La science de la logique de Hegel et la logique dialectique séparée de la matière

L’approche de Hegel préfigure le matérialisme dialectique. Il dit ainsi, de manière juste :

C’est un préjugé de base de la logique jusqu’à présente et de la manière habituelle de voir les choses comme quoi la contradiction n’aurait pas une détermination essentielle et immanente comme l’identité.

Or, s’il faut parler de rang, et si on sépare les deux déterminations [qui sont en fait dialectiquement liées], alors la contradiction serait à considérer comme la plus profonde et la plus essentielle.

Car l’identité est face à la contradiction seulement la détermination de l’immédiat simple, de l’être mort ; elle est quant à elle la racine de tout mouvement et de tout caractère vivant ; c’est seulement dans la mesure où quelque chose a en soi une contradiction qu’il se meut, qu’il a de l’impulsion et de l’activité.

Le matérialisme dialectique est ici annoncé, voyant en la contradiction en toutes choses le principe même de l’existence du monde, par le mouvement lui-même. Pourtant Hegel n’y est pas parvenu, sa logique dialectique flotte au-dessus de la matière.

Lénine note bien l’absurdité de cela : qu’est-ce qui empêche ici cette réflexion de l’esprit de n’être qu’un reflet du processus matériel lui-même ? La position de Hegel est donc incohérente.

D’un côté, il y a au moins chez lui le principe de l’activité, de la transformation comme base de la valeur de la réalité ; il préfigure ici le matérialisme historique. Cependant, le sens de cette activité est non pas la réalité en elle-même, mais l’esprit agissant à travers la réalité au moyen de la compréhension de la nature logique, de type dialectique, des processus.

En fait, chez Hegel, qu’une chose soit et ne soit pas revient au même, tant que quelque chose n’a pas été mis en branle en lui, comme transformation, par l’esprit. La logique de Hegel est une logique opérative, elle est un mode de saisie de la réalité.

Pour le matérialisme dialectique, Hegel attribue à l’esprit quelque chose qui en réalité est la propriété de la matière ; son mode opératoire qu’il croit la voie juste de la pensée, de l’esprit, est en réalité le reflet inévitable de la matière.

Hegel est incapable d’appliquer la dialectique à sa propre logique, de voir plusieurs aspects dans sa logique. Il ne voit pas que l’apparence est en liaison dialectique avec le contenu.

C’est pour cette raison que Lénine corrige Hegel de la manière suivante :

« (1)

Die Objektivität [L’objectivité]

# (NB : Pas clair, y revenir !)

des Scheins [de l’apparence]

(2)

Die Notwendigkeit des Widerspruchs selbstbewegende Seele [La nécessité de la contradiction de l’âme auto-mue] , … (« la négativité interne »)… « le principe de toute vie naturelle et spirituelle».

#

N’est-ce pas l’idée que l’apparence aussi est objective, car il y a en elle un des aspects du monde objectif ? Non seulement le Wesen [l’essence], mais aussi le Schein [l’apparence] est objectif. La différence entre le subjectif et l’objectif existe, MAIS ELLE AUSSI A SES LIMITES. »

Il s’agit là de la critique faite à Hegel par Karl Marx et Friedrich Engels comme quoi il considère que la logique, la réflexion sur les choses, l’apparence des choses, tout cela flotterait comme libre en-dehors de la réalité dialectique, alors qu’il ne s’agit en réalité que du reflet du réel.

Chez Hegel, la logique de type dialectique est vrai en soi ; elle ne dépend pas du réel, elle existe parce qu’elle existe et que tout fonctionne de cette manière.

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La science de la logique de Hegel et le noyau matérialiste

Lénine a su retrouver dans La science de la logique le noyau matérialiste présentant le caractère dialectique du mouvement ; il a bataillé pour retrouver les éléments adéquats. Voici comment, dans ses notes, il exprime notamment sa joie lorsqu’il est en mesure de le faire :

Le mouvement et « l’automouvement » (ceci NB ! mouvement autonome (indépendant), spontané, intérieurement nécessaire), « le changement », « le mouvement et la vitalité », « le principe de tout automouvement », « la pulsion » (Trieb) vers le « mouvement » et « l’activité » — l’opposé à « l’être mort » — qui croirait que c’est là le fond de « l’hégélianisme », de cet abstrait et abstrus (lourd, absurde ?) hégélianisme ? ? Ce fond il fallait le découvrir, le comprendre, le hinüberretten [le sauver par le haut, comme malgré lui], le décortiquer, l’épurer, et c’est ce que Marx et Engels ont fait.

« Arracher » le noyau matérialiste est vraiment le terme, puisque Lénine, dont on voit bien qu’il ne connaît culturellement pas la démarche particulièrement tortueuse de Hegel, s’interloque à de nombreuses reprises devant les manières de présenter les choses, comme ici par exemple :

[Plus loin le passage de la quantité en qualité exposé de façon abstraitement théorique est si obscur qu’on n’y comprend rien. Y revenir ! ! ]

Le terme « obscur » revient donc forcément à plusieurs reprises, Lénine étant éberlué par la mauvaise présentation, les explications oiseuses, la tendance au scepticisme, la dérive mystique, etc. auxquelles il est confronté.

Ce qui n’empêche pas les moments clefs où justement Lénine constate que Hegel a de l’esprit, qu’il est pénétrant, qu’il expose des choses vraies. Voici par exemple ce qu’il écrit à un moment dans ses notes, pour résumer ce qu’il a compris :

Très important ! Voici ce que cela signifie à mon avis :

  1. Liaison nécessaire, liaison objective de tous les aspects, forces, tendances, etc., du domaine donné de phénomènes ;
  2. « la genèse immanente des différences », la logique interne objective de l’évolution et de la lutte des différences, de la polarité.

Il s’agit là de remarques importantes sur comment Lénine en arrive à une juste interprétation de ce qu’est la dialectique.

Et au sujet de l’introduction à la troisième partie, intitulée L’idée, de la seconde partie intitulée La logique subjective, Lénine affirme que, avec les paragraphes correspondants de L’Encyclopédie des sciences de Hegel, il est possible d’en dire que c’est « certainement la meilleure présentation de la dialectique. Ici est également présenté de manière merveilleusement géniale l’adéquation de fait, pour ainsi dire, de la logique et de la gnoséologie. »

Lorsque Hegel explique que l’identité et la différence sont des moments de la différence de la contradiction, les moments, en tant que reflet, de son unité, il expose également parfaitement les principes de la dialectique, valables pour le matérialisme dialectique.

De même lorsque Hegel affirme que :

Si l’on regarde de plus près les moments de l’opposition

[dialectique]

, alors ils sont en tant que tel le fait d’être placé dans l’existence ou la définition, se réfléchissant en soi. Le fait d’être placé dans l’existence est l’égalité et l’inégalité ; les deux, réfléchis en soi, font les déterminations de la contradiction.

C’est là l’expression du caractère interne de la contradiction. C’est évidemment et d’ailleurs ici la source de la considération de Hegel, selon laquelle les mathématiques ne peuvent atteindre le mouvement, le caractère interne des phénomènes, l’infini dans le fini.

Pareillement, Hegel explique que :

La différence en tant que telle est déjà la contradiction en soi ; il est de fait l’unité de choses qui ne sont que dans la mesure où elles ne sont pas un – et la séparation de choses qui ne sont que dans la mesure où elles sont séparées dans la même relation.

Le positif et le négatif, eux, sont la contradiction posée, parce qu’en tant qu’unités négatives ils se posent eux-mêmes et de là le dépassement de celle-ci et le fait de poser son contraire.

On a là une expression dialectique admirable, si ce n’était que le positif et le négatif se posent dans le processus, de manière logique, au lieu d’être le processus lui-même. Cette erreur de Hegel est d’autant plus frappante qu’en même temps, il pose une phrase censée représenter la vérité plus que les autres qu’il a données, expliquant que cela résume l’essence des choses :

Toutes les choses sont contradictoires en soi.

C’est là indéniablement une affirmation qui mène au matérialisme dialectique. Le fait que Hegel n’ait pas appliqué cette affirmation à sa propre théorie de la logique dialectique est dû à l’époque, à l’absence de prolétariat, de contradiction historique portant à un niveau supérieur la démarche. Mais le noyau dialectique était déjà présent, et une tendance à la compréhension dialectique du monde se formait nettement.

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La science de la logique de Hegel et le processus comme dynamique de l’analyse

La connaissance est donc un processus, mais quelle est la nature de ce processus dans son fondement même ?

Comment Hegel parvient-il à intégrer le mouvement, là où Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, avaient besoin d’un Dieu moteur fusionnant avec ou étant le monde lui-même, ce qui condamnait le mouvement à n’exister qu’à partir d’un démarrage, sans disposer d’une nature autonome ?

Hegel avait deux possibilités :

  • s’il fixe le commencement, il perd la notion de mouvement autonome ;
  • s’il ne le fait pas, il n’a pas de réalité.

Hegel ne part en effet pas du point de vue d’un univers infini et éternel, comme le fait le matérialisme dialectique ; il voit seulement le mouvement dans la logique des choses, et donc pas dans les choses elle-même.

Il est donc obligé de basculer dans le mysticisme où le rien et le non-rien cohabitent :

Il n’est encore rien, et il doit devenir quelque chose. Le début n’est pas le rien pur, mais un rien, dont arriver quelque chose. L’être est ainsi également compris dans le début.

Le début comprend donc les deux, l’être et le rien, c’est l’unité de l’être et du rien, ou bien il est non-être, qui est en même temps être, et être, qui est en même non-être.

De plus : l’être et le rien sont au début disponibles de manière séparée, car ils indiquent quelque chose d’autre ; c’est un non-être, qui est lié à l’être de quelque chose d’autre. Ce qui débute n’est pas encore, il va seulement à l’être.

Le début contient donc l’être d’une telle manière que celui-ci s’éloigne ou dépasse le non-être, comme quelque chose lui étant opposé.

En outre : ce qui commence est déjà ; autant que, au contraire, il n’est pas encore. Les opposés, être et non-être, sont ainsi en lui comme unité immédiate, ou bien il s’agit de leur unité indifférenciée.

L’analyse du début donnerait par là le concept de l’unité de l’être et du non-être, ou bien, dans une forme réfléchie, l’unité de la différenciation et de la non-différenciation, ou l’identité de l’identité et de la non-identité.

Son but est de montrer qu’une chose ne peut être connue que lorsqu’elle est affirmée dans un processus. Or, reconnaître un début, ce serait montrer le contraire et dire comme le font les mathématiques que lorsqu’une chose est, alors elle est déjà là par définition, elle est posée, elle n’est pas dans un processus, on pourrait la prendre telle quelle.

