Il faut ici souligner le tournant que représente
Aristote. Historiquement, Socrate a comme disciple Platon, Platon a
comme disciple Aristote, et Aristote aura comme disciple Alexandre le
grand. Mais Aristote est entré en rupture avec Platon, car il n’est
pas d’accord pour trouver dans l’au-delà les explications à la
réalité matérielle.
S’il a été pendant dix-neuf ans son disciple, ce
n’est pas pour rien : il est d’accord avec Platon pour affirmer
qu’il est possible de parler de la réalité matérielle, que cette
réalité est disposée selon un certain ordre.
Cependant, Aristote n’est pas d’accord pour dire
que cet ordre est de type mathématique ; il n’est pas d’accord
non plus pour dire que ces chiffres mathématiques façonnent la
matière brute selon des « images » idéales qui seraient
dans l’au-delà. Il n’est d’ailleurs pas d’accord non plus avec
l’idée d’un au-delà, dont il compte tout à fait se passer.
En ce sens, Aristote est un matérialiste.
L’ouvrage appelé « La métaphysique » est aussi une
compilation de textes réfutant l’idéalisme de Platon, rejetant le
principe d’un monde logico-mathématique, explorant les concepts liés
à l’explication de la réalité matérielle. Les remarques
d’Aristote à ce sujet dans « La métaphysique » sont
innombrables.
C’est là un aspect absolument essentiel, dont il
faut comprendre tout la signification ; Lénine l’a parfaitement
remarqué. Nous en avons en effet la chance de disposer de ses notes
au sujet de « La métaphysique ». A un moment, il cite le
livre 11 (Kappa), et plus précisément son chapitre 3, Aristote y
disant :
« le mathématicien néglige également la chaleur,
le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent. Il ne
conserve que la quantité… Il en fait tout autant avec l’être. »
Voici la citation dans son intégralité :
« C’est comme le mathématicien, qui ne considère, dans ses théories, que des abstractions, puisque c’est en retranchant toutes les conditions sensibles qu’il étudie les choses.
Ainsi, il ne tient compte, ni de la légèreté, ni de la dureté des corps, ni des qualités contraires à celles-là ; il néglige également la chaleur, le froid, et les autres oppositions que nos sens perçoivent.
Il ne conserve que la quantité et le continu, ici en une seule dimension, là en deux, ailleurs en trois, et les affections propres de ces entités, en tant qu’elles sont quantitatives et continues ; il ne regarde absolument rien d’autre. [Il en fait tout autant avec l’être.] »
Après avoir noté ce que dit Aristote, Lénine
note en commentaire :
« C’est ici le point de vue du matérialisme
dialectique, mais par hasard, pas ferme, pas développé, en plein
vol. »
Un peu plus loin, Lénine écrit encore dans ses
notes :
« Le livre 13, chapitre 3, résout cette difficulté [des mathématiques à établir un rapport à la réalité] de manière excellente, précise, claire, matérialiste (les mathématiques et les autres sciences abstraient un des aspects du corps, du phénomène, de la vie). Mais l’auteur ne s’en tient pas de manière conséquente à ce point de vue. »
On comprend ici que Lénine a tout à fait compris
qu’Aristote est un précurseur de Hegel et de sa critique des
mathématiques comme incapables de saisir la réalité autrement que
comme processus terminé.
Lénine a bien vu qu’il existe un parcours allant
d’Aristote à Hegel (Marx a entrevu que Spinoza précédait
immédiatement Hegel, malheureusement les cinq classiques du
matérialisme dialectique ne connaissaient pas Averroès et Avicenne,
les deux principales figures intermédiaires par rapport à
Aristote).
L’idéalisme pose une logique formelle, affirmant
qu’il existe des briques statiques formant l’univers, ce qui exige un
créateur à ces briques, un créateur qui a également fait des
choix logico-mathématiques consistant en des lois.
Le matérialisme rejette cette perspective qui
prend la matière au bout d’une transformation et ne comprend pas que
la matière continue de se transformer ; les mathématiques ne
peuvent saisir qu’un instant T à la fin du processus, elles ne
peuvent pas saisir le processus, ni sa nature.
Aristote est ici celui qui, le premier, a compris cela et l’a affirmé ; il n’est toutefois pas parvenu à compenser par une lecture réellement matérialiste, par incompréhension (historique) de la dialectique.
Pour Aristote, la connaissance générale ayant
atteint le point le plus haut est la « philosophie première »,
c’est-à-dire le mode de connaissance de la base de la réalité
permettant à ce qui existe d’exister. Aristote reste donc
matérialiste ; non seulement il part du sensible pour arriver à
la connaissance, mais cette connaissance peut atteindre la
complétude, elle est capable de saisir l’ensemble de la réalité.
Aristote aurait pu capituler en route, faire des
connaissances des moments épars d’une réalité aux multiples
aspects. Il maintient cependant le cadre général et il le fait sans
s’appuyer, comme le fait Platon, sur des idées qui existeraient
au-delà de la réalité.
Aristote a ainsi une approche matérialiste,
naturaliste ; il considère qu’il existe un ordre naturel.
Disposer de la connaissance de ce pourquoi et comment les choses
existent est non seulement possible, mais également souhaitable,
parce qu’ainsi on se confond avec l’ordre cosmique. C’est là
un aspect matérialiste moniste de la plus haute valeur.
Le stoïcisme surgira comme généralisation de
cette thèse de fusion entre sa propre activité et ce qui est
nécessaire.
Or, on existe naturellement en saisissant les
choses naturelles de manière naturelle. C’est là où on découvre
le sens de « La métaphysique ».
Car Aristote ne dit toutefois pas qu’il faut en
rester au niveau immédiat de la perception, car là on en reste à
ce qui est naturel, et c’est en réalité avec la nature
elle-même qu’il faut se confondre.
Chez Aristote, l’être humain est réellement
lui-même lorsqu’il contemple la nature et qu’il la reflète par
le savoir.
Chez Aristote, l’être humain est naturel,
mais par la connaissance il a accès à la notion de nature en tant
que tel. C’est là un aspect essentiel, car c’est cette liaison entre
nature et connaissance humaine, entre réalité matérielle naturelle
en tant que principe et connaissance en tant que maîtrise des
principes, qui va permettre l’affirmation selon laquelle l’être
humain ne pense pas, que penser ce n’est que refléter l’ordre
naturel universel en raisonnant de manière adéquate.
Si l’on rate cette dimension matérialiste de son approche, on n’accède pas à la thèse d’Aristote, puis de la falsafa arabo-persane, sur l’intellect agent et la pensée comme reflet.
Première page de La Métaphysique, d’une édition de 1837
Malheureusement, les cinq classiques du marxisme
ne connaissaient pas cet aspect, reconnaissant Aristote comme un
matérialiste qui s’est enlisé (mais donc pas qui s’est enlisé
jusqu’au bout, jusqu’à la question du rapport entre la pensée et le
réel).
Il faut bien saisir que si Aristote a produit un
matérialisme faible en de nombreux points, il a formulé l’exigence
du rapport à la totalité, où celle-ci écrit sur les esprits
humains comme sur une tablette d’argile.
Tout se fonde sur sa conception matérialiste –
naturaliste, qui préfigure le matérialisme – panthéiste de
Spinoza.
Ainsi, chez Aristote, chaque chose se définit par
rapport à sa propre définition naturelle ; c’est le principe
du bien absolu existant lorsque la nature est elle-même. Être dans
le vrai, c’est être dans le bien, c’est savoir comment une chose est
juste, adéquate, conforme.
Il faut reconnaître l’existence de la réalité, mais également en saisir son essence, c’est-à-dire son ordre interne, son mode de fonctionnement, sa nature. On comprend alors la nature en général.
Aristote explique ainsi que :
« Savoir uniquement pour savoir, appartient surtout
à la science de ce qu’il y a de plus scientifique.
En effet, celui qui veut apprendre dans le seul but
d’apprendre, choisira sur toute autre la science par excellence,
c’est-à-dire la science de ce qu’il y a de plus scientifique ;
et ce qu’il y a de plus scientifique, ce sont les principes et les
causes ; car c’est à l’aide des principes et par eux que
nous connaissons les autres choses, et non pas les principes par les
sujets particuliers.
Enfin, la science souveraine, faite pour dominer toutes
les autres, est celle qui connaît pourquoi il faut faire chaque
chose ; or, ce pourquoi est le bien dans chaque chose, et, en
général, c’est le bien absolu dans toute la nature. »
« La métaphysique » n’appelle pas
simplement à connaître les choses et leur fonctionnement, mais
également à saisir leur nature et le caractère naturel de
celle-ci.
C’est une anticipation du principe des lois
naturelles auxquelles obéissent les phénomènes et en ce sens,
Aristote est le premier à poser les bases de la science.
Il faut également saisir un aspect très
important, lié au contexte historique. A maintes reprises dans le
premier livre, Aristote souligne que la philosophie est née chez
ceux qui n’avaient pas besoin de travailler pour vivre, qui
profitaient déjà de toutes sortes de commodité. C’est parce
qu’ils disposaient de temps libre que certaines personnes ont pu se
tourner vers des activités scientifiques, philosophiques.
Par conséquent, en déduit Aristote, les
interrogations de haute valeur sur le plan de la pensée sont
toujours gratuites ; elles ne visent pas à améliorer la
réalité matérielle, puisque le confort matériel est la base sur
laquelle peut exister justement une pensée développée, dénuée du
souci de la bataille pour la vie quotidienne.
C’est un constat qu’on peut faire effectivement à
l’époque et Aristote a raison de mentionner que les activités
intellectuelles des prêtres égyptiens reposaient sur leur statut
social les plaçant à part, à l’abri du besoin.
Cependant, Aristote ne voit pas l’autre aspect
de la question, à savoir que la dimension purement contemplative du
rapport à la science est également le reflet de la position
parasitaire des couches supérieures du mode de production
esclavagiste. Tel est le point de vue du matérialisme historique.
C’est une dimension très importante, expliquant
pourquoi Aristote n’est pas parvenu à la dialectique et, de fait,
dans l’état alors des choses, ne pouvait pas y parvenir. Il faudra
la classe ouvrière pour que l’on puisse atteindre une
compréhension matérialiste de la dialectique, de la transformation.
Aristote est obligé, dans son époque, puisqu’il
ne voit pas comment les choses se transforment d’elles-mêmes, de
par leur contradiction interne, de s’appuyer sur le principe des
causes et des conséquences.
Le texte sur Physique écrit
par Aristote est l’ouvrage qui fait de cette question des causes et
des conséquences, de la compréhension de la nature de ces causes et
conséquences, l’alpha et l’oméga de la connaissance de la
réalité ; « La métaphysique » consiste en le
regard sur la nature de ce qui permet ce jeu de causes et
conséquences, c’est la philosophie première.
Si l’on parvient à saisir le pourquoi des
choses qui existent, et si l’on remonte le plus haut possible dans
le jeu des causes et des conséquences, en en saisissant la nature,
alors on saisit ce qu’est l’univers.
Dans le livre XI, Kappa (Κ), Aristote synthétise
cela de la manière suivante :
« L’on peut affirmer que les études de la
Physique ne s’appliquent pas aux choses en tant qu’elles
existent, mais bien plutôt en tant qu’elles sont soumises au
mouvement. »
Aristote reconnaît l’existence de la réalité
matérielle ; il ne la remet pas du tout en cause. Averroès va
reprocher à Avicenne d’avoir sous-estimé cet aspect essentiel
d’Aristote et d’avoir trop cherché à faire de la métaphysique une
sorte de domaine intermédiaire entre le monde matériel tel qu’on
peut le percevoir et le Dieu-démarreur.
En réalité, la métaphysique n’est pas chez
Aristote au-delà de la physique, mais est son véritable noyau dur.
C’est l’explication de son mode de fonctionnement interne… A ceci
près qu’Aristote ne connaissait pas le principe de la contradiction
interne et ne voyait pas que le mouvement est une propriété de la
matière.
En ce sens, le premier livre, Alpha, est un
manifeste matérialiste, même si non dialectique ; ses
premières lignes sont à ce titre très connues dans l’histoire de
la philosophie. Elles attribuent au sens l’origine de la
connaissance, mais également l’origine de la volonté de
connaître. Ce faisant, Aristote expose de manière déformée la
théorie matérialiste dialectique du reflet.
