Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Le Parnasse contemporain

    Le terme de Parnasse désignant le mouvement provient d’une série de 18 recueils de poésie paru du 3 mars au 30 juin 1866, à l’initiative de Louis-Xavier de Ricard et Catulle Mendès, intitulée le Parnasse contemporain. La faillite économique immédiate du projet dès le premier numéro et avant même sa diffusion n’empêcha finalement pas sa réussite, grâce à l’intervention du libraire Alphonse Lemerre.

    L’ensemble fut rassemblé dans un gros recueil publié le 27 octobre 1866. Par la suite, une nouvelle série fut publiée du 20 octobre 1869 jusqu’au milieu de l’année 1871, et rassemblé pareillement. Le troisième recueil fut publié directement sous la forme de fascicule, le 16 mars 1876.

    Le Parnasse contemporain

    37 poètes participèrent au premier, 56 au second, 63 au troisième, soit au total 99 poètes différents. Peu d’auteurs participèrent aux trois ; il faut noter ici Louis-Xavier de Ricard (10 poèmes, puis 2 et enfin 1), Albert Mérat (8 poèmes, puis 7 et 4), Henri Cazalis (8 poèmes, puis 2, puis 6), Catulle Mendès (5 poèmes, puis 7 et 1), Léon Dierx (7 poèmes puis 5 et enfin 8), José-Maria de Heredia (6 poèmes puis 1, puis 25), Léon Valade (5 poèmes, puis 4 et enfin 4), Leconte de Lisle (10 poèmes puis 1 et 1), Sully Prudhomme (4 poèmes, puis 5 et 1), Armand Renaud (4 poèmes, puis 1 et 1).

    Il faut néanmoins noter des figures importantes pour le premier recueil et peu ou pas présentes par la suite. On y trouve en effet pas moins de 16 poèmes de Charles Baudelaire, 8 de Paul Verlaine, 11 de Stéphane Mallarmé, 11 d’Arsène Houssaye.

    La figure principale du mouvement fut, historiquement, Leconte de Lisle, dont voici un poème célèbre, paru alors dans le premier Parnasse contemporain.

    Leconte de Lisle

    Le Rêve du jaguar

    Sous les noirs acajous les lianes en fleur,
    Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
    Pendent, et s’enroulant en bas parmi les souches,
    Bercent le perroquet splendide et querelleur,
    L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
    C’est là que le tueur de bœufs et de chevaux,
    Le long des vieux troncs morts à l’écorce moussue,
    Sinistre et fatigué, revient à pas égaux.
    Il va, frottant ses reins musculeux qu’il bossue ;
    Et, du mufle béant par la soif alourdi,
    Un souffle rauque et bref, d’une brusque secousse,
    Trouble les grands lézards, chauds des feux de midi,
    Dont la fuite étincelle à travers l’herbe rousse.
    En un creux du bois sombre interdit au soleil,
    Il s’affaisse, allongé sur quelque roche plate ;
    D’un large coup de langue il se lustre la patte,
    Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;

    Et, dans l’illusion de ses forces inertes,
    Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs.
    Il rêve qu’au milieu des plantations vertes,
    Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
    Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.

    En voici un autre, toujours dans le premier Parnasse contemporain, de Charles Baudelaire, très finement ciselé lui aussi, avec une tentative d’aller dans le sens de la mélodie, avec le jet d’eau comme prétexte.

    Charles Baudelaire, par Étienne Carjat, vers 1862.

    Le Jet d’eau

    Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
    Reste longtemps, sans les rouvrir,
    Dans cette pose nonchalante
    Où t’a surprise le plaisir.
    Dans la cour le jet d’eau qui jase,
    Et ne se tait ni nuit ni jour,
    Entretient doucement l’extase
    Où ce soir m’a plongé l’amour.

    La gerbe épanouie
    En mille fleurs,
    Où Phoebé réjouie
    Met ses couleurs,
    Tombe comme une pluie
    De larges pleurs.

    Ainsi ton âme qu’incendie
    L’éclair brûlant des voluptés
    S’élance, rapide et hardie,
    Vers les vastes cieux enchantés.
    Puis elle s’épanche, mourante,
    En un flot de triste langueur,
    Qui par une invisible pente
    Descend jusqu’au fond de mon coeur.

    La gerbe épanouie
    En mille fleurs,
    Où Phoebé réjouie
    Met ses couleurs,
    Tombe comme une pluie
    De larges pleurs.

    Ô toi, que la nuit rend si belle,
    Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,
    D’écouter la plainte éternelle
    Qui sanglote dans les bassins!
    Lune, eau sonore, nuit bénie,
    Arbres qui frissonnez autour,
    Votre pure mélancolie
    Est le miroir de mon amour.

    La gerbe épanouie
    En mille fleurs,
    Où Phoebé réjouie
    Met ses couleurs,
    Tombe comme une pluie
    De larges pleurs.

    Cet esprit expérimentateur dans le style dans le cadre de la description commentée d’un objet ou d’un phénomène se retrouve dans le poème suivant de Verlaine ; on retrouve ainsi à la fois Charles Baudelaire et Paul Verlaine dans le premier Parnasse contemporain, ce qui est important dans l’histoire de la littérature.

    On remarquera par ailleurs que le poème suivant témoigne déjà du grand travail mélodique effectué par Paul Verlaine.

    Verlaine, en 1893, par Otto Wegener.

    MARINE

    L’Océan sonore
    Palpite sous l’œil
    De la lune en deuil
    Et palpite encore,

    Tandis qu’un éclair
    Brutal et sinistre
    Fend le ciel de bistre
    D’un long zigzag clair,

    Et que chaque lame
    En bonds convulsifs,
    Le long des récifs
    Va, vient, luit et clame,

    Et qu’au firmament
    Où l’ouragan erre,
    Rugit le tonnerre
    Formidablement.

    On retrouve également le poème suivant de Paul Verlaine, plus conforme en un certain sens à l’esprit du Parnasse avec cette idée de prendre quelque chose comme prétexte pour exprimer quelque chose de manière ciselée, et surtout de se fixer à cette chose : Paul Verlaine vise davantage de profondeur, même ici de manière assez significative d’ailleurs.

    L’oeuvre est, sans aucun doute, d’une grande ampleur, d’une grande aisance, avec un sens réel du rythme, de la mélodie, conformément aux meilleurs travaux de cet auteur fondamentalement inégal.

    MON RÊVE FAMILIER

    Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
    D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
    Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même,
    Ni tout à fait une autre, et m’aime, et me comprend.

    Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
    Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
    Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
    Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

    Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
    Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore
    Comme ceux des aimés que la Vie exila.

    Son regard est pareil au regard des statues,
    Et, pour sa voix lointaine et calme, et grave, elle a
    L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

    Voici un poème de Louis-Xavier de Ricard, toujours du premier Parnasse contemporain ; c’est un sonnet dit estrambote, d’une pratique espagnole d’ajouter quelques vers tout à la fin. Il y a ainsi la chute traditionnelle du sonnet, mais également, par ces quelques vers, une sorte de note d’esprit qui vient se surajouter.

    Cela reflète également la recherche stylistique, esthétique, du Parnasse.

    Louis Xavier de Ricard,
    vu par le peintre catalan Ramon Casas.

    L’HIVER

    SONNET ESTRAMBOTE

    Une nuit grise emplit le morne firmament ;
    Comme un troupeau de loups, errant à l’aventure
    Dans la nuit, et rôdant autour de leur pâture,
    Le vent funèbre hurle épouvantablement.

    Le brouillard, que blanchit un tourbillonnement
    Neigeux, se déchirant ainsi qu’une tenture,
    On voit, parfois, au fond d’une sombre ouverture,
    Le soleil rouge et froid qui luit obscurément.

    Mais, tous deux, ayant clos les rideaux des fenêtres,
    Mollement enlacés et mêlant nos deux êtres
    Dans un fauteuil profond devant un feu bien clair ;

    Nous nous aimons ; nos yeux parlent avec nos lèvres
    Frémissantes ; et nous sentons dans notre chair
    Courir le frisson chaud des amoureuses fièvres.

    Tu peux durer longtemps encore, ô sombre hiver.
    Car, réchauffés toujours au feu de leurs pensées,
    Nos cœurs ne craignent point tes ténèbres glacées.

    Comme on le voit, le Parnasse n’est pas une réalisation forcée, mais bien le produit de tout un mouvement intellectuel, avec des écrivains de haute volée.


    >Sommaire du dossier

  • Le Parnasse : la négation de l’intériorité subjective

    Une fois l’individualité affirmée, et la bourgeoisie basculant dans la décadence, il ne pouvait plus s’agir, en effet, de poser son individualité dans le monde, mais de faire du monde son individualité. C’est pourquoi le symbolisme et le décadentisme sont le prolongement naturel, dialectique du Parnasse.

    C’est pourquoi le passage effectué, le Parnasse devait disparaître même de la mémoire bourgeoise.

    Cependant, le Parnasse n’a pas seulement un intérêt historique, comme phase de transition vers le subjectivisme complet. En effet, la bourgeoisie a supprimé toute affirmation de l’intériorité subjective, au moment où l’aristocratie existait encore, bien que définitivement défaite en 1848.

    Or, comme on le sait, si la bourgeoisie avait assumé le réalisme, l’aristocratie française avait adopté le romantisme ; le romantisme français est ainsi réactionnaire, à l’opposé des romantismes allemand et anglais, qui eux étaient portés par une bourgeoisie voulant libérer les esprits des académismes aristocratiques.

    Cela signifie que le Parnasse permit aux forces réactionnaires de se précipiter dans la revendication de l’intériorité subjective. A la bourgeoisie exposant les choses froidement – comme le Parnasse et le naturalisme avec Emile Zola, ou encore le positivisme d’Auguste Comte – la réaction opposait des êtres vivants et cherchant à vivre de manière complète, tourmentés et trouvant dans le catholicisme un sens de l’orientation.

    C’est ce qui rend vivant la littérature allant de Jules Barbey d’Aurevilly et Maurice Barrès à Georges Bernanos ou Julien Gracq, c’est-à-dire amenant la véritable littérature à s’assumer comme étant de droite, tandis que la littérature « de gauche » ne rassemblait que des bourgeois existentialistes, d’esprit moderniste et cosmopolite, opposés à tout héritage national.

    Voici comment Charles Maurras, grande figure intellectuelle de la réaction, constate avec amertume le grand succès parnassien, pour le dénoncer, dans son article La Perfection sur le Parnasse publié dans la Gazette de France, le 25 février 1894 :

    « Monsieur José-Maria de Heredia a obtenu le plus éclatant succès de presse de l’année 1893. L’Académie lui a d’abord décerné un de ses grands prix ; elle vient de l’élire au fauteuil de ce pauvre M. de Mazade.

    La cour et la ville l’ont lu. Il n’est petit lettré qui ne sache par cœur Antoine et Cléopâtre et ne montre quelque exemplaire des Trophées triomphalement relié au milieu de sa bibliothèque (…).

    Il y a une fable, assez ridicule, à détruire. Les plus déclarés adversaires du Parnasse se croient obligés de lui concéder les beautés de la forme, les mérites de la « facture », ce qu’on nomme enfin le métier.

    Or, rien n’est moins exact. S’il est vrai que tous ces forgerons, bijoutiers, émailleurs, ébénistes et menuisiers du Parnasse n’ont guère rencontré de haute inspiration, ils n’ont pas eu davantage le tour de main, l’adresse et la maestria qui eussent permis de donner d’agréables bibelots d’étagères.

    Ce qu’ils ont fait (si l’on excepte un ou deux psaumes de Leconte de Lisle et les gracieuses rêveries de Banville) se trouve sans valeur, même relative. »

    Voici également comment Charles Maurras, dans Question sur les Parnassiens, publié dans la Gazette de France du 13 juillet 1902, massacre littéralement l’approche parnassienne :

    « Tous les écrivains du Parnasse ont l’air écrasés par les objets qu’ils se sont proposé de nous peindre, par les instruments de leur art et par cet art lui-même.

    Un vers est tiré par sa rime, un paysage effacé et, pour ainsi dire, mangé par le brutal éclat d’un mot à effet.

    Au lieu de s’élancer des profondes sources de l’âme, accordée par de justes cadences aux figures de la réalité, la poésie des Parnassiens forme une suite de reflets papillotants, dénués de gradation naturelle, d’harmonie vraie, d’unité.

    Que de fois les critiques de ma génération ont eu le loisir de montrer, en termes de cliniciens, l’exactitude littérale de ces conclusions un peu dures. »

    Alors que la bourgeoisie devient vide de sens, s’auto-célébrant, allant à la Belle Époque, la réaction s’arroge le thème de la vie intérieure. Elle le fait, bien entendu, de manière non sincère sur le plan intellectuel : ni Maurice Barrès ni Charles Maurras ne possèdent ni ne défendent l’intériorité subjective.

    Mais toute une série de figures sincères se sont précipitées dans la brèche ouverte par eux intellectuellement, permettant une dénonciation romantique – mais réactionnaire – du triomphe du capitalisme.

    >Sommaire du dossier

  • Le Parnasse : un mouvement essentiel désormais méconnu

    En 1895, le peintre Paul Chabas peint Chez Alphonse Lemerre à Ville-d’Avray. Le lieu est l’ancienne résidence du peintre Jean-Baptiste Camille Corot ; elle appartient désormais à Alphonse Lemerre, un éditeur ayant fait fortune en publiant le poèmes des auteurs qui appartiennent à ce qui sera appelé le « Parnasse ».

    Le tableau – une commande d’Alphonse Lemerre – présente de nombreux poètes et peintres : Paul Arène, Paul Bourget, Jules Breton, Henri Cazalis, Jules Claretie, François Coppée, Alphonse Daudet, Léon Dierx, Auguste Dorchain, José-Maria de Heredia, Paul Hervieu, Georges Lafenestre, Alphonse Lemerre et sa femme, Jeanne Loiseau, Leconte de Lisle, Marcel Prévost, Henry Roujon, Sully-Prudhomme, André Theuriet.

    Tableau Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray, de Paul Chabas. Salon de 1895.
    Paul Chabas, Chez Alphonse Lemerre, à Ville-d’Avray
    Salon de 1895

    C’est un moment historique, reflétant toute une phase historique où, à côté du naturalisme, le Parnasse est devenu le mouvement le plus en phase avec une République bourgeoise prônant le développement de l’économie, le progrès social, une certaine vision utilitariste de la science.

    Le Parnasse est, en effet, un mouvement littéraire ayant eu une importance capitale dans l’histoire idéologique et culturelle de la France. Il est le produit direct de la victoire de la bourgeoisie en 1848 ; il est le pas significatif pour s’arracher au réalisme et passer toujours plus dans le subjectivisme.

    Le Parnasse a, en effet, comme principe de revendiquer l’art pour l’art, avec en même temps un certain esprit social moralisant et une volonté de méthode technique – scientifique. Ses auteurs, des poètes témoignant parfois un très haut niveau de technique littéraire, revendiquent le refus de la participation à toute revendication politique, considérant que seules des préoccupations esthétisantes suffisaient, tout en se posant en même temps résolument dans le camp bourgeois le plus ultra.

    Leur seule préoccupation est leur individualité allant dans une perspective stylistique et une méthode se voulant impersonnelle ; il ne s’agit plus d’affirmer la personnalité, de développer les facultés, mais de bien présenter sur le plan de la forme et de la technique, avec un certain ton.