Or, et c’est là son intérêt, Hegel veut à tout prix maintenir le principe du processus. Une chose ne peut chez Hegel émerger que comme mouvement, comme processus, où elle s’affirme, au sens où elle pose la négation de ce qu’elle n’est pas. Le début ne peut être donc que l’émergence d’une chose à partir de ce qu’elle n’est pas.

C’est là son apport historique. Hegel valorise le mouvement, en menant une réflexion profonde sur le rapport contradictoire entre fini et infini, qualité et quantité, continuité et discontinuité ; il expose ce qu’il appelle la science de la logique en confrontant la réalité, l’existence, l’être, à ce qui est protagoniste, agissant, ce qui amène à un rapport entre subjectivité et objectivité permettant la formation de concepts.

Ce qui est fini est en réalité infini, car le fini implique sa propre négation, et en fait son propre dépassement : c’est la base même du principe du mouvement.

On a déjà ici la base du matérialisme dialectique, si Hegel ne voyait pas en le processus de connaissance du processus une logique générale fonctionnant sans la chose elle-même, comme flottant dans l’air, alors qu’en réalité la connaissance n’est que le reflet de la matière en mouvement. Son approche est d’ailleurs souvent incohérente par rapport à son propre idéalisme et tend déjà au matérialisme dialectique, de manière déformée.

Lénine, en prenant des notes sur cet ouvrage, fait d’ailleurs à un moment la réflexion suivante, caractéristique de son attitude à la lecture de l’œuvre :

[Hegel :] « Elles [les choses] sont, mais en vérité leur être est leur fin.

Plein d’esprit et bien trouvé ! Les concepts qui apparaissent d’habitude comme morts, Hegel les analyse et montre qu’il y a du mouvement en eux.

Qui connaît une fin ? Cela signifie, qui est en mouvement vers sa fin !

Quelque chose ? Cela signifie : non pas ce qu’est quelque chose d’autre.

Être en général? Cela signifie une certaine non-détermination, que être = ne pas être.

L’élasticité multi-faces, universelle des concepts, l’élasticité qui va jusqu’à l’identité des contraires – c’est là l’essentiel.

Cette élasticité, employée subjectivement, = éclectisme et sophistique. Cette élasticité, employée objectivement, c’est-à-dire de telle manière à refléter le caractère multi-faces et général du processus matériel et de son unité, c’est la dialectique, c’est l’acte de réfléchir de manière juste l’éternel développement du monde. »

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La science de la logique de Hegel et la connaissance comme processus

La lettre de Spinoza est extrêmement intelligente et représente l’un des plus hauts points de la conscience matérialiste humaine, à l’époque déjà cela va de soi, mais y compris aujourd’hui. Elle pose la nature infinie de la réalité, qu’une approche en termes finis ne peut pas saisir.

Hegel prolonge cette affirmation de Spinoza et va souligner qu’il est nécessaire de voir sous quelle forme l’infini est présent dans le fini. Car ce qui est ne se résume pas à être, il y a des processus, qui produisent des choses. Le fini se mobilise, il s’arrache à lui-même. Il y a de l’infini dans le fini.

Karl Marx reprend directement cette perspective, avec Le capital, lorsqu’il dit qu’en apparence le travail est payé, mais qu’en réalité une partie n’est pas payée : il exprime cet infini dans le fini, qui est à la base du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste.

C’est ce qui fait dire à Lénine, dans ses notes, de manière mi-amusée, mi-moqueuse :

Aphorisme : On ne peut pas comprendre totalement « le Capital » de Marx et en particulier son chapitre I sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx 1 ⁄ 2 siècle après lui !

Il mentionne cet ouvrage classique de Karl Marx également à une autre occasion. Il écrit une citation de Hegel, avec à côté la mention « cf. le Capital », puis la recopie une seconde fois, en ajoutant un commentaire :

Formule magnifique : « Pas seulement abstraitement un universel, mais l’universel qui englobe en soi la richesse du particulier, de l’individuel, du singulier » (toute la richesse du particulier et du singulier !) ! ! Très bien [en français].

En ce sens, Georg Wilhem Friedrich Hegel, avec La science de la logique publié au début du 19e siècle – l’ouvrage est paru à Nuremberg en deux tomes dans la période 1812-1816, avec trois livres (Théorie de l’être, Théorie de l’essence, Théorie du concept) – joue un rôle historique déterminant dans l’affirmation de la compréhension du mouvement, dans le cadre de l’infinité.

Hegel pose le problème de la manière suivante. Pour lui, un esprit est un esprit saisissant ; la pensée agrippe littéralement un raisonnement qui se fonde forcément sur quelque chose. Cela veut dire que les notions, les concepts, sont produits au cours même du processus de découverte, de compréhension d’une chose.

Hegel remet par conséquent en cause le principe d’une logique qui serait une méthode valable partout et tout le temps, coupée à la fois de la pensée et de la matière. Il n’y a pas de logique qui se balade littéralement au-dessus ou à côté du sujet pensant et de la chose étudiée. Il n’y a pas de méthode logico-mathématique fonctionnant toujours et partout.

De la même manière, si la chose, un phénomène, existe déjà en tant que tel, ce n’est pas le cas de la pensée y faisant face : la pensée connaît un processus où elle se forme comme compréhension, par rapport à la matière, un phénomène, qui sont déjà ce qu’ils sont.

Cette compréhension, si elle va jusqu’au bout, devient chez Hegel connaissance, avec l’utilisation deconcepts. Pour le matérialisme dialectique, cette compréhension devient un reflet adéquat, nullement parfait, mais correct de la matière, sur le plan scientifique.

En tant que tel, cela signifie que Hegel remet en cause non seulement les mathématiques comme méthode pseudo-objective de saisir la réalité, que le principe d’une pensée absolue capable de saisir, littéralement d’engloutir la réalité tout en étant séparée d’elle (comme l’univers-substance de Spinoza).

Il y a selon lui forcément un décalage, une dynamique entre le sujet et l’objet, dont le rapport est un processus. Cela ne veut pas dire pour autant que la vérité ne devient alors que relative, bien au contraire ; Hegel rejette formellement Emmanuel Kant pour qui on ne peut connaître dans les faits que certains aspects des choses, jamais les choses elles-mêmes.

Chez Hegel, la vérité n’est pas un point de vue, elle parvient à l’universel ; dans ses notes sur La science de la logique, Lénine note à de très nombreuses reprises le rejet par Hegel de la conception d’Emmanuel Kant d’une chose en soi et d’une chose pour soi, de la conception kantienne de l’impossibilité de connaître les choses telles qu’elles sont, mais seulement un rapport à elles.

Afin de parvenir à ce saut dans la connaissance, Hegel oppose la compréhension à une forme plus élevée de celle-ci, la raison. Ce niveau supprime la dimension éventuellement subjective, et a fortiori une réduction de la compréhension à une lecture subjectiviste, où chacun voit les choses à sa manière.

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La lettre dite «sur l’infini» de Spinoza

Vous me demandez ce que la réflexion m’a conduit à penser de l’Infini ; je vous le communiquerai très volontiers.

Le problème de l’Infini a toujours paru à tous très difficile et même inextricable, parce qu’on n’a pas distingué ce qui est infini par une conséquence de sa nature ou par la vertu de sa définition et ce qui n’a point de limite non par la vertu de son essence mais par celle de sa cause.

Et aussi pour cette raison qu’on n’a pas distingué entre ce qui est dit infini parce que sans limites, et une grandeur dont nous ne pouvons déterminer ou représenter les parties par aucun nombre, bien que nous en connaissions la valeur la plus grande et la plus petite.

Et enfin parce qu’on n’a pas distingué entre ce que nous pouvons seulement concevoir par l’entendement, mais non imaginer, et ce que nous pouvons aussi nous représenter par l’imagination.

Si l’on avait tenu compte de toutes ces distinctions, on n’aurait pas été accablé sous le poids de tant de difficultés.

On aurait clairement connu quel Infini ne peut être divisé en parties ou est sans parties, quel au contraire est divisible, et cela sans qu’il y ait contradiction. On aurait connu, en outre, quel Infini peut être sans difficulté conçu comme plus grand qu’un autre Infini, quel au contraire ne peut l’être, et c’est ce que je vais montrer clairement ci-après.

Auparavant toutefois il me faut traiter en quelques mots de quatre sujets : la Substance, le Mode, l’Éternité, la Durée.

Au sujet de la Substance, voici ce que je veux que l’on considère :

1° l’existence appartient à son essence, c’est-à-dire qu’il suit qu’elle existe de sa seule essence et définition ; si ma mémoire ne me trompe, je vous ai démontré cela de vive voix et sans le secours d’autres propositions.

2e point qui découle du premier : il n’existe pas plusieurs substances de même nature, mais une substance unique.

3e point enfin : une substance ne peut être conçue autrement que comme infinie.

J’appelle Modes, d’autre part, les affections d’une Substance, et leur définition, n’étant pas celle d’une substance, ne peut envelopper l’existence.

C’est pourquoi, bien que les Modes existent, nous pouvons les concevoir comme n’existant pas, d’où suit que, si nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de toute la nature, nous ne pouvons conclure de ce que présentement ils existent, qu’ils existeront par la suite ou qu’ils n’existeront pas, qu’ils ont existé antérieurement ou n’ont pas existé.

On voit clairement par là que nous concevons l’existence des Modes comme entièrement différente de celle de la Substance.

D’où se tire la différence entre l’Éternité et la Durée ; sous le concept de Durée nous ne pouvons concevoir que l’existence des modes, tandis que celle de la Substance est conçue comme Éternité, c’est-à-dire comme une jouissance infinie de l’existence ou de l’être.

De tout cela il ressort clairement que si, comme il arrive bien souvent, nous avons égard à la seule essence des modes et non à l’ordre de la nature, nous pouvons fixer à volonté et cela sans porter la moindre atteinte au concept que nous en avons, l’existence et la durée, la concevoir plus grande ou plus petite et la diviser en parties.

Sur l’Éternité au contraire et sur la Substance puisqu’elles ne peuvent être conçues autrement que comme infinies, aucune de ces opérations ne saurait s’exécuter, sans que le concept même que nous avons d’elles fût détruit.

Ceux-là donc tiennent de vains propos, pour ne pas dire qu’ils déraisonnent, qui pensent que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres.

C’est comme si, en joignant des cercles, en les accumulant, l’on s’efforçait de composer un triangle ou un carré ou n’importe quoi d’une essence tout opposée à celle du cercle.

Tout ce fatras d’arguments par lesquels les philosophes veulent habituellement montrer que la Substance étendue est finie, s’effondre de lui-même : tous ces discours supposent une Substance corporelle composée de parties.

