d’abord les frères mirent de nuit hors [de la ville] Paul et Silas, pour aller à Bérée, où étant arrivés ils entrèrent dans la Synagogue des Juifs.

11 Or ceux-ci furent plus généreux que les Juifs de Thessalonique, car ils reçurent la parole avec toute promptitude, conférant tous les jours les Ecritures, [pour savoir] si les choses étaient telles qu’on leur disait.

12 Plusieurs donc d’entre eux crurent, et des femmes Grecques de distinction , et des hommes aussi, en assez grand nombre.

13 Mais quand les Juifs de Thessalonique surent que la parole de Dieu était aussi annoncée par Paul à Bérée, ils y vinrent, et émurent le peuple.

14 Mais alors les frères firent aussitôt sortir Paul hors de la ville, comme pour aller vers la mer; mais Silas et Timothée demeurèrent encore là.

15 Et ceux qui avaient pris la charge de mettre Paul en sûreté, le menèrent jusqu’à Athènes, et ils en partirent après avoir reçu ordre de [Paul de dire] à Silas et à Timothée qu’ils le vinssent bientôt rejoindre.

16 Et comme Paul les attendait à Athènes, son esprit s’aigrissait en lui-même, en considérant cette ville entièrement adonnée à l’idolâtrie.

17 Il disputait donc dans la Synagogue avec les Juifs et avec les dévots, et tous les jours dans la place publique avec ceux qui s’y rencontraient.

18 Et quelques-uns d’entre les Philosophes Epicuriens et d’entre les Stoïciens, se mirent à parler avec lui, et les uns disaient : que veut dire ce discoureur? et les autres disaient : il semble être annonciateur de dieux étrangers; parce qu’il leur annonçait Jésus et la résurrection.

19 Et l’ayant pris ils le menèrent dans l’Aréopage, [et lui] dirent : ne pourrons-nous point savoir quelle est cette nouvelle doctrine dont tu parles?

20 Car tu nous remplis les oreilles de certaines choses étranges; nous voulons donc savoir ce que veulent dire ces choses.

21 Or tous les Athéniens et les étrangers qui demeuraient à [Athènes], ne s’occupaient à autre chose qu’à dire ou à ouïr quelque nouvelle.

22 Paul étant donc au milieu de l’Aréopage, [leur] dit : hommes Athéniens! je vous vois comme trop dévots en toutes choses.

23 Car en passant et en contemplant vos dévotions, j’ai trouvé même un autel sur lequel était écrit : AU DIEU INCONNU; celui donc que vous honorez sans le connaître, c’est celui que je vous annonce.

24 Le Dieu qui a fait le monde et toutes les choses qui y sont, étant le Seigneur du Ciel et de la terre, n’habite point dans des temples faits de main;

25 Et il n’est point servi par les mains des hommes, [comme] s’il avait besoin de quelque chose, vu que c’est lui qui donne à tous la vie, la respiration, et toutes choses; 26 Et il a fait d’un seul sang tout le genre humain, pour habiter sur toute l’étendue de la terre, ayant déterminé les saisons qu’il a établies, et les bornes de leur habitation :

27 Afin qu’ils cherchent le Seigneur, pour voir s’ils pourraient en quelque sorte le toucher en tâtonnant, et le trouver; quoiqu’il ne soit pas loin d’un chacun de nous.

28 Car par lui nous avons la vie, le mouvement et l’être; selon ce que quelques-uns même de vos poëtes ont dit; car aussi nous sommes sa race.

29 Etant donc la race de Dieu, nous ne devons point estimer que la divinité soit semblable à l’or, ou à l’argent, ou à la pierre taillée par l’art et l’industrie des hommes.

30 Mais Dieu passant par-dessus ces temps de l’ignorance, annonce maintenant à tous les hommes en tous lieux qu’ils se repentent.

31 Parce qu’il a arrêté un jour auquel il doit juger selon la justice le monde universel, par l’homme qu’il a destiné [pour cela] ; de quoi il a donné une preuve certaine à tous, en l’ayant ressuscité d’entre les morts.

32 Mais quand ils ouïrent ce mot de la résurrection des morts, les uns s’en moquaient, et les autres disaient : nous t’entendrons encore sur cela.

33 Et Paul sortit ainsi du milieu d’eux.

34 Quelques-uns pourtant se joignirent à lui, et crurent; entre lesquels même était Denis l’Aréopagite, et une femme nommée Damaris, et quelques autres avec eux.

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Apolitisme, populisme et conquête du pouvoir politique

Le capitalisme n’a pas besoin de la politique, seulement de gens réduits à leur emploi, leur environnement direct et leur consommation. Avec un capitalisme qui fournit désormais tellement de marchandises disponibles au grand nombre, cela neutralise les esprits et cela borne les horizons. La vie quotidienne se réduit à peu de choses sur le plan de la culture, de l’approfondissement des idées, d’une mise en perspective quant à l’avenir.

Pour la grande masse des gens, la vie consiste uniquement à sa propre vie, entre famille et emploi, consommation de divertissement et vacances, avec l’écran de télévision, d’ordinateur ou de smartphone comme nœud central permettant de disposer d’une liaison censée être objective avec la réalité. En réalité, on est là dans le solipsisme, dans la négation de l’existence réelle de ce qu’il y a autour de soi.

La passivité politique est la règle, et cela jusqu’à l’apolitisme. L’abstentionnisme n’est même plus un mépris, c’est simplement un dédain, et ceux qui se mobilisent consistent surtout en ceux qui justement affirment l’amertume de ne pouvoir satisfaire leur parfaite intégration dans la consommation et le style de vie capitaliste. Les gilets jaunes sont représentatifs de cette partie de la petite-bourgeoisie qui compte bien perpétuer son existence sociale.

