L’expression nécessairement administrative de la crise générale de la France à la veille de 1789

Ce panorama général d’une monarchie absolue centralisant les décisions dans un cadre féodal avec une bourgeoisie entreprenante témoigne d’une certaine efficacité historique. Comme on l’a vu sur le plan quantitatif, la France a environ 22 millions d’habitants en 1715, et environ 29 millions en 1789. C’est un accroissement quantitatif qui reflète un saut qualitatif sur le plan matériel.

Mais un tel développement exige un accompagnement de la part du régime qui n’est pas mis en place. L’espace pour les nouveaux arrivants est cependant comprimé par un régime empêchant des modifications de fond.

En 1789, les mendiants forment ainsi autour du vingtième de la population du pays et même le sixième de la population parisienne. C’était une source très puissante d’instabilité et c’était surtout la preuve que le régime ne disposait plus d’une capacité de synthèse historique, que des pans entiers de la société lui échappaient.

Or, de par la centralisation française, cette réalité était littéralement catastrophique. Au XVIe siècle, Paris était le bastion de la réaction catholique face à la montée du protestantisme mais au XVIIIe siècle la ville a totalement changé.

Vue du feu prit à la Salle de l’Opéra de Paris le 6 avril 1763

Pairs était en fait la pointe d’une tendance : celle à l’unification du marché, par la centralisation des règles, à l’unité des lois, parce que la bourgeoisie la plus développée, la plus éduquée, y vivait et y tenait ses salons.

La bourgeoisie prenait d’assaut le pouvoir au niveau intellectuel et culturel, tout en accumulant des forces dans tout le pays, en se focalisant sur le verrou qu’était une capitale omnipotente. Ces forces sont vives car actives intellectuellement : bien loin de ressembler à la société du Moyen-Âge, la France du XVIIIe siècle dispose de savants, de médecins, de professeurs, de techniciens.

Cela est vrai même si en 1789 il n’existe que 340 collèges universitaires avec 50 000 élèves, dont les parents sont en majorité des bourgeois. Une partie de la population sait lire et développe ses pensées, exprimées à travers des journaux : il y en a 50 en 1750, 250 en 1789, avec 44 villes qui disposent d’un périodique.

Mais Paris était également le lieu du pouvoir, Versailles apparaissant toujours plus comme son satellite et non plus l’inverse comme auparavant. Et c’est donc là que devait s’exprimer la contradiction, de manière explosive.

Le cirque du Palais-Royal mis en place en 1787

La révolution française est d’abord une double expression parisienne : celle des misérables, d’une part, celle de la bourgeoisie entendant une réforme juridique, d’autre part. Cela implique une modification de la souveraineté, qui relève alors du roi et de lui seulement, ainsi qu’un recul des prérogatives de la noblesse.

En effet, seul le roi décide des lois, c’est lui qui désigne tous les hauts magistrats, qui décide de la paix et de la guerre, qui lève des impôts, qui bat la monnaie. La position royale relève d’ailleurs du « droit divin », selon une conception qui s’est imposée au XVIIe siècle et qui marque d’ailleurs la primauté du roi sur le pape lui-même au plan de la théorie.

Les seul contre-poids relatifs, sont la noblesse et moins directement, l’Église catholique romaine.

Il existe toutefois un contre-pouvoir absolu, bien qu’en théorie il soit précisément son contraire, un simple lieu d’enregistrement : le Parlement, relevant d’une institution mise en place au XIIIe siècle par Louis IX.

Initialement, il s’agit d’une cour de justice avec des réunions présidés par le roi, mais de par le développement des activités à travers le pays, le Parlement s’est prolongé puis subdivisé.

Les Parlements établis servent alors de caisse de résonance juridique aux décisions royales ; on les trouve à Paris (1250), Toulouse (1443), Bordeaux (1451), Grenoble (1453), Dijon (1477), Vannes (1485), Rouen (1499), Aix-en-Provence (1501), Lyon (1523), Pau (1620), Metz (1633), Tournai (1668), Besançon (1676), Nancy (1768).

Or, en jouant le rôle de chambre d’enregistrement des décisions royales, les Parlements ont une importance juridique formelle essentielle. Elles ont ainsi commencé à être trop pointilleuse et sourcilleuse sur les décisions prises, contestant éventuellement leurs formulations ou leur validité juridique, grippant ainsi la machine étatique.

Le roi pouvait naturellement forcer le passage des lois après un processus d’échange, et Louis XIV priva même les parlements de pouvoir effectuer des remontrances avant l’enregistrement des lois.

Après sa mort, Louis XV rétablit toutefois les remontrances des parlements, pour finalement les supprimer de nouveau lors de la grande crise de 1766, avec comme point culminant un discours dit de la « Flagellation » tenu par le roi le 3 mars :

« Ce qui s’est passé dans mes parlements de Pau et de Rennes ne regarde pas les autres parlements ; j’en ai usé à l’égard de ces deux cours comme il importait à mon autorité, et je n’en dois compte à personne (…).

Je ne souffrirai pas qu’il se forme dans mon royaume une association qui ferait dégénérer en une confédération de résistance le lien naturel des mêmes devoirs et des obligations communes, ni qu’il s’introduise dans la Monarchie un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ;

– la magistrature ne forme point un corps, ni un ordre séparé des trois ordres du Royaume ;

– les magistrats sont mes officiers chargés de m’acquitter du devoir vraiment royal de rendre la justice à mes sujets, fonction qui les attache à ma personne et qui les rendra toujours recommandables à mes yeux.

Comme s’il était permis d’oublier que c’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine dont le caractère propre est l’esprit de conseil, de justice et de raison.

Que c’est de moi seul que les Cours tiennent leur existence et leur autorité. Que la plénitude de cette autorité qu’elles n’exercent qu’en mon nom, demeure toujours en moi et que l’usage n’en peut jamais être tourné contre moi.

Que c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif sans dépendance et sans partage. Que c’est par ma seule autorité que les officiers de mes cours procèdent, non à la formation, mais à l’enregistrement, à la publication, à l’exécution de la loi, et qu’il leur est permis de me remontrer ce qui est du devoir de bons et utiles conseillers.

Que l’ordre public tout entier émane de moi et que les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du Monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains. »

Les Parlements furent alors mis de côté et en 1771 il y eut la tentative de réaliser le coup de grâce par le garde des sceaux René-Nicolas de Maupeou.

Pierre Lacour, René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou (1714-1792), chancelier de France, seconde moitié du 18e siècle

Le Parlement de Paris concernait la moitié du royaume et la tendance montante consistait de la part des parlementaires à prôner un Parlement à l’échelle de tout le pays : il fut subdivisé par la monarchie absolue, ses parlementaires arrêtés et exilés, leurs charges confisquées, finalement rachetées par la monarchie absolue qui s’occupa de désigner leurs remplaçants.

Les places de parlementaires (par ailleurs rémunérés par les justiciables) étaient en effet une fonction administrative héréditaire, qui s’achetaient (on parle notamment en l’espèce de la vénalité des offices).

Mais moins de dix ans plus tard, en 1774, Louis XVI fut obligé de rétablir la possibilité des Parlements de mener des remontrances. On attribue à René-Nicolas de Maupeou le mot suivant :

« J’ai fait gagner au Roi un procès qui durait depuis trois cents ans. Il veut le reperdre ; il en est le maître. »

Cela n’était toutefois qu’une péripétie marquante se déroulant à l’intérieur du régime. La bourgeoisie plaçait son offensive sur une autre terrain, non pas administratif, mais juridique.

Les Lumières comme tendance à la rationalisation de la France à la veille de 1789

Les intellectuels bourgeois du XVIIIe siècle prennent le contre-pied de l’éparpillement, de la dispersion, du morcellement. Leurs œuvres visent à la rationalisation – d’où ce principe des « Lumières » faisant face à l’obscurantisme, d’une connaissance centralisée face à des préjugés et des idées arriérées à caractère diffus.

Ces Lumières forment un phénomène dont voici le double aspect.

D’un côté, elles sont un produit nécessaire du progrès scientifique et technique, représentant un développement quantitatif. Le symbole significatif de cela, c’est L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, arts et métiers.

Frontispice de l’Encyclopédie

Cette œuvre magistrale, qui contient 74 000 articles en 28 volumes publiés entre 1751 et 1772, ne consiste nullement simplement en des définitions, mais en une liste d’ordre technico-pratique des connaissances de l’époque, au moyen d’illustrations, et une mise en perspective par des auteurs assumant un point de vue rationaliste, affirmé sur différents thèmes politiques, économiques et sociaux.

Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, rédigé par Jean le Rond d’Alembert, est sans équivoque sur cette visée universaliste et rationaliste, ainsi que sur la démarche matérialiste.

« L’Ouvrage dont nous donnons aujourd’hui le premier volume, a deux objets : comme Encyclopédie, il doit exposer autant qu’il est possible, l’ordre & l’enchaînement des connaissances humaines : comme Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts & des Métiers, il doit contenir sur chaque Science & sur chaque Art, soit libéral, soit mécanique, les principes généraux qui en sont la base, & les détails les plus essentiels, qui en font le corps & la substance (…).

Rien n’est plus incontestable que l’existence de nos sensations ; ainsi, pour prouver qu’elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu’elles peuvent l’être : car en bonne Philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n’est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses (…).

