Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Pierre Drieu La Rochelle : la restauration du corps par le sport et la guerre

    La quête romantique de la fusion ultime passe nécessairement, chez Pierre Drieu La Rochelle comme tous les romantiques, par la question du corps. Le recueil de poésie Interrogation aborde déjà cet aspect, comme le poème Restauration du corps, dont le titre est un programme en soi.

    On a là, si l’on veut, la base même du programme qui sera celui de ce qu’il appellera le Socialisme fasciste.

    « Tous les hommes, tous les êtres qui sont dans le règne humain qu’ils sachent : Qu’une rude loi fut récemment édictée.

    Voici que sur la planète humaine, l’esprit n’est point seul.

    Un double événement le destitue de la prééminence.

    Le corps est restauré dans la puissance et la majesté.

    Double événement qui marquera le vestige de notre génération, qui tracera l’initiale de notre chapitre dans les annales du monde :

    Restauration du corps par le sport et la guerre.

    Sport, élan qui enlève l’homme.

    Bond soudain irrépressible qui enchaîne des bonds inconnus (…).

    Ah ! quand le ballon entre les deux paumes, un joueur s’élance parmi les poursuivants, alors je perçois l’essentiel mouvement du monde.

    On voit la foule féminine bienheureuse de louer un vainqueur qui la viole. Et l’élite se satisfait dans ce symbole offert à sa nécessité.

    Mais dans l’enflure autour des gestes des athlètes de la louange sonore, un événement s’enfante. De nouveau l’esprit de lutte se lève parmi les hommes.

    La force est désirée, la force est exaltée.

    Après le signe, le fait se signifie.

    Il ne se fit pas attendre.

    Et le premier obus s’essora dans la ciel d’Europe, comme au début de la partie, le ballon neuf gonflé de jeunesse et vibrant d’un coup de pied passionné.

    La foule s’étonna de ce qui était né en elle.

    La loi de la Force étend son règne.

    Maintenant il est honteux d’être faible et de ne pouvoir offrir à l’ennemi une digne proie (…).

    Aujourd’hui gare.

    Car les hommes à cette heure, pâlissent à la guerre à cause de leur force. Demain ils reviendront. Saufs, ils laisseront là-bas, dans le pays où les autres n’auront pas été voir, leur peur et le désespoir qui les possédait d’être les plus forts voués à la douleur.

    Allégés, ils se vanteront et seront féroces.

    Au jour de la paix, les temps inquiets ne seront pas finis.

    Car peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans ces derniers temps, va-t-elle maintenant demander la jouvence au bain de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de Sport et de Guerre. »

    On a là le thème nietzschéen et sorelien de la guerre comme vecteur du progrès humain, comme grand révélateur de l’existence, mais ici avec l’élément corporel présenté comme essentiel, comme le fera le fascisme.

    La poésie de Pierre Drieu La Rochelle est donc un éloge de la Part du feu :

    « La jeune et haletante histoire humaine nous apprend une maxime dont nous supporterons allègrement la dure économie.

    « Il faut faire la part du Feu ».

    La mort est un masque sous quoi le ver ronge prestement ce qui est empreint de la risible sénilité.

    Les grands actes humains sont durs, cassants et incendiaires.

    Le Génie est dévastateur, homicide puis fécond et dorloteur.

    Le matin c’est un massacreur qui enjambe jusqu’à l’horizon les cadavres alignés.

    Le soir c’est un tendre père qui enveloppe de langes délicats une jeune humanité qu’il accoucha de chairs sanglantes.

    France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et ton cerveau. »

    Seulement, on aboutit alors à un paradoxe, car Pierre Drieu La Rochelle va en arriver à deux choses. Tout d’abord, remercier les Allemands pour avoir permis cette expression du corps, ensuite dénoncer les guerres mécaniques futures qui ne permettent justement pas l’expression du corps dans et par la guerre.

    Dans Caserne haïe, il salue ainsi les Allemands :

    « A grands coups de canons les Allemands nous ont appris à vivre, à revivre (…).

    Le soldat neuf sera un athlète et un spécialiste de quelque mécanique, et non pas un domestique ignorant et craintif.

    Ou il sera le vaincu.

    Ainsi sera notre paix, bouleversée de fond en comble par l’énergique méditation de cette guerre.

    Guerre, révolution du sang,
    puissant flux au cerveau, guerre, progrès, fatalité du moderne
    nettoiement et remise à neuf de notre maison. »

    Dans A vous, Allemands, il exprime la même chose :

    « A vous Allemands – par ma bouche enfin descellée de la taciturnité militaire – je parle.

    Je ne vous ai jamais haïs.

    Je vous ai combattus à mort, avec le vouloir roidement dégaîné de tuer beaucoup d’entre vous. Ma joie a germé dans votre sang.

    Mais vous êtes forts. Et je n’ai pu haïr en vous la Force, mère des choses.

    Je me suis réjoui de votre force.

    Hommes, par toute la terre, réjouissons-nous de la force des Allemands. »

    On lit aussi des sentences comme :

    « Que soit bénie la foi des hommes qui osent renouveler la figure du monde selon l’idéal qu’ils chérissent. »

    « cette nouvelle invasion du grandiose dans le monde »

    « Dans la pittoresque imperfection de la vie, notre mutuelle méconnaissance est une passionnante aventure. »

    « Je connais une vanité de mon cri. J’exalte la guerre parce qu’elle est liée à la grandeur.

    La guerre fait éclater comme une virginité de la grandeur d’une jeune peuple, ou elle pousse à outrance le raidissement d’un peuple qui culmine.

    Mais tout est signe de mort à qui marche vers la mort. La guerre tue les peuples moribonds.

    Qu’une race meure dans un charnier de chairs encore vives plutôt qu’au lit sénile.

    Tel est le sort que je choisirais pour la France si de la combler la fortune était lasse.

    Et au-delà de la France, il y a l’aventure humaine, l’histoire, ce délicat équilibre entre la barbarie et la civilisation.

    Entre la pitié, triomphe mortel et la cruauté servile et féconde.

    La vie sera toujours une bête prête à crever. »

    Cette remise en cause de la France, au nom d’une mentalité de légionnaire, témoigne d’une lecture nationaliste supra-nationale qui est une grande caractéristique du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle.

    Son romantisme n’a pas pu, malgré son nietzschéisme, lui faire manquer l’absurdité de la première guerre mondiale et aussi va-t-il se faire le grand partisan de l’unité européenne, d’un projet romantique d’une jeune Europe, d’un refus de la guerre au nom justement du vitalisme nécessaire au corps.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fusion mystique avec le «Grand Midi»

    On est donc, avec le jeune Pierre Drieu La Rochelle, au croisement du symbolisme, du décadentisme (et donc surréaliste) et du futurisme. Le manque de liaison avec les forces vives historiques – le prolétariat -, ainsi que le mode de vie décadent, aboutit à une posture futuriste nietzschéene, dont il ressort finalement un vitalisme, mais profondément ancré dans une fascination pour la mort qui ne sortira plus jamais de Pierre Drieu La Rochelle, toutes ses œuvres étant marquées, d’une manière ou d’une autre, par le sceau de celle-ci.

    C’est le prix à payer pour l’incohérence de sa position. Le poème Triptyque de la mort, tiré du recueil Interrogation, de 1917, exprime parfaitement cette fascination morbide :

    « Parmi ces prestiges de la force militaire dont s’enivre un adolescent, tu m’es apparue, ô mort : bouche sombre d’où s’épanouit le cri lumineux de la trompette.

    Dès lors, j’ai été celui qui sait. »

    Le savoir par la mort préfigure ici littéralement la mentalité des SS, à ceci près que Pierre Drieu La Rochelle refuse de se cantonner dans une telle perspective, se focalisant toujours sur la dimension transcendante, la quête de l’ultime connaissance, de l’ultime fusion avec le monde.

    Ses œuvres restent focalisés sur le suicide comme fusion avec le tout. Ce culte de la mort amènera Pierre Drieu La Rochelle, tout comme l’Italien Julius Evola, à une profonde fascination pour l’occultisme.

    Lorsqu’en 1927 Pierre Drieu La Rochelle publie Le jeune européen, l’œuvre commence par deux choses : d’abord, une dédicace « A André Breton », le chef de file des surréalistes, ensuite, une citation de la Bhagavad Gîtâ :

    « Sans aucun attachement au fruit de ses travaux, éternellement satisfait, absolument libre, bien qu’engagé dans un travail, il ne travaille pas. »

    Dans son Journal, à la toute fin 1943, Pierre Drieu La Rochelle résume son basculement dans le mysticisme, l’occultisme, le néo-platonisme :

    « Après avoir un peu lu la Kabbale et beaucoup la Bible, j’en viens à une conclusion, bien sûr non pas d’antisémitisme (qui n’a été pour moi qu’une passion et une réflexion dans le bas plan politique) mais d’asémitisme.

    La pensée occulte de l’Occident est bêtement butée sur la Kabbale, comme l’exotérisme sur la Bible, alors qu’il y a toute la pensée de l’Asie et l’islamisme et les religions primitives aryennes (celtiques, grecques, germaniques, scandinaves, slaves).

    Je vais mourir à la limite du védantisme et du bouddhisme, à la limite du Samkya et du Madhyamika.

    Mais quelle ignorance. Comme tout cela est atteint mièvrement et minablement à travers les ouvrages de seconde main, les traductions incertaines. Quelle belle vie c’eût été d’étudier le grec et l’hébreu, puis le sanscrit, puis l’égyptien. »

    Puis, quelques semaines plus tard, il écrit :

    « J’ai eu de grandes heures en lisant et relisan les Upanishads, les Brahmasutras, les textes du Grand Véhicule, le Tao.

    On ne retrouve pareille liberté que dans Héraclite et Plotin, et Denys l’Aréopagyte, quelques théologiens mystiques du Moyen Âge, quelques Allemands, Nietzsche et Bergson (j’adore Kierkegaard).

    J’ai été très déçu par la lecture du Sophar [sans doute le Zohar en fait] : cela fait presque double emploi avec la Gnose, cela est de la même veine. C’est une mythologie certes dialectique, mais beaucoup trop minutieuse et rectiligne.

    Cela a des angles trop matériels et sensuels. Cela étonne surtout par l’art littéraire, le même que celui qui brille dans la Bible. Les Juifs sont plus littérateurs que philosophes. Ils ont assimilé lentement et inégalement la philosophie des Aryens.

    Au fond il n’y a que la pensée aryenne dans le monde qui d’un côté rayonne jusqu’à la Chine et de l’autre jusqu’au fond de l’Occident par les Grecs, les Alexandrins, les Celtes et Germains et la réfraction juive. »

    On retrouve ici le mythe d’une sorte de religion sacrée, dont toutes les religions ne serait qu’une émanation, un aspect, l’aventurier lisant à travers elle pour remonter la source. Pierre Drieu La Rochelle tente d’y voir un chemin explicatif, une vision du monde :

    « En tout cas, ma vie intérieure a été totalement bouleversée par la découverte que j’ai faite peu à peu depuis quelques années de la Tradition Esotérique.

    Oui, y j’y crois. Je crois qu’il y a sous toutes les grandes religions une religion secrète et profonde qui lie toutes les religions entre elles et qui n’en fait qu’une seule expression de l’Homme Unique et partout le même.

    Mon initiation ne va pas très loin, à cause de l’infertilité de ma nature et de mon peu d’empressement à rechercher la communication orale, mais le peu que j’ai touché suffit à mettre en moi une confiance, une illumination merveilleuse. »

    Puis, un peu plus tard dans l’année, il écrit dans son Journal :

    « Derrière les occultistes et les occultes, il y a tout le fond de l’Antiquité : indien et grec, toute la philosophie emmêlée à la religion. Pour ce qui est de l’Occident, ce qui est admirable, c’est le platonisme, qui est d’une fécondité inépuisable.

    Tout se ramène à cela pour nous. Tout ce qui nous intéresse dans la période hellénistique, dans une partie du Moyen Âge, dans la Renaissance, dans l’occultisme plus récent se ramène à Platon.

    Or, on peut rattacher assez aisément Platon à l’Egypte et à l’Inde. Il est l’anneau de la chaîne humaine. Tout au moins dans la chaîne mystique. Pour le côté rationaliste, c’est au contraire Aristote, bien que…

    Relu Denys l’Aréopagyte, Hermès Trismégiste, Angelus Silesius, Suso, Ruysbroek. »

    On notera un aspect véritablement essentiel pour comprendre le fascisme. Denys l’Aréopagyte est le grand théoricien d’un néo-platonisme chrétien, et si on suit son prolongement on rejoint des thèmes existentiels qui seront ceux du protestantisme de Martin Luther.

    Or justement, Henri Suso appartient à la mystique rhénane médiévale aboutissant à Martin Luther ; Angelus Silesius est un luthérien basculant dans le mysticisme et tombant dans le catholicisme ; Jan Van Ruysbroeck est la grande figure néerlandaise de la mystique rhénane médiévale.

    C’est la grande quête de l’absolue, strictement parallèle au communisme. Preuve de cela, quelques jours après, Pierre Drieu La Rochelle résume ainsi sa position :

    « Je vais mourir tué par les communistes, j’aime mieux être tué par eux que par ces imbéciles de gaullistes.

    Mais je crois au communisme, je me rends compte sur le tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le fascisme que comme une étape vers le communisme.

    Mais impossible de devenir communiste pratiquement, mon essence bourgeoise s’y oppose.

    Je meurs dans la foi de la Baghavad-Gita et du Zarathoustra [de Nietzsche] : c’est là qu’est ma vérité, mon credo. La foi la plus pure et la plus indéterminée, la foi infinie au sein du scepticisme et du détachement. Une sorte de stoïcisme dégagé de toute morale.

    La foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal, par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et contemplation sont une seule et même chose dans la minute éternelle, dans le Grand Midi. »

    Dans un dernier élan littéraire, en plus des Mémoires de Dirk Raspe, un roman lamentablement faible prenant Vincent Van Gogh comme prétexte pour une référence à la peinture, Pierre Drieu La Rochelle écrira Les Chiens de paille, publié en 1944. Ce roman tente de formuler un sens du sacrifice dans la totalité, au moyen d’un personnage entièrement détaché de la vie tel un hindouiste, jonglant avec les résistants gaullistes, nationalistes, communistes et les nazis, pour finir dans un suicide censé aller vers l’absolu.

    C’est ici, sans nul doute, avec Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie, l’oeuvre la plus aboutie de la philosophie incohérente, romantique en quête d’absolu, de Pierre Drieu La Rochelle.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’aspect convulsif de l’art

    Ce qui est le plus fou, c’est que Pierre Drieu La Rochelle ne départira jamais de cette posture romantique de type symboliste, surréaliste, décadentiste. A la base, il fréquente d’ailleurs le milieu surréaliste ; son ami le plus proche est alors Louis Aragon.

    Mais même par la suite, alors qu’il a rompu avec le surréalisme, il maintiendra le cap de l’art comme expression des tourments individuels, annonciateurs d’une vie nouvelle. C’est la vision romantique d’une esthétisation de la vie.

    Et si le fascisme lui parle de par son esthétisation de la politique, son irrationalisme, il ne comprend pas qu’il s’agit par conséquent d’une esthétique en soi. Pour lui, l’art maintient son existence de rupture subjective initiale, fondatrice.

    Dans un article pour le journal argentin La Nacion, en 1939, Pierre Drieu La Rochelle explique de manière aberrante la chose suivante dans l’article Artistes et prophètes :

    « Un hasard de conversation m’a remis en mémoire ce fait qui avait l’autre année éveillé en moi certaines réflexions : les Hiltériens ont banni des musées allemands l’oeuvre de Vincent Van Gogh.

    Or, ce peintre violent et désespéré me paraît l’un des précurseurs de Hitler (…).

    Parmi les inquisiteurs hitlériens qui ont mis au pas les différentes activités culturelles, il en est des plus conscients et qui savaient à peu près ce qu’ils faisaient. Leurs écrits et leurs discours le prouvent. Ceux-ci n’ont pas ignoré, mais renié.

    Ils veulent détruire tout l’aspect convulsif de l’art des derniers lustres. Or eux-mêmes dans leur mouvement révolutionnaire sont l’expression la plus certaine du caractère convulsif de l’esprit du siècle.

    Sans doute rêvent-ils de sortir de cette convulsion qui les a mis au monde (…).

    Ces temps-ci, les Fascistes italiens et les Bolcheviks russes ont manifesté leur ingratitude à l’égard des audacieux giui avaient été leurs avant-coureurs par des idées et des images.

    Mussolini a admis dans l’Académie italienne Marinetti vieilli et relative-ment assagi, mais il n’a pas ouvert les portes des musées à l’œuvre picturale et sculpturale des Futuristes qui avaient préfiguré de la facon la plus téméraire et la plus provocante les violences fascistes.

    Les Bolcheviks ont bientôt réduit au désespoir les poètes et les peintres qui avaient salué leur avènement. Essenine et Maïakovsky se sont suicidés.

    D’autres ont été réduits au silence, exilés ou fusillés. J’ai vainement cherché dans le musée de Moscou les œuvres qui avaient été en honneur aux premiers jours de la Révolution.

    Certes, les œuvres de l’avant-garde française étaient encore là, les œuvres de Braque, de Léger, de Matisse, de Picasso ; mais ce n’était pas vers elles que les guides officiels dirigeaient les troupes de badauds, c’était vers les œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture du siècle dernier. Devant cette peinture-là, guides et guidés communiaient en toute paresse.

    Ils se détournaient aussi de la salle où je restai à peu près seul pendant une heure et qui renfermait l’inestimable trésor des vieilles icônes arrachées aux couvents et aux églises. »

    Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas ne pas savoir que le national-socialisme affirmait sa propre esthétique ; l’exposition sur « l’Art dégénéré » à Munich en 1937 ne pouvait pas lui avoir échappé, surtout que lui-même était extrêmement proche d’Otto Abetz, l’activiste idéologique et culturelle en faveur de l’Allemagne nazie, principalement avec le Comité France-Allemagne.

    Pourtant, en 1937, il défend encore Braque, Léger, Matisse, Picasso, qu’il présente comme « l’avant-garde française », comme s’il était encore l’écrivain lié au milieu de ces peintres, une quinzaine d’années auparavant, comme si rien n’avait changé.

    André Breton et Pierre Drieu La Rochelle, pris par le photographe Man Ray (1890 – 1976).

    Il y a là quelque chose d’absurde. Quant aux « œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture du siècle dernier » à Moscou, il s’agit certainement des peintures réalistes des Ambulants, œuvres d’une valeur inestimable ayant pavé la voie au réalisme socialiste.

    Mais là encore, cette question esthétique a échappé à Pierre Drieu La Rochelle. Son romantisme ne conçoit pas autre chose qu’un art d’avant-garde, c’est-à-dire au mieux d’expressionnisme, au pire et plus traditionnellement de subjectivisme à prétention moderniste.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une approche futuriste

    Pierre Drieu La Rochelle bascule d’autant plus aisément dans l’agressivité du mythe mobilisateur de Georges Sorel que, philosophiquement, il est lui-même également un disciple de Nietzsche. Tout comme chez Sorel, on retrouve la quête de la transcendance par le « surhomme » formulée par Nietzsche.

    Pierre Drieu La Rochelle raconte que très jeune adolescent, il avait été frappé par la couverture de « Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche dans une vitrine et qu’il l’avait fait acheté à sa mère. S’il n’avait rien compris de ce qu’il lisait, cela l’avait profondément marqué.

    Cela est d’autant plus juste pour la suite que Pierre Drieu La Rochelle est un viriliste forcené. Sa vision de la femme est d’un patriarcat le plus brutal ; il en fait des objets mi-maléfiques mi-sacrés, toujours passives et manipulatrices, inaccessibles de par leur psychologie et formant un monde de complications insolubles.

    Ce virilisme trouve d’autant plus de puissance que Pierre Drieu La Rochelle a été façonné par le militartisme de la première guerre mondiale.

    Après avoir échoué à l’épreuve pour sortir de Sciences-Po où il est rentré en 1910, alors qu’il a parallèlement fait une licence d’anglais à la Sorbonne, Pierre Drieu La Rochelle a en effet fait son service militaire en 1913 à la caserne de la Pépinière à Paris.

    Il est ensuite nommé caporal en avril 1914 et participe à la bataille de Charleroi en août, où il est blessé à la tête par un éclat. Promu sergent en octobre de la même année alors qu’il a rejoint le front en Champagne, il est blessé au bras gauche.

    Envoyé en mai 1915 dans un régiment qui part sur le front des Dardanelles, il est victime de dysenterie. Il rejoint par la suite un autre régiment et participe à la bataille de Verdun, pour être après blessé par des éclats d’obus, en février 1916.

    Par la suite, il est placé dans le service auxiliaire, temporairement dans le service armé à sa demande, mais sera finalement envoyé comme interprète avec une division américaine, tout en étant devenu adjudant.

    Cette expérience de la première guerre mondiale est, pour le moins, traumatisante. Mais elle ne fut pas prétexte à un culte de la première guerre mondiale : le thème n’apparaît pas dans son œuvre, à part véritablement dans les nouvelles de La comédie de Charleroi. Par contre, la quête de la transcendance de type nietzschéenne est omniprésente.

    Cela se lit très bien dans les poèmes écrits alors par Pierre Drieu La Rochelle, avec le recueil Interrogation de 1917 et celui de 1920 intitulé Fond de cantine.

    Le premier poème d’Interrogation nous en dit long sur le Nietzschéisme pratiquement futuriste de Pierre Drieu La Rochelle, qui est strictement parallèle à celui d’Apollinaire au même moment.

    Intitulé Paroles au départ, ce premier poème du recueil commence ainsi :

    « Et le rêve et l’action.

    Je me payerai avec la monnaie royale frappée à croix et à pile du signe souverain.

    La totale puissance de l’homme il me la faut.

    Point seulement l’évocation par l’esprit mais l’accomplissement du triomphe par l’œil et par l’oreille et la main.

    Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer ma force.

    Si je renonce mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai tué.

    La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut que je sente sa résistance, il faut qu’elle heurte mes os.

    – Que je sois brisé.

    Je veux la comprendre avec mon corps (…).

    Il n’est aucune vie à l’Arrière, aucune vérité. Tout y est marqué par la totale ignorance.

    De ce côté-ci se manifeste l’inénarrable révélation. »

    Ce mysticisme de la tranchée est résolument fasciste ; il correspond directement à la mentalité de légionnaire du fascisme italien et dans les corps-francs allemands de la même époque (mais pas dans les S.A. nazis qui eux relèvent de la génération d’après-guerre).

    La mise en jeu de sa vie, dans l’absurdité de la première guerre mondiale, trouverait un sens dans une transcendance dépassant largement les deux camps, pour rejoindre le duo vie-mort qui formerait le cœur même de l’existence.

    Cet existentialisme morbide – avant même l’émergence de l’existentialisme en tant que tel – aboutit immanquablement au subjectivisme le plus forcené, avec la remise en cause de toute forme traditionnelle, dans un esprit « futuriste ».

    Le poème Explosif a ainsi un titre à double sens, typiquement futuriste de par la combinaison de l’explosivité de la bombe et de celle de la vitalité. C’est un équivalent direct du futurisme italien, de la poésie de Marinetti comme des peintes futuristes Balla, Boccioni, etc.

    « Idée, désir, ou aussi vouloir.

    Les mots sont noirs et incassables, mais il y a l’image et c’est une ligne, une parabole qui s’exalte.

    Ô mon ami tu te convulses d’horreur parce que tes sens affinés sont tout à vif et pullulants de la misère des multitudes combattues.

    Mais autant que d’autres que tu hais, il te faut répondre de cette peine car tu portes l’Idée.

    Et l’idée c’est l’orgueil de l’être, l’orgueil du monde.

    L’idée est explosive, l’idée est éclatante.

    Et il est une frénésie dans l’idée. Il lui faut le triomphe de la force. Il lui faut le temps et l’espace (…).

    Le principe des choses c’est qu’un rêve soit, contre un autre rêve, alors jaillissent les musiques et toujours ronfle le tambour de guerre. »

    Pierre Drieu La Rochelle se revendique d’ailleurs, à cette période, de l’écrivain symboliste Paul Adam, de l’intellectuel monarchiste ultra-réactionnaire Charles Maurras, du poète italien ultra-nationaliste Gabriele d’Annunzio, de l’écrivain britannique ultra-conservateur Rudyard Kipling, de l’écrivain ultra-nationaliste Maurice Barrès.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle : «un ouvrier est un bourgeois»

    Pierre Drieu La Rochelle aurait pu alors se contenter, ne voyant pas deux classes comme moteur d’une époque, de considérer qu’aucun changement complet n’était nécessaire. Il y a toutefois un souci : il voit que le capitalisme pose un problème, et il le fait en des termes qui sont ceux du marxisme, sauf qu’il ne le sait pas.

    Il considère même que son approche s’oppose au marxisme. On peut voir cela en comparant deux synthèses faites. Voici celle faite par Karl Marx, en parlant de la loi qui veut qu’il y ait nécessairement une partie de la population au chômage :

    « C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

    Pierre Drieu La Rochelle, dans Socialisme fasciste, explique la chose suivante :

    « Comment le prolétariat pourrait-il produire une révolution et un gouvernement ? En effet, la raison même qui l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui faut sortir de la condition misérable qui le destitue des vertus humaines, l’empêche de faire cette révolution.

    Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales qu’il s’agit précisément pour lui de conquérir ?

    Certes, on peut admettre qu’il les ait en germe, mais c’est de ces vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin pour concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour prendre en main le gouvernement – ce qu’aucune classe mieux armée n’a jamais fait dans sa masse.

    Il y a là un cercle vicieux dont il ne peut sortir – du moins par lui-même. »

    Ce que Pierre Drieu La Rochelle pose là, c’est la question de la conscience et on sait quel est le point de vue de la social-démocratie, formulée par Karl Kautsky et saluée par Lénine : la conscience vient de l’extérieur du prolétariat, en tant que compréhension de l’ensemble du système capitaliste.

    Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas cela et il est évident ici qu’il suit le point de vue de Georges Sorel. Ce dernier explique pareillement que le prolétariat ne peut pas s’en sortir seul, d’où le besoin d’un mythe mobilisateur.

    Georges Sorel rejetait en effet la social-démocratie, car pour lui elle basculait inévitablement dans le réformisme et la trahison : il avait l’exemple de Jean Jaurès et ne comprenait rien à la social-démocratie allemande. D’où son affirmation de la nécessité du syndicat et uniquement du syndicat comme forme d’organisation.

    Pierre Drieu La Rochelle voit les choses précisément de la même manière :

    « Les prolétaires qui manifestent des dons politiques deviennent des agitateurs du prolétariat constitué en parti ; parfois, au-delà, ils deviennent des chefs de l’ensemble du peuple.

    Restant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas moins de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe des gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie pareille à la vie de ceux-ci et perdent insensiblement leur souci de classe et le besoin pressant de faire une révolution prolétarienne.

    D’ailleurs, les chefs du prolétariat issus directement du prolétariat sont en réalité peu nombreux et peu efficaces. Les hommes politiques qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont en général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky, Lénine, Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini, Hitler sont d’origine plus modeste que ceux-là) – c’est-à-dire des gens qui profitent d’une évolution d’une ou deux générations au-dessus du niveau le plus modeste.

    Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolétariat montrait dans les débuts de son histoire et qui se sont émoussés depuis. »

    Georges Sorel dit exactement la même chose, sauf que lui veut retourner à l’époque du prolétariat d’avant la social-démocratie, alors que Pierre Drieu La Rochelle, lui, pense qu’il faut passer à autre chose. Le prolétariat n’est plus que plèbe ou petite-bourgeoisie, et il y a d’autres classes, le tout étant par ailleurs impossible à distinguer :

    « Un ouvrier est un bourgeois, en ce sens qu’il partage la même vie paisible et qu’il n’y a dans cette vie aucun ressort décisif qui le rende plus belliqueux que les autres.

    L’ouvrier va à son usine, en revient, comme la bourgeois va à son bureau et en revient. Il va au bistrot et au cinéma comme la bourgeois ; il a une famille, ou il vit dans l’ambiance d’une femme.

    Vie régulière et sans à-coup. Les traits de la vie ouvrière qui passent pour en faire une école de courage ne sont pas décisifs, si on les regarde près.

    L’ouvrier a une vie économique plus instable ? L’ouvrier a une vie physique plus dure ?

    Mais combien de bourgeois ont une vie économique stable, du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit le bourgeois est toujours menacé par la ruine.

    Quant à la dureté du travail, elle est fort inégale pour l’ouvrier selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme assis et inerte comme le bourgeois.