Le matérialisme dialectique affirme que l’être
humain est de la matière, que la sensibilité de cette matière
particulière reflète le mouvement général de la matière,
mouvement qui est lui-même reflet sensible de la matière elle-même
par ailleurs, le processus général connaissant des sauts
qualitatifs dans un univers en quelque sorte en forme d’oignon. Il
n’y a que de la matière dont les couches se répondent les unes
aux autres, par le reflet en elles du reste.
Aristote, en très grand matérialiste cependant
prisonnier de son époque, ne parvient pas bien sûr à une telle
compréhension mais pourtant y tend de manière substantielle. Les
premières lignes de « La métaphysique » sont d’une
grande envergure :
« Tous les hommes ont un désir naturel de savoir,
comme le témoigne l’ardeur avec laquelle on recherche les
connaissances qui s’acquièrent par les sens.
On les recherche, en effet, pour elles-mêmes et
indépendamment de leur utilité, surtout celles que nous devons à
la vue ; car ce n’est pas seulement dans un but pratique,
c’est sans vouloir en faire aucun usage, que nous préférons en
quelque manière cette sensation à toutes les autres ; cela
vient de ce qu’elle nous fait connaître plus d’objets, et nous
découvre plus de différences. »
Aristote est ici un vrai matérialiste, qui place
les sens au centre de l’activité de l’être humain en tant que
forme vivante. On existe par les sens et ce sont ces sens qui
déterminent l’existence.
Mais ce qui semblait relativement secondaire
auparavant prend, à la lumière du matérialisme dialectique, une
importance capitale. Aristote fait en effet de la vue le sens le plus
important. Pour lui, voir c’est vivre pleinement et par conséquent,
nous recherchons beaucoup de choses à voir.
Or, c’est là ni plus ni moins que l’affirmation
du reflet comme mode d’existence. Plus on peut, non seulement
ressentir, mais cerner des choses, les saisir par la vue, plus on
existe. Ce qui se reflète dans le regard permet de davantage
exister.
Aristote s’évertue alors à saisir la
différence entre les êtres humains et les animaux, car ceux-ci
ressentent aussi. Il la voit dans la capacité à généraliser ce
qu’il a vu. Une véritable expérience, chez Aristote, n’est pas
un simple vécu, mais un vécu vu de nombreuses fois, appréhendé de
nombreuse fois par la mémoire. Il dit ainsi :
« C’est la mémoire qui dans l’homme produit
l’expérience ; car plusieurs ressouvenirs d’une même chose
constituent une expérience ; aussi l’expérience paraît-elle
presque semblable à la science et à l’art. »
Cette manière de combiner la théorie et la
pratique par l’intermédiaire de l’expérience vécue,
appréhendée, est tout à fait matérialiste. Naturellement,
Aristote ne vivait pas dans une société où la classe ouvrière
existait, il ne pouvait pas saisir le principe de l’activité
transformatrice.
Toutefois, il a bien compris que la généralisation
de l’expérience aboutissait à un saut qualitatif dans l’esprit.
Cette conception de l’accumulation des souvenirs est tout à fait
juste pour s’orienter.
Cela est d’autant plus vrai qu’au-delà de
l’expérience comme renouvellement d’une connaissance sensible,
il y a l’art (au sens de la manière, de la technique)
d’appréhender les fondements, c’est-à-dire la connaissance des
fondements de ce qui fait l’expérience. C’est là un niveau de
connaissance supérieur, une compréhension théorique.
Il y a ainsi la connaissance sensible immédiate,
l’expérience comme accumulation d’une même connaissance
sensible, l’art d’appréhender les fondements comme connaissance du
phénomène auquel est lié cette connaissance sensible.
Aristote formule donc différents niveaux de
saisie dans le rapport à la matière ; il résume cela par
l’image suivante :
« Aussi on regarde en toute circonstance les
architectes comme supérieurs en considération, en savoir et en
sagesse aux simples manœuvres, parce qu’ils savent la raison de ce
qui se fait, tandis qu’il en est de ces derniers comme de ces
espèces inanimées qui agissent sans savoir ce quelles font, par
exemple, le feu qui brûle sans savoir qu’il brûle (…).
Sous le rapport de la sagesse, l’expérience est
supérieure à la sensation, l’art à l’expérience, l’architecte
au manœuvre et la théorie à la pratique. Il est clair d’après
cela que la sagesse par excellence, la philosophie est la science de
certains principes et de certaines causes. »
Aristote attribue donc une valeur supérieure à
la connaissance, car elle a une portée universelle que n’a pas la
sensibilité immédiate. La sensibilité ne peut saisir que le
particulier, alors que la connaissance a une dimension universelle.
Évidemment, Aristote ne voit pas le rapport dialectique et ne sait
pas que la pratique, dans sa dimension transformatrice, porte
également en elle l’universel.
Cependant, Aristote pose déjà le principe de la
connaissance atteignant l’universel, par l’intermédiaire de la
sensibilité accumulée. C’est là une thèse matérialiste. Ne
connaissant pas le principe de la transformation, il fut obligé de
faire de l’art, de la science, un fétiche ; c’était là
pencher vers une connaissance générale contemplative… Mais
c’était déjà l’affirmation d’une connaissance générale,
c’est-à-dire de la science.
Et, aspect important à ne pas perdre de vue, Aristote ne fait pas de la connaissance quelque chose se baladant au-dessus de la matière, comme Platon, Descartes, etc. ; la connaissance reste ancrée dans la matière. C’est cela qui est expliqué dans « La métaphysique ».
« La métaphysique » est donc un
bricolage de textes d’Aristote et, comme si cela ne suffisait pas, le
titre de l’œuvre qu’ils forment l’est également. On le doit à
Andronicos de Rhodes ; comme il a choisi de placer ces textes
après ceux sur la physique, il a simplement pris comme titre
la métaphysique, c’est-à-dire « après
la physique », du moins c’est ce qui semble en apparence, car
il est également possible de traduire le titre par « au-delà
de la physique ».
Rien que l’interprétation du choix de ce terme
pose déjà un vrai casse-tête et de plus, pour ajouter au problème,
Aristote n’utilise lui-même pas ce terme de « métaphysique » :
ce dont il parle dans « La métaphysique », c’est de la
philosophie première (πρώτη φιλοσοφία – protē
philosophia).
La question est ainsi de savoir ce qu’il faut
comprendre par « métaphysique ». S’agit-il d’un
prolongement de la physique à un niveau supérieur, ou plutôt plus
profond ? S’agit-il au contraire d’un espace coupé de la
physique, se situant sur un autre plan, de type mystique, voire
divin ? S’agit-il d’un discours même sur Dieu directement ?
Et ce Dieu a-t-il une réelle existence ou bien n’est-il qu’un simple
principe justificateur, un simple outil intellectuel en attendant
mieux ?
Pour dire les choses plus directement : soit
« La métaphysique » traite du cœur de la Physique, de
son noyau dur, soit cette œuvre annonce un plan supérieur plus ou
moins inaccessible, mais relativement compréhensible.
L’anecdote d’Ibn Sina, Avicenne (980-1037), le géant de la philosophie de la civilisation islamique arabo-persane, le grand commentateur de « La métaphysique » au moyen-âge, est ici éloquente et possède un sens très profond :
« Alors je revins à l’étude de la science divine. Je lus le livre intitulé : Métaphysique (d’Aristote).
Mais je n’en comprenais rien ; les intentions de son auteur restaient obscures pour moi ; j’eus beau relire quarante fois ce livre, d’un bout à l’autre, au point de le savoir par cœur, je n’en saisis ni le sens ni le but ; je désespérais de l’entendre par mes propres moyens et je me dis : « Ce livre est incompréhensible ».
Un jour, enfin, je passais par le bazar des libraires. Un marchand tenait un livre, dont il cria le prix ; il me le présenta dans mon découragement, je le repoussai, convaincu qu’il n’y avait nul profit en cette science.
Le vendeur insista, disant : « Achète ce livre ; il est à bon marché. Je le vends au prix de trois dirhems parce que son propriétaire est dans le besoin ». Je l’achetai donc : c’était le livre d’Abou-Nasr-al-Farabi, Commentaires sur la métaphysique.
Je revins à ma demeure et je m’empressai de le lire : sur le champ, les buts poursuivis par l’auteur de ce livre se découvrirent à moi parce que je le savais déjà par cœur. Tout réjoui de cet événement, je fis abondante aumône aux pauvres, en action de grâces, dès le lendemain. »
Aujourd’hui nous ne disposons pas de l’ouvrage d’Alfarabi, mais simplement de huit pages d’un texte à ce sujet, peut-être un synthèse, dont il existe deux versions relativement concordantes. Alfarabi y fait la remarque suivante, qui a forcément été ce qui a marqué Avicenne : « La métaphysique » ne traite pas de Dieu.
Avicenne, miniature persane.
Il faut considérer ici les choses à deux
niveaux. Chez Platon, on a le monde d’en bas et le monde d’en haut,
avec celui d’en bas qui n’est que l’image imparfaite de celui d’en
haut. Le sens de la philosophie est de s’intéresser au monde d’en
haut et les choses s’arrêtent là ; le platonisme sombrera
toujours plus dans le mysticisme, forcément, puisque le monde d’en
bas est sans intérêt réel, étant une copie imparfaite du monde
d’en haut.
C’est le sens caché de l’allégorie de la caverne
et cela donnera ce qu’on appelle le néo-platonisme.
Aristote, quant à lui, rejette ce monde d’en haut. Ce qui l’intéresse, c’est la réalité matérielle, c’est la nature, d’où son obsession pour la science concrète, notamment la biologie. Il n’y a pas pour lui de « monde des idées » dont la réalité serait une copie. Il reconnaît toute sa valeur à la réalité.
Centre de la fresque L’école d’Athènes, de Raphaël (1509-1510). A gauche, Platon indique le ciel, le monde des idées. A droite, Aristote désigne le sol, la matière.
Cependant, pour s’en sortir, il est comme les
déistes de l’époque de la révolution française : il a besoin
d’un démarreur, d’une origine au monde, d’un grand architecte, d’un
grand horloger, d’une entité ayant mis toute la réalité en
mouvement. Aristote l’appelle « moteur premier », ou bien
Dieu, c’est même là d’ailleurs le sens réel, historiquement
parlant, du concept de Dieu.
Cela signifie que chez Aristote, on n’a pas un
monde d’en bas et un monde d’en haut, mais deux mondes cohabitant :
le monde réel d’un côté, Dieu comme grand démarreur de l’autre.
Les deux coexistent, éternellement (puisque si Dieu est toujours
pareil et que donc s’il joue le rôle d’un démarreur, il le faut
éternellement, et donc le monde existe lui aussi, parallèlement,
éternellement).
Or, « La métaphysique » ne parle de
Dieu comme grand démarreur, et c’est cela qu’Avicenne a compris en
lisant Alfarabi. L’ouvrage parle de pourquoi il y a une réalité
matérielle : c’est cela, la réelle « métaphysique ».
Cela laissera bien entendu place à un vaste débat pour savoir si chez Aristote le « démarreur » divin avait une importance ou pas, c’est-à-dire si Aristote était plutôt un matérialiste déiste ou plutôt un athée faisant avec les moyens du bord.
Il n’existe pas d’ouvrage d’Aristote s’intitulant
« La métaphysique » et d’ailleurs lui-même n’emploie
pas ce terme : c’est l’un des grands paradoxes concernant un
ouvrage assemblé de bric et de broc dont l’impact fut extrêmement
important sur le plan des idées.
Aussi tortueuse cependant que soit sa formulation
et inappropriée que soit sa construction, « La métaphysique »
est un véritable manifeste où est affirmée la possibilité de
comprendre le sens et la nature de l’univers. Malgré ses faiblesses,
c’est donc un appel matérialiste, une sorte d’équivalent inversé
de la Torah, de la Bible, de l’Avesta, des Upanishads ou encore du
Coran.
Ce qu’on appelle « La métaphysique »
est concrètement un bric-à-brac de textes attribués à Aristote,
qui vécut dans les années 300 avant notre ère ; il y en a
quatorze, formant des « livres ».