Le mépris qu’on a pour les Arts mécaniques semble avoir influé jusqu’à un certain point sur leurs inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l’histoire de ses destructeurs, c’est-à-dire, des conquérants, n’est ignorée de personne. Cependant c’est peut-être chez les Artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience & de ses ressources. »

Le XVIIIe siècle est en effet marqué par des découvertes, des progrès techniques notables, une généralisation du savoir scientifique à travers les livres. Le XVIIIe siècle, c’est ainsi l’eau de Javel, la mayonnaise, l’aréomètre, l’électromètre, l’utilisation du charbon, l’opération de la cataracte par ablation du cristallin, la machine à vapeur, le bidet, la mécanisation du textile, etc…

Les scientifiques et inventeurs ne sont plus isolés, travaillant de manière artisanale, comme pendant l’Humanisme du XVIe siècle : ils sont désormais en contact les uns avec les autres, ils se lient aisément à des entrepreneurs, des clubs scientifiques se forment pour suivre le cours des choses dans différents domaines en tant que « sociétés savantes ». Les capacités se rassemblent, se concentrent et peuvent donc s’élancer de manière prolongée dans le cadre d’entreprise collective.

Une planche de l’Encyclopédie

De l’autre, les Lumières sont un produit qualitatif du développement de la bourgeoisie en quête de la mise en place d’un marché capitaliste unifié au moins au niveau du pays, portant de ce fait en soi la dimension nationale, ainsi que le matérialisme.

Des ouvrages comme De l’esprit des lois de Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1748) et Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau (1762), reflètent cette quête d’un ordre social légitime, car national-étatique, en conformité avec la réalité possible et nécessaire du peuple français d’alors.

Mais plus encore, Denis Diderot provoque un choc idéologique en 1749 avec la publication de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, qui le conduit au donjon de Vincennes en raison des thèses matérialistes résolument conséquentes qui y sont diffusées. Denis Diderot était en effet à la pointe du matérialisme d’alors, avec Julien Offray de La Mettrie (1709-1751), Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), Paul Thiry, baron d’Holbac (1723-1789).

Une planche de l’Encyclopédie

Voltaire diffuse un Dictionnaire philosophique portatif et connaît un très grand succès pour son Candide, ou l’Optimisme (1759), dans lequel il propose un matérialisme relativiste ; il est également un fervent activiste en faveur des inculpés victimes de la pression religieuse (l’affaire Calas, le chevalier de la Barre…), lui-même prenant comme mot d’ordre « Écrasez l’Infâme » pour désigner les valeurs réactionnaires.

Cependant, le mouvement des Lumières n’est pas unifié et il est même puissamment contradictoire. Il s’oppose aux valeurs du régime, mais connaît une tendance à prôner un « despotisme éclairé », s’adressant parfois directement à l’élite de France et d’Europe.

Il est anti-religieux mais on trouve des athées et des déistes, qui croient en un « grand architecte ». Ce dernier aspect est d’ailleurs très révélateur, car il se développe une « franc-maçonnerie » au sein de la bourgeoisie, de manière clandestine dans sa forme en raison de l’interdiction de former des associations.

Cette franc-maçonnerie entend modifier le régime de l’intérieur, connaissant même d’importants appuis au sein des monarchies européennes ; elle appelle à l’unification sans conflits des tenants du « progrès », se résumant aux avancées intellectuelles rationalistes, censées de lui-même modifier la situation générale.

Une planche de l’Encyclopédie

Les Lumières sont ainsi un courant d’idées et un mouvement d’opinions, mais récusant la politique et espérant de fait que le processus historique français débouche sur une monarchie parlementaire comparable à celle du Royaume-Uni en Grande-Bretagne.

Née au sein de la féodalité avec les débuts du marché capitaliste, la bourgeoisie espère d’abord simplement prolonger son élan et le pousser le plus possible. Les conditions historiques sont toutefois particulièrement différenciées et déséquilibrées dans le cadre propre à la France d’alors, et amènent une exigence révolutionnaire, exprimée par un certains nombres de nécessités.

La France à la veille de 1789 : le capitalisme bureaucratique

L’État français, sous la forme de la monarchie absolue, cherche à maintenir sa mainmise sur le pays en prolongeant la combinaison d’une certaine alliance entre lui et la bourgeoisie, avec la noblesse. C’est là tout un parcours historique.

La France commence ainsi à exister en tant que telle avec Louis XI, roi de France de 1461 à 1483, pour prendre tout son sens avec François Ier, roi de France de 1515 à 1547, et se réaliser dans les faits avec Henri IV, roi de France de de 1589 à 1610.

Cependant, la bourgeoisie du XVIIIe siècle est bien plus développée que celle du XVIIe siècle et a fortiori celle du XVIe siècle. Le capitalisme fait ici son œuvre.

La monarchie absolue multiplie ainsi les initiatives et s’appuie d’ailleurs sur une réelle continuité.

C’est ainsi Louis XI qui impulse l’industrie de la soie à Lyon puis à Tours ; c’est François Ier qui met en place le port du Havre et qui, par l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, interdit « toutes confréries de gens de métier et artisans ».

Veste en soie brodée, 1745-1750,

C’est Charles IX qui en 1572 interdit l’exportation de la laine, du lin, du chanvre… ainsi que les importations de draps, de toiles, de velours, de taffetas, de tapisseries ; c’est Henri III qui publia un édit en décembre 1581 réglementant les métiers et les techniques de fabrication (renouvelé en 1597).

C’est Louis XIV qui met en place la Compagnie française des Indes orientales ; tout au long du XVIIIe siècle les industries sont réglementés dans leurs activités productives, comme la verrerie en 1735, la papeterie en 1739, etc.

Sous l’impulsion de l’Écossais John Law (1671-1729) devenu surintendant général des Finances en 1720, les billets de banque et une sorte de système boursier, mais cela fut un échec retentissant avec une large faillite.

L’abbé Joseph Marie Terray, contrôleur général des finances, est d’ailleurs obligé d’organiser de lui-même une banqueroute pour chercher à équilibrer les comptes d’un État aux comptes en permanence déséquilibrées et toujours proche de la faillite.

Alexandre Roslin, Joseph-Marie Terray (1715-1778), abbé de Molesme, ministre, 1774,

Cette question financière est essentielle et d’ailleurs c’est pour cette raison que se met en place en 1776 la Caisse d’escompte, une institution de crédit ; il faut ici souligner le rôle d’Anne Robert Jacques Turgot, contrôleur général des finances du roi Louis XVI, auteur de Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1766), qui chercha à équilibrer les comptes de l’État, de manière bien plus stricte.

On notera ce constat justement dans son ouvrage :

« § LXII. — Subdivision de la classe stipendiée industrieuse, en entrepreneurs capitalistes et simples ouvriers.

Toute la classe occupée à fournir aux différents besoins de la société l’immense variété des ouvrages de l’industrie se trouve donc, pour ainsi dire, subdivisée en deux ordres : le premier, celui des entrepreneurs manufacturiers, maîtres fabricants, tous possesseurs de gros capitaux, qu’ils font valoir en faisant travailler par le moyen de leurs avances ; et le second qui est composé de simples artisans, lesquels n’ont d’autre bien que leurs bras, qui n’avancent que leur travail journalier et n’ont de profit que leurs salaires. »

La monarchie absolue a justement autorisé en 1763 le transport libre des grains d’une province à l’autre, puis même, l’année suivante, à l’étranger ; cela répond à une exigence du libéralisme dont la grande figure fut le marquis Vincent de Gournay, intendant du commerce de 1750 à 1758, à qui est attribuée la formule « Laisser-faire, laisser passer ».

La libéralisation totale du commerce des grains suivra en 1774, provoquant une immense spéculation aboutissant à des famines.

Il faut ici mentionner dans cette même perspective l’économiste libéral François Véron Duverger de Forbonnais, auteur en 1754 des Éléments du commerce, et bien entendu le mouvement des physiocrates, déjà évoqué, dans la seconde partie du XVIIIe siècle.

Toute la période voit ainsi s’élancer de vastes entreprises commerciales avec l’appui de l’État : un traité de commerce est mis en place avec les États-Unis et avec la Grande-Bretagne juste avant 1789, la Traite des esclaves se développe, avec notamment les ports de Nantes et Bordeaux.

La monarchie absolue tente aussi des grands projets d’aménagements, à l’image du canal du Midi (initialement « canal royal de Languedoc ») ouvert en 1685, mais sans forcément de succès. Le projet de réaliser un canal entre la Loire et la Seine échoue ainsi, tout comme celui du Rhône au Rhin alors que, de toutes façons, les fleuves sont bloqués par des moulins, des pêcheries, un nombre incalculable de péages (rien qu’une centaine sur la Loire en 1567, 49 entre Lyon et la mer, 45 entre Lyon et Arles, etc.).

Il faut par exemple un peu moins d’une vingtaine de jours pour faire Paris-Rouen par la Seine !

Plan de l’écluse ronde d’Agde réalisé par Pierre-Paul Riquet du canal royal de Languedoc

La situation des transports est d’ailleurs lamentable en général : il y a au XVIe siècle 25 000 kilomètres de routes, mais elles sont au 3/4 juste des vastes chemins déblayés. Il faut ainsi deux jours à pied pour aller de Paris à Orléans, mais quatre jours en charrette.

En 1738, l’État décide bien de construire des milliers de kilomètres de route mais, incapables d’organiser une main d’œuvre, oblige les paysans locaux à les réaliser au nom de la corvée, ne payant que l’encadrement et le matériel.

Qui plus est, les principaux axes sont Paris-Strasbourg, Paris-Lyon-Marseille, Paris-Brest, Paris-Toulouse, Paris-Lille : la centralisation implique un tracé qui la reflète, même s’il y a donc amélioration : le trajet Paris-Lyon par route passe de 10 à 5 jours du XVIIe au XVIIIe siècle.

Et il n’y a donc pas de moyen d’échapper à ces axes principaux, de traverser le pays : une lettre envoyée de Lyon pour Bordeaux passe nécessairement par Paris et met huit jours à arriver.

Il faut comprendre dans toute cette perspective du capitalisme bureaucratique la mise en place de l’école des ingénieurs des ponts et chaussées dès 1747, pour paver la voie à un développement par en haut.