    Et d’autre part, le sport restitue la force physique au bourgeois. »

    C’est un point de vue petit-bourgeois. Et un tel point de vue ne peut aller que dans le sens de l’unification des classes sociales, pour le maintien, la stabilité de l’ensemble social, permettant au petit-bourgeois de maintenir sa condition sociale.

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  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un disciple de Georges Sorel

    N’ayant pas lu Le capital, ne comprenant pas le principe de l’accumulation du capital, avec les marchandises, le travail accumulé, Pierre Drieu La Rochelle peut donc se contenter de formuler le point de vue suivant : il n’y a pas deux classes, il n’y a pas d’État comme expression d’une situation d’une classe par une autre.

    Il y a des individus, dans une société, avec une élite qui dirige de manière plus ou moins par contingence, en collant le plus possible à l’équilibre précis des couches sociales d’une société à un moment donné.

    C’est précisément la même conception que Georges Sorel.

    Voilà comment il exprime son point de vue en termes de philosophie politique :

    « Avec des caractères effrayants, le prolétariat s’est manifesté peu à peu dans les grandes villes du monde à mesure que s’y développait le règne complexe de l’industrie scientifique, du capitalisme et de la démocratie (…).

    Le marxisme est tout entier dans la conception précise et étroite qu’il se fait du prolétariat, de son origine, de ses souffrances, de ses vertus, de ses possibilités, de son destin. Il faut de cette conception tranchée le fondement de toute pensée socialiste (…).

    On croit qu’une classe, à tel moment, domine politiquement par sa masse la masse des autres classes, qu’elle détient le pouvoir politique en tant que masse. Par exemple, on croit que la noblesse et le clergé ont détenu collectivement le pouvoir, et qu’ensuite la bourgeoisie a repris collectivement ce pouvoir.

    Cette prémisse peut être absolument niée. Une classe est formée d’un grand nombre d’individus ; or, le pouvoir n’est jamais tenu et exercé en fait que par un petit nombre d’individus. Il est donc a priori abusif et erroné de dire qu’une classe détient le pouvoir politique, « la souveraineté politique totale. » (…)

    En réalité, il n’y a jamais qu’une petite élite qui gouverne et qui, pour gouverner, s’appuie sur une ou plusieurs classes, en fait toujours sur un complexe de classes. Cette élite est formée d’éléments d’aventure. Chaque personne qui y entre s’impose individuellement (…).

    Il faut insister sur les caractères humains qui président à la formation de l’élite gouvernementale. Ce sont des caractères psychologiques qui semblent constants dans l’espèce humaine et qui donc débordent le point de vue des classes.

    Le fait de la valeur individuelle implique un nombre trop grand d’éléments subtils pour pouvoir être soumis aux conditions d’une époque et d’un milieu (…).

    La masse d’une classe ne gouverne pas ; en conséquence, lors d’un grand changement politique et social, une classe gouvernante n’est pas remplacée par une des classes gouvernées. Il y a un simple remplacement d’une élite de gouvernement par une autre élite, animée d’un nouvel esprit, d’une nouvelle technique (…).

    L’évolution économique (1) exige à un moment donné une nouvelle technique gouvernementale et un nouvel esprit dans la législation sociale. Une société commerciale et industrielle a besoin d’autres loi et d’autres chefs qu’une société agricole et militaire.

    (1) Nous semblons admettre le point de vue du matérialisme historique ; mais il n’en est rien.

    Si nous parlons constamment de la pression des événements économiques sur les événements politiques, dans notre esprit qu’est-ce qui caractérise un événement économique ? Comme pour Marx le changement dans les forces de production.

    Mais qu’est-ce qui change les forces de production ? Les inventions. Rien de moins matériel. L’invention de la vapeur n’est pas un fait plus matériel que l’invention du calcul différentiel ou l’invention de la Joconde. »

    Pierre Drieu La Rochelle est ainsi un disciple de Georges Sorel et on voit bien à ces lignes qu’il tente comme lui, désespérément, de maintenir la fiction de la permanence de l’individu à travers les changements sociaux. L’individu n’est pas ici naturel, et donc une composante d’un mode de production, mais une existence autonome existant de manière relative seulement dans une société donnée.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le «Socialisme fasciste»

    Pierre Drieu La Rochelle a publié en 1934 un essai intitulé « Socialisme fasciste », chez Gallimard. C’est une œuvre importante, car il tente d’y formuler conceptuellement ce qu’est le fascisme ; l’essai se situe pour sa publication entre Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie. C’est le fruit de la rencontre de son romantisme avec les événements de 1934, sur lesquels il a cependant un regard très critique.

    En fait, il ne considérera jamais que les mouvements fascistes seront authentiquement fascistes. Il aura beau se forcer, comme avec le Parti Populaire Français de Jacques Doriot et l’Allemagne nazie, il sera toujours immanquablement déçu.

    Il faut bien saisir également l’espace intellectuel énorme disponible alors. L’extrême-droite intellectuelle existait autour de Charles Maurras, mais elle était conservatrice ; les courants socialistes anti-marxistes se développaient, mais leur point de vue n’avait pas été synthétisé. Les Croix de Feu du colonel de La Rocque avaient une base masse, mais leur républicanisme autoritaire de droite allait dans le sens d’un corporatisme sans mystique socialiste capable de satisfaire une petite-bourgeoisie radicalisée par la crise capitaliste.

    A cela s’ajoute que tant Benito Mussolini qu’Adolf Hitler ont défini des concepts, des valeurs, mais sans que la vision du monde ne soit élaborée philosophiquement, en raison d’un très grand pragmatisme.

    Cela permettait une libre inspiration de type idéaliste et ce sont des intellectuels, comme Giovanni Gentile, Othmar Spann, Alfred Rosenberg, etc., à la marge du mouvement, qui ont alors tenté de procéder à une théorisation, avec plus ou moins de réussite, et dans tous les cas avec une non-reconnaissance officielle en Italie, en Autriche et en Allemagne, le régime fasciste ne pouvant pas former un dogme, de par sa nature même.

    Pierre Drieu La Rochelle se pose ainsi comme un fasciste sincère, authentique, en quête d’une vision du monde, au nom d’une exigence à la fois de cohérence et d’esthétisme. Il est en ce sens très proche de l’Italien Curzio Malaparte, qui transporte la même inquiétude par rapport à la beauté et aux valeurs, la même angoisse existentielle.

    Le grand souci est que ces intellectuels ne connaissent les théories politiques et les idéologies que de seconde main, par un prisme déformé. C’est tout à fait flagrant dans la lecture que fait Pierre Drieu La Rochelle du marxisme.

    Le premier chapitre de « Socialisme fasciste » s’intitule en effet « Contre Marx » et on y trouve ce qui est censé être un résumé de la conception marxiste, avec ses faiblesses. Le souci, c’est que Pierre Drieu La Rochelle ne connaît pas le marxisme.

    Il ne connaît pas le principe de mode de production, clef de l’interprétation historique d’une époque, ce qui fait qu’il pense que le marxisme schématise tout, simplifiant l’opposition dialectique entre deux classes principales en niant l’existence d’autres classes. Il note ainsi fort justement :

    « Il y a toujours eu plusieurs classes en présence. Au Moyen Age, à côté du clergé de composition complexe, il y avait la bourgeoisie naissante ou renaissante de l’Antiquité, diverses noblesses, l’aristocratie paysanne et deux ou trois espèces de paysans.

    Sous la monarchie, il y avait cinq ou six classes. Peut-on confondre noblesse d’épée et noblesse de robe, haut et bas clergé, clergé séculier et clergé régulier, bourgeois des villes et paysans libres ou serfs, anciens artisans et nouveaux manufacturiers ? »

    Or, si Pierre Drieu La Rochelle avait lu Karl Marx, Friedrich Engels, Karl Kautsky, les auteurs principaux de la social-démocratie, ou encore Lénine et Staline, il aurait bien vu qu’il était parlé de différentes classes, de différenciation à l’intérieur de celles-ci, même si le moteur d’un mode de production dépend d’une opposition dialectique entre deux classes.

    Un simple regard sur l’URSS à l’époque suffisait pour voir la présentation d’une opposition entre les paysans riches, les paysans moyens et les paysans pauvres, avec la collectivisation prenant en compte ces différences.

    Cela, Pierre Drieu La Rochelle ne le voit pas, alors qu’il voit bien que cela ne colle pas du peu qu’il en sait ; il dit ainsi en note :

    « Marx semble faire des réserves sur le passé.

    Il écrit : « Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples… et chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »

    Mais cette observation est en contradiction avec tout ce qu’il dit du rapport de lutte entre féodalité et bourgeoisie. »

    Pourquoi Pierre Drieu La Rochelle peut-il alors dire cela ? Parce qu’il constate que les marxistes parlent de polarisation en deux classes, alors que les classes moyennes existent encore. En somme, il voit l’erreur que font les communistes français de raisonner, par syndicalisme et opportunisme, en assimilant paupérisation générale et paupérisation absolue.

    Cependant, comme Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas le léninisme, par son refus d’une position ouvrière, il ne voit pas que la croissance du capitalisme est relative et non absolue, que la croissance des forces productives n’est que relative.

    Il s’imagine donc que le marxisme parle d’un appauvrissement général obligatoire et uniforme ; voyant que cela n’a pas lieu, il réfute alors le marxisme.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : le feu follet

    Le grand auteur norvégien Knut Hamsun n’est compréhensible que par rapport à la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, à celle entre villes et campagnes. Cela était au moins relativement clair à l’époque pour les communistes et s’il a choisi le fascisme, il était frappant qu’il aurait pu et dû basculer de l’autre côté.

    La question est alors la suivante : pourquoi Le feu follet, publié en 1931, n’a-t-il pas été considéré en France comme relevant fondamentalement de l’approche soulevée par le matérialisme dialectique ?

    Lire la nouvelle avec une connaissance ne serait-ce qu’élémentaire du marxisme fait qu’il saute littéralement aux yeux qu’il n’est parlé que de la marchandise, du sens de la vie dans une grande ville, des rapports sociaux mensongers et manipulateurs, du besoin existentiel d’une autre vie.

    Et même si on le voit pas à l’initial, rien que les dernières lignes où le protagoniste de la nouvelle, lassé même de l’héroïne, se suicide, le disent clairement :

    « Bien calé, la nuque à pile d’oreilles, les pieds au bois du lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le coeur.

    Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »

    Le niveau de conscience est ici d’une puissance extrême et on comprend pourquoi, dans sa quête d’un rapport non aliéné à l’objet, Pierre Drieu La Rochelle, dans sa méconnaissance du marxisme, ait été obligé de puiser dans l’antisémitisme un anticapitalisme romantique qui expliquerait pourquoi la vie se fuit elle-même.

    Le feu follet heureusement, tout comme Rêveuse bourgeoisie, échappe à un tel anticapitalisme romantique : on est ici encore dans le romantisme en tant que tel, au moment où il peut basculer encore dans le bon camp. On échappe cependant pas, naturellement, le romantisme noir, celui des décadentistes. L’approche reste fin de siècle, avec une vision de dandy tourmenté se dépassant jusqu’à une protestation romantique contre le vide de la société capitaliste moderne.

    Ce qui caractérise d’ailleurs cette œuvre magistrale et incontournable, c’est d’ailleurs tout comme dans Rêveuse bourgeoisie, le besoin d’être soi-même tout le temps, dans chaque geste, sans faux semblants, sans aliénation.

    Tout est résumé dans les lignes suivantes :

    « Alain rapprocha Urcel de Dubourg. Celui-ci commençait aussi à transposer sa vitalité, pour sauver ce qui lui en restait, dans un monde incontrôlable.

    Peut-être cette opération est-elle commune à tous les hommes qui vivent d’imagination et de pensée, surtout quand ils arrivent au milieu de leur âge.

    Mais la passion, la folie d’Alain qui pourtant n’avait jamais vécu, c’était de supposer qu’on peut vivre dans un seul plan, engager toute sa pensée dans chacun de ses gestes. Faute de pouvoir le faire, il demandait à mourir. »

    Être soi-même, tout le temps, sans être brisé par les conventions sociales qui déforment la personnalité et façonnent les mentalités : tel est le souci romantique de Pierre Drieu La Rochelle. Mais comment trouver une voie ?

    Le feu follet est, en pratique, une sorte de biographie du surréaliste Jacques Rigaut (1898-1929). Pierre Drieu La Rochelle, pour une fois, a été en mesure de parler de quelqu’un d’autre que lui et cet autre qui a servi de miroir a permis de transcender sa propre vision, d’aller à une véritable dénonciation romantique du monde.

    Mais sa situation personnelle, sa vie de bourgeois à l’écart des masses, sa pratique de décadent couchant avec n’importe qui au milieu de gens très riches, tout cela a affaibli son romantisme au point d’espérer une reprise de l’intérieur de la société elle-même.

    Son romantisme dénaturé, mis en rapport avec la tentative de coup d’État fasciste de février 1934, va l’amener à devenir le théoricien français du fascisme.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : contre la rêveuse bourgeoisie

    Friedrich Engels avait noté que Balzac, un romantique, un réactionnaire, décrivait la réalité tellement méticuleusement, tellement fidèlement, qu’il bascule dans le réalisme.

    On a la même chose avec Rêveuse bourgeoisie, publié en 1937, véritable expression de la contradiction au cœur de la quête d’un « socialisme fasciste » par Pierre Drieu La Rochelle.

    Sorti alors à grands renforts de publicité, le roman est composé de cinq parties, les trois premières forment un véritable monument, donnant une description d’une minutie on ne peut plus réaliste de l’atroce esprit borné de la bourgeoisie, de la stupidité pragmatique du clergé, de l’arriération de la France profonde, de la corruption caractérisant Paris.

    Le niveau de densité psychologique et de nuance dans l’expression sociale représentent une capacité hors-pair d’analyse, résolument marxiste.

    Seulement, tout comme chez Balzac, on n’a que la bourgeoisie et pas les masses populaires. Livré à lui-même, l’auteur ne peut que basculer dans le subjectivisme.

    Les quatrième et cinquième parties du roman sont par contre d’une nullité effarante. On passe subitement à une autre histoire, celle des enfants du couple décrit dans le roman, sur un ton subjectiviste, raconté d’ailleurs à la première personne du singulier : la fille du couple décrit ses rêves et ses tentatives de se redresser socialement.

    Voici un extrait de Rêveuse bourgeoisie où le réalisme est puissant, car porté par l’exigence de porter une grande attention sur toutes les facultés humaines. Il est à noter que le roman a une grande dimension autobiographique, Pierre Drieu La Rochelle y dénonçant les travers de son père, et l’enfant décrit, c’est finalement lui-même.

    « Yves et Geneviève, par contrecoup, avaient vivement perçu qu’elle [la mère] s’éloignait d’eux comme de toute la maison.

    Était-ce en partie à cause de cela qu’Yves était si inquiet avant chacune de ces sorties dont il se faisait une fête ? Tout le reste du temps, il se considérait comme délaissé et souffrait de son isolement au point d’en pleurer souvent.

    Et pourtant chacune de ces sorties était une déception et tournait à la catastrophe. L’enfant avait fini par remarquer la constance de l’événement, il faisait d’immenses efforts pour conjurer le sort fâcheux. Mais c’était en vain, et toujours la journée se déroulait de la même façon.

    Ce jour-là, sa mère lui annonça de bonne heure qu’elle le promènerait après le déjeuner. Il eut un premier moment irrésistible de joie.

    Mais, d’abord, son père ne rentra pas déjeuner et sa mère s’énerva considérablement à l’attendre. Elle eut des mouvements de mauvaise humeur.

    Or, aussitôt que sa mère était en colère, elle devenait laide. Ce phénomène dérangeait cruellement le petit garçon dans les jouissances infinies qu’il tirait de la contemplation du joli visage de sa mère.

    Il ne tarissait pas en joyeuses exclamations intérieures quand ce visage se montrait enjoué : à ses yeux enchantés, quelque chose alors rayonnait du front au menton et d’une oreille à l’autre chez la jeune femme, qui faisait valoir chaque trait, les yeux vifs et dévorants de vie, le nez mince aux narines frémissantes, les joues qui recouvraient d’une peau si douce l’arête un peu saillante des pommettes — ce qui faisait un contraste dont Yves n’avait jamais fini d’épier les deux éléments jouant l’un par-dessus l’autre.

    Il y avait aussi la bouche. C’étaient des lèvres minces, souples et très rouges, même sans fard.

    D’ailleurs Yves n’aimait pas le fard et il aimait ces lèvres au matin, même un peu séchées, craquelées et gercées. Elles étaient encore sinueuses. Leur ligne ourlée, palpitante, peignait si bien la gaieté, l’entrain, l’emportement. Et voilà que ces lèvres se raidissaient, pour soudain se détendre, s’affaisser.

    Yves en voulait à sa mère de laisser se perpétuer ce désastre. Cela le déroutait, le bouleversait, le rendait maussade, furieux, vindicatif. Il n’en voulait pas à l’auteur de tout ce désastre, à son père ; il en voulait à la victime qui se laissait ainsi ravager.

    Donc Yves fut mécontent dès le déjeuner, et, aussitôt après, il crut bien le montrer en se sauvant de table et en se retirant sans un mot dans sa chambre. Mais sa mère ne le remarqua pas et s’enferma chez elle, l’oeil fixe, murmurant de douloureuses imprécations.

    Yves vit dès lors que la journée était perdue, que cette journée de sortie serait lourde de tristesse et de rancune comme les autres.

    Déjà il était maussade et il ne cesserait de l’être de plus en plus jusqu’au moment où cette lourdeur deviendrait intolérable aussi bien pour sa mère que pour lui et qu’ils se querelleraient.

    Il vit partir sa petite sœur pour les Tuileries et songea à l’accompagner, à renoncer à son privilège. Il en eut tellement peur, et la menace lui semblait telle-ment plus grave que d’habitude, qu’il s’élança dans le cabinet de toilette pour demander pardon à sa mère et lui crier son inquiétude.

    Dans sa hâte pour empêcher l’inévitable, il ouvrit impétueusement la porte sans frapper.

    Or, sa mère était plongée dans un travail étrangement minutieux. Certes, ce cabinet de toilette était en soi-même un lieu étrange, rempli de secrets qu’Yves essayait vaine-ment de percer quand la jeune femme était absente et qu’il s’y glissait seul et demeurait de longs moments pantelant d’une curiosité angoissée et sans espoir; mais ce travail lui parut d’une étrangeté particulière.

    Jamais il n’avait surpris sa mère penchée sur sa glace avec autant de curiosité d’elle-même, approchant d’elle-même une main aussi caressante. Agnès surprise, percée à jour, se retourna tout d’un coup et lui cria dans un de ses accès de subite et terrible violence : — Je te défends d’entrer ici, va-t’en.

    Yves qui était entré pour tout sauver vit le mal s’abattre sur lui avec une puissance de fatalité encore inconnue.

    Il demeura blanc, hébété, puis il se prit de rage luis aussi contre tant de malencontre. Il se retourna tout d’une pièce pour que sa mère ne vît pas ses premières larmes et il se jeta dans la porte ouverte.

    Il se précipita vers sa petite chambre, prêt aux longs sanglots dans l’abandon et la solitude les plus lamentables.

    Mais Agnès avait ressenti la brutalité de son ressentiment. Et elle le suivit. L’entendant venir, il frémit de colère et de joie, et sur son lit il enfouit sa figure dans l’odeur fade et poussiéreuse d’une étoffe où le souvenir d’anciens sanglots augmentait toujours les derniers.

    Elle se jeta sur lui. — Mon petit, mon petit, je te demande pardon, je suis une vilaine maman.

    Yves, déconcerté, mécontent de voir lui échapper son atroce plaisir, cria sa déception. Mais déjà il était attentif à l’accent de sa mère, accent qu’il ne connaissait pas, qui le surprenait et éveillait en même temps que sa curiosité son espoir.

    Il entrevit un abîme de félicité. Sa mère soudain ne le comprenait-elle pas, ne le devinait-elle pas ? Elle venait enfin près de lui comme jamais elle n’y était venue; elle était enfin au fait de ses besoins et de ses chagrins; elle était toute à lui.

    Il se retourna pour la recevoir dans ses bras, et ils mêlèrent leurs deux visages enflammés par les larmes. Il y eut un long moment de bonheur pour Yves, dont il crut d’abord qu’il allait durer toujours.

    Ce ne fut qu’après un long moment où il s’était étiré, fondu dans la chaleur de sa mère, qu’il se rendit compte que ce qui était pur bonheur pour lui était autre chose pour elle. Certes elle était la proie comme lui d’un ravissement, mais c’était plutôt un ravissement triste qu’un ravissement heureux comme le sien.

    Il commença de nouveau à l’épier avec méfiance et crainte entre ses paupières mal séchées. Mais elle était maintenant en éveil et maintint si bien son effort pour empêcher son enfant de sentir en elle autre chose que sa tendresse que celui-ci crut à plusieurs reprises s’être trompé. Elle se remua pour détourner son attention. »

    La mère est en fait piégée : son mari ne s’est précipité dans le mariage que pour la dot, en conservant sa compagne précédente comme maîtresse. Tout est alors d’une logique implacable : la femme tente de regagner sa féminité en cherchant un amant. Car elle est trop faible pour divorcer, trop faible psychologiquement et socialement, elle est restée une femme-enfant. D’où une quête identitaire dans une féminité abstraite, d’où la scène précédente d’indifférence avec son enfant quand elle se maquille.

    Si la relation était authentique, la femme aurait pu aller de l’avant, le couple aurait pu être un moteur, mais évidemment Pierre Drieu La Rochelle a dressé le portrait de la bourgeoisie, où tout est rêvé, vain, opportunisme le plus vil, décadence. D’où les affres de la femme face à sa situation, comme ici :

    « Agnès n’avait aucune idée des hommes, elle n’avait jamais regardé les hommes, elle n’avait eu aucun besoin des hommes. Jeune fille, elle attendait, et il y avait eu Canaille.

    Comment en sortir jamais ? A peine avait-elle été seule avec Canaille, dans le train, en route pour ce terrible voyage de noces en Algérie, qu’elle avait deviné tout ce que jusque-là elle n’avait pas le moins du monde pressenti.

    Il la regardait si peu, il l’embrassait si peu; il regardait ailleurs, sa bouche flottait ailleurs.

    Or, il y avait une fureur latente dans ce corps de jeune fille. Si peu que Camille se soit tourné vers elle, elle était devenue jeune femme tout d’un coup et cette fureur avait éclaté. Elle avait souffert de l’indifférence de Camille et sa souffrance s’était sur-le-champ transmuée en fureur.

    Elle souffrait, mais elle souffrait avec colère, avec des cris. A Alger, à la découverte de la photo de Rose, elle avait pleuré, supplié, puis crié. Incapable du moindre calcul, de la moindre réflexion, sans le-conseil de personne, elle était tout abandonnée à la plus fatale sincérité.

    Elle criait quand elle avait mal et c’était tout, elle attendait: que son cri conjurât le malheur. Elle ne fit rien pour lutter, pour enjôler Camille, pour surprendre ses besoins, pour substituer une image à l’image qui le fixait.

    Elle était trop sincère pour nourrir la moindre imagination, le moindre artifice. Elle ne pouvait rien feindre ou inventer pour les yeux de Camille que Paris avait rendus rêveurs et maniaquement soumis à leur rêve.

    Elle allait au-devant de toutes les humiliations, incapable de sortir de son orgueil candide. Il y a des êtres intelligents, rusés, façonnés, qui se plient à la vie, mais il y en a d’autres comme Agnès qui restent eux-mêmes entièrement, aveuglément — ce qui est atroce pour eux et pour les autres.

    Agnès ne songea pas à imiter une Rose imaginaire pour la supplanter. Aussitôt que Camille tâchait de lui sourire ou, la nuit, la prenait dans ses bras pour un instant, aussitôt elle était entièrement occupée par l’inertie du bonheur.

    Dépourvue de tout détachement et de toute ruse, elle ne songeait pas à retourner aussitôt ce bonheur sur lui pour le fasciner, le capter. Et bientôt un mot, un geste de l’indifférent la faisaient basculer de l’inertie du bonheur dans l’inertie du malheur. Ce fut ainsi pendant quelques mois.

    Puis il y eut le premier enfant — l’enfant qui était Camille. En le dévorant, elle dévorait Camille; elle l’aimait anxieusement, furieuse-ment. Mais elle n’en aimait que plus furieusement encore Camille.

    Elle fut ainsi pendant des années. La venue de Geneviève n’y changea rien. Elle jetait des regards aveugles autour d’elle, dans les moments où elle invoquait le ciel et la terre, où elle les prenait à témoin de son infortune.

    Mais le ciel et la terre, mal peuplés par sa faible imagination et limités au cercle étroit de ses relations, ne pouvaient répondre.

    Cependant, un jour, une réponse finit par se former. Il est rare qu’un être reste tout à fait sans qu’aucun autre lui réponde, bien que cette situation horrible se rencontre.

    Agnès, jolie, puissante dans ses sensations, n’était pas une déshéritée, c’était seulement une paresseuse, elle avait cette paresse puissante des êtres qui font la masse principale de la vie, de ceux qui se jettent avec tout l’aveuglement de l’instinct sur le premier leurre qui s’offre, et qui s’obstinent sur lui et épuisent toute leur force sur lui. Il y eut donc Le Loreur. »

    Rêveuse bourgeoisie est un portrait d’une classe sociale en perdition. C’est la dénonciation de toute une époque.

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la nature ou les dieux?

    Dans la nouvelle La femme au chien, Pierre Drieu La Rochelle présente un narrateur se retrouvant donc sur la Côte d’Azur, et dans son hôtel il entend sa voisine parler, mais sans réponse. Cela devient pour lui une véritable obsession : il veut savoir. Il fantasme avec acharnement sur la nature de la personne qui ne parle pas, avant de s’apercevoir, déçu, qu’il s’agit d’un chien.

    Il hésite alors entre dénoncer d’avoir un chien comme échappatoire à la quête (fasciste) d’un monde de génies et de fées, ou bien accepter la reconnaissance (communiste) de la nature. Toute l’oscillation de Pierre Drieu La Rochelle se trouve en ces lignes.

    « Ah ! c’était à son chien qu’elle parlait. Je fus plus qu’étonné par cette découverte, j’en fus consterné. Cela me ramenait au sentiment intime que, par-dessous, j’avais nourri tous ces matins. Car si j’avais imaginé un enfant, un amant, en face de la bouche ouverte, en même temps j’avais bien senti tout ce qu’il y avait de perdu dans ce débit perpétuel.

    Eh bien, alors, pourquoi m’étonnais-je ? Puisque, en tout cas, je savais qu’elle parlait aux murs, pourquoi pas un chien, plutôt qu’un homme ? Poupée pour poupée !

    Justement, j’aurais préféré une poupée. La tricherie avec un chien, pour être plus sournoise, me paraissait plus ignoble. Une poupée, au moins on sait à quoi s’en tenir.

    On sait qu’on quitte ce monde pour entrer dans un autre, dans l’autre… le monde des fantômes et des revenants, des génies et des fées, des saints et des dieux ; le monde des images (…).

    Donc j’aurais préféré que cette femme allât à la maison des poupées, à l’église ; là, dans l’ombre, jetée contre la fascinante constellation des cierges, qui couronne les yeux d’abîmes d’un jeune dieu ou d’une jeune déesse, elle aurait pu chantonner, murmurer, et peut-être que son gosier n’aurait pas été un simple moulin à prières. Certes, il y a peu d’élus ; mais qui sait ?

    Tandis qu’un chien ! Pour cette femme, c’était le compromis le plus sordide, l’échappatoire la plus médiocre entre les dieux et les hommes. Un chien, qui n’a plus du dieu que le silence, et qui est maintenant borné comme un homme.

    Vous me direz que je n’y comprends rien et qu’il y a plus et autre chose dans un chien ou dans un chat que dans les humains. Nos bêtes sont restées fidèles à la nature, dans la mesure où, en les domestiquant, nous ne les en avons pas arrachées.

    Elles peuvent donc être des intermédiaires et des intercesseurs entre nous, hommes, qui épuisons notre santé profonde à nourrir la Raison, et la nature.

    Ou des intermédiaires entre nous et d’autres intermédiaires, les dieux, représentants de la nature, grands fantômes, dans les veines desquels court la sève des forêts. Oui, les chiens sont des inspirés – comme les chats, les coqs, les serpents. Et c’est pourquoi, dans le temps jadis, le clan du Chien savait ce qu’il faisait.

    Mais cette dame de Cannes ignorait la nature et les dieux. »

    On voit ici que, parlant des animaux, Pierre Drieu La Rochelle retombe dans le travers du subjectivisme mystique. Il ne parvient pas à la nature et il a théorisé cette incapacité en quête mystique anti-rationaliste.

    Deux ans avant la publication de cette nouvelle, dans la revue Formes, en mai 1932, Pierre Drieu La Rochelle publie un article intitulé Le poète anglais et le peintre français. Il y présente une vision tout à fait romantique de l’esprit anglais, qu’il oppose au moralisme français. Il en découle, inévitablement, un rejet du réalisme.

