L’Éthique de Spinoza, la notion d’individu et le libre-arbitre

Portons notre attention sur la notion d’individu, au coeur du problème de Spinoza dans son questionnement sur le rapport entre universel et un particulier. En apparence, ce point est relativement faible, mais est en réalité profondément dialectique dans sa perspective ; le développement inégal est flagrant.

Spinoza parle des corps et dans la perspective de l’averroïsme et reprend la thèse d’Aristote de la cause et de la conséquence. Si un corps est en mouvement, c’est qu’un autre l’a amené à l’être.

Ce qui définit d’ailleurs un corps, c’est sa nature en repos et en mouvement. Il peut être plus grand, plus petit, cela ne change rien à sa nature si sa réalité en tant que fonction est pareil. Car Spinoza se précipite dans la brèche pour considérer les parties du corps humain comme autant de corps relativement indépendant.

Cette thèse est, bien sûr, relativement forcée, mais pas du tout toutefois si l’on parle des bactéries, que Spinoza ne connaissait pas, mais qui confirme son approche et la conclusion de son raisonnement.

Spinoza, donc, parle du corps comme composé de multiples corps ; il a même pensé à l’urine, aux excréments, aux sécrétions humaines, aux poils, aux cheveux, avec cette explication pouvant sembler énigmatique :

« Si d’un corps, c’est-à-dire d’un Individu composé de plusieurs corps, on suppose que certains corps se séparent et qu’en même temps d’autres en nombre égal et de même nature occupent leur place, l’Individu retiendra sa nature telle qu’auparavant sans aucun changement dans sa forme. »

C’est logique : lorsqu’on urine, on perd un corps composant son corps ; comme elle est remplacée, l’équilibre est maintenu.

Mais il en alors pareil des individus : certains meurent, d’autres naissent. Ce qui est interchangeable relève d’une manière globale d’exister.

A cela s’ajoute que les corps s’emboîtent les uns dans les autres. Ce qui signifie que des corps peuvent être dans des corps, ceux-ci eux-mêmes étant dans d’autres, etc.

Comme Dieu est tout, qu’il est donc alors tous les modes d’existence, il est le corps absolu contenant tous les corps. Ces corps peuvent changer – Paul peut remplacer Pierre – mais leur nature, en tant que « mode » de Dieu, sera la même.

De ce fait, on a des corps dans des corps qui sont dans des corps.

« Et continuant ainsi à l’infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »

Spinoza revient tout de fois à la question du corps humain, car tout cela vise en fait à définir l’âme comme un simple reflet du corps. Il dit ainsi :

« Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de diverse nature) dont chacun est très composé.

Des individus dont le corps humain est composé, certains sont fluides, certains mous, certains enfin sont durs. »

Or, ces corps peuvent être affectés, et la question est alors de savoir à quel niveau ces affections vont jouer. Évidemment, Spinoza va dire que l’âme enregistre ces affections, sous la forme d’images, associées à une capacité imaginative (relatives à des images connues).

D’ailleurs, nous ne connaissons pas tout ce qui se passe dans le corps, nous le savons uniquement par les affections de celui-ci, quand il y a du plaisir ou de la douleur, de la chaleur ou du froid, etc.

Cela est même la base de la pensée, puisque ces affections pensées forment la base de la pensée se connaissant elle-même. C’est une inversion du « je pense, donc je suis » : c’est l’existence matérielle qui forme la base où peut exister la pensée.

La conclusion est alors logique :

« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. »

Ce qui revient à dire que les individus connaissant des affections réagissent en fonction de celles-ci, qui elles-mêmes sont des réactions à d’autres choses, qui elles-mêmes sont des réactions à autre chose, etc. Il n’y a pas de libre-arbitre et tout est un jeu de cause-conséquence.

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L’Éthique de Spinoza, l’universel et le particulier

Toute vision du monde consiste en une certaine manière d’appréhender le rapport entre l’universel et le particulier.

La difficulté pour Spinoza dans sa philosophie est que d’un côté, il dit que l’absolu est un particulier, puisque seul Dieu existe, le monde étant Dieu, alors que de l’autre il dit que le particulier est un absolu, puisqu’obéissant à des affections qui le guident.

Spinoza est obligé, pour se sortir de cette opposition insoluble entre un tout unique et unique qui est un tout, d’expliquer que sa théorie universelle des affections s’appuie sur des affections toutes différentes les unes des autres, toutes singulières.

Pour parler plus clairement, son Dieu qui est tout étant unique, alors tout individu qui est lui-même une sorte de petit tout est unique aussi. Il formule cela ainsi :

« Il y autant d’espèces de joie, de tristesse et de désir et conséquemment de toutes les affections qui en sont composées comme la fluctuation de l’âme, ou en dérivent comme l’amour, la haine, l’espoir, la crainte, etc. qu’il y a d’espèces d’objets par où nous sommes affectés. »

Le monde étant varié, les affections et leur type varient tout autant. De ce fait, chaque sentiment, émotion, etc. est en quelque sorte unique en son genre.

Spinoza est obligé de faire cela pour trois raisons : tout d’abord, afin de maintenir le caractère infini du monde.

Ensuite, afin de préserver la notion d’individu comme petit tout capable d’aborder lui-même une infinité de choses, en particulier, à chaque fois.

Enfin, afin de rendre stable sa philosophie qui ne parvient pas sinon à expliquer pourquoi les gens ne se comportent pas de manière conforme à l’ordre de la nature.

Ce dernier point est le principal ; les commentateurs bourgeois considèrent eux que le second aspect est principal, tentant de faire de Spinoza un simple libéral.

Les commentateurs bourgeois ne saisissent pas que Spinoza annonce le monisme du matérialisme dialectique, l’affirmation d’un univers unifié et complet. Ils ne voient pas d’où vient Spinoza, à savoir l’averroïsme – les thèses de l’averroïsme latin sont au sens strict celles de Spinoza – ni ce qu’il annonce.

Ils sont aveuglés par le fait que, de par ses conditions historiques, Spinoza est en pratique obligé de relativiser sa position, d’opposer de vastes masses se comportant de manière pour ainsi dire absurde à une poignée de philosophes.

Chaque personne tend vers autre chose, s’épanouissant de manière bonne ou mauvaise, selon ou non qu’il fait dominer son entendement. C’est pour cela que Spinoza a appelé son oeuvre l’Éthique : il y a une morale de valorisée et celle-ci appelle à être à la fois ferme et généreux:

« Par fermeté j’entends un désir [c’est-à-dire l’appétit avec conscience de lui-même] par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison.

Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié.

Je rapporte donc à la fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui.

La tempérance, donc, la sobriété et la présence d’esprit dans les périls, etc. sont des espèces de fermeté ; la modestie, la clémence, etc., des espèces de générosité. »

Tout cela relève de la soumission à l’intellect, à l’ordre universel, car comme le rappelle Spinoza à la fin du chapitre sur les affections :

« Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle (…).

Une affection, dite passion de l’âme, est une idée confuse par laquelle l’âme affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de celui-ci, plus grande ou moindre qu’auparavant, et par la présence de laquelle l’âme elle-même est déterminée à penser telle chose plutôt qu’à telle autre.

Je dis en premier lieu qu’une affection ou passion de l’âme est une idée confuse.

Nous avons montré en effet que l’âme est passive en tant seulement qu’elle a des idées inadéquates ou confuses. »

Seulement, si le matérialisme dialectique sait qu’en raison de la loi de la contradiction, la conscience est en retard sur le mouvement matériel en tant que tel, Spinoza voit le monde de manière statique et il ne comprend pas pourquoi les gens se comportent de manière incohérente, non matérialiste.

Aussi a-t-il besoin d’un jeu des affections perturbant le processus de connaissance.

De là ses illusions sur des phénomènes matériels qui seraient mauvais, ce qui est en contradiction avec sa conception comme quoi tout est divin.

De là son affirmation sur la gourmandise, l’avarice, l’ivrognerie, la lubricité, l’ambition, qui selon Spinoza « n’ont pas de contraire ».

Il s’agit d’affections pour ainsi dire « naturel » en l’absence d’un entendement dominant, mais naturel au sens d’un sous-produit, d’une sorte de bug de programmation de l’univers.

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L’Éthique de Spinoza et la dialectique des affections

La partie de l’Éthique qui est la plus caractérisée par le développement inégal est celle concernant les « affections ». C’est qu’il s’agit de la partie la plus originale, puisque Spinoza tente de formuler une morale, une éthique, à travers sa visio de la nature humaine. 

Spinoza témoigne ici dans son travail d’un raisonnement dialectique particulièrement prononcé, mais la classe ouvrière n’existant pas encore il ne parvient pas à se débarrasser d’une certaine stationnarité.

L’objectif de Spinoza est, en fait, relativement simple. De ce qu’il a formulé au préalable dans l’Éthique, il peut tirer une conclusion essentielle, consistant en le refus catégorique de la position (idéaliste) de ceux qui « conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire ». 

Si le monde est absolument unifié, si Dieu est tout, alors l’être humain n’est qu’une partie du tout, lui-même étant composé de parties. Il n’existe donc pas en étant à part du monde, pouvant penser à l’écart. Spinoza anéantit ici la conceptio idéaliste du libre-arbitre.

Il peut alors se poser comme le premier ayant résolu – du moins le pense-t-il – l’organisation humaine sur le plan des sentiments, des émotions, des volontés. Il faut parler d’organisation, car Spinoza construit toute son oeuvre sur le mode des définitions, propositions, démonstrations, etc., forme qu’il considère comme nécessaire car reflétant les faits.

Il dit ainsi :

« Les affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc. considérées en elle-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir (…).

Je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »

Traduisons ce que dit Spinoza, en langage ouvert : Averroès avait raison, l’être humain quand il pense pense de manière correcte c’est-à-dire que sa pensée se conforme à l’intellect universel. Moi Spinoza je vais encore plus loin et je vais tenter de montrer que de la même manière que la géométrie traite de formes matérielles dans leur organisation, je peux faire de même concernant les émotions, les sentiments, la volonté.