Jacques Gabriel (1667-1742), premier architecte du Roi, premier ingénieur des ponts et chaussées

Et, poursuivant la démarche étatique de type administratif-bureaucratique propre à la vision féodale du monde, il y a dans cette même perspective la mise en place au XVIIe et au XVIIIe siècles de manufactures royales, disposant de monopoles ou de libéralités dans les réglementations.

On a la manufacture royale des cires, la compagnie royale des mines et fonderies du Languedoc, la manufacture d’armes de Charleville, la manufacture des Armes Blanches d’Alsace, la manufacture des tabacs du Havre, la manufacture royale du Château du Parc, la manufacture des Gobelins, la manufacture de la Savonnerie, la manufacture de toile de Jouy, la manufacture de draps des Saptes, la manufacture de bas de soie, la manufacture royale des glaces de miroirs, les manufactures de glaces et verres de Saint-Quirin, Cirey et Monthermé, la manufacture royale d’armes de Saint-Étienne, la manufacture de Sèvres, etc.

Ma manufacture des Armes Blanches d’Alsace en 1831

Dans cette même perspective « volontariste » et centralisée, il est décidé en 1744 que c’est l’État qui accorderait le droit d’exploiter les mines, ouvrant la voie à de grandes compagnies.

Au XVIIIe siècle, on a ainsi un capitalisme authentique en France, qui accompagne un capitalisme bureaucratique, construit par en haut, avec qui plus est un système bureaucratique de maîtres et de compagnons qui à la fois parasite le travail et bloque son évolution en maintenant un esprit d’atelier avec très peu de personnel, juste quelques personnes.

Les Lumières sont l’émergence de l’appel à un déblocage historique.

La bourgeoisie et le jeune capitalisme de la France à la veille de 1789

La bourgeoisie a, à la veille de 1789, de très nombreux aspects. Elle consiste en les commerçants, les marchands, les artisans, qui développent un capital commercial ou préindustriel, qui reste particulièrement élémentaire.

En effet, lorsqu’un bourgeois réussit, il change de camp : il passe dans le capitalisme bureaucratique, en devenant négociant, voire un gros négociant passant dans la noblesse, ou bien il cherche à rejoindre l’appareil d’État en devenant officier du roi.

Il y avait cependant une masse grandissante de capitalistes et le régime parvenait de moins en moins à les intégrer en cas de réussite. D’autant plus que les bourgeois parvenus entretenaient souvent eux-mêmes volontiers un snobisme aristocratique à l’esprit étroit et fermé. François Claude Amour du Chariol, marquis de Bouillé, organisateur en 1791 de la fuite du Roi qui échoua à Varennes, présente le panorama pour la bourgeoisie à la veille de 1789 dans ses Mémoires :

« Les bourgeois avaient reçu en général une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux gentilshommes dont les uns, par leur naissance et leur richesse, obtenaient les premières places de l’État sans mérite et sans talents, tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de l’armée.

Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talent et en mérite personnel.

Elle avait dans les villes de province la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette supériorité ; cependant, elle était partout humiliée, elle se voyait exclue, par les règlement militaires, des emplois dans l’armée ; elle l’était, en quelque manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et des grands vicaires en général parmi les nobles…

La haute magistrature la rejetait également, et la plupart des cours souveraines n’admettaient que des nobles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse. »

Et lorsqu’un bourgeois ne réussit pas, il reste prisonnier de sa jurande, c’est-à-dire de son corps de métier organisé ; il ne peut pas évoluer, modifier sa pratique, se déplacer, etc. Cela le met d’autant plus à la merci de la fraction marchande des capitalistes, qui eux de par leur connaissance du marché et leurs moyens sont des intermédiaires incontournables pour les producteurs dispersés et isolés, même groupés en corporations.

La situation des bourgeois serait meilleure si les villes étaient plus fortes, mais ce n’est pas le cas. Seulement 78 villes dépassent 10 000 habitants ; avec 2,6 millions de personnes, la population urbaine française ne consiste qu’en 10 % du total.

Plan de Bordeaux et de ses environs (1716-1717, située alors seulement sur la rive gauche de la Garonne), par Hippolyte Matis

À la veille de la révolution française, Paris a 650 000 habitants, Lyon 160 000, Lille 67 000, Nîmes 50 000, Amiens 43 000, Nancy 34 000, Troyes 32 000, Reims 31 000, Saint-Étienne 27 000, Besançon 25 000, Aix 24 000, Grenoble 23 000, Dijon 21 000…

Les corporations façonnant la forme de la production de type féodale apparaissent ainsi comme ayant fait leur temps. Leur nature féodale devient un obstacle tant pour les artisans qui occupent ses rangs que pour les marchands ayant besoin d’artisans totalement malléables.

D’ailleurs, les marchands contournent les artisans des villes en générant le capitalisme dans les campagnes, en formant un artisanat hors corporation aisément disponible et dépendant, au sein de la paysannerie disponible en partie pour un travail ouvrier de forme artisanale, mais coordonnée.

Donat Nonotte, Jacques de Flesselles (1730 – 1789), Officier du Roi, Dernier Prévôt des marchands de Paris, 1768

On doit ainsi considérer qu’à la veille de 1789, c’est la fraction marchande de la bourgeoisie qui est la plus entreprenante ; c’est tellement vrai d’ailleurs que le régime a considéré qu’il était licite pour les nobles de devenir armateurs, dans le cadre d’un commerce s’internationalisant, notamment avec l’Amérique.

C’est un aspect parlant de comment le capitalisme avait également un aspect s’inscrivant dans la féodalité elle-même. C’est même l’aspect essentiel de la question de la crise générale du féodalisme parvenu à son stade suprême : la monarchie absolue, comme régime parvenu à une centralisation significative, nécessitant la mise en place d’un capitalisme bureaucratique.

La France à la veille de 1789 : la noblesse intégrée à l’État – et ses contradictions

Le XVIIIe siècle est pour la France le siècle du grand tournant ; c’est l’aboutissement de deux étapes plaçant la France dans une situation historique remarquable. Le XVIe siècle a en effet été marqué par une unification nationale sous l’égide de la monarchie, épaulée par la faction des « Politiques », à rebours des guerres de religion.

Les « Politiques » maintenaient que l’État devait avoir la primauté sur tout. Ainsi, selon cette perspective, la noblesse (largement représentée par le catholicisme romain) et la bourgeoisie (largement représentée par le protestantisme de type calviniste) devaient céder le pas à l’État.

Henri IV dans les années 1590

Henri IV apparaît comme le représentant des « Politiques » parvenant au pouvoir ; par la suite la monarchie absolue en découlant, supprima le calvinisme (notamment avec la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685) mais en mettant au pas le catholicisme, ainsi que la noblesse.

Cette dernière se révolta dans le cadre de la « Fronde » au milieu du XVIIe siècle. Le théâtre de Corneille représente en l’espèce historiquement sa vision du monde à ce moment.

Comme on le sait, la noblesse échoua et l’idéologie de la monarchie absolue, à travers le théâtre de Racine, se fonda sur ce qu’on doit appeler un néo-stoïcisme, marquant profondément pour cette raison l’esprit national français dans son élan de constitution. Comme dans l’Empire romain, il fallait considérer les besoins de l’État central comme incontournables, inévitables. En ce sens, cela pouvait encore apparaître comme une manière de relancer le mode de production féodal.

Mais à l’ombre de ce néo-stoïcisme, la bourgeoisie développe le commerce et l’industrie, en disposant les faveurs d’un État cherchant à se renforcer à travers une telle démarche. Le théâtre de Molière fait écho à sa manière à cette tendance.

Hyacinthe Rigaud, François Agésilas de Grossoles, marquis de Flamarens, 1695

Pour cette raison, la noblesse du XVIIIe siècle est fragmentée, avec deux pôles aux extrémités. 20 % des familles nobles le sont depuis 1690 seulement, et 20 % des familles nobles le sont depuis avant le XVIe siècle.

Schématiquement, plus les familles sont anciennes, plus elles représentent directement les intérêts de la noblesse avec ses prérogatives aristocratiques ; plus les familles sont nouvelles, plus leur anoblissement est issu de la politique étatique de formation de couches supérieures liées à la monarchie absolue.

Ainsi, la majorité des nobles ont vu leurs familles le devenir durant la période de l’instauration de la monarchie absolue et son développement, aux XVIe-XVIIe siècles, alors qu’une partie significative des nobles ne le sont que depuis très récemment, dans les cent années précédant 1789.

Hyacinthe Rigaud, Charles-Joachim Colbert de Croissy, 1697

Concrètement, une partie importante des nobles a ainsi comme fonction d’être officiers de l’armée royale ou bien de relever de l’appareil juridique de l’État, ce qu’on appelle la « noblesse de robe ».

Il faut ajouter à cela une petite poignée de nobles jouant un rôle dans les hautes sphères de l’État ainsi que, plus nombreux, ceux jouant un rôle dans l’appareil étatique avec des charges diverses, au nombre de 4 000, tels conseillers d’État, intendants, fermiers généraux, trésoriers généraux, etc.

Un rôle important est ici joué par les bourgeois intégrant l’appareil administratif et juridique des Parlements régionaux, qui forment une nouvelle caste rejoignant la noblesse. Ces Parlements, structurés à partir des anciennes assemblées féodales, avaient permis à la monarchie d’écraser le pouvoir local de la noblesse, et avaient eux-mêmes étaient ensuite mis au pas par la monarchie absolue. Ils constituaient néanmoins un foyer d’opposition à celle-ci, partisan d’un appel formel aux « États Généraux », c’est-à-dire à un Parlement unifié comme moyen d’imposer une monarchie représentative, par l’intermédiaire des magistrats de ces Parlements.

Hyacinthe Rigaud, Portrait de Marie-Anne Varice de La Ravoye, née de Valières, travestie en Vertumne et Pomone, 1702

Pour parler concrètement, des parvenus au sein de la bourgeoisie peuvent ainsi acheter des « lettres de noblesse » ou bien des fiefs dont ils finissent par usurper le titre dans leur nom, puis parvenir à des postes permettant d’accéder à une noblesse héréditaire (comme secrétaire d’État, gouverneur, secrétaires du roi, etc.).