De la même manière d’autres auteurs, après s’être persuadés que la ligne se compose de points, ont pu trouver beaucoup d’arguments pour montrer qu’une ligne n’est pas divisible à l’infini.

Si cependant vous demandez pourquoi nous sommes si naturellement portés à diviser la substance étendue, je répondrai : c’est parce que la grandeur est conçue par nous de deux façons : abstraitement ou superficiellement ainsi que nous la représente l’imagination avec le concours des sens, ou comme une substance, ce qui n’est possible qu’au seul entendement.

C’est pourquoi, si nous considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée de parties et multiple.

Si, en revanche, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible et unique.

Maintenant, du fait que nous pouvons à volonté délimiter la Durée et la Grandeur, quand nous concevons celle-ci en dehors de la Substance et faisons abstraction en celle-là de la façon dont elle découle des choses éternelles, proviennent le Temps et la Mesure.

Le Temps sert à délimiter la Durée, la Mesure à délimiter la Grandeur de telle sorte que nous les imaginions facilement, autant que la chose est possible.

Puis, du fait que nous séparons de la Substance même les affections de la Substance et les répartissons en classes pour les imaginer aussi facilement qu’il est possible, provient le Nombre à l’aide duquel nous arrivons à des déterminations précises.

On voit clairement par là que la Mesure, le Temps et le Nombre ne sont rien que des manières de penser ou plutôt d’imaginer.

Il n’est donc pas étonnant que tous ceux qui ont entrepris de concevoir la marche de la nature à l’aide de notions semblables et encore mal comprises, se soient embarrassés dans des difficultés inextricables dont ils n’ont pu se tirer qu’en brisant tout et en admettant les pires absurdités.

Comme il y a beaucoup de choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par le seul entendement, non du tout par l’Imagination, et telles sont, avec d’autres, la Substance et l’Éternité, si l’on entreprend de les ranger sous des notions comme celles que nous avons énumérées, qui ne sont que des auxiliaires de l’Imagination, on fait tout comme si l’on s’appliquait à déraisonner avec son imagination.

Les modes mêmes de la Substance ne pourront jamais être connus droitement, si on les confond avec ces Êtres de raison que sont les auxiliaires de l’imagination.

Quand nous faisons cette confusion, en effet, nous les séparons de la Substance et faisons abstraction de la manière en laquelle ils découlent de l’Éternité, c’est-à-dire que nous perdons de vue les conditions sans lesquelles ces modes ne peuvent être droitement connus.

Pour le voir plus clairement, prenez cet exemple : dès que l’on aura conçu abstraitement la Durée et que, la confondant avec le Temps, on aura commencé de la diviser en parties, il deviendra impossible de comprendre en quelle manière une heure, par exemple, peut passer.

Pour qu’elle passe, en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d’abord, puis la moitié du reste et ensuite la moitié de ce nouveau reste, et retranchant ainsi à l’infini la moitié du reste, on ne pourra jamais arriver à la fin de l’heure [Spinoza reprend ici la thèse de Zénon d’Elée].

C’est pour cela que beaucoup, n’ayant pas accoutumé de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la Durée se composait d’instants et, de la sorte, pour éviter Charybde, ils sont tombés en Scylla. Car il revient au même de composer la Durée d’instants et de vouloir former un nombre en ajoutant des zéros.

On voit encore par ce qui vient d’être dit, que ni le nombre ni la mesure ni le temps, puisqu’ils ne sont que des auxiliaires de l’imagination, ne peuvent être infinis, sans quoi le nombre ne serait plus le nombre, ni la mesure, la mesure, ni le temps, le temps.

D’où l’on voit clairement pourquoi beaucoup de gens, confondant ces trois êtres de raison, avec les choses réelles dont ils ignoraient la vraie nature, ont nié l’Infini.

Mais pour mesurer la faiblesse de leur raisonnement, rapportons-nous-en aux mathématiciens qui ne se sont jamais laissé arrêter par des arguments de cette qualité, quand ils avaient des perceptions claires et distinctes.

Outre, en effet, qu’ils ont trouvé beaucoup de grandeurs qui ne se peuvent exprimer par aucun nombre, ce qui suffit à montrer l’impossibilité de tout déterminer par les nombres, ils connaissent aussi des grandeurs qui ne peuvent être égalées à aucun nombre mais dépassent tout nombre assignable.

Ils n’en concluent pas cependant que de telles grandeurs dépassent tout nombre par la multitude de leurs parties ; cela résulte de ce que, à leurs yeux, ces grandeurs ne se prêtent, sans une contradiction manifeste, à aucune détermination numérique.

Par exemple, toutes les inégalités de l’espace compris entre deux cercles AB et CD et toutes les variations que la matière mue en lui doit admettre, surpassent tout nombre.

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Et cela ne se conclut pas de l’extrême grandeur de cet espace car, aussi petite que nous en prenions une portion, ses petites portions inégales surpasseront cependant tout nombre.

Et, pour la même raison, cela ne se conclut pas non plus, comme il arrive dans d’autres cas, de ce que nous n’avons ni maximum ni minimum, car dans notre exemple, nous avons les deux : un maximum, AB, et un minimum, CD , dont nous pouvons conclure seulement que la nature de l’espace compris entre les deux cercles, à centre différent, ne peut rien admettre de tel.

Et par là, si quelqu’un voulait déterminer toutes ces inégalités par un nombre précis, il devrait en même temps faire qu’un cercle ne soit plus un cercle.

De même, pour revenir à notre sujet, si l’on voulait déterminer tous les mouvements de la matière qui ont eu lieu jusqu’à l’instant présent, en les ramenant ainsi que leur durée à un nombre et à un temps déterminés, ce serait comme si l’on s’efforçait de priver de ses affections la Substance corporelle que nous ne pouvons concevoir autrement que comme existante, et de faire qu’elle n’ait pas la nature qui est la sienne. Je pourrais démontrer cela clairement, ainsi que beaucoup d’autres points que j’ai touchés dans cette lettre, si je ne le jugeais inutile.

Dans tout ce qui précède on voit clairement que certaines choses sont infinies par leur nature et ne peuvent être conçues en aucune façon comme finies ; que certaines choses le sont par la vertu de la cause dont elles dépendent, et que toutefois, quand on les conçoit abstraitement, elles peuvent être divisées en parties et être regardées comme finies, que certaines autres enfin peuvent être dites infinies ou, si vous l’aimez mieux, indéfinies, parce qu’elles ne peuvent être égalées par aucun nombre, bien qu’on les puisse concevoir comme plus grandes ou plus petites ; il n’est donc pas nécessaire que des choses qu’on ne peut égaler par un nombre soient égales, comme on le voit assez par l’exemple donné ci-dessus et par beaucoup d’autres.

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La notion d’infini chez Spinoza que Hegel veut parfaire

La grande référence mise en avant par Hegel dans La science de la logique est la lettre dite « sur l’infini », écrite par Spinoza à Louis Meyer, le 20 avril 1663. Hegel fait de nombreuses références à Spinoza et son objectif est clairement d’approfondir le système de celui-ci, de lui fournir ce qu’il considère être comme manquant. Hegel se place en disciple et en continuateur de Spinoza.

Il dit par ailleurs :

Le caractère défini est la négation posé de manière affirmative, – c’est la phrase de Spinoza : Omnis determinatio est negatio (Toute détermination est négation). Cette phrase est d’une importance infinie ; seule la négation en tant que telle est l’abstraction sans forme.

C’est chez Spinoza que Hegel trouver la question de la négation et c’est chez lui qu’il trouve également la notion adéquate d’infini. La référence à la lettre dite « sur l’infini » doit donc être considérée comme essentielle pour la compréhension de la démarche de Hegel. Elle est la clef de voûte de La science de la logique.

Dans cette lettre, Spinoza affirme que les mathématiques ratent la notion d’infini, parce qu’elles n’atteignent pas la substance des choses, ayant une conception opératoire depuis l’extérieur.

L’idée est la suivante : il est possible d’étudier le contenu du temps et de l’espace au moyen de mesure, de nombre, etc. Mais ce faisant, on rate une dimension, celle de l’infini. En effet, à partir du moment où on dit qu’on compte, qu’on calcule, qu’on mesure, etc., on pose un cadre fini, ce qui est le contraire de l’infini.

Les mathématiques ne sont donc qu’une description ; elles ne parviennent pas au système qu’est l’univers lui-même, seulement à certains aspects pris à part, comme pris en instantanés. Ces aspects ne sont cependant pas la totalité elle-même, qui est infinie ; ce qu’on a, ce sont des moments finis, des éléments de la totalité. La totalité reste par contre forcément inatteignable si l’on raisonne en termes finis.

Spinoza manie ici la dialectique en posant la contradiction entre infini et fini, entre ensemble et particulier. Seule la totalité existe, comme ensemble et en se posant par définition même comme infini ; ce qu’on appelle le temps, la mesure, la grandeur, ne sont que des outils employés pour étudier des modes d’existence de la totalité, pas la totalité elle-même.

En quelque sorte, on ne peut pas rattraper l’infini. Spinoza, dans sa lettre, fait référence également à Zénon d’Élée à ce niveau.

C’est là-dessus que va directement se fonder Hegel pour exposer la dialectique dans La science de la logique, en la considérant comme ce qui va apporter à Spinoza ce qui lui manquait pour parfaire son système en tant que tel.

Hegel admet en effet tout cela sans souci. Il a cependant un problème avec la séparation totale que cela implique entre la totalité, porteuse d’infini, et les phénomènes qui sont eux finis. Ceux-ci ne sont que des modes d’existence de l’infini ; en fait, chez Spinoza, tout ce qui est fini existe dans un nombre infini, et consiste en la totalité. L’univers est ici, si l’on veut, l’ensemble des possibles (et nécessaires).

Or, Hegel considère que c’est là un panthéisme qui peut être dépassé, et même qui doit l’être si l’on veut établir un rapport correct entre le fini et l’infini.

Un tel rapport ne peut pas exister avec l’univers-substance de Spinoza, radicalement séparé des modalités d’existence de ses aspects. Cela revient pour lui à la même conception, somme toute, que l’hindouisme, où la succession de Brahman le créateur, Vishnou le stabilisateur et de Shiva le destructeur amène une répétition ininterrompue des mêmes mondes.

Il y a là une opposition du fini et de l’infini ; leur rapport est extérieur. Tout le but de Hegel va être d’en faire un rapport intérieur. Karl Marx et Friedrich Engels reprendront directement cette conception, plaçant ce rapport intérieur entre le fini et l’infini dans la matière elle-même. Ce sera alors le matérialisme dialectique.