    Voici comment il formule cela, de manière évidemment puissamment forcée :

    « L’Anglais est merveilleusement sensible à tous les frémissements et à toutes les nuances de la nature physique. Qu’il soit devant une plante ou un animal ou un homme, il enregistre avec une sensibilité extrême les odeurs, les couleurs, les sons et les mouvements.

    Aussi la langue qu’il s’est faite est-elle pleine de ressources les plus variées et les plus délicates pour exprimer les sensations. Chacun sait qu’il y a cinq ou six verbes pour nuancer ce que les Français se résume abstraitement dans le terme de regarder.

    Un poète ou un romancier anglais écrit spontanément avec ses sens. Il n’a qu’à puiser sur son abondante palette pour nous faire voir la teinte de ce ciel, la forme de cette plante, la palpitation de ce visage qui lui-même voit et sent d’une façon si absorbante (…).

    L’Anglais, comme le primitif, est animiste. Ce qu’il sent palpiter partout, c’est l’âme – non pas l’âme abstraite des théologiens et des philosophes, mais l’âme concrète, le souffle chaud des sorciers totémistes.

    Pour un Anglais, une plante, un animal, un corps humain, c’est d’abord une âme qui palpite. La nature pour lui, c’est le royaume des esprits, des souffles, des génies et des fées. Un roman anglais, c’est un conte de fées.

    Ce spiritualisme ne tourne pas facilement au moralisme. Et nous verrons plus loin qu’il reste toujours un animisme.

    Pour mieux voir ce fait, prenons-le à revers ; contrastons le Français avec l’Anglais.

    Le Français est passé de l’animisme au rationalisme. Il regarde la nature du haut d’un observatoire intellectuel. Entièrement habité par des formes, il ne cherche dans la nature que de quoi remplir ces formes.

    Il vient à la nature non pas avec des pensées abstraites, mais avec des formes, autrefois dégagées de la nature et qu’il veut sans cesse y réadapter.

    Mais qui ne s’aperçoit aussitôt qu’en décrivant ainsi le Français, j’ai décrit l’artiste. Le Français est artiste, avant tout et après tout. Les arts plastiques, bien plus que la littérature, sont la grande justification de la France – comme ils le sont de toute cette partie de l’Europe dont elle fait partie : Nord de l’Italie, Espagne, Vallée du Rhin et Pays-Bas.

    L’artiste est un rationaliste qui regarde la nature avec des yeux d’admiration (…).

    Le Français est incapable de fiction. Jamais aucun Français n’a pu créer un monde autonome d’âmes évoluant librement dans la sphère des passions élémentaires, comme les Anglais ont pu le faire de Shakespeare à Lawrence et Conrad.

    Il n’a pu le faire ni dans la poésie, ni dans le théâtre, ni dans le roman. C’est qu’il est un rationaliste, et d’abord ce rationalisme le confine dans une vue sèchement sociale de l’homme.

    Non pas que la nécessité sociale soit exclue de la littérature anglaise. Mais elle n’y compte décisivement que sous sa forme primitive. L’écrivain anglais ne sent autour de ses héros que des présences immédiates, concrètes : celles du voisinage, celles de la famille, on pourrait peut-être dire du clan.

    Tandis que l’écrivain français a toujours devant les yeux l’ensemble complet de la société, sa pression totale sur l’individu. C’est ce qui fait de lui un moraliste.

    Jamais, le Français ne peut considérer l’homme que comme une partie, consciente ou inconsciente, mais en tout cas parfaitement intégrante de la société. Aussi, sous un tel regard, l’homme perd tout ce halo que lui garde l’Anglais.

    Ses tenants et aboutissants dans la nature ne sont pas ignorés, du moins ils ne sont nullement sentis ; ils sont seulement indiqués par une analyse psychologique qui n’oublie rien mais qui ne tient pas un compte égal de tout.

    Dans la littérature anglaise, l’homme est un animal qui a encore l’âme sauvage de la forêt ; dans la littérature française, c’est un animal domestique, c’est un animal social.

    De là l’impossibilité de la fiction aussi bien en poésie qu’au théâtre, que dans le roman.

    Racine se réfère à la raison d’État, Balzac à la raison sociale – les poètes sont toujours tentés de devenir des tribuns (…).

    Les Français ont peint, sculpté, architecturé, dans leur poésie et dans leur roman – quand ils n’ont pas moralisé. Mais jamais ils n’ont pu atteindre à la fiction, à ce point de l’art, où nature et humanité se fondent.

    Le mot bien connu de Baudelaire sur les correspondances marque la limite de la tentative française. Nous parlons de correspondances là où pour les Anglais, il y a fusion et circulation infinies.

    Le plus grand, le plus vrai moment poétique de la France est à la limite de la vague romantique et de la vague symboliste. Au vrai, on peut dire que les derniers romantiques qui furent les premiers symbolistes – Baudelaire, le dernier Hugo, Rimbaud, Mallarmé, sont les seuls vrais romantiques et les seuls vrais poètes de la France.

    Mais même chez ceux-là le peintre a gêné le poète. L’élan sentiment s’est étriqué et empêtré dans la recherche verbale, dans le raffinement pittoresque.

    L’expression des sentiments et des passions qui est le but de la littérature tourne en problème technique chez les symbolistes comme pour une école de peintres.

    La théorie du visionnaire chez Rimbaud tourne en recherches verbales, ce qui fait qu’il se sent coincé et qu’il lâche la littérature. En Angleterre, il aurait pu continuer, soit qu’il tourne au Keats ou au Blake. »

    La critique de Pierre Drieu La Rochelle est de grande importance, parce qu’on peut voir ici :

    – qu’il considère que le romantisme est la véritable expression des facultés humaines sur le plan de la sensibilité ;

    – que le rationalisme français a triomphé de ce romantisme ;

    – que les romantiques eux-mêmes ont échoué, soit en raffinement élitiste et pittoresque – sont visés ici les décadentistes – soit en fétichisme des mots – sont visés ici les surréalistes.

    La critique pourrait alors très bien aboutir à une réponse romantique de type communiste, au sens d’une révolte subjective contre une société brisant les facultés humaines. Et de fait, on trouve une telle critique chez Pierre Drieu La Rochelle.

    Mais cette critique est disséminée à travers un subjectivisme outrancier. Ce qui est impressionnant et frappant dans la critique de Pierre Drieu La Rochelle de l’incapacité de la fiction en France, c’est que lui-même a été justement incapable de fiction : ses œuvres ont toute une portée autobiographique générale.

    Il dénonce Balzac et la raison sociale, mais son seul réel roman, Rêveuse bourgeoisie, se situe entièrement dans cette tradition. Il dénonce le raffinement pittoresque, mais c’est précisément le point faible de sa très grande nouvelle Le feu follet, qui décrit un dandy héroïnomane se précipitant dans le suicide.

    Quant à ses écrits philosophiques, Pierre Drieu La Rochelle y explique qu’il faut que l’individu s’insère dans la collectivité, dans la raison d’État : on retrouve Racine.

    Et, en fin de compte, sa propre vie sera celle d’un poète – celui de la première guerre mondiale, qui l’a traumatisé, cherchant à se faire tribun. On a ici le véritable fond de l’échec du romantisme de Pierre Drieu La Rochelle, et sa décadence en théorie fasciste.

    >Sommaire du dossier

  • Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : une charge romantique

    Saisir la contradiction entre villes et campagnes et celle entre travail manuel et travail intellectuel est la clef d’une lecture matérialiste dialectique du monde ; échouer en cela c’est basculer dans le fascisme, nier cela est tomber dans l’acceptation du monde tel qu’il est.

    Le mouvement romantique a été une tentative d’affirmation de la sensibilité justement au-delà d’un cadre jugé inadéquat. Il a pu être historiquement progressiste ou réactionnaire, selon qu’il s’agisse d’une critique allant dans le bon sens, comme avec les Allemands Goethe et Schiller protestant contre la vision compassée, formelle, de la réalité, ou bien d’une dénonciation réactionnaire idéalisant le passé, comme avec Chateaubriand et Hugo.

    En France, le romantisme est effectivement né sur le terrain de l’apologie de la monarchie au moment de la Restauration de 1814-1815 ; le moyen-âge a été idéalisé comme moment d’équilibre complet de la société, avant l’humanisme, avant les Lumières.

    Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) est le principal penseur qui, dans la première moitié du 20e siècle, a tenté de réactiver une telle critique romantique.

    Pierre Drieu La Rochelle

    Voici un exemple significatif de sa dénonciation de la laideur du monde dans une nouvelle intitulée La femme au chien, avec ce qu’on lit dès le début de la nouvelle :

    « J’ai horreur de la Côte d’Azur. D’ailleurs, j’ai horreur de toutes les côtes. Imaginez qu’autrefois l’Europe était une presqu’île frangée de sauvagerie. Vous pouviez aller de la Norvège à la Dalmatie en suivant un désert à peu près continu de dunes, de grèves, de falaises où s’ébattaient les vents fous, chargés de rumeurs poétiques : les Européens n’allaient pas à la mer.

    Aujourd’hui, ils y vont. Certes, ils ont raison. Il était même grand temps qu’ils y aillent, car ils seraient bientôt morts d’étiolement au fond de leurs villes.

    Il était grand temps qu’ils s’élancent vers les plages – ou les pentes des montagnes – pour aspirer l’air vrai et renaître. Mais ils ne sont qu’au début du temps nouveau. Et le réveil de leur instinct est encore grevé de toute la sénile laideur qui s’était, depuis des siècles, lentement appesantie sur eux.

    L’immense masse qui rampe hors des villes transporte encore après elle ses tares et ses vices. S’étant poussée par le chemin de fer jusqu’au grand seuil, elle s’arrête, reconstruit la ville qu’elle a voulu fuir et y renferme son inertie. Les plages sont remblayées de casinos, dans la mer crèvent les égouts.

    Moi, qui, en avion, file au diable, dès que j’ai huit jours de liberté, je n’aurais jamais l’idée d’aller sur la Côte d’Azur, surtout en hiver, où l’on voit tant de vieux et gros bourgeois rouler sur les dures promenades. »

    La femme au chien

    La dénonciation de la ville se situe clairement dans le rapport villes-campagnes ; le bourgeois est ici une figure honnie. Mais comme on le voit, il y a l’idéalisation d’un passé imaginaire, avec des « Européens » qui doivent renaître.

    C’est là l’incompréhension du besoin d’expression des facultés naturelles de l’être humain en dépassant le capitalisme, et non en retournant en arrière. C’est là tout le drame de Pierre Drieu La Rochelle, qui a cherché cette critique mais, ne trouvant pas les éléments adéquats, a cherché à compenser avec l’idéalisation du passé, avec le fantasme d’une Europe comme empire, avec un antisémitisme toujours plus forcené, avec la collaboration avec l’Allemagne nazie, avec le soutien au Parti Populaire Français de Doriot.

    C’est une gigantesque fuite en avant, une tentative subjectiviste de réaliser ce que Pierre Drieu La Rochelle a qualifié de « socialisme fasciste », avec toujours présente la hantise fascinée et l’espoir in-assumé que, en fin de compte, c’est le communisme qui était le mouvement le plus puissant.

    Pierre Drieu La Rochelle représente l’obsession de la décadence telle que ressentie par un petit-bourgeois intellectuel, qui fut également un bourgeois rentier : deux aspects de sa vie privée que Pierre Drieu La Rochelle ne fut jamais en mesure de concevoir correctement.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ

    Chapitre 1 : L’angoisse d’Arjuna

    DHṚITARÂSHṬRA dit :

    1. Rassemblés dans le champ sacré, le Kurukshetra, par leur impatience de combattre, qu’ont fait, ô Sañjaya les guerriers, les miens et ceux des Pâṇḍavas ?


    SAÑJAYA dit :

    2. Voyant l’armée des Pâṇḍavas en ordre de bataille, Duryodhana, le roi, s’approcha de son maître Droṇa et lui tint ce discours :

    3. « Regarde, ô maître, cette immense armée des fils de Pâṇḍu, rangée par le fils de Drupada, ton habile élève.

    4. Que de héros, de grands archers, émules au combat d’Anjuna et de Bhîma : Yuyudhâna et Kirâṭa et Drupada le grand guerrier ;

    5. Dhṛitarâshṭra, Čekitâna et le puissant roi de Kâçi, Purujit, et Kuntibhoja et le mâle chef des Çibis ;

    6. Et le vaillant Yudhâmanyu et le puissant Uttamaujas, le fils de Subhadrâ et la lignée de Draupadî, tous grands guerriers !

    7. Ceux aussi qui se distinguent parmi les nôtres, connais-les, illustre brâhmane ; ces chefs de mon armée, je vais te dire leurs noms :

    8. Toi-même et Bhîshma et Karṇa, et Kṛipa, vainqueurs dans la bataille, Açvatthâman et Vikarṇa et aussi les fils de Somadatta.

    9. Bien d’autres héros encore ont engagé leur vie pour ma cause, divers par l’équipement, par les armes, tous habiles au combat.

    10. Limitée en nombre, c’est en Bhîshma que notre armée a sa sauvegarde ; leur armée à eux, sous la sauvegarde de Bhîma, est immense.

    11. Quelque place que vous occupiez dans les lignes de bataille, ne songez tous qu’à sauver Bhîshma. »

    12. Ainsi parla Duryodhana. Pour réveiller en lui la joie, l’ancien des Kurus, l’aïeul vénérable, poussant son formidable cri de guerre, souffla dans sa conque.

    13. Aussitôt, conques, gongs, tambours et trompettes retentirent puissamment. Ce fut un fracas énorme.

    14. Alors, debout sur leur grand char attelé de chevaux blancs, Mâdhava et le Pâṇḍava[1] soufflaient dans leurs conques divines.

    15. Hṛishîkeça soufflait dans la conque Pâñcajanya, Dhanañjaya dans Devadatta et Vṛikodara[2] aux exploits terribles dans la grande conque Pauṇḍra ;

    16. Le roi fils de Kuntî, Yudhishṭhira, dans la conque Anantavijaya, Nakula et Sahadeva dans Sughosha et Maṇipushpaka ;

    17. Le roi de Kâçi, le meilleur des archers, et Çikhaṇḍin le grand guerrier, Dhṛishṭadyumna et Kirâṭa et l’invincible Sâtyaki ;

    18. Drupada et ses fils, ô roi, le fils de Subhadrâ aux grands bras, de tous côtés faisaient résonner chacun sa conque.

    19. Ébranlant la terre et le ciel, ce bruit formidable déchira le cœur des amis de Dhṛitarâshṭra.

    20. Ils étaient à leur poste de combat ; déjà volaient les traits ; le Pâṇḍava dont l’étendard porte un singe[3], élevant son arc,

    21. Adressa, ô roi, ces paroles à Hṛishîkeça : Arrête, ô Ačyuta, mon char entre les deux armées ;

    22. Il faut que je considère ces guerriers alignés, impatients de combattre, que je voie avec qui il me faudra lutter dans cette bataille qui se déchaîne.

    23. Je veux voir ces combattants qui, réunis là, prétendent soutenir par la force la cause du coupable fils de Dhṛitarâshṭra.

    24. À ces mots de Guḍâkeça, Hṛishîkeça arrêta entre les deux armées le char sans pareil.

    25. Puis, face à Bhîshma, à Droṇa, à tous les rois : « Vois, dit-il, ô fils de Pṛithâ, les Kurus rassemblés. »

    26. Le fils de Pṛithâ aperçut alors, dispersés dans les deux armées, des pères, des petits-fils et des compagnons et des beaux-pères et des amis.

    27. Voyant tous ces parents ainsi affrontés pour la lutte, le fils de Kuntî se sentit envahi d’une pitié immense, et, tout troublé, il prononça :


    ARJUNA dit :

    28. Voici, ô Kṛishṇa, que tous les hommes de ma parenté s’avancent avides d’une lutte fratricide ; à ce spectacle, mes membres défaillent et ma bouche se sèche.

    29. Mon corps frissonne et tous mes poils se dressent ; Gâṇḍîva[4] tombe de ma main et ma chair devient brûlante.

    30. Je ne puis demeurer en place ; mon esprit se trouble, je n’envisage que présages funestes.

    31. Quel bien me promettrais-je à frapper les miens dans la bataille ? À pareil prix, je n’aspire, ô Kṛishṇa, ni à la victoire, ni à la royauté, ni au plaisir.

    32. Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la richesse, la vie même ?

    33. Ceux en vue de qui nous souhaitions la royauté, la richesse et les plaisirs, ils sont là, rangés en bataille, renonçant à la vie et à leurs biens,

    34. Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles, beaux-pères, petits-fils, gendres et parents.

    35. Je ne saurais, même, sous la menace de leurs coups, me résigner à les frapper, fût-ce pour la royauté des trois mondes ; que dire de la souveraineté de la terre ?

    36. Quelle joie resterait-il pour nous, ô Janârdana, quand nous aurions détruit la famille de Dhṛitarâshṭra ? Nous serions la proie du péché si nous frappions de tels adversaires.

    37. Nous ne pouvons consentir à frapper les fils de Dhṛitarâshṭra, nos parents. Comment, ayant tué les nôtres, pourrions-nous jamais être heureux, ô Mâdhava ?

    38. Même si, aveuglés par la cupidité, ils ne voient pas combien il est coupable de détruire sa propre famille, quel crime c’est de trahir des amis,

    39. Comment nous, qui comprenons combien il est coupable de détruire sa famille, ô Janârdana, pourrions-nous ne pas reculer devant pareil péché ?

    40. La famille détruite, c’est la fin des devoirs familiaux imprescriptibles ; ruiné le devoir, le désordre envahit la famille tout entière.

    41. Sous l’empire du désordre, ô Kṛishṇa, les femmes se corrompent ; la corruption des femmes, ô rejeton de Vṛishṇi, compromet la pureté de la race.

    42. Cette confusion, c’est l’enfer, non seulement pour les destructeurs de la famille, mais pour la famille même. Les ancêtres, privés des libations et des sacrifices, tombent aux lieux de tourment.

    43. Ainsi, par la faute de ceux qui, attentant à la famille, troublent la pureté de la race, sont renversées les lois éternelles de la caste, de la famille.

    44. Les hommes, ô Janârdana, qui n’ont plus de lois de famille, sont irrémédiablement voués à l’enfer ; telle est la loi qui nous a été transmise.

    45. En vérité, c’est un grand crime que nous allions commettre quand, par passion de la royauté et dés plaisirs, nous nous apprêtions à frapper les nôtres ;

    46. Combien ne vaudrait-il pas mieux pour moi être frappé sans défense, sans armes, par le glaive des amis de Dhṛitarâshṭra !


    SAÑJAYA dit :

    47. Ainsi parla Arjuna en pleine bataille ; et, laissant échapper arc et flèches, il retomba assis dans le char, l’âme étreinte d’angoisse.

    [1] Je prends occasion de ce premier passage où paraissent des synonymes de Kṛishṇa et d’Arjuna, pour rassembler la plupart des équivalents par lesquels on les trouvera dans la suite plus ou moins fréquemment désignés. Je note pour Kṛishṇa : Mâdhava, Hṛishîkeça, Ačyuta, Govinda, Janârdana, Madhusûdana (destructeur de Madhu), Keçava, Vârshṇeya, Hari ; pour Arjuna : fils de Kuntî, fils de Pṛithâ, Bhârata, Pâṇḍava, Dhanaṃjaya, Guḍâkeça, sans parler de plusieurs périphrases descriptives.
    [2] Autre dénomination de Bhîma.
    [3] Arjuna.
    [4] Le nom de son arc.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 2 : La spéculation

    SAÑJAYA dit :

    1. Le voyant ainsi envahi par la pitié, aveuglé par un flot de larmes, tout hors de lui, Madhusûdana lui tint ce langage :


    BHAGAVAT dit :

    2. D’où te viennent, ô Arjuna, à l’heure du danger, ces pensées troubles, indignes d’un ârya, ces pensées qui ne mènent ni au ciel, ni à l’honneur ?

    3. Pas de lâcheté, ô fils de Pṛithâ ; cela te sied mal ; chasse une défaillance misérable et lève-toi, redoutable guerrier !


    ARJUNA dit :

    4. Comment lutter, ô vainqueur de Madhu ? Comment diriger mes flèches contre Bhîshma, contre Droṇa, ces hommes, ô héros vainqueur, à qui je dois tous les respects ?

    5. Plutôt qu’attenter à la vie de maîtres vénérables, mieux vaudrait vivre ici-bas d’aumônes. À frapper des maîtres, même coupables de désirs cupides, ma nourriture, dès cette terre, serait souillée de sang.

    6. Et nous ne savons ce qu’il nous faut plus redouter de les vaincre ou d’être vaincus par eux. Ces fils de Dhṛitarâshṭra alignés devant nous, en les frappant, nous perdrions tout motif de désirer vivre.

    7. Pitié et scrupule paralysent mes instincts de guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le devoir ; je m’adresse à toi ; dis-moi nettement ce qui est bien ; je suis ton disciple ; instruis-moi ; je me réfugie en toi !

    8. Car je ne vois rien qui puisse dissiper l’angoisse qui anéantit mes forces, dussé-je obtenir la souveraineté prospère, incontestée de la terre, voire le rang de maître des dieux.


    SAÑJAYA dit :

    9. Quand il eut ainsi parlé à Hṛishîkeça, quand il eut déclaré à Govinda qu’il ne combattrait pas, Guḍâkeça, le héros terrible, garda le silence.

    10. Hṛishîkeça, ô Bhârata, répondit avec un sourire au héros qui se désolait ainsi entre les deux armées.


    BHAGAVAT dit :

    11. Tu t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu prétends parler raison ! Mais les sages ne s’apitoient ni sur qui meurt ni sur qui vit.

    12. Jamais temps où nous n’ayons existé, moi comme toi, comme tous ces princes ; jamais, dans l’avenir ne viendra le jour où les uns et les autres nous n’existions pas.

    13. L’âme, dans son corps présent, traverse l’enfance, la jeunesse, la vieillesse : après celui-ci elle revêtira de même d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.

    14. Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, chaud et froid, plaisir et peine, vont et viennent, elles sont fugitives ; il n’est, ô Bhârata, que de les supporter.

    15. Car l’homme qu’elles ne troublent pas, ô Taureau des hommes, l’homme ferme, indifférent au plaisir et à la peine, celui-là est mûr pour l’immortalité.

    16. Pas d’existence pour le néant, pas de destruction pour l’être. De l’un à l’autre, le philosophe sait que la barrière est infranchissable.

    17. Indestructible, sache-le, est la trame de cet univers ; c’est l’Impérissable ; la détruire n’est au pouvoir de personne.

    18. Les corps finissent ; l’âme qui s’y enveloppe est éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, ô Bhârata !

    19. Croire que l’un tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper ; ni l’un ne tue, ni l’autre n’est tué.

    20. Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a commencé, ni ne cessera d’être ; sans commencement et sans fin, éternel, l’Ancien[1] n’est pas frappé quand le corps est frappé.

    21. Celui qui le connaît pour indestructible, éternel, sans commencement et impérissable, comment cet homme, ô fils de Pṛithâ, peut-il imaginer qu’il fait tuer, qu’il tue ?

    22. Comme un homme dépouille des vêtements usés pour en prendre de neufs, ainsi l’âme, dépouillant ses corps usés, s’unit à d’autres, nouveaux.

    23. Le fer ne la blesse pas plus que le feu ne la brûle, ni l’eau ne la mouille, ni le vent ne la dessèche.

    24. Elle ne peut être ni blessée, ni brûlée, ni mouillée, ni desséchée ; permanente, pénétrant tout, stable, inébranlable, elle est éternelle.

    25. Insaisissable aux sens, elle ne peut être imaginée et n’est sujette à aucun changement. La connaissant telle, tu ne saurais concevoir aucune pitié.

    26. Que si, même, tu pensais qu’elle naît ou meurt indéfiniment, même alors tu ne devrais concevoir aucune pitié pour elle.

    27. Car ce qui est né est assuré de mourir et ce qui est mort, sûr de naître ; en face de l’inéluctable, il n’y a pas de place pour la pitié.

    28. Les êtres, ô Bhârâta, nous échappent dans leur origine ; perceptibles au cours de leur carrière, ils nous échappent de nouveau dans leur fin. Qu’y peuvent les lamentations ?

    29. C’est merveille que personne la[2] découvre ; merveille aussi que quelqu’un l’enseigne, merveille qu’un autre en entende la révélation ; et, même après avoir entendu, personne ne la connaît.

    30. Dans tout corps, cette âme, ô Bhârata, demeure, éternellement intangible ; renonce donc à t’apitoyer sur l’universelle destinée.

    31. Considère aussi ton devoir personnel et tu ne reculeras pas ; car rien pour le Kshatriya ne passe avant un combat légitime.

    32. D’où qu’il lui soit offert, il ouvre pour lui là porte du ciel ; trop heureux sont les Kshatriyas, ô fils de Pṛithâ, d’accepter un pareil combat.

    33. Te refuser à cette lutte légitime, ce serait forfaire à ton devoir, à l’honneur et tomber dans le péché.

    34. L’univers racontera ton irréparable honte ; la honte est pour l’homme d’honneur pire que la mort.

    35. Les guerriers penseront que c’est par peur que tu as esquivé la bataille ; et de ceux dont tu avais l’estime, tu encourras le mépris.

    36. Tes ennemis tiendront sur ton compte mille propos insultants ; ils contesteront ta vaillance. Quel malheur plus cruel ?

    37. Mort, tu iras au ciel ; ou vainqueur, tu gouverneras la terre. Relève-toi, ô fils de Kuntî, résolu à combattre.

    38. Considère que plaisir ou souffrance, richesse ou misère, victoire ou défaite se valent. Apprête-toi donc au combat ; de la sorte, tu éviteras le péché.

    39. Je t’ai exposé la doctrine dans l’ordre du sâṃkhya : écoute-la maintenant dans l’ordre du yoga[3], et à quelle doctrine il te faut t’attacher, ô fils de Pṛithâ, pour t’afïranchir des chaînes du Karman.

    40. Dans cette voie, aucune peine n’est perdue ; point de retour en arrière ; un peu, si peu que ce soit, de cette pratique protège de beaucoup de souffrance.

    41. Ici, ô fils de Kuru, une doctrine unique sûre d’elle-même ; diverses à l’infini sont les doctrines des hommes que ne soutient pas la certitude.

    42. Il est une parole fleurie, ô fils de Pṛithâ, que proclament ceux qui n’ont pas la sagesse, ces hommes qui, attachés à la lettre du veda, professent qu’il ne faut s’embarrasser de rien d’autre.

    43. Esclaves du désir, qui ne voient que les joies paradisiaques[4] ! Elle ne produit que la renaissance comme résultat du Karman, se perd dans les complications de la liturgie, ne vise que les jouissances sensibles et les pouvoirs magiques.

    44. Fascinés par les jouissances sensibles et les pouvoirs magiques, les hommes dont l’esprit est égaré par elle, ne sauraient réaliser dans la contemplation la vérité sûre d’elle-même.

    45. C’est le domaine sensible des trois guṇas[5] qui est l’objet des vedas ; affranchis-toi, ô Arjuna, du domaine des trois guṇas ; demeure supérieur à toutes les sensations, de volonté inébranlable, indifférent à la richesse, maître de toi.

    46. Un réservoir est abondant où l’eau afflue de tous les côtés ; de même un brâhmane éclairé fait son profit de tous les vedas.

    47. Ne te préoccupe que de l’acte, jamais de ses fruits. N’agis pas en vue des fruits de l’acte ; ne te laisse pas non plus séduire par l’inaction.

    48. N’agis qu’en disciple fidèle du yoga, en dépouillant tout attachement, ô Dhanañjaya, en restant indifférent au succès ou à l’insuccès : le yoga est indifférence.

    49. Car l’acte, ô Dhanañjaya, est inférieur infiniment au détachement intérieur ; c’est dans la pensée qu’il faut chercher le refuge. Ils sont à plaindre ceux qui ont le fruit pour mobile.

    50. Pour qui réalise le détachement intérieur, il n’est plus, ici-bas, ni bien ni mai. Efforce-toi donc au yoga ; le yoga est, dans les actes, la perfection.

    51. Car les sages, qui ont réalisé le détachement intérieur, esquivant le fruit qui naît des actes, libérés des liens de la renaissance, vont au séjour bienheureux.

    52. Quand ta pensée aura traversé les ténèbres de l’erreur, tu n’éprouveras que dégoût pour tout ce que t’aura enseigné, tout ce que pourrait t’enseigner la révélation[6].

    53. Quand, détachée de la révélation, ta pensée sera fixée, stable, inébranlable dans la contemplation, alors, tu seras en possession du yoga.