Cette noblesse « carriériste directement intégrée à l’appareil d’État est donc bien différente de la petite poignée de nobles au centre du dispositif hiérarchique de l’Église catholique romaine.

Elle se sépare également de la haute noblesse parasitaire maintenant sa place pour des raisons historiques propre au mode de production féodale, avec au très grand maximum 950 familles en comptant le plus largement possible.

Elle se sépare également de la grande masses des nobles, qui se contentent de vivre en propriétaires terriens avec plus ou moins de richesses.

Hyacinthe Rigaud, Guillaume de Lamoignon de Blancmesnil, avocat général au Parlement de Paris et président à mortier, 1716

Il faut ainsi distinguer plusieurs noblesses, formant quatre groupes aux intérêts contradictoires en raison de la part différente de la part de la possession de terres dans les revenus et dans le statut :

– la noblesse ayant un rôle dans l’appareil d’État ;

– la noblesse ayant un rôle dans le dispositif catholique romain ;

– la haute noblesse parasitaire ;

– la noblesse consistant en les nobles seulement grands propriétaires terriens, qui conservent quelques prérogatives féodales (issues des « banalités » et des traditions locales établies dans des chartes remontant parfois loin au Moyen Âge) qui parfois peuvent basculer dans une réelle pauvreté, ne parvenant pas à suivre les cadences de la noblesse générée par le régime.

Hyacinthe Rigaud, Étude pour le portrait de la marquise Madeleine Thérèse Euphrasie de Marillac, marquise d’Ecquevilly et de ses trois enfants, 1692

En raison de ces importantes nuances au sein de la noblesse, il n’a jamais été possible de parvenir à un nombre précis quant à la population qu’elle représentait.

On peut dire que, grosso modo, le noyau dur de la noblesse s’appuie sur 4 000 familles qui sont présentées au roi dans les dernières décennies avant 1789, avec ensuite un premier cercle représenté par un peu moins de 17 000 familles, soit à peu près 83 000 personnes, en considérant qu’en comptant le plus largement possible on arrive à 400 000 personnes pour l’ensemble de la noblesse.

Cela représente donc un ensemble autour de 1,5 % de la population française.

La France à la veille de 1789 : la contradiction entre les maîtres artisans et les compagnons

Le Moyen-Âge se caractérise par la toute puissance des propriétaires terriens, qui disposent du monopole militaire, investissent la puissance publique et exploitent des masses paysannes en tant que serfs, alors que certaines poches de progrès marquent l’établissement d’artisans et de commerçants qui organisent les premiers bourgs, les premières villes.

Mais, dans tous les cas, le centre de gravité de la production reste local et il en va de même pour la consommation, qui connaît toutefois une diversité plus marquée.

Les artisans, au XVIIIe siècle sont parfois valorisés : tels les médecins, chirurgiens, apothicaires c’est-à-dire pharmaciens, imprimeurs, libraires, orfèvres… Ou bien ils sont respectés pour leur rôle dans l’alimentation : boulangers, cuisiniers, marchands de vins, bouchers, charcutiers, pâtissiers… souvent d’ailleurs très encadré sur le plan réglementaire et fiscal.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

Ils fournissent des biens nécessaires : quincailliers, boutonniers, cartiers, bonnetiers, pelletiers… Ou bien jouent un rôle incontournable, tels les cordonniers, les tapissiers… Ou bien ils relèvent d’une pratique directement manuelle, tels les ouvriers agricoles, les drapiers, les savetiers, les ouvriers du bâtiment…

Leurs rôles et statuts sont ainsi très variables dans le cadre d’une société produisant l’essentiel des biens de manière locale, dans une grande complexité des formes.

Les artisans des biens courants, tels ceux de l’alimentation ou bien encore la cordonnerie, réussissent à maintenir un niveau de vie correct ou bon, tout comme imprimeurs et libraires, les chirurgiens, les apothicaires, les merciers, les drapiers, les orfèvres, qui profitent de la consommation des couches supérieures de la société.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

Mais ceux du bâtiment, de l’ameublement, du vêtement, se retrouvent par contre face à un manque de capacité de consommation de la part de la population. Et on parle de toutes façons de gens tenant boutique ou gérant un petit atelier, vivant dans une pièce avec leur famille, plaçant les compagnons dans une autre.

Ainsi, les commerçants et artisans ne relèvent pas d’échanges qui soient très larges ; ils fonctionnent en cercles fermés. Aussi se mirent-ils à former des corporations de métier, pour s’insérer au mieux dans l’appareil féodal et ses circuits.

Cette tendance était inévitable de toute façon puisque les premiers commerçants et artisans étaient déjà assujettis aux forces féodales locales, soit parce qu’ils étaient d’anciens serfs, soit parce que de toutes façons aucune activité ne pouvait échapper à la primauté des seigneurs ni dans le cadre local, ni dans le commerce à plus large horizon, même si à cette échelle, les opportunités d’émancipation relative pouvaient exister sur le plan économique.

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

On appelait les commerçants et artisans engagés dans les rapports du féodalisme compagnons, valets, sergents, etc… Dans les situations les plus développées ils sont intégrés dans un dispositif de « métiers » avec des statuts et des règlements écrits, appuyés sur la religion et la piété collective, base des corporations qui vont se développer toujours plus.

Ces corporations vont, de par la nature féodale de la situation, prendre un tournant autoritaire-patriarcal ; à la transmission initiale du savoir-faire va succéder un contrôle par les « maîtres », qui favorisent leurs propres enfants masculins et utilisent les « compagnons » en formation plusieurs années comme une main d’œuvre à exploiter.

Les compagnons n’ont, au fur et à mesure, plus de possibilité de devenir eux-mêmes des maîtres : les droits pour le devenir sont trop onéreux, le « chef d’œuvre » à réaliser coûte pareillement trop cher à réaliser, sans compter que l’évaluation est faite par des maîtres favorisant leurs enfants.

La façade du bureau des marchands-drapiers (bureau de la corporation des drapiers et bonnetiers) de 1655, démontée et remontée au Musée Carnavalet

Alors, les compagnons deviennent une main d’œuvre exploitée par les maîtres. Karl Marx et Friedrich Engels soulignent cette contradiction entre les maîtres artisans et compagnons dans le second point du Manifeste du Parti Communiste.

« Toute l’histoire de la société humaine jusqu’à ce jour est l’histoire de luttes de classes.

Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître artisan et compagnon, — en un mot oppresseurs et opprimés, dressés les uns contre les autres dans un conflit incessant, ont mené une lutte sans répit, une lutte tantôt masquée, tantôt ouverte ; une lutte qui chaque fois s’est achevée soit par un bouleversement révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en conflit.

Aux époques de l’histoire qui ont précédé la nôtre, nous voyons à peu près partout la société offrir toute une organisation complexe de classes distinctes, et nous trouvons une hiérarchie de rangs sociaux multiples.

C’est, dans l’ancienne Rome, les patriciens, les chevaliers, la plèbe, les esclaves ; au moyen-âge, les seigneurs, les vassaux, les maîtres artisans, les compagnons, les serfs, et presque chacune de ces classes comporte à son tour une hiérarchie particulière. »

La contradiction entre les maîtres artisans et les compagnons est fondamentale. Les maîtres artisans exploitent les compagnons, qui en retour s’organisent en confréries clandestines. Pour y adhérer, on passe par un rite d’initiation, avec le devoir de masquer son appartenance.

Ces « compagnonnages » clandestins, malgré la répression prirent toujours plus de poids aux XVIIe et XVIIIe siècles ; en 1729, il y a déjà 29 professions dont les compagnons sont organisés (les blanchers-chamoiseurs, les bourreliers, les chapeliers, les charpentiers, les charrons, les cloutiers, les cordiers, les couteliers, les couvreurs, les doleurs, les ferblantiers, les fondeurs, les forgerons, les maréchaux-ferrants, les menuisiers, les plâtriers, les poêliers, les chaudronniers, les selliers, les serruriers, les tailleurs de pierre, les tanneurs, les corroyeurs, les teinturiers, les toiliers, les tondeurs de drap, les tourneurs, les vanniers, les vitriers).

Gravure de métier par Abraham Bosse (1602-1676)

La démarche est celle d’un certain communisme élémentaire, puisque les compagnons logent ensemble dans une auberge tenue par un « Père » étant un ancien compagnon lui-même, accompagné d’une « Mère ». Les repas se prennent ensemble, une chambre commune contient des archives, il y a une entraide générale allant jusqu’à placer les compagnons ou les assister en cas de maladie, dans le respect d’articles parfaitement codifiés.

Les compagnonnages sont parfois puissants, pouvant empêcher des maîtres d’avoir des compagnons, voire bloquer tous ceux d’une ville comme celle de Dijon en 1768, en raison de la suppression d’un verre de vin fourni à chaque repas.

Ils n’hésitent pas à utiliser la manière forte et forment un aspect turbulent inquiétant les services de police, d’autant plus qu’ils organisent des révoltes revendicatives, portant notamment sur la durée de la journée de travail et les salaires, allant jusqu’aux grèves.

Ces initiatives sont cependant toujours à la fois localisées et portées par un seul compagnonnage propre à un seul métier. La tendance est celle au corporatisme, comme en témoignent les compagnons papetiers qui tendaient largement à empêcher l’accès au compagnonnage les jeunes dont le père ne relevait pas de ce métier.

Barbier chirurgien soignant le pied d’un paysan, Isaac Koedijk, vers 1649

Pire encore, il existait des affrontements parfois meurtriers entre compagnonnages concurrents. On n’est pas étonné ainsi de la tendance au rejet des machines, qui suppriment des emplois et sont présentés comme incapables de bon travail, ainsi qu’au nationalisme, comme avec les revendications de l’abrogation du traité de commerce avec l’Angleterre.