    Le poète cesse d’être un être sensible intervenant dans la réalité, pour devenir un individu artisan ; Leconte de Lisle théorise cela de la manière la plus stricte, devenant le chef de file intellectuel de la démarche.

    En ce sens, le Parnasse a comme fonction historique d’assécher l’affirmation de la personnalité propre à la bourgeoisie d’avant 1848, pour la faire passer dans l’affirmation de l’individualité.

    Cela fut tellement une réussite que si à l’époque, dans la foulée de 1848, ses participants furent portés au pinacle par la société française, ils sont aujourd’hui plus que méconnus : tombés dans les oubliettes.

    En 1929, dans son ouvrage Le Parnasse, la figure littéraire André Thérive peut tranquillement assassiner Sully Prudhomme, le premier prix Nobel de littérature, figure éminente du Parnasse, sans que cela n’émeuve :

    « On ne saurait lire des vers plus obstinément mauvais que ceux de ce poète. La platitude et la cacophonie, le prosaïque et le grandiloque, la vulgarité du langage, une incapacité absolue de quitter le ton journalistique ou philosophard, voilà ce qui y offense sans cesse.

    Aucune « poésie » ne jure plus fort avec le goût moderne, qui nous incline à chercher pour la Muse un langage spécial, des grâces celées, une démarche allusive. »

    Que le premier prix Nobel de littérature, dont la poésie était essentielle à tout écolier, se fasse liquider une poignée d’années après, appartenant à un mouvement désormais totalement méconnu, ne s’explique que par le changement profond de nature de la bourgeoisie.

    >Sommaire du dossier

  • La révolution par étapes et la démocratie populaire

    Nous voulons ici expliquer une caractéristique essentielle du processus révolutionnaire, si importante que ne pas la comprendre aboutit même à sortir de son champ. Nous voulons parler de son évolution non linéaire, de son mouvement historique en termes d’étapes. Il s’agit là d’une question essentielle pour toute organisation d’un dispositif révolutionnaire, ainsi que de sa maturation. Qui nie l’existence d’étapes ou bien se trompe sur la nature de ces étapes est condamné à l’échec.

    C’est une problématique à laquelle n’échappe personne sympathisant ou soutenant l’idée de révolution. C’est même elle qui va déterminer les cheminements personnels, les choix de vie.

    Lorsqu’on a en effet acquis un certain niveau de conscience révolutionnaire, on décide toujours de s’impliquer pour la Cause. On oscille alors entre faire directement la promotion de la révolution ou bien chercher un terrain concret permettant une lutte avec immédiatement un certain nombre de gens. Cela aboutit au bout d’un certain à une situation intenable, avec au bout soit la capitulation par rapport au principe même de révolution, soit au repli total avec une activité théorique à l’écart des masses.

    Les exemples de ce processus aboutissant au réformisme ou à l’isolement sont très nombreux, mais se généralisent en deux types. Le premier type est le raisonnement s’appuyant sur la thèse de la révolution permanente. La démarche à laquelle cela aboutit est ce qu’on appelle gauchisme, qui a une apparence hyper-révolutionnaire, mais tourne en réalité totalement à vide, dans une bulle s’appuyant sur la petite-bourgeoise radicalisée.

    Il faudrait appeler à la révolution, tout le temps et n’importe comment, car celle-ci serait la seule actualité. Ce n’est même pas ici que les autres aspects soient secondaires : il n’y aurait qu’une seule chose à faire, « enclencher » la révolution. Cela conduit à nier la vie politique, faire de la société une sorte de vaste abstraction, rejeter en bloc tant la culture que l’héritage culturel national historique.

    Le second type est la démarche visant à ajouter des étapes aux étapes, afin de finalement justifier la convergence ou même la collusion avec les vieilles valeurs, les institutions, la bourgeoisie, le capitalisme. Cela mène au raisonnement comme quoi le système pourrait être modifié depuis son intérieur, la révolution devant se dérouler dans le cadre des institutions, ce qui est une absurdité cédant vite la place au réformisme.

    Il est paradoxalement très difficile de se positionner correctement par rapport à ces deux dangers ; c’est un véritable défi. On a vite fait de tomber de Charybde en Scylla. Se distinguer des gauchistes et des réformistes du passé ou du moment présent n’empêche pas que, sans travail efficace, on ne devienne comme eux dans le futur.

    Le nombre d’énergies gâchées dans un sens ou dans un autre est pour cette raison immense et, au sens strict, seuls les communistes russes et chinois on trouvé le moyen de s’en sortir, ainsi que les communistes dans les pays d’Europe de l’est après 1945.

    Le piège de la révolution permanente

    Il existe deux moments importants dans la réfutation du gauchisme. Le premier, c’est lorsque Lénine écrit La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), le second c’est lorsque le trotskisme est écrasé en Union Soviétique sous la direction de Staline. Ce sont des moments-clefs, dans la mesure où ils établissent les bases d’une compréhension correcte de cette question.

    Le gauchisme, dont le trotskisme est une des expressions, affirme que l’espace-temps politique est occupé par une seule contradiction, celle entre la classe ouvrière (ou bien le peuple, la multitude, etc.) et le capitalisme (ou bien le système, l’État, etc.), avec une seule issue possible : la révolution. Par conséquent, dans toutes les situations et ce sans exception, il n’y a qu’un objectif : hâter la venue de ce « grand soir ».

    Il faut bien voir que cela prend l’apparence d’une ligne se voulant authentiquement combative, avec un engagement sincère et sans compromission, avec un sens de l’urgence et des nécessités historiques. Il est très facile, si l’on manque de connaissances idéologiques, de faire confiance à ceux qui ont l’air de « vouloir aller jusqu’au bout ».

    C’est en réalité un piège, qui trouve sa source dans l’incompréhension de la nature du Parti Communiste. Le gauchisme pense que les révolutionnaires ne sont qu’une avant-garde quantitative, pas qualitative ; à court ou moyen terme, tout le monde arriverait sur ces mêmes bases. Les révolutionnaires ne seraient simplement qu’en avance.

    De là vient l’apparence hyper-révolutionnaire, puisqu’il y a un discours volontariste se proposant d’amener tout le monde à la cause révolutionnaire. Cependant, c’est en réalité totalement décalé des réalités historiques et par conséquent cela ne pénètre pas les masses, qui reste imperméable aux « ultras », ceux-ci apparaissant simplement comme « déconnectés ».

    En réalité, la révolution est objectivement l’actualité de notre époque, mais ce n’est pas une actualité subjective « permanente » pour autant. De plus, même le processus objectif de la révolution consiste en plusieurs étapes bien distinctes, en des moments sensiblement différents. Il faut tout un travail de compréhension de ces dimensions subjective et objective.

    Croire qu’une situation révolutionnaire peut se produire à tout moment, par un quelconque événement « déclencheur », est une négation du rôle de l’idéologie et du principe du Parti Communiste comme lieu d’études et de synthèse pour exprimer une direction. C’est du spontanéisme.

    Le rôle dirigeant du Parti Communiste

    Le Parti Communiste est d’une nature qualitative différente de la classe ouvrière au sens strict, car il en est la synthèse politique et idéologique. Il est organiquement lié à la classe ouvrière, mais il en est une expression historique nécessaire et par conséquent il possède sa propre dignité.

    Lénine a présenté ainsi cette nécessité historique, dans Que faire ? :

    « Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par-là même – qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien – un renforcement de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers.

    Tous ceux qui parlent de « surestimation de l’idéologie », d’exagération du rôle de l’élément conscient, etc., se figurent que le mouvement purement ouvrier est par lui-même capable d’élaborer et qu’il élaborera pour soi une idéologie indépendante, à la condition seulement que les ouvriers « arrachent leur sort des mains de leurs dirigeants ».

    Mais c’est une erreur profonde (…). Du moment qu’il ne saurait être question d’une idéologie indépendante, élaborée par les masses ouvrières elles-mêmes au cours de leur mouvement, le problème se pose uniquement ainsi : idéologie bourgeoise ou idéologie socialiste. Il n’y a pas de milieu (car l’humanité n’a pas élaboré une « troisième » idéologie ; et puis d’ailleurs, dans une société déchirée par les antagonismes de classes, il ne saurait jamais exister d’idéologie en dehors ou au-dessus des classes).

    C’est pourquoi tout rapetissement de l’idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l’idéologie bourgeoise.

    On parle de spontanéité.

    Mais le développement spontané du mouvement ouvrier aboutit justement à le subordonner à l’idéologie bourgeoise, il s’effectue justement selon le programme du Credo, car mouvement ouvrier spontané, c’est le trade-unionisme, la Nur-Gewerkschaftlerei [que le syndicalisme, en allemand] ; or le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie.

    C’est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie, est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée qu’a le trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, et de l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire (…).

    La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons. Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui des rapports de toutes les classes et couches de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles.

    C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? – on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l’économisme, à savoir « aller aux ouvriers ». Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

    Le Parti se fonde sur une théorie, c’est là la base de son identité politique. Et c’est en même temps une fonction idéologique dans la classe ouvrière et les larges masses. Cela implique des choix tactiques.

    La tactique et la stratégie

    La question de la tactique employée par les communistes a été au centre des différentes réunions de l’Internationale Communiste. Chaque Parti Communiste était alors en effet une composante de l’Internationale, qui décidait de manière centralisée des tactiques à adopter.

    Avec une vue d’ensemble et dans le cadre de la crise générale du capitalisme, il s’agissait pour l’Internationale d’agir tel un Parti Communiste mondial et d’impulser les luttes de telle manière à ce qu’elles relancent la vague révolutionnaire commencée avec Octobre 1917.

    Par tactique, il faut comprendre ici la capacité politique pour un parti à s’orienter, comprendre qu’il faut faire des choix et effectuer les bons. Lénine nous en donne la définition suivante :

    « Sans un programme, le parti ne peut exister en tant qu’organisme politique plus ou moins intégral, capable en toutes occasions de maintenir fermement sa ligne à chaque tournant des événements.

    Sans une ligne tactique, basée sur une estimation de la situation politique en cours et fournissant des réponses précises aux « questions fâcheuses » du moment, il est possible d’avoir un petit groupe de théoriciens, mais non une unité politique opérante.

    Sans une évaluation des courants idéologico-politiques « actifs », actuels et « à la mode », un programme et des tactiques peuvent dégénérer en « points » morts et il serait alors impossible de s’en servir pour résoudre les milliers de problèmes pratiques détaillés et infiniment concrets avec la compréhension de l’essence de ces problèmes, la compréhension de « ce dont il retourne ». »

    Lénine, De la campagne électorale et de la plate-forme électorale, 1911

    Les congrès de l’Internationale Communiste étaient marqués par des débats sur la situation du capitalisme à l’échelle mondiale, avec des décisions prises concernant les tactiques à appliquer en conséquence. Chaque Parti devait réaliser ces tactiques et le Comité Exécutif de l’Internationale Communiste procédait aux rectifications nécessaires si tel n’était pas suffisamment le cas.

    Au bout d’une certaine période, il fut considéré toutefois que cela demandait un travail de compréhension de chaque pays qui revenait à chaque Parti Communiste particulier, en raison de la très haute complexité de la question.

    Sans le comprendre alors, avec la dissolution de l’Internationale Communiste durant la seconde guerre mondiale, on passait de l’exigence d’une tactique adéquate à celle de la Pensée-guide.

    C’est Gonzalo qui, au Pérou, a formulé le principe théorique de ce concept ; il existe un document précieux à ce sujet, réalisé de notre part avec les camarades d’Afghanistan, du Bangladesh et de Belgique. La Pensée-guide est la voie de la révolution dans un pays particulier, synthétisée par un communiste ayant pleinement compris ses aspects économiques, sociaux, culturels, militaires, idéologiques, etc. C’est donc une stratégie.

    Ce concept est tardif, il émerge dans les années 1980 ; Gonzalo a compris cela en étudiant la révolution chinoise dirigée par Mao Zedong. De manière logique, nous avons à sa suite formulé, avec les camarades de Belgique, le principe que la révolution russe s’était appuyée sur la Pensée-guide de Lénine.

    L’Internationale Communiste n’avait pas cette compréhension encore. Elle formulait la chose ainsi seulement alors : chaque Parti Communiste devait employer la tactique adéquate correspondant à la situation de son propre pays. Il n’y avait pas de lecture stratégique d’exigée, puisque l’existence de l’URSS impliquait que la stratégie était simplement de rejoindre son camp.

    Les forces révisionnistes, comme on le sait, ont justement dévoyé cette question des conditions particulières pour, à chaque fois, justifier la « voie pacifique » au nom de tel ou tel aspect national particulier. Ils ont en fait proposé ni plus ni moins qu’une « stratégie », mais réformiste. En France, c’est Maurice Thorez qui a joué ce rôle de destruction de l’orientation révolutionnaire, de choix du pacifisme, du parlementarisme censé être « révolutionnaire ».

    Maurice Thorez représente, pour ainsi dire, l’anti-Pensée-guide. Il a proposé une stratégie, mais pas la bonne. Il a rejeté la révolution permanente, ce qui est juste, mais son analyse de la société française s’est empêtrée dans le réformisme, la soumission aux institutions, la participation à l’État, etc. Il a formulé une stratégie erronée.

    La révolution par étapes

    L’Internationale Communiste, dans sa recherche des tactiques adéquates, a formulé deux approches qui, une fois synthétisées, s’avèrent en réalité être des stratégies. Nous tenons à insister sur cette nuance. L’Internationale Communiste n’a pas directement formulé cela comme étant une stratégie, même si cela en découle inévitablement.

    La première approche concerne les pays de nature coloniale ou semi-coloniale. Il est éventuellement possible d’impliquer la bourgeoisie nationale dans la révolution et les paysans doivent l’être de toutes façons. La révolution socialiste passe par une étape anti-féodale anti-impérialiste, c’est-à-dire une révolution démocratique.

    La seconde approche concerne les pays capitalistes. À leur stade impérialiste, les monopoles prennent toujours plus de place, jusqu’à prendre le contrôle entier de l’État afin d’aller à la guerre, en s’appuyant sur un régime fasciste. La révolution socialiste passe par une étape démocratique – populaire.

    L’exemple réussi de la première approche est la révolution chinoise. L’Internationale Communiste avait toutefois mal paramétré la révolution démocratique, ce qui provoqua des tensions momentanées entre l’Internationale Communiste et les communistes chinois. C’est Mao Zedong qui en exposera les fondements corrects, ce que Staline reconnaîtra.

    Les exemples réussis de la seconde approche sont les démocraties populaires d’Europe de l’Est, établies sur la destruction du fascisme, il est vrai dans les conditions particulières de la victoire de l’armée rouge sur l’Allemagne nazie. À cela, il faut ajouter trois expériences essentielles :

    – le Front populaire en France, se formant à partir de 1934 et se réalisant en 1936 ;

    – la guerre antifasciste en Espagne, née du Front populaire et se réalisant comme front antifasciste ;

    – la guerre antifasciste en Grèce, contre l’occupant nazi puis après 1945 contre les forces britanniques aidées par les États-Unis.

    Ce que nous pouvons voir historiquement, c’est que le concept de révolution démocratique a été théorisé de manière définitive en Chine et repris par Gonzalo. Le Parti Communiste de Chine, à l’époque de Mao Zedong, met en avant la révolution démocratique comme stratégie dans les pays semi-féodaux semi-coloniaux.