Ces livres de « La métaphysique »
sont historiquement désignés par des lettres grecques ou des
chiffres romains : I. Alpha (Α) ; II. Petit alpha (α) ;
III. Bêta (Β) ; IV. Gamma (Γ) ; V. Delta (Δ) ; VI.
Epsilon (Ε) ; VII. Zêta (Ζ) ; VIII. Êta (Η) ; IX.
Thêta (Θ) ; X. Iota (Ι) ; XI. Kappa (Κ) ; XII.
Lambda (Λ) ; XIII. Mu (Μ) ; XIV. Nu (Ν).
L’histoire de ces livres est raconté comme suit
si l’on en croit Strabon et Plutarque ; c’est un aspect
important, car « La métaphysique » n’a nullement les
traits d’un ouvrage terminé par son auteur.
A la base, le disciple d’Aristote dénommé
Théophraste, et également son successeur à la tête de son école
(appelée le Lycée), aurait confié ses propres manuscrits, ainsi
que ceux d’Aristote, à Néleus. Lui-même voyagea et les laissa à
ses héritiers qui, refusant de les remettre aux rois de Pergame, les
cachèrent dans une cave sans s’en soucier davantage.
Le lieutenant du gouverneur d’Athènes, Appellicon
de Téos, découvrit leur existence et les acquit ; leur état
était déjà très mauvais. Les copies qui en furent faites furent
par ailleurs défectueuses, et plus tard celles-ci arrivèrent à
Rome, car la bibliothèque d’Apellicon fut emmenée comme prise de
guerre. On a alors Tyrannion, précepteur des fils de Cicéron, qui y
a accès et les copia, les remettant ensuite à Andronicos de Rhodes,
au premier siècle avant notre ère.
Ce dernier était le chef de ce qui restait du
Lycée ; c’était le onzième successeur à Aristote, ce qui
témoigne de l’énorme distance existante entre ces textes et leurs
redécouvertes. C’est lui qui organisa « La métaphysique »
comme ouvrage en tant que tel.
Est-ce là la vérité, on ne le sait pas trop,
mais cela sous-tend si c’est le cas que d’importants documents
d’Aristote étaient inconnus de son école. La question du fait que
l’ensemble des textes de « La métaphysique » soit
réellement d’Aristote se pose également, même si l’ensemble des
professionnels de la question pense que c’est grosso modo bien le
cas, malgré qu’il y ait certainement quelques retouches, ajouts,
passages intercalés peut-être, provenant de ses propres autres
textes sans doute.
Dans tous les cas, le corpus de textes attribués
à Aristote relève de son courant de pensée.
En ce qui concerne « La métaphysique »,
le vrai souci est qu’il n’y a en tout cas aucune cohérence générale
dans les textes composant cet ouvrage, et ce n’est au mieux qu’une
ébauche d’un document général, voire même des notes, voire encore
des notes de cours.
En fait, à dire vrai, les propos ne sont pas
ordonnés et cette œuvre a des caractéristiques terribles la
rendant très ardue dans son étude : l’expression est hyper
technique, l’esprit très synthétique, il n’y a aucune continuité
dans le propos, il y a sans cesse des redites ou bien des références
à des choses non expliquées, et cela au point que « La
métaphysique » est, à proprement parler, littéralement
illisible.
Asclépios de Tralles raconte à ce sujet que :
« Le présent ouvrage n’a pas l’unité des autres
écrits d’Aristote, et manque d’ordre et d’enchaînement. Il laisse à
désirer sous le rapport de la continuité du discours ; on y
trouve des passages empruntés à des traités sur d’autres
matières ; souvent la même chose y est redite plusieurs fois.
On allègue avec raison, pour justifier l’auteur,
qu’après avoir écrit ce livre, il l’envoya à Eudème de Rhodes,
son disciple, et que celui-ci ne crut pas qu’il fût à propos de
livrer au public, dans l’état où elle était, une œuvre si
importante ; cependant Eudème vint à mourir, et le livre
souffrit en plusieurs endroits.
Ceux qui vinrent ensuite, n’osant y ajouter de leur chef,
puisèrent pour combler les lacunes, dans d’autres ouvrages, et
raccordèrent le tout du mieux qu’ils purent ».
Cela n’empêcha pas « La métaphysique » d’avoir une importance historique essentielle dans l’Histoire, de par ce qu’elle posait comme problématique et comme affirmation matérialiste.
Deng Xiaoping a réussi à couper la science de la
philosophie, ce qui signifie qu’il rejetait l’aspect universel du
matérialisme dialectique. Il y aurait d’un côté la science, de
l’autre la philosophie.
Cette « double vérité » était
nécessaire pour légitimer la domination du Parti « Communiste »
révisionniste. La science doit servir le capitalisme, et le Parti
« Communiste » devrait être la nouvelle bourgeoisie.
Le rejet du mouvement de 1989 a été le rejet de
l’option de dépasser cette « double vérité ». Le problème
est bien sûr que plus la science devient contrôlée par les
éléments bourgeois, plus elle est non-productive et aussi un
facteur de libéralisme.
C’est pourquoi l’idéologie du Parti
« Communiste » révisionniste a de plus en plus tendance
à se déplacer au-delà de la formule de Deng Xiaoping et à
réhabiliter Hu Yaobang. En fait, le mouvement de 1989 est venu trop
tôt, mais sa ligne est de plus en plus acceptée par le
révisionnisme.
Fondamentalement, le même processus a existé en
Union Soviétique ou dans le Parti « Communiste »
français. Le parti dirigeant faisait semblant d’être toujours sur
une ligne politique communiste, mais en fait, dans tous les domaines
et tous les sujets, il était sur une voie libérale.
Contaminée, l’option politique s’est effondrée à
la fin. C’est pourquoi Mao Zedong a formulé la GRCP comme une lutte
dans tous les domaines et tous les sujets, pour défendre le
socialisme dans les domaines culturel et scientifique.
Citons ici Friedrich Engels, qui, dans Dialectique de la Nature explique comment les chercheurs ont besoin de suivre la philosophie d’être vraiment scientifique :
« Les savants croient se libérer de la philosophie en l’ignorant ou en la vitupérant.
Mais, comme, sans pensée, ils ne progressent pas d’un pas et que, pour penser, ils ont besoin de catégories logiques, comme, d’autre part, ils prennent ces catégories, sans en faire la critique, soit dans la conscience commune des gens soi-disant cultivés, conscience qui est dominée par des restes de philosophies depuis longtemps périmées, soit dans les bribes de philosophie recueillies dans les cours obligatoires de l’université (ce qui représente non seulement des vues fragmentaires, mais aussi un pêle-mêle des opinions de gens appartenant aux écoles les plus diverses et la plupart du temps les plus mauvaises), soit encore dans la lecture désordonnée et sans critique de productions philosophiques de toute espèce, ils n’en sont pas moins sous le joug de la philosophie, et la plupart du temps, hélas, de la plus mauvaise.
Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques.
Les savants ont beau faire, ils sont dominés par la philosophie. La question est seulement de savoir s’ils veulent être dominés par quelque mauvaise philosophie à la mode, ou s’ils veulent se laisser guider par une forme de pensée théorique qui repose sur la connaissance de l’histoire de la pensée et de ses acquisitions.
Physique, garde-toi de la métaphysique ! [phrase attribuée à Newton] C’est tout à fait juste, mais dans un autre sens [Engels renverse Newton].
Les savants gardent à la philosophie un reste de vie factice en tirant parti des déchets de l’ancienne métaphysique.
Ce n’est que lorsque la science de la nature et de l’histoire aura assimilé la dialectique que tout le bric-à-brac philosophique — à l’exception de la pure théorie de la pensée — deviendra superflu et se perdra dans la science positive. »
Dialectique de la Nature
Le révisionnisme chinois s’est déplacé exactement dans le sens opposé: il a séparé la science de la philosophie, ce qui est impossible.
Comme nous l’avons vu, l’émergence du libéralisme
dans le domaine de la cosmologie a changé la situation pour le
révisionnisme chinois. En effet, l’émergence de scientifiques dans
ce cadre ouvert par le révisionnisme chinois a donné une
contribution importante à l’idéologie de contre-révolution
bourgeoise ouverte, au point que le régime révisionniste en a
lui-même été mis en difficulté.
Étudions plus précisément
ce processus.
Le rejet révisionniste de la cosmologie de Mao
Zedong
Au début des années 1980, l’objectif du
révisionnisme chinois était de détruire la conception maoïste de
la matière comme inépuisable, intarissable parce que chaque niveau
de la matière est divisible, le processus étant infini.
Les armes pour faire cela n’étaient pas
originales : il s’agissait bien entendu, d’une part, de la
mécanique quantique, qui théorisé le micro-monde comme étant
observable et prévisible grâce aux probabilités : sont ici
importants le « principe d’incertitude » de Heisenberg et
l’école de Copenhague avec Niels Bohr.
Ensuite, l’autre arme était le Big Bang : il y
aurait une origine de l’univers et la matière ne serait pas infinie,
la matière étant limitée et pour ainsi dire étirée dans un
univers en expansion.
Déjà en 1973, dans le premier numéro de la
nouvelle série de la Revue d’études en philosophie,
qui avait été arrêtée auparavant, un article écrit par Fang
Lizhi et Yin Dengxiang attaqua les enseignements effectués dans la
revue Journal de la dialectique de la nature, qui
soutenait la cosmologie de Mao Zedong.
Il exprimait la nécessité de considérer que l’univers était « fini » selon la science naturelle et « infini » du point de vue de la philosophie. C’était une façon de promouvoir le relativisme et le libéralisme.
Fang Lizhi
En fait, dans la science, les scientifiques
bourgeois faisaient la promotion de la même chose que Deng Xiaoping
en économie : tout serait trop compliqué, nécessitant une nouvelle
formulation, avec la nécessité d’être « flexible », et
non pas dogmatique, etc.
L’infinie divisibilité de la matière peut être
vrai, mais pas de la manière que l’on pensait auparavant, tout doit
être reconsidéré, etc.
L’influence du relativisme
Dès que les « débats » sur
l’indivisibilité de la matière ont été ouverts, la dialectique de
la nature pouvait être mise de côté, en particulier sous
l’influence de Fang Lizhi, un droitier qui a aidé Deng Xiaoping et
était l’un des activistes majeurs donnant naissance au mouvement de
1989 (il a été expulsé du Parti « communiste » en 1987
et a demandé l’asile à l’ambassade américaine à Pékin en 1989).
Néanmoins, et en parallèle avec la réforme de
Deng Xiaoping, le rejet officiel de la divisibilité de la matière a
pris du temps. Deng Xiaoping a progressivement transformé
l’idéologie officielle, au nom de la modernisation, de la science et
de la technologie qui serait « nouvelles » et devraient
être adoptées.
De la même manière, Zha Ruqiang joua un rôle
majeur dans le domaine de la science du révisionnisme chinois. Il a
été le principal promoteur de la conception dengiste dans la
science, produisant de nombreux documents, en essayant de produire
une toute nouvelle conception de la science, libérale d’un côté,
mais avec l’apparence du marxisme.
Au début des années 1980, la Chine a connu une
grande offensive idéologique des conceptions réactionnaires
traditionnelles occidentales : en psychologie cette offensive est
venue par Freud, Jung, Adler, Rogers, en philosophie à travers
Foucault, Heidegger, Lévi-Strauss, Derrida.
La tendance était de considérer que la science
devait être « autonome » de la philosophie, que le
libéralisme complet était nécessaire, avec une forte influence des
conceptions réactionnaires de Karl Popper, Thomas Kuhn et Imre
Lakatos.
Le rôle de Zha Ruqiang
Dans ce contexte, Zha Ruqiang a joué le rôle de
défenseur de l’hégémonie du Parti « communiste »
révisionniste.
D’un côté, selon Zha Ruqiang, c’était le temps
de la « troisième révolution industrielle », avec la
théorie quantique et la relativité, l’énergie nucléaire et la
technologie spatiale, la technologie informatique, il y avait la
nécessité d’une science « pratique ».
Ce fut directement utile pour la ligne de
modernisation de Deng Xiaoping.
De l’autre côté, Zha Ruqiang défendait le
« marxisme », et ainsi la théorie de l’indivisibilité
de la matière, parce que c’était une thèse nécessaire pour
justifier la nécessité scientifique du Parti « communiste »
révisionniste.