De plus, certains secteurs échappent totalement à tout ce processus, alors qu’ils pourraient irriguer de conscience sociale la collectivité, en raison de leur haut niveau d’organisation. Les mineurs n’ont ainsi aucune organisation permanente du type compagnonnage, malgré leur nombre ; cependant, ils sont à part : les Compagnies les employant, en raison du besoin d’un personnel qualifié, fournissent des pensions aux victimes des accidents, établissent des maisons ouvrières, mettent en place des retraites.

Les six corps de marchands [de la ville de Paris] par Augustin Dupré, 1788

Et il y a bien entendu la répression systématique, brutale et sans compromis aucun de la part des patrons, des municipalités et de l’État central. Un élément essentiel ici est l’équivalent du futur livret ouvrier obligatoire, dont les premiers éléments sont mis en place dans la seconde partie du XVIIIe siècle.

C’est que la noblesse est l’ossature même du régime et ne tolère pas d’opposition, tout en étant elle-même à la fois en grande partie renouvelée et qui plus est divisée.

L’Église catholique, comme lien social à l’échelle nationale de la France à la veille de 1789

La grande masse de la population du Royaume de France à la veille de 17899 consistait donc en des paysans encore largement isolés, dont la vision du monde dépassant leur propre vie étroite passait d’une manière ou d’une autre par la religion. L’État apparaissait en effet comme une force obscure et lointaine, consistant en une force brutale extirpant les richesses et d’un roi de caractère divin, mais inaccessible.

Seule l’Église catholique se posait comme une réalité tangible, capable de proposer des valeurs, de porter la culture, de répondre aux questions se posant. Or, il fallait une capacité d’intervention énorme pour être en mesure de s’adresser à toute la population au quotidien.

Le personnel religieux de l’Église catholique romaine était cependant relativement faible numériquement. Environ 60 000 religieux vivent à l’écart du monde, dans les monastères, pour 71000 religieux actifs dans le monde, soit au total moins de 2 % de la population française.

Philippe de Champaigne, Ex voto (La Mère Catherine-Agnès Arnauld et la soeur Catherine de Sainte Suzanne de Champaigne), 1662

C’est pourtant ce nombre restreint, lié à tout un appareil enserrant la vie intellectuelle du pays, qui décidait de la vie morale et culturelle du quotidien de millions de personnes : cela ne pouvait aller sans problèmes plus ou moins grands, le principal étant la capacité à assurer une assistance sociale pourtant promise.

La question se pose de la manière suivante. La religion catholique romaine domine la société française sur le plan spirituel, de par son personnel dans le monde réparti dans tout le pays ; dans la vie quotidienne, chacun est obligé de participer aux prières, aux festivités religieuses.

L’ensemble de la population française est ainsi encadré par ces obligations religieuses régies par le clergé, avec une organisation rigoureuse. On parle ici de 34 658 paroisses au sein de 135 évêchés et archevêchés, avec autour de 60 000 curés et vicaires, 2 800 prélats et chanoines de cathédrales, 5 600 chanoines de collégiales, à quoi s’ajoutent 3 000 religieux sans bénéfices.

Les religieux contrôlent également l’instruction publique et les établissement de soin. Ils sont essentiels sur le plan administratif avec l’état-civil qui définit socialement les gens : le baptême, le mariage, le décès.

Et c’est également l’Église catholique qui s’occupe de la charité, se présentant comme incontournable dans le domaine des aides et de la redistribution des richesses.

Tout le souci est que l’Église catholique n’a pas les moyens de sa politique.

En raison de l’hégémonie de la monarchie absolue, son poids économique est en effet restreint.

L’Église catholique ne possède que 6 % des terres, par ailleurs dispersées ; si la population doit lui payer le dixième de son revenu, elle n’est pas moins fortement endettée au XVIIIe siècle.

Impossible par conséquent d’être en mesure d’assurer le charité, d’autant plus que les richesses sont accaparées par le haut clergé.

Le cardinal Armand-Gaston-Maximilien de Rohan par Hyacinthe Rigaud, après 1716

C’est que l’effacement de l’Église catholique par rapport à la monarchie absolue est si fort qu’au XVIIIe siècle le haut clergé est quasiment exclusivement constitué de membres de la noblesse liée à l’État, dont ils forment un appendice idéologique.

Si le rapport de l’Église à l’État féodal a toujours impliqué sur le plan historique une relation, l’un prolongeant la domination de l’autre, les formes de ce rapport ont varié. Au XVIIIe siècle, mais de fait depuis la fin des Guerres de Religion, ce rapport tend au développement de la sécularisation, l’État tendant à absorber progressivement mais implacablement les institutions, l’appareil et toutes les capacités de l’Église en dehors du culte et de son organisation au sens strict.

C’est ainsi qu’il faut comprendre la fondation au cours du XVIIe siècle des Académies et des Grandes Écoles concurrençant les Universités, celle des Hôpitaux publics, etc…

Gravure du 17e siècle de l’abbaye Saint-Gildas de Rhuys

On a un bon aperçu de cette réalité lorsqu’on voit que 850 abbayes sur 1100 sont « en commende », c’est-à-dire avec un dirigeant n’exerçant pas de fonction, mais encaissant entre la moitié et les deux-tiers des revenus, étant nommés à l’initiative du Roi notamment ou consistant tout simplement en des évêques, dont la nature parasitaire est de plus en plus évidente et complète.

La situation est désormais bien différente du XVIIe siècle où l’Église catholique, mise de côté par la monarchie absolue, cherchait encore à prendre initiative dans une optique fanatique, notamment avec la mise en place de nombreuses communautés, de nombreux ordres (les frères de Saint-Jean-de-Dieu, la Congrégation de l’Oratoire, les Filles du Calvaire, les Visitandines, les Lazaristes, les Eudistes, les Frères des écoles chrétiennes, etc.).

Ces structures sont en perte de vitesse, voire sombrent dans la décadence sur le plan des mœurs ; l’élan idéologique est bien moindre de par l’omniprésence de la monarchie et les fonctions sociales ne sont pas à la hauteur des prétentions.

Le clergé présent localement portait le poids de cette réalité et il entrait de fait en révolte, même malgré lui. Sa nature était tout à fait différente selon les lieux et les fonctions, mais dans tous les cas il était radicalement séparé d’un haut-clergé le méprisant, et il avait à faire face à la population.

La crise générale était telle d’ailleurs qu’elle s’immisçait en son sein. Tout comme les maîtres artisans exploitaient alors les compagnons enfermés dans leur situation, les curés exploitaient les vicaires bloqués dans leur statut – car chez les artisans, le féodalisme comme cadre avait pareillement imposée une crise générale.

La France à la veille de 1789 : une paysannerie encore largement misérable, ignorante, isolée, divisée

Les paysans forment l’écrasante majorité de la population française à la fin du XVIIIe siècle. Leur outillage ne dépasse pratiquement pas, sur le plan technique, celui du Moyen-Âge. Ils ne sont pas formés, ils travaillent vite et mal.

Ils vivent littéralement sur le tas. Leurs maisons sont en torchis couverts de chaumes, abritant une seule pièce, d’ailleurs sans plancher. Beaucoup n’ont que des sabots – la même paire depuis le mariage -, voire marchent pieds nus dans le sud.

Leur alimentation reste encore largement rudimentaire, ils vivent de pain de seigle ou d’avoine associé à de la soupe, de laitages et de beurre, voire de galette ou de bouillie de blé noir, de châtaigne ou parfois de maïs.

Ils sont habillés pareillement toutes les saisons, avec un habit d’étoffe ou de toile, les femmes ayant plus spécifiquement un manteau court avec un capuchon, fait de gros drap ou de cadis (c’est-à-dire une laine grossière).

Louis Le Nain, La famille de la laitière, 1641

Typiquement, leur vie quotidienne, alors qu’ils ne savent ni lire ni écrire pour leur quasi totalité, est brutale, grossière, la vie sociale quasi absente. Les paysans sont repliés sur eux-mêmes, ne donnant jamais d’avis (d’où le « j’avions », une assimilation du « je » personnel et du « nous » flou et général).

Leur espérance de vie est d’ailleurs faible, avec un basculement dans le dénuement complet tendanciel, les paysans étant à la merci des sécheresses et des pluies torrentielles, des disettes, des maladies, du passage de soldats pratiquant toutes sortes de crimes en plus des pillages, ainsi que des voleurs, des bandits de grand chemin.

Par exemple, la vague de froid de l’hiver 1709 provoqua notamment une telle situation que 600 000 personnes périrent dans l’année.

François-Emmanuel de Bonne de Créqui, Comte de Sault, duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, constate ainsi en 1675 que pour la partie du pays qu’il gère :

« Il est assuré, et je vous parle pour en être bien informé, que la plus grande partie des habitants de cette province n’ont vécu pendant l’hiver que de glands et de racines, et que présentement on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres. »

Si jamais la guerre ravage la région, c’est alors la catastrophe générale, comme en Lorraine ou en Bourgogne au début du XVIIe siècle, alors que certaines régions témoignent d’un développement supérieur, telles la Beauce, la Flandre, la Normandie, la Picardie.

Il faut souligner ici que l’on a avec les peintures des Frères Le Nain de vivantes illustrations de l’existence de ces masses paysannes en France à cette époque.

Louis Le Nain, Famille de paysans dans un intérieur, 1642

Sur le plan historique, le XVIIIe siècle voit cependant une évolution relative de cette situation, qui profite dans une certaine mesure à l’ensemble de la population française, reflétant à la fois les capacités toujours plus efficace accumulées et les contradictions bloquant le développement, comme nous le verrons ensuite.