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Hegel et l’apport de l’espace au temps d’Emmanuel Kant

Hegel se situe dans le prolongement d’Emmanuel Kant ; son mérite historique, avec cette notion d’infini qu’il apporte, est d’affirmer l’espace, là où Emmanuel Kant avait déjà affirmé le temps.

Kant et Hegel permettent l’affirmation de l’espace-temps comme réalité concrète, base pour l’émergence du matérialisme dialectique ; il va de soi que cette affirmation et cette émergence ne sont que le reflet dans les sciencesdu processus historique où la bourgeoisie renverse la féodalité et établit déjà les bases pour l’existence du prolétariat.

Friedrich Engels avait salué l’immense mérite historique d’Emmanuel Kant, qui a valorisé le temps comme moment de transformation, rejetant le principe d’un monde fini qu’il suffirait d’étudier. Emmanuel Kant terminait le travail ouvert par Galilée et développé par Isaac Newton, même si en fait Kepler avait, sur le plan théorique, élaboré un travail d’une importance déjà fondamentale à ce sujet.

Cependant, cela avait comme prix chez Emmanuel Kant la survalorisation du temps, aux dépens de l’espace. Le temps se montrait lieu de la transformation, au lieu que cela soit l’espace lui-même. L’idéalisme était encore fort et le protagoniste de la connaissance était encore le référentiel, au lieu que cela soit l’objet de la connaissance lui-même.

Selon Emmanuel Kant :

Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes.

Ou encore :

Dans l’espace, considéré en lui-même, il n’y a rien de mobile ; il faut donc que le mobile soit quelque chose qui n’est trouvé dans l’espace que par l’expérience, et par conséquent une donnée empirique.

L’espace ne se voit pas attribuer de valeur dynamique en soit. Cela allait de paire avec la conception d’une « chose en soi », c’est-à-dire l’impossibilité pour le chercheur de savoir ce qu’est la chose en elle-même. On ne pourrait connaître que la chose dans la mesure où il y a un rapport avec elle. Ce qu’elle est vraiment resterait un mystère.

C’est précisément cela que va révolutionner Hegel, en attribuant l’infini à l’espace lui-même, ou plus exactement en faisant de l’espace le lieu de l’infini.

Lénine, qui a pris de nombreuses notes sur La science de la logique, se focalise particulièrement sur le résultat de cette affirmation de l’infini, c’est-à-dire la remise en cause la chose en soi d’Emmanuel Kant.

Ces notes ont écrites durant les mois de septembre, octobre et décembre 1914 et consistent en trois cahiers (Hegel, Logique I, II et III). Elles furent publiées en 1929 en Union Soviétique, époque du début de la valorisation des œuvres de Lénine à ce sujet et de l’affirmation en tant que telle du matérialisme dialectique comme vision du monde du Communisme.

On y trouve des citations de Hegel, des très courts résumés synthétiques de certains de ses raisonnements, ainsi que des remarques qui montrent que Lénine n’analyse pas l’œuvre en soi, mais en arrache la « substance » ou de manière plus juste le noyau matérialiste, afin de parvenir à une maîtrise authentique du matérialisme dialectique.

Pour cette raison, il note surtout les très nombreuses critiques d’Emmanuel Kant que fait Hegel : cela se déroule dans le contexte de lutte menée par Lénine contre le néo-kantisme qui nie la possibilité de la science comme totalité et comme synthèse, au nom du caractère prétendument inaccessible de la véritable nature des choses.

De la même manière, Lénine porte toute son attention sur la question de la possibilité de la connaissance, lorsque Hegel parle de l’activité pratique. C’est pourquoi il écrit en note :

Le matérialisme historique comme une des applications et développements des idées géniales, des graines, qui sont disponibles chez Hegel à l’état de germination.

C’est que, au sujet de l’infini en tant que tel, Lénine profite déjà des analyses de Karl Marx et de Friedrich Engels sur Hegel, qu’il a déjà parfaitement saisi et sa perspective concrète alors n’est pas d’étudier le passage en soi de Hegel à Marx, par cette notion d’infini justement, lui-même l’ayant déjà saisi et mis en pratique dans sa démarche politique et dans sa compréhension des sciences.

Il fera cependant évidemment des remarques significatives à ce sujet.

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La science de la logique de Hegel et la notion d’infini

Essayons de résumer, dès le départ, la démarche de Hegel, qui est difficile à saisir de par son haut niveau de problématisation. Cela est nécessaire pour comprendre son approche, qui consiste à affirmer que le fini s’auto-transforme, et par conséquent porte en lui la notion d’infini.

C’est là la grande thèse de La science de la logique et son intérêt historique essentiel.

Qu’implique cette thèse ? Concrètement, elle veut dire que poser une équivalence, c’est fausser la réalité, car celle-ci n’est pas statique, elle porte en elle le mouvement lui-même, en tant que tel.

Cela revient ainsi à donner une définition statique et formelle, morte, de quelque chose de vivant, en mouvement, en développement.

Disons par exemple qu’il soit dit que :

1 + 1 = 2,

On entend par là une simple équivalence, c’est-à-dire qu’on aurait pu tout aussi bien écrire :

2 = 1 + 1.

Or, Hegel remet en cause cette approche, pour deux raisons. D’abord, parce que le « 1 » n’est pas défini et qu’on applique une méthode extérieure à lui, ce qui sépare le processus d’interprétation du phénomène. C’est là se décaler par rapport à la vérité, qui veut que le processus de transformation n’ait pas une source externe, mais interne.

Hegel porte donc un regard critique, tout à fait correct, sur les mathématiques en tant que mode opératoire, mode qui rate par définition la substance des choses.

Ensuite, parce que « 1 » n’est pas « 1 », au sens où il n’est pas seulement « 1 », il est aussi « -1 » et même « O », car il en porte en lui sa propre finitude. Il n’est pas de choses, en effet, qui ne soient finis ; aucune chose n’est éternelle.

Qui plus est, cette finitude est aussi un dépassement, car tout se transforme.

Les mathématiques ratent donc le principe du processus, de par leur formalisme, de par ce qui est un objectivisme, leur démarche se focalisant sur l’accumulation (ou son inverse) ; elles se résument à une approche quantitative, ratant le qualitatif.

Voilà pourquoi, si l’on suit le raisonnement de Hegel, on devrait reprendre les gens disant :

1 + 1 = 2

car si l’on regarde bien, ils ont en tête déjà le résultat, ils présupposent le résultat à la base même du calcul ; ce qu’ils veulent dire, en réalité, c’est que :

2 = 1 + 1.

Ils ne posent donc pas la question du processus, ils ne raisonnent pas en termes de développement à partir de la nature interne des choses. Ils photographient un moment de la réalité, le moment où le rien a laissé la place à quelque chose, quelque chose qui lui-même a perdu sa dynamique et se pose une fois son saut qualitatif passé.

Les mathématiques montrent le passage entre l’être et le rien, le moment du passage de la possibilité, potentialité, à la réalité temporaire, cependant on n’est ici que dans le temporaire, le figé.

Or, les mathématiques font l’erreur de définir cela comme un moment absolu, éternel, toujours et partout valable, alors que le processus de transformation est en réalité infini. Ce raisonnement logico-mathématique est que font Pythagore et Platon, puis Descartes, avec un monde mathématique idéal situé au-delà de la matière, ayant façonné celle-ci.

On est là dans quelque chose de statique, avec une absence de mouvement de la réalité elle-même, qui est figée dans des nombres, nombres eux-mêmes absolument figés et n’étant pas leur contraire, ni placés dans un processus contradictoire qui est la vie elle-même.

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Arthur Rimbaud, les Illuminations et l’ouverture

Voici la liste des premiers vers des poèmes formant les Illuminations. Comme on peut le voir, elles ont en commun d’être des sortes d’incantation, appelant une force supérieure, inspiratrice, ou bien une localisation.

Il n’y a également, bien sûr, pour les plus ratés, rien de cela, seulement du grotesque, du pittoresque, etc.

Voici celles formant une incantation, un appel magique à une force pratiquement inspiratrice.

« J’ai embrassé l’aube d’été. » (Aube)

« Devant une neige, un Être de beauté de haute taille. » (Being Beauteous)

« Gracieux fils de Pan ! » (Antique)

« Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme » (Royauté)

« Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques. » (Enfance)

« Ce sont des villes ! » (Villes)

« Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! » (Matinée d’ivresse)

« Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! » (Vagabonds)

« Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. » (Conte)

Voici les débuts marquant une localisation, une spatialisation, dont le rôle est tout aussi subjectiviste que l’incantation, car il s’agit de transposer dans le monde magique.

« Sur la pente du talus, les anges tournent leurs robes de laine, dans les herbages d’acier et d’émeraude. » (Mystique)

« D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil » (Fleurs)

« Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? » (Vies)

« À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc » (Ornières)

« Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux, viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimentent chez les fruitiers. » (Métropolitain)

« L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large en face de cette villa et de ses dépendances qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! » (Promontoire)

« L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses idylles : Des boulevards de tréteaux. » (Scènes)

« Un souffle ouvre des brèches opéradiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. » (Nocturne vulgaire)

« Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. » (Les ponts)

Enfin, il existe également des démarrages purement subjectifs, c’est-à-dire ne cherchant même à placer l’illumination, se contentant d’images pittoresques, d’un style vigoureux, avec un goût typiquement rimbaldien pour les sentences, style qu’adoreront véritablement les surréalistes par la suite.

« Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise, Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes
 mouvantes, et dit sa prière à l’arc-en-ciel, à travers la
 toile de l’araignée. » (Après le déluge)

« Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas). » (Barbare)

« L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales ; impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel, immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. » (Villes (2))

« Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! » (Parade)

« Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne » (Ville)

« Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. » (H)

« Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale ? » (Angoisse)

« La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame » (Bottom)

« C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré. » (Veillées)

« Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés » (Phrases)

« Ô cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d’indigents absurdes, notre jeune misère. » (Ouvriers)

« En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés » (Soir historique)

>Dixième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Mouvement et spatialisation dans les Illuminations

Avant de dresser la liste des trois moments dans chaque poème formant ces Illuminations produites par Arthur Rimbaud, prenons trois exemples, qui sont les plus réussis, et par conséquent les plus parlants.

Voici Aube et Les ponts, les poèmes les plus connus, justement car les plus exemplaires. Dans les deux cas sont indiqués le démarrage et la clôture ; les indications de mouvement sont soulignés, ainsi que ceux relevant de la spatialisation.

Aube

     J’ai embrassé l’aube d’été.


     Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
     Je ris au wasserfall [cascade en allemand] blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.
     Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
     En haut de la routeprès d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.


     Au réveil il était midi.

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, 

ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent.

Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. 

— Un rayon blanc, du haut du ciel, anéantit cette comédie.

On voit bien comment les verbes d’action s’inscrivent dans une spatialisation délirante, le mouvement étant ce qui permet de se dégager du n’importe quoi pour posséder une dynamique… qui pour autant n’aboutit pas vraiment quelque part pour autant.

Le poème le plus représentatif d’Arthur Rimbaud est à ce titre Conte, car on y voit bien comment, finalement, le rêve est pris comme moyen d’exprimer le solipsisme. On est là a face à un individu s’imaginant seul à exister. Le Prince découvrant qu’il est le Génie alors que les deux s’aiment – on est ici dans un délire – en dit long sur l’auto-centrage du poète, propre au développement de la bourgeoisie comme classe.

On notera que le mouvement et la spatialisation se retrouvent surtout dans la seconde partie, la première partie soulignant la volonté, le désir, l’envie, etc., ce qui témoigne bien du subjectivisme. Le terme désir conclut d’ailleurs le poème.

CONTE

Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles. — Les femmes réapparurent.

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient.

Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince. — La musique savante manque à notre désir.

>Neuvième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud et la division tripartite des «Illuminations»

L’échec d’Une saison en enfer va amener Arthur Rimbaud à chercher une voie originale. Il réalise alors une série de poèmes qui sont, en effet, bien plus aboutis, bien plus élaborés, avec une réelle tentative de parvenir à une expression à la fois fluide et dense.

Cette série paraît dans la revue La Vogue, dans les numéros 5 à 9 en 1886, avec comme titre Les Illuminations ; Arthur Rimbaud a alors abandonné la poésie. Paul Verlaine, dans son Les Poètes maudits paru en 1883, regrette à ce moment-là que les poèmes seraient perdus :

« Il courut tous les Continents, tous les Océans, pauvrement, fièrement (riche d’ailleurs, s’il l’eût voulu, de famille et de position), après avoir écrit, en prose encore, une série de superbes fragments, les Illuminations, à tout jamais perdus, nous le craignons bien. »

C’est pourtant bien par Verlaine que ces poèmes refont surface et sont publiés, avec à la fois des poèmes en vers et d’autres en prose, les premiers étant enlevés dans les éditions à partir de 1945, au motif que la tradition voudrait que les Illuminations ne soient qu’en prose.

Cette tradition s’appuie entièrement sur les propos de Verlaine, notamment dans l’introduction de la parution autonome des Illuminations, à 200 exemplaires, peu après la version dans la revue :

« Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.

Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.

Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. »

Ces propos de Verlaine ont également fait qu’il y a eu la tendance toujours plus prégnante, à partir de 1945, de modifier le titre et de mettre simplement Illuminations. De la même manière, ce n’est qu’à partir de 1945 qu’on considère que l’œuvre date bien d’après Une saison en enfer.

Une tentative a également été faite d’attribuer au poète Germain Nouveau un rôle majeur dans l’ouvrage, ce qui ne semble nullement confirmé historiquement.

Tout cela est par ailleurs bien secondaire, puisque ce qui compte, c’est que les Illuminations ou bien Les Illuminations sont le pendant d’Une saison en enfer, une sorte de tentative strictement inverse effectuée par Arthur Rimbaud.

En ce sens, il y a bien une profonde cohérence dans la démarche rimbaldienne. Pour cela, il faut s’appuyer sur deux poèmes d’Arthur Rimbaud, qui forment des inédits bizarrement inconnus alors qu’ils forment une clef tout à fait claire.

Ils sont écrits au début des années 1870 et les deux feuillets, qui ont comme titre Les Déserts de l’Amour placés en haut de la face de chacune des deux feuillets, ont même une présentation par Arthur Rimbaud lui-même.

Voici cette présentation, qui affirme que les poèmes retranscrivent des rêves. Quoi de plus étonnant, en effet, pour un subjectiviste d’assumer ses rêves comme ayant un sens ?

AVERTISSEMENT

     Ces écritures-ci sont d’un jeune, tout jeune homme, dont la vie s’est développée n’importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu’on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu’il ne fit que s’amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale.

N’ayant pas aimé de femmes, — quoique plein de sang ! — il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes.

Des rêves suivants, — ses amours ! — qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent —peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, — braves pourtant et circoncis !

Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !

A. RIMBAUD.

Et c’est donc bien là que se situe la clef de l’oeuvre finale d’Arthur Rimbaud. Une saison en enfer était un délire subjectiviste sans attaches aucune, un pur solipsisme.

Les illuminations ou Illuminations corrigent le tir, en le reliant au moi. Les poèmes formant Les Déserts de l’Amour montre l’approche faite. Les voici, il faut porter son attention sur le tout début et la toute fin, et constater tout le mouvement orchestré entre les deux.

Voici le premier poème.

 C’est certes la même campagne…

C’est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions.

Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m’en suis souvenu. 

— Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c’était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l’océan !

Moi j’étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu’à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.

J’étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ?

Une servante vint près de moi  : je puis dire que c’était un petit chien : quoique belle, et d’une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras. 

Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n’est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose.

Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. 

— Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l’ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

Voici le second poème.

 Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville …

Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, et à qui j’ai parlé et qui me parle. 

J’étais dans une chambre sans lumière. On vint me dire qu’elle était chez moi : et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière !

Je fus très ému, et beaucoup parce que c’était la maison de famille : aussi une détresse me prit ! J’étais en haillons, moi, et elle, mondaine, qui se donnait ; il lui fallait s’en aller !

Une détresse sans nom ; je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière.

La lampe de la famille rougissait l’une après l’autre les chambres voisines. Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n’en a pu jamais demander.

Je sortis dans la ville sans fin. Ô Fatigue ! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. C’était comme une nuit d’hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. Les amis auxquels je criais : où reste-t-elle, répondaient faussement.

Je fus devant les Vitrages de là où elle va tous les soirs : je courais dans un jardin enseveli. On m’a repoussé. Je pleurais énormément, à tout cela.

Enfin je suis descendu dans un lieu plein de poussière, et assis sur des charpentes, j’ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit. 

— Et mon épuisement me revenait pourtant toujours.

J’ai compris qu’elle était à sa vie de tous les jours ; et que le tour de bonté serait plus long à se reproduire qu’une étoile.

Elle n’est pas revenue, et ne reviendra jamais, l’Adorable qui s’était rendue chez moi, — ce que je n’aurais jamais présumé.

— Vrai, cette fois j’ai pleuré plus que tous les enfants du monde.

Il y a bien trois étapes, clairement marquée. Selon Paul Verlaine, l’oeuvre serait « féérique » et il n’y aurait aucune organisation stricte. Il dit ainsi :

« Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes 
pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en
 trouvons pas.

De la joie évidente d’être un grand poète, 
 tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours
 esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner
 de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail. »

Or, du point de vue matérialiste dialectique, on peut tout à fait repérer la structure commune à chaque poème. Comme on le sait, chaque poème a un début et une fin, surtout dans le sonnet avec sa chute.

Or, le rêve a un début et une fin. Quoi de mieux pour un subjectiviste que profiter d’une telle structure fournissant une cohérence à l’expression, en s’appuyant sur le moi ? C’est là ni plus ni moins la même chose que dans Les déserts de l’Amour.

On a donc, dans les Illuminations ou Les illuminations, systématiquement trois étapes :

– une première consistant en l’ouverture (avec les premiers vers) ;

– une seconde consistant en le mouvement, le déroulement ;

– une troisième consistant en la clôture (avec les derniers vers).

>Huitième partie du dossier
>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud, Les illuminations

Préface de Paul Verlaine

Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne.

Le mot Illuminations est anglais et veut dire gravures coloriées, – colored plates : c’est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit.

Comme on va voir, celui-ci se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féeriques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail.

De très courtes notes biographiques feront peut-être bien.

M. Arthur Rimbaud est né d’une famille de bonne bourgeoisie à Charleville (Ardenne) où il fit d’excellentes études quelque peu révoltées. A seize ans il avait écrit les plus beaux vers du monde, dont de nombreux extraits furent par nous donnés naguère dans un libelle intitulé les Poètes maudits. Il a maintenant dans les trente-deux ans, et voyage en Asie où il s’occupe de travaux d’art. Comme qui dirait le Faust du second Faust, ingénieur de génie après avoir été l’immense poète vivant élève de Méphistophélès et possesseur de cette blonde Marguerite !

On l’a dit mort plusieurs fois. Nous ignorons ce détail, mais en serions bien triste. Qu’il le sache au cas où il n’en serait rien. Car nous fûmes son ami et le restons de loin.

Deux autres manuscrits en prose et quelques vers inédits seront publiés en leur temps.

Un nouveau portrait par Forain qui a connu également M. Rimbaud paraîtra quand il faudra.

Dans un très beau tableau de Fantin-Latour, Coin de table, à Manchester actuellement, croyons-nous, il y a un portrait en buste de M. Rimbaud à seize ans.

Les Illuminations sont un peu postérieures à cette époque.

Paul Verlaine

Publié dans La Vogue

1886

Après le déluge

Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,

Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.

Oh les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.

Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.

Le sang coula, chez Barbe-Bleue, — aux abattoirs, — dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.

Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.

Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.

Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.

Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.

Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.

Sourds, étang, — Écume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.

Car depuis qu’ils se sont dissipés, — oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons.

Enfance

I

Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques.

À la lisière de la forêt — les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, — la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer.

Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux debout sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés — jeunes mères et grandes sœurs aux regards pleins de pèlerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume [,] tyranniques petites étrangères et personnes doucement malheureuses.

Quel ennui, l’heure du « cher corps » et « cher cœur ».

II

C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers. — La jeune maman trépassée descend le perron — La calèche du cousin crie sur le sable — Le petit frère — (il est aux Indes !) là, devant le couchant, sur le pré d’œillets. — Les vieux qu’on a enterrés tout droits dans le rempart aux giroflées.

L’essaim des feuilles d’or entoure la maison du général. Ils sont dans le midi. — On suit la route rouge pour arriver à l’auberge vide. Le château est à vendre ; les persiennes sont détachées. — Le curé aura emporté la clef de l’église. — Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu’on ne voit que les cimes bruissantes. D’ailleurs il n’y a rien à voir là-dedans.

Les prés remontent aux hameaux sans coqs, sans enclumes. L’écluse est levée. Ô les calvaires et les moulins du désert, les îles et les meules.

Des fleurs magiques bourdonnaient. Les talus le berçaient. Des bêtes d’une élégance fabuleuse circulaient. Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes.

III

Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.