    C’est une question réglée. La révolution démocratique est l’étape inévitable pour les pays caractérisés par une pénétration impérialiste ayant formé un féodalisme par en haut et une bourgeoisie bureaucratique. L’aspect féodal est principal par rapport à l’aspect colonial, parce qu’il n’y a pas de dimension anti-impérialiste sans affirmation démocratique, donc anti-féodale.

    Il faut particulièrement insister sur ce point, car il existe une large tendance opportuniste faisant de la question coloniale l’aspect principal, pour promouvoir un « anti-impérialisme » qui correspond en réalité aux intérêts de la bourgeoisie nationale, de la petite-bourgeoisie la plus radicale. De nombreuses organisations « maoïstes » de pays opprimés ne sont que des vecteurs de la bourgeoisie nationale.

    Cependant, le Parti Communiste de Chine n’a pas parlé en profondeur des pays capitalistes, dont il ne connaissait pas suffisamment la situation ; Gonzalo demande de son côté que le Front populaire soit analysé par les communistes des pays capitalistes, ainsi que la lutte armée des années 1970-1980. Il est possible désormais de répondre à cette exigence théorique.

    Nous affirmons par conséquent que, de la même manière que la révolution démocratique, de type anti-féodale anti-impérialiste, est une étape nécessaire dans les pays opprimés, la révolution démocratique – populaire, de type anti-monopoliste antifasciste, est une étape nécessaire dans les pays capitalistes.

    La nature de l’étape

    L’étape consiste en un moment particulier propre au processus révolutionnaire en général. Sa substance est de dépasser des contradictions qui ne sont pas, au sens strict, directement liées à la contradiction classe ouvrière – bourgeoisie, même si cela en forme l’arrière-plan fondamental. En termes politiques, il s’agit pour la classe ouvrière d’élargir son alliance jusqu’à ce qu’on arrive à un point de basculement historique en sa faveur.

    Il est possible de formuler une loi générale concernant cette question. Plus la classe ouvrière est forte, moins l’étape prend un aspect important. Il y a en effet moins le besoin d’une alliance élargie. Inversement, s’il y a une large paysannerie ou bien une petite-bourgeoisie solidement implantée, plus l’étape démocratique, démocratique – populaire est significative.

    Il va de soi que cela dépend des situations propres à chaque pays. Certains pays sont très marqués par le féodalisme, d’autres beaucoup moins ; l’emprise semi-coloniale est bien plus forte dans certains pays que d’autres. Dans certains pays, le développement s’est fait en maintenant simplement des restes idéologiques de féodalisme, dans d’autres l’arriération structurelle est quasi complète.

    Dans les pays capitalistes, les couches sociales intermédiaires sont plus ou moins fortes, les techniciens et cadres jouent un rôle plus ou moins grand dans l’économie. L’hégémonie idéologique – culturelle connaît différents types, notamment en fonction de la capacité des notables à prédominer. Le pays lui-même peut être dans une situation de développement inégal : en Italie, les Brigades rouges étaient portées par la classe ouvrière, mais celle-ci était trop faible dans tout le sud du pays, ce qui imposait une étape qui n’a pas été vue.

    À l’arrière-plan, pour l’étape démocratique (anti-féodale, anti-impérialiste) comme pour l’étape démocratique – populaire (anti-monopoliste, antifasciste), tout est une question d’alliance – sous sa direction – de la classe ouvrière avec les couches sociales intermédiaires. Il est nécessaire de souligner l’importance centrale de cette question de la direction.

    Seule la classe ouvrière, de par son affrontement avec la bourgeoisie, est capable de porter le nouveau et de combattre sans compromis l’ancien. Cela est valable dans n’importe quelle situation historique. Même si c’est seulement une partie de la bourgeoisie qui est devenue l’ennemi principal, cela n’empêche pas qu’il n’y ait de lutte réellement conséquente que si la classe ouvrière la dirige.

    Seule la classe ouvrière est capable de lire les nécessités historiques, sous la direction de son Parti Communiste. Le Front réalisé à chaque étape vise à la résolution de tâches allant dans le sens général de l’Histoire et il faut donc que la classe ouvrière en soit le moteur. Il s’agit de dépasser une situation historique bloquée pour lancer le processus de transformation générale, allant au socialisme, au communisme.

    La détermination de la nature du Front à construire prend par conséquent une forme différente selon les contextes, les particularités nationales, le processus de la lutte de classes, etc. Dans les années 1930, la forme d’alliance du Front populaire français n’était pas exactement la même qu’en Espagne, où par exemple la bourgeoisie catalane jouait un rôle progressiste. Après 1945, le Front antifasciste en Allemagne de l’Est avait des particularités par rapport à celui en Tchécoslovaquie, en raison de l’importance de la base de masse du nazisme.

    La question du calibrage du Front, de ses luttes, représente donc une dialectique tactique – stratégie devant s’appuyer sur une compréhension historique de la situation nationale, au moyen d’une maîtrise approfondie du matérialisme dialectique.

    L’étape, moment dialectique de la révolution

    Il faut bien saisir que, au sens strict, la révolution démocratique et la révolution démocratique – populaire ne sont que des étapes. La révolution démocratique formulée par l’Internationale Communiste et Mao Zedong a toujours été considéré comme imbriquée dans le processus révolutionnaire socialiste. Elle n’existe pas de manière indépendante. Il s’agit d’une étape, d’un moment dialectique.

    Pour cette raison, les communistes ont toujours parlé de révolution par étapes, de révolution ininterrompue. Il n’y a ainsi pas véritablement de révolution démocratique comme réalité séparée, seulement une révolution socialiste dans un pays semi-féodal semi-colonial avec une étape révolutionnaire-démocratique. Il en va de même pour la révolution démocratique – populaire, étape de la révolution socialiste dans les pays capitalistes.

    En fait, qui ne comprend pas les principes du matérialisme dialectique et ne voit pas que, dans l’ensemble des processus matériels, tout est relié de manière dialectique à la base, ne peut pas comprendre le principe d’étape. L’étape est un moment propre à la nature générale du processus révolutionnaire porté par la classe ouvrière dans son affirmation du socialisme, du communisme.

    Les tâches se définissent par rapport à cette perspective, car la tendance au communisme est irrépressible. Il ne s’agit pas d’une orientation morale, d’un choix « politique » ou quoi que ce soit de ce genre. Il s’agit de questions à régler dans le cheminement historique, de tâches à mener pour pouvoir aller plus loin.

    Cela part du principe matérialiste dialectique comme quoi la matière va au communisme. À partir du moment où la matière connaît des sauts qualitatifs dans ses processus, alors inévitablement elle va vers davantage de complexité, un appui renforcé, amélioré à sa propre existence, une organisation collective toujours plus grande, une expression plus approfondie. Le communisme est propre au mouvement même de la matière.

    Il ne faut d’ailleurs jamais perdre de vue que la période historique de révolution socialiste, avec son étape démocratique – populaire, consiste en la socialisation des forces productives, en l’effacement des conceptions intellectuelles, culturelles, pratiques, allant dans le sens d’une interprétation du monde fondée sur la considération comme quoi il existerait des éléments séparés, des « briques » dans la constitution du monde.

    Cette socialisation des forces productives est le dépassement des contradictions historiques, et par là l’affirmation d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité, et dans une moindre mesure dans l’histoire éternelle de l’univers. Tant les gauchistes que les réformistes négligent ou nient cet aspect : le mouvement de la matière elle-même.

    L’étape est un moment dialectique de la révolution ; c’est la réalisation de tâches allant dans le sens de l’affirmation du mouvement de la matière. Calibrer son activité en fonction de cela est nécessaire pour accomplir les différentes tâches de l’étape.

    Les tâches dans l’étape et la question du calibrage

    Le calibrage est une approche fondamentale du matérialisme dialectique. Toute décision, revendication, affirmation… doit reposer sur une évaluation adéquate de la situation, son rapport avec le processus d’ensemble, son intérêt dans la lutte de classes, ses conséquences économiques, politiques, culturelles, idéologiques, militaires.

    Les implications d’une étape intermédiaire au socialisme sont donc nombreuses. La première est la détermination des alliés, des formes d’alliances possibles, souhaitables, nécessaires. Cela implique une analyse de l’ensemble des couches sociales et de la possibilité de former un rapport politique, social, culturel avec elles. Il va de soi que cela ne peut pas avoir une mise en place effective sans le maintien de l’autonomie prolétarienne comme noyau dur du processus révolutionnaire.

    La seconde est le calibrage politique en fonction des rapports entre les différentes couches sociales. Il ne s’agit pas simplement de faire des revendications de type démocratique et populaire, qui iraient d’elles-mêmes, spontanément, dans le sens du socialisme. Ce serait là revenir à la démarche du Parti Communiste Français de Maurice Thorez, amenant à l’abandon de tout principe.

    Il s’agit de calibrer les positionnements politiques en fonction des nécessités historiques. Nous pensons être en mesure de poser une orientation générale pour cela, au moyen d’une grille de lecture s’appuyant :

    – sur la contradiction travail manuel / travail intellectuel ;

    – sur la contradiction villes / campagnes.

    L’insistance sur la seconde contradiction est notre apport historique ; nous considérons qu’il y a ici la clef pour comprendre l’évolution de la société capitaliste en termes géographiques, l’émergence de l’anticapitalisme romantique comme nostalgie du passé, mais également la crise écologique et le rapport aux animaux, questions essentielles du 21e siècle.

    En fait, il est possible maintenant de dire que nous avons les deux grands repères pour ne pas se perdre dans les tâches relevant de l’étape de la démocratie populaire et même du socialisme. Il suffit pour cela d’avoir en ligne de mire le communisme comme résolutions de la contradiction ville – campagne et de la contradiction travail manuel – travail intellectuel.

    Ces résolutions ne sont pas des événements se déroulant uniquement dans le futur ; leurs processus sont inhérents au dépassement du capitalisme, ils sont déjà en cours. On ne peut d’ailleurs comprendre aucun phénomène historique sans l’étudier en rapport à ces deux contradictions. Le mode de production capitaliste fait suffoquer toutes les activités humaines, l’existence humaine, mais pas seulement : les conséquences écologiques à l’échelle planétaire sont en rapport direct avec cela.

    Cela impose une compréhension, une sensibilité particulière. Il n’est pas possible d’être communiste au 21e siècle et de ne pas être révolté par la destruction de l’environnement, par la condition animale ; c’est là une insulte à la dignité de l’évolution de la matière, à la matière elle-même. L’idéologie communiste ne peut pas aller sans valorisation de la dignité de la matière vivante.

    Cette exigence historique s’associe avec les tâches de l’étape intermédiaire : il est évident que la révolution démocratique – populaire porte en elle l’affrontement ouvert avec les grands monopoles détruisant la planète. Il ne s’agit pas de développer une critique comme celle faite contre le néo-libéralisme, contre les « excès » du capitalisme. Il s’agit d’aller dans le sens du démantèlement à la fois concret et culturel de monstres comme McDonald’s, l’urbanisation débridée, l’industrie du nucléaire, les usines de l’exploitation animale ou les monopoles de l’armement.

    Le démantèlement n’est pas la socialisation. La grande distribution, les banques, la grande industrie… doivent être socialisées, et non pas démantelées. Les deux tâches sont bien distinctes. En fait, le démantèlement apparaît comme une tâche davantage démocratique que socialiste, d’où son appartenance à l’étape nécessaire historiquement.

    Calibrer l’activité communiste
    par rapport à l’étape et aux moments politiques !

    La compréhension de la nature de l’étape permet de bien distinguer les moments d’affirmation des positions communistes, ainsi que leur cadrage. Cela permet d’éviter les postures propres à la « révolution permanente ». Avec la juste compréhension des contradictions ville – campagne et travail manuel – travail intellectuel, on évite également l’écueil du basculement dans le réformisme.

    Il appartient à chaque communiste de se saisir d’une des deux contradictions comme principale et de s’intégrer dans le processus de la lutte de classes en fonction des nécessités historiques. Cela n’est qu’ainsi que des résultats réels, prolongés, peuvent être obtenus. Nous affirmons que le reste n’est que pragmatisme, démarche velléitaire, pouvant avoir parfois l’air spectaculaire, mais sans qu’il n’en ressorte rien pour autant.

    Nous affirmons qu’aucune activité communiste ne peut être « spontanée », ne peut s’exprimer « directement » ; elle doit passer par le matérialisme dialectique et historique pour trouver le vecteur adéquat, pour trouver le moyen d’une médiation appropriée, adaptée à la société.

    Ne pas agir ainsi, c’est s’imaginer qu’il suffit de se placer au service de la révolution de manière subjective pour parvenir à quelque chose. Nous ne nions pas l’importance de la rupture subjective, bien au contraire. Mais pour que celle-ci soit complète, il faut un haut niveau de synthèse, d’analyse historique, de participation à la vie réelle des masses.

    La combinaison de la rupture subjective et d’une interprétation matérialiste dialectique, historique de la réalité, est la clef pour être communiste, à l’opposé de tout subjectivisme.

    Il ne s’agit pas de se plier au niveau « moyen » de conscience des larges masses en pratiquant un réformisme lisse ou de courir derrière la petite-bourgeoisie en adoptant une démarche semi-anarchiste. Il s’agit de calibrer sa propre activité en se tenant à un terrain bien déterminé, en ayant une démarche conforme aux exigences économiques, sociales, culturelles, écologiques, etc. afin de profiter de la force de la tendance historique au communisme.

    Dans le cadre d’un pays capitaliste hautement développé, avec de nombreuses couches sociales intermédiaires, avec de puissants monopoles, avec un haut niveau d’aliénation, avec des structures économiques et culturelles à démanteler, cela impose une perspective démocratique – populaire.

    La démocratie populaire et la guerre populaire prolongée

    Il va de quoi qu’aucune perspective révolutionnaire sérieuse ne peut faire l’économie de la question de la démocratie populaire, rien que de par la question du poids de la classe ouvrière et de son rapport aux couches sociales intermédiaires, principalement la petite-bourgeoisie.

    La révolution présuppose l’engagement de l’ensemble des masses sur le terrain de la lutte armée, ce qui exige une situation révolutionnaire bien déterminée, mobilisant bien plus que simplement la classe ouvrière. Toutes les tentatives de type insurrectionnelles, pratiquées notamment dans les années 1920, ont échoué précisément parce qu’elles étaient incapables d’englober l’ensemble des masses.

    La défaite face au fascisme correspond d’ailleurs à la chute de nombreux secteurs populaires dans les mains de la réaction. Si le Parti Communiste est incapable d’organiser un vaste Front de masses, alors c’est le fascisme qui organisera son propre front réactionnaire ! Telle est une terrible leçon historique, payée très chèrement.

    Avec l’approfondissement de la crise générale du capitalisme, toute cette problématique réapparaîtconséquemment. La révolution avait été littéralement paralysée, pendant plusieurs décennies, par la formation d’un capitalisme avancé, exploitant les pays du tiers-monde et neutralisant un maximum de contradictions. Il y a là un important changement de situation.

    Être marxiste-léniniste-maoïste, c’est considérer que la seconde moitié du 20e siècle se caractérise par le déplacement de la crise révolutionnaire dans la zone des tempêtes, l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie. Cela implique qu’il faille considérer la situation actuelle comme un renouveau en France de la problématique révolutionnaire, qui s’extirpe d’une paralysie liée au développement d’une société aux forces productives développées.