La ligne des gilets jaunes, consistant à harceler l’État, reflète cette vision nihiliste de ce qui n’est pas une classe, seulement une couche sociale dont l’existence n’a été due qu’à un cycle particulièrement grand de croissance capitaliste. La fin de ce cycle marque leur inéluctable anéantissement social et leur démarche équivaut à celle des secteurs de masses ayant soutenu le fascisme en Italie et le national-socialisme en Allemagne.

Les élections européennes de 2019 sont un autre exemple de victoire du dédain et du populisme, avec la grande abstention, le succès de l’extrême-droite, l’apathie générale à ce sujet.

Il n’est pas besoin de chercher bien loin la nature de ce qui se déroule. Le capitalisme est ébranlé et en même temps se renforce comme jamais en profitant de ses gigantesques vagues successives d’accumulation de capital et de marchandises. Ce n’est pas un paradoxe, c’est une contradiction et cela est propre au développement non harmonieux du capitalisme lui-même.

Cela en est au point où la notion même de société se voit étouffée. Apolitisme et populisme sont, dans les faits, indissociablement liés. Ils sont le produit du 24 heures sur 24 de la vie sous le capitalisme, tout comme de l’effondrement du niveau culturel de la bourgeoisie, qui elle-même se confond toujours plus avec les possibilités de valoriser le capital. L’ouverture acceptée de manière générale à l’individualisme le plus complet, à la consommation de drogues dites douces, à la gestation par autrui… est une véritable modification de l’évaluation culturelle bourgeoise, qui auparavant se targuait de traditions.

La bourgeoisie est pourtant la classe dominante et on voit qu’elle ne domine plus rien, le mode de production capitaliste s’emballe et l’emporte elle-même dans la tombe, comme il va lui-même à la perdition. Les limites des possibilités d’accumulation, en raison de l’émergence de solides monopoles et des compétitions entre impérialismes, forment les conditions du renforcement du parti de la guerre, de la tendance à l’affrontement ouvert à l’extérieur, ainsi que du populisme et du fascisme à l’intérieur.

Il ne faut pas ici voir le fascisme comme la tyrannie d’une idéologie « totalitaire », comme le prétend la bourgeoisie libérale. Le fascisme est le corporatisme, qui consiste en la négation de la politique. L’idéologie « totalitaire » des régimes fascistes ne servait que de dénominateur commun à une société dépolitisée de manière totale et où les monopoles contrôlaient l’État. Le fascisme, ce n’est pas la politique au pouvoir, mais la négation de la politique.

C’est là un besoin de classe propre à la bourgeoisie la plus agressive, qui a besoin de tendances corporatistes et surtout pas de débats politiques, y compris dans un sens réactionnaire. Même les tendances politiques d’extrême-droite ont été mises au pas lorsqu’elles ont voulu politiser, appliquer un certain idéalisme. Le fascisme, c’est la terreur contre la politique.

Ce qui est inquiétant pour la France, c’est que depuis plusieurs décennies déjà le processus de dépolitisation est enclenché et va de victoire en victoire. Il n’y a désormais de place que pour la consommation et même ce qui reste de la politique devient du consommable. Il n’y a plus de partis politiques, seulement des mouvements participatifs, avec des primaires pour choisir les candidats, avec des élans qui s’appuient sur les réseaux sociaux, des engouements sur des individus.

Cette approche anti-politique existe déjà depuis longtemps aux États-Unis, elle est désormais présente en France, l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République en étant une conséquence. C’est cela qui explique la faiblesse totale des mouvements politiques de gauche et même de droite, en comparaison avec le succès des populistes.

Cependant, si l’on regarde bien, cette dépolitisation était déjà là en France, avec le syndicalisme. Les activités syndicales ont toujours eu dans notre pays une démarche corporatiste, radicalement anti-politique. C’est la raison pour laquelle la CGT a toujours été d’esprit syndicaliste révolutionnaire, pour laquelle elle a été incapable d’être un puissant levier contre l’Occupation allemande, pour laquelle elle s’est opposée de manière frontale à mai 1968. Cela est évidemment d’autant plus vrai des autres courants syndicaux.

C’est que la France, de par la part significative de la petite propriété dans son économie, avait déjà préfiguré la division des larges masses en individus. La France a toujours connu une grande stabilité dans ses fondements, justement de par l’ampleur des petits propriétaires. La petite propriété implique la négation de la politique et encore plus de la question de la prise du pouvoir. L’anarchisme, si puissant dans notre pays, est l’expression directe de la petite-bourgeoisie qui entend nier la question du pouvoir, pour nier l’affrontement classe ouvrière – bourgeoisie.

Il ne s’agit même plus pour la petite-bourgeoisie de chercher une troisième voie entre socialisme et capitalisme, comme les idéologies fascistes ou bien nationales-catholiques ont prétendu le faire. L’objectif est simplement de geler les idées, ce qui convient tout à fait à un capitalisme qui a uniquement besoin de consommateurs, masquant particulièrement l’existence des producteurs.

C’est cela qui produit cette idée qu’il n’y aurait plus d’ouvriers dans notre pays. C’est bien évidemment faux. Toutefois, en l’absence d’affirmation politique de la classe ouvrière, celle-ci reste invisible. Et cela dure depuis plusieurs décennies. En fait, le modèle de dépolitisation en France existe pratiquement depuis 1848. Ni le coup d’État de Napoléon III en 1851, ni celui du maréchal Pétain en 1940, ni celui de De Gaulle en 1958 n’ont connu d’opposition populaire.

Le seul exemple contraire, et d’une haute signification, est le mouvement ouvrier répondant à la tentative de coup d’État du 6 février 1934. Cela a donné le Front populaire et c’est selon nous l’exemple à suivre. Nous ne disons pas qu’il est possible d’appliquer mécaniquement ses principes, ce qui ne serait pas possible rien que par l’absence de partis communiste et socialiste disposant d’une taille de masse et d’une influence massive sur la société, de par leur ancrage dans les masses ouvrières.