    ARJUNA dit :

    54. Quand dit-on, ô Keçava, qu’un homme est en possession de la sagesse, qu’il a atteint la contemplation ? Celui qui est en possession de la lumière, comment parle-t-il ? Comment s’asseoit-il ? Comment marche-t-il ?


    BHAGAVAT dit :

    55. Quand l’homme s’affranchit, fils de Pṛithâ, de tous les désirs qui hantent l’esprit, qu’il trouve sa satisfaction en soi et par soi, on dit qu’il est en possession de la sagesse.

    56. Sans trouble dans la souffrance, sans attrait pour le plaisir, libre d’attachement, de colère et de crainte, l’ascète est en possession de la lumière.

    57. Celui qui ne ressent aucune inclination, qui, d’aucun bien ni d’aucun mal, ne conçoit ni joie ni révolte, celui-là est en possession de la sagesse.

    58. Et lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses membres, il isole ses sens des objets sensibles, la sagesse en lui est vraiment solide.

    59. Les objets des sens disparaissent pour l’âme qui n’en fait pas son aliment ; la sensibilité reste. À son tour, elle disparaît pour qui a reconnu l’absolu.

    60. Malgré ses efforts, ô fils de Kuntî, même chez le sage, les sens toujours tyranniques agissent violemment sur l’esprit.

    61. Il faut, les contenant tous, se concentrer, se fixer uniquement sur son moi. Car qui tient ses sens sous son pouvoir, chez celui-là la sagesse est vraiment solide.

    62. Si l’homme s’attarde à considérer les objets des sens, l’attrait s’éveille en lui ; de l’attrait sort le désir ; du désir naît la colère.

    63. La colère produit l’égarement ; l’égarement, la défaillance de la raison ; la défaillance de la raison, le naufrage de la pensée. C’est la perte de l’homme.

    64. Mais qui traverse le monde extérieur avec des sens affranchis d’attachement et de haine, dociles à sa volonté, celui-là, l’âme disciplinée, aborde à la paix.

    65. Dans la paix, il trouve la fin de toutes les souffrances, car, dans l’esprit pacifié, bien vite la vérité s’établit.

    66. Pas de vérité sans yoga ; sans yoga pas de méditation ; mais pour qui ne médite pas, point de repos ; à qui n’a point le repos d’où viendrait le bonheur ?

    67. De l’esprit qui leur obéit, le tumulte des sens emporte la sagesse comme la tempête un vaisseau sur l’océan.

    68. Celui, ô guerrier aux grands bras, de qui les sens sont parfaitement dégagés des objets sensibles, chez celui-là, au contraire, la sagesse est solide.

    69. Ce qui est la nuit pour tous les êtres est, pour l’homme maître de ses sens, le temps de l’éveil ; ce qui aux autres êtres est la veille, est la nuit pour l’ascète qui voit.

    70. Comme l’océan où affluent les eaux, tout en s’en remplissant, garde un équilibre immuable, de même celui en qui affluent tous les désirs peut conserver le repos, non pas celui qui cède à l’attrait du désir.

    71. L’homme qui, chassant tout désir, vit sans passion, sans poursuites personnelles, sans égoïsme, celui-là entre dans le repos.

    72. C’est là, ô fils de Pṛithâ, s’établir en Brahman ; à ce point, plus d’incertitude ; qui y est parvenu, fût-ce à la dernière heure, atteint la délivrance en Brahman.

    [1] L’Âme. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail des motifs qui ont favorisé cette dénomination.

    [2] « L’âme. » On sent ici combien est souvent faible et gauche la liaison entre les vers.

    [3] Si j’ai maintenu dans la traduction les termes sâṃkhya et yoga, je tiens à prévenir tout malentendu. Ils ne visent pas, au sens étroit, les deux systèmes dont ils sont la dénomination technique. Comme plus bas, III, 3, c’est, d’une façon plus générale, le point de vue théorique et le point de vue pratique qui sont ici opposés : sâṃkhya vise la spéculation, et yoga ne se restreint pas au code de discipline physique et morale qui prétend régler les méthodes du détachement, de l’extase, de l’ascension aux pouvoirs magiques. Yoga signifie d’abord effort, effort moral, et la Gîtâ l’emploie avec une large liberté et beaucoup de nuances.

    [4] Le svarga, c’est-à-dire le séjour temporaire des dieux subalternes.

    [5] Les trois « gunas », c’est-à-dire tout l’ensemble du monde sensible et vivant qu’embrasse la prakṛiti (l’universalité des choses sensibles), laquelle est représentée comme constituée par trois éléments sattva, rajas et lamas, auxquels la suite va nous ramener.

    [6] « Révélation » est une traduction commode, mais qui, pour être exactement entendue, réclamerait quelque commentaire. Il s’agit de la « çruti » (ce qui a été entendu…). Le mot embrasse dans l’Inde les textes anciens et sacrés (tels les hymnes du veda qui passent pour avoir été « entendus » par les sages antiques favorisés d’une inspiration surhumaine) et s’oppose à la « smṛiti » ( « ce dont on se souvient » ), la « tradition ».

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 3 : L’action

    ARJUNA dit :

    1. Si, ô Janârdana, tu juges la pensée supérieure à l’action, pourquoi, alors, ô Keçava, me poussestu à des actes terribles ?

    2. Ton discours, comme mêlé de vues contraires, jette mon esprit dans la perplexité ; énonce enfin une affirmation précise qui me montre la voie meilleure.


    BHAGAVAT dit :

    3. Il y a en ce monde, héros sans tache, je te l’ai dit déjà, deux attitudes : celle des penseurs qui repose sur l’effort de l’esprit, celle des ascètes sur l’effort pratique.

    4. Il ne suffit pas de s’abstenir d’action pour se libérer de l’acte ; l’inaction seule ne mène pas à la perfection.

    5. Jamais personne ne saurait un seul instant demeurer entièrement inactif ; malgré qu’il en ait, du fait des guṇas issus de la prakṛiti[1], chacun est condamné à l’action.

    6. Il a beau brider l’activité de ses sens, demeurer coi, celui dont l’âme est troublée par l’évocation des objets sensibles, cet homme est dans la voie de l’erreur.

    7. Celui-là l’emporte qui, dominant ses sens par l’esprit, pleinement détaché, leur impose un effort discipliné.

    8. Accomplis les actes prescrits ; l’activité est supérieure à l’inaction ; faute d’agir, la vie physique elle-même s’arrêterait en toi.

    9. Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les actes sont le lien qui enchaîne le monde ; n’agis donc, ô fils de Kuntî, qu’en dépouillant tout attachement.

    10. Jadis, après avoir, avec les créatures, produit le sacrifice, Prajâpati[2] prononça : C’est par celui-ci que vous vous propagerez ; qu’il vous donne tout ce que vous désirerez[3].

    11. Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux vous satisfassent ; grâce à cette réciprocité, vous atteindrez le bien suprême.

    12. Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous donneront les jouissances que vous souhaiterez. Qui jouit de leurs dons sans leur rien donner, celui-là n’est qu’un voleur.

    13. Les gens de bien qui se nourrissent des reliefs du sacrifice sont libres de toute souillure ; mais ceux-là sont des pécheurs et se nourrissent de péché qui cuisent des aliments à leur usage.

    14. C’est dans la nourriture que les êtres ont leur origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie dans le sacrifice ; il n’est pas de sacrifice sans actes rituels.

    15. Quant à l’acte rituel, sache qu’il est issu de Brahman, Brahman de l’Impérissable. Le Brahman qui pénètre tout a donc dans le sacrifice son fondement éternel[4].

    16. Ainsi évolue le cercle ; celui qui, ici-bas, n’en suit pas le rythme, celui-là, ô fils de Pṛithâ, impie, esclave de ses sens, perd sa vie.

    17. Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu’en l’âme, qui se satisfait en l’âme et qui, en l’âme et en l’âme seule se rassasie pleinement, celui-là n’a rien à accomplir.

    18. Nul intérêt pour lui à rien faire ; à rien éviter ; de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un objet d’intérêt.

    19. Exécute donc toujours dans un esprit de détachement les actes qu’il faut accomplir ; car l’homme qui agit en complet détachement atteint le but suprême.

    20. C’est par les actes du sacrifice que Janaka et tant d’autres se sont efforcés vers la perfection. Agis, toi aussi, uniquement pour le bien du monde.

    21. Tout ce que fait le chef, les autres hommes l’imitent ; la règle qu’il observe, le monde la suit.

    22. Il n’est, ô fils dé Pṛithâ, dans les trois mondes, rien que je sois tenu de faire, rien qui me manque, rien que j’aie à acquérir, et, cependant, je demeure en action.

    23. Si je n’étais pas toujours infatigablement en action, de toutes parts, les hommes, ô fils de Pṛithâ, suivraient mon exemple.

    24. Les mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissais pas mon œuvre ; je serais la cause de l’universelle confusion et de la fin des créatures.

    25. Les ignorants agissent par attachement à l’acte ; que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors de tout attachement et seulement pour le bien du monde.

    26. Que le sage évite de jeter le trouble dans l’âme des ignorants que mène l’attrait des actes ; qu’il encourage toute activité en se comportant, lui qui sait, en adepte du yoga.

    27. Les actes procèdent uniquement des guṇas du monde sensible. Si l’homme imagine en être l’agent, c’est qu’il est égaré par la conscience personnelle.

    28. Mais celui, ô guerrier aux longs bras, qui connaît la vérité sur la double série des gunas et des actes, sait que ce sont toujours les gunas opérant sur les gunas, et il demeure détaché[5].

    29. C’est parce qu’ils sont égarés par les gunas du monde sensible que les hommes s’attachent aux actes, ouvrage des gunas. Il ne faut pas que celui qui sait toute la vérité jette dans le trouble les esprits lents, aux lumières imparfaites.

    30. Rapportant à moi toute action, l’esprit replié sur soi, affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans t’enfiévrer de scrupules.

    31. Voilà mon enseignement : les mortels qui s’y conforment toujours avec foi et sans murmure sont, eux aussi, affranchis des actes.

    32. Quant à ceux qui murmurent contre ma doctrine, qui ne s’y conforment pas, sache que ce sont des insensés à qui toute connaissance échappe ; ils sont perdus.

    33. Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se comporte conformément à sa nature ; tous les êtres suivent leur nature. Qu’y pourraient les remontrances ?

    34. Toute impression d’un sens, quel qu’il soit, réagit en désir ou en aversion ; il faut échapper à l’empire de l’un et de l’autre ; ce sont nos ennemis.

    35. Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, son devoir propre que remplir, même parfaitement, le devoir d’une autre condition ; plutôt périr en persévérant dans son devoir ; assumer le devoir d’une autre condition n’apporte que malheur.


    ARJUNA dit :

    36. Sous quelle impulsion l’homme s’engage-t-il, malgré qu’il en ait, dans le péché, ô Vârshneya, comme entraîné de force ?


    BHAGAVAT dit :

    37. C’est cet attrait, c’est cette aversion, nés, l’un et l’autre, du guna rajas, qui est le grand Vorace, le grand Méchant[6] ; sache que là est, ici-bas, l’ennemi.

    38. Comme le feu est masqué par la fumée, le miroir par des taches, le fœtus par des membranes, ainsi tout cet univers est enveloppé par lui.

    39. La vérité est masquée par cet éternel ennemi du sage qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, est un feu insatiable.

    40. Il a son siège dans les sens, la perception, la pensée ; c’est par eux que, masquant la vérité, il égare l’esprit.

    41. Commence donc, ô héros des Bhâratas, par brider tes sens, pour frapper ce Méchant, destructeur de la vérité et de l’intelligence.

    42. On place haut les sens ; au-dessus des sens est le manas, le centre psychique ; au-dessus du manas, la pensée (buddhi), au-dessus de la pensée, Lui[7].

    43. Connaissant Celui qui est au-dessus de la pensée, affermis-toi dans ta force intérieure et frappe, ô guerrier aux longs bras, cet ennemi redoutable qu’est le désir.

    [1] La « prakṛiti », on l’a vu, embrasse tout le monde sensible et vivant, le monde de l’activité, tout, en dehors du « purusha », de l’âme, conçue comme essentiellement passive.

    [2] Le démiurge.

    [3] Littéralement : « qu’il soit pour vous la vache des désirs », la vache du conte qui donnait à son maître tout ce qu’il pouvait souhaiter.

    [4] J’ai signalé dans l’introduction, ce rapprochement, sous le même nom de « brahman », du sacrifice et de l’âme universelle.

    [5] D’après la théorie, l’activité humaine relève de la prakriti, non moins que les choses sensibles ; par leur origine comme par leur objet, les actes sont donc entièrement du domaine de la prakriti.

    [6] Notion semi-mythologique semi-symbolique de « Pâpman », le mal ou le péché personnifié, celui qui, dans la légende bouddhique, paraît dans le rôle « de Mâra Pâpman, « Mâra le Méchant ».

    [7] L’Esprit suprême.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 4 : La connaissance et l’action

    BHAGAVAT dit :

    1. Ce yoga impérissable, je l’ai, moi, enseigné à Vivasvat[1] ; Vivasvat le communiqua à Manu et Manu le transmit à Ikṣhvâku.

    2. C’est par cette tradition que l’ont connu les rois-ṛishîs ; mais, avec le temps, ce yoga, ô héros terrible, disparut ici-bas.

    3. C’est ce même antique yoga que je t’ai aujourd’hui enseigné ; je t’ai traité en fidèle et en ami ; car c’est le mystère suprême.


    ARJUNA dit :

    4. Ta naissance est récente ; la naissance de Vivasvat se place par delà le temps. Comment comprendre que tu aies pu enseigner à l’origine ?


    BHAGAVAT dit :

    5. Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; moi, je les connais toutes, ô héros, mais non pas toi.

    6. Encore que je sois l’Âme sans commencement, impérissable, encore que je sois le Seigneur des êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma nature propre,

    7. Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même.

    8. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte dés méchants, pour le triomphe de l’ordre.

    9. Ma naissance, comme mon œuvre, est divine. Qui sait cela en vérité, quand il dépouille son corps mortel, ne va pas à une nouvelle naissance, c’est à moi qu’il vient, ô Arjuna.

    10. Affranchis de la passion, de la crainte et de la colère, identifiés à, moi, purifiés au feu de la connaissance, beaucoup se sont fondus en mon être.

    11. À chacun je fais sa part, dans la mesure où il tend vers moi ; mais de toutes façons, ô fils de Prithâ, c’est dans ma voie que cheminent les hommes.

    12. Ceux qui recherchent le succès dans l’action sacrifient ici-bas aux dieux ; car le succès que procurent les rites se produit immédiatement dans le monde des hommes.

    13. J’ai créé la division en quatre classes que distinguent le guna et les devoirs qui lui sont propres. J’en suis l’auteur ; sache pourtant que je suis inagissant, immuable.

    14. Les actes ne m’atteignent pas ; en moi nul désir du fruit des actes ; qui me connaît tel échappe aux chaînes de l’action.

    15. Ils savaient cela, les anciens, avides de délivrance, et ils ont agi ; agis donc, toi aussi, comme ont fait jadis les anciens.

    16. Qu’est l’action ? Qu’est l’inaction ? Les plus sages, là-dessus, s’égarent. Je t’enseignerai donc ce qu’est l’action pour que, le sachant, tu sois libéré du mal.

    17. Car il faut être au fait de l’action, au fait de l’action dévoyée, au fait de l’inaction. Les sentiers de l’action sont mystérieux.

    18. Celui qui sait voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction, celui-là est sage entre les hommes ; tout en agissant sans restriction, il reste fidèle au yoga.

    19. Celui qui, quoi qu’il fasse, n’obéit jamais au désir ni à un calcul d’espérance, les gens sensés le considèrent comme un sage dont les actions sont brûlées au feu de là connaissance.

    20. Indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait, libre de toute attache, si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas.

    21. Sans désir, l’esprit dompté, ayant renoncé à rien posséder, n’accomplissant que matériellement les actes, il ne contracte aucune souillure.

    22. Satisfait de ce que le hasard lui apporte, également supérieur à toutes les perceptions, libre de tout égoïsme, indifférent au succès ou à l’insuccès, même en agissant il n’est point lié.

    23. Pour qui, affranchi de tout attachement, délivré, la pensée solidement assise dans la vérité, s’emploie aux œuvres du sacrifice, toute activité se dissout en néant.

    24. L’instrument du sacrifice est Brahman ; l’offrande est Brahman ; c’est par Brahman qu’est faite l’oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman. Il ne peut aller qu’en Brahman, celui qui voit ainsi Brahman dans l’acte liturgique.

    25. Des yogins, plusieurs n’envisagent comme objet du sacrifice que les dieux ; d’aucuns, par le sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au feu.

    26. D’autres sacrifient l’ouïe et tous les sens dans le feu du renoncement ; d’autres les objets sensibles, son, etc., dans les feux des sens.

    27. D’autres sacrifient toutes les opérations des sens et toutes les opérations du souffle vital dans le feu du yoga, du renoncement intérieur, allumé par la connaissance.

    28. Des ascètes aux observances rigoureuses, les uns pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le sacrifice de l’austérité, d’autres le sacrifice du yoga, d’autres encore le sacrifice de l’étude et de la science.

    29. D’aucuns sacrifient le souffle expiré dans le souffle inspiré, d’autres le souffle inspiré dans le souffle expiré, interrompant le cours de l’un et de l’autre et appliqués uniquement à l’exercice des souffles.

    30. D’autres, restreignant leur nourriture, sacrifient les souffles dans les souffles. Et tous ils ont la notion vraie du sacrifice et, par le sacrifice, effacent leurs souillures.

    31. Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie que sont les restes du sacrifice vont au Brahman éternel. À qui ne sacrifie pas, ce monde ne saurait appartenir ; combien moins encore l’autre monde, ô le meilleur des Kurus ?

    32. Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices destinés à la bouche de Brahman. Mais tous impliquent action. Si tu entends cela, tu atteindras la délivrance.

    33. Supérieur à tout sacrifice matériel est le sacrifice en esprit, ô héros terrible. En la connaissance se résolvent, ô fils de Pṛithâ, tous les actes du sacrifice.

    34. Acquiers-la à force de soumission[2], d’application studieuse, de services respectueux ; tu la recevras des maîtres de la connaissance qui savent la vérité.

    35. Quand tu la posséderas, ô Pâṇḍava, tu ne tomberas plus, comme tu as fait, dans l’erreur ; par elle, tu verras tous les êtres sans exception en toi-même, puis en moi.

    36. Et aussi, fusses-tu de tous les pécheurs le plus grand, porté par la connaissance comme par un vaisseau, tu traverseras tout l’océan du mal.

    37. Un feu flambant réduit le bois en cendres, ô Arjuna ; ainsi le feu de la connaissance réduit en cendres tous les actes.

    38. Rien, ici-bas, ne purifie comme la connaissance ; de lui-même, avec le temps, l’adepte parfait du yoga la découvre en soi.

    39. Le croyant acquiert la connaissance, qui, uniquement tendu vers elle, a dompté ses sens ; maître de la connaissance, il atteint bientôt le repos suprême.

    40. Il est perdu celui qui, n’ayant ni la connaissance ni la foi, est livré au doute ; ni ce monde ni l’autre, ni le bonheur n’est le lot de l’homme livré au doute.

    41. Celui qui par le yoga s’est libéré de l’action, qui par la connaissance a tranché le doute, cet homme, maître de soi, ô Dhanañjaya, les actes ne sauraient l’enchaîner.

    42. Tranche donc, armé de la vérité, ce doute né de l’ignorance que tu portes au cœur ; élève-toi au yoga ; ô Bhârata, redresse-toi !

    [1] Le Soleil ou un héros dérivé de lui.

    [2] À l’égard du maître, du « guru ».

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 5 : Le renoncement

    ARJUNA dit :

    1. Tu loues, ô Kṛishṇa, le renoncement qui supprime l’action et, en même temps, tu loues le yoga qui est effort ; des deux lequel enfin est le meilleur ? Dis-le moi nettement.


    BHAGAVAT dit :

    2. Renoncement et yoga, l’un et l’autre mènent au salut ; entre les deux, cependant, la pratique du yoga vaut mieux que le renoncement à l’action.

    3. Il faut reconnaître pour parfaitement détaché celui qui ne hait ni ne désire ; insensible aux perceptions de toute nature, ô guerrier aux grands bras, il s’affranchit aisément de tout lien.

    4. Seuls les esprits bornés opposent sâṃkhya et yoga, mais non les sages[1]. Qui est vraiment maître de l’un est assuré du fruit des deux.

    5. Le but que touchent les adeptes du sâṃkhya est également atteint par ceux du yoga. Sâṃkhya et yoga ne sont qu’un ; qui reconnaît cela, voit juste.

    6. Mais, en dehors du yoga, le détachement, ô guerrier aux grands bras, est malaisé à obtenir ; voué au yoga, l’ascète rapidement atteint Brahman.

    7. Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de soi, tient ses sens soumis, pour qui son âme se confond avec l’âme de tous les êtres, même s’il agit, n’est pas souillé.

    8. L’adepte du yoga est fondé, en vérité, à estimer qu’il n’agit pas. Qu’il voie, qu’il entende, qu’il touche, qu’il sente, qu’il mange, qu’il marche, qu’il dorme, qu’il respire,

    9. Qu’il parle, qu’il lâche ou qu’il appréhende, qu’il ouvre ou ferme les yeux : tout cela, ce sont pour lui les sens réagissant au contact des objets sensibles.

    10. Celui qui, fondant en Brahman[2] tous les actes, agit en plein détachement, le péché ne s’attache pas à lui plus que l’eau à la feuille du lotus.

    11. Le corps, le sens interne[3], l’esprit, les sens mêmes ainsi parfaitement dégagés, les yogins, agissant en dehors de tout attachement, travaillent à leur purification intérieure.

    12. Celui qui pratique le yoga s’affranchit du fruit des actes et atteint la paix stable ; celui qui ne le pratique pas, attaché au fruit sous la poussée du désir, demeure lié.

    13. Libérée en esprit de tous actes, l’âme est heureuse, maîtresse dans sa forteresse aux neuf portes[4], n’agissant ni ne provoquant l’action.

    14. Ni l’activité, ni les actes ne procèdent du Seigneur du monde, ni le lien qui attache le fruit aux actes ; cela, c’est le domaine de la nature individuelle[5].

    15. Ni péché, ni bonne œuvre n’atteint le Seigneur ; mais l’ignorance voile la vérité ; d’où l’erreur des créatures.

    16. Pour ceux en qui cette ignorance est détruite par la connaissance de l’âtman[6], la science révèle, claire comme le soleil, cette Entité suprême.

    17. L’esprit plein d’elle, identifiés à elle, appuyés sur elle, réfugiés en elle, ceux qui, par la connaissance, ont effacé leurs fautes, s’affranchissent de nouveaux retours.

    18. Le brâhmane le plus savant et le plus vertueux, un bœuf ou un éléphant, un chien ou un, mangeur de chien, c’est tout un aux yeux du sage.

    19. C’en est fait de tout retour en ce monde pour ceux dont l’esprit est fixé dans l’impassibilité parfaite ; Brahman est sans tache, impassible ; ils sont donc fixés en Brahman.

    20. Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souffrance ne l’afflige ; il a l’âme toujours égalé, jamais troublée, celui qui connaît Brahman, qui est fixé en Brahman.

    21. Insensible aux impressions du dehors, c’est en soi qu’il trouve le bonheur ; intimement uni à Brahman, il goûte un bonheur indestructible.

    22. C’est que les jouissances que donnent les sensations ne sont qu’une source de souffrance, elles sont fugitives, ô fils de Kuntî. Le sage n’y cherche pas de joie.

    23. Celui qui, ici-bas, n’étant pas encore libéré du corps, est capable de résister aux mouvements que provoque le désir ou la colère, celui-là est un homme intérieur, c’est un homme heureux.

    24. Celui qui ne trouve de bonheur, de joie, de lumière qu’au dedans, le yôgin identifié avec Brahman atteint la paix en Brahman.

    25. Ils conquièrent la paix en Brahman les rishis purifiés de toute souillure, qui, ayant terrassé le doute, se sont domptés eux-mêmes et ne se passionnent que pour le bien de tous les êtres.

    26. Les ascètes qui, l’esprit dompté, libres de désir et d’aversion, se connaissent eux-mêmes, ont devant eux la paix en Brahman.

    27. Celui qui se ferme aux sensations du dehors, qui ramène tout son pouvoir visuel entre ses sourcils, qui maintient en équilibre les deux souffles, respiration et inspiration, auxquels le nez livre passage,

    28. Le sage qui, dompté dans ses sens, dans sa conscience et dans sa pensée, uniquement tendu vers la délivrance, est toujours libre de désir, de crainte ou de colère, celui-là vraiment est affranchi.

    29. Me reconnaissant pour l’objet du sacrifice et de l’ascèse, pour le Seigneur souverain de l’univers, l’ami de tous les êtres, il atteint le repos.

    [1] Sans entrer ici dans des détails qui seraient hors de place je ne puis me défendre de souligner combien ce vers condamne l’interprétation par laquelle on a, de divers passages analogues, prétendu conclure que « sâṃkhya » et « yoga » seraient ici deux systèmes fondus dans une même orientation spéculative. Rien de pareil ; ce sont deux voies, l’une intellectuelle, l’autre pratique, donc parfaitement distinctes, mais qui sont données comme convergeant vers un but commun, la délivrance ou le salut.

    [2] C’est-à-dire pour qui les actes n’ont rien de personnel, mais, du fait de son détachement parfait, retombent dans l’indétermination de l’universel Brahman.

    [3] Le manas est conçu comme un organe central de perception qui se superpose aux cinq sens.

    [4] Le corps avec ses neuf ouvertures, les yeux, etc.

    [5] Donc de la « prakṛiti », n’étant pas du « purusha ».

    [6] L’âme, soit individuelle soit universelle.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 6 : La contemplation

    BHAGAVAT dit :

    1. Celui qui, sans se soucier du fruit des actes, accomplit les actes prescrits, c’est celui-là, non celui qui néglige le feu sacré et les rites, qui est vraiment un détaché, un yogin.

    2. Ce qu’on appelle renoncement n’est, sache-le bien, ô Pândava, rien autre que le yoga ; car on ne peut être un yogin sans avoir renoncé au désir.

    3. Pour s’élever au yoga, l’action est l’arme du sage ; c’est l’inaction quand il s’est élevé au yoga.

    4. Car c’est lorsqu’il n’a plus d’attachement ni aux objets des sens, ni aux actes, que, affranchi de tout désir, il s’est élevé au yoga.

    5. C’est par soi-même que l’on se sauve, que l’on échappe à la perdition ; l’homme est à lui-même son ami, à lui-même son ennemi.

    6. Il est à lui-même son ami celui qui s’est vaincu lui-même ; quant à celui qui n’est pas maître de soi, il est à lui-même comme un ennemi.

    7. Celui qui s’est vaincu, qui est dans le calme, celui-là demeure parfaitement recueilli, dans le chaud comme dans le froid, dans le plaisir comme dans la douleur, voire dans l’honneur comme dans le mépris.

    8. Celui qui fait sa joie de la vérité et de la science, qui est concentré, maître de ses sens, de ce yogin qui ne fait de l’or plus de cas que d’une pierre ou d’une motte de terre, on dit qu’il est parvenu au yoga.

    9. Honneur à celui qui considère du même œil compagnons et amis, ennemis ou indifférents, inconnus, gens haïssables ou parents, hommes vertueux ou pécheurs.

    10. Que le yogin toujours se gouverne lui-même, retiré, solitaire, l’esprit dompté, sans désir, sans bien.

    11. Dans un endroit pur qu’il se dresse un siège solide, ni trop haut ni trop bas, couvert d’étoffe, d’une peau et de kuça[1].

    12. Assis sur ce siège, l’esprit concentré, ayant enrayé toute activité delà pensée et des sens, qu’il exerce le yoga pour se purifier.

    13. Impassible, tenant le corps, la tête et le cou droits et immobiles, qu’il fixe son regard sur l’extrémité de son nez sans le laisser errer ailleurs.

    14. Parfaitement calme, libre de crainte, fidèle à la chasteté, la pensée maîtrisée, l’esprit plein de moi, qu’il demeure concentré, tendu vers moi.

    15. Le yogin à l’intelligence domptée, qui toujours s’exerce de la sorte, atteint le repos, la paix suprême qui a son siège en moi.

    16. Pas de yoga, ô Arjuna, pour qui abuse de la nourriture, non plus que pour celui qui s’en prive complètement, pour qui veut trop dormir non plus que pour qui prétend ne dormir jamais.

    17. L’effort qui mesure les aliments et l’exercice, qui, dans l’action, mesure le mouvement, qui mesure le sommeil et la veille, voilà ce qui constitue le yoga destructeur de la souffrance.