    Cela implique une vaste petite-bourgeoisie s’excitant toujours davantage et cherchant vainement à s’approprier la direction de la société, une aristocratie ouvrière cherchant à maintenir ses positions, mais aussi d’un prolétariat métropolitain, vivant dans le 24 heures sur 24 de la vie capitaliste.

    Cela renforce d’autant plus le sens de la démocratie populaire comme sas au socialisme.

    Parti Communiste de France (marxiste-léniniste-maoïste)

    Février 2019

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  • Auguste Comte : ordre et progrès

    Le positivisme ne devait pas être un outil que pour la bourgeoisie : il devait servir également à mobiliser le prolétariat derrière la bourgeoisie. Il s’agissait impérativement d’encadrer intellectuellement et moralement le prolétariat naissant. Voici un exemple de comment Auguste Comte explique l’importance de parer à la menace communiste, dans son Discours sur l’ensemble du positivisme :

    « Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y apprécier les nobles sentiments qui le caractérisent, et non les vaines théories qui leur servent d’organes provisoires, dans un milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En s’attachant à une telle utopie, nos prolétaires, très peu métaphysiques, sont loin d’accorder à ces doctrines autant d’importance que les lettrés. 

    Aussitôt qu’ils connaîtront une meilleure expression de leurs vœux légitimes, ils n’hésiteront pas à préférer des notions claires et réelles, susceptibles d’une efficacité paisible et durable, à de vagues et confuses chimères, dont leur instinct sentira bientôt la tendance anarchique. »

    Car Auguste Comte en est conscient : dans un pays développé comme la France alors, une idéologie ne peut plus être partielle et doit être capable de toucher toute la société, toutes les couches de la population. Elle ne peut pas concerner que la bourgeoisie…

    Dans le Discours sur l’esprit positif, Auguste Comte fait donc cet avertissement :

    « S’il faut aussi admettre la nécessité d’une vraie systématisation morale chez ces esprits émancipés, elle ne pourra dès lors reposer que sur des bases positives, qui finalement seront ainsi jugées indispensables.

    Quant à borner leur destination à la classe éclairée, outre qu’une telle restriction ne saurait changer la nature de cette grande construction philosophique, elle serait évidemment illusoire en un temps où la culture mentale que suppose ce facile affranchissement est déjà devenue très commune, ou plutôt presque universelle, du moins en France. »

    Il s’agit d’ailleurs de mobiliser le prolétariat, ainsi que les femmes, contre le catholicisme et l’aristocratie, donc dans une optique démocratique, mais par le positivisme, donc au service de la démarche industrielle de la bourgeoisie :

    « La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d’une vicieuse culture, laisse le mieux prévaloir les vues d’ensemble, et où les sentiments généreux sont d’ordinaire le moins comprimés.

    A ce double titre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires essentiels. de la nouvelle doctrine générale, qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n’obtiendra un véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu’elle y reparaîtra sous cet irrésistible patronage. »

    Auguste Comte est ici mégalomane et, annonçant le triomphe universel du capitalisme, la domination de la bourgeoisie, il fait de sa théorie positiviste la nouvelle idéologie de l’humanité toute entière :

    « Sa fondation théorique [Auguste Comte parle du positivisme] trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider aujourd’hui à l’entière régénération de l’Europe Occidentale.

    Car, d’une autre part, à mesure que le cours naturel des événements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des opinions et des mœurs.

    Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l’ordre et au progrès.

    L’accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir dans tout l’Occident une nouvelle autorité morale, dont l’inévitable ascendant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite.

    C’est ainsi que le mouvement intellectuel et l’ébranlement social, de plus en plus solidaires, conduisent désormais l’élite de l’humanité à l’avènement décisif d’un véritable pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le moyen âge tenta prématurément l’admirable ébauche. »

    Ainsi, le positivisme fut un simple outil, mais Augste Comte pensait qu’il avait découvert une clef incroyable à l’histoire de l’humanité. Dans la dernière partie de sa vie, il décida même de faire du positivisme une religion.

    Cela n’est pas original du point de vue bourgeois. Ainsi, la révolution française elle-même avait tenté de formuler des « religions » républicaines. En 1793, ce fut le culte de la Raison, en 1794 celui de l’Être suprême, en 1796 la « théophilantropie ».

    On retrouvera cela par la suite avec l’idéal républicain bourgeois, avec ses instituteurs de la IIIe République, son Parti Radical, ses préfets et hauts fonctionnaires « au service de la nation », ses savants, etc.

    Il s’agissait là, également, on l’aura compris, de faire de l’appareil d’État un remplaçant de la religion sur le plan de la vie quotidienne et de l’éducation, précisément ce qu’Auguste Comte escomptait faire.

    Pour cette raison même, Auguste Comte voulut instaurer une religion positivste, dont le culte ne visait pas à vénérer un être suprême, mais à méditer sur la vie, pour perfectionner la réalité. La mise en place d’un calendrier et des prêtres allait en ce sens, afin de célébrer le progrès des idées.

    Ici, en arrière-plan, on a Auguste Comte qui a eu une passion platonique pour une femme dénommée Clotilde de Vaux, décédée rapidement après leur rencontre ; elle fut sa source d’inspiration pour cette religion dite de l’Humanité. Dans sont testament, Auguste Comte s’adressera à cette femme :

    « Tu fus, à ton insu, comme je le dis chaque mardi, la femme la plus éminente, de cœur, d’esprit, et même de caractère, que l’histoire universelle m’ait jusqu’ici présentée. L’avenir me paraît difficilement susceptible d’un meilleur type. »

    On a ainsi tous les 6 avril une Sainte Clotilde, avec tous les quatre ans une Journée des saintes femmes, car un culte personnel de l’Homme à la Femme (l’épouse, la fille, la mère) doit être réalisée. On notera qu’Auguste Comte a eu un peu avant ses trente ans une grave dépression, l’amenant dans une institution pour de nombreux mois, et que c’est sa mère qui s’occupa de lui.

    À cela s’ajoute neuf prétendus sacrements en rapport avec la vie sociale : présentation (baptême), initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans) ; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation (au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après la mort).

    Enfin, un temple de l’Humanité devait être bâti ; les treize grandes figures choisies par Auguste Comte pour représenter treize mois de 28 jours étaient Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint Paul, Charlemagne, Dante, Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric Il et Bichat.

    L’unique temple en Europe se situe rue Payenne à Paris ; on y trouve inscrit la devise du positivisme :

    « L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but. »

    Elle dépend de l’Église positiviste du Brésil, pays où le positivisme a été récupéré de manière très importante lors d’une tentative d’émergence de la bourgeoisie, au point de faire d’un mot d’ordre d’Auguste Comte, Ordre et progrès, la devise placée sur le drapeau national.

    Le drapeau du Brésil, avec le mot d’ordre d’Auguste Comte.

    Voici comment la thématique de l’ordre et du progrès est abordé dans le Discours sur l’esprit positif, en 1844 :

    « Quoique les nécessités purement mentales soient sans doute, les moins énergiques de toutes celles inhérentes à notre nature, leur existence directe et permanente est néanmoins incontestable chez toutes les intelligences : elles y constituent la première stimulation indispensable à nos divers efforts philosophiques, trop souvent attribués surtout aux impulsions pratiques, qui les développent beaucoup, il est vrai, mais ne pourraient les faire naître.

    Ces exigences intellectuelles, relatives, comme toutes les autres, à l’exercice régulier des fonctions correspondantes, réclament toujours une heureuse combinaison de stabilité et d’activité, d’où résultent les besoins simultanés d’ordre et de progrès, ou de liaison et d’extension.

    Pendant la longue enfance de l’Humanité, les conceptions théologico-métaphysiques pouvaient seules, suivant nos explications antérieures, satisfaire provisoirement à cette double condition fondamentale, quoique d’une manière extrêmement imparfaite.

    Mais quand la raison humaine est enfin assez mûrie pour renoncer franchement aux recherches inaccessibles et circonscrire sagement son activité dans le domaine vraiment appréciable à nos facultés, la philosophie positive lui procure certainement une satisfaction beaucoup plus complète, à tous égards, aussi bien que plus réelle, de ces deux besoins élémentaires. »

    Auguste Comte, avec le positivisme, a pratiquement inventé l’utopie bourgeoise d’un progrès infini fondé sur un ordre évoluant de manière infinie… Même si dans les faits, il n’a fait que contribuer à la lutte idéologique de la bourgeoisie française dans sa concurrence acharnée avec le catholicisme et la bourgeoisie lors de la restauration.

    >Sommaire du dossier

  • Le positivisme d’Auguste Comte : un type humain plus pur et plus net

    Il est très intéressant de voir comment Auguste Comte voit l’individu. En effet, il accepte tout à fait la séparation du corps et de l’esprit. Reprenant sans le dire l’exemple de « l’homme volant » d’Avicenne, repris pareillement sans le dire par Descartes, Auguste Comte fait une hypothèse fantasmagorique.

    Il imagine un être humain sans besoins physiques aucun. À quoi ressemblerait alors cet être humain en quelque sorte pur, c’est-à-dire ici totalement spiritualisé?

    Voici ce qu’en dit Auguste Comte, dans son Système de politique positive, où la dimension « morale et mentale » est l’aspect central, voire unique de l’individu :

    « Pour la mieux apprécier [l’appréciation sociologique du problème humain], je dois d’abord considérer une situation hypothétique, où la nature humaine pourrait librement développer son essor affectif et intellectuel, sans être forcée d’exercer aussi son activité.

    La prépondérance réelle de ce dernier ordre de fonctions cérébrales est uniquement due à nos nécessités matérielles. On pourrait donc l’écarter provisoirement, sans même supposer l’homme organiquement soustrait aux besoins végétatifs, en concevant un milieu très favorable à leur juste satisfaction. Il suffirait essentiellement que l’alimentation solide exigeât aussi peu dé soins habituels que la nutrition liquide ou gazeuse.

    Dans les climats où les autres besoins physiques sont peu prononcés, quelques cas naturels d’heureuse fertilité se rapprochent beaucoup d’une telle exception. Mais elle se réalise encore mieux chez les classes privilégiées, que leur situation artificielle dispense presque entièrement de ces grossières sollicitudes.

    Tel doit même devenir, dans le régime final, l’état normal de chacun pendant l’âge préparatoire où l’Humanité pourvoit seule à l’existence matérielle de ses futurs serviteurs, afin de mieux développer leur initiation morale et mentale. »

    Auguste Comte,
    par Louis Jules Etex (1810-1889)

    À quoi ressemblerait alors une société de ces humains en quelque sorte « purifiés » ou « épurés » ?

    En une esthétisation de l’individu, en des libres associations – Auguste Comte montre bien l’étroit rapport qui existe entre le libéralisme le plus franc et l’anarchisme.

    On lit ainsi :

    « A cette constitution individuelle correspondrait une semblable existence collective, soit domestique, soit même politique, où les instincts sympathiques domineraient librement. Leur prépondérance serait alors marquée surtout par un développement plus complet de la vie de famille et un moindre essor de la vie de société.

    Celle-ci, en effet, n’acquiert sa principale intensité que d’après la coopération de plus en plus vaste qu’exige notre réaction continue contre les difficultés extérieures.

    Mais le charme immédiatement propre aux affections sympathiques devient plus profond à mesure que les relations habituelles sont mieux circonscrites.

    Le plus noble des instincts bienveillants, quoiqu’il soit aussi le moins énergique, ne pourrait cependant cesser alors d’inspirer directement l’amour universel.

    Toutefois, faute d’une véritable activité commune, son exercice ordinaire serait dû surtout au besoin uniforme de communiquer les émotions domestiques, dont l’expansion simultanée se trouverait préservée de tout conflit spontané.

    En un mot, l’existence sociale, n’ayant alors aucune forte destination pratique, prendrait, comme l’existence personnelle, un caractère essentiellement esthétique.

    Mais ce caractère, à la fois devenu plus pur et plus fixe, développerait ainsi des satisfactions que nous pouvons à peine imaginer, et dont l’attrait continu lierait profondément les diverses familles qui pourraient y participer assez.

    L’antique puissance des fêtes communes comme lien général des différentes peuplades grecques, avant toute active coopération, peut seule nous indiquer faiblement la nature de telles associations.

    Dans cet état fictif, le classement fondé sur le mérite personnel dominerait spontanément celui qui résulte d’une prépondérance matérielle qui ne se développe qu’en vertu des nécessités correspondantes.

    Mais la hiérarchie naturelle qui place la supériorité morale au-dessus de la prééminence physique, et même intellectuelle, s’y trouverait aussi mieux appréciable et moins contestée. »

    Ce qui est frappant, c’est qu’on se situe ici uniquement dans l’esprit, dans le refus général de la matière. Auguste Comte est d’ailleurs très clair :

    « La conclusion générale de cet examen hypothétique consiste donc à reconnaître que la suppression continue des exigences matérielles rendrait le type humain plus pur et plus net, son évolution plus libre et plus rapide. »

    Cela montre bien que le positivisme est simplement une contribution à la modification des mentalités ; il exprime un besoin historique. Il est un simple outil.

    >Sommaire du dossier

  • Le positivisme d’Auguste Comte : besoins intellectuels, besoins moraux

    La vision d’Auguste Comte, combinant individualisme et socialisation, correspond exactement à l’idéologie nationale-républicaine de la IIIe République, qui s’installera en 1870. A l’époque d’Auguste Comte, la bourgeoisie n’avait pas encore les moyens d’imposer sa vision de la morale et des mœurs ; cela sera le cas après 1870.

    Auguste Comte a toujours souligné, comme ici dans le Discours sur l’esprit positif, que le positivisme est une morale, une manière d’appréhender la réalité. C’est une vision du monde, satisfaisant à des exigences.

    Auguste Comte souligne bien que l’ancien système ne marche plus, qu’il en faut donc un nouveau…

    « C’est donc surtout au nom de la morale qu’il faut désormais travailler ardemment à constituer enfin l’ascendant universel de l’esprit positif, pour remplacer un système déchu qui, tantôt impuissant, tantôt perturbateur, exigerait de plus en plus la compression mentale en condition permanente de l’ordre moral.

    La nouvelle philosophie peut seule établir aujourd’hui, au sujet de nos divers devoirs, des convictions profondes et actives, vraiment susceptibles de soutenir avec énergie le choc des passions. »

    Le positivisme est en fait une valorisation des sciences, alors que le catholicisme considère que celles-ci forment un danger terrible pour la spiritualité. La morale dont parle Auguste Comte est un rationalisme assumé, qui valorise les idées nouvelles, qui relie le point de vue scientifique et la morale.

    C’est là une volonté de rationaliser la morale, de permettre aux sciences d’être reconnues comme base de la société. C’est tout à fait conforme aux intérêts de la bourgeoisie industrielle. Auguste Comte dit donc, dans Discours sur l’esprit positif :

    « Ce nouveau régime mental dissipe spontanément la fatale opposition qui, depuis la fin du moyen âge, existe de plus en plus entre les besoins intellectuels et les besoins moraux.

    Désormais, au contraire, toutes les spéculations réelles, convenablement systématisées, concourront sans cesse à constituer, autant que possible, l’universelle prépondérance de la morale, puisque le point de vue moral y deviendra nécessairement le lien scientifique et le régulateur logique de tous les autres aspects positifs (…).