Ainsi, il a exprimé son désaccord avec Lukacs,
Marcuse, Sartre, Merleau-Ponty, Sidney Hook, ce qui signifiait qu’il
refusait les courants idéologiques occidentaux « de gauche »,
et a essayé de forger une continuité idéologique avec le passé.
La tâche était pratiquement impossible : comment
était-il possible de dire que la théorie de la divisibilité de la
matière était correcte, quand Mao Zedong l’avait formulé durant la
période de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, une
période entièrement rejetée par Deng Xiaoping et le régime
chinois?
Conséquence de la position théorique impossible du révisionnisme chinois
En effet, une fois que cette approche
« pratique », c’est-à-dire « dengiste »,
avait commencé, Zha Ruqiang pouvait lui-même être rejeté pour
avoir maintenu le concept de dialectique de la nature, même si
« adapté ».
Le « nouveau » marxisme du
révisionnisme chinois résumait le matérialisme dialectique à la
méthode de considérer un phénomène à travers son développement
et son changement.
C’est, de fait, exactement comment le Parti «
Communiste » français a toujours limité les enseignements de
Marx et Engels (ou Lénine et Staline) ; c’est le rejet
révisionniste du « dogmatisme », de la « scolastique »,
du « stalinisme », etc.
Ainsi, en 1986, la position de Zha Ruqiang a été
fortement attaquée par Fang Lizhi, Dong Guangbi, Ji Wulun, Han
Zenglu ; l’objectif principal était la philosophie, qui pouvait
être considérée comme un « outil utile », mais jamais
comme un guide. Hegel a été considéré comme la source des
erreurs, Kant et le positivisme ont été valorisés.
La tendance était à un rejet ouvert du
matérialisme dialectique.
Le choix du régime par le social-fascisme
Il était clair que si la critique du matérialisme
dialectique était généralisée, alors la science devait être
libéralisée, et si c’était le cas, alors le Parti « communiste »
ne pouvait prétendre à aucune légitimité idéologique.
Ce n’était pas la voie choisie par le Parti
« communiste » révisionniste en Chine, qui fit un plénum
en septembre 1986 et a décidé de rejeter la « libéralisation
bourgeoise ».
Conséquence de cela, en novembre, des
manifestations étudiantes commencèrent dans l’Anhui, où Fang Lizhi
appelé à « lutter », puis à Shanghai et à Beijing.
Le Parti « communiste » révisionniste
réprima ces manifestations, Fang Lizhi a été expulsé du « Parti
communiste » et Hu Yaobang, qui était secrétaire général du
parti de 1982 à 1987, a été mis de côté en raison de son
« soutien » aux manifestations.
Lorsque Hu Yaobang est mort en 1989, le 15 Avril,
ce fut prétexte à de nouvelles manifestations d’étudiants,
soutenant ses options, et c’est devenu la célèbre protestations de
la place Tian’anmen de 1989.
En effet, les Sept demandes faites
à la mi-avril 1989 étaient les suivantes :
1. Affirmer que les conceptions de Hu Yaobang sur
la démocratie et la liberté sont correctes ;
2. Admettre que les campagnes de lutte contre la
pollution spirituelle et la libéralisation bourgeoise étaient
erronées ;
3. Publier des informations sur les revenus des
dirigeants de l’État et des membres de leur famille ;
4. Mettre fin à l’interdiction de journaux privés
et arrêter la censure de la presse ;
5. Augmenter le financement pour l’éducation et
augmenter la rémunération des intellectuels ;
6. Mettre un terme aux restrictions sur les
manifestations à Beijing ;
7. Fournir une couverture objective sur les
étudiants dans les médias officiels.
Cela signifiait, pour être précis, d’aller
jusqu’au bout du processus de lutte contre la cosmologie de Mao
Zedong, à savoir le matérialisme dialectique. Mais le régime
social-fasciste n’était pas en mesure de perdre sa position
politique, et il lui fallait le « socialisme » comme
prétexte.
Par conséquent, la sixième plénum du Parti
« communiste » de Chine (12e Comité central), en
septembre 1986, fit une résolution sur la civilisation spirituelle,
s’opposant le marxisme comme dogme (ce qui signifie: le véritable
matérialisme dialectique), mais aussi à l’idée que le marxisme
était dépassé .
Et pour cette raison, le mouvement de 1989 a été
écrasé et la modernisation a pris un nouveau développement, que
nous pouvons tous voir aujourd’hui.
Conclusion
Fang Lizhi a évité la participation directe dans
le mouvement de 1989 alors que cela a dégénéré en mai, mais en
juin un mandat d’arrêt a été fait contre lui, car il était
considéré comme le principal organisateur des manifestations.
Il a ensuite cherché refuge à l’ambassade
américaine ; après une année, il a été autorisé à quitter
le pays. Il a joué ensuite un rôle aux États-Unis dans la
mobilisation en faveur de la naissance d’une classe bureaucratique
chinoise liée à ce pays.
Mais, historiquement, une autre direction a été
prise en Chine, qui est maintenant pratiquement dans la même
situation que la Russie tsariste : un pays réactionnaire, largement
ouvert à l’impérialisme, mais en essayant de gérer une
indépendance bourgeoise à travers les possibilités d’un pays
riche, qui ne peut arrivé bien entendu que par le fascisme.
Et nous pouvons voir ici un exemple intéressant de la façon dont le révisionnisme n’a pas un seul visage, mais deux face ; il y avait deux possibilités pour révisionnisme chinois. Toute évaluation de la contre-révolution chinoise après la mort de Mao Zedong doit prendre cela en compte.
Comment Deng Xiaoping a-t-il lancé à la lutte
contre le matérialisme dialectique? Il a dû apparaître comme
menant la réorganisation de l’idéologie, comme la remettant sur son
chemin.
Par conséquent, Deng Xiaoping prétendait agir au
nom de la « vérité ».
Lutte bourgeoise contre le « double soutien
inconditionnel »
Le 19 Septembre 1977, l’information a été donnée
comme quoi Deng a expliqué que « chercher la vérité des
faits » était « la quintessence de la pensée
philosophique de Mao Zedong », en parlant avec la figure
la plus importante du ministère de l’Éducation.
Six mois plus tard, le 11 mai 1978, le Guangming
Ribao (le Quotidien de Guangming) publia un
article intitulé La pratique est le seul critère pour
tester la vérité, qui était l’attaque de la ligne pragmatique
contre le « double soutien inconditionnel », qui
représente la fidélité au matérialisme dialectique.
Voici comment Deng Xiaoping explique le « double
soutien inconditionnel » :
« Il y a quelques jours, deux camarades
responsables de l’Administration générale du Comité central m’ont
rendu visite, et je leur ai dit que c’était une erreur de pratiquer
le « double soutien inconditionnel » [Il s’agit de :
« Soutenir résolument toutes les décisions du Président
Mao et soutenir invariablement toutes ses directives »].
Si l’on s’y conformait, on ne pourrait ni expliquer
pourquoi il a fallu me réhabiliter, ni affirmer que les activités
menées par les larges masses populaires en 1976, sur la place
Tian’anmen, « allaient dans le sens du sentiment et de la
raison » [Allusion à la manifestation anti-communiste du 5
avril, en conséquence de quoi Deng Xiaoping fut considéré comme
« contre-révolutionnaire » par Mao Zedong et le bureau
politique du Comité central].
Il est, en effet, impossible d’appliquer ce que le
camarade Mao Zedong a dit au sujet d’un problème spécifique, en un
lieu donné, à une époque précise et dans des conditions
particulières, à un autre problème surgi en un lieu différent, à
un autre moment et dans d’autres conditions.
Le camarade Mao Zedong lui-même a déclaré à maintes
reprises que certaines de ses paroles n’étaient pas tout à fait
exactes (…).
Le camarade Mao Zedong a avoué que lui-même avait
également commis des erreurs. Il a affirmé qu’il n’existe personne
qui soit dans la vérité à tout moment et en toute chose, et dont
chaque parole soit correcte.
Il disait encore : Ce serait déjà positif si les
mérites et les erreurs d’une personne pouvaient être évalués dans
un rapport de 70 à 30 pour cent ; après ma mort, si le
jugement de la postérité m’accorde un tel rapport, je serai très
content, très satisfait. »
Le « double soutien inconditionnel » est le contraire du marxisme, 24 mai 1977
Ce n’était pas tout. Deng Xiaoping a dû faire
appel à une réinterprétation des enseignements de Mao, toujours
dans l’esprit du rejet de la divisibilité de la matière. Deng
Xiaoping a pu réduire ce qui est apparu comme le maoïsme, dans une
sorte de « pensée Mao Zedong », qui était juste une
« méthode. »
Deng Xiaoping a ainsi expliqué:
« La pensée de Mao Zedong a développé le
marxisme-léninisme dans beaucoup de domaines. Elle forme un système,
qui n’est autre que le marxisme-léninisme développé.
Je propose donc que les camarades versés dans le travail
théorique, tout en menant à bien la compilation et la publication
des œuvres de Mao Zedong, consacrent de grands efforts à
l’explication, sous différents angles, de sa pensée en tant que
système. »
Pour une compréhension intégrale et correcte de la pensée de Mao Zedong, 21 juillet 1977
Le mouvement bourgeois de 1989
Cela nous amène directement au mouvement de 1989.
Ce qui s’est passé est la chose suivante: le 15 avril, Hu Yaobang
décéda.
Après avoir été l’un des responsables du Parti visés par la GRCP, il est devenu le chef de file des réformes économiques en Chine pendant les années 1980 ; il était l’homme de Deng Xiaoping, le numéro 2 du régime social-fasciste.
Hu Yaobang et Deng Xiaoping
Néanmoins, Hu Yaobang a estimé que le mouvement
de libéralisation devait aller plus rapidement. Pour cette raison,
il a refusé de critiquer le mouvement de protestation lancé en
décembre 1986.
Cette protestation était basée à l’Université
des Sciences et Technologies de Hefei, avec l’astrophysicien Fang
Lizhi comme figure principale.
Fang Lizhi a dû travailler dans une mine de
charbon au cours de la GRCP, il a été très actif dans la promotion
de la conception bourgeoise du monde : il était le principal
promoteur de la conception du « Big Bang », à l’encontre
du principe de la divisibilité de la matière.
Les responsables du mouvement de 1986 furent
exclus du Parti « communiste », et Hu Yaobang lui-même a
été mis de côté pour être sur la même ligne qu’eux.
Lorsqu’il est mort, en 1989, le mouvement libéral
bourgeois a commencé une nouvelle offensive. 50 000 étudiants ont
défilé 22 avril 1989 sur la place Tiananmen afin de participer à
la cérémonie commémorative pour la mort de Hu Yaobang et appeler
au libéralisme.
Ce fut le début des protestations de la place
Tiananmen, en 1989. Fang Lizhi choisit alors de demander asile à
l’ambassade américaine, et a ensuite déménagé aux États-Unis.
Le mouvement de 1989 était le produit de la contradiction inévitable entre le révisionnisme et l’utilisation du libéralisme dans le domaine de la cosmologie.
Comme nous traitons de la question de savoir comment le révisionnisme chinois a rompu avec le principe maoïste de la divisibilité de la matière, nous allons porter un regard approfondi quant à la conception de la science chez Deng Xiaoping.
Deng Xiaoping
C’est cette conception qui a été le principal outil pour promouvoir et faire triompher le révisionnisme. Cette arme idéologique réactionnaire doit être comprise, de sorte de ne pas arriver au même révisionnisme qui consiste à voir le marxisme comme une « méthode ».
Deng Xiaoping ne doit pas être considéré comme un « individu » qui a trahi, mais comme le porteur d’une vision du monde toute entière. Après la mort de Mao Zedong, il avait une façon bourgeoise de « comprendre » le maoïsme, afin de réorganiser l’Etat suivant les besoins de la bourgeoisie.
Cette voie bourgeoise consiste principalement en une compréhension particulière de la science, nous allons voir de quelles positions il s’agissait … ou il s’agit, vu qu’il y a encore des « maoïstes » qui sont en fait des dengistes cachés.
La
thèse de la neutralité de la recherche et les décisions d’en haut
Selon le matérialisme dialectique, la pensée est le reflet du
mouvement de la matière, les communistes luttent pour que cette
pensée soit conforme à la réalité.