Voilà pourquoi on peut dire que :

« Les idées qui sont adéquates dans l’âme de quelqu’un sont adéquates en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de cette âme. »

En effet, bien penser c’est être conforme à sa nature, puisque cela exprime parfaitement sa propre nature. Par conséquent, cela rapproche de la machinerie divine comme organisation universelle.

Continuons de traduire Spinoza. Cela donne : cependant, ce n’est pas tout. Moi Spinoza je prétends avoir trouvé – et être le premier à l’avoir fait – la délimitation exacte entre cet entendement (conforme à l’universel) et le chaos des sentiments et émotions, c’est-à-dire les passions (propre au particulier). Cela étant, je formulerai la manière avec laquelle l’entendement peut maîtriser les passions.

Comment procède Spinoza?

Il construit une véritable opération dialectique, tentant de se conformer à la dialectique du réel, ce qu’il va réussir jusqu’à un certain point. Tout d’abord, il va opposer la soumission à l’action, dans une opposition dialectique :

« Il suit de là que l’âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a plus d’idées adéquates. »

Jusque-là, on est dans l’averroïsme le plus strict, avec une pensée forcément universelle. Cependant, Spinoza va plus loin et prétend avoir trouvé la solution de la contradiction entre la pensée universelle active et les passions passives individuelles.

Il formule cela de manière relativement claire :

« S’ils [les hommes] ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions soient libres.

C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, une jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite.

Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même, le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler.

L’expérience fait donc voir aussi clairement que la raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par où ils sont déterminés.

Et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient selon la disposition variable du corps. »

En clair, Spinoza va dresser une typologie des affections. Il va, de manière tout à fait dialectique, faire une série d’oppositions entre ce qui renforce la vie et ce qui joue un rôle négatif :

  • la joie s’oppose à la tristesse ;
  • la gaieté à la mélancolie ;
  • la sympathie s’oppose à l’antipathie ;
  • l’espoir s’oppose à la crainte ;
  • l’épanouissement s’oppose au resserrement de conscience ;
  • la faveur s’oppose à l’indignation ;
  • l’amour s’oppose à la haine ;
  • la louange s’oppose au blâme ;
  • le contentement de soi s’oppose au repentir ;
  • la gloire s’oppose à la honte ;
  • l’étonnement à la consternation ;
  • la vénération à l’horreur ;
  • la surestime s’oppose à la mésestime, etc.

Spinoza ne connaît pas l’unité des contraires, mais il devine qu’elle est là et est obligé de constater une « fluctuation » de l’âme :

« Si nous imaginons qu’une chose qui nous fait éprouver habituellement une affection de tristesse a quelques traits de ressemblance avec une autre qui nous fait éprouver habituellement une affection de joie également grande, nous l’aurons en haine et l’aimerons en même temps. »

Ce qui est formidable dans ces lignes dialectiques, c’est que le fait que deux choses contraires se passent en même temps est reconnu par Spinoza, alors que son objectif est de faire une opposition binaire, où tout se déroule mécaniquement, penchant soit dans un sens, soit dans l’autre.

La raison de cette avancée malgré tout est qu’il veut à tout prix maintenir le matérialisme. Spinoza découvre des éléments dialectiques, mais il ne le sait pas et ne se fonde pas dessus. Seule la matière est son point de départ et d’arrivée, d’où cette sentence magistrale, historique :

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. »

Cela est juste et Spinoza construit tout là-dessus, sans savoir que le fait de persévérer implique le mouvement. Pour Spinoza, le mouvement implique au contraire non pas l’évolution qualitative, mais uniquement quantitative.

Il systématise des propositions du type : si la personne aimée est joyeuse, on le sera d’autant plus, si la chose haïe est détruite, on sera joyeux, etc.

Toute la vie spirituelle est évaluée selon ces critères : les faits renforcent-ils ou affaiblissent-ils le moral de la personne.

Spinoza est également tellement matérialiste qu’il sait que tout cela peut être uniquement pensé, comme par exemple lorsqu’on a en tête l’image de la personne aimée qu’on va revoir concrètement.

Aussi accorde-t-il une attention capitale à l’imagination, aux images. L’esprit pense avec des images et ses considérations passent par là, aussi les images ont-elles un impact sur le moral.

Le moral des uns joue d’ailleurs sur le moral des autres, Spinoza portant son attention sur le concept de commisération, c’est-à-dire ce que nous devons appeler l’empathie.

Le problème est que ce jeu sur des oppositions de tendance, sur des renforcements ou des abaissements de niveaux, bref une opposition quantitative, aboutit à des remarques unilatérales, mécaniques.

On a par exemple :

« Si quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’amitié, ou un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en sa possession, il sera affecté de Haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l’autre. »

Incapable de voir le mouvement (ici du couple), le retournement en son contraire, Spinoza est obligé de « reconnaître » une valeur rationnelle à l’amant abandonné basculant dans une jalousie rageuse.

Cela tient au fétichisme, que Spinoza est obligé de valoriser, puisque ce qui a été bien, étant statique, ne peut que le rester. Il dit ainsi, dans un élan irrationnel en défense du fétichisme :

« Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir. »

Voici un autre exemple d’approche mécanique :

« Si quelqu’un imagine qu’il est aimé par un autre et croit ne lui avoir donné aucune cause d’amour, il l’aimera à son tour. »

Ou encore, dans un exemple où Spinoza devine un saut qualitatif; mais ne le comprend pas

« La haine qui est entièrement vaincue par l’amour se change en amour, et l’amour est pour cette raison plus grand que si la haine n’eût pas précédé. »

Spinoza tente d’expliquer cet amour plus fort en y voyant un ajout quantitatif (amour nouveau + combat pour rejeter l’ancienne haine) ; il ne saisit pas l’unité des contraires.

Il se doute lui-même pourtant qu’il se contredit, car il devine que si on le suivait dans cette approche, il faudrait sans cesse vouloir être malade et malheureux, pour être ensuite encore plus bien-portant et heureux, « ce qui est absurde » comme lui-même doit le constater.

Pareillement, il considère que si on a en haine une chose, un individu appartenant à une classe sociale, une nation, alors on va forcément généraliser. Spinoza est obligé de reconnaître une valeur à de tels raccourcis, car il ne dépasse pas l’analogie, concept formulé par Aristote.

Constatant le manque de dialectique (que lui-même connaît pas, ce qui est une contradiction), il est obligé de valoriser l’analogie, les raisonnements part analogie, jusqu’à l’absurde.

Spinoza se doute pourtant que ces constats sont trop statiques et la dialectique de la réalité émerge par à coups, comme ici :

« Plus grande est la tristesse, plus grande est la partie de la puissance d’agir de l’homme à laquelle elle s’oppose nécessairement.

Donc, plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce à son tour d’écarter la tristesse. »

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L’Éthique de Spinoza : la dimension messianique

Si l’on veut résumer très simplement la pensée de Spinoza, voici ce qu’il faudrait dire, et que seul le matérialisme dialectique permet de synthétiser. Aristote a conçu le monde comme une suite de causes et de conséquences, approche exigeant un démarreur qui est le moteur non mu, c’est-à-dire Dieu.

Spinoza reprend cette conception, cependant il donne un sens aux conséquences. L’épicurisme, cette forme de matérialisme très développé, ne parvenait pas à saisir l’univers comme ensemble organisé et tout ce qui arrivait existait selon lui par hasard, les atomes s’entrechoquant.

Le stoïcisme avait perçu la nature organisée du monde, mais considérait que le sens en était arbitraire.

Spinoza intervient alors et explique que les accidents, les phénomènes qui se déroulent partout et tout le temps, sans raison directement apparente, sont en réalité différents modes d’expression de l’ensemble, du tout c’est-à-dire de Dieu.

C’était la un renversement formidable. L’athéisme, au lieu de nier simplement Dieu, affirmait alors que Dieu était en réalité la nature, l’univers et que l’existence matérielle relevait non pas de matière locale, isolée, mais du mouvement de l’ensemble de la matière.

Les existences différentes, par exemple des éléphants et des fourmis, sont des modes; l’ensemble des modes forme ce qu’on appelle Dieu.

Spinoza est ici spécifiquement issu de la culture intellectuelle juive, car il conserve l’unicité complète du divin et également son caractère incompréhensible. En effet, l’humanité n’est qu’un mode et par conséquent n’est pas en mesure de se mettre au niveau de l’ensemble des modes, de se transcender.

De plus, la religion juive s’est développée comme religion nationale, en attente d’une rédemption historique. Spinoza conserve cet aspect en plaçant Dieu au sein de la matière et non pas dans un au-delà inaccessible.

Toutefois, Dieu perd son caractère personnel et il n’y a pas de messie individuel se révélant à la face du monde: il y a un ordre naturel nécessairement juste s’exprimant de la réalité elle-même.

On retrouve ici un aspect très particulier au judaïsme, à savoir la question de la présence effective de Dieu dans le monde. Dans le christianisme, Jésus est le Fils de Dieu ; dans l’Islam, Mahomet est l’homme le plus parfait. Dans les deux cas, il y a une dimension magique de ces prophètes en contact direct avec Dieu (voire pour le Christ en étant Dieu, mais pas le Père ni le Saint Esprit), dans le prolongement de la figure de Moïse.

Or, la figure du messie dans le judaïsme est tout à fait différente, puisque le messie est un homme, sans aucune capacité magique, sans pouvoirs hors normes. Sa nature est historique et uniquement historique. Il en va de même de la figure du Messie attendu, simple mortel sans pouvoirs magiques.

Cela change tout et permet l’avènement de la pensée de Spinoza. En effet, le rétablissement de l’ordre divin passe par un être uniquement matériel dans le judaïsme et par conséquent, Dieu est dans la matière elle-même.

C’est là bien entendu une contradiction fondamentale avec ce que prétend le judaïsme en tant que religion, et cela explique pourquoi les éléments rompant avec la religion se tournent aisément vers un engagement social et matériel.