    Une appréciation plus intime et plus étendue, à la fois pratique et théorique, représente l’esprit positif comme étant, par sa nature, seul susceptible de développer directement le sentiment social, première base nécessaire de toute saine morale. »

    Le catholicisme opposait la morale et l’intellect, puisqu’il fallait se tourner vers la religion. L’exemple du mathématicien Pascal abandonnant la science pour se tourner entièrement vers la religion catholique, avec le jansénisme, est connu.

    Il s’agit, avec le positivisme, de placer les scientifiques de manière idéologique dans le giron bourgeois, pour écraser le catholicisme et donc l’aristocratie.

    Pour cette raison, les sciences sont ordonnées de manière précise dans la hiérarchie du positivisme. On a d’abord les mathématiques et la physique (astronomie, physique proprement dit, chimie).

    Les deux forment la cosmologie, qui est la science préliminaire, la philosophie naturelle.

    On a ensuite la biologie, la sociologie, la morale. Les trois forment l’étude de l’homme ou biologie, c’est-à-dire la science finale ou philosophie morale.

    C’est-à-dire que, chez Auguste Comte, le culte de l’expérience remplace la religion et empêche le raisonnement abstrait, au nom du culte du concret. C’est là une fiction, car l’empirisme ne peut, à lui, tout seul, faire avancer la science. De plus, l’empirisme a déjà été affirmé historiquement par le matérialisme anglais, que ce soit avec Francis Bacon ou David Hume.

    Pour cette raison, Auguste Comte est obligé d’avoir une vision assez hallucinée de sa propre conception, qui serait le couronnement des meilleures tendances du passé, dans la mesure où elle est la théorisation de leur supériorité, de leur domination nécessaire.

    Il dit ainsi, de manière confuse, dans son Discours sur l’esprit positif :

    « C’est pourquoi la première fondation systématique de la philosophie positive ne saurait remonter au-delà de la mémorable crise où l’ensemble du régime ontologique a commencé à succomber, dans tout l’occident européen, sous le concours spontané de deux admirables impulsions mentales, l’une, scientifique, émanée de Kepler et Galilée, l’autre, philosophique, due à Bacon et à Descartes.

    L’imparfaite unité métaphysique constituée à la fin du moyen-âge a été dès lors irrévocablement dissoute, comme l’ontologie grecque avait déjà détruit à jamais la grande unité théologique, correspondante au polythéisme.

    Depuis cette crise vraiment décisive, l’esprit positif, grandissant davantage en deux siècles qu’il n’avait pu le faire pendant toute sa longue carrière antérieure, n’a plus laissé possible d’autre unité mentale que celle qui résulterait de son propre ascendant universel, chaque nouveau domaine successivement acquis par lui ne pouvant plus jamais retourner à la théologie ni à la métaphysique, en vertu de la consécration définitive que ses acquisitions croissantes trouvaient de plus en plus dans la raison vulgaire.

    C’est seulement par une telle systématisation que la sagesse théorique rendra véritablement à la sagesse pratique un digne équivalent, en généralité et en consistance, de l’office fondamental qu’elle en a reçu, en réalité et en efficacité, pendant sa lente initiation graduelle : car, les notions positives obtenues dans les deux derniers siècles sont, à vrai dire, bien plus précieuses comme matériaux ultérieurs d’une nouvelle, philosophie générale que par leur valeur directe et spéciale, la plupart d’entre elles n’ayant pu encore acquérir leur caractère définitif, ni scientifique, ni même logique.

    L’ensemble de notre évolution mentale, et surtout le grand mouvement accompli, en Europe occidentale, depuis Descartes et Bacon, ne laissent donc désormais d’autre issue possible que de constituer enfin, après tant de préambules nécessaires, l’état vraiment normal de la raison humaine, en procurant à l’esprit positif la plénitude et la rationalité qui lui manquent encore, de manière à établir, entre le génie philosophique et le bon sens universel, une harmonie qui jusqu’ici n’avait jamais pu exister suffisamment. »

    L’histoire des idées ne prendra bien entendu rien de cela au sérieux ; Auguste Comte restera simplement un outil historique propre à une période donnée en France, d’où justement le mépris de Karl Marx pour le positivisme.

    >Sommaire du dossier

  • Le positivisme d’Auguste Comte : un pseudo-matérialisme

    Le positivisme a comme avantage de combiner le relativisme et le culte de l’expérience. C’est, si l’on veut, la différence entre Honoré de Balzac et Émile Zola. Le réalisme de Honoré de Balzac se veut exhaustif et avec une vision du monde tout à fait déterminée ; Honoré de Balzac émet des avis réguliers, il soupèse les aspects, leur accorde une valeur de manière complète.

    Émile Zola se balade à travers la réalité, imaginant des situations sociales, pour en déduire des vérités relatives. En ce sens, le naturalisme est le prolongement direct du positivisme dans la littérature.

    Le positivisme est donc déjà une arme contre le matérialisme dialectique, qui va émerger historiquement lors de la dernière période de la vie d’Auguste Comte (il meurt en 1857). Il en dénonce déjà les caractéristiques, qu’il devine déjà dans la mesure où c’est l’esprit synthétique des Lumières qu’il rejette :

    – tout est mutuellement lié ;

    – il y a une seule loi commune à la réalité ;

    – il y a une unité de doctrine (toutes les sciences sont unifiées).

    Voici ce qu’il dit :

    « Il importe néanmoins de reconnaître, en principe, que, sous le régime positif, l’harmonie de nos conceptions se trouve nécessairement limitée, à un certain degré, par l’obligation fondamentale de leur réalité, c’est-à-dire d’une insuffisante conformité à des types indépendants de nous.

    Dans son aveugle instinct de liaison, notre intelligence aspire presque à pouvoir toujours lier entre eux deux phénomènes quelconques, simultanés ou successifs ; mais l’étude du monde extérieur démontre, au contraire, que beaucoup de ces rapprochements seraient purement chimériques, et qu’une foule d’événements s’accomplissent continuellement sans aucune vraie dépendance mutuelle ; en sorte que ce penchant indispensable a autant besoin qu’aucun autre d’être réglé d’après une saine appréciation générale.

    Longtemps habitué à une sorte d’unité de doctrine, quelque vague et illusoire qu’elle dût être, sous l’empire des fictions théologiques et des entités métaphysiques, l’esprit humain, en passant à l’état positif, a d’abord tenté de réduire tous les divers ordres de phénomènes à une seule loi commune.

    Mais tous les essais accomplis pendant les deux derniers siècles pour obtenir une explication universelle de la nature n’ont abouti qu’à discréditer radicalement une telle entreprise, désormais abandonnée aux intelligences mal cultivées. »

    Cela signifie qu’Auguste Comte assume un matérialisme – son ennemi, c’est le catholicisme, fer de lance idéologique de l’aristocratie – mais qu’il rejette l’esprit de synthèse – l’ennemi à l’arrière-plan ici, c’est le prolétariat.

    C’est naturellement incohérent. Voici comment il définit ce pseudo-matérialisme, dans son Catéchisme positiviste de 1852 :

    « Les êtres vivants sont nécessairement des corps, qui, malgré leur plus grande complication, suivent toujours les lois plus générales de l’ordre matériel, dont l’immuable prépondérance domine tous leurs phénomènes propres, sans toutefois annuler jamais leur spontanéité. »

    S’il y a des lois matérielles, comment peut-il y avoir en même temps la spontanéité ? Il n’est pas possible de conjuguer ces deux pôles opposés, qui forment historiquement le matérialisme d’un côté, l’idéalisme de l’autre.

    Auguste Comte était cependant bien obligé de le faire, combattant à la fois l’un et l’autre, tant l’idéalisme finissant que le matérialisme dialectique naissant. Il a donc, forcément, cherché une voie permettant de justifier ce jeu d’équilibriste.

    Pour cela, il formule une théorie selon laquelle l’existence individuelle est véritablement indépendante, mais qu’en même temps les existences individuelles sont en rapport avec la « progression sociale » de la société.

    Voici comment la chose est présentée dans son Discours sur l’esprit positif :

    « Pour caractériser suffisamment cette nature nécessairement relative de toutes nos connaissances réelles, il importe de sentir, en outre, du point de vue le plus philosophique, que, si nos conceptions quelconques doivent être considérées elles-mêmes comme autant de phénomènes humains, de tels phénomènes ne sont pas simplement individuels, mais aussi et surtout sociaux, puisqu’ils résultent, en effet d’une évolution collective et continue, dont tous les éléments et toutes les phases sont essentiellement connexes.

    Si donc, sous le premier aspect, on reconnaît que nos spéculations doivent toujours dépendre des diverses conditions essentielles de notre existence individuelle, il faut également admettre, sous le second, qu’elles ne sont pas moins subordonnées à l’ensemble de la progression sociale, de manière à ne pouvoir jamais comporter cette fixité absolue que les métaphysiciens ont supposée.

    Or, la loi générale du mouvement fondamental de l’Humanité consiste, à cet égard, en ce que nos théories tendent de plus en plus à représenter exactement les sujets extérieurs de nos constantes investigations, sans que néanmoins la vraie constitution de chacun d’eux puisse, en aucun cas, être pleinement appréciée, la perfection scientifique devant se borner à approcher de cette limite idéale autant que l’exigent nos divers besoins réels. »

    On ne peut donc pas décider de la progression sociale, mais en même temps l’individu social s’y insère. Pourquoi cela ? Parce que la bourgeoisie a besoin de triompher moralement – Auguste Comte parle de changement de régime mental – sur l’aristocratie.

    C’est en ce sens qu’Auguste Comte est le véritable théoricien des valeurs de la IIIe République, la franc-maçonnerie apparaissant comme le vecteur tout à fait logique de sa vision du monde.

    >Sommaire du dossier

  • Auguste Comte et la cosmologie

    Le positivisme est donc l’idéologie de la bourgeoisie qui a littéralement balancé par-dessus bord toute science « fermée », complète, totale. C’est une relecture complète de l’idéologie bourgeoise, une sorte de synthèse expurgée de l’idéologie bourgeoise.

    C’était une entreprise de démolition apparaissant comme une construction et présentée telle quelle, ce qui fait réagir Karl Marx de la manière suivante, dans une lettre à Friedrich Engels en juillet 1866 :

    « Dans mes loisirs j’étudie Comte, parce que les Anglais et les Français font du tapage autour de ce type. Ce qui les marque en cela, c’est l’encyclopédique, la synthèse.

    Mais c’est pathétique par rapport à Hegel (bien que Comte en tant que mathématicien et physicien de profession soit supérieur à celui-ci, c’est-à-dire supérieur dans le détail, Hegel lui-même étant ici infiniment plus grand dans l’ensemble).

    Et ce positivisme de merde est apparu en 1832 ! »

    Comment Auguste Comte a-t-il constitué une pseudo-encyclopédie bourgeoise censée être nouvelle et plus complète, alors qu’elle liquide les Lumières dans leur matérialisme ?

    Auguste Comte ne pouvait pas partir de la bourgeoisie, puisque celle-ci, en tant que classe, n’était pas dominante du fait du retour au pouvoir de l’aristocratie et était déboussolée dans son orientation. Il s’est donc appuyé sur les techniciens et les scientifiques, formant une couche sociale au service de la production, donc du capitalisme.

    Auguste Comte a appelé à la généralisation de leur démarche. Il liquide le matérialisme universel, au profit du rationalisme du technicien et de l’ingénieur, du mécanicien et du mathématicien.

    C’est leur « mental » qui est le mental correct, adéquat. Aussi dit-il dans son Discours sur l’esprit positif :

    « Il résulte, en effet, des explications précédentes, que la principale efficacité, d’abord mentale, puis sociale, que nous devons aujourd’hui chercher, dans une sage propagation universelle des études positives, dépend nécessairement d’une stricte observance didactique de la loi hiérarchique.

    Pour chaque rapide initiation individuelle, comme pour la lente initiation collective, il restera toujours indispensable que l’esprit positif, développant son régime à mesure qu’il agrandit son domaine, s’élève peu à peu de l’état mathématique initial à l’état sociologique final, en parcourant successivement les quatre degrés intermédiaires, astronomique, physique, chimique et biologique. »

    Auguste Comte veut dire par là que les découvertes remettent en cause la vision catholique du monde, base idéologique de la réaction aristocratique. Voilà pourquoi l’astronomie joue un rôle essentiel, car c’est elle qui a joué un rôle majeur ici, avec Galilée, Isaac Newton et Emmanuel Kant, dans la reconnaissance de l’espace et du temps.

    La bourgeoisie ne peut en effet agir que si l’espace et le temps se voient reconnus comme réels et transformables. L’astronomie n’a pas d’incidence pratique concrète générale, mais elle est un facteur essentiel de la vision bourgeoise du monde. Elle remet en cause la vision religieuse, divine, donc catholique, donc aristocratique.

    C’est ce qui fait dire à Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive :

    « Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c’est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. »

    Le manque de dimension pratique de l’astronomie est d’autant plus remarquable que cela permet d’autant plus de souligner le caractère central de l’observation. Cela permet ainsi de rejeter la conception « métaphysique » du monde, c’est-à-dire le matérialisme.

    C’est en ce sens justement que la bataille idéologique dans le domaine de la cosmologie était essentielle pour Staline et Mao Zedong, pour la défense du cadre général du matérialisme dialectique.

    Voici comment il présente son triptyque dans le Cours de philosophie positive :

    « (3) Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers.

    (4) Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.

    (5) Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude.

    L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. »

    On a ici les trois étapes dans l’évolution intellectuelle, base du positivisme, expression de la lutte tant contre l’aristocratie (1) que contre le prolétariat (2).

    >Sommaire du dossier

  • Le positivisme d’Auguste Comte : «la grande crise politique et morale»

    Auguste Comte exprime donc un besoin historique, celui d’annoncer une nouvelle mentalité. Il lève le drapeau de la fin de la superstition, ce qui équivaut pour lui à annoncer le triomphe de l’ère industrielle, de la conception terre à terre de l’industriel. 

    Comme il le dit dans son Discours sur l’esprit positif, les superstitions sont condamnées à graduellement disparaître, cédant la place à l’approche nouvelle :

    « A mesure que les lois physiques ont été connues, l’empire des volontés surnaturelles s’est trouvé de plus en plus restreint, étant toujours consacré surtout aux phénomènes dont les lois restaient ignorées. »

    Auguste Comte insiste particulièrement sur cette dimension idéologique, dans la mesure où il cherche à bien montrer qu’il existe une crise très profonde dans l’idéologie dominante en France. Cette crise tient bien sûr à non-adéquation de l’idéologie dominante avec les besoins de la réalité.

    Ces besoins sont industriels d’un côté – c’est-à-dire demandant une approche matérialiste – scientifique – sociaux de l’autre, c’est-à-dire répondant aux besoins de la société guidée par la bourgeoisie. Dans le contexte de la Restauration, le positivisme est un drapeau : celui d’une réforme radicale des mentalités, l’effacement des mœurs et conceptions du passé, du catholicisme, de l’aristocratie.

    Voici comment il caractérise la crise intellectuelle et morale présente en France dans le cours de philosophie positive :

    « Ce n’est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d’autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions.

    Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l’anarchie intellectuelle.

    Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la première condition d’un véritable ordre social.