Il y a une horloge qui ne sonne pas.

Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.

Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.

Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.

Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.

Il y a enfin, quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.

IV

Je suis le saint, en prière sur la terrasse, — comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine.

Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque.

Je suis le piéton de la grand’route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois longtemps la mélancolique lessive d’or du couchant.

Je serais bien l’enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l’allée dont le front touche le ciel.

Les sentiers sont âpres. Les monticules se couvrent de genêts. L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant.

V

Qu’on me loue enfin ce tombeau, blanchi à la chaux avec les lignes du ciment en relief — très loin sous terre.

Je m’accoude à la table, la lampe éclaire très vivement ces journaux que je suis idiot de relire, ces livres sans intérêt.

À une distance énorme au-dessus de mon salon souterrain, les maisons s’implantent, les brumes s’assemblent. La boue est rouge ou noire. Ville monstrueuse, nuit sans fin !

Moins haut, sont des égouts. Aux côtés, rien que l’épaisseur du globe. Peut-être les gouffres d’azur, des puits de feu. C’est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.

Aux heures d’amertume je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?

Conte

Un Prince était vexé de ne s’être employé jamais qu’à la perfection des générosités vulgaires. Il prévoyait d’étonnantes révolutions de l’amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe. Il voulait voir la vérité, l’heure du désir et de la satisfaction essentiels. Que ce fût ou non une aberration de piété, il voulut. Il possédait au moins un assez large pouvoir humain.

Toutes les femmes qui l’avaient connu furent assassinées. Quel saccage du jardin de la beauté ! Sous le sabre, elles le bénirent. Il n’en commanda point de nouvelles. — Les femmes réapparurent.

Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient.

Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. — La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore.

Peut-on s’extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté ! Le peuple ne murmura pas. Personne n’offrit le concours de ses vues.

Un soir il galopait fièrement. Un Génie apparut, d’une beauté ineffable, inavouable même. De sa physionomie et de son maintien ressortait la promesse d’un amour multiple et complexe ! d’un bonheur indicible, insupportable même ! Le Prince et le Génie s’anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n’auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent.

Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince.

La musique savante manque à notre désir.

Parade

Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en œuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d’été, rouges et noirs, tricolores, d’acier piqué d’étoiles d’or ; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés ; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! — Il y a quelques jeunes, — comment regarderaient-ils Chérubin ? — pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant.

Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l’histoire ou les religions ne l’ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons « bonnes filles ». Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.

J’ai seul la clef de cette parade sauvage.

Antique

Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds. Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe. Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.

Being beauteous

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré ; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chairs superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, — elle recule, elle se dresse. Oh ! nos os sont revêtus d’un nouveau corps amoureux.

XXX

Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger !

Vies

I

Ô les énormes avenues du pays saint, les terrasses du temple ! Qu’a-t-on fait du brahmane qui m’expliqua les Proverbes ? D’alors, de là-bas, je vois encore même les vieilles ! Je me souviens des heures d’argent et de soleil vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées. — Un envol de pigeons écarlates tonne autour de ma pensée — Exilé ici j’ai eu une scène où jouer les chefs-d’œuvre dramatiques de toutes les littératures. Je vous indiquerais les richesses inouïes. J’observe l’histoire des trésors que vous trouvâtes. Je vois la suite ! Ma sagesse est aussi dédaignée que le chaos. Qu’est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend ?

II

Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante, de l’apprentissage ou de l’arrivée en sabots, des polémiques, des cinq ou six veuvages, et quelques noces où ma forte tête m’empêcha de monter au diapason des camarades. Je ne regrette pas ma vieille part de gaîté divine : l’air sobre de cette aigre campagne alimente fort activement mon atroce scepticisme. Mais comme ce scepticisme ne peut désormais être mis en œuvre, et que d’ailleurs je suis dévoué à un trouble nouveau, — j’attends de devenir un très méchant fou.

III

Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j’ai connu le monde, j’ai illustré la comédie humaine. Dans un cellier j’ai appris l’histoire. À quelque fête de nuit dans une cité du Nord, j’ai rencontré toutes les femmes des anciens peintres. Dans un vieux passage à Paris on m’a enseigné les sciences classiques. Dans une magnifique demeure cernée par l’Orient entier j’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions.

Départ

Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.

Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.

Assez connu. Les arrêts de la vie. — Ô Rumeurs et Visions !

Départ dans l’affection et le bruit neufs !

Royauté

Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. « Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre.

En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes.

À une raison

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.

Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

Ta tête se détourne : le nouvel amour ! Ta tête se retourne, — le nouvel amour !

« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants. « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.

Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

Matinée d’ivresse

Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L’élégance, la science, la violence ! On nous a promis d’enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums.

Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d’ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t’affirmons, méthode ! Nous n’oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des Assassins.

Phrases

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.

Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un « luxe inouï », — et je suis à vos genoux.

Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.

Quand nous sommes très forts, — qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous.

Parez-vous, dansez, riez, — je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.

— Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.

(Fragments du feuillet 12)

Une matinée couverte, en juillet. Un goût de cendres vole dans l’air ; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?

Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines !

Ouvriers

Ô cette chaude matinée de février. Le Sud inopportun vint relever nos souvenirs d’indigents absurdes, notre jeune misère.

Henrika avait une jupe de coton à carreau blanc et brun, qui a dû être portée au siècle dernier, un bonnet à rubans, et un foulard de soie. C’était bien plus triste qu’un deuil. Nous faisions un tour dans la banlieue. Le temps était couvert, et ce vent du Sud excitait toutes les vilaines odeurs des jardins ravagés et des prés desséchés.

Cela ne devait pas fatiguer ma femme au même point que moi. Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.

La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins. Ô l’autre monde, l’habitation bénie par le ciel et les ombrages ! Le sud me rappelait les misérables incidents de mon enfance, mes désespoirs d’été, l’horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi. Non ! nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image.

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Ville

Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, — notre ombre des bois, notre nuit d’été ! — des Érinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.

Ornières

À droite l’aube d’été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés, et les enfants et les hommes sur leurs bêtes les plus étonnantes ; — vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes, pleins d’enfants attifés pour une pastorale suburbaine ; — Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires.

Villes (Ce sont des villes !)

Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels. Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent. Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs. Le paradis des orages s’effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. Et une heure je suis descendu dans le mouvement d’un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l’on a dû se retrouver.

Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?

Vagabonds

Pitoyable frère ! Que d’atroces veillées je lui dus ! « Je ne me saisissais pas fervemment de cette entreprise. Je m’étais joué de son infirmité. Par ma faute nous retournerions en exil, en esclavage. » Il me supposait un guignon et une innocence très bizarres, et il ajoutait des raisons inquiétantes.

Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. Et, presque chaque nuit, aussitôt endormi, le pauvre frère se levait, la bouche pourrie, les yeux arrachés, — tel qu’il se rêvait ! — et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule.

Villes (L’acropole officielle)

L’acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales. Impossible d’exprimer le jour mat produit par le ciel immuablement gris, l’éclat impérial des bâtisses, et la neige éternelle du sol. On a reproduit dans un goût d’énormité singulier toutes les merveilles classiques de l’architecture. J’assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu’Hampton-Court. Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brahmas et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions. Par le groupement des bâtiments en squares, cours et terrasses fermées, on évince les cochers. Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe. Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d’acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.

Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants.

Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! C’est le prodige dont je n’ai pu me rendre compte : quels sont les niveaux des autres quartiers sur ou sous l’acropole ? Pour l’étranger de notre temps la reconnaissance est impossible. Le quartier commerçant est un circus d’un seul style, avec galeries à arcades. On ne voit pas de boutiques. Mais la neige de la chaussée est écrasée ; quelques nababs aussi rares que les promeneurs d’un matin de dimanche à Londres, se dirigent vers une diligence de diamants. Quelques divans de velours rouge : on sert des boissons polaires dont le prix varie de huit cents à huit mille roupies. À l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu’il y a une police, mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d’ici.

Le faubourg aussi élégant qu’une belle rue de Paris est favorisé d’un air de lumière. L’élément démocratique compte quelque cents âmes. Là encore les maisons ne se suivent pas ; le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée.

Veillées

I

C’est le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.

C’est l’ami ni ardent ni faible. L’ami.

C’est l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée.

L’air et le monde point cherchés. La vie.

— Était-ce donc ceci ?

— Et le rêve fraîchit.

II

L’éclairage revient à l’arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. La muraille en face du veilleur est une succession psychologique de coupes de frises, de bandes atmosphériques et d’accidences géologiques. — Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences.

III

Les lampes et les tapis de la veillée font le bruit des vagues, la nuit, le long de la coque et autour du steerage.

La mer de la veillée, telle que les seins d’Amélie.

Les tapisseries, jusqu’à mi-hauteur, des taillis de dentelle, teinte d’émeraude, où se jettent les tourterelles de la veillée.

La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois.

Mystique

Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des prés de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. À gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne des orients, des progrès.

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines,

La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus, comme un panier, — contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous.

Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq. À la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Fleurs

D’un gradin d’or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, — je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.

Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau.

Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.

Nocturne vulgaire

Un souffle ouvre des brèches operadiques dans les cloisons, — brouille le pivotement des toits rongés, — disperse les limites des foyers, — éclipse les croisées. — Le long de la vigne, m’étant appuyé du pied à une gargouille, — je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés — Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée ; et dans un défaut en haut de la glace de droite tournoient les blêmes figures lunaires, feuilles, seins ;

— Un vert et un bleu très foncés envahissent l’image. Dételage aux environs d’une tache de gravier.

— Ici, va-t-on siffler pour l’orage, et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées,

— (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m’enfoncer jusqu’aux yeux dans la source de soie).

— Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues…

— Un souffle disperse les limites du foyer.

Marine

Les chars d’argent et de cuivre —

Les proues d’acier et d’argent —

Battent l’écume, —

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt, —

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Fête d’hiver

La cascade sonne derrière les huttes d’opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, — les verts et les rouges du couchant. Nymphes d’Horace coiffées au Premier Empire, — Rondes Sibériennes, Chinoises de Boucher.

Angoisse

Se peut-il qu’Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, — qu’une fin aisée répare les âges d’indigence, — qu’un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale,

(Ô palmes ! diamant — Amour, force ! — plus haut que toutes joies et gloires ! — de toutes façons, partout, — Démon, dieu, — Jeunesse de cet être-ci ; moi !)

Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?…

Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles.

Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux.

Métropolitain

Du détroit d’indigo aux mers d’Ossian, sur le sable rose et orange qu’a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s’alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. — La ville !

Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l’Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille !

Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers de Samarie ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide ; l’ondine niaise à la robe bruyante, au bas de la rivière ; les crânes lumineux dans les plants de pois — et les autres fantasmagories —la campagne.

Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu’on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, propres encore à recevoir la musique des anciens — et il y a des auberges qui pour toujours n’ouvrent déjà plus — il y a des princesses, et si tu n’es pas trop accablé, l’étude des astres — Le ciel.

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force.

Barbare

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,

Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)

Remis des vieilles fanfares d’héroïsme — qui nous attaquent encore le cœur et la tête — loin des anciens assassins —

Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas)

Douceurs !

Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, — Douceurs ! — les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! —

(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on sent,)

Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.

Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, — ô douceurs ! — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.

Le pavillon…

Solde

À vendre ce que les juifs n’ont pas vendu, ce que noblesse ni crime n’ont goûté, ce qu’ignorent l’amour maudit et la probité infernale des masses : ce que le temps ni la science n’ont pas à reconnaître ;

Les Voix reconstituées ; l’éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales et leurs applications instantanées ; l’occasion, unique, de dégager nos sens !

À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !

À vendre l’anarchie pour les masses ; la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs ; la mort atroce pour les fidèles et les amants !

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et conforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font !

À vendre les applications de calcul et les sauts d’harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate,

Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles, aux délices insensibles, — et ses secrets affolants pour chaque vice — et sa gaîté effrayante pour la foule —

À vendre les Corps, les voix, l’immense opulence inquestionable, ce qu’on ne vendra jamais. Les vendeurs ne sont pas à bout de solde ! Les voyageurs n’ont pas à rendre leur commission de si tôt !

Fairy

Pour Hélène se conjurèrent les sèves ornamentales dans les ombres vierges et les clartés impassibles dans le silence astral. L’ardeur de l’été fut confiée à des oiseaux muets et l’indolence requise à une barque de deuils sans prix par des anses d’amours morts et de parfums affaissés.

— Après le moment de l’air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l’écho des vals, et des cris des steppes. —

Pour l’enfance d’Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres, — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

Et ses yeux et sa danse supérieurs encore aux éclats précieux, aux influences froides, au plaisir du décor et de l’heure uniques.

Guerre

Enfant, certains ciels ont affiné mon optique : tous les caractères nuancèrent ma physionomie. Les Phénomènes s’émurent. — À présent, l’inflexion éternelle des moments et l’infini des mathématiques me chassent par ce monde où je subis tous les succès civils, respecté de l’enfance étrange et des affections énormes. — Je songe à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue.

C’est aussi simple qu’une phrase musicale.

Jeunesse

I

Dimanche

Les calculs de côté, l’inévitable descente du ciel, et la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l’esprit.

— Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique. Une misérable femme de drame, quelque part dans le monde, soupire après des abandons improbables. Les desperadoes languissent après l’orage, l’ivresse et les blessures. De petits enfants étouffent des malédictions le long des rivières. —

Reprenons l’étude au bruit de l’œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses.

II

Sonnet

Homme de constitution ordinaire, la chair n’était-elle pas un fruit pendu dans le verger, — ô journées enfantes ! — le corps un trésor à prodiguer ; — ô aimer, le péril ou la force de Psyché ? La terre avait des versants fertiles en princes et en artistes, et la descendance et la race vous poussaient aux crimes et aux deuils : le monde votre fortune et votre péril. Mais à présent, ce labeur comblé, toi, tes calculs, — toi, tes impatiences — ne sont plus que votre danse et votre voix, non fixées et point forcées, quoique d’un double événement d’invention et de succès une raison, — en l’humanité fraternelle et discrète par l’univers sans images ; — la force et le droit réfléchissent la danse et la voix à présent seulement appréciées.

III

Vingt ans

Les voix instructives exilées… L’ingénuité physique amèrement rassise… — Adagio — Ah ! l’égoïsme infini de l’adolescence, l’optimisme studieux : que le monde était plein de fleurs cet été ! Les airs et les formes mourant… — Un chœur, pour calmer l’impuissance et l’absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes… En effet les nerfs vont vite chasser.

IV

Tu en es encore à la tentation d’Antoine. L’ébat du zèle écourté, les tics d’orgueil puéril, l’affaissement et l’effroi.

Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d’anciennes foules et de luxes oisifs. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice. Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? En tout cas, rien des apparences actuelles.

Promontoire

L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick en large en face de cette villa et de ses dépendances, qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! Des fanums qu’éclaire la rentrée des théories, d’immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des Embankments d’une Venise louche ; de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux des glaciers ; des lavoirs entourés de peupliers d’Allemagne ; des talus de parcs singuliers penchant des têtes d’Arbre du Japon ; les façades circulaires des « Royal » ou des « Grand » de Scarbro’ ou de Brooklyn ; et leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel, choisies dans l’histoire des plus élégantes et des plus colossales constructions de l’Italie, de l’Amérique et de l’Asie, dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d’éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l’esprit des voyageurs et des nobles — qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles des côtes, — et même aux ritournelles des vallées illustres de l’art, de décorer merveilleusement les façades du Palais-Promontoire.

Scènes

L’ancienne Comédie poursuit ses accords et divise ses Idylles :

Des boulevards de tréteaux.

Un long pier en bois d’un bout à l’autre d’un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés.

Dans des corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs aux lanternes et aux feuilles.

Des oiseaux des mystères s’abattent sur un ponton de maçonnerie mû par l’archipel couvert des embarcations des spectateurs.

Des scènes lyriques accompagnées de flûte et de tambour s’inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l’Orient ancien.

La féerie manœuvre au sommet d’un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s’agite et module pour les Béotiens, dans l’ombre des futaies mouvantes sur l’arête des cultures.

L’opéra-comique se divise sur une scène à l’arête d’intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux.

Soir historique

En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.

Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !

À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire ; par les escaliers et les fauteuils de rois — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.

La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.

Non ! — Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. — Cependant ce ne sera point un effet de légende !

Bottom

La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère, — je me trouvai néanmoins chez ma dame, en gros oiseau gris bleu s’essorant vers les moulures du plafond et traînant l’aile dans les ombres de la soirée.

Je fus, au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles.

Tout se fit ombre et aquarium ardent.

Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail.

H

Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action — Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense.

Mouvement

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,

Le gouffre à l’étambot

La célérité de la rampe,

L’énorme passade du courant

Mènent par les lumières inouïes

Et la nouveauté chimique

Les voyageurs entourés des trombes du val

Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde

Cherchant la fortune chimique personnelle ;

Le sport et le confort voyagent avec eux ;

Ils emmènent l’éducation

Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.

Repos et vertige

À la lumière diluvienne,

Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —

Des comptes agités à ce bord fuyard,

— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,

Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —

Eux chassés dans l’extase harmonique

Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants

Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,

— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ?

Et chante et se poste.

Dévotion

À ma sœur Louise Vanaen de Voringhem : — Sa cornette bleue tournée à la mer du Nord. — Pour les naufragés.

À ma sœur Léonie Aubois d’Ashby. Baou — l’herbe d’été bourdonnante et puante. — Pour la fièvre des mères et des enfants.

À Lulu, — démon — qui a conservé un goût pour les oratoires du temps des Amies et de son éducation incomplète. Pour les hommes ! À madame ***.

À l’adolescent que je fus. À ce saint vieillard, ermitage ou mission.

À l’esprit des pauvres. Et à un très haut clergé.

Aussi bien à tout culte en telle place de culte mémoriale et parmi tels événements qu’il faille se rendre, suivant les aspirations du moment ou bien notre propre vice sérieux.

Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, — (son cœur ambre et spunck), — pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. — Mais plus alors.

Démocratie

« Le drapeau va au paysage immonde, et notre patois étouffe le tambour.

« Aux centres nous alimenterons la plus cynique prostitution. Nous massacrerons les révoltes logiques.

« Aux pays poivrés et détrempés ! — au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires.

« Au revoir ici, n’importe où. Conscrits du bon vouloir, nous aurons la philosophie féroce ; ignorants pour la science, roués pour le confort ; la crevaison pour le monde qui va. C’est la vraie marche. En avant, route ! »

Génie

Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l’affection et l’avenir, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.

Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l’épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie…

Et nous nous le rappelons et il voyage… Et si l’Adoration s’en va, sonne, sa promesse sonne : « Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C’est cette époque-ci qui a sombré ! »

Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c’est fait, lui étant, et étant aimé.

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action.

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.

Son jour ! l’abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.

Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.

Ô Lui et nous ! l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues.

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Les Illuminations et la clôture

La clôture des poèmes, des Illuminations comme aventures fantasmagoriques, vise toujours à bloquer, fermer, circonscrire. Cela peut se faire par une évaluation, une sentence, un constat, une remarque, etc. Mais cela vise toujours à souligner la vision du monde d’Arthur Rimbaud, son regard subjectiviste, sa négation du monde matériel.

« Car depuis qu’ils se sont dissipés, — oh, les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons ! » (Après le déluge)

« — et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques… — Le pavillon… » (Barbare)

« La douceur fleurie des étoiles, et du ciel, et du reste descend en face du talus, comme un panier, contre notre face, et fait l’abîme fleurant et bleu là-dessous. » (Mystique)

« Au réveil, il était midi. » (Aube)

« Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » (Fleurs)

« Ô la face cendrée, l’écusson de crin, les bras de cristal ! le canon sur lequel je dois m’abattre à travers la mêlée des arbres et de l’air léger ! » (Being Beauteous)

« Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse, et cette jambe de gauche. » (Antique)

« En effet ils furent rois toute une matinée, où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes. » (Royauté)

« Aux heures d’amertume, je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ? » (Enfance)

« Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe, et pas de commissions. » (Vies)

« Même des cercueils sous leur dais de nuit dressant les panaches d’ébène, filant au trot des grandes juments bleues et noires. » (Ornières)

« Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d’où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ? » (Villes)

« Le faubourg se perd bizarrement dans la campagne, le « Comté » qui remplit l’occident éternel des forêts et des plantations prodigieuses où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée. » (Villes (2))

« Le matin où, avec Elle, vous vous débattîtes parmi ces éclats de neige, ces lèvres vertes, ces glaces, ces drapeaux noirs et les rayons bleus, et ces parfums pourpres du soleil des pôles. — Ta force. » (Métropolitain)

« qui permettent, aux heures du jour, à toutes les tarentelles illustres de l’art, de décorer merveilleusement les façades du Palais Promontoire. » (Promontoire)

« L’opéra-comique se divise sur une scène à l’arête d’intersection de dix cloisons dressées de la galerie aux feux. » (Scènes)

« J’ai seul la clef de cette parade sauvage. » (Parade)

« puisque tout ici ressemble à ceci, — la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue. » (Ville)