Une fois le mouvement
éternel de la matière rejeté, il n’y a pas de place pour une telle
conception. Il n’y aurait pas de pensée, mais seulement une bataille
et une construction. Le marxisme serait une « méthode »
et de ce fait, ce qui est nécessaire n’est pas un cadre
révolutionnaire à chaque niveau, mais un « expert ».
C’est pourquoi Deng Xiaoping pourrait promouvoir le socialisme
« par en haut », comme quand il dit:
« Il convient de sélectionner quelques milliers de sujets d’élite dans les milieux scientifiques et techniques, pour lesquels on créera les conditions nécessaires afin qu’ils puissent se consacrer entièrement à leurs travaux de recherche. »
Respecter les connaissances et les hommes de talent, 14 mai 1977
Cette approche voit la « science » comme neutre dans
son contenu et son développement. Dans un autre document, Deng
Xiaoping dit :
« Que l’on fasse du travail manuel ou intellectuel, on est un travailleur dans la société socialiste (…).
En déformant la notion de la division du travail – manuel et intellectuel – existant aujourd’hui dans notre société, pour la présenter comme un antagonisme de classes, la bande des Quatre cherchait en fait à attaquer et à persécuter les intellectuels, à miner l’alliance des ouvriers et des paysans avec les intellectuels, à détruire les forces productives sociales et à saper notre révolution et notre édification socialistes.
La science et la technologie sont une partie des forces productives. »
Discours à la conférence nationale sur les sciences, 18 mars 1978
Deng
Xiaoping contre la GRCP
La Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP)
affirmait exactement le contraire. Ce n’était pas seulement une
tentative de bloquer une restauration réactionnaire ; la GRCP était
un moyen de progresser dans les domaines du matérialisme
dialectique.
Dans la GRCP, la science et la technologie étaient considérées
comme une manière d’approcher la réalité, et de cette façon elles
ne sont pas des « forces productives », mais des choix
idéologiques, qui reflètent un caractère de classe. Les communes
populaires n’ont rien à voir avec la Chine capitaliste des années
2000.
Deng Xiaoping était bien conscient de cela, comme il était le
principal ennemi de la GRCP. Mais s’il a réussi à prendre la tête
de la Chine après la mort de Mao, c’est parce qu’il a réussi à
prendre un aspect du maoïsme – le développement du pays – mais pour
le transformer dans le sens d’un développement pragmatique.
C’est pourquoi le révisionnisme pouvait réussir: il est apparu
comme une amélioration de la situation, la réorganisation apparente
de l’économie, mais en fait pour la transformer. Voici comment Deng
Xiaoping explique son point de vue:
« La « révolution culturelle » a
certainement été une grave erreur, mais notre Parti a brisé les
cliques contre-révolutionnaires de Lin Piao et des Quatre, et mis
fin à cette « révolution culturelle », ce qui nous a
permis d’arriver où nous en sommes (…).
Quand nous disons « rétablir le cours normal des
choses », nous entendons justement réparer les ravages causés
par Lin Piao et les Quatre, critiquer les erreurs commises par le
camarade Mao Zedong dans les dernières années de sa vie, et ramener
toutes les activités dans la juste voie de la pensée Mao
Zedong. » (Entretien du 25 octobre 1980 avec des
camarades responsables du Comité central)
Deng
Xiaoping à propos de la science et de la production
L’astuce tactique de Deng Xiaoping était ainsi d’assimiler la
science et de la production. C’est très proche du révisionnisme
soviétique: comme les forces productives croissantes sont la preuve
du développement du socialisme, alors tout ce qui aide est
« socialiste ».
Ce qui compte n’est pas le choix de comment et de savoir ce qui doit être produit, mais la production en elle-même. Il s’agit d’une conception bourgeoise mécanique, visant seulement à satisfaire le besoin du capital à se développer.
Voici comment Deng Xiaoping explique cela :
« Il faut comprendre que la science et la technique
constituent une force productive. La bande des Quatre a fait beaucoup
de tapage autour de cette question, inversant la vérité et jetant
la confusion dans les esprits.
Le marxisme a toujours considéré que la science et la technique font partie des forces productives. Il y a un peu plus d’un siècle déjà, Marx avait dit que l’essor de la production mécanisée impliquait l’application consciente des sciences de la nature. Et d’ajouter que « les forces productives comprennent aussi la science. »
Le progrès de la science et de la technique modernes resserre chaque jour davantage les liens entre la science et la production. Le rôle considérable de la science et de la technique en tant que forces productives s’affirme avec toujours plus d’évidence. »
Discours à la conférence nationale sur les sciences, 18 mars 1978
La conception de Deng Xiaoping n’a servi que le capital.
Quelle est la clé du révisionnisme, en URSS et
en République Populaire de Chine? C’est l’idéologie, il y avait un
espace ouvert pour révisionnisme en URSS et en République populaire
de Chine, où les éléments bourgeois ont pu s’agglutiner et ensuite
faire un coup d’État.
En URSS, cet espace était dans le domaine de la
biologie. La conception bourgeoise de l’ADN comme support de tout ce
qu’est la vie a été bien comprise comme une illusion réactionnaire.
Néanmoins, cela a été confronté avec la
conception erronée de modifier la matière depuis l’extérieur, sans
suivre le principe selon lequel la contradiction est interne.
Lyssenko prétendait modifier la matière
d’une manière conforme à la volonté des êtres humains, ce qui a
conduit à un échec scientifique et a permis au révisionnisme,
plein de subjectivisme bourgeois, de s’organiser.
Nikita Khrouchtchev n’a pas rejeté Lyssenko après
la mort de Staline, au contraire, il a nié tous les enseignements
matérialistes dialectiques, mais a conservé Lyssenko comme valable.
Le révisionnisme prétendait changer la nature, la réalité, depuis
l’extérieur, selon la volonté.
Mao Zedong a réussi à « réparer » matérialisme dialectique avec la conception selon laquelle la contradiction est interne, comme quoi rien n’est indivisible. Le révisionnisme a dû lutter contre cela.
Pour cette raison, le révisionnisme chinois vint de ce domaine. Les promoteurs du mouvement de Tien’anmen en 1989 viennent directement de ce domaine de la cosmologie. Ils étaient protégés par Deng Xiaoping.
Couverture du Time, avec Deng Xiaoping. « CHINE S’écartant de Marx »
Mais comment a-t-il été possible pour le
révisionnisme chinois de lutter contre la cosmologie de Mao ? Ici,
Deng Xiaoping apparaît avec ce que nous devons considérer comme une
idéologie : le dengisme.
Selon le dengisme, la technologie n’est pas une
superstructure, mais une infrastructure. Il a formulé cela dans une
phrase célèbre: « Ce n’est pas grave si un chat est blanc
ou noir, pourvu qu’il attrape les souris. »
Quand
on voit cela, il est facile de comprendre que la plupart des
« maoïstes » dans le monde sont des dengistes ; ils
maintiennent encore quelques enseignements de Mao Zedong, mais ils
ont la même conception pragmatique d’une méthode suprême. Comme
Deng Xiaoping, ils résument Mao Zedong à quelques livres,
notamment De la pratique ; ce n’est pas une
surprise que la plupart de ces « maoïstes » aient viré
en « marxistes-léninistes » pro-albanais.
Le pragmatisme est la base même du dengisme. Il
rejette le principe de l’indivisibilité de la matière ; il
considère que le monde obéit à un mouvement mécanique, où il est
possible de pousser dans une direction ou une autre.
Le prachandisme au
Népal, l’avakianisme aux Etats-Unis … sont des
idéologies empruntant directement leurs conceptions au dengisme,
depuis une incompréhension du maoïsme, de la Grande Révolution
Culturelle Prolétarienne (GRCP).
Le GRCP voulait mettre l’idéologie au poste de
commande dans tous les domaines, alors que le dengisme limite
l’idéologie à une méthode en politique. En fait, les « maoïstes »
qui ne parlent jamais de la culture, de la science, de l’histoire …
révèlent leur nature dengiste avec cette conception étroite.
Ces faux « maoïstes » acceptent les valeurs bourgeoises dans tous les domaines, mais pas dans la politique, en tout cas ils le prétendent. Leur refus de reconnaître la crise écologique, de rejeter la destruction de la nature et l’utilisation des êtres vivants, est une grande preuve de leur approche non matérialiste dialectique. En fait, ils sont gens rêvant d’être les gestionnaires d’une réorganisation du capitalisme – comme Deng Xiaoping.
Couverture du Time, avec Deng Xiaoping. « Bannissant le fantôme de Mao »
Voici ce que Deng Xiaoping a répondu à la
question de savoir si, finalement, le capitalisme n’est pas si mal
que ça:
« Il importe d’éclaircir ce qu’est le capitalisme. Le capitalisme marque une supériorité par rapport au féodalisme. Il est certaines choses qui ne sauraient être qualifiées de capitalistes.
Par exemple, la technologie et la gestion dans la production relèvent du domaine de la science ; elles sont utiles à n’importe quelle société et à n’importe quel pays.
Nous avons l’intention d’acquérir des compétences techniques, scientifiques et de gestion avancées pour servir notre production socialiste. Et ces choses en tant que tels n’ont pas de caractère de classe. »
Réponses aux questions de la journaliste italienne Oriana Fallaci, août 1980
« Ces choses en tant que tels n’ont pas de caractère de classe » – c’est la grande ligne révisionniste, exactement ce qui a été combattu par la GRCP.
Je voudrais aujourd’hui, au cours des catéchèses sur les Pères de l’Eglise, parler d’une figure très mystérieuse: un théologien du sixième siècle, dont le nom est inconnu, qui a écrit sous le pseudonyme de Denys l’Aréopagite.
Avec ce pseudonyme, il fait allusion au passage de l’Ecriture que nous venons d’entendre, c’est-à-dire à l’histoire racontée par saint Luc dans le chapitre XVII des Actes des Apôtres, où il est rapporté que Paul prêcha à Athènes sur l’Aréopage, pour une élite du grand monde intellectuel grec, mais à la fin la plupart des auditeurs montrèrent leur désintérêt et s’éloignèrent en se moquant de lui; pourtant certains, un petit nombre nous dit saint Luc, s’approchèrent de Paul en s’ouvrant à la foi.
L’évangéliste nous donne deux noms: Denys, membre de l’Aréopage, et une certaine femme, Damaris.
Si l’auteur de ces livres a choisi cinq siècles plus tard le pseudonyme de Denys l’Aréopagite, cela veut dire que son intention était de mettre la sagesse grecque au service de l’Evangile, d’aider la rencontre entre la culture et l’intelligence grecque et l’annonce du Christ; il voulait faire ce qu’entendait ce Denys, c’est-à-dire que la pensée grecque rencontre l’annonce de saint Paul; en étant grec, devenir le disciple de saint Paul et ainsi le disciple du Christ.
Pourquoi a-t-il caché son nom et choisi ce pseudonyme? Une partie de la réponse a déjà été donnée: il voulait précisément exprimer cette intention fondamentale de sa pensée. Mais il existe deux hypothèses à propos de cet anonymat et de ce pseudonyme.
Une première hypothèse dit: c’était une falsification voulue, avec laquelle, en antidatant ses œuvres au premier siècle, au temps de saint Paul, il voulait donner à sa production littéraire une autorité presque apostolique.
Mais mieux que cette hypothèse – qui me semble peu crédible – il y a l’autre: c’est-à-dire qu’il voulait précisément faire un acte d’humilité.
Ne pas rendre gloire à son propre nom, ne pas créer un monument pour lui-même avec ses œuvres, mais réellement servir l’Evangile, créer une théologie ecclésiale, non individuelle, basée sur lui-même.
En réalité, il réussit à construire une théologie que nous pouvons certainement dater du VI siècle, mais pas attribuer à l’une des figures de cette époque: c’est une théologie un peu désindividualisée, c’est-à-dire une théologie qui exprime une pensée et un langage commun.
C’était une époque de dures polémiques après le Concile de Chalcédoine; lui, en revanche, dans sa Septième Epître dit: « Je ne voudrais pas faire de polémiques; je parle simplement de la vérité, je cherche la vérité ».
Et la lumière de la vérité fait d’elle-même disparaître les erreurs et fait resplendir ce qui est bon.
Et avec ce principe, il purifia la pensée grecque et la mit en rapport avec l’Evangile.