    18. Quand l’esprit discipliné se replie uniquement sur lui-même, alors, on dit que l’homme, libéré de tous les désirs, a atteint le yoga.

    19. Une lampe à l’abri du vent dresse sa flamme immobile ; c’est l’image consacrée du yogin qui, l’esprit maîtrisé, parvient à se concentrer en soi.

    20. Quand la pensée s’arrête suspendue par la pratique du yoga, quand, découvrant par soi-même l’âtman (l’âme), l’homme trouve sa satisfaction en soi ;

    21. Quand il connaît ce bonheur infini qui, n’étant accessible qu’à l’esprit, dépasse les sens, et au sein duquel il ne peut plus s’écarter de la vérité,

    22. Dont la possession fait apparaître insignifiant tout autre bien, que ne peut atteindre aucune disgrâce, si cruelle qu’elle soit ;

    23. C’est cette libération de la souffrance qu’on appelle yoga. Ce yoga, il le faut résolument poursuivre d’une volonté que rien ne décourage.

    24. Il faut s’affranchir pleinement de toutes les passions, filles du désir ; il faut dominer complètement par l’esprit la troupe des sens ;

    25. Puis, peu à peu, l’esprit soutenu par une volonté ferme, glisser dans le calme et, s’enfermant en soi, ne plus penser.

    26. Toutes les fois que l’esprit, remuant, mobile, prétend s’extérioriser, chaque fois il faut le réfréner et le ramener en soi à la soumission.

    27. Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a l’esprit pacifié, qui, la passion calmée, sans tache, s’identifie à Brahman.

    28. Le yogin, affranchi de souillure, qui toujours se gouverne ainsi, atteint aisément le bonheur infini qu’est l’union en Brahman.

    29. Il découvre l’âtman (l’âme) dans tous les êtres et tous les êtres en l’âtman, l’homme gouverné par le yoga qui reconnaît l’identité de tout.

    30. Celui qui me voit en tout et qui voit tout en moi ne se sépare jamais de moi, et jamais je ne me sépare de lui.

    31. Celui qui, réalisant l’unité, m’adore dans tous les êtres, ce yogin, où qu’il se meuve, demeure en moi.

    32. Celui, ô Arjuna, qui, à l’image de l’unité en l’âtman, voit que tout est identique, plaisir ou souffrance, celui-là est réputé yogin parfait.


    ARJUNA dit :

    33. Ce yoga, ô vainqueur de Madhu, que tu définis par l’impassibilité parfaite[2], j’ai peine à comprendre, étant donné notre mobilité, comment il se peut asseoir fermement ;

    34. Car l’esprit, ô Krishna, est mobile, impérieux, violent, tenace ; autant que le vent, il est difficile à enchaîner.


    BHAGAVAT dit :

    35. Assurément, ô guerrier aux grands bras, l’esprit est mobile et malaisé à enchaîner ; cependant, ô fils de Kuntî, on le peut réduire à force d’application et de détachement.

    36. Le yoga, je l’avoue, est d’accès difficile pour qui n’a pas l’âme domptée ; mais celui dont l’âme est maîtrisée et qui se donne de la peine, y peut parvenir par des efforts bien conduits.


    ARJUNA dit :

    37. Celui qui ne parvient pas à l’ascèse, qui, encore que possédant la foi, ne s’élève pas jusqu’au yoga, à défaut de la perfection du yoga, quel but atteint-il, ô Krishna ?

    38. Est-ce que, manquant également tous ses objets, il ne se perd pas, ô guerrier aux grands bras — tel un nuage qui se déchire — égaré sans point d’appui à la recherche de Brahman ?

    39. Dissipe clairement pour moi cette incertitude, ô Kṛishṇa ; seul tu le peux.


    BHAGAVAT dit :

    40. Ô fils de Pṛithâ, celui que tu dis ne se perd ni dans ce monde, ni dans l’autre ; qui fait le bien, ô mon frère, ne saurait aller à sa perte.

    41. Cet homme qui a manqué le yoga, élevé au séjour des gens de bien, y demeure des années infinies, puis il renaît de parents purs et fortunés ;

    42. Ou, mieux encore, il revit dans une famille de sages yogins ; car une pareille naissance est la plus rare à obtenir en ce monde.

    43. Là, ô rejeton de Kuntî, il retrouve l’état d’esprit où il s’était élevé dans cette existence antérieure, et avec un zèle redoublé il s’efforce vers la perfection.

    44. Même à son insu, la vertu de son application d’autrefois le soutient ; il conçoit le désir de s’initier au yoga et dépasse la sagesse scripturaire.

    45. Or le yogin, purifié de ses fautes, qui s’efforce avec zèle, se perfectionnant à travers de nombreuses naissances, finit par atteindre le but suprême.

    46. Le yoga est supérieur à l’ascèse, supérieur même à la science ; le yoga est supérieur aux œuvres du sacrifice ; deviens donc un yogin, ô Arjuna.

    47. Mais, de tous les yogins, celui qui, l’âme unie à moi, m’aime dans une foi profonde, c’est lui qui est, à mes yeux, le yogin parfait.

    [1] Une herbe spécialement affectée à différents usages liturgiques.

    [2] Pour bien comprendre la liaison avec ce qui précède, il faut se souvenir que, dans ce passage, « l’identité » qu’exprime le mot sama enferme un double aspect : il s’agit à la fois de l’identité métaphysique de tout dans l’être universel et de l’identité de toutes choses, plaisir, souffrance, etc., au regard de l’homme également détaché de tout. Sâmya que je traduis par impassibilité embrasse ainsi à la fois et la notion théorique du monisme et l’indifférence absolue du sage que rien ne peut toucher.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 7 : Les précisions de la connaissance

    BHAGAVAT dit :

    1. Écoute maintenant, ô fils de Pṛithâ, comment, t’appliquant au yoga, la pensée attachée à moi, réfugié en moi, tu me connaîtras entièrement et sans nuage.

    2. Sans réserve, je te communiquerai et te rendrai claire cette vérité qui, connue, ne laisse plus rien à apprendre ici-bas.

    3. Entre des milliers d’hommes, c’est à peine si l’un ou l’autre s’efforce vers la perfection et parmi ces parfaits, à peine si l’un ou l’autre me connaît en vérité.

    4. Terre, eau, feu, vent, éther, sens interne, esprit, individualité, telles sont les huit manifestations diverses de ma nature sensible[1].

    5. Cela c’est ma nature inférieure ; mais sache que j’en ai une autre, transcendante, qui est âme vivante, ô guerrier aux grands bras, et qui est le support de cet univers.

    6. La première est la matrice de tous les êtres, je suis, moi[2], l’origine et la fin de l’univers tout entier.

    7. Il n’est rien au-dessus de moi, ô héros ; je suis la trame sur laquelle le tout est tissé, tels les rangs de perles sur un fil.

    8. Dans l’eau je suis le goût, ô fils de Kuntî, la lumière dans la lune et dans le soleil, la syllabe oṃ dans tous les vedas, le son dans l’espace, la virilité dans les hommes.

    9. Je suis dans la terre le parfum, la splendeur dans l’astre du jour, la vie dans tous les êtres, l’ascèse dans les ascètes.

    10. Sache, ô fils de Pṛithâ, que je suis le germé éternel de tous les êtres ; je suis la pensée des êtres pensants, la grandeur des grands.

    11. Je suis la force, affranchie de désir et de passion, des forts ; dans les êtres vivants je suis, ô héros des Bhâratas, l’amour permis.

    12. Tous les dérivés du sattva, comme du rajas ou du tamas[3], sache bien qu’ils procèdent de moi seul ; non que je sois en eux ; ce sont eux qui sont en moi.

    13. Aveuglé par ces triples produits des gunas, tout cet univers est impuissant à me reconnaître au-dessus d’eux, impérissable.

    14. C’est que ce monde illusoire des gunas, manifestation de ma puissance divine, est difficile à traverser ; ceux-là seuls le franchissent qui viennent à moi.

    15. Ils ne viennent pas à moi, ces pécheurs, ces insensés, les derniers des hommes, qui, se laissant égarer par l’illusion, tombent au niveau des esprits méchants[4].

    16. De quatre sortes, ô Arjuna, sont les gens de bien qui m’adorent : l’homme qui souffre, l’homme passionné de savoir, l’homme qui poursuit la richesse et celui qui possède la connaissance, ô taureau des Bhâratas.

    17. De tous, le premier est celui qui, possédant la connaissance, s’applique infatigablement et se voue à moi uniquement ; car je suis infiniment cher à celui qui possède la connaissance, et lui à moi.

    18. Tous sont des êtres d’élite ; mais celui qui possède la connaissance est pour moi comme moi-même. Car, appliqué au yoga, il tend vers moi seul comme but suprême.

    19. Ce n’est qu’au terme de bien des vies que m’atteint celui qui possède la connaissance ; il est rare l’être magnanime qui sait que Vâsudeva est tout.

    20. Ceux qu’égarent des désirs divers s’adressent à d’autres divinités ; ils obéissent chacun à sa nature, en assumant des pratiques diverses.

    21. Mais, quelque forme divine qu’un fidèle, dans sa foi, souhaite honorer, c’est moi qui inspire en lui cette foi inébranlable.

    22. Plein de cette foi, il se rend telle divinité propice ; il reçoit ensuite, en réalité dispensé par moi, l’objet de ses désirs.

    23. Mais éphémère est le fruit que cueillent les esprits à la courte sagesse ; ceux qui sacrifient aux dieux vont aux dieux ; ce sont ceux qui se vouent à moi qui viennent à moi.

    24. Pour les ignorants, je ne surs qu’un dieu invisible qui s’est manifesté[5] ; ils ne connaissent pas mon essence transcendante, impérissable, suprême.

    25. Voilé par l’illusion que produit ma puissance, je n’apparais pas clairement à tous ; le monde égaré ne me reconnaît pas, moi, l’éternel, l’impérissable.

    26. Je connais, ô Arjuna, les êtres passés, présents et à venir ; mais, moi, personne ne me connaît.

    27. Troublés par les mouvements contraires qu’engendrent le désir et la répulsion, ô Bhârata, tous les êtres, en naissant, deviennent la proie de l’erreur.

    28. Mais les hommes vertueux, une fois leur péché épuisé, libérés du trouble que suscite la sensibilité en ses mouvements contraires, se vouent à moi par un culte immuable.

    29. Ceux qui s’appliquent, en se réfugiant en moi, à s’affranchir de la vieillesse et de la mort, ceux-là connaissent ce Brahman universel et individuel ; ils connaissent le tout des actes liturgiques.

    30. Ceux qui reconnaissent en moi l’essence des êtres, l’essence du divin, l’essence du sacrifice, ceux-là, l’esprit concentré, me connaissent encore à leur dernier moment.

    [1] La « prakṛiti » présentée ici comme l’aspect sensible de l’âme universelle avec laquelle le dieu est identifié.


    [2] « Moi » c’est-à-dire « mon essence transcendante ».


    [3] Le sativa, le rajas et le tamas qu’on transcrit en « bonté », « passion », « ténèbres », sont les trois gunas dont il a été souvent question. « Guna » signifie dans la langue courante qualité : mais c’est, je pense, sur un sens très différent que s’est échafaudée cette théorie singulière. En somme elle se résume à imaginer que la prakṛiti se compose de ces trois éléments qui, mélangés en proportions diverses, constituent, aux différents stages de la nature et de la vie, tous les êtres transitoires de tout ordre.

    [4] Cf. ci-dessous IX, 12 et plus loin, XVI, 6 sq.

    [5] Dans la personne de Vâsudeva-Kṛishṇa.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 8 : Le salut en Brahman

    ARJUNA dit :

    1. Qu’est-ce que ce Brahman ? et l’âme individuelle ? Qu’est-ce que l’acte, ô suprême Seigneur ? Qu’entends-tu s par l’essence des êtres ? par l’essence du divin ?

    2. Qui — et comment ? — ô vainqueur de Madhu, peut, ici-bas, dans un corps mortel, contenir l’essence du sacrifice ? Comment, à l’heure suprême, peux-tu être connu des hommes qui ont su se discipliner ?


    BHAGAVAT dit :

    3. L’Impérissable est le Brahman suprême ; on appelle âme individuelle la nature propre de chacun ; le devenir des êtres résulte de cette offrande créatrice qui s’appelle l’acte rituel.

    4. Existence transitoire dans l’ordre des êtres, esprit (purusha) dans l’ordre des dieux, j’incarne en ce corps, ô le meilleur des hommes, l’essence du sacrifice.

    5. Celui qui, à l’heure, de sa fin, rejette sa guenille mortelle en pensant uniquement à moi rejoint mon être ; là-dessus aucun doute.

    6. Quelque existence que conçoive celui qui, au terme de sa vie, se sépare du corps, c’est à cette condition qu’il passe, ô fils de Kuntî ; toujours c’est dans cette condition qu’il revit.

    7. Pense donc à moi en tout temps et combats ; l’esprit et la pensée fixés sur moi, c’est à moi que tu viendras ; rien de plus certain.

    8. Celui, ô fils de Pṛithâ, qui, l’esprit concentré dans la pratique du yoga, et incapable de s’en laisser distraire, pense le divin Purusha suprême, va à lui.

    9. Celui qui se souvient du Sage primordial, du Maître, plus ténu que l’atome ; auteur de l’univers, pour qui aucune forme n’est imaginable, qui a l’éclat du soleil, qui demeure par delà la ténèbre ;

    10. Celui qui, au moment du grand départ, la pensée inébranlable, concentrée dans la dévotion et dans l’effort du yoga, sait ramener entre ses sourcils toute sa puissance vitale, celui-là va au divin Purusha suprême.

    11. Cette demeure, que les connaisseurs du veda déclarent impérissable, où pénètrent les ascètes libérés de la passion, en vue de laquelle on pratique la chasteté, je te la vais décrire en raccourci.

    12. Quand, fermant toutes les issues sur le dehors, emprisonnant en soi la faculté de percevoir, retenant dans la tête son souffle vital, on réalise la concentration du yoga ;

    13. Que l’on dépouille le corps en prononçant « om » — Brahman même en une syllabe — et en pensant à moi, on s’élève à l’asile suprême.

    14. Celui qui, sans aucune défaillance, pense toujours à moi, pour ce yogin incessamment concentré, je suis, ô fils de Pṛithâ, facile à obtenir.

    15. Quand ils m’ont atteint, les sages, s’étant élevés à la suprême perfection, ne sont plus soumis à la renaissance, au séjour de souffrance et d’instabilité.

    16. Tous les mondes jusqu’au ciel de Brahmâ[1], ô Arjuna, reviennent à des existences nouvelles ; mais pour qui m’a atteint, ô fils de Kuntî, plus de renaissance.

    17. Ceux qui savent qu’un jour de Brahmâ dure mille yugas[2] et mille une nuit, ces hommes connaissent vraiment le jour et la nuit.

    18. De l’indétermination sortent, au lever du jour, toutes les réalités sensibles ; elles s’y fondent de nouveau à la tombée de la nuit.

    19. Ainsi mécaniquement, ô fils de Pṛithâ, toute la foule des êtres, indéfiniment ramenée à I’existence, se dissout à la tombée de la nuit, renaît au lever du jour.

    20. Mais, par delà cette indétermination[3], est une autre essence, entité indéterminée, éternelle, qui, tous, les êtres disparaissant, elle, ne disparaît pas.

    21. C’est l’« Indestructible ». C’est lui qui est marqué comme le but suprême, celui d’où l’on ne revient pas ; c’est là mon siège suprême.

    22. C’est, ô fils de Pṛithâ, ce suprême Purusha qu’on ne peut atteindre que par un attachement exclusif, le Purusha qui embrasse tous les êtres, par qui a été déployé l’univers.

    23. Et maintenant, à quels moments les yogins quittent la vie, soit sans retour, soit pour y revenir, je vais te l’enseigner, ô Bhârata.

    24. Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semestre ascendant du soleil vers le nord, c’est sous ces signes lumineux que vont à Brahman les hommes qui connaissent Brahman.

    25. Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre descendant du soleil au sud, — sous ces signes d’ombre, le yogin atteint la lumière de la lune pour revenir ensuite à de nouvelles existences.

    26. Ce sont les deux voies éternelles, l’une claire, l’autre obscure, de l’univers ; par l’une il n’est pas de retour, par l’autre on revient en arrière.

    27. Les yogins les connaissent ces deux sentiers, et aucun d’eux ne s’égare, ô fils de Pṛithâ ; sois donc, ô Arjuna, en tout temps appliqué au yoga.

    28. Le mérite qui est assigné à l’étude du veda, au sacrifice, à l’ascèse, à l’aumône, le yogin qui sait tout cela, le dépasse ; il s’élève au lieu suprême, au lieu des origines.

    [1] Brahmâ, masculin, le dieu Brahmâ, ordinairement rapproché de Vishṇu et de Çiva ; non pas Brahman, au neutre, l’être un.

    [2] Nom d’une vaste période cosmique.

    [3] Avyakta, littéralement « l’indistinct, l’indiscriminé » ; c’est un des noms que l’on donne à la prakriti dans son état primitif et, en quelque sorte, chaotique. On voit ici avec évidence que ces notions réputées spéculatives sur l’origine des choses reposent, au moins pour une part, sur l’arrière-plan des conceptions mythiques et construisent la genèse première à l’image de l’origine quotidienne du cosmos sortant au matin de la nuit et y retombant le soir.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 9 : Le mystère royal

    BHAGAVAT dit :

    1. Je te veux, à toi qui es plein de zèle, faire entendre clairement la science la plus secrète, celle dont la connaissance t’affranchira de tout mal.

    2. C’est la science royale, le secret royal, le moyen de sanctification le plus puissant ; elle s’impose par l’évidence ; elle est sainte, facile à pratiquer, impérissable.

    3. Les hommes qui n’ont pas foi en cette doctrine, ô héros terrible, impuissants à m’atteindre, retombent dans les sentiers de la transmigration et de la mort.

    4. C’est moi, dénué de toute forme sensible, qui ai déployé cet univers. Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis pas en eux.

    5. Et, à vrai dire, les êtres ne sont pas en moi. Admire ici ma puissance souveraine : mon être porte les créatures, il n’est pas dans les créatures, et c’est par lui qu’existent les créatures.

    6. Comme un grand vent toujours en mouvement dans l’espace, s’insinue partout, ainsi faut-il entendre que toutes les créatures sont en moi.

    7. Tous les êtres, ô fils de Kuntî, à la fin du kalpa[1], rentrent dans ma prakṛiti[2] ; au commencement du kalpa, je les rends à l’existence.

    8. C’est au moyen de ma prakṛiti que je produis et reproduis toute cette foule des êtres, mécaniquement, par la seule poussée de la prakṛiti.

    9. Et cette activité, ô Dhanañjaya, ne m’enchaîne pas, car j’y demeure comme étranger, étant sans aucune attache à ces œuvres.

    10. C’est grâce à moi que la prakṛiti produit toutes les créatures vivantes ou inertes ; mais je ne suis là que spectateur ; et c’est ainsi, ô fils de Kuntî, que le monde évolue.

    11. Incorporé dans une figure humaine, les égarés me méconnaissent ; ils ignorent mon essence suprême de souverain Seigneur des êtres.

    12. Insensés, dont les espérances, les œuvres et la science sont également vaines et qui s’abandonnent aux égarements propres par nature aux démons et aux esprits mauvais !

    13. Mais les sages, ô fils de Pṛithâ, qui relèvent de la nature divine, s’attachent à moi uniquement ; ils me connaissent pour l’origine impérissable des êtres.

    14. Les uns me glorifient sans cesse, et, adonnés aux pratiques rigides, m’adorant pieusement, me servent avec une application constante.

    15. D’autres me servent en me rendant un culte de connaissance, soit qu’ils me considèrent dans l’unité ou dans la multiplicité infinie de mes manifestations distinctes.

    16. Je suis le rite, jé suis le sacrifice, je suis l’offrande et l’herbe rituelle ; c’est moi qui suis la prière, le beurre clarifié ; je suis le feu ; je suis la libation.

    17. De ce monde, je suis le père, la mère, l’ordonnateur, l’ancêtre ; je suis l’objet de la science, le purificateur, la syllabe om, le rie, le sâman, le yajus[3] ;

    18. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami, l’origine et la fin, le support, le réceptacle, le germe, l’impérissable.

    19. Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je la répands ; je suis l’immortalité et la mort ; je suis, ô Ârjuna, l’être et le non-être.

    20. Les maîtres de la triple science[4] qui en buvant le soma se purifient de leurs péchés, cherchent, en m’honorant par des sacrifices, à gagner le ciel ; introduits dans le monde pur du roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances divines des hôtes célestes.

    21. Quand ils ont joui de ce monde immense du ciel et que leurs mérites sont épuisés, ils rentrent dans le monde des mortels ; ainsi vont et viennent ceux qui, livrés au désir, vivent sous la loi de la triple science.

    22. Quant aux hommes qui me servent, en n’ayant de pensée que pour moi, qui s’appliquent à une concentration constante, je leur dispense la félicité.

    23. Ceux-là même qui, attachés à d’autres divinités, sacrifient avec foi, en réalité, ô fils de Kuntî, c’est à moi qu’implicitement ils sacrifient.

    24. Car c’est moi qui suis réellement l’objet et le maître de tous les sacrifices, mais ils ne me connaissent pas tel que je suis ; et c’est pourquoi ils retombent dans la vie.

    25. Ceux qui servent les dieux vont aux dieux, aux mânes ceux qui servent les mânes, aux démons ceux qui servent les démons ; ainsi viennent à moi ceux qui m’offrent leurs sacrifices.

    26. Que l’on me présente avec dévotion fût-ce une feuille, une fleur, un fruit, un peu d’eau, je jouis de l’offrande pieuse du serviteur au cœur zélé.

    27. Actions et repas, libations, aumônes, pénitences, offre-moi tout, ô fils de Kuntî.

    28. Par là tu te libéreras des chaînes de l’action et de ses fruits bons ou mauvais ; voué au détachement et au yoga, affranchi, tu viendras à moi.

    29. Entre toutes les créatures, je ne fais nulle différence, aucune ne m’est en haine, aucune ne m’est chère ; mais ceux qui s’attachent à moi avec dévotion, ceux-là sont en moi et moi en eux.

    30. Même un grand criminel, s’il m’adore sans partage, doit être considéré comme un juste ; car sa croyance est vraie.

    31. Vite il devient irréprochable et atteint la paix éternelle. Entends-le bien, ô fils de Kuntî, jamais mon serviteur ne se perd.

    32. Ceux, ô fils de Pṛithâ, qui prennent en moi leur refuge, fussent-ils de la pire origine, femmes, vaiçyas ou çûdras, ceux-là même atteignent le but suprême ;

    33. Combien plus les brâhmanes purs et les rois-ṛishis qui se donnent à moi. Tombé dans ce monde éphémère et misérable, sois mon serviteur.

    34. Tourne vers moi ta pensée, donne-toi à moi, offre-moi tes sacrifices, adore-moi ; en te gouvernant ainsi, uniquement occupé de moi, tu viendras à moi.

    [1] Période cosmique.

    [2] La prakṛiti, on l’a vu, c’est le monde sensible et vivant ; elle est conçue, dans le syncrétisme qui prévaut ici, comme une sorte d’extériorisation de l’âme universelle avec laquelle est identifié le Dieu.

    [3] C’est-à-dire le verbe même de chacun des Vedas, Ṛigveda, Sâmaveda et Yajurveda.

    [4] Des trois vedas. — Le soma est la plante sacrée que l’on pressure dans les sacrifices.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 10 : Les manifestations

    BHAGAVAT dit :

    1. Écoute encore, ô guerrier aux grands bras, ma parole suprême, et réjouis-toi d’un enseignement que je te communique pour ton bien.

    2. Ni les dieux, ni les grands ṛishis ne connaissent ma naissance ; car je suis moi-même l’origine unique des dieux et des grands ṛishis.

    3. Celui qui me connaît pour souverain du monde, éternel, sans commencement, celui-là, maître entre les mortels de la vérité, est affranchi de tout péché.

    4. Intelligence, connaissance, fermeté d’esprit, patience, sincérité, maîtrise de soi, paix, plaisir et souffrance, naissance et destruction, crainte et courage,

    5. Douceur, égalité d’âme, contentement, pénitence, aumône, honneur et déshonneur, tous les modes divers de l’existence procèdent de moi seul.

    6. Les sept grands ṛishis du commencement et les quatre manus[1] procèdent de moi ; ils sont mes fils spirituels de qui sont issues dans le monde toutes les créatures.

    7. Celui qui connaît en vérité, mon expansion et ma puissance, celui-là est, de toute certitude, en possession du yoga inébranlable.

    8. Je suis l’origine de tout ; de moi tout procède ; c’est dans cette conviction que s’attachent à moi les sages à la pensée profonde.

    9. L’esprit en moi, toute leur vie suspendue à moi, s’éclairant les uns les autres et proclamant sans cesse mes louanges, ils sont comblés, ils débordent de joie.

    10. À ces hommes constamment recueillis, qui s’attachent à moi avec délices, je communique la force d’esprit par laquelle ils s’élèvent à moi.

    11. Pour eux, par grâce, me manifestant dans ma vraie nature, je dissipe les ténèbres de l’ignorance à l’éclatante lumière de la vérité.


    ARJUNA dit :

    12. Tu es le Brahman suprême, le refuge suprême, le suprême purificateur. Le divin Esprit (purusha) éternel, le premier des dieux, l’être sans commencement, omniprésent :

    13. Ainsi te nomment tous les ṛishis et Nârada, le ṛishi divin, Asita Dévala, Vyâsa ; ainsi toi-même tu te révèles à moi.

    14. C’est sur ta parole, ô Keçava, que je tiens tout cela pour vrai, car les dieux ni les démons ne savent, ô Bhagavat, comment tu te manifestes.

    15. Toi seul tu te connais toi-même, ô suprême Purusha, auteur des êtres, souverain des êtres, dieu des dieux, seigneur du monde !

    16. Daigne exposer sans réserve tes manifestations divines, ces manifestations par lesquelles tu pénètres incessamment tous les mondes.

    17. Comment, ô maître du yoga, même à méditer sur toi sans trêve, saurais-je dans quelles formes de l’être je dois te reconnaître, ô Bhagavat ?

    18. Parle encore ; expose-moi en détail, ô Janârdana, ta puissance et ta manifestation ; je ne puis me rassasier de l’ambroisie de ta parole.


    BHAGAVAT dit :

    19. Je t’énumérerai donc, ô le meilleur des Kurus, mes manifestations divines, mais en raccourci, car le détail en serait sans fin.

    20. Je suis, ô Guḍâkeça, l’âme qui a son siège dans tous les êtres : de tous les êtres, je suis le commencement, le milieu et la fin.

    21. Entre les Adityas, je suis Vishṇu, entre les astres, le soleil radieux ; je suis Marîci entre les Maruts, la lune entre les constellations.

    22. Des vedas je suis le sâman et Vâsava parmi les dieux, parmi les sens, je suis le sens interne et entre les êtres l’esprit ;

    23. Des Rudras[2] je suis Çaṃkara, entre les Yakshas et les Rakshas le dieu des richesses ; des Vasus je suis le feu, et des sommets le Meru ;

    24. Sache, ô fils de Pṛithâ, que je suis le chef des prêtres domestiques, Bṛihaspati, entre, les chefs d’armée Skanda, entre les eaux l’Océan ;

    25. Des grands ṛishis, je suis Bhṛigu et, entre les sons, la syllabe unique oṃ, dans le sacrifice la prière, entre les montagnes l’Himâlaya ;

    26. L’açvattha entre tous les arbres et Nârada entre les rishis divins ; Čitraratha entre les Gandharvas et, entre les saints, l’ascète Kapila.

    27. Sache que, entre les chevaux, je suis Uččaiḥçravas né avec l’ambroisie, Airâvata[3] entre les éléphants et, parmi les hommes, le roi.

    28. Des armes je suis la foudre, des vaches la vache qui comble tous les vœux. Je suis l’Amour, le dieu de la génération. Entre les serpents, je suis Vâsuki.

    29. Je suis Ananta parmi les Nâgas, Varuṇa parmi les habitants des eaux. Parmi les Mânes, je suis Aryaman et Yama[4] parmi les potentats.

    30. Je suis Prahlâda entre les démons et Kâla (le Temps) entre tout ce qui se compte[5], le lion parmi les animaux et, parmi les oiseaux, le fils de Vinatâ.

    31. Je suis le vent entre tout ce qui purifie, Râma entre les guerriers, entre les poissons le Makara, entre les fleuves le Gange.

    32. Des créations, ô Arjuna, je suis le commencement et la fin, le milieu aussi ; des sciences la connaissance de l’âtman ; entre les thèses contraires la vérité.

    33. Des lettres, je suis l’a, je suis le premier parmi les composés ; c’est moi qui suis le temps infini, moi le créateur au visage innombrable.