Au cours de ce siècle, la France, déjà alors le pays le plus peuplé d’Europe, passe ainsi de 20 millions d’habitants en 1700 à 28 millions en 1790. Très largement devant ses voisins le Royaume-Uni (7 millions), les États de la future Allemagne et de l’Italie (13 millions chacun), l’Espagne (8 millions).

Cela est au point que certains historiens surnomment la France d’alors la « Chine de l’Europe ». En tout état de cause, un Européen sur quatre vit en France au XVIIIe siècle et on peut considérer que cette masse démographique constitue en soi un défi pour le développement du mode de production capitaliste qui s’élance alors de manière antagoniste mais conquérante dans le cadre du mode de production féodal en France.

Louis Le Nain, Intérieur d’un paysan aisé, 1642

Cette croissance démographique s’explique par une certaine amélioration dans la variété de l’alimentation, notamment avec la massification de la consommation humaine de la pomme de terre et du maïs (chacun étant 5 fois plus nourrissant que le blé).

Sur le plan climatique, un relatif réchauffement des continents bordant l’Atlantique Nord, dans le cadre du « petit âge glaciaire » qui prend véritablement fin au milieu du XIXe siècle, permet aussi d’obtenir des récoltes plus régulières et de faire reculer certaines carences alimentaires, renforçant les organismes et leur aussi leur résistance en cas d’épidémie.

L’intérêt des philosophes des Lumières pour l’étude des populations et l’accroissement des capacités de l’État à développer et soutenir une meilleure administration permet aussi quelques progrès de l’hygiène élémentaire, fondés sur une meilleure organisation des pratiques populaires et un début de mise en rationalisation technique et scientifique systématique.

Antoine Le Nain, Deux femmes avec trois enfants, 1640

Par exemple, le savoir des sages-femmes, dispersé, inégal et toujours menacé de pertes d’acquis, se voit systématiser par la publication par l’une d’entre elles, Mme de Coudray, née à Clermont-Ferrand, d’un manuel d’obstétrique Abrégé de l’art des accouchements (1759), qu’elle diffuse dans toute la France durant 25 ans par ses voyages en donnant des cours très didactisés, pour lesquels elle avait même mis au point un mannequin de de démonstration. Toute son action est entièrement appuyée par l’État royal et ses institutions, Mme de Coudray reçoit même un brevet de l’Académie de chirurgie.

L’absence de guerre sur le territoire français favorise aussi durant le siècle l’accroissement de la population. En tant que tel, ce phénomène n’a pas été perçu par tous les auteurs des Lumières, à l’exception de Voltaire, et il faut attendre 1780 et la publication du Tableau de la population de la France par l’abbé Jean-Joseph Expilly pour disposer d’une vue d’ensemble, dans la perspective de quantifier la population, ses capacités d’une part, notamment sur le plan militaire et productif, et ses besoins d’autre part, en identifiant 6 461 330 personnes en état de précarité en termes de moyens de subsistance.

Le Tableau de la population de la France

Tous ces mouvements ont entraînés un relatif progrès dans le système technique de l’agriculture, exprimé là aussi par une tentative de rationalisation scientifique, portée notamment par les physiocrates vers 1750 et en particulier François Quesnay (1694-1774). Le savant Antoine Lavoisier (1743-1794) est notamment marqué par toute la démarche de ces penseurs, c’est lui qui dira la formule restée célèbre et exprimant la perspective de ces penseurs : « l’élevage est un mal nécessaire ».

En effet, la période voit un accroissement de l’élevage sur le plan quantitatif, qui pousse au recul des vaines pâtures et des terres communes, à l’enclosure des propriétés et à la généralisation de la « rotation de Norfolk » qui permet le développement de plantes fourragères appuyant l’élevage.

En conséquence, on observe un certain décollage de la production agricole, mais surtout une spécialisation géographique qui s’accuse. La France du Nord et de l’Est voit s’étendre la monoculture céréalière et l’élevage en voie d’intensification, alors que celle de l’Ouest et du Sud développent des cultures maraîchères plus diversifiées, sauf en Bretagne et en Normandie où l’élevage se développe plus massivement encore. Les vignobles aussi se spécialisent, ainsi c’est à cette époque que le vin de Champagne est élaborée sous sa forme actuelle.

Cette spécialisation suppose enfin une circulation à l’échelle nationale des productions, et donc pousse dialectiquement à la mise en forme d’un marché national unifié.

Louis Le Nain, Intérieur paysan avec un vieux joueur de flûte, 1642

Mais tout cela reste encore élémentaire, la misère absolue ressurgit à la moindre crise agricole, comme en 1725, 1740, 1759, 1766-1768, 1772-1776, 1784, 1785, ou encore avec les épidémies meurtrières de rougeole, de variole, du typhus et de la fièvre typhoïde.

La paysannerie se soulève toutefois à partir du règne de Louis XIV, de manière tendancielle, mais épisodique et avec une répression sanglante à chaque fois.

On a ainsi la révolte des 5 000 croquants du Quercy en 1624, la Révolte du Lanturlu à Dijon et celle à Aix en 1630 ; dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on a la Révolte des croquants en Limousin, en Angoumois, en Provence, dans le Périgord et en Normandie…

On a la Révolte des Va-nu-pieds en 1639, la Révolte Paysanne dans le Rouergue en 1643, la Révolte des Sabotiers en Sologne en 1659, la Révolte des Lustucrus dans le Boulonnais en 1662 suivie de la Révolte des Audijos dans les Landes et celle des Angelets dans le Roussillon les années suivantes, la Révolte du Roure près de Montpellier en 1670, la Révolte du Papier Timbré par les bonnets rouges en Bretagne en 1675…

La revanche des paysans dans Les Grandes Misères de la guerre de Jacques Callot, 1633

Ces révoltes sont liées aux impôts le plus souvent, car en plus de vivre dans la misère et l’ignorance, la paysannerie doit payer la dîme, soit un dixième ou un treizième des revenus, destinés au clergé, ainsi que payer les impôts à l’État central, très variables mais autour d’un tiers des revenus.

Et le caractère temporaire de ces révoltes, puisque s’inscrivant dans une période précise, ainsi que leur caractère épars, correspond aux situations très variées des paysans.

On trouve ainsi les « mainmortables », c’est-à-dire les serfs au sens strict. Ils sont du nombre d’un million, principalement en Franche-Comté et en Lorraine, ainsi que dans le Berry, le Nivernais, la Marche, l’Auvergne. Leur statut implique une dépendance au lieu pour les enfants s’ils veulent toucher un héritage.

Les autres paysans, formant leur très grande masse, sont « libres ». Il y a déjà les sans-terres : certains sont journaliers, c’est-à-dire des paysans employés à la journée. D’autres se font embaucher comme domestiques.

Ceux qui ont une terre ne sont pas pour autant des paysans au sens strict non plus. Beaucoup sont obligés d’avoir un second métier, en tant qu’aubergistes, maçons, meuniers, tailleurs, marchands, tisserands, charpentiers, etc.

Frères Le Nain, Portraits dans un intérieur, 1647

Dans certains cas il y a la mise en place, de manière artisanale, d’un élevage, ou bien de forges, de fonderies et de mines, qui impliquent d’ailleurs un déboisement forcené.

Ceux qui sont en tant que tels seulement paysans relèvent de ce qu’on appelle les laboureurs ; ils sont fermiers ou métayers, gérant une terre qui ne leur appartient pas, devant en redevance respectivement une somme fixe et la moitié de la récolte. La concurrence est rude ici car les grands propriétaires terriens ont tendance à agrandir leurs domaines, réduisant d’autant leur nombre.

Avant le développement réel du marché national, le seul dénominateur commun des paysans est ainsi la pratique religieuse, seul lien social véritable, associé aux fêtes et aux veillées. L’Église catholique est le seul vecteur d’un cadre dépassant les particularismes locaux, avec la figure du roi.

L’éparpillement, la dispersion, le morcellement de la France à la veille de 1789

Il est bien connu qu’au XVIIe siècle, la France a comme régime une monarchie absolue. Rien ne saurait plus faux toutefois de penser que le pays est alors par conséquent unifié.

La monarchie absolue a beau s’appuyer sur une alliance entre la noblesse et la bourgeoisie autour du roi (soit sur le plan des arts entre Corneille et Molière autour de Racine), elle n’est en effet qu’une superstructure du mode féodal de production.

Pour cette raison, les situations sont essentiellement les mêmes et pourtant fondamentalement différentes à travers toute la France. Pour saisir le panorama français juste avant 1789, il faut penser à une sorte de vaste puzzle.

Louis XVI en costume de sacre avec les regalia et la croix de l’ordre du Saint-Esprit par Antoine-François Callet, 1781.

Voici ce que constate l’historien Ivan Vasilevitch Loutchisky (1845-1918) dans son État des classes agricoles à la veille de la Révolution, paru en 1911.

« Dans l’Artois, la noblesse possédait 29 % du territoire, et le clergé 22 %, ce qui faisait en tout 51 % contre 33 % que possédait la classe paysanne.

En Picardie, la noblesse avait 33,4 % du territoire, le clergé 14,6 % seulement, ce qui faisait 47,9 % en tout, contre 36,7 % que possédait la classe paysanne.

En Bourgogne, 35,1 % appartenaient à la noblesse, 11,6 % au clergé, c’est-à-dire 46,7 %, en tout, et 33,1 % aux paysans.

Dans le Limousin, 15,3 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2,4 % au clergé, en tout 17,7 % contre 59,2 % qui étaient aux paysans.

Dans la Haute-Auvergne, la noblesse possédait 11 % du territoire, le clergé 2,1 %, c’est-à-dire en tout un peu plus de 13 %, tandis que la classe paysanne en détenait 50 %.

Dans le Quercy, 15,5 % du territoire appartenaient à la noblesse, 2 % environ au clergé, c’est-à-dire environ 18 % en tout, contre 51 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le Dauphiné, environ 12 % du territoire constituaient la part de la noblesse, 2 %, celle du clergé, c’est-à-dire 14 % en tout, contre 40,8 % qui revenaient aux paysans.