    Tant que les intelligences individuelles n’auront pas adhéré par un assentiment unanime à un certain nombre d’idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l’état des nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne comportera réellement que des institutions provisoires.

    Il est également certain que, si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut une fois être obtenue, les institutions, convenables en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C’est donc là que doit se porter principalement l’attention de tous ceux qui sentent l’importance d’un état de choses vraiment normal. »

    Pour bien saisir sa critique indirecte du catholicisme, voici un extrait du Discours sur l’esprit positif, où il souligne bien que l’hypocrisie prédomine, en raison de l’incapacité de l’ancienne forme morale d’avoir une valeur aux yeux de la population.

    Il souligne bien, par conséquent, que c’est en quelque sorte au nom de la morale que l’ancienne morale doit être remplacée ; c’est une nécessité sociale de moderniser l’idéologie dominante.

    C’est une question d’ordre public : l’ancien ordre n’est plus capable de le maintenir, seule la bourgeoisie est capable de prendre la société en main et de façonner les opinions de manière ordonnée et efficace.

    « Pour achever d’apprécier les prétentions actuelles de la philosophie théologico-métaphysique à conserver la systématisation exclusive de la morale usuelle, il suffit d’envisager directement la doctrine dangereuse et contradictoire que l’inévitable progrès de l’émancipation mentale l’a bientôt forcée d’établir à ce sujet, en consacrant partout, sous des formes plus en moins explicites, une sorte d’hypocrisie collective, analogue à celle qu’on suppose très mal à propos avoir été habituelle chez les anciens, quoiqu’elle n’y avait jamais comporté qu’un succès précaire et passager.

    Ne pouvant empêcher le libre essor de la raison moderne chez les esprits cultivés, on s’est ainsi proposé d’obtenir d’eux, en vue de l’intérêt public, le respect apparent des antiques croyances, afin d’en maintenir, chez le vulgaire, l’autorité jugée indispensable.

    Cette transaction systématique n’est nullement particulière aux jésuites, quoiqu’elle constitue le fond essentiel de leur tactique ; l’esprit protestant lui a aussi imprimé, à sa manière, une consécration encore plus intime, plus étendue, et surtout plus dogmatique : les métaphysiciens proprement dits l’adoptent tout autant que les théologiens eux-mêmes ; le plus grand d’entre eux, quoique sa haute moralité fût vraiment digne de son éminente intelligence, a été entraîné à la sanctionner essentiellement, en établissant, d’une part, que les opinions théologiques quelconques ne comportent aucune véritable démonstration, et, d’une autre part, que la nécessité sociale oblige à maintenir indéfiniment leur empire.

    Malgré qu’une telle doctrine puisse devenir respectable chez ceux qui n’y rattachent aucune ambition personnelle, elle n’en tend pas moins à vicier toutes les sources de la moralité humaine, en la faisant nécessairement reposer sur un état continu de fausseté, et même de mépris, des supérieurs envers les inférieurs. »

    On a ici une critique de l’ordre social dominant, au nom de son manque d’efficacité, d’efficience ; le décalage qui se produit dans la société sur le plan des mentalités et des mœurs entrave le progrès et cause des troubles.

    >Sommaire du dossier

  • Le positivisme d’Auguste Comte : la vie industrielle

    Né à Montpellier le 19 janvier 1798, Auguste Comte fut admis à Polytechnique à quinze ans, qu’il ne put rejoindre qu’une année plus tard seulement en raison de son jeune âge. Les élèves s’y révoltèrent contre un professeur et furent expulsés ; Auguste Comte vécut alors de cours de mathématiques à Paris, avant de devenir un proche du réformateur social Saint-Simon de 1817 à 1825.

    Rompant avec celui-ci, il formula alors le « positivisme » et inventa le concept de « sociologie », apparaissant comme l’ennemi bourgeois numéro un pour le catholicisme.

    Auguste Comte

    Car Auguste Comte avait bien saisi le changement d’époque. Il avait compris l’intérêt bourgeois à chercher à temporiser historiquement, le temps marchant pour un capitalisme toujours plus fort.

    Il fallait avoir le sens du compromis, tout en visant à phagocyter l’opposition conservatrice catholique en conquérant une hégémonie idéologique et culturelle. Ce dernier aspect, Auguste Comte l’appelle la « révolution mentale ».

    Voici ce qu’il en dit, dans son Discours sur l’esprit positif :

    « Le polythéisme s’adaptait surtout au système de conquête de l’antiquité, et le monothéisme à l’organisation défensive du moyen âge.

    En faisant de plus en plus prévaloir la vie industrielle, la sociabilité moderne doit donc puissamment seconder la grande révolution mentale qui aujourd’hui élève définitivement notre intelligence du régime théologique au régime positif. »

    On passerait de la religion au rationalisme, sans heurts, dans une sorte de transmission historique de l’aristocratie à la bourgeoisie. Ce rationalisme relève bien entendu de la transformation capitaliste de la réalité.

    Auguste Comte explique ouvertement que le positivisme est l’idéologie de l’ère de l’industrie, qui implique une autre manière d’entrevoir le quotidien. Le parallèle avec le protestantisme et sa valorisation du travail exigeant une nouvelle morale du quotidien est évident.

    On y a le même rejet du catholicisme et de sa scolastique, des superstitions et d’un clergé autocratique et métaphysique. On y a le même souci de la pratique, de l’intervention sociale, de l’industrie.

    On y a le même souci de formuler une morale, des mentalités propres à une démarche concrète nouvelle, dans un sens anti-féodal. Le but d’Auguste Comte est de formuler une moralité de la vie quotidienne en accord avec la réalité de la production capitaliste.

    L’esprit de l’industrie s’étend à la société. Voici comment Auguste Comte formule cela :

    « L’art ne sera plus alors uniquement géométrique, mécanique ou chimique, etc., mais aussi et surtout politique et moral, la principale action exercée par l’Humanité devant, à tous égards, consister dans l’amélioration continue de sa propre nature individuelle ou collective, entre les limites qu’indique, de même qu’en tout autre cas, l’ensemble des lois réelles.

    Lorsque cette solidarité spontanée de la science avec l’art aura pu ainsi être convenablement organisée, on ne peut douter que, bien loin de tendre aucunement à restreindre les saines spéculations philosophiques, elle leur assignerait, au contraire, un office final trop supérieur à leur portée effective, si d’avance on n’avait reconnu, en principe général, l’impossibilité de jamais rendre l’art purement rationnel, c’est-à-dire d’élever nos prévisions théoriques au véritable niveau de nos besoins pratiques.

    Dans les arts même les plus simples et les plus parfaits, un développement direct et spontané reste constamment indispensable, sans que les indications scientifiques puissent, en aucun cas, y suppléer complètement.

    Quelque satisfaisantes, par exemple, que soient devenues nos prévisions astronomiques, leur précision est encore, et sera probablement toujours, inférieure à nos justes exigences pratiques (…).

    Ainsi, la même corrélation fondamentale qui rend la vie industrielle si favorable à l’ascendant philosophique de l’esprit positif lui imprime, sous un autre aspect, une tendance anti-théologique, plus on moins prononcée, mais tôt ou tard inévitable, quels qu’aient pu être les efforts continus de la sagesse sacerdotale pour contenir ou tempérer le caractère anti-industriel de la philosophie initiale, avec laquelle la vie guerrière était seule suffisamment conciliable.

    Telle est l’intime solidarité qui fait involontairement participer depuis longtemps tous les esprits modernes, même les plus grossiers et les plus rebelles, au remplacement graduel de l’antique philosophie théologique par une philosophie pleinement positive, seule susceptible désormais d’un véritable ascendant social. »

    Le positivisme, c’est l’idéologie de ce qui est positif, c’est-à-dire concret, visible expérimentalement, en-dehors de toute abstraction, qu’elle soit théologique-mystique ou bien matérialiste.

    >Sommaire du dossier

  • Auguste Comte : une rationalisation bourgeoise

    La révolution française, après avoir initialement triomphé, s’enlisa et connut la forme impériale sous la direction de Napoléon Bonaparte, à quoi se succéda la Restauration.

    Face à l’aristocratie revenue, il fallait pour la bourgeoisie relancer sa bataille idéologique et culturelle. Mais tout comme l’aristocratie revenue au pouvoir avait modifié sa nature, la bourgeoisie n’était déjà plus la même.

    Elle avait connu de grands progrès, elle avait saisi sa force et, surtout, elle découvrait qu’elle avait donné naissance à une force hostile elle-même grandissante : le prolétariat. Les années 1815-1848 furent ainsi marquées par l’apparition des socialistes utopiques.

    La bourgeoisie savait qu’elle devait encore utiliser la force populaire pour abattre l’aristocratie. Mais il était hors de question de donner libre-cours à cette force ; la bourgeoisie allemande capitulera d’ailleurs entièrement face à l’emploi de celle-ci.

    Cela signifiait également qu’il était hors de question de prolonger les Lumières, leur universalisme et leur démarche matérialiste encyclopédique. Cela aurait été une arme évidente dans les mains du prolétariat.

    C’est ici qu’intervient Auguste Comte (1798-1857), qui a élaboré l’idéologie adéquate à la bourgeoisie française dans son combat avec l’aristocratie.

    Son idée de base est par ailleurs extrêmement simple. L’humanité aurait connu trois périodes : après « l’âge théologique » et « l’âge métaphysique », on en arrive à « l’âge positif ».

    Dans Discours sur l’ensemble du positivisme, il résume cela ainsi :

    « L’état théologique, avec ses trois phases : fétichisme, polythéisme et monothéisme, a joué un rôle certain dans la vie mentale et sociale de l’humanité passée en apportant les vues préétablies sans lesquelles aucun départ de la pensée n’eût été possible.

    L’état métaphysique n’est qu’un état transitoire essentiellement critique et appelé à dissoudre l’état précédent.

    Enfin, l’état positif a pour caractère fondamental d’établir les lois naturelles en subordonnant l’imagination à l’observation ; sa principale destination est la constitution de l’harmonie mentale. »

    Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme

    L’esprit humain individuel connaîtrait le même parcours intellectuel : aux explications surnaturelles succède une lecture dogmatique, puis enfin une approche expérimentale, concrète.

    Il est évident, du point de vue du matérialisme dialectique, qu’Auguste Comte procède ici à la liquidation des Lumières, au bannissement du matérialisme propre à la bourgeoisie dans sa période progressiste.

    Ce qui compte, ce sont les initiatives tous azimuts, la tolérance mutuelle de toutes ces initiatives, la remise en cause de toutes les anciennes structures, afin de libérer la voie au capitalisme.

    Voici comment l’ancien pasteur Edmond Schérer, chantre du libéralisme, résume admirablement bien cette vision du monde, tout en témoignant de l’incompréhension complète de la dialectique de Hegel en France :

    « Il est un principe qui s’est emparé avec force de l’esprit moderne et que nous devons à Hegel. Je veux parler du principe en vertu duquel une assertion n’est pas plus vraie que l’assertion opposée (…).

    La loi de la contradiction, tel est, dans ce système, le fond de cette dialectique qui est l’essence même des choses.

    Cela veut dire que tout est relatif et que les jugements absolus sont faux. Cette découverte du caractère relatif des vérités est le fait capital de l’histoire de la pensée contemporaine.

    Il n’y a pas d’idée dont la portée soit plus étendue, l’action plus irrésistible, les conséquences plus radicales.

    Aujourd’hui, rien n’est plus parmi nous vérité, ni erreur. Il faut inventer d’autres mots.

    Nous ne voyons plus la religion, mais des religions ; la morales, mais des mœurs ; les principes, mais des faits.

    Nous expliquons tout ; et comme on l’a dit, l’esprit finit par approuver ce qu’il explique. »

    Ce point de vue est exactement celui du « positivisme » élaboré par Auguste Comte. Ce qui compte, c’est ce qu’on peut constater concrètement, ce qui ressort donc de manière positive. Il faut savoir relativiser, car cela promeut le libéralisme. Il faut savoir se focaliser sur le concret, car on vit à l’époque du triomphe de l’industrie.

    >Sommaire du dossier

  • Extraits du roman « Les chiens de paille »

    Extraits du roman Les chiens de paille, de 1944.

    « Il arriva à la longue allée qui menait à la Maison des Marais. Il sauta à terre et alluma une cigarette. «  Encore une, il y en a toujours une.  »

    L’allée d’arbres formait chaussée et du côté droit, vers le nord-ouest, c’était déjà le marais. Il passa entre les arbres pour se rapprocher du bord.

    La chaussée se déhanchait un peu et on apercevait, au-delà de l’eau plate, le terre-plein et la maison. Une longue maison basse, de briques et de pierre, bien encapuchonnée sous des pentes gondolées de tuiles anciennes. C’était vieux, solide, solitaire, tout à fait étranger au temps présent et pourtant complice de tous les écoulements du temps.

    — C’est bien, c’est bien, fit-il à haute voix. Je pourrai rester là un bout de temps. Voilà une bonne halte.

    La cigarette était odorante dans le gris et le calme. Le marais s’étendait assez loin, coupé de chaussées et de haies et de lignes d’arbres. »

    *

    « — Au fond, je te comprends, dit Salis à Constant, tu es un anarchiste. Je l’ai été, je peux te comprendre, mais je ne le suis plus. Toi, tu es trop vieux pour changer, faut te foutre la paix.

    Constant sourit avec dédain mais ne protesta pas  ; il y avait des années qu’il n’avait plus entamé une querelle de langage avec qui que ce soit.

    Il se mouvait dans un ordre de pensées qui n’avait rien à faire avec l’anarchisme  ; quant à ce qui l’intéressait, il ne voulait pas en parler, surtout à des hommes enchaînés, asservis comme Préault et Salis. Il avait plus de sympathie pour Salis que pour Préault, il s’était toujours senti étranger aux bourgeois. »

    *

    « Il se rencognait avec volupté dans le Creux, près du petit bois. Il n’était pas dérangé par cette silhouette de femme qui glissa entre les sapins deux, trois fois. Cette silhouette semblait aussi familière de cet endroit.

    Qu’y venait-elle chercher  ? Si elle y venait chercher le monde et l’au-delà du monde comme Constant, ce ne devait pas être dans la foison des images convoquées pour être saisies, broyées, sublimées, anéanties par la puissance du rêve, ce devait être dans une seule image, immédiate, momentanée, exclusive et toute brute.

    Elle devait avoir un rendez-vous, la silhouette, quelque part dans ce bois de sapins  ; la silhouette devait s’accoupler avec une autre silhouette, soupirer, gémir, composer dans le sable une instance de murmures et de torsions.

    Le Creux n’en changeait point pour cela de caractère et les livres de l’obstination spirituelle se lisaient avec autant de calme. »

    *

    « Il y avait dans Préault une passion qui pour être pétrie de colère et de haine n’en était pas moins douloureuse, au contraire. Il était complètement buté, plus il s’enfonçait dans l’asservissement et plus il se croyait libre, ou en voie de le devenir.

    Il était enchaîné à son poste de T.S.F.  ; la vie lui arrivait par là. Fuyant la présence des Allemands, il s’identifiait aux Anglais qui étaient libres des Allemands, mais il ne s’apercevait pas que dans cette identification il perdait la qualité de Français qu’il voulait justement sauver.