Ce que nous affirmons, c’est que le processus révolutionnaire en France ne peut reposer que sur la même substance politique : l’unité populaire contre la terreur de la dépolitisation, contre l’appel à un sauveur de type bonapartiste, contre l’acception de la gestion de la société par un État réactionnaire. Cela implique l’affirmation de la démocratie de masse, des assemblées populaires, de l’autonomie ouvrière.

Face à la dépolitisation, il faut la politique et celle-ci ne peut être portée que par les masses populaires. Les structures institutionnelles, auxquelles appartiennent les syndicats, tous les syndicats y compris la CGT, jouent un rôle néfaste, car privant d’espace l’expression démocratique populaire. Ceux qui soutiennent la CGT en espérant la reprise de la lutte des classes par son intermédiaire n’ont pas compris les enseignements de mai 1968, ni du maoïsme.

Il apparaît que l’apolitisme, la dépolitisation, le populisme… ne peuvent donc pas être compris sans saisir la nature du capitalisme avancé, sans voir comment il cerne la vie quotidienne, depuis l’alimentation jusqu’au divertissement ou l’enseignement. Nous vivons dans une métropole impérialiste et le prolétariat est désormais métropolitain : son style de vie a été façonné par le capitalisme et son antagonisme s’exprime de manière tortueuse, déformée.

C’est là qu’intervient l’Organisation révolutionnaire en comprenant le poids croissant de la subjectivité dans la prise de conscience de la réalité de la lutte des classes et ses implications. Il y a une nécessité de s’extirper à une vraie chape de plomb économique, sociale, idéologique, culturelle, politique, institutionnelle, sociale, etc. Il faut affronter l’exploitation et l’aliénation qui va avec et qui s’est renforcé sans commune mesure de par l’approfondissement du capitalisme.

L’apolitisme et le populisme relèvent de ce processus d’aliénation. Ils ne peuvent être que combattus par la recomposition du tissu prolétarien qui, en s’affirmant, pose les bases de l’autonomie du prolétariat et permet d’affirmer la nécessité stratégique d’aller à la conquête du pouvoir.

Telle est la seule voie révolutionnaire dans la métropole impérialiste.

Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

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Les fondements du capital selon Marx : le corps prisonnier de la machine et le socialisme

Avec les machines, les capitalistes se lançaient dans une nouvelle vague de production, et c’est la vie entière qu’ils risquaient de ruiner, aussi la société elle-même mit un frein, comme l’explique Marx :

« La prolongation démesurée du travail quotidien produite par la machine entre des mais capitalistes finit par amener une réaction de la société qui, se sentant menacée jusque dans la racine de sa vie, décrète des limites légales à la journée : dès lors, l’intensification du travail, phénomène que nous avons déjà rencontré, devient prépondérante. »

Pour compenser, les capitalistes renforcèrent l’intensification du travail, en perfectionnant toujours davantage les machines. Cela signifiait toujours plus d’aliénation et d’exploitation pour le travailleur :

« Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante. »

Il y eut ainsi des sabotages de machines effectués dans le cadre de révolte ouvrière, les travailleurs ne distinguant pas encore le moyen matériel de production du mode social d’exploitation.

Mais ce n’est pas tout. Si le capitaliste produit, il doit également vendre, et bien évidemment la révolution industrielle a provoqué des goulots d’étranglements. Karl Marx constate ainsi :

« L’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique jointe à sa dépendance du marché universel enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d’un encombrement des marchés, dont la contraction amène la paralysie.

La vie de l’industrie se transforme ainsi en série de périodes d’activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation. »

Cela signifiait que les capitalistes en pleine concurrence baissaient toujours davantage les salaires, condamnant à un dénuement le plus complet les travailleurs, sans parler des conditions de travail, totalement abjects.

Cet écrasement physique et mental de l’être humain fait face à la collectivisation du travail par la fabrique, ainsi donc dialectiquement l’être humain se réaffirmant dans sa nature, et non plus comme dépendance de l’automate, profite de ce passage historique par l’étape de la fabrique.

Ce qui fait dire à Marx que l’éducation de l’avenir

« unira pour tous les enfants d’un certain âge le travail productif avec l’instruction et la gymnastique, et cela non seulement comme méthode d’accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode de produire des hommes complets. »

De la même manière, Marx constate que la technologie devra être comprise par les masses :

« Si la législation de la fabrique, première concession arrachée de haute lutte au capital, s’est vue contrainte de combiner l’instruction élémentaire, si misérable qu’elle soit, avec le travail industriel, la conquête inévitable du pouvoir politique par la classe ouvrière va introduire l’enseignement de la technologie, pratique et théorique, dans les écoles du peuple. »

Le socialisme est le mode de production exigée par les masses qui sont exploitées par le capitalisme, et aliéné par des méthodes qui lui sont insupportables.

La grande difficulté des révolutions russe et chinoise fut justement qu’il a fallu, inévitablement, assumer le capitalisme embryonnaire et le dépasser de manière la plus organisée possible, dans des pays arriérés économiquement.

Les succès titanesques dans la construction du socialisme sous la direction de Lénine et de Staline en URSS, de Mao Zedong en Chine, ont malheureusement été ébranlés par le révisionnisme, qui a su profiter des difficultés.

Cependant, on ne peut pas arrêter la roue de l’histoire ; le capitalisme obéit à des lois dont les conséquences sont inéluctables.

Pour cette raison, les quatre autres dossiers traitant de l’oeuvre magistrale de Karl Marx, Le capital,traiteront du rôle de l’argent, de l’accumulation du capital, de la circulation du capital, et enfin de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit.

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Les fondements du capital selon Marx : des manufactures aux machines, la révolution industrielle

Le capital décompose au départ ainsi le travail de l’artisan ; chaque étape est individualisée et attribuée à un travailleur précis dans le cadre d’une grande entreprise, d’une manufacture.