Dans les Landes, 22,3 % du territoire étaient à la noblesse, un peu plus de 1 % au clergé, c’est-à-dire environ 24 % en tout, contre 52 % qui étaient aux paysans.

Dans le Béarn, 20 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 1,1 % au clergé, c’est-à-dire un peu plus de 21 % en tout, contre plus de 60 % qui appartenaient à la classe paysanne.

Dans le pays toulousain, 28,7 % du territoire étaient détenus par la noblesse, environ 4 % par le clergé, ce qui faisait environ 33 % en tout, contre 35 % qui représentaient la propriété paysanne.

Dans le Roussillon, 32 % environ du territoire appartenaient à la noblesse, 9 % au clergé, c’est-à-dire environ 43 %, contre près de 40 % appartenant à la classe paysanne. »

Il y a ainsi deux aspects qui jouent ici : quantitativement, la noblesse et le clergé possèdent une importante partie des terres, ce qui est bien connu. Cet aspect relève de la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, bien que le travail intellectuel en question soit très faible.

Mais qualitativement, il y a encore des différences massives dans la répartition, et cela pose en fait un problème de fond tout aussi important.

Cela reflète en effet un ordre féodal, c’est-à-dire des règles locales particulières, des traditions bien délimitées, des organisations hiérarchiques différentes dans leurs rapports de force, etc. Le pays est de fait littéralement morcelé dans sa réalité sociale.

Louis Le Nain, La charrette, 1641

Cet aspect relève dans cette dimension de la contradiction entre les villes et les campagnes. Malgré le développement d’une bourgeoisie, la structure féodale reste un obstacle par son localisme imposé. On a un excellent exemple avec le droit seigneurial de poids, de mesures, d’étalonnage.

Ainsi, les mesures de longueur n’ont pas les mêmes valeurs selon les localités, rendant un aperçu général strictement impossible, ce qui est une immense barrière aux échanges.

Les Tables des rapports des anciennes mesures agraires avec les nouvelles, précédées des éléments du nouveau système métrique, publiées en 1810 par François Gattey, fournissent en pas moins de deux cent pages les comparaisons des différentes mesures, centralisées par la suite avec la révolution française.

On a le pied, le pied marchand, le compas ou encore la perche de 9 pieds, 9 pieds et demi, 18 pieds, 22 pieds… On a la coupée, l’ouvrée, la meau et charrée, le journal, la soiture, la boisselée… l’arpent de 96 perches carrées d’ordonnance, de 100 perches carrées, de 100 verges carrées, d’ordonnance ou des eaux de forêts, de 108 perches carrées, de 112 verges carrées… et encore avec des variantes locales qui plus est.

La Toise de Lyon fait 2,5633 mètres, alors que celle de Villefranche juste à côté fait 2,4363 mètres et celle de Paris 1,94904 mètre  ; la Canne du canton de Tarbes fait 1,8046 mètre, celle non loin de Galan fait 1,7686 mètre ; la Verge de Bergues fait 3,831 mètre, celle de Lille 2,984 mètre.

Il en va de même pour le litre, la pinte, la barrique, la velte, le setier, le muid, le minot, la charge, la livre, l’once…

Tout cela était le reflet du maintien du cadre féodal malgré la superstructure qu’est la monarchie absolue. Ivan Loutchisky, dans son article de 1911 Les classes paysannes en France au XVIIIe siècle, constate ainsi :

« Le trait le plus saillant de l’organisation agraire de la France au XVIIIe siècle, celui qui la distinguait le plus fortement du régime agricole des autres pays de l’Europe, c’était la seigneurie.

Tandis que l’évolution économique du nord-est de l’Allemagne transformait le chevalier en chevalier-propriétaire, ayant, de par son rang, des droits exclusifs à la terre, tandis que dans la Basse-Saxe le seigneur devenait aussi essentiellement un propriétaire, et dans la Saxe du sud-est un souverain-propriétaire (Landesherr ), tandis que, dans tous ces pays, les seigneurs en arrivaient à s’adonner à la culture des terres qu’ils faisaient travailler par des salariés ou par des serfs, en France, les seigneuries et les seigneurs conservaient leur caractère primitif.

Il est vrai de dire que le pouvoir royal avait restreint les droits politiques et administratifs des seigneurs, entamé leur pouvoir judiciaire; mais il leur avait laissé la juridiction de leur patrimoine et, avec elle, les droits utiles.

L’étendue de ces droits et leur forme variaient d’une province à l’autre, mais, en principe, ils étaient les mêmes partout, et la structure de la seigneurie était identique au nord de la France, en Picardie et dans l’Artois, au centre, en Bourgogne, dans le Limousin et en Auvergne, au midi, en Provence et dans la Guyenne.

Le droit de monopole ou de banalité, le droit de mainmise sur les successions vacantes, de rachats sur les héritages, de lods et ventes [= de taxes] sur les terres vendues ou échangées, les aveux exigés des tenanciers, les péages, etc., etc., tous ces droits se trouvaient intimement liés à la seigneurie, et, qu’ils fussent perçus avec modération ou avec excès, ils persistèrent en France jusqu’à là fin du XVIIIe siècle.

Ils n’avaient pas le sens commun, et ils opprimaient les paysans, mais ils augmentaient les revenus du seigneur, qu’il fût ecclésiastique ou laïque.

La seigneurie, continuant d’être quelque chose comme un État dans l’État, avec ses impôts directs et indirects, ses insignes de souveraineté et ses monopoles, avec ses employés spéciaux, ses règlements, etc., faisait sentir aux populations qui lui étaient soumises tous les désavantages de l’organisation seigneuriale, sans lui rapporter le moindre profit.

Et il faut ajouter que la plus grande partie du territoire français était couverte de ces seigneuries, vestiges de l’ancienne hiérarchie seigneuriale, qui conférait aux nobles des droits qu’ils exerçaient aux dépens de leurs sujets. »

Le matérialisme des Lumières qui émerge au XVIIIe siècle a justement comme objectif de briser le cadre idéologique et culturel de cette dispersion, avec comme idéal la gestion publique des questions publiques, c’est-à-dire le centralisme, le régime républicain.

Mais ce matérialisme porté par la bourgeoisie se heurte à une masse de paysans ancrés localement, sous l’égide d’une noblesse d’autant plus puissante qu’elle a été grande partie renouvelée, puisque largement mise en place par la monarchie absolue aux XVIIe et XVIIIe siècles.

La SFIO à la suite de la victoire sur les néos-socialistes

Voici le manifeste de la SFIO aux travailleurs de France du 25 novembre 1933, Nous réclamons le pouvoir. Il est absolument emblématique de la ligne de la « nouvelle » SFIO, consistant en une SFIO reconditionnée : le centre est toujours aux commandes avec Léon Blum et Paul Faure, en synthèse avec l’aile gauche « socialiste française » de Jean Zyromski et ayant utilisé les néos-socialistes comme boucs-émissaires.

On ne peut que constater que la radicalité mise ici en avant est employée de manière « sincère » par l’aile gauche « socialiste française » et de manière pragmatique-machiavélique par le centre, et il est évident qu’une telle synthèse aurait à un moment besoin d’une porte de sortie. C’est cela qui va expliquer pourquoi la SFIO va se tourner vers le Front populaire.

NOUS RÉCLAMONS LE POUVOIR

Citoyens,

Devant les dangers que la crise du capitalisme et la défaillance des classes dirigeantes font courir aux libertés publiques et à la paix, nous nous adressons directement à la classe ouvrière et à tous les hommes de pensée et de travail.

Nous venons déjouer les manœuvres des puissants consortiums de finance, de grand négoce, de haute industrie, qui, par les mensonges quotidiens de la grande presse qu’ils possèdent ou subventionnent, s’efforcent à vous dresser contre le socialisme dans le même temps que, par leur égoïsme de classe, ils dépouillent le travail, avilissent les salaires, sabotent les lois sociales, spéculent sur le paysan et, par la concurrence et l’impôt, acculent à la ruine la petite propriété commerciale, industrielle et agricole.

POUR COUVRIR LEURS MÉFAITS ET DÉTOURNER VOS COLÈRES, ILS ACCUSENT LE SOCIALISME.

LE SOCIALISME RÉPOND PAR SON CRI DE GUERRE :
LE CAPITALISME, VOILA L’ENNEMI !

IL Y A DANS LE MONDE TRENTE MILLIONS DE CHÔMEURS.

Dans les entrepôts et les magasins, sont accumulés des stocks énormes de charbon, de blé, de vêtements, de chaussures, de produits de première nécessité, qui ne trouvent pas d’acheteurs, alors que des millions d’êtres humains souffrent de la misère, de la faim et du froid.

Le malaise pèse sur les producteurs ; l’hypothèque, à nouveau, guette le monde rural ; l’inquiétude secoue la jeunesse, le déficit ruine le Trésor et ébranle l’État ; la guerre menace le monde.

QUI DONC EN EST LA CAUSE ?
C’EST LE RÉGIME CAPITALISTE.

Ce sont les partis qui, jusqu’ici, ont gouverné le pays.

Une oligarchie de banquiers et d’industriels contrôle la totalité de l’économie mondiale. Tout est dans leurs mains : transports, assurances, électricité, banques, grands magasins, etc…

Les richesses sont multipliées en désordre, au seul gré du profit capitaliste ; la capacité d’achat des hommes a été restreinte.

SEUL LE SOCIALISME PEUT ORDONNER LA PRODUCTION SELON L’INTÉRÊT DE LA COMMUNAUTÉ HUMAINE, ET DANS LE SENS DE LA SATISFACTION DIRECTE DES BESOINS.