Ce principe, qu’il affirme dans sa septième lettre, est également l’expression d’un véritable esprit de dialogue: ne pas chercher les choses qui séparent, chercher la vérité dans la Vérité elle-même, qu’ensuite celle-ci resplendisse et fasse disparaître les erreurs.
La théologie de cet auteur, tout en étant donc pour ainsi dire « suprapersonnelle », réellement ecclésiale, peut être située au VI siècle.
Pourquoi? Il rencontra dans les livres d’un certain Proclus, mort à Athènes en 485, l’esprit grec qu’il plaça au service de l’Evangile: cet auteur appartenait au platonisme tardif, un courant de pensée qui avait transformé la philosophie de Platon en une sorte de religion, dont le but à la fin était de créer une grande apologie du polythéisme grec et de retourner, après le succès du christianisme, à l’antique religion grecque.
Il voulait démontrer que, en réalité, les divinités étaient les forces en œuvre dans le cosmos.
La conséquence était que l’on devait considérer le polythéisme plus vrai que le monothéisme, avec un unique Dieu créateur.
C’était un grand système cosmique de divinités, de forces mystérieuses, celui que nous montre Proclus, pour qui dans ce cosmos déifié l’homme pouvait trouver l’accès à la divinité.
Il distinguait cependant les voies pour les simples, qui n’étaient pas en mesure de s’élever aux sommets de la vérité – pour eux certains rites même superstitieux pouvaient suffire – et les voies pour les sages, qui en revanche devaient se purifier pour arriver à la pure lumière.
Cette pensée, comme on le voit, est profondément antichrétienne. C’est une réaction tardive contre la victoire du christianisme.
Un usage antichrétien de Platon, alors qu’était déjà en cours un usage chrétien du grand philosophe.
Il est intéressant que ce Pseudo-Denys ait osé se servir précisément de cette pensée pour montrer la vérité du Christ; transformer cet univers polythéiste en un cosmos créé par Dieu, dans l’harmonie du cosmos de Dieu où toutes les forces sont une louange à Dieu, et montrer cette grand harmonie, cette symphonie du cosmos qui va des séraphins, aux anges et aux archanges, à l’homme et à toutes les créatures qui ensemble reflètent la beauté de Dieu et sont une louange à Dieu.
Il transformait ainsi l’image polythéiste en un éloge du Créateur et de sa créature.
Nous pouvons de cette manière découvrir les caractéristiques essentielles de sa pensée: elle est tout d’abord une louange cosmique. Toute la création parle de Dieu et est un éloge de Dieu.
La créature étant une louange de Dieu, la théologie de Pseudo-Denys devient une théologie liturgique: Dieu se trouve surtout en le louant, pas seulement en réfléchissant; et la liturgie n’est pas quelque chose que nous avons construit, quelque chose d’inventé pour faire une expérience religieuse au cours d’une certaine période de temps; elle est un chant avec le chœur des créatures et l’entrée dans la réalité cosmique elle-même.
Et c’est précisément ainsi que la liturgie n’apparaît plus seulement ecclésiastique mais devient vaste et grande, devient notre union avec le langage de toutes les créatures. Il dit: on ne peut pas parler de Dieu de manière abstraite; parler de Dieu est toujours – dit-il avec un mot grec – un « hymnein », un chant pour Dieu avec le grand chant des créatures, qui se reflète et se concrétise dans la louange liturgique.
Toutefois, bien que sa théologie soit cosmique, ecclésiale et liturgique, elle est également profondément personnelle.
Il créa la première grande théologie mystique. Le mot « mystique » acquiert même avec lui une nouvelle signification. Jusqu’à cette époque, pour les chrétiens ce mot était équivalent au mot « sacramentel », c’est-à-dire ce qui appartient au « mysterion », au sacrement.
La parole « mystique » devient avec lui plus personnelle, plus intime: elle exprime le chemin de l’âme vers Dieu.
Et comment trouver Dieu? Nous observons de nouveau ici un élément important dans son dialogue entre la philosophie grecque et le christianisme, en particulier la foi biblique.
Apparemment, ce que dit Platon et ce que dit la grande philosophie sur Dieu est beaucoup plus élevé, est beaucoup plus vrai; la Bible apparaît assez « barbare », simple, précritique dirait-on aujourd’hui; mais lui remarque que c’est justement ce qui est nécessaire parce qu’ainsi nous pouvons comprendre que les concepts les plus élevés sur Dieu n’arrivent jamais jusqu’à sa vraie grandeur; ils sont toujours inappropriés.
En réalité, ces images nous font comprendre que Dieu est au delà de tous les concepts; dans la simplicité des images, nous trouvons plus de vérité que dans les grands concepts.
Le visage de Dieu est notre incapacité d’exprimer réellement ce qu’Il est. Aussi parle-t-on – comme le fait Pseudo-Denys – d’une « théologie négative ».
Nous pouvons plus facilement dire ce que Dieu n’est pas, plutôt que d’exprimer ce qu’Il est véritablement.
Ce n’est qu’à travers ces images que nous pouvons deviner son vrai visage, et de l’autre côté ce visage de Dieu est très concret: c’est Jésus Christ.
Et bien que Denys nous montre, en suivant en cela Proclus, l’harmonie des chœurs célestes, de telle façon qu’il nous semble que tous dépendent de tous, il reste vrai que notre chemin vers Dieu demeure fort éloigné de Lui; Pseudo-Denys nous montre que, finalement, la route vers Dieu est Dieu lui-même, Lequel se rapproche de nous en Jésus Christ.
C’est ainsi qu’une théologie tellement grande et mystérieuse devient également très concrète autant dans l’interprétation de la liturgie que dans le discours tenu sur Jésus Christ: avec tout cela, Denys l’Aréopagite eut une grande influence sur toute la théologie médiévale, sur toute la théologie mystique autant en Orient qu’en Occident, il fut presque redécouvert au treizième siècle notamment par saint Bonaventure, le grand théologien franciscain qui dans cette théologie mystique trouva le moyen conceptuel d’interpréter l’héritage tellement simple et profond de saint François: le « poverello », avec Denys, nous dit finalement que l’amour voit plus que la raison.
Là où se trouve la lumière de l’amour on ne souffre plus des ténèbres de la raison; l’amour voit, l’amour est un œil et l’expérience nous donne plus que la réflexion.
Quelle que soit cette expérience, Bonaventure le vit en saint François: c’est l’expérience d’un cheminement très humble, très réaliste, jour après jour, c’est cela aller avec le Christ, en acceptant sa croix.
Dans cette pauvreté et dans cette humilité, dans l’humilité que l’on éprouve également dans la vie ecclésiale, on fait une expérience de Dieu qui est plus élevée que celle que l’on atteint par la réflexion: à travers elle, nous touchons réellement le cœur de Dieu.
Il existe aujourd’hui une nouvelle actualité de Denys l’Aréopagite: il apparaît comme un grand médiateur dans le dialogue moderne entre le christianisme et les théologies mystiques de l’Asie, dont la caractéristique la plus connue est la conviction selon laquelle on ne peut pas dire qui est Dieu; on ne peut parler de Lui que sous forme négative; on ne peut parler de Dieu qu’avec le « ne pas », et ce n’est qu’en entrant dans cette expérience du « ne pas » qu’on Le rejoint.
On voit ici une proximité entre la pensée de l’Aréopagite et celle des religions asiatiques: il peut être aujourd’hui un médiateur comme le il fut entre l’esprit grec et l’Evangile. On voit ainsi que le dialogue n’accepte pas la superficialité.
C’est justement quand quelqu’un entre dans la profondeur de la rencontre avec le Christ que s’ouvre également le vaste espace pour le dialogue.
Quand quelqu’un rencontre la lumière de la vérité, on s’aperçoit qu’il est une lumière pour tous; les polémiques disparaissent et il devient possible de se comprendre l’un l’autre ou au moins de parler l’un avec l’autre, de se rapprocher.
Le chemin du dialogue est justement la proximité dans le Christ à Dieu dans la profondeur de la rencontre avec Lui, dans l’expérience de la vérité qui nous ouvre à la lumière et nous aide à aller à la rencontre des autres: la lumière de la vérité, la lumière de l’amour.
Et il nous dit en fin de compte: empruntez la voie de l’expérience, de l’expérience humble de la foi, chaque jour.
Le cœur devient alors grand et peut voir et illuminer également la raison pour qu’elle voie la beauté de Dieu. Prions le Seigneur pour qu’il nous aide aujourd’hui aussi à mettre au service de l’Evangile la sagesse de notre époque, en découvrant à nouveau la beauté de la foi, la rencontre avec Dieu dans le Christ.
Pseudo-Denys l’Aréopagite, en niant la
dialectique au profit de l’unité suprême tout en reconnaissant la
réalité matérielle, n’est pas loin du panthéisme. Cependant, en
niant le mouvement, il ne peut pas y aboutir, basculant de ce fait
dans une religiosité où c’est Dieu qui met en mouvement.
Ce mouvement est insuffisant, car la vie
matérielle est nécessairement « pleine de mutabilité et
d’angoisses » ; la hiérarchie permet de donner du
sens et de faire en sorte « de nous unir à Dieu autant
qu’il est possible ».
Il est frappant, à ce niveau, de voir que, à
l’opposé complet d’Augustin, Pseudo-Denys l’Aréopagite ne mentionne
que très rarement les Écritures. La Bible n’est pour lui qu’un
outil théorique, l’incarnation justifiée ; il n’aborde pas les
points élaborés à l’intérieur, comme si le christianisme pouvait
d’une certaine manière s’en passer.
Ainsi, Pseudo-Denys l’Aréopagite résume le
squelette du christianisme, là où Augustin fournit sa chair. Cela
permet de lire avec une grande clarté l’interprétation chrétienne
du rapport entre l’un et le multiple, clef de toute idéologie.
On a ainsi la définition de Dieu, qui est tout
mais de manière unique, formant un seul « un », sans
partage ni découpage :
« En Dieu, l’unité précède et domine la
distinction ; mais la distinction n’entame pas, ne déchire pas
l’unité. »
L’être humain relève du multiple, mais il est
tout de même « un » ; c’est le paradoxe du statut
de l’homme :
« Un des devoirs et des secrets de la foi, c’est
d’étudier le divin dans l’humain, l’incréé dans le créé, l’unité
dans la multiplicité. »
Le bien est général, car seul le « Un »
existe ; le mal n’est qu’un échec de ce rapport à l’un, et
donc de nature multiple :
« Pour tout dire en un mot, le bien procède d’une
cause unique et totalement parfaite, le mal résulte de défectuosités
multiples et particulières. »
Patrologiae cursus completus. 2, S. Dionysii Areopagitae Opera omnia, Georgii Pachymerae paraphrasi continenter illustrata, 1856
Voici deux autres passages, très importants car ils abordent la question de l’unité et donc du cercle, au sens où le multiple fait comme entourer le « un » qui lui fournit, tel le soleil, la force d’exister.
On a ici le cœur même de l’énergologie
néo-platonicienne dans sa version catholique :
« Ainsi apparaît-il excellemment que le saint
amour ne reconnaît ni commencement ni fin : c’est comme un cercle
éternel, dont la bonté est à la fois le plan, le centre, le rayon
vecteur et la circonférence : cercle que décrit dans une invariable
révolution la bonté qui agit sans sortir d’elle-même, et revient
au point qu’elle n’a pas quitté. »
« Puis donc que l’absolue et infinie bonté produit
l’être comme son premier bienfait, il convient de la louer d’abord
de cette grâce, qui précède toutes les autres grâces.
Ainsi, la participation de l’être, les principes des
choses et les choses elles-mêmes, et tout ce qui existe en quelque
sorte que ce soit, viennent de la bonté et subsistent en elle d’une
façon incompréhensible, sans diversité, sans pluralité.
De même tout nombre préexiste, confondu dans l’unité,
et l’unité renferme tout nombre en sa simplicité parfaite; tout
nombre est un en l’unité, et plus il s’éloigne d’elle, plus il se
divise et se multiplie.
Également tous les rayons du cercle se trouvent unis
dans un centre commun; et ce centre indivisible comprend en lui-même
tous les rayons qui sont absolument indistincts, soit les uns des
autres, soit du point unique d’où ils partent.