    34. Je suis la mort qui emporte tout et la naissance de ceux qui doivent venir à la vie ; parmi les génies féminins, je suis la Gloire, la Fortune et la Parole, la Mémoire, la Sagesse, la Fermeté, la Patience.

    35. Entre les sâmans[6] je suis le Bṛihatsâman et entre les ričs la Gâyatrî ; entre les mois Mârgaçîrsha, entre les saisons le printemps.

    36. Entre tout ce qui trompe, je suis le jeu, je suis la splendeur de ce qui brille, je suis la victoire, la certitude, je suis la vertu des gens vertueux.

    37. Entre les Vṛishṇis je suis Vâsudeva et entre les Pâṇḍavas Arjuna ; des ascètes je suis Vyâsa, des sages le sage Uçanas.

    38. Je suis la force des dominateurs, la politique des conquérants, je suis le silence des mystères et la science des savants.

    39. Le germe de tous les êtres, ô Arjuna, c’est moi ; il n’est pas un être animé ou inanimé qui puisse être sans moi.

    40. Innombrables, ô héros, sont mes manifestations divines ; cette énumération n’est qu’une manière d’exemple.

    41. Entends que toute manifestation, toute vie, toute beauté et toute énergie a pour origine une parcelle de ma puissance.

    42. Mais à quoi bon, ô Arjuna, tout ce détail ? Un mot suffit : d’une seule parcelle de moi je porte éternellement tout cet univers.

    [1] Personnages de la cosmogonie légendaire.

    [2] Rudras, Yakshas, Rakshas, Vasus, catégories diverses de génies, dieux ou démons. De même plus bas les Gandharvas, les Nâgas, etc.

    [3] Uččaiḥçravas est un cheval mythique qui sort du barattement de l’océan ; Airâvata, l’éléphant qui sert de monture au dieu Indra.

    [4] Le dieu des morts, avec un jeu étymologique sur saṃ-yam.

    [5] Par jeu de mots sur le thème kal, origine de Kâla, « le temps ».

    [6] Formules du Sâmaveda.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 11 : La vision de l’Être innombrable

    ARJUNA dit :

    1. Le suprême mystère que pour mon bien tu m’as communiqué, la doctrine de l’âtman, a banni de moi toute erreur.

    2. De ta bouche, ô héros aux yeux de lotus, j’ai appris en détail l’origine et la fin des êtres et ta grandeur impérissable.

    3. Il en est comme tu l’as dit en t’affirmant toi-même le dieu souverain. Je désire, ô suprême Purusha, te voir dans ta forme divine.

    4. Situ estimes, ô maître, que je la puisse contempler, ô dieu du yoga, montre-toi à moi comme l’Impérissable.


    BHAGAVAT dit :

    5. Vois, ô fils de Pṛithâ, par centaines, par milliers, mes formes divines, infiniment diverses, infiniment variées de couleur et d’aspect.

    6. Vois les Âdityas, les Vasus, les Rudras et les Açvins et les Maruts ; vois, ô Bhârata, d’innombrables merveilles que jamais jusqu’ici nul n’a aperçues.

    7. Vois ici dans mon seul corps, ô Guḍâkeça, tout l’univers, tous les êtres vivants ou inanimés et quelque objet enfin que tu souhaites contempler.

    8. Mais tu ne peux me voir avec tes seuls yeux d’homme ; je te confère la vue divine ; contemple ma puissance souveraine.


    SAÑJAYA dit :

    9. À ces mots, Hari, le grand maître du yoga, découvrit, ô roi, au fils de Pṛithâ sa forme de souverain Seigneur,

    10. Pourvu de bouches et d’yeux sans nombre, vision de merveilles sans fin, orné de joyaux divins innombrables, brandissant mille armes divines,

    11. Paré de guirlandes et de vêtements divins, oint de parfums célestes, c’est, fait de tous les prodiges, le dieu infini se manifestant en toutes choses.

    12. Si l’éclat de mille soleils surgissait tout d’un coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme l’éclat que répand le grand Être.

    13. Tout cet univers fait de tant de parties, le Pâṇḍava le vit ramassé là dans le corps du dieu des dieux.

    14. Alors Dhanañjaya pénétré de stupeur, tous les poils hérissés, s’inclinant devant le dieu et les mains réunies pour l’hommage, prononça :


    ARJUNA dit :

    15. Ô dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes les sortes d’êtres, Brahmâ, Çiva, le dieu au siège de lotus et les ṛishis et tous les serpents divins.

    16. Je te vois avec un nombre infini de bras, de poitrines, de bouches et d’yeux, illimité en tous sens ; de toi, ô maître de l’univers aux aspects infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni le commencement.

    17. Avec le diadème, la massue et le, disque — telle une masse de feu qui projette de tous côtés des flammes — je te vois, toi si difficile à apercevoir, immense, répandant en tous sens l’éclat d’un brasier ardent, du soleil.

    18. En toi il faut reconnaître l’Être indestructible, suprême ; tu es le suprême support de l’univers ; tu es, je le sais, l’impérissable gardien de l’ordre permanent, l’éternel Purusha.

    19. Je te vois sans commencement, sans milieu et sans fin, de force infinie, armé de bras sans nombre, pour yeux le soleil et la lune, pour bouche le feu flambant, réchauffant l’univers de ta splendeur.

    20. Car, entre terre et ciel, seul tu remplis tout. À la vue de ta forme merveilleuse et terrible, ô grand Être, les trois mondes sont frappés d’épouvante. »

    21. Car voici que les troupes des dieux entrent en toi ; quelques-uns, effrayés, chantent en t’adorant ; les troupes des ṛishis et des Siddhas te bénissent et te comblent de louanges infinies.

    22. Rudras et Âdityas, Vasus et Sâdhyas, Viçvedevas et Açvins, les Maruts, les Mânes, la troupe des Gandharvas, des Yakshas, des Asuras et des Siddhas, tous te contemplent émerveillés.

    23. À la vue de cette apparition immense, aux bouches, aux yeux innombrables, aux bras, aux jambes, aux pieds sans nombre, ô héros aux grands bras, avec tes innombrables poitrines, tes crocs formidables, les mondes tremblent et je tremble, moi aussi.

    24. En te voyant toucher le ciel de la tête, éblouissant de mille couleurs, les bouches ouvertes, les yeux immenses et flamboyants, je me sens épouvanté, je ne puis me ressaisir ni reprendre contenance, ô Vishṇu.

    25. À la vue de tes bouches aux crocs formidables, pareilles au feu cosmique qui met fin à toutes choses, je suis éperdu, je ne sais où chercher un refuge. Grâce ! ô maître des dieux qui pénètres l’univers.

    26. En toi se précipitent tous ces fils de Dhṛitarâshṭra, avec la foule des rois, Bhîshma, Droṇa et aussi Karṇa, avec, encore, les chefs de nos guerriers.

    27. Ils se précipitent en hâte dans tes bouches terrifiantes aux crocs formidables ; plusieurs apparaissent suspendus, , la tête écrasée, entre tes dents.

    28. Comme les flots pressés des fleuves roulent rapides vers l’océan, tels ces héros se précipitent dans tes mâchoires flamboyantes.

    29. Comme des papillons se hâtent à leur perte dans la flamme brillante, ainsi les hommes courent à leur perte en se précipitant dans tes bouches.

    30. De tes langues de flamme tu enveloppes, tu dévores avidement tous les hommes ; tes feux redoutables, ô Vishṇu, brûlent l’univers qu’ils remplissent tout entier de leur splendeur.

    31. Révèle-moi qui tu es sous cet aspect terrible. Adoration à toi ! Grâce ! ô maître des dieux. Je souhaite te connaître ; tu es origine ; je ne comprends pas ce rôle de destructeur où je te vois.


    BHAGAVAT dit :

    32. Je suis le Temps qui, en progressant, détruit le monde ; mon rôle est de supprimer ici-bas les hommes ; quoi que tu fasses, ils cesseront tous quelque jour de vivre, ces guerriers rangés en ligne de bataille.

    33. Donc, lève-toi, conquiers la gloire ; triomphe de tes ennemis et jouis d’un royaume prospère. C’est moi qui, d’abord, frappe tous ces guerriers ; sois seulement, ô toi l’habile archer, l’instrument dans ma main.

    34. Droṇa, Bhîshma, Jayadratha, Karṇa et tous ces autres héros, c’est moi-même qui les frapperai ; frappe-les, toi aussi ; n’hésite pas. Combats ! Tu vaincras dans la lutte tous tes rivaux.


    SAÑJAYA dit :

    35. À ce discours de Keçava, le héros au diadème, tremblant, les mains jointes pour l’hommage, adorant Krishna avec épouvante, répondit d’une voix coupée par l’émotion.


    ARJUNA dit :

    36. C’est justice, ô Hṛishîkeça, que, à t’entendre célébrer, le monde soit transporté de joie et d’amour, que les mauvais esprits épouvantés s’enfuient et que toutes les troupes des Siddhas tombent en adoration.

    37. Comment ne t’adoreraient-ils pas, ô grand Être, toi premier agent plus vénérable que Brahmâ même ! Ô maître infini des dieux, appui de l’univers, tu es l’Impérissable, tu es l’être et le non-être et ce qui est par-delà.

    38. Tu es le premier des dieux, l’Esprit, l’Ancien, tu es le support suprême de tout cet univers ; tu es le sujet et l’objet de toute science et le bien suprême ; par toi, ô dieu aux aspects infinis, le tout a été déployé.

    39. Tu es Vâyu, Yama, Agni, Varuṇa ; tu es la Lune ; tu es Prajâpati ; tu es l’Ancêtre. Adoration, mille fois adoration à toi, et puis, encore et encore, adoration, adoration à toi !

    40. De l’est et de l’ouest, adoration à toi, adoration de tous les points de l’horizon, ô toi qui es tout. Immense et sans limite est ta puissance. Tu pénètres tout et ainsi tu es tout.

    41. Ne voyant en toi que l’ami, si je me suis laissé aller à m’écrier : « Ô Kṛishṇa, ô Yâdava, ô ami ! » méconnaissant ta grandeur par légèreté ou par entraînement de tendresse,

    42. Si, par plaisanterie, je t’ai manqué de respect, dans l’agitation ou le repos, dans des réunions ou des repas, soit seul, ô Àčyuta, soit devant témoins, je t’en demande pardon, à toi, l’Immense.

    43. Tu es le père de ce monde animé et inanimé, tu es son maître vénérable, adorable. Tu n’as pas d’égal, combien moins de supérieur ! Dans les trois mondes ta puissance est incomparable.

    44. C’est pourquoi, la tête inclinée, tout entier prosterné, je t’implore, toi, le maître digne de toute louange. Comme le père au fils, comme l’ami à l’ami, comme l’amant à l’aimée, daigne, ô dieu, m’être indulgent.

    45. Devant ce spectacle inouï, je frissonne et mon esprit est ébranlé par la crainte. Montre-moi seulement ta forme de dieu ; fais-moi cette grâce, ô maître des dieux, support de l’univers !

    46. Je désire te revoir simplement ainsi avec le diadème, la massue et le disque. Reprends cette figure à quatre bras, ô dieu aux mille bras, aux formes infinies.


    BHAGAVAT dit :

    47. C’est pour te témoigner ma faveur que, par un effet de ma puissance, je t’ai révélé, ô Arjuna, ma forme suprême, toute resplendissante, totale, infinie, primitive, cette forme qu’aucun autre que toi n’a jamais vue.

    48. Au prix d’aucune étude, veda ni sacrifice, d’aucune aumône, d’aucun rite, fût-ce de la plus terrible pénitence, je ne saurais, ô chef des Kurus, être, dans le monde des hommes, vu sous cet aspect par personne autre que toi.

    49. Ne t’effraie ni ne te trouble pour m’avoir vu sous cette forme redoutable. Cependant, bannissant toute crainte et le cœur satisfait, contemple maintenant de nouveau ma forme coutumière.


    SAÑJAYA dit :

    50. Parlant ainsi, Vâsudeva se manifesta de nouveau à Arjuna sous ses traits ordinaires ; et le grand Être rendit le calme au guerrier terrifié, en apparaissant derechef avec son air de bienveillance.


    ARJUNA dit :

    51. En voyant, ô Janârdana, ta forme humaine à l’expression bienveillante, voici que j’ai repris mes sens ; je suis redevenu maître de moi.


    BHAGAVAT dit :

    52. Elle est bien malaisée à voir cette forme de moi que tu as vue ; en vain les dieux eux-mêmes y aspirent sans cesse.

    53. Ni par les vedas ou la pénitence, ni à force d’aumônes ou de sacrifices, on n’obtient de me voir tel que tu m’as vu.

    54. C’est seulement au prix d’une dévotion sans partage que l’on peut, ô Arjuna, me connaître sous ces traits et me contempler au vrai et entrer en moi, ô héros redoutable.

    55. Celui qui n’agit qu’en vue de moi, dont je suis le tout, qui se dévoue à moi, libre de toute attache, qui ne connaît de Haine pour aucun être, celui-là, ô Pâṇḍava, parvient à moi.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 12 : La Bhakti

    ARJUNA dit :

    1. De ceux qui te servent ainsi, s’attachant à toi avec une application constante, ou de ceux qui ne connaissent que l’Indestructible inaccessible aux sens, lesquels sont les meilleurs disciples du yoga ?


    BHAGAVAT dit :

    2. Ceux qui, pleins d’une foi inébranlable, fixant en moi leur pensée, me servent avec une application incessante, ce sont ceux-là que je tiens pour les yogins les plus parfaits.

    3. Cependant, ceux dont le zèle religieux a pour objet l’Indestructible, inexprimable, inaccessible aux sens, omniprésent et impensable, inébranlable, immuable, fixe ;

    4. Qui, dominant leurs sens, n’éprouvent, au regard de toutes les sensations, qu’une indifférence complète, ces hommes passionnés pour le bien de tous les êtres, c’est moi-même qu’ils atteignent.

    5. Mais l’effort est bien plus pénible pour les esprits qui s’attachent à l’inaccessible ; un objet abstrait est, pour les hommes, malaisé à atteindre.

    6. Ceux, au contraire, qui, s’allégeant en moi de tous actes, ne voient que moi, qui me servent en concentrant dans ma contemplation tout leur effort,

    7. Ces hommes dont l’esprit se réfugie en moi, rapidement, ô fils de Pṛithâ, je les arrache à l’océan de la transmigration et de la mort.

    8. Porte ta pensée vers moi seul, fixe en moi ton intelligence, tu seras sûr alors de demeurer dorénavant en moi.

    9. Si tu ne peux fixer fermement en moi ton esprit, tâche, ô Dhanañjaya, de m’atteindre par l’effort d’exercices soutenus.

    10. Si tu ne peux davantage réussir par ces pratiques, consacre-moi toutes tes actions ; en agissant en vue de moi seul, tu pourras encore atteindre la perfection.

    11. Si tu es, enfin, incapable d’agir de la sorte en t’efforçant à t’unir à moi, renonce, l’âme maîtrisée, à tout fruit des actes.

    12. Car la connaissance vaut mieux que les pratiques ascétiques ; la contemplation l’emporte sur la connaissance, et sur la contemplation, le renoncement au fruit des actes ; le renoncement conduit immédiatement à la paix du salut.

    13. Sans haine pour aucun être, tendre et pitoyable, détaché, dénué d’égoïsme, patient jusqu’à l’indifférence au regard de la souffrance et du plaisir,

    14. Toujours satisfait, le yogin, maître de lui, ferme eh ses résolutions, qui, tendrement attaché à moi, repose en moi son esprit et sa pensée, celui-là m’est cher.

    15. Celui de qui les hommes n’ont rien à redouter et qui ne redoute rien des hommes, celui qui est affranchi de tous mouvements de joie, de colère, de crainte, celui-là m’est cher.

    16. Détaché, pur, fort, parfaitement indifférent, supérieur à toute agitation, celui qui, renonçant à toute activité intéressée, m’est tendrement attaché, celui-là m’est cher.

    17. Celui qui, plein de tendre dévotion, ne se réjouit ni ne hait, ne s’attriste ni ne désire, renonce également à ce qui est agréable ou pénible, celui-là m’est cher.

    18. Celui qui ne fait nulle différence entre ennemi et ami, entre l’honneur et le mépris, le froid et le chaud, le plaisir et la peine, libéré de tout attachement,

    19. L’homme plein de dévotion tendre, qui accueille le blâme et l’éloge du même silence dédaigneux, qui est également satisfait de tout, qui, sans asile, garde le cœur ferme, cet homme m’est cher.

    20. Mais ceux qui, s’attachant à moi comme à leur objet suprême, croient fermement au pieux enseignement, précieuse ambroisie, que je viens de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont chers.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 13 : Le Monde sensible et l’Esprit

    BHAGAVAT dit :

    1. Le corps, ô fils de Kuntî, est appelé le kshetra [1] ; celui qui le connaît est dit kshetrajña par ceux qui savent.

    2. Mais apprends aussi, ô Bhârata, que dans tous les kshetras je suis le kshetrajña. La science du kshetra et du kshetrajña, voilà qui est vraiment la science.

    3. Ce qu’est le kshetra, ce qui le caractérise, comment il se diversifie et quelle est son origine, et ce ksetrajña, quel il est et quelle est sa puissance, je vais te l’expliquer brièvement ; écoute-moi.

    4. Les ṛishis ont proclamé cet enseignement au hasard de leurs chants, dans nombre de vers, et aussi dans l’exposé précis et solidement déduit des sûtras relatifs au Brahman.

    5. Les éléments, l’individualité, l’intelligence et l’indéterminé, les dix sens avec le sens central et les cinq domaines des sens [2],

    6. Le désir et la haine, le plaisir et la souffrance, le corps, la pensée, la volonté : voilà, en abrégé, ce qu’on appelle le kshetra dans ses aspects divers.

    7. L’humilité, la loyauté, la douceur, la patience, la probité, le respect du maître, la pureté, la fermeté, la maîtrise de soi,

    8. L’indifférence aux objets des sens, l’affranchissement de tout égoïsme, la claire vision des maux qu’apportent la naissance et la mort, la maladie et la vieillesse,

    9. Le renoncement, le détachement de tout, fils, femme, maison, et la constante égalité d’âme devant tous les événements agréables ou pénibles,

    10. L’union avec moi exclusive et incessante, la pratique de la solitude, le dégoût de la société des hommes,

    11. La recherche assidue de la science de l’âtman, et le vif sentiment du prix de la vérité, — voilà ce qu’on appelle la connaissance ; l’ignorance en est le contraire.

    12. Quant à l’objet de la connaissance, je vais te le révéler, cet objet dont la connaissance procure l’immortalité : c’est le Brahman suprême qui n’a pas de commencement, dont on dit qu’il n’est ni l’être ni le non-être.

    13. Il est partout pieds et mains, yeux, têtes et bouches, partout oreilles ; il embrasse toutes choses.

    14. Il se manifeste par tous les sens et il est dépourvu de tout sens ; détaché de tout, il porte tout ; étranger aux guṇas, il perçoit les guṇas.

    15. Il est à l’extérieur et à l’intérieur des êtres, immobile et mobile ; si subtil qu’il ne peut être perçu ; il est loin et il est près.

    16. Indivisible il réside dans les êtres comme s’il était divisé ; c’est lui qui conserve les êtres, lui aussi qui les dévore, lui qui les produit.

    17. On l’appelle la lumière des lumières, celle qui est par delà les ténèbres. Connaissance et objet de la connaissance, accessible par la connaissance, il réside au cœur de chacun.

    18. Ainsi je t’ai dit eh bref ce qu’est le kshetra et aussi la connaissance et l’objet de la connaissance. Celui qui, uniquement attaché à moi, comprend cela, accède à mon être.

    19. Sache que Prakṛiti et Purusha sont tous deux sans commencement et ; que de la Prakṛiti sont issus les modalités (vikâras) et les guṇas.

    20. De la Prakṛiti procède toute activité — effets et causes, du Purusha toute perception — plaisir et souffrance.

    21. Résidant dans la Prakṛiti, le Purusha perçoit les guṇas issus d’elle ; son attachement aux guṇas est la cause des naissances heureuses ou malheureuses.

    22. Même dans le corps où son seul rôle est d’être spectateur passif, de conserver, de percevoir, c’est le Purusha transcendant, celui qu’on appelle le Maître souverain et l’Esprit suprême.

    23. Celui qui connaît ainsi le Purusha et la Prakṛiti avec les guṇas, en quelque condition qu’il se trouve, ne renaît pas.

    24. Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi l’âtman (l’âme universelle) par la contemplation, d’autres par l’effort de la pensée, d’autres par l’effort dans l’action.

    25. Plusieurs, s’ils ne s’élèvent pas d’eux-mêmes à la vérité, y croient, instruits par d’autres ; eux aussi, uniquement dirigés par la révélation, triomphent de la mort.

    26. Dans tous les cas où naît un être, animé ou inanimé, sache, ô taureau des Bharatas, que c’est par l’union du kshetra et du kshetrajña.

    27. Celui qui connaît que c’est le souverain Seigneur qui réside, le même, dans tous les êtres sans jamais périr avec ceux qui périssent, celui-là sait.

    28. Celui qui voit le Seigneur résidant partout, toujours identique, celui-là ne risque pas de se perdre lui-même ; il atteint le but suprême.

    29. Celui qui voit que toujours et partout l’action est œuvre de la seule Prakṛiti, et que l’âme n’est point agent, celui-là voit.

    30. Quand il reconnaît que c’est sur le même être unique que repose la foule des existences particulières et que de lui tout rayonne, alors il atteint Brahman.

    31. Cet âtman suprême, impérissable parce qu’il est sans commencement et sans guṇas, bien qu’il demeure dans le corps, n’agit pas, ô fils de Kuntî ; il ne contamine pas.

    32. Comme l’éther répandu partout échappe par sa subtilité à toute souillure, de même l’âtman partout répandu dans le corps, ne se contamine jamais.

    33. Comme le soleil à lui seul illumine tout cet univers, de même, ô Bhârata, le maître du kshetra illumine le kshetra entier.

    34. Ceux qui, à la lumière de la science, ont ainsi reconnu la distinction du kshetra et du kshetrajña et comment on s’affranchit du monde sensible des créatures, ceux-là atteignent l’absolu.

    [1] Kshetra signifie « le champ » ; kshetrajña « qui connaît le champ » ; c’est le corps et l’âme.

    [2] Les vingt-quatre premiers tattvas du Sâṃkhya figurent ici dans une énumération qui ne paraît pas encore définitivement systématisée, puisqu’ils y sont associés à des termes de tout autre caractère. Je veux seulement remarquer que ce que je traduis « l’indéterminé » est l’avyakta, autrement dit la prakṛiti considérée en quelque sorte à l’état abstrait, avant que, par la différenciation des êtres, le cosmos ait pris une réalité concrète accessible aux sens. « Éléments » traduit mahâbhûta, « individualité » ahaṇkâra, « intelligence » buddhi, le « sens interne » manas.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 14 :
    La répartition des trois Gunas

    BHAGAVAT dit :

    1. Je t’enseignerai maintenant la science suprême, la plus haute des connaissances, par laquelle tous les ascètes se sont d’ici-bas élevés à la suprême perfection.

    2. Ceux qui s’identifient à moi, grâce à cette connaissance, ne renaissent pas, même au renouvellement du kalpa, et demeurent sans trouble à l’heure de sa destruction.

    3. Le grand Brahman est pour moi la matrice ; j’y dépose le germe ; de là, ô Bhârata, tous les êtres tirent leur origine.

    4. Les formes qui sortent d’une matrice quelle qu’elle soit, ô fils de Kuntî, de toutes lé grand Brahman est la matrice ; j’en suis, moi, le père, celui qui donne la semence.

    5. Les trois guṇas dits sattva, rajas et tamas, ont pour origine la prakṛiti ; ce sont eux, guerrier aux grands bras, qui tiennent prisonnière dans le corps l’âme impérissable.

    6. Le sattva, étant sans tache, est lumière et Joie ; il enchaîne, ô héros irréprochable, par l’attrait du plaisir et par l’attrait de la connaissance.

    7. Le rajas, sache-le, est passion ; il a pour origine l’attrait du désir ; c’est par l’attrait de l’action, ô fils de Kuntî, qu’il enchaîne l’âme.

    8. Quant au tamas, né de l’ignorance, il égare toutes les âmes ; c’est par la négligence, la paresse et le sommeil qu’il enchaîne, ô Bhârata.

    9. Le sattva conduit à la joie, le rajas à l’action, ô Bhârata ; quant au tamas, il obscurcit la pensée et jette dans la négligence du devoir.

    10. C’est en dominant rajas et tamas que s’établit le sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant rajas et sattva, et le rajas en dominant sattva et tamas.

    11. Quand la lumière, la connaissance pénètre dans le corps par toutes ses portes, alors on peut être assuré que le sattva domine.

    12. Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors naissent la cupidité, l’activité, l’esprit d’entreprise, l’inquiétude, le désir.

    13. Quand le tamas se développe, ô fils de Kuru, alors naissent l’obscurité, la paresse, la négligence et l’erreur.

    14. Si la mort survient quand le sattva domine, l’âme atteint les mondes purs des êtres qui possèdent la science la plus haute.

    15. Si c’est le rajas, elle renaît parmi les êtres épris d’activité ; si c’est le tamas, parmi les êtres dénués de raison.

    16. D’un acte vertueux le fruit sans tache est de la nature du sattva ; du rajas le fruit est là souffrance, et l’ignorance le fruit du tamas.

    17. Du sattva naît la connaissance et du rajas la cupidité ; la négligence et l’erreur, l’ignorance aussi, viennent du tamas.

    18. Ceux qui sont en puissance du sattva tendent à monter, ceux qui participent de la nature du rajas restent dans les régions moyennes, les êtres qui sont dans la sphère du dernier des guṇas, les êtres pénétrés de tamas, vont aux abîmes.

    19. Quand ce témoin (qu’est l’esprit) sait qu’il n’y a pas d’agent en dehors des guṇas et connaît celui qui est par delà les guṇas, il s’élève jusqu’à mon être.

    20. Dans ce corps même, il dépasse les trois guṇas qui sont l’origine du corps ; affranchi de la naissance et de la mort, de la vieillesse et de la souffrance, il atteint l’immortalité.


    ARJUNA dit :

    21. À quels signes, ô Maître, se reconnaît celui qui a dépassé les trois guṇas ? Comment se comporte-t-il et en quelle façon domine-t-il les trois guṇas ?


    BHAGAVAT dit :

    22. Ni la lumière, ni l’activité, ni l’erreur ne lui inspirent, présents, de répugnance ni, absents, de désir.

    23. Celui qui, parfaitement indifférent, n’est nullement troublé par les guṇas, qui, se disant : « Ce sont les guṇas qui seuls sont en cause », se tient tranquille et ne s’agite pas,

    24. Qui, maître de lui, également inaccessible au plaisir et à la souffrance, ne fait pas de différence entre une motte de terre, une pierre ou un lingot d’or, qui considère du même œil le plaisant et le déplaisant, qui est ferme, indifférent au blâme et à l’éloge,

    25. Pour qui estime et mépris sont tout un, qui est le même pour amis et ennemis, qui a renoncé à toute entreprise, celui-là a dépassé les guṇas.

    26. Et celui qui me sert avec une dévotion sans défaillance, celui-là, dépassant les guṇas, est mûr pour se fondre en Brahman.

    27. Car c’est moi qui suis le support de Brahman, de l’Immortalité et de l’Impérissable et de l’ordre éternel et du bonheur parfait.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 15 : L’Esprit suprême

    BHAGAVAT dit :

    1. On raconte qu’il est un açvattha impérissable, les racines en haut, les branches en bas, dont les hymnes du veda sont les feuilles ; celui qui le connaît, celui-là connaît le veda.

    2. Ses branches se développent en hauteur et en profondeur, poussant sur les guṇas ; ses bourgeons sont les objets des sens ; par en bas, ses racines se ramifient, liées aux actes, dans le monde des hommes.

    3. On n’en perçoit pas en ce monde la forme, ni la fin, ni le commencement, ni l’envergure. Il faut, avec l’arme solide du renoncement, trancher d’abord cet açvattha aux puissantes racines ;

    4. Puis rechercher le lieu d’où l’on ne revient pas et se réfugier dans le Purusha primitif de qui émane l’impulsion originelle.

    5. Ce lieu impérissable est le lot assuré des sages libres d’orgueil et d’erreur qui ont triomphé de la concupiscence et, toujours ramassés sur eux-mêmes, ont fait taire tous les désirs, qui se sont affranchis également de toutes les impressions contraires, plaisir ou souffrance.

    6. Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne l’éclairé ; ce lieu d’où il n’est pas de retour, c’est ma demeure suprême.