    C’était exactement le phénomène inverse de celui qui se produisait pour d’autres qui, s’assimilant aux Allemands, ne se considéraient pas comme occupés. Et, en effet, ils ne l’étaient pas, mais alors ils n’étaient plus français, ce qu’ils prétendaient demeurer avec le même entêtement absurde que Préault.

    Salis montrait une conscience beaucoup plus vive, une hypocrisie beaucoup plus active, un cynisme beaucoup plus dur. Il savait au moins qu’il n’était plus français et qu’il ne faisait plus semblant de l’être.

    Il savait au moins que son patriotisme n’était qu’un mot d’ordre. Il croyait que les Russes et lui se confondaient dans un type d’homme commun où le Russe se dépouillait tout autant que lui. »

    *

    « Comme il se rendait au Creux dans ses sandales de silence, Constant fut arrêté par des voix qui venaient. Il se cacha. Il se trouvait au revers d’une butte qui dominait une petite conque de sable.

    La silhouette s’y jeta avec l’autre silhouette prévue. Cela fit une femme et un homme. Ils s’offraient aux regards de Constant, terriblement ingénus, terriblement livrés.

    S’il remuait, il causerait en eux ce qu’il y a de plus laid  : ce geste de honte qui dit soudain l’asservissement de l’homme à l’homme, cette rougeur, ce désordre du visage et des mains qui dit que l’homme est toujours coupable devant l’homme.

    Il ne pouvait pas remuer sans être entendu, car il était en plein dans les plantes grasses dont les racines étaient craquantes et il n’y a qu’au cinéma et dans les livres qu’une vie se déplace auprès d’une autre vie sans se déceler.

    Cette femme et cet homme étaient dans un charme, ils étaient pour le moment dans l’état de grâce, dans l’état gracieux.

    Ne pas jeter le désordre dans cet ordre fragile, attendre, cela ne durerait jamais bien longtemps.

    Un autre spectateur aurait apporté, certes, un élément de trouble secret, aurait fait une présence blessante et malveillante, une malédiction.

    Il aurait été la société qui sans cesse réclame son dû et, par exemple, considère comme des obscénités, beaucoup de gestes qui sans cesse échappent en toute innocence à l’individu qui sans cesse oublie cette société.

    Mais Constant ne sentait en lui aucun de ces venins  ; ces venins étaient dissous en lui depuis longtemps. Il n’était pas Constant, mais le monde. Le monde est le spectateur inévitable de ce qui se passe dans le monde. »

    *

    « Constant était étreint par une profonde mélancolie quand il considérait le voisinage de ces énormes et solitaires engins qu’étaient le pont et l’usine et de cette nature demeurée primitive, sables et marais.

    La désolation naturelle et la désolation artificielle s’affrontaient dans une confidence sinistre.

    Certes, la notion d’artificiel est un mensonge et tout ce que fait l’homme sort de la nature, pourtant Constant ne pouvait arriver à croire avec ses sens que cette fonte et cette brique étaient de la même matière que la vase et le sable.

    Les longs bâtiments de briques pesaient sur l’embouchure de la rivière.

    Leur couleur, à peine altérée par la fumée et les embruns, faisait de longs traits durs sur le fond mol des eaux, du ciel, des sables et des tourbes  ; sa terrible sécheresse tranchait sur toute l’humidité naturelle de ce paysage du nord-ouest.

    Mais sans doute un camp romain ou un château fort avaient dû produire au même endroit un effet aussi rébarbatif : ce qui étonne le plus l’homme, c’est lui-même, ce qu’il fait. »

    *

    « Il savait que dans tout ce qu’il avait pensé se préparait une réalisation centrale qui vraiment confirmerait sa vie, y introduirait cet élément sacré et définitif sans lequel il lui semblait qu’elle n’aurait pas été vécue et n’aurait pas trouvé son caractère propre d’éternité.

    Était-ce pour trouver la piste de cette réalisation que lui qui était fort au-delà du christianisme et bien plus familier de la mystique arabe ou du Védanta que des Pères de l’Église grecque que pourtant il fréquentait encore, relisait depuis quelques temps les Évangiles, avec l’acharnement maniaque d’un lecteur de romans policiers  ? »

    *

    « S’il était plus occupé, il n’oubliait pas pourtant les longues promenades, de cela il n’aurait jamais pu se passer. Il n’avait jamais été un plus grand errant qu’après qu’il avait été au bagne, c’était alors que ce grand voyageur était devenu précisément méditatif.

    La méditation et la marche étaient pour lui la même chose. Qu’il fût dans une grande ville ou ailleurs, il marchait souvent la nuit. Encore maintenant, il ne perdait pas cette habitude et il aimait à déboucher des marais sur les dunes au petit jour. »

    *

    « Cette fresque livrait le sentiment même qu’il étreignait de plus en plus dans la vie  : «  Ici, un parfait athéisme engendre le plus pur sentiment du divin.  » Selon son habitude, il avait dit cela plus qu’à demi-voix.

    Bouddha avait à sa droite Osiris et Dionysos et à sa gauche le Christ et Athys. Il y avait en marge Orphée et Mahomet. 

    Le petit peintre aux yeux pâles dit cela d’une voix égale, douce, avec une mélancolie où il n’y avait aucune amertume et une absence d’inquiétude qui n’engendrait pas l’indifférence.

    Constant et le petit peintre parlaient tranquillement, nonchalamment, comme s’ils s’étaient toujours connus. »

    *

    « Constant regrettait de n’avoir pas été peintre et moine comme Fra Angelico. La vie n’allait pas pour lui sans la religion et la religion sans la vie, un extrême sans l’autre extrême  ; l’extrême abstrait n’était possible que dans l’extrême concret  ; on ne pouvait spéculer sur le non-être qu’un pinceau à la main et en portant au bout du pinceau une de ces délicieuses couleurs qui sont le comble de l’éphémère et du réel. »

    *

    « Voici comment Constant avait connu Susini.

    Le bistrot était mélangé comme le quartier : il y avait des pauvres et des moins pauvres, des plus rangés et des moins rangés. Les rangés sont un peu dérangés et les dérangés sont assez rangés.

    Qui pourrait dire que celui-ci ou celui-là est exactement un ouvrier ou un employé ou un petit bourgeois ? Il y a tant de métiers dans Paris et tant de combines. Et puis sont-ils parisiens ou provinciaux ou étrangers ?

    Et les femmes sont-elles putains ou autre chose ? Souvent un peu des deux. Le patron faisait aussi le restaurant : il se débrouillait bien et savait que sa clientèle ne pouvait supporter que des prix raisonnables.

    D’ailleurs, une partie de cette clientèle était en combine avec le patron dans tel ou tel genre d’affaires.

    Qu’est-ce qu’un bistrot ? C’est une officine où se traitent toutes les affaires matérielles et morales d’un coin de quartier et d’une coterie.

    Il y a un secret auquel participent plus ou moins tous ceux qui entrent et qui boivent un verre ou prennent leur repas.

    Il y en a qui passent et qui ne reviennent pas parce qu’ils sont refoulés par le secret, d’autres qui reviennent et qui ne sont jamais dans le secret mais qu’on garde parce qu’ils meublent le lieu.

    Le réseau de la confiance et de la méfiance est plus lâche ici, plus resserré là. Tout cela est très stable, bien que de temps en temps il y ait des changements.

    La règle s’appuie sur les exceptions : Constant était un peu à part et pourtant tout le monde avait admis d’emblée qu’il était dans le bain. »

    *

    « Quelquefois il se disait qu’il aurait pu se passer des gens ; il savait pourtant que les choses ne vivent que par les gens et que jouer des choses est le dernier moyen de communiquer avec les gens : à travers les choses on échange des messages. »

    *

    « Ce jour-là, Constant s’attardait dans le bistrot un peu plus tard que de coutume parce qu’il avait des cigarettes et qu’il s’était perdu dans la rare et mince béatitude qui sortait de ces petits tuyaux de papier qui contenaient quelques grains de poussière chaude. »

    *

    « Constant passa une journée agréable. Il rentra chez lui et, après s’être lavé, compara un passage du Zohar avec un passage de la Brihad Aranyaka Upanishad. Sur du beau papier, il transcrivit face à face les deux textes.

    Il avait une belle écriture ferme qui lui donnait un peu du plaisir du dessin, lequel lui était interdit. Il écrivit le texte juif en noir et en rouge le texte indien, à qui allait sa préférence. En dessous, il marqua un bref commentaire. »

    *

    « — Je me suis aperçu depuis deux ans que les Allemands sont très faibles eux-mêmes. L’hitlérisme n’a été que le sursaut de quelques-uns d’entre eux, qu’ils ont pu imposer à la masse parce que celle-ci était aux abois. Les Allemands n’étaient pas assez jeunes pour se jeter dans le communisme et y faire peau neuve.

    Au fond, l’hitlérisme, en dépit de son côté héroïque, n’a été pour eux que le juste milieu entre le capitalisme et le communisme, entre le nationalisme et l’internationalisme. Mais ils se sont avérés incapables de faire vraiment l’Europe socialiste, ce qui aurait été leur justification.

    — Alors ?

    — Alors, soupira amèrement Bardy, je ne crois pas plus aujourd’hui au national-socialisme qu’à la démocratie. Je crois que le national-socialisme qui a essayé de se dégager de la démocratie s’y résorbera et que tout cela pêle-mêle sera écrasé par la Russie.

    Et ce sera bien, car mon idéal d’autorité et d’aristocratie est au fond enfoui dans ce communisme que j’ai tant combattu. Je recevrai la mort des communistes avec une amère satisfaction. »

    *

    « Ici encore, Constant intervenait :

    — Vous êtes patriote contre les Anglais, lui l’est contre les Allemands. Vous n’êtes plus du tout patriotes les uns ni les autres. L’époque du patriotisme, finie !

    Il s’agit d’une guerre civile mondiale, une guerre de religions. Bardy aime mieux que la France soit allemande que menée par Préault et Préault aime mieux que la France soit anglaise ou américaine qu’aux mains de Bardy. Ainsi, les protestants livraient la France aux Allemands et aux Anglais et les catholiques aux Espagnols. »

    *

    « Constant, qui avait passé sa vie hors de France, n’en était pas moins tombé chez les Eskimos ou les Patagons dans les plus sordides manies françaises.

    Il le savait ; nul mieux que lui ne savait que les recherches mystiques ne vous font pas sortir du camp de concentration de la comédie humaine dont une des sections est la comédie des caractères nationaux, et c’était peut-être pour cela qu’il était rentré en France en 1938 pour bien constater que le plus large ne l’avait pas guéri du plus étroit ni le plus profond du plus superficiel et qu’un ermite planétaire reste toujours digne de figurer dans un guignol de canton.

    Son maître, Nietzsche, le subtil germanoslave, lui avait aussi enseigné cela que la métaphysique ne doit jamais perdre la tête et doit savoir se pincer et se piquer pour se rappeler sa concrète condition.

    « Corriger toujours Pascal par La Fontaine et Molière comme ceux-ci par celui-là. » D’ailleurs, le mythe du surhomme était ineffablement intime, comme ne pouvaient guère le soupçonner de primaires disciples politiques. »

    *

    «  Du moment que la France était au ciel, aussi bien vivre au ciel et ne se soucier plus que des dieux, et au-delà des dieux qui sont presque aussi particuliers que les patries (Jésus et Marie, le Sacré Cœur et Saint Joseph, en face de Vishnou ou de Çiva) de Dieu, et, au-delà de Dieu qui n’est qu’une pénible abstraction de toutes les choses concrètes, de l’indicible que les Upanishads, les Sutras bouddhiques, le Tao, le Zohar s’appliquent à dépouiller de toute catégorie.

    Nietzsche, qui mieux que Kant et Schopenhauer, Hume ou Berkeley, avait atteint l’extrême mobilité et l’extrême souplesse de la pensée et rejoint les modèles indiens, thibétains et chinois, avait été là encore un bon maître. Quelle merveilleuse combinaison il avait proposée de l’extrême détachement bouddhique ou taoïste avec l’indélébile pragmatisme de l’Occident. »

    *

    « — Cela dépend des pays. Dans les pays de formation vraiment germanique et protestante, la démocratie est un vêtement solide, presque une armure, parce que c’est une démocratie modérée avec des éléments autoritaires profondément balancés, dissimulés et hypocrites. En fait, dans ces pays-là, il n’y a pas démocratie mais libéralisme, c’est tout à fait différent.

    — Ah, vous êtes de mon avis : l’Allemagne est à demi slave, c’est pourquoi elle n’a pas pu plus que la Russie acclimater le libéralisme.

    — La France souffre de la démocratie, c’est un pays qui oscille sans cesse entre l’anarchie et la dictature policière. Ce n’est pas un pays libéral, mettons à part la licence intellectuelle. L’Italie, l’Espagne sont des pays trop primitifs pour le libéralisme, comme l’Allemagne et la Russie. »

    *

    « La séduction quand elle est seulement physique ne va pas souvent bien loin ; mais il est une séduction d’un ordre nerveux plus subtil et plus efficace. »

    *

    « Cormont n’était pas un bourgeois comme Préault, pas un ouvrier comme Salis.

    Moi-même, si j’étais pour quelque chose, je serais pour une internationale. Seulement, aucune envie de prendre parti, les idéologies n’existent pas, il n’y a que des empires qui sont tous de proie, comme de bien entendu, et qui cachent mal leur puissante obscénité sous des haillons idéologiques. Pourquoi prendrais-je parti pour Washington, Berlin ou Moscou ? J’aime mieux la philosophie thibétaine. »

    *

    « Abraham voulait zigouiller lui-même son Isaac. Mais les religions antiques étaient tombées en décadence… La décadence, toujours la décadence. La vie est une perpétuelle décadence depuis le début… on tuait des béliers et non plus des hommes. La vraie religion c’est la religion mexicaine : fendre un homme par le milieu et lui arracher le cœur. Qu’un cœur d’homme palpite dans une main d’homme, voilà toute la vie. »

    *

    « — Alors, au fond, j’étais votre seul ennemi, dit Cormont.

    — Oui, petit con, fit Susini.

    — Alors, tu vois, j’ai raison sur ce plan-là aussi, jubila Constant. J’ai réuni, dans mes deux ennemis, les deux extrêmes ; l’extrême vérité de demain, l’extrême vérité d’hier – le nationalisme agonisant, la nécessité internationale de demain. Je veux supposer pour la beauté de mon geste que ce margoulin du marché noir était le serviteur des Empires… Mais duquel, l’Américain ou le Russe ?

    — L’empire mondial ne peut être qu’un empire juif, les Juifs gagnent sur les deux tableaux : Washington et Moscou.

    — Tu n’es pas juif.

    — Non, je suis le contraire d’un Juif, Corse.

    — Curieux, curieux… En tout cas, vous ne trouvez pas que je suis beau : je suis le Melchisédech, le Grand Prêtre éternel. Je vais achever, de mes mains, la France. »

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la théorisation du pragmatisme

    Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait que soutenir l’Allemagne nazie, car sa philosophie petite-bourgeoise induisait de se mettre de toutes façons à la remorque de la tendance principale, de converger par opportunisme. Son romantisme dévoyé allait de pair avec ce pragmatisme forcené.

    Ce qui a amené Pierre Drieu La Rochelle à vouloir coûte que coûte tenir un discours « ultra », c’est une peur panique toujours davantage marqué depuis le début des années 1930. Une peur panique devant la montée en puissance des États-Unis et de l’URSS, qu’il voit comme des « empires » modernisateurs et fondés sur la technique.