Entièrement confondus dans ce milieu, s’ils s’en
éloignent quelque peu, dès lors ils commencent à se séparer
mutuellement ; s’ils s’en éloignent davantage, ils continuent à se
séparer en la même proportion; en un mot, plus ils sont proches ou
distants du point central, plus aussi s’augmente leur proximité ou
leur distance respective. »
Cependant, cela pose donc un certain rapport à
l’Univers lui-même unifié, que ne manqueront pas de
souligner Avicenne, Averroès, Spinoza, c’est-à-dire tous
ceux qui prendront au pied de la lettre l’unicité cosmique, se
débarrassant de la fantasmagorie d’un Dieu « au-delà ».
Voici, à l’opposé, la vision de Pseudo-Denys
l’Aréopagite, qui correspond à la vision religieuse.
« Dieu est nommé un, parce que dans l’excellence
de sa singularité absolument indivisible, il comprend toutes choses,
et que sans sortir de l’unité, il est le créateur de la
multiplicité : car rien n’est dépourvu d’unité; mais comme tout
nombre participe à l’unité, tellement qu’on dit une couple, une
dizaine et une moitié, un tiers, un dixième, ainsi toutes choses,
et chaque chose, et chaque partie d’une chose tiennent de l’unité;
et ce n’est qu’en vertu de l’unité que tout subsiste.
Et cette unité, principe des êtres, n’est pas portion
d’un tout; mais, antérieure à toute universalité et multitude,
elle a déterminé elle-même toute multitude et universalité.
Car il n’y a pas de pluralité qui ne soit une par
quelque endroit : ce qui est multiple en ses parties, est un dans sa
totalité; ce qui est multiple en ses accidents est un dans sa
substance; ce qui est multiple en nombre, ou par les facultés, est
un par l’espèce; ce qui est multiple en ses espèces, est un par le
genre; ce qui est multiple comme production, est un dans son
principe.
Et il n’y a rien qui n’entre en participation quelconque
de cet un absolument indivisible, et renfermant dans sa simplicité
parfaite chaque chose individuellement, et toutes choses ensemble,
alors même qu’elles sont mutuellement opposées.
La pluralité n’existerait pas sans la singularité ;
mais la singularité peut exister sans la pluralité, comme l’unité
précède tout nombre multiple.
Et si vous considérez les diverses parties de l’univers
comme unies de tout point entre elles, vous aurez alors l’unité dans
la totalité. »
Et c’est précisément cette unité inatteignable
qui justifie qu’on s’attarde sur le multiple, et donc sur les
oracles, sur ce qu’on pourrait appeler des transmissions indirectes
du « un » inaccessible et incompréhensible.
C’est en ce sens que Pseudo-Denys l’Aréopagite
montre bien, dans les faits, que le néo-platonisme ne pouvait
subsister sans reconnaître un corps d’écrits divins permettant
l’incarnation, c’est-à-dire la reconnaissance de la puissance sur
terre de ce qui est au-delà.
On retrouve ainsi le christianisme avec Jésus,
l’Islam avec Mahomet, le judaïsme avec non pas Moïse mais ses
figures messianiques concrètes (Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle,
Menachem Mendel Schneerson, le Rabbi de Loubavitch, au XXe siècle).
Il est frappant de voir d’ailleurs que
Pseudo-Denys l’Aréopagite parle des « divins oracles »,
tel un païen, un néo-platonicien, et non des saintes Ecritures, de
la Bible. C’est qu’en fait, les écrits saints ne sont, pour lui,
qu’un oracle à décoder, par une lecture mystique.
Voici la synthèse du point de vue de Pseudo-Denys
l’Aréopagite :
« Nous disons donc que, par un décret d’amour,
cette suprême béatitude, qui possède la divinité par nature et y
fait participer ceux qui sont dignes de cette glorieuse
transformation, a établi la hiérarchie pour le salut et la
déification de tous les êtres, soit raisonnables, soit purement
spirituels.
Seulement, pour les bienheureuses essences qui habitent
les cieux, cette institution n’a rien de sensible et de corporel; car
ce n’est point par l’extérieur que Dieu les attire et les élève
aux choses divines; mais il fait étinceler au dedans d’elles-mêmes
les purs rayons et les splendeurs intelligibles de son adorable
volonté.
Au contraire, ce qui leur est départi uniformément et
pour ainsi dire en masse, nous est transmis, à nous, comme en
fragments et sous la multiplicité de symboles variés dans les
divins oracles.
Car ce sont les divins oracles qui fondent notre
hiérarchie.
Et par ce mot il faut entendre non seulement ce que nos
maîtres inspirés nous ont laissé dans les saintes Lettres et dans
leurs écrits théologiques, mais encore ce qu’ils ont transmis à
leurs disciples par une sorte d’enseignement spirituel et presque
céleste, les initiant d’esprit à esprit d’une façon corporelle
sans doute, puisqu’ils parlaient, mais j’oserai dire aussi
immatérielle, puisqu’ils n’écrivaient pas.
Mais ces vérités devant se traduire dans les usages de
l’Église, les Apôtres les ont exposées sous le voile des symboles
et non pas dans leur nudité sublime, car chacun n’est pas saint; et,
comme dit l’Écriture, la science n’est pas pour tous. »
On a ainsi ici uniquement un aspect du christianisme, mais c’est le plus épuré et, finalement, le plus intéressant dans la mesure où il montre son noyau dur, au-delà des discours de la Bible, sur la Bible, qui bien entendu joueront également un rôle historique toujours prépondérant, le christianisme s’éloignant toujours davantage des conditions de son origine et donc de sa nature initiale.
La dimension panthéiste du christianisme
représente l’expression de sa base dynamique, correspondant à la
modification profonde de la réalité et au besoin de cette
modification. Karl Marx a explicité de manière tout à fait claire
le double aspect de la religion, qui est à la fois consolation et
protestation, en plus d’être, en tant qu’idéologie, un reflet.
Cependant, la dimension dynamique est
nécessairement atténuée, freinée, paralysée par la conception du
monde qui attribue aux cieux une valeur supérieure à la réalité
terrestre.
Ce n’est pas nécessairement l’aspect principal,
car le christianisme fait œuvre de civilisation, accompagnant
l’effondrement de l’esclavagisme, modifiant les mentalités en
fonction. Mais le panthéisme est toujours relatif, la dignité du
réel ne saurait être complète.
L’exigence de comportements non barbares est, en
effet, justifié par les cieux, tout comme Platon les justifiait en
fonction du « Beau » de son « monde des idées »,
un monde non matériel, purement spirituel.
Pseudo-Denys l’Aréopagite n’échappe pas à ce
rapport entre le bien et le mal, malgré une véritable tentative de
préserver la dignité du réel.
Voici comment il parle de comportements erronés,
en les justifiant paradoxalement relativement, dans la mesure où il
explique qu’ils relèvent du bien, car ils existent. Le mal, en
effet, n’existe pas en soi, il n’est qu’une mauvaise compréhension
de l’inclination inévitable vers le bien.
On voit tout de suite en quoi cette conception
porte en elle une détermination panthéiste-matérialiste, dans la
mesure où l’être humain est bon, la tendance générale à la
complexité et la compassion.
« Ainsi l’impudique, d’un côté, s’exclut du bien
par sa brutale convoitise, et comme tel, il n’est qu’un non-être, et
les choses qu’il désire sont un non-être; mais d’autre part, il
participe encore au bien en ce sens qu’il garde un reste d’amitié et
une manière d’alliance avec ce qui est.
Également la fureur tient au bien par le fait de son
émotion, et par son désir de redresser et de ramener ce qu’elle
estime mauvais à un but qui semble louable.
De même celui qui se précipite dans les dérèglements,
aspirant à une vie qui le charme, n’est pas totalement déchu du
bien, puisqu’il a un désir, le désir de la vie, d’une vie qui lui
sourit.
Enfin, si vous supprimez tout bien absolument, il n’y a
plus dès lors ni substance, ni vie, ni désir, ni mouvement, ni quoi
que ce soit. »
Cette dernière phrase, si on la lit de manière
matérialiste en supprimant Dieu, est juste. Toutefois, Pseudo-Denys
l’Aréopagite n’est pas matérialiste.
Là où le matérialisme dialectique voit le
communisme dans le produit synthétique de la matière éternelle en
mouvement, il voit le paradis dans la nature unique de Dieu éternel
et statique.
Pour cette raison, il est obligé de rejeter de
manière explicite la dialectique : « la dualité ne peut
être principe ».
« Si le mal n’émane pas du bien, il a donc
évidemment une autre origine, une autre cause. Car ou le mal dérive
du bien, ou le bien dérive du mal, ou il faut assigner au bien et au
mal une source différente : car la dualité ne peut être principe,
l’unité au contraire est le principe de la dualité.
Or personne assurément ne soutiendra que d’une seule et
même chose puissent procéder deux choses de tout point contraires,
et qu’au lieu d’être simple et un, le même principe soit composé,
double, opposé à lui-même et variable.
Mais on n’admettra pas non plus deux principes
contraires, qui d’une part se pénètrent mutuellement et régissent
le monde, et de l’autre se livrent constamment la guerre; ou en cas
qu’on les admette, d’abord Dieu ne sera pas indépendant, ni sans
contradiction, si toutefois son éternelle paix peut jamais être
troublée; ensuite le désordre et une hostilité permanente
régneraient dans l’univers.
Pourtant la bonté suprême établit l’harmonie entre
tous les êtres ; et elle est la paix même, et elle donne la paix,
comme disent les écrivains sacrés. C’est pourquoi toutes choses
bonnes s’entr’aiment, et forment un merveilleux concert, produites
par une même activité, ordonnées par rapport à un même bien,
régulières et unanimes dans leur mouvement, et se prêtant un
mutuel appui. »
Il en découle inévitablement un affaiblissement fondamental de la perspective panthéiste. La réalité matérielle ne peut être, chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, que finalement « privation, faiblesse, mélange inharmonique de substances dissemblables ».
Ce qu’on appelle le mal n’est alors plus
critiquable en soi, car il découle de la nature même de la matière,
au lieu d’être une simple erreur d’inclination.
Le mal n’est plus un défaut quantitatif, il est
dans la qualité même de la matière. Pseudo-Denys l’Aréopagite dit
ainsi au sujet du mal :
« Par suite il est une privation, une défectuosité,
une faiblesse, un dérèglement, une erreur, une illusion ; il est
sans beauté, sans vie, sans intelligence, sans raison, sans
perfection, sans fixité, sans cause, sans manière d’être
déterminée.
Il est infécond, inerte, impuissant, désordonné, plein
de contradiction, d’incertitude, de ténèbres; il n’a pas de
substance et n’est absolument rien de ce qui existe. »
Ou encore :
« Tout ce qui résulte naturellement d’une chose,
trouve en elle sa raison d’être déterminée ; or le mal, n’ayant
pas sa raison d’être déterminée, n’est le résultat naturel
d’aucune chose; car ce qui est contre nature ne dérive pas de la
nature, comme l’irrégularité n’a pas sa raison dans la règle.
Est-ce donc que l’âme est cause du mal, comme le feu est
cause de la chaleur, et qu’elle emplit de sa malice les substances
auxquelles elle s’allie? Ou originairement douée d’une nature bonne,
ses opérations seraient-elles tantôt bonnes et tantôt mauvaises?
Or, si l’âme est naturellement mauvaise, alors d’où vient sa
substance ?
Est-ce du principe souverainement bon qui a créé tous
les êtres?
Mais, en ce cas, comment peut-elle être essentiellement mauvaise, puisque la cause suprême ne produit que des œuvres bonnes? Si au contraire l’âme est mauvaise dans ses actions, du moins ce n’est pas toujours : autrement et si elle n’était créée conforme au bien, d’où lui viendrait la vertu?
Reste donc à conclure que le mal est faiblesse et
défection dans le bien. »
Même les démons cherchent, paradoxalement, le
bien :
« Le mal donc n’est point un être, et ne subsiste
dans aucun être. Le mal, en tant que mal, n’est nulle part, et quand
il se produit, ce n’est pas comme résultat d’une force, mais d’une
infirmité.
Ainsi l’existence des démons est chose bonne, et elle
procède du bien; le mal pour eux consiste en ce qu’ils sont déchus
de leur destination propre, qu’ils n’ont pas su se tenir immuables
dans leur état originel, ni garder dans son intégrité la
perfection angélique qui leur était départie.