    7. Une parcelle de moi éternelle, devenue âme vivante dans le monde des vivants, groupe les six sens — dont le sens interne — qui procèdent de la prakṛiti.

    8. Qu’il prenne possession d’un corps où qu’il l’abandonne, Îçvara[1] les entraîne avec soi comme le vent les odeurs d’un brûle-parfums.

    9. C’est par l’ouïe, la vue et le toucher, le goût et l’odorat et grâce au sens interne qu’il perçoit les objets.

    10. Qu’il sorte du corps, ou qu’il y réside, ou qu’il perçoive dans son enveloppe de guṇas, les esprits égarés ne le découvrent pas ; il ne se découvre qu’aux yeux de la connaissance.

    1 1. En faisant effort, les yogins aussi le voient résidant en eux ; mais les hommes dénués de réflexion et de vie intérieure ne le voient au prix d’aucun effort.

    12. La splendeur qui, ramassée dans le soleil, illumine tout l’univers, celle qui est dans la lune et celle qui est dans le feu, sache que toute cette splendeur est de moi.

    13. C’est moi qui, pénétrant la terre, soutiens par ma force tous les êtres, moi qui nourris toutes les plantes, étant le soma, la sève par excellence.

    14. Moi qui, étant la chaleur au corps des vivants, associé au souffle vital[2], assimile les quatre sortes d’aliments.

    15. Je demeure au cœur de tout être ; de moi procèdent la mémoire, la connaissance, le raisonnement ; c’est moi seul que tous les vedas ont pour but de faire connaître ; je suis l’auteur du vedânta et le maître du veda.

    16. Il y a deux Purushas en ce monde, le destructible et l’indestructible : le premier embrasse tous les êtres ; le second est l’immuable.

    17. Mais il est un autre Purusha, le plus haut, qu’on appelle le suprême âtman, qui, Seigneur impérissable, pénètre et soutient les trois mondes.

    18. Comme je dépasse le destructible et que je suis supérieur même à l’indestructible, je suis dans le monde et dans le veda célébré sous le nom de Très-Haut (purushottama)[3].

    19. Celui qui, inaccessible à l’erreur, me connaît ainsi comme Purushottama, celui-là sait tout, ô Bhârata ; il se voue à moi de tout son être.

    20. Ce que je te révèle là, ô héros sans tache, c’est la doctrine la plus secrète. Qui la connaît possède vraiment l’intelligence ; il ne lui reste rien à accomplir.

    [1] « Dieu », c’est-à-dire l’âme universelle intégrée, comme ordinairement ici, dans un Dieu personnel.

    [2] Littéralement « associé au souffle inspiré et au souffle expiré ».

    [3] « Esprit suprême ».

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 16 :
    Destinées divines et destinées démoniaques

    BHAGAVAT dit :

    1. L’intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la piété, l’étude, l’austérité, la droiture,

    2. La bonté, la véracité, la patience, le renoncement, le calme, la sincérité, la pitié, le désintéressement, la tendresse, la pudeur, la tranquillité,

    3. La force, l’endurance, la volonté, la pureté, l’indulgence, la modestie, tels sont, ô fils de Pâṇdu, les traits de qui est qualifié pour une destinée divine.

    4. La fausseté, l’orgueil et l’infatuation, la colère et la dureté et, aussi, l’ignorance, ô fils de Pṛithâ, les traits de qui est voué à une destinée démoniaque.

    5. La qualification divine mène à la délivrance, la démoniaque à l’asservissement de la transmigration. Réjouis-toi, ô fils de Pându, tu es marqué pour une destinée divine.

    6. Il y a dans ce monde deux ordres d’êtres, les uns divins, les autres démoniaques. Je viens de te décrire le premier ; écoute, ô fils de Pṛithâ, ce qui caractérise le second.

    7. Les hommes de complexion démoniaque ne savent ni agir ni s’abstenir de l’action ; en eux ni pureté, ni conscience, ni véracité.

    8. Pour eux, cet univers est sans loi, sans fondement, sans dieu ; il n’est pas produit par une série de causes enchaînées mais résulte uniquement du désir.

    9. Partant de cette erreur, ces êtres à l’esprit faible, funestes à eux-mêmes, naissent, malfaisants et pernicieux, pour le malheur de l’univers.

    10. Dominés par l’insatiable désir, pleins de fausseté, d’orgueil et de folie, se forgeant, dans leur égarement, des idées mauvaises, ils vivent adonnés à des pratiques impures.

    11. Absorbés par une inquiétude incessante qui ne finit qu’avec leur vie, uniquement tendus vers les jouissances du plaisir, ils se tiennent assurés qu’il n’est rien au delà.

    12. Enchaînés par les mille liens de l’espérance, livrés au désir et à la colère, pour satisfaire leurs appétits, ils cherchent à s’enrichir, fût-ce par des moyens coupables.

    13. J’ai acquis ceci aujourd’hui ; je pourrai satisfaire, tel désir ; ceci est à moi ; tel autre bien encore va m’échoir ;

    14. J’ai frappé tel de mes ennemis ; à leur tour, je vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis, je réussis, je suis fort, je suis heureux ;

    15. Je suis riche, je suis bien né ; quel autre est mon égal ? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je vivrai dans la joie… Ainsi pensent les hommes égarés par l’ignorance.

    16. Trompés par leurs illusions, pris au filet de l’erreur, attachés aux jouissances du plaisir, ils tombent dans l’enfer impur.

    17. Pleins de soi, arrogants, animés de l’orgueil et de la folie de la richesse, ils offrent des sacrifices qui ne sont que formules vaines, œuvres d’ostentation que ne règle pas une exacte piété.

    18. Voués à l’égoïsme, à la violence, à la vanité, au désir et à la colère, envieux et me poursuivant de leur haine en eux et dans les autres,

    19. Ces êtres haineux, cruels, partout les derniers des hommes, ces êtres impurs, je les rejette indéfiniment dans des naissances démoniaques.

    20. Condamnés de naissance en naissance à une destinée démoniaque, ces insensés, ô fils de Kuntî, loin de m’atteindre, tombent au dernier échelon de la vie.

    21. Triple est cette porte de l’enfer si funeste à l’âme : désir, colère, cupidité ; que l’homme donc évite ces trois périls.

    22. Libéré, ô fils de Kuntî, de ces trois portes de ténèbres, l’homme marche dans les voies du salut ; il atteint le but suprême.

    23. Celui qui, rejetant les prescriptions de l’enseignement, ne connaît de règle que le désir, celui-là n’atteint pas la perfection ni le bonheur ni le séjour suprême.

    24. Que l’enseignement soit donc ta règle pour établir ce qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter ; connais et ne manque pas de pratiquer ici-bas ce que prescrit l’enseignement.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 17 :
    La triple Foi

    ARJUNA dit :

    1. Ceux qui, tout en se dérobant aux préceptes de l’enseignement, sacrifient avec foi, sur quel terrain sont-ils, sattva, rajas ou tamas ?


    BHAGAVAT dit :

    2. La foi est, dans les âmes, de trois sortes ; expression en chacune de sa nature propre, elle se colore de sattva, de rajas et de tamas. Écoute !

    3. La foi de chacun est, ô Bhârata, conforme à son être intime ; c’est sa foi qui fait l’homme ; telle sa foi, tel il est lui-même.

    4. Les êtres de sattva sacrifient aux dieux, les êtres de rajas aux Yakshas et aux Rakshas ; les autres, les hommes de tamas, sacrifient aux morts et aux spectres.

    5. Les hommes qui se soumettent à des austérités, excessives que l’enseignement ne prescrit pas, hypocrites et égoïstes, pleins de violence, de passion et de désir,

    6. Molestant sans mesure les éléments groupés dans leur corps et moi-même qui y fais ma demeure, ceux-là, sache-le, obéissent à une inspiration démoniaque.

    7. La nourriture préférée de chacun est également de trois sortes, et aussi le sacrifice, l’ascèse et l’aumône ; écoute les différences.

    8. Aux êtres de sattva, les aliments qui développent la vie, la solidité, la force, la santé, le bien-être, la joie, aliments savoureux, onctueux, fortifiants, agréables.

    9. Les aliments amers, acides, salés, trop chauds, piquants, grossiers et brûlants sont ceux que préfèrent les êtres de rajas ; ils causent déplaisir, souffrance et maladie.

    10. Ce qui est passé, qui a perdu toute saveur, qui est pourri, corrompu, voire des restes impurs, telle est la nourriture qui plaît aux êtres de tamas.

    11. Le sacrifice procède du sattva, qui est pratiqué conformément aux rites par des hommes qui ne poursuivent aucun fruit, qu’inspire uniquement la pensée que sacrifier est un devoir.

    12. Au contraire, c’est du rajas, ô le meilleur des Bhâratas, que procède le sacrifice offert en vue du fruit qu’on s’en promet ou bien encore par ostentation.

    13. Du tamas procède le sacrifice qui s’écarte des rites, où manquent les offrandes ou les prières, que n’accompagne pas le don du aux prêtres, que n’inspire pas une foi sincère.

    14. Culte des dieux, des brâhmanes, des maîtres et des sages, pureté, droiture, chasteté et respect de la vie, voilà ce qu’on appelle l’ascèse d’action ;

    15. Un langage qui ne blesse jamais, vrai, agréable et utile et la récitation du veda, c’est l’ascèse de parole ;

    16. Le calme de l’esprit, la bonté, le silence, la maîtrise de soi, la pureté intérieure, constituent l’ascèse de pensée.

    17. Pratiquée avec une foi parfaite par des hommes appliqués au yoga et insensibles à tout calcul de récompense, cette triple ascèse procède du sattva.

    18. Quant à l’ascèse qui recherche hypocritement l’admiration, les respects et la vénération de la foule, fragile et instable, elle participe du rajas.

    19. L’ascèse, inspirée de folles illusions, que l’on pratique en se torturant soi-même ou en vue de procurer la perte d’autrui, celle-là procède du tamas.

    20. L’aumône uniquement dictée par le précepte de charité, qui s’adresse à qui ne l’a pas prévenue par des bienfaits antérieurs, et qui, faite en lieu et en temps convenables, va à qui en est digne, cette aumône est de la nature du sattva.

    21. Mais celle qu’inspire l’espoir de la récompense ou d’une contre-partie de bienfaits, cette aumône, souillée dans sa source, est de la nature du rajas.

    22. L’aumône qui n’est faite ni en lieu ni en temps convenables, ni à des gens qui en soient dignes ; qui s’exerce d’une façon blessante et méprisante, de celle-là, on dit qu’elle procède du tamas.

    23. On enseigne que la formule oṃ, tat, sat sert à désigner Brahman ; c’est par ces trois mots qu’ont, au commencement, été institués les brâhmanes, les vedas et les sacrifices.

    24. C’est pourquoi tous les exercices prescrits, sacrifices, aumônes, pénitences » sont toujours, chez les maîtres du Brahman, précédés de la syllabe oṃ.

    25. C’est en pensant à tat, que les hommes qui cherchent la délivrance accomplissent, sans se préoccuper de leurs fruits, toutes les pratiques du sacrifice, de l’ascèse ou de la charité[1].

    26. On emploie sat pour dire ce qui est et ce qui est bien ; ainsi, le mot sat, ô fils de Pṛithâ, s’applique à toute action louable.

    27. La pratique fidèle du sacrifice, de la pénitence et de l’aumône est sat, et l’on proclame sat tout acte qui s’y rapporte.

    28. Toute offrande, toute aumône, toute pénitence, tout acte accompli sans la foi, ô fils de Pṛithâ, est dit asat, et n’est, en effet, réellement pas, ni ici-bas ni dans l’au-delà.

    [1] Tat, « cela » sert dans la spéculation védantique à désigner l’être universel, la seule réalité objective.

    La Bhagavad Gîtâ – chapitre 18 : Renoncement et Délivrance

    ARJUNA dit :

    1. Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaître la nature du détachement et du renoncement, ô Hṛishîkeça, ô vainqueur de Keçin, et ce qui les distingue.


    BHAGAVAT dit :

    2. S’abstenir des actes qu’inspire le désir, voilà ce que les maîtres entendent par détachement ; renoncer à tout fruit des actes, c’est ce que les hommes éclairés appellent renoncement.

    3. Suivant certains sages, tout acte implique faute, et il faut renoncer à tous ; d’autres estiment qu’il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacrifice, de l’aumône, ni de la pénitence.

    4. Écoute donc ce que j’enseigne sur le renoncement, ô le meilleur des Bhâratas. Du renoncement, ô Tigre des hommes, on distingue trois sortes.

    5. Il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacrifice, de l’aumône et de la pénitence ; il faut les accomplir. Le sacrifice, l’aumône et la pénitence sont pour les sages des moyens de sanctification.

    6. Mais ces pratiques mêmes, il faut les accomplir sans s’y attacher, ni à leurs fruits ; voilà, ô fils de Pṛithâ, quelle est ma formelle et suprême doctrine.

    7. Il ne convient pas de s’affranchir d’un acte prescrit ; y renoncer, c’est s’égarer, c’est être sous l’empire du tamas.

    8. Si quelqu’un, par crainte de la souffrance physique, se dérobe à quelque acte, le jugeant pénible, il agit sous l’empire du rajas ; il ne saurait cueillir le fruit du renoncement.

    9. Accomplis l’acte prescrit, ô Arjuna, par la seule raison qu’il doit être accompli, sans attachement, sans égard pour ses fruits ; c’est là le renoncement qui relève du sattva.

    10. L’homme qui pratique vraiment le renoncement, l’homme pénétré de sattva, affranchi du doute, n’éprouvé pas plus de répulsion pour un acte pénible que d’attrait pour un acte agréable.

    11. Quant à renoncer complètement à tous les actes, l’âme, liée au corps, ne le peut pas ; c’est celui qui renonce aux fruits des actes qui vraiment pratique le renoncement.

    12. Le fruit des actes est de trois sortes : désagréable, agréable, mélangé ; il est le partage, après cette vie, de ceux qui n’ont pas pratiqué le renoncement ; jamais de ceux qui ont vécu détachés.

    13. Apprends de moi, ô guerrier aux grands bras, les cinq facteurs que la réflexion révèle dans l’accomplissement de tous les actes,

    14. Le sujet, l’agent et les organes divers, les différents modes d’activité et enfin, en cinquième, le destin.

    15. Quoi que, en acte, en parole ou en pensée, l’homme entreprenne de bien ou de mal, toujours apparaissent les cinq facteurs.

    16. Les choses étant ainsi, celui qui est assez irréfléchi pour penser que l’âme en est l’agent indépendant, celui-là voit mal, il se trompe.

    17. Celui que n’égare pas l’égoïsme, dont l’intelligence n’est pas troublée, tuât-il toutes les créatures, ne tue pas, il ne se charge d’aucune chaîne.

    18. La connaissance, l’objet à connaître et le sujet qui connaît sont les trois éléments qui préparent l’action ; l’organe, l’acte, l’agent, les trois éléments qui embrassent l’acte lui-même.

    19. La connaissance, l’acte et l’agent sont de trois sortes selon le guṇa qui y domine. C’est ce qu’enseigne la théorie des guṇas ; écoutes-en le détail fidèle.

    20. La doctrine qui reconnaît dans tous les êtres une essence unique, impérissable, indivisible, quoique répandue dans des objets séparés, sache que cette doctrine procède du sattva.

    21. Mais la doctrine qui, égarée par la multiplicité des objets, admet dans tous les êtres des entités diverses et distinctes, dérive, celle-là, du rajas.

    22. Quant à cette doctrine superficielle et bornée qui, sans remonter aux causes, s’attache à un objet particulier comme s’il était tout, celle-là procède du tamas.

    23. L’acte prescrit que ne suggère aucun attrait, qui s’accomplit en dehors de toute passion, de toute haine, et sans préoccupation de ses fruits, cet acte procède du sattva.

    24. Mais l’acte qu’on accomplit avec effort, sous l’empire du désir ou d’une pensée égoïste, cet acte est de la nature du rajas.

    25. L’acte est dit procéder du tamas que l’on entreprend à l’aveuglette, sans mesurer sa force, sans se préoccuper des suites, des pertes qu’il entraînera en biens ou en vies.

    26. L’agent procède du sattva qui est affranchi de tout attachement, ne se préoccupe pas de soi, est capable de volonté et d’énergie, ne se soucie ni du succès ni de l’insuccès.

    27. Celui qui est passionné, préoccupé du fruit de l’acte, cupide, violent, impur, impressionnable à la joie et à la souffrance, un pareil agent relève du rajas.

    28. L’agent léger, d’instincts bas, arrogant, fourbe, malhonnête, paresseux, découragé et lent, celui-là procède du tamas.

    29. Écoute, ô Dhanañjaya, complète et détaillée, la triple distinction, d’après les guṇas, de l’intelligence et de la volonté.

    30. L’intelligence qui connaît quand il faut agir ou non, ce qu’il faut faire et éviter, ce qu’il faut craindre ou ne pas craindre, ce qui lie et ce qui délivre, cette intelligence, ô fils de Pṛithâ, participe du sattva.

    31. L’intelligence qui ne discerne pas avec exactitude ce qui est permis ou interdit, ce qu’il faut faire ou éviter, cette intelligence, ô fils de Pṛithâ, procède du rajas.

    32. L’intelligence enveloppée de ténèbres qui prend le mal pour le bien, et partout le vrai pour le faux, cette intelligence, ô fils de Pṛithâ, est de la nature du tamas.

    33. La volonté qui, d’un effort sans défaillance, soutient l’activité de l’esprit, de la vie et des sens, cette volonté, ô fils de Pṛithâ, est de la nature du sattva.

    34. La volonté, ô Arjuna, qui obéissant, faute de renoncement, au désir des fruits, poursuit le bien, l’agréable et l’utile, est, elle, ô fils de Pṛithâ, de la nature du rajas.

    35. Celle de l’insensé qui ne se libère pas du sommeil, de la crainte, de la tristesse, de l’indolence, de l’enivrement, cette volonté, ô fils de Pṛithâ, relève du tamas.

    36. Et maintenant, apprends de moi, ô le meilleur des Bhâratas, comment le bonheur est de trois sortes : celui qui grandit en durant et qui met définitivement un terme à la souffrance,

    37. Qui, au commencement, semble amer comme un poison et, finalement, a la douceur de l’ambroisie, ce bonheur né de la paix que procure la connaissance de soi est lié au sattva.

    38. Le bonheur que procure la satisfaction des sens, qui, d’abord, a la douceur de l’ambroisie, et, finalement, l’amertume du poison, ce bonheur procède du rajas.

    39. Le bonheur qui, du commencement à la fin, n’est qu’égarement de l’âme, que l’on cherche dans le sommeil, la paresse, l’indolence, ce bonheur-là est de la nature du tamas.

    40. Il n’est, ni sur terre ni au ciel, parmi les dieux, rien qui soit affranchi de ces trois guṇas qui naissent de la Prakṛiti.

    41. Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras, les devoirs, ô héros terrible, sont répartis d’après les guṇas qui déterminent leur nature aux uns et aux autres.

    42. Le calme, la maîtrise de soi, l’ascèse, la pureté, la patience et la droiture, la connaissance, l’intelligence et la foi sont affaire au brâhmane et fondés dans sa nature.

    43. La vaillance, la force, la constance, l’adresse et dans le combat le courage qui ne connaît pas la fuite, la libéralité, l’exercice du pouvoir sont le devoir du kshatriya conforme à sa nature.

    44. Le labourage, le soin des troupeaux et le négoce sont la tâche que sa nature assigne au vaiçya ; quant au çûdra, sa destination naturelle est de servir.

    45. C’est en s’attachant chacun à sa tâche propre que les hommes atteignent la perfection. Écoute comment.

    46. C’est en honorant par l’activité qui lui est dévolue l’être d’où vient l’impulsion de la vie et par lequel tout cet univers a été déployé, que l’homme trouve la perfection.

    47. Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, son devoir propre qu’assumer, même pour l’accomplir en perfection, la tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune tache à remplir le devoir que sa nature assigne à chacun.

    48. Il ne faut pas, ô fils de Kuntî, se dérober à l’acte, même s’il apparaît coupable, qu’impose à chacun sa naissance ; car, comme le feu se mêle de fumée, toute activité se mêle d’imperfection.

    49. L’esprit libre de tout attrait, maître de soi, affranchi de tout désir, s’élève par le détachement à la perfection suprême qu’est la suppression de l’acte.

    50. Apprends de moi, ô fils de Kuntî, comment, atteignant la perfection, on atteint du même coup Brahman, ce qui est le sommet suprême de la connaissance.

    51. Celui dont l’intelligence est éclairée, qui se maîtrise par une volonté ferme, qui est détaché des sons et des autres objets des sens, qui déracine en soi la passion et la haine,

    52. Qui pratique la solitude, mange légèrement, qui en tout, pensées, paroles et actions, se domine, qui, uniquement appliqué à la contemplation, se recueille dans une invariable impassibilité,

    53. Qui, s’affranchissant de l’égoïsme, de la violence, de l’orgueil, du désir, de la colère, de la richesse, supérieur à tout calcul personnel, atteint au calme, celui-là est mûr pour se fondre en Brahman.

    54. Identifié à Brahman, l’âme sereine, il ne connaît ni la tristesse, ni le désir ; voyant tous les êtres du même œil, il se voue à moi d’une dévotion suprême.

    55. Grâce à cette dévotion, il méconnaît ; il sait quel et combien grand je suis en vérité ; dès qu’il me connaît tel que je suis, aussitôt il entre en moi.

    56. Quelques actions encore qu’il accomplisse jamais, après qu’il a pris en moi son refuge, il atteint, par ma faveur, la demeure éternelle ; impérissable.

    57. Ne voyant que moi, rapportant à moi en pensée toutes tes actions, tendant l’effort de ton intelligence, demeure toujours l’esprit plein de moi.

    58. L’esprit plein de moi, par ma faveur, tu franchiras tous les obstacles ; mais si, par infatuation égoïste, tu ne m’écoutes pas, tu es perdu.

    59. Quand, esclave de ta pensée propre, tu refuses de combattre, ta résolution est vaine ; ta nature intime l’emportera.

    60. Lié, ô fils de Kuntî, par ta tâche innée, ce que, dans ton erreur, tu te refuses à faire, tu le feras, fût-ce contre ton gré.

    61. Dieu, ô Arjuna, réside au cœur de tous les êtres, les mettant en mouvement par sa puissance, comme s’ils étaient des ressorts en sa main.

    62. Prends en lui ton refuge, ô Bhârata, de tout ton être ; par sa faveur, tu atteindras la paix suprême, la demeure éternelle.

    63. Je t’ai fait connaître la vérité, le mystère des mystères ; médite à fond mes enseignements, puis, agis comme il te plaira.

    64. Encore une fois, écoute ma suprême parole, de toutes la plus mystérieuse… Tu m’es profonddément cher ; c’est pourquoi je veux te parler pour ton bien.

    65. Que ton esprit s’attache à moi, que ta dévotion soit pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi tes adorations, et c’est à moi que tu viendras ; je te le promets en vérité ; car tu m’es cher.

    66. Laisse-là toutes les règles et accours à moi comme à ton seul refuge ; je t’affranchirai de tous les maux, ne t’inquiète pas.

    67. Cette parole tu ne la dois jamais communiquer à qui ne pratique pas l’ascèse ni la dévotion, à qui n’est pas disposé à obéir, à qui me dénigre.

    68. Mais celui qui répandra ce mystère suprême parmi mes fidèles, ayant pratiqué envers moi la dévotion parfaite, entrera assurément en moi.

    69. Nul parmi les hommes ne fera œuvre qui me soit plus agréable, nul ici-bas ne me sera plus cher.

    70. Et celui qui se pénétrera de cette conversation sainte échangée entre nous, je considérerai qu’il m’a offert le sacrifice en esprit.

    71. Et l’homme qui l’aura seulement écoutée avec foi et componction, affranchi, lui aussi, atteindra les mondes heureux réservés aux hommes de bien.

    72. As-tu, ô fils de Pṛithâ, recueilli mes paroles d’un esprit tout à fait attentif ? En est-ce fait, ô Dhanañjaya, des erreurs de ton ignorance ?


    ARJUNA dit :

    73. C’en est fait de mon erreur ; grâce à toi, ô Ačyuta, j’ai retrouvé l’esprit, me voici ferme, affranchi du doute ; j’exécuterai ton ordre.


    SAÑJAYA dit :

    74. Tel j’ai entendu ce dialogue de Vâsudeva et de l’illustre fils de Pṛithâ, dialogue merveilleux qui fait frissonner d’admiration.

    75. Grâce à Vyâsa, j’ai recueilli ce mystère suprême, le yoga, de la bouche de Kṛishṇa, le maître du yoga enseignant directement en personne.

    76. Ô roi, chaque fois que je pense à ce pur, à ce merveilleux dialogue de Keçava et d’Arjuna, j’éprouve une joie toujours nouvelle.

    77. Et chaque fois que je repense à cette vision merveilleuse de Hari, une stupeur m’étreint et j’éprouve une joie toujours nouvelle.

    78. Où est Kṛishṇa, le dieu du yoga, où l’archer fils de Pṛithâ, là sont fixées à, toujours la fortune, la victoire, la prospérité. Telle est ma foi.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ : la bhakti

    Il reste pour la Bhagavad Gîtâ à se préoccuper du sort de Krishna : qui est-il ? On sait que c’est un avatar de Vishnou, apparaissant lors des troubles afin d’indiquer la voie correcte. Reste que dans le Mahâbhârata, on le prend pour un être humain tout en s’adressant à lui comme s’il était un dieu.

    Comment se sortir de cette contradiction, de ce qui a sans doute été une figure humaine déifiée, comme le plus souvent dans les religions indiennes ?

    En expliquant, simplement, que personne ne le reconnaît, comme ici dans le neuvième chapitre :

    « 11. Incorporé dans une figure humaine, les égarés me méconnaissent ; ils ignorent mon essence suprême de souverain Seigneur des êtres. »

    Et alors que dans le dixième chapitre, Krishna rappelle qu’il est dans absolument tout être et en même temps dans chaque catégorie le meilleur des êtres – et de ce fait Arjuna lui-même ! – dans le onzième, Krishna se « révèle » et on a alors une apothéose de mysticisme, exemplaire de l’hindouisme.

    Voici un extrait significatif :

    « 9. À ces mots, Hari, le grand maître du yoga, découvrit, ô roi, au fils de Pṛithâ sa forme de souverain Seigneur,

    10. Pourvu de bouches et d’yeux sans nombre, vision de merveilles sans fin, orné de joyaux divins innombrables, brandissant mille armes divines,

    11. Paré de guirlandes et de vêtements divins, oint de parfums célestes, c’est, fait de tous les prodiges, le dieu infini se manifestant en toutes choses.

    12. Si l’éclat de mille soleils surgissait tout d’un coup dans le ciel, ce serait quelque chose comme l’éclat que répand le grand Être.

    13. Tout cet univers fait de tant de parties, le Pâṇḍava le vit ramassé là dans le corps du dieu des dieux.

    14. Alors Dhanañjaya pénétré de stupeur, tous les poils hérissés, s’inclinant devant le dieu et les mains réunies pour l’hommage, prononça :

    ARJUNA dit :

    15. Ô dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes les sortes d’êtres, Brahmâ, Çiva, le dieu au siège de lotus et les ṛishis et tous les serpents divins.

    16. Je te vois avec un nombre infini de bras, de poitrines, de bouches et d’yeux, illimité en tous sens ; de toi, ô maître de l’univers aux aspects infinis, je ne vois ni la fin, ni le milieu, ni le commencement.

    17. Avec le diadème, la massue et le, disque — telle une masse de feu qui projette de tous côtés des flammes — je te vois, toi si difficile à apercevoir, immense, répandant en tous sens l’éclat d’un brasier ardent, du soleil (…).

    BHAGAVAT dit :

    47. C’est pour te témoigner ma faveur que, par un effet de ma puissance, je t’ai révélé, ô Arjuna, ma forme suprême, toute resplendissante, totale, infinie, primitive, cette forme qu’aucun autre que toi n’a jamais vue.

    48. Au prix d’aucune étude, veda ni sacrifice, d’aucune aumône, d’aucun rite, fût-ce de la plus terrible pénitence, je ne saurais, ô chef des Kurus, être, dans le monde des hommes, vu sous cet aspect par personne autre que toi. »

    Ce qu’on lit ici ne nous surprend pas du tout : il en est allé de manière relativement similaire avec Moïse et Mahomet. Ce qui est par contre bien plus problématique, ce sont les chapitres qui suivent cette manifestation divine.

    Si Krishna s’est en effet manifesté, même à un seul, la Bhagavad Gîtâ est alors une sorte de porte directe vers lui.  Ce qu’on y lit – du douzième au dix-septième chapitre – est alors très clairement en contradiction complète avec ce qui a été expliqué auparavant.