Cela explique aussi le développement du sionisme en tant que forme politico-religieuse idéaliste de réalisation matérielle de l’ordre naturel-divin (et plus l’échec matériel, de type socialiste, est patent, plus l’ancrage dans le mysticisme religieux est puissant, comme le montre l’évolution de la société israélienne).

Dieu est donc non pas seulement la substance suprême, mais la seule substance et la réalité doit en revenir à ce qu’elle est : un simple aspect, un simple mode du grand ensemble divin. L’affirmation de cela, sous la forme d’une « éthique », est en soi un acte politique de type messianique.

On sait que Spinoza n’a voulu que la publication de l’Éthique ne soit réalisée qu’après sa mort. Il y a deux possibilités pour cela. La première consiste en l’explication traditionnelle comme quoi une publication de son vivant aurait été trop risquée. Cela est tout à fait possible.

Néanmoins, on peut faire une seconde hypothèse : celle où Spinoza passe le flambeau, transmettant la mission à accomplir au messie potentiel du prochain cycle historique.

Mais y a-t-il un tel concept dans l’Éthique de Spinoza? Et s’il a raison au sujet d’un ordre divin naturel, alors pourquoi cet ordre semble-t-il être transgressé?

La réponse à la première question est positive et va de pair avec la conception juive des cycles historiques où le messie peut apparaître à chacun d’entre eux. En effet, tout est une question interne, propre au système.

Le judaïsme a une lecture idéaliste du monde, où un Dieu en fait national s’adresse à la nation et promet son maintien, puis son retour dans la sphère politique. Le peuple juif attend religieusement un retour national et politique.

Spinoza renverse l’attente, en niant un Dieu anthropocentrique. Il ne s’agit donc pas d’attendre un changement politique par en haut, mais de construire une morale, une éthique, conforme à ce qui est juste par nature dans notre monde.

Car Dieu obéit à sa nature, il ne peut pas « choisir » comme un être humain et par conséquent il n’y a rien à attendre de lui. En fait, Spinoza reprend la thèse de l’averroïsme comme quoi Dieu ne connaît pas les particuliers.

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L’Éthique de Spinoza et l’averroïsme

Il est fascinant de voir comment les commentateurs bourgeois ont été incapables de faire lien entre la démarche de Spinoza et l’averroïsme, alors que n’importe quel historien des idées un tant soit peu sérieux connaissance le Moyen-Âge sait qu’il s’agit là des deux grandes remises en cause des principes religieux, de leur vision du monde.

Prenons un exemple flagrant, avec les tous premiers axiomes de la seconde partie de l’Éthique, dont le titre est De la nature et de l’origine de l’âme. Il y en a cinq et voyons à chaque fois quel est lien avec l’averroïsme, en particulier latin.

L’Église avait condamné et pourchassé les thèses de l’averroïsme latin : ici Spinoza y fait allusion de manière pratiquement ouverte, trois cent ans après.

« I. L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire, c’est-à-dire il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la Nature, que cet homme-ci ou celui-là existe, qu’il peut se faire qu’il n’existe pas. »

Cette thèse est une paraphrase de la position de l’averroïsme latin selon lequel Dieu ne connaît pas les particuliers. Aucun individu n’a une existence nécessaire, fourni par Dieu. Tous les individus sont logés à la même enseigne et ils auraient pu exister, ou pas, selon évidemment que leurs parents leur aient donné naissance ou pas. Il n’y a pas d’âme individuelle particulière, pas de statut particulier founir par Dieu.

Pour l’averroïsme, chaque individu (ou plus exactement chaque personne) peut réfléchir de manière toujours meilleure, jusqu’à fusionner avec la seule pensée logique, qui est par définition universelle.

Chaque personne s’éloigne de ses propres passions pour saisir la pensée logique au maximum ; dans le meilleur des cas, cela donne des individus capables d’être des prophètes de par leur fusion intellectuelle avec « l’intellect », qui est la manière correcte de saisir les choses.

Un prophète n’est pas un homme à part, un homme « choisi » ; c’est une personne qui a saisi la réalité dans son organisation même, qui a compris que le monde était logique. Chez Spinoza, dans la tradition du judaïsme, Dieu est le lieu du monde. L’averroïsme ne dit pas autre chose.

Spinoza peut ainsi dire :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses (…). La puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir, c’est-à-dire que tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion de l’idée de Dieu. »

Conceptualiser une chose implique que cette conceptualisation reflète la chose, dans son essence même. Voilà qui est rigoureusement matérialiste. Surtout, donc, elle implique que l’individu doit synthétiser la réalité pour la comprendre. C’est l’image employé par Aristote pour expliquer cela comme quoi la pensée est comme une tablette d’argile, où la réalité inscrit son essence.

Cette position implique que les êtres humains ne pensent pas, qu’ils ne peuvent qu’intégrer la réalité, celle-ci étant résumée dans l’intellect, pensée globale et absolue de l’ensemble, vers lequel on tend en étant scientifique.

Il n’y a donc pas d’âme permettant un « libre-arbitre » et donc par conséquent il n’y a pas obligation pour telle ou telle personne d’exister. Les individus relèvent de l’espèce humaine ; leur existence individuelle n’a pas une « origine » unique, particulière, divine.

Notons cette proposition formulant la même thèse :

« Les idées des choses singulières, ou modes, n’existant pas, doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses singulières, ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu. »

Dieu connaît le système qu’il a produit, donc le genre être humain, mais les individus singuliers, particuliers, relèvent de manière secondaire du genre humain et Dieu ne les connaît pas.

Revenons en aux axiomes :

« II. L’homme pense. »

Il est incroyable qu’aucun commentateur n’ait vu le rapport absolu entre cette phrase simple et en apparence incongrue et la thèse de l’averroïsme latin affirmant justement que l’homme ne pense pas. Rappelons ici l’une des 13 thèses interdites par l’Eglise en 1270 :

La proposition : l’homme pense est fausse ou impropre.

La seule raison pour laquelle une telle phrase, un simple « L’homme pense » puisse être affirmé, est qu’il s’agit d’une allusion à l’averroïsme latin et en apparence également un moyen, par rapport aux cléricaux, d’induire temporairement en erreur.

La thèse de l’axiome I s’oppose en effet au principe comme quoi l’être humain pense, tout comme d’ailleurs l’axiome III. Mais le piège tient en réalité à ce que l’esprit de l’être humain est divisé en deux dans l’averroïsme.

Il y a une partie active et une partie passive, ou si l’on préfère un côté entendement qui cherche à retrouver la voie logique, scientifique, des raisonnements amenant à la vérité logico-scientifique (l’intellect), ainsi qu’un côté sentimentalo-émotionnel.

Spinoza dit précisément cela par la suite. Quand il dit l’homme « pense », il parle en réalité des échos émotionnels qui donnent naissance à des réflexions (en tant que reflet).

Citons immédiatement un passage où, plus loin, Spinoza précise bien que l’entendement est universel et non pas personnel :

« Cet enchaînement [d’idées, constituant la mémoire] se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain pour le distinguer de l’enchaînement d’idées qui se fait suivant l’ordre de l’entendement, enchaînement en vertu duquel l’âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le même dans tous les hommes. »

On ne peut pas faire plus averroïste que cela.

Regardons maintenant le troisième axiome :

III. Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pouvant être désigné par le nom d’affection de l’âme, qu’autant qu’est donnée dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode de penser. [Cette dernière phrase désigne ce qu’on appelle le fantasme.]

Quand l’être humain « pense », en réalité il réfléchit sur ce qu’il ressent. Quand il raisonne, alors sa pensée n’est, conformément à l’averroïsme, plus la sienne, mais celle de Dieu. Spinoza dit d’ailleurs un peu plus loin dans l’Éthique :

« L’âme humaine est une partie de l’entendement infini de Dieu. Et conséquemment, quand nous disons que l’âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’âme humaine, a telle ou telle idée. »

Spinoza dit même que Dieu a une idée « conjointement » à l’âme humaine. Ce que veut dire Spinoza, c’est que non seulement l’être humain pensant de manière correcte arriver sur les rails de l’intellect, c’est-à-dire de la pensée correcte, par définition universelle, car c’est la vérité et tout le monde pourrait, devrait faire de même…

Mais qu’en plus, l’intellect est en quelque sorte utilisé par l’individu percevant quelque chose. Spinoza souligne bien qu’il ne s’agit pas de l’intellect total, de Dieu en tant que tel, seulement d’une partie plus ou moins grande, selon la connexion et les capacités de connexion de la personne à la vérité et à la démarche scientifique conforme à cette vérité.

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L’Éthique de Spinoza et la logique monothéiste poussée jusqu’au bout

Spinoza pousse jusqu’au bout et donc jusqu’à l’absurde le raisonnement de la religion juive selon lequel Dieu ne réagit pas à quoi que ce soit de par sa toute-puissance. La création du monde se trouve alors difficile à justifier, puisqu’elle se réalise à un moment donné, alors que Dieu est au-delà du temps et des événements.

La création est alors attribuée à la volonté ou la bienveillance de Dieu, ce qui aboutit à deux problèmes respectivement: soit Dieu est alors « personnalisé » ce qui est en contradiction avec sa nature telle qu’elle est définie religieusement, soit Dieu est résumé en une forme entièrement bonne dont émanent des formes secondaires, des « intelligences », donnant naissance au monde au cours d’une longue procession.

Le premier type de réponse est formulé par les partisans traditionnels des religions, le second type par les courants s’appuyant sur le néo-platonisme (avec notamment Plotin, Jamblique, Proclus).

Dans les deux cas, il y aussi le souci de savoir pourquoi le monde a cette nature si compliquée et si difficile à vivre, donnant l’impression que Dieu n’a pas fini le travail, soit qu’il n’a pas voulu (mais alors sa nature ne serait plus si « bonne »), soit qu’il n’a pas pu (mais alors ses émanations sont faibles et il perd son aspect « tout-puissant »).

Le néo-platonisme pouvait s’en tirer, au moyen de la tradition grecque opposant de manière unilatérale Dieu à la matière. Mais comme on le sait la religion juive et les monothéismes qui en sont issus réfutent ce dualisme, cette séparation complète.