    C’était une peur panique devant la centralisation toujours plus poussée des directions étatiques allemande et italienne, d’où une expression fantasmée d’une unification de toutes les couches sociales afin de parer aux menaces, la formation d’un romantisme niant la romance pour basculer dans l’idéalisme d’une situation censée être entièrement stable, statique.

    D’où cet appel à la fusion qu’on pouvait lire dans Socialisme fasciste :

    « Ce qui se faisait par l’équilibre des forces ne peut plus se faire que par la fusion des forces sous une force plus grande.

    Nous en revenons en conclusion à nos prémisses. Aucune des forces existantes ne peut l’emporter. Il faut donc créer une force nouvelle.

    Le rôle modérateur, intermédiaire, qui a été joué par le parti radical, héritier de la tradition jacobine et napoléonienne, ne peut plus être tenu par lui. C’est un parti sclérosé, usé, débordé, qui ne peut se ressaisir et qui s’appuie sur des institutions qu’il ne peut réformer lui-même, il doit être remplacé par un nouveau parti.

    Parti qui renouvellera les mêmes méthodes aujourd’hui perverties ou oubliées, en les élargissant et les approfondissant.

    Un parti qui repose sur une base assez large pour englober plusieurs des forces en présence. Parti animé d’une grande force dynamique et synthétique, parti qui fusionne plusieurs données aujourd’hui séparées.

    Qui ne souffre pas des limites dont souffre chaque formation existante. Parti qui bénéficie des enthousiasmes aujourd’hui isolés et sans but.

    Il est évident que c’est désigner un parti qui soit sur le modèle des grands partis qui ont triomphé dans le monde depuis vingt ans – à Moscou, à Rome, à Berlin, à Angora [Ankara], à Varsovie et à Wahsington.

    C’est ici qu’il faut parler brutalement.

    Ce parti ne peut être que national et socialiste. »

    Le fascisme, chez Pierre Drieu La Rochelle, n’était pas un projet idéaliste, c’est un appel autoritaire exprimant un besoin qu’il prétendait naturel et même temporaire. C’est la forme du moment. En ce sens, il n’a nullement la profondeur organique de réels théoriciens du corporatisme, tel Othmar Spann ou Giovanni Gentile, pour qui l’État corporatiste était un projet de société idéale.

    Pierre Drieu La Rochelle n’échappe pas à une culture petite-bourgeoise du machiavélisme, du calcul, de la géopolitique, etc., dont il ne se départira pas et qui émergera dans toutes ses réflexions, tous ses articles.

    Dans sa dernière chronique publiée dans L’Émancipation nationale, l’organe du Parti Populaire Français de Jacques Doriot, Pierre Drieu La Rochelle formule cela de la manière suivante, en octobre 1938 :

    « Vive plus vite et plus fort, cela s’appelle aujourd’hui être fasciste. Il y a cent ans, cela s’appelait être libéral, il y a cinquante ans être socialiste. »

    Pierre Drieu La Rochelle est un nietzschéen, au sens où si c’est un romantique, il est aussi un petit-bourgeois. Le nietzschéisme permet d’osciller, de faire la girouette, de se tourner vers la force, ce qui triomphe.

    Or, comme le marxisme est un dogme, au sens d’une théorie bien arrêtée, Pierre Drieu La Rochelle ayant choisi le pragmatisme est obligé dans tous les cas de passer à l’offensive et d’assumer le nietzschéisme comme pragmatisme complet, afin de conserver une latitude de choix la plus large possible.

    Voici comment il théorise cela :

    « Nietzsche dit essentiellement : « L’homme est un accident dans un monde d’accidents. Le monde n’a pas de sens général. Il n’a de sens que celui que nous lui donnons, un moment, pour le développement de notre passion, de notre action. »

    Sur cette base métaphysique, l’époque fasciste a pu poser ses affirmations de départ.

    Si le monde n’a pas de sens, il n’est sûrement pas ce monde marxiste qui, en dépit des rétractations qu’ont multipliées Marx et Engels, est au fond un monde hégélien et induit un sens du « progrès », aboutissant au « triomphe prolétarien » (…).

    Cet appel constant, qui sort de chaque ligne de La volonté de puissance, au déploiement à tout prix des passions et de l’action, a trouvé son écho certain et prompt dans le sentiment moteur du fascisme mussolinien ou hitlérien, la croyance dans l’action quelle qu’elle soit, dans la vertu de l’action.

    « D’abord l’action, ensuite la pensée », tel est bien le premier mot d’ordre des arditi et des « Baltikum » de 1919.

    Au contraire, pour les marxistes, il y avait deux choses avant l’action : d’abord le développement de la matière, l’enchaînement des conditions matérialistes de l’histoire ; ensuite la pensée qui épousait ce mouvement ; et, enfin seulement, l’action.

    Nietzsche, en posant sous la forme de la Volonté de puissance l’autonomie de l’homme au milieu de l’univers, et l’autonomie de l’action de l’homme, indique par voie de conséquence que la cellule de l’énergie humaine, du mouvement social, c’est l’individu capable du maximum d’action, l’individu d’élite, le maître.

    Il pose ainsi de façon implicite le double élément social sur quoi se fonde le fascisme : le chef et le groupe qui entoure le chef (…).

    Le hégélien conçoit – dans une déviation, certes, de son propre système, mais les événements nous prouvent qu’il l’a ainsi compris – que l’histoire marche toute seule, le marxiste conçoit que le capitalisme de lui-même prépare sa propre destruction.

    Le résultat est sommeil et au jour du réveil lâcheté.

    Le nietzschéen au contraire croit que dans un monde contingent, à l’instant même, son action peut faire explosion et transmuer la face de l’univers (…).

    Il est évident que les révolutions de Rome et de Berlin ont tiré directement tout leur allant de l’antimarxisme par excellence, du relativisme et du pragmatisme nietzschéen. »

    Il résume Nietzsche de la manière suivante :

    « Philosophie de critique de la raison, philosophie de l’irrationnel ; philosophie de l’action, philosophie pragmatique. »

    Et il fait de chaque « vainqueur » un nietzschéen qui s’ignore :

    « Est-ce que le génie de Lénine, tout tactique, tout à l’aise dans ses écrits de combat, n’est pas imprégné de quelque chose qui ressemble à cette philosophie de la mobilité et de l’action, qui était propagée à ce moment à la fois par Vilfredo Pareto et Georges Sorel dans la philosophie, par Poincaré dans la science – et qui allait déboucher dans les arts sous les espèces du futurisme, du cubisme, du surréalisme, toutes doctrines fondées sur la négation de la raison et de l’être, sur un phénoménisme idéaliste, commandant une morale pragmatique. »

    C’est cette nature petite-bourgeoise qui a fait basculer son romantisme. Pierre Drieu La Rochelle est, en ce sens, bien plus un futuriste qu’un fasciste au sens strict. C’est un petit-bourgeois qui oscille, dont le mode de vie de grand bourgeois le fait passer dans le camp de la haute bourgeoisie, alors que son romantisme le poussait inversement dans l’autre camp, celui du communisme.

    Sa nature puissamment incohérente est propre à l’effondrement de la petite-bourgeoisie, et témoigne de l’importance de la compréhension de l’affirmation de la sensibilité dans la bataille culturelle révolutionnaire.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un idéal dématérialisé

    Pierre Drieu La Rochelle marque l’échec d’une forme de romantisme : celui qui se veut, d’une manière ou d’une autre, encore liée au symbolisme, à la quête d’un idéal dématérialisé.

    La quête d’une forme parfaite d’union est en même temps quête accompagnée d’un goût pour la décadence, la fréquentation des prostituées; on a la même ambivalence que chez Baudelaire, avec la femme à la fois ange et démon, entièrement valorisé et totalement dévalorisée.

    Voici un passage relativement exemplaire du sens de cette quête dans L’homme couvert de femmes, de 1925 :

    « Gille sentait confusément que Luc personnifiait tout le délire qui était en lui et autour de lui. Double délire qui, à la fin, n’en fait qu’un, mais il avait mis du temps avant de pouvoir tout discerner (…).

    – Luc, je se ne saurais vous dire comment votre vie m’effraie. Où allez-vous ? Ne voulez-vous vraiment aller nulle part ? Vous courez d’un être à un autre être ?

    – Mais, on vieux, vous êtes comme moi, et bien pire que moi. Enfin depuis que vous êtes ici…

    – Mais, moi, je ne me remue que pour m’arrêter. Je cherche pour trouver.

    – La belle affaire, nous sommes tous comme vous.

    – Mais non, vous cherchez pour chercher, vous seriez dégoûté de trouver.

    – Et vous, donc ? je voudrais voir ça. D’ailleurs, je suis bien tranquille, nous ne trouverons ni vous ni moi.

    – Mais vous savez, reprit Gille, je n’ai jamais été comme vous. Jamais je ne jouis de la multiplicité de mes expériences. Certes, j’admire le déploiement de la chair, c’est un grand arbre dont le bruissement de multitude remplit le ciel. Mais c’est là concupiscence esthétique et non pas sensuelle.

    J’aurais voulu être peintre. Je ne suis jamais repu de la variation infinie et imperceptible des formes, de l’enchaînement inlassable des figures.

    Mais cette jouissance interminable, c’est autant de dérobé au plus mordant de mon âme qui, à la fin est accablé sous la masse monotone où retombent bientôt tant d’accidents charmants.

    Je n’ai jamais cru que j’augmentais ma connaissance et ma possession par le nombre, par la multiplication. Je ne crois pas qu’on puisse additionner les âmes les unes aux autres. Je ne cherche pas l’âme du monde. Je ne suis pas de ces quêteurs vagues qui glanent brin à brin, dans une succession indéfinie, les criants traits dispersés de la figure universelle. »

    Dans Le jeune européen, de 1927, on peut lire: 

    « Me voilà seul. J’ai perdu les hommes (…). Je ne sais pas aimer. L’amour de la beauté est un prétexte pour honnir les hommes.

    Il est impossible que tout un fragment de l’Univers soit si faible, si laid ; ou bien se prépare, au cœur de sa dissolution, quelque chose de fort et d’inconnu que je dois découvrir et aimer.

    Pourquoi aucun ustensile, aucune femme, aucun plaisir, aucun travail ne me paraît un achèvement, autour de moi ? (…)

    Je sens l’éternel, tissu dans le moindre texte de la vie humaine. Mais pourtant, – est-ce ma faute ou celle de mon époque ? – à tout moment rien ne me paraissant achevé, tout me paraît manqué. »

    Dans le nouvelle Rien n’y fait, on lit :

    « Mais je dus rentrer à Paris. Rosita me déclara qu’elle voulait y rentrer aussi et y vivre avec moi (…). Je fus transporté et j’emmenai Rosita. Mais, à Paris, tout changea quand j’entrai dans son appartement.

    Jusque-là, Rosita avait été pour moi exactement la femme que ses gestes me décrivaient, une femme simple – silencieuse ou rieuse – directe, s’offrant avec pudeur, c’est-à-dire sans réserve mais aussi sans hâte, à une volupté dont elle s’imprégnait peu à peu.

    Mais maintenant tous ces objets laids et futiles qui encombraient sa chambre et son boudoir s’imposaient à mes yeux comme des tenants et des aboutissants. Qui avait donné ces objets ? Qu’avaient-ils vu ?

    Il n’y a rien qui touche à un être qui ne lui donne un sens. Quels replis de sa nature avaient secrété des symboles si affreux. Je commençais à la questionner.

    A la première question, elle me regarda d’un air surpris. Ensuite, une assez longue réflexion lui donna de la détresse. Enfin, elle me répondit avec de la résignation et de l’ennui. Comme tous les jaloux, je croyais être invisible. »

    Une preuve de cette tendance à la dématérialisation, au non-respect de la dignité du réel, se retrouve parfaitement dans un passage terrible qu’on trouve dans Etat-civil, de 1921.

    « Un été, j’étais tout le temps fourré dans une petite ferme qui attenait à notre jardin. Je m’enfermais dans le poulailler où je jouissais avec une âpreté avaricieuse de la solitude, du secret.

    Ou de la quiétude, de l’absence du dérangement : dès ces premières ardeurs de petit bourgeois idéaliste, illusionniste, il s’y mêlait cette bassesse.

    J’avais une poule préférée, Bigarette, dont je vois la tête fine et preste. Je l’entourais de mille soins qui ne l’effarouchaient plus. Mais ces soins devenaient brusques et tyranniques.

    A les répéter je m’exaspérais, mais je ne pouvais les cesser. Ma sollicitude se transformait en ténacité rageuse. Une obscure hostilité pointait contre l’objet de mon attachement, il m’échappait des gestes bizarres.

    Par exemple, je prétendais que l’écorce qui recouvrait les pattes frêles de mon amie était de la crasse et que je devais l’ôter. Avec mes ongles je m’enhardissais petit à petit à l’écorcher vive. Puis j’avais assez de ce nettoyage minutieux, très lent, qui me faisait un peu haleter.

    J’étais las d’être accroupi et de la serrer entre mes jambes pour comprimer ses soubresauts et ses battements d’ailes. Je la lâchais, mais cela me décevait et m’impatientait de la voir s’écarter en boitillant et l’aile lâche.

    Alors je la ressaisissais et la jetais en l’air pour la rattraper avec des mains crochues. Elle s’alourdissait et ne voletait plus. D’une minute à l’autre je devenais inquiet et j’allais la cacher dans la paille où l’on ne trouvait plus ses œufs délicats.

    Ce manège dura quelques jours, je préférais sans me l’avouer n’être pas vu. Mais ma grand’mère flaira quelque chose et m’épia. Ce fut ce jour-là que Bigarette mourut.

    Toute la famille fut avertie et se trouva fort soucieuse. Pour terroriser cette canaille qui s’était levée en moi il fallait un grand appareil de justice.

    En entrant dans le salon avant le déjeuner, je fus soudain épouvanté en trouvant tout le monde rassemblé et tant de regards sévères tournés vers moi. Mon père avait les mains derrière le dos. Il jeta sur une table le cadavre de Bigarette.

    Je ne savais pas qu’elle était morte, mais tout d’un coup je compris que je l’avais tuée. Je ne soupçonnais pas encore toute la noirceur de ma conduite.

    Mon père me promena dans les détours de mon crime. Ce fut une grande nouveauté. Tout l’univers était contre moi et m’accablait, je connus l’isolement effaré et superbe de l’assassin.

    Je me pliais naturellement à l’opinion du monde, et pourtant il y avait au fond de moi une retraite sombre où quelque chose ne se rendait pas.

    Mais la source de ma vie était troublée et bien longtemps j’eus une sorte de peine à achever mes gestes, mes paroles, à occuper l’espace et à prélever ma part de l’attention des hommes.

    Je doutai passionnément et je m’éloignai de ce mauvais jour avec une plaie imperceptible qui pouvait s’agrandir.

    Il y eut aussi un remord qui s’attaquait à ma chair. Souvent la nuit, un cauchemar me réveillait, le fond de mon lit était plein de sang et de plumes, je ne pouvais me rendormir, les pieds recroquevillés sous moi.

    Depuis cet événement je n’ai jamais pu toucher un oiseau sans pâlir. »

    Pierre Drieu La Rochelle marque l’échec du romantisme idéaliste.

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