« De produit individuel d’un ouvrier indépendant faisant une foule choses, la marchandise devient le produit social d’une réunion d’ouvriers dont chacun n’exécute constamment que la même opération de détail. »

« L’analyse du procès de production dans ses phases particulières se confond ici tout à fait avec la décomposition du métier de l’artisan dans ses diverses opérations manuelles. »

Les travaux sont différenciés et obéissent à une spécialisation. Toutefois, le capitalisme s’accommode parfaitement d’un nivellement par le bas, ce que Marx souligne fondamentalement.

Là où au moyen-âge les travailleurs étaient des artisans devant avoir une formation pour maîtriser les différentes étapes de production, le travailleur et cela avec les manufactures devient un simple rouage de la grande machine de production.

C’est un gain de temps pour le capitaliste, qui ne forme pas les travailleurs, mais les précipite dans le gouffre du salariat.

« En tant que membre de travailleur collectif, le travailleur parcellaire devient même d’autant plus parfait qu’il est plus borné et plus incomplet.

L’habitude d’une fonction unique le transforme en organe infaillible et spontané de cette fonction, tandis que l’ensemble du mécanisme le contraint d’agir avec la régularité d’une pièce de machine. »

De fait, après le travailleur lié à un outil précis pour une activité précise, le capitalisme a développé directement les machines. La machine-outil remplace l’outil utilisé par le travailleur, et pourtant ce dernier reste au cœur du processus.

De fait, avec la machine, le travailleur n’utilise plus un seul outil, mais plusieurs par l’intermédiaire de la machine. C’est le principe de la révolution industrielle : les travailleurs doivent suivre le rythme de la machine.

On est là dans des schémas très élaborés, par la chimie, la mécanique, etc., et donc la fabrication passe par de nombreuses étapes, machines après machines, et l’être humain doit suivre, comme cela est montré dans la terrible métaphore de Charlie Chaplin dans Les temps modernes, du travailleur tournant les aiguilles d’une horloge géante à un rythme effréné dans Metropolis, etc.

Comme l’explique Marx :

« Si le principe de la manufacture est l’isolement des procès particuliers par la division du travail, celui de la fabrique est, au contraire, la continuité non interrompue de ces mêmes procès. »

Bien entendu, il y a également les communications et les transports qui doivent suivre, tout comme par ailleurs la fabrication des machines, avec au départ la machine à vapeur.

Tout cela exige le progrès scientifique, que la bourgeoisie va donc pousser. L’objectif est d’améliorer tout ce qui va avec la production, mais également de profiter de la force de la nature, et non plus seulement des bras des travailleurs.

« Le moyen de travail acquiert dans le machinisme une existence matérielle qui exige le remplacement de la force de l’homme par les forces naturelles et celui de la routine par la science.

Dans la manufacture, la division du procès du travail est purement subjective : c’est une combinaison d’ouvriers parcellaires.

Dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l’ouvrier trouve là, dans l’atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail.

Dans la coopération simple et même dans celle fondée sur la division du travail, la suppression du travailleur isolé par le travailleur collectif semble encore plus ou moins accidentelle.

Le machinisme, à quelques exceptions près que nous mentionnerons plus tard, ne fonctionne qu’au moyen d’un travail socialisé ou commun. Le caractère coopératif du travail y devient une nécessité technique dictée par la nature même de son moyen. »

Tout cela fait que Marx parle des « forces naturelles du travail social ». Avec les machines, le travail du travailleur est démultiplié, il s’appuie de plus sur l’énergie naturelle : l’eau, la vapeur, etc. Et tout cela ne coûte rien au capitaliste, qui a juste réussi à regrouper les forces auparavant éparpillées.

Les muscles deviennent ainsi secondaires grâce aux machines, c’est cela qui fît que la révolution industrielle happa des femmes et des enfants. Marx note toute une série de chiffres à ce sujet : ceux de la terrible mortalité qui frappait alors.

Et pourtant, malgré le peu d’exigence physique, la machine brûle les corps, car son rythme est effréné ; elle avale, elle engloutit les travailleurs entièrement :

« Le mouvement et l’activité du moyen de travail devenu machine se dressent indépendants devant le travailleur.

Le moyen de travail est dès lors un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment, s’il ne rencontrait une barrière naturelle dans ses auxiliaires humains, dans la faiblesse de leurs corps et la force de leur volonté.

L’automate, en sa qualité de capital, est fait homme dans la personne du capitaliste. Une passion l’anime : il veut tendre l’élasticité humaine et broyer toutes ses résistances.

La facilité apparente du travail à la machine et l’élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants l’aident dans cette œuvre d’asservissement. »

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Les fondements du capital selon Marx : le capitaliste donne naissance à la force collective

La conséquence directe de l’augmentation de la productivité est la baisse des prix : c’est l’argument invoqué par les capitalistes, qui affirme que le capitalisme permet une consommation de masse, des prix toujours plus bas, etc.

En réalité, tout cela est acquis aux dépens des masses elles-mêmes. D’ailleurs, cela n’amène pas de baisse de la journée de travail. Comme le constate Marx :

« Le développement de la force productive du travail, dans la production capitaliste, a pour but de diminuer la partie de la journée où l’ouvrier doit travailler pour lui-même, afin de prolonger ainsi l’autre partie de la journée où il peut travailler gratis pour le capitaliste (…).

Il s’agit non seulement d’augmenter les forces productives individuelles, mais de créer par le moyen de la coopération une force nouvelle ne fonctionnant que comme force collective. »

Les prix baissent, car la production capitaliste a une autre envergure ; les économies d’échelle, la hausse de productivité… abaissent les prix, ce qui fait que paradoxalement le capital enlève de la valeur au produit : plus une marchandise est produite, moins elle a de valeur.