Par conséquent, Spinoza peut pousser la logique monothéiste jusqu’au bout et affirmer que les éléments du monde réel n’existent que de manière relative, puisque la seule réalité est Dieu. Les éléments de la réalité sont des composantes relatives de Dieu qui est absolu et au sens strict, aucune définition des éléments de la réalité n’a de sens, puisque ce sont que des éléments de tout un système qui lui seul a une identité propre.

Formulons cela différemment : dans les monothéismes, Dieu existe et a créé le monde, qui a certaines caractéristiques. Il y a eu un débat historique au sujet de savoir dans quelle mesure ces caractéristiques avaient été prédéfini par Dieu; c’est le débat sur ce qu’on a appelé le nominalisme.

Le problème de fond pour les partisans de l’unicité divine – le christianisme, mais moins que l’Islam, et ce dernier – le plus souvent – moins que le judaïsme – ne peuvent pas accepter que le Dieu qui est « un » puisse produire le multiple. Le texte principal du judaïsme, le Chéma Israël, est principalement une insistance sur l’unicité divine.

Le judaïsme a dû ainsi se contorsionner en utilisant d’un côté des noms de Dieu seulement relatifs – adonaï, shaddaï, etc. – lorsque Dieu a un rapport concret, d’intervention matérielle ou spirituelle avec notre monde, de l’autre un nom masqué, secret, représentant la nature seule et unique qui lui est propre – le fameux tétragramme YHVH.

De ce fait, les différentes formes d’existence matérielle ne sont que des modes de la totalité divine, représentant une plus ou moins grande proportion de cette même totalité.

C’est le monothéisme poussé jusqu’au bout, les caractéristiques de la réalité n’ayant pas de nature « à part », car cela forcerait à diviser la totalité divine qui est pourtant par définition unique. C’est, au sens strict, exactement la même thèse que celle du grand théologien hindouiste Cankara, à ceci près que lui a fait le contraire de Spinoza, niant l’existence de la réalité matérielle pour n’en faire qu’une composante d’un grand tout qui est lui seul réalité car purement spirituel.

Cankara dit aussi qu’il n’y a qu’une réalité, qu’absolument tout est un mode de l’expression du divin, mais un mode illusoire ; la  Bhagavad Gîtâ dit précisément la même chose. Il faut donc être satisfait de quitter le monde matériel.

Spinoza dit lui le contraire : les modes exprimés par la réalité suprême ne sont rien d’autre que cette réalité suprême elle-même. Là où Cankara tente de combler le manque de fondements de toute religion par la négation complète du réel comme simple illusion de la réalité divine, comme simple sous-produit, Spinoza applique l’aristotélisme le plus strict en niant l’existence d’un monde « au-dessus », de nature divine, telle que présentée notamment par Platon dans l’allégorie de la caverne.

Spinoza peut ainsi affirmer dans l’Éthique :

« Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacune exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. »

Il y a ici un tour de passe-passe matérialiste, car la phrase signifie littéralement : « L’univers, autrement dit la totalité infinie composée d’une infinité d’éléments, dont chacun est éternel et infini puisque relevant de l’univers éternel et infini, existe nécessairement. »

Ou bien encore, comme le dit Spinoza lui-même de manière ouverte dans l’Éthique:

« Et, continuant ainsi à l’infini [de considérer que des sous-parties des sous-parties peuvent connaître le mouvement ou le repos, différents degrés de vitesse, etc. sans modifier la nature de la partie elle-même, tout comme le fait d’être enrhumé ou pas ne modifie pas la nature humaine d’un être humain], nous concevrons que la Nature entière est un seul individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »

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L’Éthique de Spinoza et l’univers comme système

L’Éthique commence ainsi par une série de définitions au sujet de Dieu, qui permettent de développer par la suite le raisonnement matérialiste. C’est là le paradoxe, le tour de force de Spinoza. Son athéisme ne consiste pas en une simple négation des religions, mais en l’expression d’une vision du monde qui atteint le niveau de complexité des religions, tout en les rejetant.

Spinoza avait compris, c’est là le cœur de sa nature matérialiste, que les religions avaient exprimé le besoin d’une compréhension de l’univers. Il préfigure ainsi Feuerbach et Marx. Tant qu’une explication matérialiste du monde – comme celle d’Épicure, de Lucrèce, par exemple – avait un niveau inférieur de complexité, elle ne pouvait surmonter les religions.

Spinoza est celui qui a décidé d’assumer la tâche d’élever le niveau du matérialisme. Comment procède-t-il?

Il constate déjà que ne peut être cause de soi-même que ce qui dépend de soi-même. Spinoza, en effet, ne connaît pas le principe de la loi de la contradiction de la matière et raisonne pour cette raison en termes de cause-conséquence.

Si une chose existe, cette existence a une cause. L’existence de cette cause a elle-même une cause, et le processus est infini si on ne l’arrête pas en théorisant une chose qui est sa propre cause, formant ainsi la cause première.

Ce qu’on appelle Dieu historiquement dans les sciences n’est rien d’autre, initialement, que le besoin scientifique d’une cause des causes, et de causes infinies. Spinoza le souligne bien : l’infinité du pouvoir divin implique une réalité infinie.

Il dit ainsi, contrairement aux religions qui font qu’un Dieu infini a créé un monde fini :

« De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »

La définition de Dieu est alors produite par une sorte de tour de passe-passe intellectuel. Si une chose n’existe qu’en étant sa propre cause, c’est qu’elle devait forcément exister, puisqu’elle existe.

Qui plus est, par cette raison même, elle doit d’ailleurs exister autant demain qu’elle devait exister hier. Étant sa propre cause, cette chose doit par définition toujours l’être, sans quoi elle ne pouvait pas exister sans autre cause (et comme elle est sa propre cause, ce n’est pas possible).

Cette chose qui est sa propre cause, on aura compris que Spinoza va l’appeler « Dieu » ou encore « substance ». La substance existe de manière éternelle, car elle est sa propre origine et que si elle n’existait pas, elle devrait être produite par autre chose, mais à ce moment-là elle ne serait plus sa propre cause.

Comme la chose n’apparaît qu’en raison de sa cause, si elle existe, alors elle a toujours existé, car sans elle-même à la base, elle n’existerait pas.

Cela n’a l’air de rien, mais on retrouve déjà la méthode propre à Spinoza : la définition par la négative. Voici un passage significatif, où l’on voit tout à fait comment Spinoza reprend le principe de cause et de conséquence, théorisé par Aristote, le poussant jusqu’au bout:

« Pour toute chose il doit y avoir une cause, ou raison assignable, pourquoi elle existe ou pourquoi elle n’existe pas.

Par exemple, si un triangle existe, il doit y avoir une raison ou cause pourquoi il existe; s’il n’existe pas, il doit aussi y avoir une raison ou cause qui empêche qu’il n’existe ou ôte son existence.

Cette raison ou cause d’ailleurs doit être contenue ou bien dans la nature de la chose ou bien hors d’elle. »

Chez Spinoza, ce qui existe a une nature en soi, à quoi s’ajoute une origine, une cause. En soi, ce n’est pas encore très original, puisqu’on a d’un côté la forme donnée de l’extérieur, de l’autre la matière sur laquelle est appliquée le moule, la mise en forme.

Ce n’est donc pas à ce niveau que Spinoza opère de changement. Il le fait au niveau de Dieu lui-même. Car du moment que chaque chose existe ou n’existe pas pour une raison précise, alors le fait que Dieu existe obéit lui-même à cette loi.

La seule chose qui pourrait empêcher Dieu d’exister, c’est soit lui-même, mais vouloir se supprimer n’a aucun sens, soit un autre Dieu, mais si ce second Dieu supprimait le premier, il prendrait simplement sa place…

Maintenant, regardons ce que dit Spinoza au sujet de Dieu:

« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »

Cela n’a l’air de rien en apparence, mais Spinoza opère ici un déplacement. Ce qui caractérise de manière principale la notion de Dieu dans les religions, c’est son éternité. La création du monde exige un début et ce début ne peut que provenir d’une chose préexistante. Si l’on ne veut pas chercher une chose préexistante à l’infini, alors on a besoin du concept de Dieu.

Or, comme on le sait, le matérialisme rejette la création du monde (et ses avatars, tel le « big bang », etc.), considérant l’univers comme éternel. C’est là que Spinoza opère son déplacement : plutôt que batailler sur l’éternité (comme le firent Aristote, Avicenne, Averroès, les trois précurseurs majeurs de Spinoza), il le fait sur l’espace.

Dieu existant à travers le temps plus que dans le temps, de par son caractère éternel, il est difficile d’en parler, ou plus exactement impossible puisqu’alors on fait face à une unité complète, totale, Dieu ne changeant jamais. Le Dieu qui est un – la religion juive a au cœur de son identité le mot d’ordre Adonai erad, le Seigneur est un – ne saurait être un sujet de conversation ou de réflexion.

Cependant, si on déplace la question et qu’on se tourne vers l’espace, alors Dieu qui est tout devient le lieu des possibles, ou plus exactement des nécessaires.

Spinoza insiste, de fait, résolument sur ce point :

« Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites. »

Dieu étant un, ce qu’il fait est unique et partant de là sa réalisation est elle-même unique. Mais que découle-t-il alors du déplacement opéré par Spinoza?

Si Dieu, qui peut tout, a fait le monde d’une manière et d’une seule possible, alors Dieu ne peut pas tout, c’est-à-dire faire le monde par exemple autrement. Il y a ici une contradiction, dont la seule solution possible est alors que Dieu consiste en l’univers lui-même, qui existe de la manière dont il existe et ne pouvait le faire autrement, puisqu’il est le seul univers qui existe, et donc possible.

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L’Éthique de Spinoza et le principe de totalité

Lorsqu’on se demande pourquoi on existe, on trouve déjà un fait évident fournissant un début d’explication : on a des parents. On appartient de ce fait à l’espèce humaine, dont on voit chaque jour de ombreux représentants.