Les démons recherchent le bien quand ils désirent
l’être, la vie, l’intelligence; et quand ils ne désirent pas le
bien, ils recherchent ce qui n’est pas : ce n’est point là
proprement un désir, c’est plutôt le néant du désir véritable. »
La lecture panthéiste-matérialiste est ainsi littéralement plombé par la vision du bien relevant de Dieu, hors la matière. On voit néanmoins très bien que la religion ne saurait se placer uniquement en-dehors de la réalité ; s’il n’y avait pas une profonde dimension matérielle, elle n’aurait eu aucune réalité historique.
Le grand souci de l’approche de Pseudo-Denys
l’Aréopagite, par rapport à la nature même de la religion, est que
le principe d’incarnation utilisée afin de christianiser le
néo-platonisme aboutit, de manière inévitable à une divinisation
de l’être humain.
D’un côté, cette divinisation est reportée à la fin des temps, à la résurrection:
« Quand nous serons devenus incorruptibles et
immortels, et que le Christ nous aura associés à sa félicité
glorieuse, alors, comme il est écrit, nous habiterons éternellement
avec le Seigneur, admis à la chaste contemplation de sa sainte
humanité, il nous inondera des torrents de sa splendide lumière,
comme il arriva aux disciples dans le mystère de la transfiguration
;
également il fera luire ses clartés intelligibles sur
notre âme dégagée alors de la matière et des passions, et parmi
les douceurs d’une inconcevable union, elle s’enivrera des rayons
épanouis de ce merveilleux soleil à peu près comme les célestes
intelligences;
car, ainsi que dit la parole de vérité, nous serons
semblables aux anges et enfants de Dieu, puisque nous serons enfants
de la résurrection. »
Mais de l’autre côté, le principe même
d’incarnation implique que Dieu soit présent partout :
« Il habite les cœurs, les esprits et les corps,
le ciel et la terre; constamment immuable, il est dans le monde,
autour du monde, par delà le monde, par delà les cieux, par delà
toute substance; il est soleil, étoile, feu et eau, vent, rosée et
nuage, pierre angulaire et rocher; il est tout ce qui est, et n’est
rien de ce qui est. »
Par conséquent, on trouve une tendance à
l’esthétisation : puisque Dieu est partout, alors la création
elle-même tend au bon (comme dans le néo-platonisme), mais même
incarne le bon, au moins de manière relative.
« Le bon et le beau, essentielle unité, est donc
la cause générale de toutes les choses belles et bonnes.
De là vient la nature et la subsistance des êtres; de
là leur unité et distinction, leur identité et diversité, leur
similitude et dissemblance; de là les contraires s’allient, les
éléments se mêlent sans se confondre; de là les choses plus
élevées protègent celles qui le sont moins, les égales
s’harmonisent, les inférieures se subordonnent aux supérieures, et
ainsi toutes se maintiennent par une immuable persistance en leur
condition originelle. »
Oeuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, 1556
Pseudo-Denys l’Aréopagite porte véritablement l’accent dessus : le monde est organisé, par l’amour qui vient de Dieu :
« Voilà pourquoi le beau et le bon est pour tous
les êtres un objet de désir, d’appétence et d’amour : par lui et
en vue de lui, dans l’effusion d’un mutuel amour, les inférieurs
aspirent vers les supérieurs, les semblables s’entre-communiquent,
les plus excellents s’inclinent vers de moins nobles; tous se
maintiennent avec amour dans l’existence, et ce qu’ils font et
veulent, ils le fout et le veulent par amour du bon et du beau.
Même nous pouvons dire, en restant dans la vérité, que
la cause universelle, parla surabondance de sa tendresse, aime,
produit, perfectionne, conserve et dirige toutes choses, et que le
divin amour est bonté en lui-même, dans sa source et dans son objet
: car ce sublime artisan de tout ce qu’il y a de bon dans les êtres,
éternel comme la bonté où il réside excellemment, ne la laissa
point dans une oisive fécondité, mais lui persuada d’exercer cette
puissance merveilleuse qui a produit l’univers. »
On aboutit à une lecture pratiquement panthéiste,
esthétisant le monde comme lieu d’amour potentiellement universel.
L’expression du besoin naturel de communisme est ici patent et on
comprend la portée historique du christianisme, ce qu’il représente
à l’époque :
« Le beau et le bon est pour tous les êtres un
objet de désir, d’appétence et d’amour : par lui et en vue de lui,
dans l’effusion d’un mutuel amour, les inférieurs aspirent vers les
supérieurs, les semblables s’entre-communiquent, les plus excellents
s’inclinent vers de moins nobles; tous se maintiennent avec amour
dans l’existence, et ce qu’ils font et veulent, ils le fout et le
veulent par amour du bon et du beau.
Même nous pouvons dire, en restant dans la vérité, que
la cause universelle, parla surabondance de sa tendresse, aime,
produit, perfectionne, conserve et dirige toutes choses, et que le
divin amour est bonté en lui-même, dans sa source et dans son objet
: car ce sublime artisan de tout ce qu’il y a de bon dans les êtres,
éternel comme la bonté où il réside excellemment, ne la laissa
point dans une oisive fécondité, mais lui persuada d’exercer cette
puissance merveilleuse qui a produit l’univers. »
L’irrationalisme a ainsi un sens apparemment
justifié : celui de permettre l’accès à l’ordre cosmique lui-même,
devenu bon par rapport à la terreur hiérarchisée due l’univers mis
en avant idéologiquement, religieusement, socialement par le système
esclavagiste.
« La saine raison apprend que c’est à cause des
sens qu’on se sert de lettres, de syllabes, de mots, d’écriture et
de parole; tellement que les sens et les choses sensibles sont de
trop lorsque l’âme s’applique aux choses intelligibles par
l’entendement pur; comme aussi la puissance intellectuelle devient
elle-même inutile, lorsque l’âme divinisée se précipite, par une
sorte d’aveugle course, et par le mystère d’une inconcevable
union, dans les splendeurs de la lumière inaccessible.
Mais si la pensée essaie de s’élever à la
contemplation de la vérité, par le moyen des choses matérielles,
assurément il faut préférer celles qui se présentent aux sens
avec une évidence plus frappante, comme les paroles les plus
claires, les objets les plus connus; car, si les sens ne sont
éveillés que par une vague image, ils ne peuvent transmettre à
l’esprit qu’une notion obscure.
Mais afin qu’on ne s’imagine pas que, par cette
explication, nous faussons les Écritures, citons-les à ceux qui
nous blâment d’avoir nommé l’amour : « Aime la sagesse, est-il
dit, et elle te conservera ; environne-la, et elle t’élèvera ;
honore-la, afin qu’elle t’embrasse. » (Proverbes) Et il y a une
foule d’autres passages où les divins oracles parlent d’amour. »
On comprend pourquoi cette dimension a, historiquement, porté une dimension explosive, tendant au matérialisme panthéiste, présentant un danger terrible inhérent au christianisme.
Pour mieux saisir la démarche de Pseudo-Denys
l’Aréopagite, si capitale pour le christianisme, revenons sur les
points essentiels. Le premier est que selon lui, il faut une
hiérarchie spirituelle sur Terre imitant ce qu’il y a dans les
cieux.
De la même manière que depuis Dieu,
l’illumination tombe en cascade sur les anges selon leur hiérarchie,
l’Église fait ruisseler sur Terre le message divin :
« La perfection des membres de la hiérarchie est
de s’approcher de Dieu par une courageuse imitation, et, ce qui est
plus sublime encore, de se rendre ses coopérateurs, comme dit la
parole sainte, et de faire éclater en eux, selon leur force propre,
les merveilles de l’action divine.
C’est pourquoi l’ordre hiérarchique étant que les uns
soient purifiés et que les autres purifient; que les uns soient
illuminés et que les autres illuminent; que les uns soient
perfectionnés et que les autres perfectionnent ;
il s’ensuit que chacun aura son mode d’imiter Dieu.
Car cette bienheureuse nature, si l’on me permet une si
terrestre locution, est absolument pure et sans mélange, pleine
d’une éternelle lumière, et si parfaite qu’elle exclut tout défaut
;
elle purifie, illumine et perfectionne ;
que dis-je? Elle est pureté, lumière et perfection
même, au-dessus de tout ce qui est pur, lumineux et parfait ;
principe essentiel de tout bien, origine de toute
hiérarchie, surpassant même toute chose sacrée par son excellence
infinie. »
A ce titre, l’illumination est un processus
mystique et les rituels les plus sacrés sont réservés aux initiés,
les autres devant être mis à l’écart.
Voici une consigne donnée par Pseudo-Denys
l’Aréopagite :
« Quant aux catéchumènes, aux énergumènes, aux
pénitents, la loi de notre hiérarchie leur permet bien d’entendre
le chant des cantiques et la lecture des saintes Lettres; mais elle
les exclut du sacrifice et de la vue des choses saintes, que l’œil
pur des parfaits doit seul contempler.
Car, reflet de Dieu, et remplie d’une souveraine équité,
la hiérarchie, se réglant avec un pieux discernement sur le mérite
des sujets, les appelle à la participation des dons divins chacun en
son temps et dans la proportion convenable.
Or, les catéchumènes ne sont qu’au dernier rang ; car
jusqu’alors ils n’ont reçu aucun sacrement, et ne sont point élevés
à ce divin état que donne la naissance spirituelle; mais ils sont
encore portés, pour ainsi dire, dans les entrailles de ceux qui les
instruisent; là, leur organisation se forme et se parfait, tant
qu’enfin arrive cet heureux enfantement qui leur communique vie et
lumière. »
L’approche est résolument mystique :
« Dieu habite le sanctuaire d’une lumière
inaccessible. Il est à lui-même son propre spectacle; mais le
regard de la créature ne supporterait pas l’excès de ces éternelles
splendeurs : dans cette vie surtout, l’homme ne peut contempler la
divinité qu’en énigme et à travers un voile. »
Par conséquent, il faut rejeter la science et la
raison :
« Les choses les plus divines et les plus élevées
qu’il nous soit donné de voir et de connaître sont, en quelque
sorte, l’expression symbolique de tout ce que renferme la souveraine
nature de Dieu : expression qui nous révèle la présence de celui
qui échappe à toute pensée et qui siège par delà les hauteurs du
céleste séjour.
Alors, délivrée du monde sensible et du monde
intellectuel, l’âme entre dans la mystérieuse obscurité d’une
sainte ignorance, et, renonçant à toute donnée scientifique, elle
se perd en celui qui ne peut être ni vu ni saisi; tout entière à
ce souverain objet, sans appartenir à elle-même ni à d’autres;
unie à l’inconnu par la plus noble portion d’elle-même, et en
raison de son renoncement à la science; enfin puisant dans cette
ignorance absolue une connaissance que l’entendement ne saurait
conquérir. »
L’approche mystique étant difficile, il faut par
conséquent que tout soit marqué du sceau du secret, seuls les
initiés ayant le droit d’accéder aux informations divines :
« Pour vous, mon fils, selon la loi sacrée de la
tradition sacerdotale, recevez avec de saintes dispositions des
paroles saintes; devenez divin par cette initiation aux choses
divines;
cachez au fond de votre cœur les mystères de. ces
doctrines d’unité, et ne les livrez pas aux profanations de la
multitude.
Car, comme disent les oracles, il ne faut pas jeter aux
pourceaux l’éclat si pur et la beauté si splendide des perles
spirituelles. »
Or, ce qu’il découle inévitablement de tout
cela, c’est que l’être humain relève de la création divine et que
par conséquent, il porte une dignité lui-même, il porte lui-même
l’illumination. La créature créée devient elle-même divine…
« Il est la lumière des illuminés, la sainteté
des parfaits.
C’est en sa divinité que les créatures se divinisent,
en sa simplicité qu’elles se simplifient, en son unité qu’elles
atteignent l’unité elles-mêmes. Il est le principe radical et
suréminent de tout principe; il manifeste le secret de sa perfection
avec une sage bonté. En un mot, il est la vie de ce qui vit,
l’essence de ce qui est, le principe et la cause de toute vie, de
toute existence, par la fécondité de son amour qui a produit et qui
conserve les créatures. »
Il y a ici une dynamique indirecte d’une portée essentielle pour le christianisme.