C’est cela qui fait le drame des petits producteurs, des petits capitalistes, bref des capitalistes moins puissants que d’autres.

Cependant, il est un autre aspect très important. Les travailleurs eux-mêmes sont prisonniers du capital, en raison du renouveau systématique du cycle de production. Ils appartiennent au capital, ils en sont une composante.

C’est d’ailleurs revendiqué par l’idéologie de la « cogestion », l’un des grands argumentaires en faveur du capitalisme consistant en ce qu’il ferait s’élever le niveau de vie, et que donc les masses, finalement, en profiteraient.

Or, comme dit plus haut, cela se fait en réalité par le travail, et non pas par le capital, qui a juste façonné et modernisé le travail.

De plus, il est inévitable que l’intensification du travail organisé par le capital permette l’élévation du niveau de vie, sans changer pour autant le gouffre entre la classe du capital et celle du travail.

Marx constate ainsi :

« Avec accroissement continuel dans la productivité du travail, le prix de la force de travail pourrait ainsi tomber de plus en plus, en même temps que les subsistances à la disposition de l’ouvrier continueraient à augmenter.

Mais même dans ce cas, la baisse continuelle dans le prix de la force de travail, en amenant une hausse continuelle de la plus-value, élargirait l’abîme entre les conditions de vie du travailleur et du capitaliste. »

En effet, avec davantage de productivité, on a, non pas davantage de valeur, mais au moins davantage de produits. C’est cela qui fait illusion que le capitalisme permette une élévation du niveau de vie, alors que justement derrière le capitalisme est marqué par des contradictions terrible, dont une mortelle.

C’est pour cette raison que le socialisme a souligné l’importance centrale de la théorie révolutionnaire, pour avoir une vision d’ensemble ; tout Le capital de Marx est parsemé de remarques comme quoi la vision scientifique ne peut être acquise que par une vue d’ensemble du processus capitaliste.

Sans perspective d’ensemble, on ne voit que le travailleur et le capitaliste, pas les travailleurs et les capitalistes en tant que classe. C’est ce qui fait dire à Marx cette chose très importante :

« La vie du capital ne consiste que dans son mouvement comme valeur perpétuellement en voie de multiplication. »

« Le capitaliste paye donc à chacun des cent ouvriers sa force de travail indépendante, mais il ne paye pas la force combinée de la centaine.

Comme personnes indépendantes, les ouvriers sont des individus isolés qui entrent en rapport avec le même capital mais non entre eux.

Leur coopération ne commence que dans le procès de travail ; mais là ils ont déjà cessé de s’appartenir.

Dès qu’ils y entrent, ils sont incorporés au capital. En tant qu’ils coopèrent, qu’ils forment les membres d’un organisme actif, ils ne sont même qu’un mode particulier d’existence du capital. »

C’est doublement important.

Déjà, il y a la question de l’intégration des travailleurs dans le capital, ce qui a des conséquences politiques essentielles, puisqu’on voit que le syndicat de cogestion ne fait, par définition ici, qu’aider le capital.

Même un syndicat, en lui-même, est foncièrement insuffisant, puisque exprimant non pas l’identité des travailleurs libres – politiquement dans le Parti Communiste – mais une situation aliénée et exploitée.

Ensuite, il y a la question de la force sociale. En apparence, le capitaliste n’utilise que des individus, en pratique il utilise également la force de l’ensemble de ces individus. Ce qui fait que le capitalisme est puissant ; chaque capitaliste devient en quelque sorte un mini pharaon, le chef d’une foule d’individus qui collectivement peuvent construire des pyramides.

Le capitalisme a donc d’énormes capacités de transformation, et apparaît comme une immense force sociale. Et il en est une, et c’est son rôle historique : socialiser les individus, les collectiviser.

Karl Marx affirme ainsi :

« Le mode de production capitaliste se présent donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social ; mais entre les mains du capital, cette socialisation du travail n’en augmente les forces productives que pour l’exploiter avec plus de profit. »

« La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’oeuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maître de leur propre mouvement sociale.

Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. »

Le capitalisme était nécessaire, pour socialiser le travail. Il était une étape nécessaire, pour dépasser les clivages individuels.

Le mode de production capitaliste n’est ainsi pas original dans l’utilisation du surtravail, il l’est dans son organisation.

« La division du travail dans sa forme capitaliste et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme – n’est qu’une méthode particulière de produire de la plus-value relative, ou d’accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu’on appelle richesse nationale (Weath of Nations).

Aux dépens du travailleur, elle développe la force collective du travail pour le capitaliste. Elle crée des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital sur le travail.

Elle se présente donc et comme un progrès historique, une phase nécessaire dans la formation économique de la société, et comme un moyen civilisé et raffiné d’exploitation. »

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Les fondements du capital selon Marx : le capital fait changer le mode de production

Le capitaliste fait donc travailler le travailleur davantage qu’il ne le paie : c’est là le surtravail. Dans la perspective de Karl Marx, notre illustre maître, il est donc parfaitement erroné de réduire la critique du capitalisme à la simple question de la transformation des biens.

Le travailleur n’est pas seulement en face du capitaliste comme réel transformateur des biens, dont le capitaliste profite par la suite comme marchandises, il est également exploité. La critique idéaliste d’une partie du mouvement ouvrier, principalement syndicaliste, anarcho-syndicaliste, syndicaliste-révolutionnaire, etc. a consisté en une critique de type artisanale : puisque le travailleur travaille, le capitaliste n’est qu’un parasite de la transformation des biens, et cela s’arrête là.

Or, ce serait là ne pas voir ni le mode de production propre à une époque, ni l’exploitation et la plus-value.

Déjà, la plus-value dépend, naturellement, à la fois du nombre de travailleurs et du nombre d’heures de surtravail extorquées.

On comprend l’intérêt du capital à disposer d’un pays de grande population, à vouloir que la population travaillant soit la plus grande possible (d’où le travail des enfants à l’initial), à prolonger les heures de travail, etc.