Mais pourquoi le monde existe-t-il, d’où vient-il, pourquoi existe-t-il? Les religions ont tenté, à travers les siècles, de fournir une réponse qui, comme on le sait, est fondamentalement anthropocentrique.

A cela, Spinoza répond comme les autres matérialistes avant lui : le monde existe, car il existe. C’est même la première définition donnée dans l’Éthique, dès les premières lignes de l’ouvrage :

« J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence ; autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue comme existante. »

On peut se poser des questions sur ce qui existe dans le monde, mais nullement sur le monde lui-même, dont l’existence s’impose à nous.

Nous-mêmes n’en sommes qu’une composante. Et ce monde, c’est-à-dire l’univers, est infini et éternel, contrairement à nous qui n’en sommes qu’un élément, seul le monde existant d’ailleurs en tant que tel, en tant que système. Seule compte la totalité, car elle seule existe.

C’est là une affirmation matérialiste bouleversante, qui a de fait bouleversé. Spinoza est notre titan, il a été l’étendard de tous les matérialistes découvrant son oeuvre peu après sa mort.

Il a fait trembler tous les réactionnaires d’Europe, faisant se saisir d’effroi les partisans des religions en Europe. Il a fait battre les cœurs de touts les progressistes, qui savaient que désormais l’athéisme, non pas comme simple négation de Dieu, mais comme affirmation de la matière comme infinie et éternelle, c’est-à-dire le matérialisme, disposait de son porte-drapeau.

Le spinozisme portait le flambeau de la libération de l’Humanité et encore aujourd’hui, Spinoza doit être salué comme notre grand précurseur, celui qui met un terme au Moyen-Âge et annonce le matérialisme dans son développement dialectique.

Voilà pourquoi les religieux et les cléricaux n’ont eu de cesse de diffamer Spinoza, de fausser l’interprétation de son oeuvre. Les religions savent que leur fondement est anéanti avec Spinoza, qui affirme la possibilité de connaître sur Terre, et non au Ciel, la « béatitude suprême ».

De toutes les religions, celle qui tremblait historiquement le plus fut le judaïsme. Car Spinoza est un penseur juif, tant sur le plan de la culture que sur le plan intellectuel et religieux. Il est même le point le plus abouti du judaïsme en tant que religion, représentant sa fusion dans l’universel.

Jésus-Christ avait également essayé cela, en tout cas dans l’interprétation de Paul, qui fait du christianisme un universalisme, amenant un nouveau Testament pour tous et toutes. Il y a cependant une différence de taille : Jésus-Christ tente de dépasser le judaïsme en universalisant le peuple élu, en restant donc sur le terrain de l’anthropocentrisme.

Spinoza, quant à lui, le fait en se mettant au niveau de l’univers lui-même, en assumant, tel un cosmologiste matérialiste qu’il fut, le caractère organisé de l’univers formant par ailleurs une seule et même chose, la seule chose existante d’ailleurs, tous les éléments séparés, dont l’humanité, n’étant qu’un aspect de l’ensemble.

Une thèse immédiatement compréhensible pour le judaïsme, qui pour cette raison n’osera même pas expliquer dans son texte d’exclusion de Spinoza de la communauté juive, avec appel fait à Dieu pour qu’il soit maudit, de quoi Spinoza a été coupable…

Puis, depuis cette époque, le judaïsme n’a cessé de tout faire pour s’éloigner de la position de Spinoza, qui est pourtant la conclusion logique de toute pensée juive conséquente, se débarrassant des préjugés féodaux et religieux, du mysticisme et des croyances.

On s’imagine bien, vu cela, à quel point Spinoza est resté prudent.

Du point de vue de l’observateur médiéval, le plan de l’Éthique n’a rien de choquant, il n’interpelle pas. On trouve en effet cinq parties, dont l’ordre apparent est conforme à la lecture religieuse du monde (que ce soit, donc, le christianisme, mais aussi le judaïsme, dont est par ailleurs issu Spinoza, l’Islam, ou encore le platonisme, le néo-platonisme, etc.).

Les voici, avec les titres choisis par Spinoza :

1. De Dieu

2. De la nature et de l’origine de l’âme

3.De l’origine et de la nature des affections

4. De la servitude de l’homme

5. De la liberté de l’homme

En apparence, rien de choquant à ce plan tout à fait traditionnel. On commence par constater le caractère absolu de Dieu, pour ensuite explique que les âmes en sont issus. Les âmes, de par leur liaison à la matière, c’est-à-dire au corps, disposent d’affections.

Enfin, il se pose la question de savoir dans quelle mesure le libre-arbitre humain existe par rapport à Dieu : de ce fait, un lecteur de l’époque irait pratiquement directement regarder les chapitres 4 et surtout 5, afin de satisfaire sa curiosité quant au choix de l’auteur entre catholicisme et protestantisme, ou bien entre le judaïsme et l’Islam.

Quant au lecteur moderne, il considérerait ce plan comme obscur, voire franchement insipide s’il ne savait pas que Spinoza aurait une conception panthéiste du monde et que sa définition de Dieu serait particulière, aussi son attention se porterait-elle surtout sur le premier chapitre.

En réalité, pour saisir Spinoza et son œuvre, il faut comprendre qu’il ne connaît pas le matérialisme anglais, ni le matérialisme français, qui tous deux portent leur attention sur le particulier, afin de faire avancer le progrès technique nécessaire à une classe, la bourgeoisie, qui réfute toute vision d’ensemble qu’elle relie à la féodalité, la religion, etc. 

Il s’agit chez ces matérialismes d’un reflet du mode de production capitaliste, fondé sur le capitaliste comme individu entrepreneur en quête de profit. Spinoza, bien entendu, est cependant influencé par cela également, ce qui amène une relative incohérence dans son éloge de la totalité. 

Spinoza connaît par contre toute la littérature religieuse européenne et moyen-orientale, les principales thèses des religions juive, catholique et musulmane, avec leurs variantes. Il connaît également les principaux philosophes historiques, Platon et Aristote, respectivement représentant l’idéalisme et le matérialisme. Il s’appuie nettement également sur la tradition de l’averroïsme, posant les mêmes questions – réponses que l’averroïsme latin.

Cependant, Spinoza a l’extrême prudence de ne citer personne. Ses thèses sont, de ce fait, non pas tant maquillées que présentées de la manière la plus neutre qui soit, au moyen par ailleurs de séries de proposition logique. L’Éthique de Spinoza se veut « démontrée suivant l’ordre géométrique ».

Spinoza alterne ainsi définitions, explications, axiomes, propositions, démonstrations, corollaires, scolies, postulats, le tout formant un immense mécano logique où toutes les propositions s’emboîtent les unes dans les autres, pour n’en former qu’une seule : l’univers est un tout et lui seul existe réellement, tout le reste n’étant qu’un aspect de l’existence de celui-ci.

C’est une thèse absolument matérialiste, formant ce qu’on appelle le monisme; une thèse inacceptable pour les féodaux ayant besoin d’un Dieu « personnel », incompréhensible pour des bourgeois ayant considéré comme « fou » le principe de totalité.

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La science de la logique de Hegel, le matérialisme dialectique et les mérites de Hegel

Concernant les mathématiques elles-mêmes, Ernst Kolman et Sonia Yanovskaya ont publié un long article au sujet de ce thème, dans la revue philosophique du PCUS(b), Sous la bannière du marxisme, en 1931.

Les auteurs de l’article voient en la position de Hegel – au-delà de son interprétation correcte de ce que sont les mathématiques – une part de pessimisme concernant la possibilité de développer les mathématiques en allant dans le sens d’une modélisation des sauts qualitatifs. Si en effet les mathématiques existent, c’est qu’elles expriment quelque chose en développement réel, qui obéit nécessairement à la loi de la dialectique elle-même par ailleurs.

A la lecture de La science de la logique, Lénine se demande pourquoi Hegel ne voit pas que la logique elle-même qu’il expose pourrait obéir à la dialectique – et être le reflet de la matière. Il en va de même pour les mathématiques, aussi reflet imparfait qu’elles soient, elles possèdent leur dignité du réel, et par conséquent une dimension dialectique.

Voici un long extrait de cet article :

« Je ne peux passer sans commentaire sur le vieil Hegel dont il est dit qu’il n’avait pas d’éducation scientifique mathématique profonde. Hegel en savait tellement sur les mathématiques qu’aucun de ses disciples ne fut en mesure de publier les nombreux manuscrits mathématiques parmi ses papiers. Le seul homme à ma connaissance à en saisir assez quant aux mathématiques et à la philosophie et à même de pouvoir le faire, c’est Marx. » (Engels, Lettre à A. Lange, 29 mars 1865).

Nous matérialistes dialectiques situons les mérites de la philosophie hégélienne dans le domaine des mathématiques dans le fait que Hegel:

1) a été le premier à brillamment définir la genèse objective de la quantité comme résultat de la dialectique de la qualité ;

2) a correctement déterminé l’objet des mathématiques et, de manière correspondante, également leur rôle dans le système des sciences et donné une définition essentiellement matérialiste des mathématiques qui écrase la cadre de la conception bourgeoise avec son fétichisme de la quantité si caractéristique (Kant et le pan-mathématisme) ;

3) a reconnu que le domaine du calcul différentiel et intégral n’est plus un domaine purement quantitatif, mais qu’il contient déjà des moments qualitatifs et des traits qui sont caractéristiques du concept concret (unité des moments en contradiction interne), et que par conséquent,

4) toute tentative pour ramener le calcul infinitésimal à la mathématique élémentaire, pour supprimer le saut qualitatif qui les sépare, doit, d’emblée, être considérée comme sans espoir ;

5) que les mathématiques, sur leurs propres bases, sans l’aide de la pensée philosophique théorique, n’est pas en mesure de justifier les méthodes qu’elle emploie déjà ;

6) que l’origine du calcul différentiel a été déterminé, non pas par les exigences du développement autonome des mathématiques, mais que sa source et son fondement se trouvent dans les exigences de la pratique (le noyau matérialiste!) ;

7) que la méthode du calcul différentiel est analogue à certains processus naturels et par conséquent ne peut pas être saisie à partir d’elle seule, mais, à partir de l’essence du domaine où ces méthodes sont appliquées.