    Il est tout à fait apparent que ces chapitres ont été ajoutés et surajoutés, ou au moins travaillés et retravaillés en particulier, avec une évolution propre au mouvement de la bhakti, consistant en une réaction baroque de l’hindouisme pour faire face à l’émergence populaire du bouddhisme et du jaïnisme, voire de l’Islam.

    Nous avons vu que de manière systématique, le système des castes a été placé au cœur de l’action possible et nécessaire, que la raison et le contrôle de soi-même ont été valorisés.

    D’ailleurs, c’est encore le cas au dix-huitième et dernier chapitre :

    « 41. Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras, les devoirs, ô héros terrible, sont répartis d’après les guṇas qui déterminent leur nature aux uns et aux autres.

    42. Le calme, la maîtrise de soi, l’ascèse, la pureté, la patience et la droiture, la connaissance, l’intelligence et la foi sont affaire au brâhmane et fondés dans sa nature.

    43. La vaillance, la force, la constance, l’adresse et dans le combat le courage qui ne connaît pas la fuite, la libéralité, l’exercice du pouvoir sont le devoir du kshatriya conforme à sa nature.

    44. Le labourage, le soin des troupeaux et le négoce sont la tâche que sa nature assigne au vaiçya ; quant au çûdra, sa destination naturelle est de servir.

    45. C’est en s’attachant chacun à sa tâche propre que les hommes atteignent la perfection. Écoute comment.

    46. C’est en honorant par l’activité qui lui est dévolue l’être d’où vient l’impulsion de la vie et par lequel tout cet univers a été déployé, que l’homme trouve la perfection.

    47. Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, son devoir propre qu’assumer, même pour l’accomplir en perfection, la tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune tache à remplir le devoir que sa nature assigne à chacun. »

    Pourtant, entre l’apparition mystique et le dernier chapitre, Krishna commence toute une série d’explications résolument contraires au principe des castes, accentuant de manière complète ce qui était uniquement possiblement sous-jacent dans les premiers chapitres.

    Il explique que la dévotion la plus complète, la bhakti,est le chemin pour se libérer et que c’est valable quelle que soit la caste à laquelle on appartient. C’est là l’exact contraire de la longue explication précédente voulant qu’on avance au fur et à mesure dans le système des castes, jusqu’à terminer yogin et cesser de se réincarner.

    Il y a d’intercalée une longue expression de la « possibilité » de participer, au-delà des castes, au système général, en contournant le tout par la fusion mystique.

    Comment Krishna, du douzième au dix-septième chapitre, remet-il en cause les castes ? Il dit :

    « BHAGAVAT dit :

    2. Ceux qui, pleins d’une foi inébranlable, fixant en moi leur pensée, me servent avec une application incessante, ce sont ceux-là que je tiens pour les yogins les plus parfaits.

    (…)

    20. Mais ceux qui, s’attachant à moi comme à leur objet suprême, croient fermement au pieux enseignement, précieuse ambroisie, que je viens de te dispenser, par-dessus tout ceux-là me sont chers. »

    Voici ce qu’on lit aussi dans le treizième chapitre, formant un discours très clairement parallèle au bouddhisme, où l’action valorisée s’intégrant dans une société de castes est purement et simplement remplacée par la fusion avec le Dieu suprême, le dégoût de la société, etc.

    « 7. L’humilité, la loyauté, la douceur, la patience, la probité, le respect du maître, la pureté, la fermeté, la maîtrise de soi,

    8. L’indifférence aux objets des sens, l’affranchissement de tout égoïsme, la claire vision des maux qu’apportent la naissance et la mort, la maladie et la vieillesse,

    9. Le renoncement, le détachement de tout, fils, femme, maison, et la constante égalité d’âme devant tous les événements agréables ou pénibles,

    10. L’union avec moi exclusive et incessante, la pratique de la solitude, le dégoût de la société des hommes,

    11. La recherche assidue de la science de l’âtman [l’esprit universel divin], et le vif sentiment du prix de la vérité, — voilà ce qu’on appelle la connaissance ; l’ignorance en est le contraire. »

    C’est là en conflit direct avec l’exigence qu’Arjuna participe à une bataille qui, si l’on suit ce qui est dit ici, n’a ni sens ni intérêt. Il est même expliqué, de manière encore contraire à ce qui avait été expliqué auparavant, que ce n’est pas la concentration qui compte, dans un processus résolument actif, mais la contemplation, et qu’il suffit même de croire pour que cela suffise, dans une démarche entièrement passive.

    « 24. Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi l’âtman (l’âme universelle) par la contemplation, d’autres par l’effort de la pensée, d’autres par l’effort dans l’action.

    25. Plusieurs, s’ils ne s’élèvent pas d’eux-mêmes à la vérité, y croient, instruits par d’autres ; eux aussi, uniquement dirigés par la révélation, triomphent de la mort (…).

    28. Celui qui voit le Seigneur résidant partout, toujours identique, celui-là ne risque pas de se perdre lui-même ; il atteint le but suprême. »

    Pareillement, aux comportements matériels obligatoires des êtres humains, de par leur nature physique, répond dans le quatorzième chapitre une conception des gunas, c’est-à-dire des tendances fondamentales au sein des humains. On sort ici tant du raisonnement de la fonction par castes que d’une lecture matérialiste-mécaniste pour passer dans celui, psychologique, de l’attitude individuelle.

    Il est évident qu’on a ici une lecture nouvelle, propre à la réponse de l’hindouisme face à la concurrence progressiste du bouddhisme et du jaïnisme, appelant l’individu à se mobiliser vers l’irrationnel, ce qui est le propre du fondamentalisme.

    « 6. Le sattva, étant sans tache, est lumière et Joie ; il enchaîne, ô héros irréprochable, par l’attrait du plaisir et par l’attrait de la connaissance.

    7. Le rajas, sache-le, est passion ; il a pour origine l’attrait du désir ; c’est par l’attrait de l’action, ô fils de Kuntî, qu’il enchaîne l’âme.

    8. Quant au tamas, né de l’ignorance, il égare toutes les âmes ; c’est par la négligence, la paresse et le sommeil qu’il enchaîne, ô Bhârata.

    9. Le sattva conduit à la joie, le rajas à l’action, ô Bhârata ; quant au tamas, il obscurcit la pensée et jette dans la négligence du devoir.

    10. C’est en dominant rajas et tamas que s’établit le sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant rajas et sattva, et le rajas en dominant sattva et tamas.

    11. Quand la lumière, la connaissance pénètre dans le corps par toutes ses portes, alors on peut être assuré que le sattva domine.

    12. Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors naissent la cupidité, l’activité, l’esprit d’entreprise, l’inquiétude, le désir.

    13. Quand le tamas se développe, ô fils de Kuru, alors naissent l’obscurité, la paresse, la négligence et l’erreur.

    14. Si la mort survient quand le sattva domine, l’âme atteint les mondes purs des êtres qui possèdent la science la plus haute.

     15. Si c’est le rajas, elle renaît parmi les êtres épris d’activité ; si c’est le tamas, parmi les êtres dénués de raison (…).

    26. Et celui qui me sert avec une dévotion sans défaillance, celui-là, dépassant les guṇas, est mûr pour se fondre en Brahman.

    27. Car c’est moi qui suis le support de Brahman, de l’Immortalité et de l’Impérissable et de l’ordre éternel et du bonheur parfait. »

    Ici, l’appartenance aux castes est mise de côté au profit d’une évaluation de la psychologie de la personne. Krishna apparaît également comme le Dieu unique, devant être l’objet d’une vénération complète, d’une fusion mystique.

    Ce sont ici clairement les masses qui sont visées.

    La logique est tellement conforme au monothéisme que Krishna oppose deux types d’individus, dans une logique binaire totalement à rebours du système des castes :

    « 1. L’intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté à acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la piété, l’étude, l’austérité, la droiture,

    2. La bonté, la véracité, la patience, le renoncement, le calme, la sincérité, la pitié, le désintéressement, la tendresse, la pudeur, la tranquillité,

    3. La force, l’endurance, la volonté, la pureté, l’indulgence, la modestie, tels sont, ô fils de Pâṇdu, les traits de qui est qualifié pour une destinée divine.

    4. La fausseté, l’orgueil et l’infatuation, la colère et la dureté et, aussi, l’ignorance, ô fils de Pṛithâ, les traits de qui est voué à une destinée démoniaque.

    5. La qualification divine mène à la délivrance, la démoniaque à l’asservissement de la transmigration. Réjouis-toi, ô fils de Pându, tu es marqué pour une destinée divine.

    6. Il y a dans ce monde deux ordres d’êtres, les uns divins, les autres démoniaques. Je viens de te décrire le premier ; écoute, ô fils de Pṛithâ, ce qui caractérise le second.

    7. Les hommes de complexion démoniaque ne savent ni agir ni s’abstenir de l’action ; en eux ni pureté, ni conscience, ni véracité.

    8. Pour eux, cet univers est sans loi, sans fondement, sans dieu ; il n’est pas produit par une série de causes enchaînées mais résulte uniquement du désir. »

    Ce qui est très intéressant et à noter, c’est que pour se rattacher aux chapitres précédents, au milieu, d’ailleurs, de redites incessantes dans les derniers chapitres par rapport aux précédents, on a une critique des mauvais comportements qui correspondent à ceux des guerriers non « chevaliers », mais aussi aux guerriers devenus rois et méprisant une religion dont ils savent qu’en réalité elle n’est qu’un paravent à la domination.

    Voici la critique faite par Krishna :

    « 12. Enchaînés par les mille liens de l’espérance, livrés au désir et à la colère, pour satisfaire leurs appétits, ils cherchent à s’enrichir, fût-ce par des moyens coupables.

    13. J’ai acquis ceci aujourd’hui ; je pourrai satisfaire, tel désir ; ceci est à moi ; tel autre bien encore va m’échoir ;

    14. J’ai frappé tel de mes ennemis ; à leur tour, je vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis, je réussis, je suis fort, je suis heureux ;

    15. Je suis riche, je suis bien né ; quel autre est mon égal ? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je vivrai dans la joie… Ainsi pensent les hommes égarés par l’ignorance.

    16. Trompés par leurs illusions, pris au filet de l’erreur, attachés aux jouissances du plaisir, ils tombent dans l’enfer impur.

    17. Pleins de soi, arrogants, animés de l’orgueil et de la folie de la richesse, ils offrent des sacrifices qui ne sont que formules vaines, œuvres d’ostentation que ne règle pas une exacte piété. »

    On peut voir ici un appui de la religiosité populaire effectué par la caste des prêtres contre la caste des guerriers où triomphe l’esprit de conquête, amenant ici l’accusation d’impiété, afin de s’attirer l’opposition populaire aux castes.

    Le 17e chapitre peut alors de nouveau valoriser, de manière fondamentaliste, la tradition :

    « 23. On enseigne que la formule oṃ, tat [« cela », l’être universel] sat [la vérité seule éternelle de l’esprit divin] sert à désigner Brahman ; c’est par ces trois mots qu’ont, au commencement, été institués les brâhmanes, les vedas et les sacrifices.

    24. C’est pourquoi tous les exercices prescrits, sacrifices, aumônes, pénitences » sont toujours, chez les maîtres du Brahman, précédés de la syllabe oṃ. »

    Il faut savoir ici que la figure historique du Bouddha – qui a existée avant la diffusion de la Bhagavad Gîtâ – a été présentée par l’hindouisme comme un avatar de Vishnou, comme Krishna, mais chargé de diffuser un discours contraire à celui de Krishna, afin que les opportunistes et les matérialistes ne conservent plus le faux masque de l’hindouisme !

    Le sens de la Bhagavad Gîtâ apparaît ici comme très clair.

    Il s’agit en partie – et c’est la partie la plus intéressante – d’un dépassement féodal de l’Antiquité, avec un appel à la raison, au détachement des mœurs barbares « spontanées », mais aussi d’un appel aux masses révoltées – plébéiennes, pré-matérialistes, ou bien bouddhistes ou encore jaïnes – à s’engouffrer dans le mysticisme de la fusion hors-castes avec le divin.

    Telle est la nature historique de la Bhagavad Gîtâ, son double caractère, sa situation faisant face à la fois au mode de production précédant le féodalisme et déjà aux idéologies pré-matérialistes jaïne et bouddhiste.

    >Sommaire du dossier

  • La Bhagavad Gîtâ : le «yogin»

    Cette question du sacrifice en esprit qui est supérieur au sacrifice dans l’action a comme base l’objectif idéologique qu’est l’hégémonie des prêtres. En pratique, une fois le cœur de la Bhagavad Gîtâ mis en place dans les quatre premiers chapitres, le restant des chapitres sert en effet à colmater la série nombreuse de brèches provoquée par le saut qualitatif effectué par la modification du rapport caste des guerriers – caste des prêtres.

    Le premier souci est, comme le souligne Arjuna, de savoir s’il faut privilégier tout d’abord « le renoncement qui supprime l’action » ou bien « le yoga qui est effort ».

    L’appel à la concentration s’appuie, en effet, sur un détachement général et on se demande alors forcément s’il ne faut pas mieux directement basculer dans le renoncement complet, afin de ne jamais mal agir.

    Krishna et Arjuna. Peinture du XIXe siècle, Inde.

    Or, la caste des prêtres ne peut pas exister de manière indépendante, avec une société qui serait uniquement composé d’ascètes et de laïcs les accompagnant (cela c’est le bouddhisme originel qui le proposera, dans un modèle en quelque sorte pré-calviniste).

    C’est possible en théorie, abstraitement, mais certainement pas dans la pratique de la réalité sociale indienne de l’époque.

    Par conséquent, la Bhagavad Gîtâ, qui ne conçoit qu’un monde statique fondé sur les castes, s’en sort par un appui au relativisme qui, pour ne pas avoir l’air absurde, doit consister en une plongée en le Dieu suprême : c’est la conception du « yogin ».

    Le yogin « dépasse » la contradiction entre action et inaction, entre renoncement et yoga, en parvenant à « fusionner » avec le Dieu suprême dont le monde n’est qu’une émanation.

    En devenant soi-même une partie du Dieu suprême – ce qu’on est déjà, mais cette fois en le sachant – on cesse de « participer » aux contradictions du monde réel.

    La Bhagavad Gîtâ présente cela ainsi :

    « 14. Ni l’activité, ni les actes ne procèdent du Seigneur du monde, ni le lien qui attache le fruit aux actes ; cela, c’est le domaine de la nature individuelle.

    15. Ni péché, ni bonne œuvre n’atteint le Seigneur ; mais l’ignorance voile la vérité ; d’où l’erreur des créatures (…).

    18. Le brâhmane le plus savant et le plus vertueux, un bœuf ou un éléphant, un chien ou un, mangeur de chien, c’est tout un aux yeux du sage.

    19. C’en est fait de tout retour en ce monde pour ceux dont l’esprit est fixé dans l’impassibilité parfaite ; Brahman est sans tache, impassible ; ils sont donc fixés en Brahman.

    20. Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souffrance ne l’afflige ; il a l’âme toujours égalé, jamais troublée, celui qui connaît Brahman, qui est fixé en Brahman.

    21. Insensible aux impressions du dehors, c’est en soi qu’il trouve le bonheur ; intimement uni à Brahman, il goûte un bonheur indestructible. »

    Cette fusion dans le Brahman aboutit alors au mysticisme et c’est précisément cela que liquidait le bouddhisme originel, dans la mesure où celui-ci niait l’individualité de l’esprit du monde, appelé l’atman, l’individualité du Dieu suprême.

    Dans le sixième chapitre de la Bhagavad Gîtâ, on lit à l’inverse un éloge de la fusion mystique du « yogin », avec un retour à l’insistance des normes brahmaniques et védiques, pré-hindouistes, du feu sacré et des rites :

    « 1. Celui qui, sans se soucier du fruit des actes, accomplit les actes prescrits, c’est celui-là, non celui qui néglige le feu sacré et les rites, qui est vraiment un détaché, un yogin (…).

    8. Celui qui fait sa joie de la vérité et de la science, qui est concentré, maître de ses sens, de ce yogin qui ne fait de l’or plus de cas que d’une pierre ou d’une motte de terre, on dit qu’il est parvenu au yoga.

    9. Honneur à celui qui considère du même œil compagnons et amis, ennemis ou indifférents, inconnus, gens haïssables ou parents, hommes vertueux ou pécheurs.

    10. Que le yogin toujours se gouverne lui-même, retiré, solitaire, l’esprit dompté, sans désir, sans bien (…).

    18. Quand l’esprit discipliné se replie uniquement sur lui-même, alors, on dit que l’homme, libéré de tous les désirs, a atteint le yoga (…).

    27. Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a l’esprit pacifié, qui, la passion calmée, sans tache, s’identifie à Brahman.

    28. Le yogin, affranchi de souillure, qui toujours se gouverne ainsi, atteint aisément le bonheur infini qu’est l’union en Brahman.

    29. Il découvre l’âtman (l’âme) dans tous les êtres et tous les êtres en l’âtman, l’homme gouverné par le yoga qui reconnaît l’identité de tout.

    30. Celui qui me voit en tout et qui voit tout en moi ne se sépare jamais de moi, et jamais je ne me sépare de lui.

    31. Celui qui, réalisant l’unité, m’adore dans tous les êtres, ce yogin, où qu’il se meuve, demeure en moi.

    32. Celui, ô Arjuna, qui, à l’image de l’unité en l’âtman, voit que tout est identique, plaisir ou souffrance, celui-là est réputé yogin parfait. »

    On a là une fuite en avant dans le mysticisme, rendu nécessaire pour maintenir la possibilité d’une amélioration du comportement par l’éloignement de la « matière », dans le sens d’une hégémonie de la caste des prêtres.

    Arjuna demande alors logiquement ce qui se passe si on ne parvient pas à devenir yogin. La réponse ne se fait pas attendre : le cycle des réincarnations permet d’avancer progressivement en ce domaine :

    « 40. Ô fils de Pṛithâ, celui que tu dis ne se perd ni dans ce monde, ni dans l’autre ; qui fait le bien, ô mon frère, ne saurait aller à sa perte.

    41. Cet homme qui a manqué le yoga, élevé au séjour des gens de bien, y demeure des années infinies, puis il renaît de parents purs et fortunés ;

    42. Ou, mieux encore, il revit dans une famille de sages yogins ; car une pareille naissance est la plus rare à obtenir en ce monde.

    43. Là, ô rejeton de Kuntî, il retrouve l’état d’esprit où il s’était élevé dans cette existence antérieure, et avec un zèle redoublé il s’efforce vers la perfection. »

    Pourtant, cette conception est en contradiction formelle avec le fait que l’on va au « paradis » si l’on se comporte de manière conforme à sa caste, comme c’est d’ailleurs expliqué à de très nombreuses reprises dans le Mahâbhârata !

    L’idéal guerrier de type védique est encore présent dans le Mahâbhârata, mais la Bhagavad Gîtâ le contredit en proposant un idéal chevaleresque soumis au yoga, à la célébration du yogin.

    Le processus ne s’arrête alors plus : le septième chapitre consiste entièrement en l’explication par Krishna qu’il est absolument tout :

    « 6. La première est la matrice de tous les êtres, je suis, moi, l’origine et la fin de l’univers tout entier. »

    Le huitième chapitre ajoute alors, comme en passant, une insistance sur les védas et alors la boucle est bouclée ; la caste des prêtres est la seule porteuse de la vérité : l’auto-contrôle de chaque personne dans le cadre des castes.

    Ce qu’on lit est indéniablement un vaste retour en arrière « védique » très éloigné des nouveautés des premiers chapitres, avec donc la référence au passage par le soleil ou la lune, les sacrifices, etc.

    « 10. Celui qui, au moment du grand départ, la pensée inébranlable, concentrée dans la dévotion et dans l’effort du yoga, sait ramener entre ses sourcils toute sa puissance vitale, celui-là va au divin Purusha suprême.

    11. Cette demeure, que les connaisseurs du veda déclarent impérissable, où pénètrent les ascètes libérés de la passion, en vue de laquelle on pratique la chasteté, je te la vais décrire en raccourci.

    12. Quand, fermant toutes les issues sur le dehors, emprisonnant en soi la faculté de percevoir, retenant dans la tête son souffle vital, on réalise la concentration du yoga ;

    13. Que l’on dépouille le corps en prononçant « om » — Brahman même en une syllabe — et en pensant à moi, on s’élève à l’asile suprême (…).

    24. Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semestre ascendant du soleil vers le nord, c’est sous ces signes lumineux que vont à Brahman les hommes qui connaissent Brahman.

    25. Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre descendant du soleil au sud, — sous ces signes d’ombre, le yogin atteint la lumière de la lune pour revenir ensuite à de nouvelles existences.

    26. Ce sont les deux voies éternelles, l’une claire, l’autre obscure, de l’univers ; par l’une il n’est pas de retour, par l’autre on revient en arrière.

    27. Les yogins les connaissent ces deux sentiers, et aucun d’eux ne s’égare, ô fils de Pṛithâ ; sois donc, ô Arjuna, en tout temps appliqué au yoga.

    28. Le mérite qui est assigné à l’étude du veda, au sacrifice, à l’ascèse, à l’aumône, le yogin qui sait tout cela, le dépasse ; il s’élève au lieu suprême, au lieu des origines. »

    On retrouve dans le neuvième chapitre une même logique védique :

    « 16. Je suis le rite, je suis le sacrifice, je suis l’offrande et l’herbe rituelle ; c’est moi qui suis la prière, le beurre clarifié ; je suis le feu ; je suis la libation.

    17. De ce monde, je suis le père, la mère, l’ordonnateur, l’ancêtre ; je suis l’objet de la science, le purificateur, la syllabe om, le rie, le sâman, le yajus;

    18. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge, l’ami, l’origine et la fin, le support, le réceptacle, le germe, l’impérissable.

    19. Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je la répands ; je suis l’immortalité et la mort ; je suis, ô Ârjuna, l’être et le non-être.

    20. Les maîtres de la triple science qui en buvant le soma se purifient de leurs péchés, cherchent, en m’honorant par des sacrifices, à gagner le ciel ; introduits dans le monde pur du roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances divines des hôtes célestes. »

    Avec la conception du yogin, la Bhagavad Gîtâ se précipite dans le mysticisme, où les rites se voient maintenus parce que la caste des prêtres est la plus proche des yogins, porte vers l’univers consistant en l’esprit du Dieu suprême.

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  • La Bhagavad Gîtâ : inaction dans l’action et action dans l’inaction

    Les trois premiers chapitres de la Bhagavad Gîtâ sont déjà magistraux : ils ont déjà fourni la substance de l’œuvre, donné sa perspective. Reste qu’en tant qu’œuvre religieuse-magique, il fallait bien justifier l’irruption de Vishnou sous la forme de son avatar Krishna, homme tout bleu intervenant avec ses conseils avisés.

    Cela dépasse la simple anecdote ; il en va de la cohésion idéologique de la proposition de la Bhagavad Gîtâ elle-même. La bataille racontée dans le Mahâbhârata marque le début de l’âge du Kali Yuga,l’âge final, des troubles, de la fin des temps.

    Bien entendu, il n’y avait pas d’âge d’or auparavant, mais le système brahmanique rentrant dans une période de décadence et nécessitant une transformation, il fallait justifier cette transformation au moyen de l’affirmation d’une tendance générale.

    La mort de Bhisma dans le Mahâbhârata, illustration dans une traduction persane, 1598-1599.

    L’intervention de Krishna, dans le chapitre 4 de la Bhagavad Gîtâ, tient donc à l’expression d’un rétablissement, en fait d’un établissement :

    « 5. Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; moi, je les connais toutes, ô héros, mais non pas toi.

    6. Encore que je sois l’Âme sans commencement, impérissable, encore que je sois le Seigneur des êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma nature propre,

    7. Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même.

    8. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte dés méchants, pour le triomphe de l’ordre.

    9. Ma naissance, comme mon œuvre, est divine. Qui sait cela en vérité, quand il dépouille son corps mortel, ne va pas à une nouvelle naissance, c’est à moi qu’il vient, ô Arjuna. »

    Krishna est une auto-production de l’univers qui n’est en fait qu’un Dieu, le monde étant soit un sous-produit (dans l’école dite de la dualité), soit une illusion (dans l’école de la non-dualité).

    Quand on progresse ou qu’on recule dans le système des castes dans le cycle de la réincarnation, c’est par rapport au Dieu suprême qu’on se situe, puisqu’on tend vers lui ou qu’on s’éloigne de lui. Krishna résume cela ainsi :

    « 11. À chacun je fais sa part, dans la mesure où il tend vers moi ; mais de toutes façons, ô fils de Prithâ, c’est dans ma voie que cheminent les hommes (…).

    13. J’ai créé la division en quatre classes que distinguent le guna et les devoirs qui lui sont propres. J’en suis l’auteur ; sache pourtant que je suis inagissant, immuable. »

    Cependant, il y a ici un saut qualitatif qui se présente, de par la nature de Krishna lui-même. En donnant naissance à une figure au-delà des castes, il y a un espace pour l’expression d’une sagesse ultime, au-delà du système des castes.

    On a alors le passage suivant, éloge véritable du sage, passage formidable de l’œuvre, qui sait ce qu’il fait et qui agit en connaissance de la nécessité :

    « 17. Car il faut être au fait de l’action, au fait de l’action dévoyée, au fait de l’inaction. Les sentiers de l’action sont mystérieux.

    18. Celui qui sait voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction, celui-là est sage entre les hommes ; tout en agissant sans restriction, il reste fidèle au yoga.

    19. Celui qui, quoi qu’il fasse, n’obéit jamais au désir ni à un calcul d’espérance, les gens sensés le considèrent comme un sage dont les actions sont brûlées au feu de la connaissance.

    20. Indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait, libre de toute attache, si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas.

    21. Sans désir, l’esprit dompté, ayant renoncé à rien posséder, n’accomplissant que matériellement les actes, il ne contracte aucune souillure.

    22. Satisfait de ce que le hasard lui apporte, également supérieur à toutes les perceptions, libre de tout égoïsme, indifférent au succès ou à l’insuccès, même en agissant il n’est point lié.

    23. Pour qui, affranchi de tout attachement, délivré, la pensée solidement assise dans la vérité, s’emploie aux œuvres du sacrifice, toute activité se dissout en néant. »

    Par contre et bien évidemment, il n’est jamais précisé de manière concrète ce qui doit être fait : c’est là qu’on retombe dans la magie, le mysticisme, le système des castes.

    Les auteurs de la Bhagavad Gîtâ – qui a été nécessairement travaillée et retravaillée, tout comme le Mahâbhârata – donnent des exemples vagues correspondant à ces formes idéalistes. Krishna raconte ainsi :

    « 24. L’instrument du sacrifice est Brahman ; l’offrande est Brahman ; c’est par Brahman qu’est faite l’oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman. Il ne peut aller qu’en Brahman, celui qui voit ainsi Brahman dans l’acte liturgique.

    25. Des yogins, plusieurs n’envisagent comme objet du sacrifice que les dieux ; d’aucuns, par le sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au feu.

    26. D’autres sacrifient l’ouïe et tous les sens dans le feu du renoncement ; d’autres les objets sensibles, son, etc., dans les feux des sens.

    27. D’autres sacrifient toutes les opérations des sens et toutes les opérations du souffle vital dans le feu du yoga, du renoncement intérieur, allumé par la connaissance.

    28. Des ascètes aux observances rigoureuses, les uns pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le sacrifice de l’austérité, d’autres le sacrifice du yoga, d’autres encore le sacrifice de l’étude et de la science.

    29. D’aucuns sacrifient le souffle expiré dans le souffle inspiré, d’autres le souffle inspiré dans le souffle expiré, interrompant le cours de l’un et de l’autre et appliqués uniquement à l’exercice des souffles.

    30. D’autres, restreignant leur nourriture, sacrifient les souffles dans les souffles. Et tous ils ont la notion vraie du sacrifice et, par le sacrifice, effacent leurs souillures.

    31. Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie que sont les restes du sacrifice vont au Brahman éternel. À qui ne sacrifie pas, ce monde ne saurait appartenir ; combien moins encore l’autre monde, ô le meilleur des Kurus ?

    32. Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices destinés à la bouche de Brahman. Mais tous impliquent action. Si tu entends cela, tu atteindras la délivrance.

    33. Supérieur à tout sacrifice matériel est le sacrifice en esprit, ô héros terrible. En la connaissance se résolvent, ô fils de Pṛithâ, tous les actes du sacrifice. »

    Il faut donc sacrifier, c’est-à-dire se sacrifier dans l’action en faisant ce qui est nécessaire, par principe, par principe chevaleresque en fait, ou bien encore mieux sacrifier en esprit et c’est là qu’on a toutes les pratiques ascétiques délirantes de la caste des prêtres, qui sont nécessaires pour se prétendre « supérieurs » aux guerriers.

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