« — Ô terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense. » (H)

« Rouler aux blessures, par l’air lassant et la mer ; aux supplices, par le silence des eaux et de l’air meurtriers ; aux tortures qui rient, dans leur silence atrocement houleux. » (Angoisse)

« Au matin, — aube de juin batailleuse, — je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu’à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail. » (Angoisse)

« La plaque du foyer noir, de réels soleils des grèves : ah ! puits des magies ; seule vue d’aurore, cette fois. » (Veillées)

« — Un souffle disperse les limites du foyer. » (Nocturne vulgaire)

« Voici le temps des Assassins. » (Matinée d’ivresse)

 « Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et, tourné du côté de l’ombre, je vous vois, mes filles ! mes reines ! » (Phrases)

« Mais ce Prince décéda, dans son palais, à un âge ordinaire. Le prince était le Génie. Le Génie était le Prince. — La musique savante manque à notre désir. » (Conte)

« J’avais en effet, en toute sincérité d’esprit, pris l’engagement de le rendre à son état primitif de fils du Soleil, — et nous errions, nourris du vin des Pavermes et du biscuit de la route, moi pressé de trouver le lieu et la formule. » (Vagabonds)

« Non ! nous ne passerons pas l’été dans cet avare pays où nous ne serons jamais que des orphelins fiancés. Je veux que ce bras durci ne traîne plus une chère image. » (Ouvriers)

« — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie. » (Les ponts)

« — Cependant ce ne sera point un effet de légende ! » (Soir historique)

Il était inévitable qu’Arthur Rimbaud arrête la poésie : que dire après avoir tout dit, c’est-à-dire rien dit? Du moment qu’on pose son individualité comme seul repère, cela ne peut que devenir improductif.

Arthur Rimbaud a simplement fui son effondrement psychologique, après sa vie décadente à Paris, dans une démarche coloniale : il rejoint l’armée coloniale néerlandaise, finit par déserter en Asie pour devenir marin, voyage dans divers pays d’Europe dont la Scandinavie, va en Égypte, à Chypre, au Yémen, en Ethiopie, devient traffiquant d’armes en Abyssinie, commerçant de biens coloniaux, etc.

Il mourra d’ailleurs en raison des rudes conditions de son activité tout à fait inséré dans le colonialisme : une bonne expression de la vacuité humaine de son activité antérieure.

>Sommaire du dossier des Illuminations d’Arthur Rimbaud

Les Illuminations et le déroulement

Une page des Illuminations, de l'édition de 1886
Une page des Illuminations, de l’édition de 1886

Voici des exemples du déroulement de l’illumination, ce qui se situe entre le démarrage et la clôture, avec un goût prononcé, donc, pour le mouvement et la spatialisation.

« Une porte claqua (…), l’enfant tourna ses bras (…). Madame *** établit un piano dans les Alpes (…). Les caravanes partirent. » (Après le déluge)

« Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre (…) Ces feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous (…). Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres. » (Barbare)

« Des prés de flammes bondissent (…). Le terreau de l’arête est piétiné (…) et tous les bruits désastreux filent leur courbe. » (Mystique)

« J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit (…). Je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras (…). Elle fuyait (…), je la chassais (…). L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. » (Aube)

« je vois la digitale s’ouvrir (…). Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. » (Fleurs)

« Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s’élargir et trembler (…). Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la vision, sur le chantier. Et les frissons s’élèvent et grondent. » (Being Beauteous)

« Tes yeux, des boules précieuses, remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent ». (Antique)

« Criaient sur la place publique : « Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre. » (Royauté)

« Il y a une horloge (…). Il y a une fondrière (…). Il y a une cathédrale (…). Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis ou qui descend le sentier en courant, enrubannée. Il y a une troupe de petits comédiens en costumes (…). Je suis le saint (…). Je suis le savant au fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque. » (Enfance)

 « À présent, gentilhomme d’une campagne aigre au ciel sobre, j’essaie de m’émouvoir au souvenir de l’enfance mendiante (…). J’attends de devenir un très méchant fou. » (Vies)

« Les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. Défilé de féeries. En effet : des chars chargés d’animaux de bois doré, de mâts et de toiles bariolées, au grand galop de vingt chevaux de cirque tachetés » (Ornières)

« Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. » (Villes)

« Quelle peinture ! Un Nabuchodonosor norwégien a fait construire les escaliers des ministères ; les subalternes que j’ai pu voir sont déjà plus fiers que des Brennus, et j’ai tremblé à l’aspect des gardiens de colosses et officiers de constructions (…). Sur quelques points des passerelles de cuivre, des plates-formes, des escaliers qui contournent les halles et les piliers, j’ai cru pouvoir juger la profondeur de la ville ! » (Villes (2))

« — La bataille ! Lève la tête : ce pont de bois, arqué ; les derniers potagers ; ces masques enluminés sous la lanterne fouettée par la nuit froide (…). Ces routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets » (Métropolitain)

« Des fanums qu’éclaire la rentrée des théories ; d’immenses vues de la défense des côtes modernes ; des dunes illustrées de chaudes fleurs et de bacchanales ; de grands canaux de Carthage et des embankments d’une Venise louche ; de molles éruptions d’Etnas et des crevasses de fleurs et d’eaux. » (Promontoire)

« Un long pier en bois d’un bout à l’autre d’un champ rocailleux où la foule barbare évolue sous les arbres dépouillés. Dans des corridors de gaze noire, suivant le pas des promeneurs » (Scènes)

« La démarche cruelle des oripeaux ! (…) On les envoie prendre du dos en ville, affublés d’un luxe dégoûtant (…). Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s’élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. » (Parade)

« La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! (…) Comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon » (Ville)

« Sa solitude est la mécanique érotique ; sa lassitude, la dynamique amoureuse (…). Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. » (H)

« Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?… Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu’elle nous laisse, ou qu’autrement nous soyons plus drôles. » (Angoisse)

« Je fus au pied du baldaquin supportant ses bijoux adorés et ses chefs-d’œuvre physiques, un gros ours aux gencives violettes et au poil chenu de chagrin, les yeux aux cristaux et aux argents des consoles. Tout se fit ombre et aquarium ardent. » (Bottom)

« L’éclairage revient à l’arbre de bâtisse. Des deux extrémités de la salle, décors quelconques, des élévations harmoniques se joignent. » (Veillées)

« je suis descendu dans ce carrosse dont l’époque est assez indiquée par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés. Corbillard de mon sommeil, isolé, maison de berger de ma niaiserie, le véhicule vire sur le gazon de la grande route effacée » (Nocturne vulgaire)

« Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l’ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures » (Matinée d’ivresse)

« Parez-vous, dansez, riez. Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre. Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! (…) J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. » (Phrases)

« Il tua tous ceux qui le suivaient, après la chasse ou les libations. — Tous le suivaient. Il s’amusa à égorger les bêtes de luxe. Il fit flamber les palais. Il se ruait sur les gens et les taillait en pièces. La foule, les toits d’or, les belles bêtes existaient encore. » (Conte)

« Je répondais en ricanant à ce satanique docteur, et finissais par gagner la fenêtre. Je créais, par delà la campagne traversée par des bandes de musique rare, les fantômes du futur luxe nocturne.

Après cette distraction vaguement hygiénique, je m’étendais sur une paillasse. » (Vagabonds)

« Dans une flache laissée par l’inondation du mois précédent à un sentier assez haut elle me fit remarquer de très petits poissons.
La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins.» (Ouvriers)

« Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent, et filent, des cordes montent des berges. » (Les ponts)

« Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides ! (…) La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! » (Soir historique)

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Les illuminations d’Arthur Rimbaud – 6e partie : le vertige d’«Une saison en enfer»

Une saison en enfer, la couverture de l'oeuvre de 1873
Une saison en enfer, la couverture de l’oeuvre de 1873

Après avoir quitté Paul Verlaine, Arthur Rimbaud revint en Angleterre, mais publia entre-temps à compte d’auteur, en octobre 1873, le recueil Une saison en enfer, qu’il écrivit lors d’un séjour chez sa mère dans les Ardennes, dans une fermé l’écart de Charleville.

Une saison en enfer fut un fiasco, la scène littéraire boycottant de toutes façons Arthur Rimbaud en raison du scandale ayant amené Paul Verlaine à se retrouver en prison.

En elle-même, l’œuvre est par ailleurs d’une faiblesse inouïe, jouant sur les poncifs littéraires : une utilisation systématique de la première personne du singulier, des références au diable, au démon, à l’enfer, à la damnation, à Satan, etc..

A cela s’ajoute l’esprit provocateur (en parlant des Gaulois : « D’eux, j’ai : l’idolâtrie et l’amour du sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, — magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse. »)…

Des références exotiques (Gaulois, Scandinaves c’est-à-dire vikings , Mongols, le Coran…).

Ainsi bien entendu que le mysticisme (« C’est la vision des nombres. Nous allons à l’Esprit. C’est très-certain, c’est oracle, ce que je dis. »), et les régulières accumulations pour frapper les esprits (« Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »).

Sans oublier le culte des images « fortes » (« je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres. »).

A quoi s’ajoute une affirmation d’amoralisme quasi nietzschéen, teinté de racisme («  je n’ai pas le sens moral, je suis une brute (…) Je suis une bête, un nègre. »).

Toute cette autosatisfaction provocatrice se résume bien par le propos suivant :

« Maintenant je suis maudit, j’ai horreur de la patrie. Le meilleur, c’est un sommeil bien ivre, sur la grève. »

C’est le poète qui s’imagine contestataire, marginal, rebelle, alors qu’il passe totalement à côté du mouvement ouvrier naissant et se complaît dans une pseudo-quête esthétique.

C’est un mysticisme para-religieux, une fuite en avant dans une poésie censée redessiner le monde lui-même. Un passage d’Une saison en enfer est connu pour refléter cette approche. Intitulé Alchimie du verbe, on y lit au début le passage suivant :

« À moi. L’histoire d’une de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de mœurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.

J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »

C’est là une quête de totalité purement subjectiviste, comme si Georges Sorel avait tenté d’écrire de la poésie, avec une approche vitaliste, sous la forme d’un « élan », d’un vertige total censé être créateur, avec donc non plus l’action (syndicale) comme clef, mais la poésie comme regard censé être transformateur en lui-même.

Arthur Rimbaud affirme ainsi qu’il sait « aujourd’hui saluer la beauté » et il a réussi, avec le sens de la formule, à fournir une certaine aura eschatologique, pseudo-révolutionnaire, à sa prose :

« — Il a peut-être des secrets pour changer la vie ?

Non, il ne faitqu’en chercher, me répliquais-je (…). Il faut être absolument moderne (…). Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. »

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