Les faiblesses, erreurs de la conception hégélienne des mathématiques qui découlent de façon implacable de son système idéaliste, reposent, considérées d’un point de vue matérialiste, sur le fait que :

1) Hegel croit que la méthode de calcul différentiel dans son ensemble est étrangère aux mathématiques, de sorte que l’on ne puisse trouver, à l’intérieur des mathématiques, aucune transition entre les mathématiques élémentaires et supérieures ; conséquemment les concepts et les méthodes de ces dernières ne peuvent être introduits dans les mathématiques que d’une façon extérieure et arbitraire, à travers un réflexion extérieure et ne peuvent pas apparaître à travers le développement dialectique comme une unité de l’identité et de la différence de l’ancien et du nouveau ;

2) il pense qu’une telle transition n’est concevable qu’extérieurement aux mathématiques, dans son système philosophique, alors qu’en fait il est forcé de transporter la vraie dialectique du développement des mathématiques dans son système philosophique ;

3) il procède ainsi souvent à cela d’une façon déformée et mystifiante et ce faisant, il remplace les rapports réels alors inconnues par des rapports idéaux, fantastiques et crée ainsi une solution apparente là où il n’aurait du poser de manière plus marquante un problème encore irrésolu, et il entreprend de la démontrer et de la prouver dans les mathématiques de son temps, ce qui, souvent, était simplement faux ;

4) il considérait le développement effectif des mathématiques comme un reflet du développement des catégories logiques, des moments du développement autonome de l’idée et il rejette la possibilité de construire des mathématiques qui appliqueraient consciemment la méthode dialectique et seraient, par conséquent, capable de découvrir la vraie dialectique du développement de leurs propres concepts et méthodes et qui n’intégreraient pas les moments qualitatifs et contradictoires à travers une réflexion extérieure ;

5) c’est pourquoi non seulement, il n’est pas en mesure de définir la reconstruction des mathématiques par la méthode dialectique, mais il est forcé de courir derrière les mathématiques de son époque en dépit des critiques correctes qu’il fait à leurs méthodes et concepts fondamentaux ;

6) il préfère les démonstrations de Lagrange du calcul différentiel non pas parce qu’elle dévoile les rapports réels entre les mathématiques du fini (algèbre) et de l’infini (analyse), mais parce que Lagrange introduit le quotient différentiel dans les mathématiques d’une façon purement externe et arbitraire, en quoi Hegel reste fidèle à l’habituelle interprétation superficielle de Lagrange. ;

7) il rejette la possibilité de mathématiques dialectiques et dans ses efforts pour réduire de manière excessive la signification des mathématiques, plus que cela n’est justifié, il rejette totalement les moments qualitatifs (dialectique) des mathématiques élémentaires (arithmétique). Cependant comme leur présence était manifeste pour un dialecticien comme Hegel, tandis qu’il les élimine d’un endroit (dans le chapitre sur la Quantité) il devait les réintroduire dans un autre (La mesure).

Le mérite de Hegel dans la reconnaissance correcte du sujet des mathématiques mérite de se situer de manière haute dans notre estimation, en particulier eu égard au fait que même aujourd’hui, cette question cause les plus grandes difficultés, dans les courants philosophiques idéalistes et éclectiques les plus variés, parce qu’ils reflètent la réalité matérielle de manière déformée.

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La science de la logique de Hegel et la mesure, grande erreur de Hegel

On voit aisément dans quel terrible imbroglio se retrouve Hegel. Pour lui, de manière juste, une chose, prise en elle-même, est en effet la négation du fait d’être en rapport avec autre chose, et inversement dans son rapport avec autre chose, la chose est alors négation d’être simplement elle-même, les choses extérieures faisant intervenir un rapport de négation de la négation.

D’ailleurs, si la finitude était simplement elle-même, sans lien avec l’infini, avec le fini irait au fini et il n’y aurait plus rien, on en arriverait au néant complet, qui est une abstraction. Ce n’est pas le cas, car la finitude porte en elle la finitude de la finitude.

Seulement, comme il n’y a pas la matière chez Hegel, il n’y a rien pour porter cet infini, à part l’infini lui-même. Pour lui, l’infini consiste en la négation de la négation comme forme générale de l’existence, alors que la négation de la négation est déjà en soi présente par le fait que la matière existe (dans son rapport fini/infini).

De là un idéalisme de l’infini, qui ne saisit pas que ce qui porte l’infini, à savoir la matière, de là l’infini comme manière d’avancer et donc d’exister, de là une sorte d’idée suprême expliquant l’être.

Il va de soi que, si on en restait là, alors l’infini se maintient en tant que tel, comme principe de la détermination positive, affirmée, et on ne peut rien dire d’autre. Il ne reste plus que la soumission devant ce qui dépasse, la fascination mystique pour une quête éperdue de l’infini comme absolu.

Surtout que, si l’on regarde bien cela de manière matérialiste historique, les religions s’appuient justement sur les notions de création, de qualitatif, d’absolu.

Or, Hegel entend formuler la possibilité de la connaissance et de la science elle-même.

Il va donc s’y prendre de la manière suivante : puisque l’infini s’exprime par la qualité, qualité sans laquelle l’infini ne serait qu’un horizon jamais atteint, alors il est possible de distinguer trois déterminations aux choses.

Lorsqu’une chose est déterminée en tant que telle, c’est la qualité. La qualité est le point de départ de la logique, car elle est le mouvement.

Si cette détermination est dépassée, alors on a la taille, la quantité. La quantité est la qualité devenue négative. C’est, on l’a compris, le niveau où peuvent opérer les mathématiques ; on est ici plus face à la qualité et au mouvement, mais à leur contraire, la quantité et le non-mouvement. On n’est plus dans le vivant, mais dans le mort.

Enfin, si on définit cette quantité qualitativement, alors on aurait la mesure. C’est absurde, mais Hegel n’avait pas le choix pour maintenir la justification d’un discours possible, censé être la logique. Cette notion de mesure est absolument centrale dans La science de la logique ; elle est, si l’on veut, la tentative pour Hegel de stabiliser son système, étant donné qu’il n’allait pas au matérialisme dialectique.

Voici comment il procède.

Prenons un exemple de la quête de l’infini de Hegel, qui s’associe à sa considération comme quoi les mathématiques sont un outil formel seulement. Si l’on prend par exemple 4/2 et 4/3, les mathématiques s’intéressent au résultat. Or, Hegel va s’intéresser non pas aux 4, au 2 et au 3, qui sont interchangeables, ni à un résultat plus qu’un autre, bien que l’un ait l’air fini, l’autre pas (4/2 = 2, 4/3 = 1,333333…).

Hegel dit ainsi à ce sujet :

Dans la mesure donc où la fraction est quelque chose de fini, c’est-à-dire un quantum déterminé, la série infinie l’est également et encore plus qu’elle.

Mais dans la mesure où la fraction est infinie, et infinie en elle-même au sens véritable, parce qu’elle a en elle-même l’au-delà négatif, la série infinie est affectée d’un manque, et n’a l’infini que comme un au-delà en dehors d’elle.

Ce qui l’interpelle plutôt, c’est la division elle-même, qui est une connexion entre les deux nombres, et qui par conséquent porte en elle l’infini. Dans 4/2, ce qui l’intéresse, c’est le /.

C’est évidemment un décrochage. Le matérialisme dialectique est d’accord avec Hegel pour que les mathématiques aient une place secondaire, mais elles sont utiles comme modélisation, une fois qu’on a établi de manière matérialiste le 4 et le 2 de l’opération, et qu’on maintienne le cap en se focalisant avant tout sur le saut qualitatif, que les mathématiques ne peuvent pas découvrir, mais modéliser.

Chez Hegel, par contre, le qualitatif est pris en soit ; il est le grand prêtre de l’infini, il est le Jésus-Christ de l’infini divin père de toute choses.

Cela aboutit à la survalorisation de la mesure, qu’il présente donc comme la définition qualitative de la quantité, le véritable Saint-Esprit permettant d’appréhender la réalité.

La mesure est vue par Hegel comme unité de la quantité et de la qualité, unité du moment et de la connexion, en liaison tant avec la négation de toutes les autres mesures qu’avec la négation du principe de mesure lui-même. Toutes les valeurs (poids, masse, vitesse, mouvement, fonction, etc.) se retrouvent dans la mesure.

C’est là évidemment une conséquence inévitable du positionnement de Hegel comme quoi la logique prime : il fallait bien que la logique fournisse une réalité matérielle. La mesure est en quelque sorte la tri-dimensionnalisation de la thèse de Hegel sur l’infini. C’est pourquoi il peut dire :

Tout ce qui est là, a une mesure. Tout être existant a une taille, et cette taille appartient à la nature de quelque chose en tant que tel ; elle fait une nature particulière et sa nature interne pour soi-même.

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Hegel et la science de la logique

Le mysticisme a besoin d’un Dieu et chez Hegel, cela va être l’infini. Il devait immanquablement en arriver là, pour compenser l’absence de matière. Ce qu’est la matière pour le matérialisme dialectique consiste en l’infini pour la logique dialectique hégélienne, là est la différence entre le matérialisme marxiste et l’idéalisme hégélien.

De fait, si Hegel pose la question du rapport entre le fini et l’infini de manière productive, il va immanquablement buter sur la question de la réalité. Celle-ci est constituée de l’un et du multiple, c’est-à-dire que la réalité est une, mais qu’il y a plusieurs choses qui y existent.

Le matérialisme dialectique établit un rapport dialectique entre l’un et le multiple, car il pose le caractère unique de l’univers, qui de par le caractère infini de sa nature – la matière – connaît la multiplicité comme expression de l’auto-mouvement.