Cependant, ce n’est pas tout. Le capital a également intérêt à intensifier le travail, pour que le surtravail soit plus important. Il ne s’agit pas de prolonger quantitativement, mais également qualitativement ; ce qui veut dire qu’il y a modifications techniques. C’est pour cette raison que le capital a produit le capitalisme.

Karl Marx nous enseigne que :

« Dès qu’il s’agit de gagner de la plus-value par la transformation du travail nécessaire en surtravail, il ne suffit plus que le capital, tout en laissant intacts les procédés traditionnels du travail, se contente d’en prolonger simplement la durée.

Alors, il lui faut, au contraire, transformer les conditions techniques et sociales, c’est-à-dire le mode de la production. Alors seulement, il pourra augmenter la productivité du travail, abaisser ainsi la valeur de la force de travail et abréger par cela même le temps exigé pour la reproduire. »

Cela signifie que le capitaliste est devenu le maître de sa production. Voici justement comment Marx nous montre la différence d’avec le système féodal.

Après avoir expliqué qu’un petit patron n’est qu’un être hybride, et que le vrai capitaliste ne veut pas simplement satisfaire ses besoins, mais acquérir des richesses, Marx nous dit :

« A un certain degré de développement, il faut que le capitaliste puisse employer à l’appropriation et à la surveillance du travail d’autrui et à la vente des produits de ce travail tout le temps pendant lequel il fonctionne comme capital personnifié.

L’industrie corporative du moyen-âge cherchait à empêcher le maître, le chef de corps de métier, de se transformer en capitaliste, en limitant à un maximum très restreint le nombre des ouvriers qu’il avait le droit d’employer.

Le possesseur d’argent ou de marchandises ne devient en réalité capitaliste que lorsque la somme minimum qu’il avance pour la production dépasse déjà de beaucoup le maximum du moyen-âge.

Ici, comme dans les sciences naturelles, se confirme la loi constatée par Hegel dans sa Logique, loi d’après laquelle de simples changements dans la quantité, parvenus à un certain degré, amènent des différences dans la qualité. »

Et :

« Le capitaliste n’est point capitaliste parce qu’il est directeur industriel ; il devient au contraire chef d’industrie parce qu’il est capitaliste. Le commandement dans l’industrie devient l’attribut du capital, de même qu’aux temps féodaux la direction de la guerre et l’administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière. »

Marx constate alors également :

« A l’origine même de la production capitaliste, quelques unes de ces industries exigeaient déjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains de particuliers.

C’est ce qui rendit nécessaire les subsides d’Etat accordés à des chefs d’industrie privée – comme en France du temps de Colbert, et comme de nos jours cela se pratique encore dans plusieurs principautés de l’Allemagne -, et la formation de sociétés avec monopole légal pour l’exploitation de certaines branches d’industrie et de commerce, autant d’avant-coureurs des sociétés modernes par actions. »

Le capital, parce qu’il arrache du surtravail, intensifie la production, et en cela il exige le triomphe des nouvelles techniques. Il amène un nouveau mode de production, au fur et à mesure, de par son efficacité, son mouvement général.

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Les fondements du capital selon Marx : le capitaliste façonne la nature du travailleur libre et lui extorque la plus-value

Le salariat, c’est la dépendance d’un travailleur libre par rapport à un salaire pour subsister, et tout ce qui va avec.

Marx est logique : si la production de biens se reproduit, et que le capital devient plus grand, c’est qu’il trouve de la richesse dans la production, la reproduction.Mais d »où vient cette richesse ? Car logiquement, quand on échange quelque chose, qu’on achète et qu’on vend, on le fait au « juste prix » et on ne gagne rien…

C’est là la question, que Marx formule ainsi :

« Notre possesseur d’argent, qui n’est encore capitaliste qu’à l’état de chrysalide, doit d’abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus d’argent qu’il n’en avait avancé.

La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s’y passer. »

C’est là le paradoxe : le capitaliste paie « au bon prix » le travailleur, il vend « au bon prix » la marchandise, et pourtant de la valeur apparaît.

La source de cette valeur tient au travailleur. Il n’y avait pas de capital là où existaient déjà les marchandises et la monnaie ; ce qu’il fallait, c’était un travailleur « libre » vendant sa force de travail.

Le capitaliste a besoin d’ailleurs ici de deux choses par rapport à la situation précédente : que ce travailleur libre soit disponible génération après génération, et que sa nature soit changée.

Il faut donc que le travailleur libre ait assez de subsistances pour qu’il puisse continuer à vivre, reprendre des forces, qu’il dispose des « moyens de subsistance physiologiquement indispensables. »

A cela s’ajoute bien sûr la nécessité qu’il y ait reproduction humaine, de nouvelles générations de travailleurs. La vie du travailleur doit devenir « éternelle » ; Marx souligne cette importante dimension.

 Et voici comment le capitaliste façonne la nature du travailleur libre :

« Pour modifier la nature humaine de manière à lui faire acquérir aptitude, précision et célérité dans un genre de travail déterminé, c’est-à-dire pour en faire une force de travail développée dans un sens très spécial, il faut une certaine éducation qui coûte elle-même une somme plus ou moins grande d’équivalents en marchandises.

Cette somme varie selon le caractère plus ou moins complexe de la force de travail. Les frais d’éducation, d’ailleurs très minimes pour la force de travail simple, rentrent dans le total des marchandises nécessaires à sa production. »

Le travailleur libre voit sa nature humaine modifiée : déjà, elle devient en quelque sorte « éternelle », car un enfant ayant grandi prendra par la suite sa place, ensuite, il est encadré, éduqué, formé, et ce pour une activité bien précise.

Sa vie naturelle est happée par la machinerie capitaliste. Et à ce titre, une partie de son travail lui est directement extorquée, elle rentre directement au service du capitaliste : c’est la plus-value.