Hegel est incapable d’en arriver là, car il n’attribue pas à la matière le mouvement lui-même ; il pose la dialectique comme logique du processus. Aussi est-il condamné à errer dans des réflexions sur le « un », sur l’attraction et la répulsion des « uns », c’est-à-dire des unités. Hegel, en penseur bourgeois des Lumières, ne dépasse pas la vision du monde où tout est élément séparé, unique.

En même temps, il voit bien qu’il est alors impossible de maintenir un cadre général. Il constate bien que le un de Spinoza, qui est l’univers, la Nature, mais conçu comme fixé et unifié de manière ossifiée, ne permet pas le mouvement, que le un est ici séparé radicalement de toute multiplicité, même si, en même temps, il est ce multiple de parce qu’il forme une ensemble général.

Cependant, ne parvenant à comprendre le principe d’un univers total et en même temps en mouvement complet – comme le fait le matérialisme dialectique – si Hegel veut préserver le mouvement à tout prix et obtenir un semblant de réalité, il est obligé pour cela de multiplier les uns à l’infini, cet infini devenant réalité, totalité.

Et pour justifier que cet infini soit bien une totalité, Hegel pose que les « uns » ne sont pas des uns, mais des unités formelles, c’est-à-dire des quantités qui vont connaître un saut qualitatif. Il n’y aurait donc plus des uns partout formant le multiple, mais des unités partout, des totalités partout qui vont connaître tous des évolutions ; il n’y a donc pas une infinité de choses, d’uns, mais des phénomènes marqués tous par une unité.

La totalité n’est plus la totalité des uns, mais chaque un devient une totalité, parce que la logique dialectique y fonctionne comme dans tout phénomène. C’est le principe hégélien de la dialectique comme mode d’existence, comme logique.

Ce faisant, un problème émerge forcément. En effet, pourquoi ces unités seraient-elles, finalement différentes des « uns » de type mathématique ? Dans les nombres, une unité peut en remplacer une autre, 5, c’est cinq « un » qu’on peut remplacer l’un par l’autre. En quoi cela serait-il différent pour les unités de Hegel, si finalement toutes ces unités obéissent à la même logique dialectique dans leur processus interne ?

Or, en admettant cela, on perdrait forcément le principe de la qualité, puisque chaque un équivaut à un autre, il n’y aurait donc plus de différence, mais seulement une infinité d’unités toutes identiques, ce qui d’ailleurs justifierait que chacune soit totalité.

Pour s’en sortir, il ne restait alors pour Hegel que la possibilité de « fixer » son approche en prenant comme axe l’infini. Chez Hegel, qualité et infini se superposent, s’assimilent ; en fait c’est une seule et même chose, une seule et même modalité, et c’est en quelque sorte le démiurge de l’univers.

Hegel résume cela de la manière suivante :

L’infini, qui n’a dans le progrès infini que la signification vide d’un non-être, d’un au-delà non atteint mais recherché, n’est dans les faits rien d’autre que la qualité.

L’infini en soi n’est rien, il n’est qu’un horizon toujours repoussé. Par la qualité, il y a par contre le saut au-delà d’une frontière. Le fait de dépasser toujours les frontières donne son sens alors à l’infini, qui sinon serait une simple abstraction.

Le sens du monde devient alors l’infini, par l’intermédiaire de la qualité. C’est la conséquence inévitable de son idéalisme ; en se tournant vers le concret, mais pas la matière, Hegel se coupe du matérialisme et se limite à la logique du processus en tant que tel. Sa philosophie consiste en une science de la logique.

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La science de la logique de Hegel et ses errements

Hegel repart donc de là où il était arrivé, par impossibilité de se rapporter à la matière en tant que telle ; il passe des centaines de pages à formuler une sorte de subjectivisme affirmant saisir les modalités dialectiques de l’existence. Les errements dans La science de la logique rendent son étude fastidieuse, malgré les éléments essentiels qu’on y trouve.

Chez Hegel, la vie serait avant tout à considérer du point de vue de l’individu vivant. Hegel revendique l’individualité subjective capable de saisir, au moyen des concepts, des réalités dispersées, dont le fonctionnement répond somme toute à une sorte de mécanique opposition / sujet-objet :

Une telle unité d’essence et de forme, qui s’opposent comme forme et matière, est le fondement absolu, qui se détermine.

La vérité n’est plus le réel, mais le processus logique lui-même. Ce qui compte, ce ne sont pas les choses en tant que tel, mais leurs propriétés, dont l’agencement est compris par une analyse logique – ce qui est basculer dans la démarche analytique que Hegel réfute pourtant.

Tout cela parce que Hegel réduit la matière au matériau ; ici apparaît le principe de la phénoménologie, où des aspects des choses se présentent et établissent des rapports entre elles, dont la délimitation consiste en la philosophie (Husserl, Sartre, etc.).

Ce n’est pas la réalité qui porte le mouvement, mais le fait qu’il y ait mouvement qui amènerait la réalité :

L’identité abstraite avec soi n’est pas encore en soi le caractère d’être vivant, mais que le positif est en soi lui-même la négativité, c’est par là qu’il va en-dehors de lui et qu’il se place en transformation.

Quelque chose est ainsi vivant, seulement dans la mesure où il contient en lui la contradiction, et c’est là la force, de saisir et de maintenir la contradiction en soi.

C’est là le reflet de l’esprit bourgeois de l’entrepreneur, qui donne naissance dans la mesure où il parvient à donner vie à ce qu’il entreprend. C’est également la conception de l’individu dans le capitalisme, faisant des choix qui réussissent, qu’il « parvient » à faire réussir.

Hegel dresse une véritable théorie des « possibles », qui seraient « nécessaires » de par leur liaison dialectique, mais qui en définitive aboutit à une sorte de mysticisme de la logique dialectique, comme compréhension de l’établissement des choses :

La logique est par là à saisir comme le système de la raison pure, le royaume de la pensée pure.

Ce royaume est la vérité, lorsqu’elle est sans enveloppe et pour elle-même.

On peut pour cette raison exprimer le fait que ce contenu est la représentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle avant la création de la nature et d’un esprit fini.

Comprendre la logique dialectique serait saisir l’ordre des choses, et non plus les choses. La dialectique de Hegel est dégradée au culte de l’esprit se plaçant au-dessus des phénomènes, des choses, regardant de manière logique les processus. C’est Aristote placé dans le cadre de l’époque de la bourgeoisie, avec par conséquent l’introduction de la notion de mouvement à la place du système de raisonnement du type cause-conséquence.

Lénine, dans ses notes sur La science de la logique, résument de manière absolument impeccable cela, avec une précision impressionnante dans le choix des termes, dans la synthèse des errements de Hegel :

Le fleuve et les gouttes dans ce fleuve. La situation de chaque goutte, son rapport aux autres ; sa liaison avec les autres ; la direction de son mouvement ; la vitesse ; la ligne du mouvement — droite, courbe, circulaire, etc.— vers le haut, vers le bas. La somme du mouvement. Les concepts en tant qu’inventaires des aspects particuliers du mouvement, des gouttes particulières (= « les choses »), des « filets » particuliers, etc. Voilà à peu près le tableau de l’univers d’après la Logique de Hegel — naturellement moins le Bon Dieu et l’absolu.

Heureusement de ce fait, bien loin de cette mentalité où la logique est inventaire, le matérialisme dialectique sut préserver le noyau matérialiste et réaliser un saut qualitatif à l’hégélianisme, par le marxisme, puis le léninisme, puis le maoïsme.

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La science de la logique de Hegel et les erreurs idéalistes

Hegel, en ne faisant pas de la matière la base du processus dialectique, est obligé de basculer dans une série d’erreurs idéalistes, qui justement feront que Karl Marx dira de cela qu’il s’agit de tout remettre sur ses pieds.

Selon Hegel, la vitesse est ainsi le rapport direct entre l’espace traversé et le temps passé pour cela. Il voit un rapport entre un aspect positif (l’espace) et un aspect négatif (le temps), les deux existant en soi, là où inversement pour le matérialisme dialectique, qui se fonde sur la matière, le temps est le produit de la contradiction de l’espace avec lui-même, comme mouvement de la matière.

Pareillement, perdant de vue le principe de l’unité totale de l’univers, il est obligé de faire des liaisons des « affinités électives », c’est-à-dire qu’il maintient la dignité du réel, mais de manière simplement romantique, comme Goethe. La phénoménologie de l’esprit de Hegel est d’ailleurs écrite en parallèle strict avec le Faust de Goethe.

Au lieu donc d’avoir un mouvement cohérent et inévitable, déterminé comme processus matériel, on a des affinités qui fournissent la source de la direction du mouvement. L’harmonie en musique s’appuierait ainsi non plus sur un processus déterminé, mais sur le rapport entre les sons, qui auraient des affinités entre eux, qui se choisiraient littéralement, au nom d’une intensité plus grande préférée dans l a liaison. C’est là bien entendu le reflet de l’individualisme bourgeois et de ses choix, dans la philosophie de Hegel.

Cela aboutit forcément à une mise en valeur de l’existence avec des caractères propres, au lieu de la matière. Là aussi c’est un reflet de l’individualisme bourgeois, où chaque individu aurait des traits propres, un caractère unique, le tout étant irréductible, etc.

D’ailleurs, la négation de cette existence avec caractère propre est, chez Hegel, la réflexion. De là l’anthropocentrisme de Hegel, son obsession de « l’esprit », avec cette fascination pour le moment précis où l’on passe de l’être au concept, parce que le fait de se tourner vers soi permet de saisir ce qu’il en est.

En arriver à un esprit saisissant la logique des choses est ici le but absolu. Lénine fait la remarque suivante, à côté de la phrase suivante de Hegel : « mystique ! ».

L’esprit n’est pas seulement infiniment plus riche que la nature, mais l’unité absolue des opposés dans le concept constitue son essence… (264).

Historiquement, le rapport avec Martin Luther est par ailleurs indéniable et il est clair que la démarche de Hegel n’aurait pas pu exister sans l’affirmation protestante tant de l’individu que de la vie intérieure. D’ailleurs, que l’Allemagne ait connu Martin Luther (avec la vie intérieure) plutôt que Calvin (avec l’individu) a permis à Kant et Hegel d’affirmer l’intériorité subjective, la morale intérieure, la dialectique du rapport avec l’extérieur, la dialectique intérieur avec soi-même.

Chez Hegel, cela aboutit, en raison du refus du caractère central de la matière, à une mystique de cette intériorité. L’existence au caractère propre, particulier, se réfléchit intérieurement en elle, se réfléchit face et avec les autres ensuite, puis, enfin, apparaît en tant que tel, émergeant de manière absolue. Il passe alors d’un caractère simple à l’existence visible, puis à la réalité en tant que telle, affirmant son essence.

On retombe là dans une logique dialectique sans connexion avec le mouvement réel, où c’est l’esprit qui ressort, comme auto-considération, auto-affirmation.

L’être se pose comme apparence, ce qui serait une sorte de négation de l’être mais en même temps une affirmation immédiate, la vérité de ce processus étant le devenir, d’où une focalisation complète sur l’infini pour l’infini.

La forme existerait en soi, serait le vrai contenu, affirmation dans la réalité, s’opposant à l’essence afin d’apparaître ; la matière ne serait qu’à concevoir abstraitement, comme une simple identité, et non sensuellement, elle ne serait somme toute de ce fait qu’une composante.

C’est là le reflet de l’esprit bourgeois qui croit exister à travers une certaine composante matérielle, sans être matière en tant que tel. Le but à l’arrière-plan est d’en appeler à un esprit formant la matière.

Le tout est ici techniquement au mieux un simple retour à Aristote, mais dans une période où la bourgeoisie se présente historiquement de manière vigoureuse sur la scène historique ; Hegel n’hésite même pas justement à directement dire que :

La matière a de là besoin d’être formé et la forme doit se matérialiser, se donner avec soi, en rapport à la matière, l’identité ou le fait d’exister.

Hegel dégrade sa dialectique en opposition sujet/objet, son système se dégrade en logique combinatoire dialectique, sans lien avec le réel ; il aboutit inéluctablement à une théorie de la valeur des jugements comme évaluations des choses, exactement comme le stoïcisme qui lui-même pareillement raisonnait sous forme de logique, étant par ailleurs un prolongement déformé de la philosophie d’Aristote.

Tout serait une question de formuler correctement la logique de ce qui est dit, la dialectique étant la méthode correcte pour le faire.

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La science de la logique de Hegel et la dialectique de la nature

Au-delà de la critique des mathématiques pour sa nature formaliste – objectiviste et de la physique moderne pour ses conceptions idéalistes la bloquant dans son développement, Lénine puise également la dialectique de la nature dans Hegel, avec Hegel et contre Hegel.

Voici comment il définit la dialectique, reprenant Hegel mais en même temps en ayant conscience de la limite historique de celui-ci :

La dialectique est la théorie de la façon dont les contraires peuvent être et sont habituellement (dont ils deviennent) identiques — des conditions dans lesquelles ils sont identiques en se changeant l’un en l’autre — des raisons pour quoi l’esprit humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, figés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se changeant l’un en l’autre. En lisant Hegel [en français]…

Lénine note également le passage suivant de Hegel :

148… « C’est la nature du fini lui-même de se dépasser, de nier sa négation, et de devenir infini »… Ce n’est pas une force (Gewalt) extérieure (fremde) (149) qui transforme le fini en infini, mais sa nature (seine Natur) (du fini).

Et à côté il écrit :

La dialectique des choses elles-mêmes, de la nature elle-même, de la marche même des événements .

Voici enfin comment dans ses notes, Lénine arrache les « éléments de la dialectique » à la logique dialectique de Hegel flottant au-dessus de la matière, exposant ce qui constitue une compréhension de celle-ci : « Peut-être est-il possible de présenter ces éléments ainsi, de façon plus détaillée :

  1. objectivité de l’examen (pas des exemples, pas des digressions, mais la chose en elle-même).
  2. tout l’ensemble des rapports multiples et divers de cette chose aux autres.
  3. le développement de cette chose (ou encore phénomène), son mouvement propre, sa vie propre.
  4. les tendances (et # aspects) intérieurement contradictoires dans cette chose.
  5. la chose (le phénomène, etc.) comme somme et unité des contraires.
  6. la lutte ou encore le déploiement de ces contraires, aspirations contradictoires, etc.
  7. union de l’analyse et de la synthèse, séparation des différentes parties et réunion, totalisation de ces parties ensemble.
  8. les rapports de chaque chose (phénomène, etc.) non seulement sont multiples et divers, mais universels. Chaque chose (phénomène, processus, etc.) est liée à chaque autre.
  9. non seulement l’unité des contraires, mais aussi les passages de chaque détermination, qualité, trait, aspect, propriété en chaque autre [en son contraire?]
  10. processus infini de mise à jour de nouveaux aspects, rapports, etc.
  11. processus infini d’approfondissement de la connaissance par l’homme des choses, phénomènes, processus, etc., allant des phénomènes à l’essence et d’une essence moins profonde à une essence plus profonde.
  12. de la coexistence à la causalité et d’une forme de liaison et d’interdépendance à une autre, plus profonde, plus générale.
  13. répétition à un stade supérieur de certains traits, propriétés, etc., du stade inférieur et
  14. retour apparent à l’ancien (négation de la négation)
  15. lutte du contenu avec la forme et inversement. Rejet de la forme, remaniement du contenu.
  16. passage de la quantité en qualité et vice versa, (15 et 16 sont des exemples du 9)
  17. On peut définir brièvement la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. Par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige des explications et un développement.

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La science de la logique de Hegel et la critique des mathématiques et de la physique moderne

On comprend la situation dans laquelle se sont retrouvées Karl Marx et Friedrich Engels. D’un côté, Hegel rejetait de manière adéquate les mathématiques comme forme figée, de l’autre Hegel basculait dans une logique des choses autonome des choses elles-mêmes.

La science de la logique accorde d’ailleurs une très grande place à l’étude des mathématiques en tant que tel, en rapport avec cette question de l’infini chez elles. Lénine constate à ce sujet, dans ses notes :

Analyse très détaillée du calcul différentiel et intégral avec des citations de Newton, Lagrange, Carnot, Euler, Leibniz, etc., etc., qui prouvent combien Hegel s’intéressait à cette « disparition » des infiniment petits, cet « état intermédiaire entre l’être et le non-être ». Tout cela est incompréhensible si on n’a pas étudié les mathématiques supérieures.

Karl Marx et Friedrich Engels s’intéresseront de manière approfondie à cette question du calcul différentiel et intégral, étant plus optimiste que Hegel dans le développement possible de mathématiques capables de modéliser le saut qualitatif.

En ce qui concerne cependant La science de la logique plus directement, dans son étude du rapport entre le fini et l’infini, dans sa critique des mathématiques comme approche de choses figées, mortes, et de l’autre côté son basculement dans une « logique » dialectique flottant au-dessus des choses, l’aspect principal fut bien pour Karl Marx et Friedrich Engels la critique du cantonnement dans les formes figées, l’affirmation du mouvement.

C’est cela qui permis à Friedrich Engels d’écrire l’Anti-Dühring et la dialectique de la nature, à Lénine décrire Matérialisme et empirio-criticisme, à Staline d’élever le matérialisme dialectique comme vision du monde du Communisme, à Mao Zedong de l’approfondir.

Lénine, dans ses notes sur La science de la logique, souligne comment la compréhension de Hegel remet en cause la physique moderne prisonnière de conceptions erronées, anti-dialectiques :

[Tout ceci est ténèbres et obscurité. Mais il y a visiblement une pensée vivante : le concept de loi est un des degrés de la connaissance par l’homme de l’ unité et de la liaison, de l’interdépendance et de la totalité du processus universel.

L’ « émondage » et le « démontage » des mots et des concepts auxquels se livre ici Hegel est une lutte contre l’absolutisation du concept de loi, contre sa simplification, sa fétichisation.

NB pour la physique moderne ! ! !]

Voici un autre passage, où Lénine aborde également cette question de la loi absolutisée par les sciences lors d’erreurs idéalistes :

« Cette identité, la base du phénomène qui constitue la loi, est son propre moment… La loi n’est donc pas au-delà du phénomène, mais au contraire elle lui est immédiatement présente, le royaume des lois est l’image calme (italique de Hegel) du monde existant ou apparaissant »…

C’est une définition remarquablement matérialiste et remarquablement juste (par le mot « ruhige » [calme]). La loi prend ce qui est calme — et par là la loi, toute loi, est étroite, incomplète, approchée.

On arrive ici à la question de la cosmologie, de la compréhension de la nature de l’univers lui-même. Lénine note par ailleurs :

L’absolu et le relatif, le fini et l’infini=parties, degrés d’un seul et même univers. So etwa ? [Quelque chose comme ça?]

Lénine fait ici une remarque importante, puisqu’elle sera assumée telle quelle par Mao Zedong. Lui et le physicien japonais Shoichi Sakata formeront la conception matérialiste dialectique d’un univers en oignon, avec différentes couches se superposant et se liant les unes aux autres.

Lénine note également le point suivant de Hegel :

158— 159 : … « L’unité du fini et de l’infini n’est pas un rapprochement extérieur de ceux-ci ni une réunion incongrue, qui contredirait à leur détermination, dans laquelle deux indépendants, deux étants en soi séparés et mutuellement opposés, partant incompatibles, seraient réunis ; au contraire chacun est à lui-même, cette unité et l’est seulement en tant qu’abrogé de soi-même, ce en quoi aucun n’a devant l’autre une prééminence de l’être en soi et de l’être-là affirmatif. Comme on l’a montré plus haut la finitude est seulement comme dépassement de soi, et par conséquent l’infinité, l’autre d’elle-même, est contenue en elle.

Et Lénine de noter à ce sujet :

Appliquer aux atomes versus les électrons. En général, l’infinité de la matière en profondeur…

On retrouve là la grande bataille menée par Mao Zedong durant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, afin d’affirmer que « rien n’est indivisible ».

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