C’est cela le cœur du capitalisme : le capitaliste arrache du temps au travailleur, après l’avoir façonné de telle manière qu’il serve dans la production.

Karl Marx dit ainsi :

« La production de plus-value n’est donc autre chose que la production de valeur prolongée au-delà d’un certain point.

Si le procès de travail ne dure que jusqu’au point où la valeur de la force de travail payée par le capital est remplacée par un équivalent nouveau, il y a simple production de valeur ; quand il dépasse cette limite, il y a production de plus-value. »

Lorsque le travailleur transforme des matières, il ajoute de la valeur à cette matière, par exemple en ayant transformé du bois en table. Mais il y a également une partie du temps employé à travailler qui n’est pas rémunérée : ce temps permet la production de plus-value pour le capitaliste. Il y a le travail et le surtravail.

Marx nous décrit par conséquent de manière suivante la journée de travail :

« La somme du travail nécessaire et du surtravail, des parties de temps dans lesquelles l’ouvrier produit l’équivalent de sa force de travail et la plus-value, cette somme forme la grandeur absolue de son temps de travail, c’est-à-dire la journée de travail. »

Et encore :

« Il est évident par soi-même que le travailleur n’est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu’en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation.

Du temps pour l’éducation, pour le développement intellectuel, pour l’accomplissement des fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l’esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche, pure niaiserie !

Mais dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail.

Il usurpe le temps qu’exigent la croissance, le développement et l’entretien du corps en bonne santé. Il vole temps qui devrait être employé à respirer l’air libre et à jouir de la lumière du soleil.

Il lésine sur le temps des repas et l’incorpore, toutes les fois qu’il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l’huile et du suif à la machine.

Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d’heures de lourde torpeur sans lequel l’organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner (…).

Le capital ne s’inquiète point de la durée de la force du travail. Ce qui l’intéresse uniquement, c’est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité.

La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement par la prolongation de la journée qu’elle impose la détérioration de la force de travail de l’homme, en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral – elle produit l’épuisement et la mort précoce de cette force.

Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie. »

Karl Marx parle donc de la « prolongation contre nature de la journée de travail » : le capital malmène l’être humain, exigeant de lui quelque chose ne correspondant pas à sa réalité naturelle.

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Les fondements du capital selon Marx : reproduction du capital et salariat

Les besoins existent de par la dimension naturelle des humains. Mais, à la différence des animaux, les humains sont organisés de manière technique et ne trouvent pas leurs besoins directement dans la nature ; ils transforment celle-ci pour produire leurs besoins.

C’est là que Marx est génial et qu’il s’aperçoit du rôle du capital dans la production et la reproduction des biens nécessaires.

Le capital se re-produit lui-aussi dans la re-production

Nécessairement, la production est refaite, il y a reproduction, et la manière de produire est re-produite.

Karl Marx voit alors que cela veut donc dire que dans les conditions du capitalisme, puisque le capital paie des gens (qui sont donc salariés) pour produire, alors par la suite ils sont re-payés pour re-produire.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que de la même manière qu’il a fallu un capital pour permettre la production, il faudra un capital pour re-produire. A chaque cycle, il y a un capital.

Ainsi, le capital qui a servi à la production va lui-même se re-produire ; une étape capitaliste en succède nécessairement à une autre.

Pour qu’il y ait production (dans le capitalisme), il faut qu’il y ait travail, et pour qu’il y ait travail, il faut du capital. Par conséquent, pour qu’il y ait re-production, il faut de nouveau du travail, et donc de nouveau le capital.

Ce qui n’est pas visible du premier coup
quand on regarde la production

En apparence, donc, le capitalisme est composé de capitalistes payant des salariés pour produire, dans des unités apparemment séparées les unes des autres, puisqu’il y a différents capitalistes, c’est-à-dire différentes entreprises.

Cela se présente ainsi comme une série de productions individuelles, comme si tout était séparé, les gens se rejoignant et échangeant par hasard, de manière atomisée.

Il y aurait production et reproduction ici et là, de manière isolée. C’est d’ailleurs la conception libérale traditionnelle que de voir les choses ainsi.

Or, le génie de Marx est de ne pas s’être contenté de cette apparence. Il a vu quelque chose qui avait une nature nouvelle, une nature particulière, révélant les rapports sociaux au grand jour : la marchandise.

Il a, au-delà de la production et de la re-production, que tout le monde constate, noté la particularité de la chose produite.

Karl Marx nous demande de voir les choses sous un angle différent de celui purement individuel :

« L’illusion produite par la circulation des marchandises disparaît dès que l’on substitue au capitaliste individuel et à ses ouvriers, la classe capitaliste et la classe ouvrière.

La classe capitaliste donne régulièrement sous forme de monnaie à la classe ouvrière des mandats sur une partie des produits que celle-ci a confectionnés et que celle-là s’est appropriées. La classe ouvrière rend aussi constamment ces mandats à la classe capitaliste pour en retirer la quote-part qui lui revient de son propre produit.

Ce qui déguise cette transaction, c’est la forme marchandise du produit et la forme argent de la marchandise. »

Que veut dire Marx ?

Il veut dire qu’il y a production et re-production ; en apparence de l’argent est donné au travailleur qui travaille et par conséquent produit. Ce produit est une marchandise vendue contre de l’argent, argent re-donné par la suite au travailleur qui se re-met à produire, etc. etc.

Mais Marx dit qu’il y a quelque chose d’autre. Il y a un rapport caché entre le travail et le capital, un rapport masqué par la production et la re-production des moyens de vivre. C’est ce rapport que Marx va expliquer.

L’argent des travailleurs utilisé

Récapitulons : les travailleurs ont des besoins, et ces besoins sont produits par le capitalisme, et ce capitalisme a au cœur de son activité les travailleurs eux-mêmes. Les travailleurs produisent des marchandises qu’ils doivent par la suite acheter, en raison du caractère privé, éparpillé des productions.

Qui dit acheter, dit argent. Mais cet argent pour acheter des biens nécessaires pour vivre est-il le même que celui utilisé pour produire ?

Non, évidemment: Karl Marx accorde une grande attention à bien déterminer la double nature de l’argent. L’argent apparaît comme directement utile, pour le travailleur qui est payé, pour satisfaire ses besoins : acheter de la nourriture, payer son logement, se procurer des habits, se soigner, etc.

Néanmoins, l’argent en tant que capital est quelque chose de différent. Dans un sens, le travailleur produit des marchandises contre de l’argent, l’argent lui permettant d’acheter des marchandises. Dans l’autre sens, le capitaliste investit son argent pour que des marchandises soient produites, et il récupère de l’argent au bout.

Karl Marx nous dit :

« L’argent en tant qu’argent et l’argent en tant que capital ne se distinguent de prime abord que par leurs différentes formes de circulation.

La forme immédiate de la circulation des marchandises est M—A—M (marchandise – argent – marchandise), transformation de la marchandise en argent et retransformation de l’argent en marchandise, vendre pour acheter.

Mais, à côté de cette forme, nous en trouvons une autre, tout à fait distincte, la forme A—M—A (argent – marchandise – argent), transformation de l’argent en marchandise et retransformation de la marchandise en argent, acheter pour vendre.

Tout argent qui dans son mouvement décrit ce dernier cercle se transforme en capital, devient capital et est déjà par destination capital. »

C’est la base du salariat.

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Les fondements du capital selon Marx : la production sert la consommation

Nous avons vu que le mode de production permettait de produire des biens pour satisfaire les besoins, notamment vitaux. Nous avons constaté que ce mode de production produit et relance sa production, de manière ininterrompue.

Il ne saurait y avoir de temps mort dans la satisfaction des besoins, sinon la vie humaine s’arrête. Les humains ne sont pas tels des rochers, au mouvement très lent, ils sont de la matière en mouvement relativement rapide ; ils ont faim, soif, froid, etc.

Or, ce qu’a fait Marx, c’est qu’il a porté son attention sur les conditions de la re-production, et il y a vu quelque chose de particulier, lui fournissant une explication scientifique de ce qu’est le capital (d’où le titre de son œuvre).

La production sert la consommation

Nous avons vu que le capitalisme permettait la reproduction des biens nécessaires pour vivre. Marx y découvre une première particularité, à savoir la nature de la marchandise.

Pourquoi cela ? Déjà parce que Marx constate que les marchandises sont produites pour être vendues… aux producteurs de marchandises. Là est un premier paradoxe.

Karl Marx explique :

« La consommation du travailleur est double.

Dans l’acte de production, il consomme par son travail des moyens de production, afin de les convertir en produits d’une valeur supérieur à celle du capital avancé. Voilà sa consommation productive, qui est en même temps consommation de sa force par le capitaliste auquel elle appartient.

Mais l’argent donné pour l’achat de cette force est dépensé par le travailleur en moyens de subsistance, et c’est ce qui forme sa consommation individuelle.

La consommation productive et la consommation individuelle du travailleur sont donc parfaitement distinctes. Dans la première, il agit comme force motrice du capital et appartient au capitaliste ; dans la seconde, il s’appartient à lui-même et accomplit des fonctions vitales en dehors du procès de production.

Le résultat de l’une, c’est la vie du capital ; le résultat de l’autre, c’est la vie de l’ouvrier lui-même. »

Et Marx de conclure par la suite :

« En convertissant en force de travail une partie de son capital, le capitaliste pourvoit au maintien et à la mise en valeur de son capital entier. Mais ce n’est pas tout. Il fait d’une pierre deux coups. Il profite non seulement de ce qu’il reçoit de l’ouvrier, mais encore de ce qu’il lui donne. »

Le mode de production capitaliste produit des biens nécessaires pour vivre, or qui les utilise ? Les humains. Mais qui les produit ? Les humains, aussi. Seulement, il y a un intermédiaire : le capital.

Les humains travaillent, par l’intermédiaire du Capital, pour produire des biens satisfaisant leurs besoins.

Les biens nécessaires aux humains sont produits par le travail

Les humains trouvent donc leurs besoins produits sous la forme de biens qui sont vendus (et achetés). Ce sont des marchandises.

Ces choses sont utiles (valeur d’usage), mais elles sont également achetées et vendues (valeur d’échange). Elles possèdent ainsi un double caractère.

Ce double caractère, on ne le trouve pas dans la nature. La nature de marchandises existe parce qu’il existe une humanité qui produit des biens utiles, ce que ne font pas par exemple les rhinocéros ou les aigles, qui se procurent directement dans la nature ce dont ils ont besoin.

Il y a là un rapport particulier qu’a l’humanité avec la nature, car celle-ci est transformée. Marx dit à ce sujet :

« En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle, entre la nature et l’homme. »

Cela signifie qu’en définitive, c’est l’activité humaine qui est à la base de la production :

« En fin de compte, toute activité productive, abstraction faite de son caractère utile, est une dépense de force humaine.

La confection des vêtements et le tissage, malgré leur différence, sont tous deux une dépense productive du cerveau, des muscles, des nerfs, de la main de l’homme, et ce sens du travail humain au même titre.

La force humaine de travail, dont le mouvement ne fait que changer de forme dans les diverses activités productives, doit assurément être plus ou moins développée pour pouvoir être dépensée sous telle ou telle forme.

Mais la valeur des marchandises représente purement et simplement le travail de l’homme, une dépense de force humaine en général. »

Il y a donc les besoins d’un côté, les biens les satisfaisant de l’autre. Le travail permet la production des biens. Mais alors, qu’est-ce que le capital ?

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