SEUL IL PEUT ABOLIR LA DICTATURE FINANCIÈRE ET CAPITALISTE, EN SOCIALISANT LES INDUSTRIES CLEFS : GRANDS MOYENS DE PRODUCTION ET D’ÉCHANGE, BANQUES, etc…

Cette tâche du socialisme, nous sommes résolus à la poursuivre.

Mais, devant la crise qui s’étend et menace toutes les catégories de travail : ouvriers, paysans, intellectuels et employés, petits commerçants, artisans, des tâches immédiates et urgentes s’imposent à nous.

Les vieux partis de la bourgeoisie, dominés par les forces économiques, se sont révélés impuissants.

L’histoire de ces quatorze dernières années n’est que l’histoire de leurs faillites :

Faillite des traités de paix,

Faillite des réparations,

Faillite du franc,

Faillite de la stabilisation,

Faillite des routines budgétaire et administrative.

De tout cela on ose accuser le socialisme ! IL NE FUT JAMAIS AU POUVOIR.

Qui donc a gouverné la France pendant ces quatorze années ?

De 1919 à 1924, le Bloc National ;

De 1926 à 1932, l’Union Nationale.

Vainement, en 1924, le Parti socialiste avait donné son appui au gouvernement de M. Herriot pour établir la justice fiscale, éviter l’inflation, organiser la paix. Le Sénat radical renversa M. Herriot.

Vainement, en 1932, au lendemain des élections, le Parti socialiste proposa au Parti radical un programme immédiat d’action gouvernementale. Le Parti radical refusa cette proposition.

Depuis lors, jamais une demande de collaboration du Parti radical n’a été appuyée par un programme. Jamais, contrairement au jeu normal des partis, le pouvoir n’a été directement offert au Parti socialiste, malgré son importance numérique et les deux millions de citoyens qu’il représente.

Malgré cela, il a toujours accordé son vote à toutes les mesures qui tendent à l’amélioration du sert des travailleurs.

IL EST ENCORE PRÊT, AU PARLEMENT, A BARRER LA ROUTE A LA RÉACTION.

IL EST ENCORE PRÊT A DONNER SA VOIX A TOUTES LES MESURES D’ÉQUILIBRE ÉQUITABLE ET DE PROGRÈS SOCIAUX.

Mais il se refuse à faire, avec le Sénat qui l’impose depuis un an, une politique de régression économique et sociale qui, provoquant des déceptions cruelles, préparerait pouf les partis de réaction les plus éclatantes revanches.

Le Parti socialiste dénonce le Sénat comme le refuge des conservateurs sociaux. Il demande sa suppression, et, en attendant, la limitation de ses pouvoirs.

Il dénonce les lenteurs des méthodes parlementaires, l’impuissance des réalisations, les carences gouvernementales, le jeu des intrigues qui multiplie les crises sans modifier ni les projets, ni le personnel gouvernemental.

IL DÉNONCE L’ANARCHIE ADMINISTRATIVE sous laquelle étouffe l’État lui-même et contre laquelle on ne trouve d’autre remède que l’absurde diminution des salaires publics, alors qu’on n’a pas le courage de s’attaquer aux abus, aux cumuls, aux traitements excessifs.

En présence d’une telle situation, et n’oubliant pas qu’il représente deux millions de citoyens, LE PARTI SOCIALISTE POSE SA CANDIDATURE AU POUVOIR.

Il organisera, à travers le pays, tous les travailleurs des villes et des champs pour préparer avec eux le monde nouveau, et, en même temps, il est résolu à établir, dans le sens du socialisme, les grandes réformes qui préserveront les masses populaires contre les convulsions de l’économie capitaliste, bouleversée par la guerre et par la crise.

Le Parti Socialiste réclame le Pouvoir :

Pour simplifier et rajeunir l’administration congestionnée par une centralisation absurde, et pour ABATTRE LE VIEUX SYSTÈME FISCAL, pléthorique et inique, fait d’impôts innombrables, propices à la fraude, accablants pour la consommation, vexatoires pour la production et pour le commerce.

Il demande la suppression des 128 impôts ou taxes existants : taxe sur le chiffre d’affaires, contributions indirectes, taxes sur la production, y compris les centimes départementaux et communaux, et leur remplacement par TROIS TAXES SIMPLES et claires, équitables, dont la fraude sera chassée par des répressions exemplaires :

UN IMPÔT SUR LA DÉPENSE avec différenciation des taux pour les dépenses de première nécessité ;

UN IMPÔT SUR LES REVENUS, sans FORFAIT, avec des taux différents pour les revenus du capital et ceux du travail, et n’excédant pas 6 p. 100 pour les cédules, 12 p. 100 pour l’impôt global ;

UN IMPÔT SÉVÈREMENT PROGRESSIF sur les successions et donations, dont le rendement sera assuré par la mise à ordre des valeurs mobilières.

Ainsi un système fiscal simple et clair dégrèvera la consommation aujourd’hui accablée par la multiplicité et la superposition des taxes, libérera la production, facilitera les échanges intérieurs et le commerce extérieur, mettra un terme à la thésaurisation, concourra ainsi pour sa part à la stimulation de la vie économique.

Le Parti Socialiste réclame le Pouvoir :

Pour garantir à tous le droit à la vie et au travail.

POUR LA CLASSE OUVRIÈRE :

Minimum vital de salaire ;

Semaine de quarante heures et maintien du pouvoir d’achat des travailleurs ;

Assurance chômage ;

Mise en chantier de grands travaux publics à caractère productif et dont l’exécution rapide et coordonnée doit aboutir à l’équipement rationnel de la nation et à la reprise de la vie industrielle et commerciale du pays.

POUR LA CLASSE PAYSANNE :

Office national du blé, du vin, des engrais, afin de briser la spéculation, triomphante de la loi.

Le Parti Socialiste réclame le Pouvoir :

Pour éliminer les grands monopoles capitalistes, pour en restituer le profit à la nation, pour en remettre la gestion aux travailleurs et aux usagers associés sous le contrôle de l’État :

MINES, dont les ouvriers connaissent le chômage et la misère, au moment où les besoins de la France l’obligent à importer le tiers de sa consommation charbonnière ;

ASSURANCES PRIVÉES, dont la gestion collective avec le concours des agents et des assurés libérerait l’État de la souveraineté d’une oligarchie de financiers et permettrait sans frais ni impôts d’assurer le fonctionnement d’un système général d’assurances, couvrant tous les risques – y compris le chômage et les calamités agricoles ;

GRANDES INDUSTRIES MÉTALLURGIQUES, CHIMIQUES, ÉLECTRIQUES, qui pillent le budget de l’État et soufflent sur les conflits mondiaux dont elles profitent ;

TRANSPORTS, dont le fonctionnement anarchique coûte quatre milliards par an à l’État ;

CRÉDIT ET BANQUE, pour :

1° Protéger la petite épargne abandonnée au pillage des écumeurs ;

2° Assurer la répartition rationnelle du crédit aujourd’hui soumis à la capricieuse dictature du capitalisme financier ;

3° Pour préserver enfin du chantage et de la souveraineté des puissances financières l’indépendance de l’État républicain, de la presse et du suffrage universel.

Le Parti Socialiste réclame le Pouvoir :

Pour prendre au dehors les initiatives de paix et d’entente économique internationale, au lieu de suivre les initiatives des autres, dont les efforts ne tendent pas toujours à la paix.

Citoyens,

TEL SE PRÉSENTE A VOUS LE PARTI SOCIALISTE, passionné d’action au moment où on l’en prétend incapable, mais soucieux de ne pas participer à l’impuissance des partis dits de gouvernement, et décidé à défendre avec la classe ouvrière les libertés publiques et la paix.

A TOUS LES PARTIS, TOUR A TOUR DÉFAILLANTS, IL OPPOSE SA DOCTRINE ET SON PROGRAMME.

A tous les travailleurs, à tous les exploités que la déception risquerait de conduire à l’indifférence ou de livrer à la réaction.

NOUS TENDONS NOTRE DRAPEAU.

Suivez-le avec nous ! Nous voulons vaincre avec vous !

Pour le Conseil National du Parti Socialiste S. F. I. O. :

PAUL FAURE.

La crise néo-socialiste aurait pu être le naufrage de la SFIO : elle fut son sauvetage grâce à Léon Blum, le chef des centristes, manœuvrant l’aile gauche « socialiste française » pour réactiver le parti en lui accordant une nouvelle légitimité.

Le Front populaire fut d’autant plus nécessaire comme porte de sortie permettant une perspective gouvernementale traditionnelle, tout en satisfaisant symboliquement l’aile gauche.

=>Retour au dossier sur la crise néo-socialiste dans la SFIO

La victoire sur les néos-socialistes au sein de la SFIO en 1933

Le 5 septembre, c’est la double attaque anti-néo-socialiste en première page, comme tous les articles de ce type depuis juillet 1933. Paul Faure publie Notre choix est fait, alors que Léon Blum annonce avec Malentendu dissipé reprendre sa critique commencée au lendemain du congrès.

Même opération le 6 septembre, avec Doctrine mort-née de Paul Faure, et La preuve la plus typique de Léon Blum, ainsi que le 7 septembre, avec Le programme fantôme de Paul Faure et Ce qui nous a empêché d’agir de Paul Faure.

Paul Faure

Léon Blum y accuse les néos-socialistes d’avoir géré de manière inconséquente leur approche parlementaire et Paul Faure les présente comme sortis de la doctrine socialiste.

Et le 6 septembre, la Commission Administrative Permanente constate que la manifestation d’Angoulême constituait une violation des décisions du congrès de Paris de juillet 1933.

Comprendre le réel, de Paul Faure et paru le 8 septembre dans le Populaire, ouvre la voie à l’exclusion, qui en même temps porte l’affirmation d’une « nouvelle » SFIO :

« Nous étions en ce temps un parti de réformes et de révolution, ce qui était parfaitement conciliable.

Jaurès traduisait que nous devions comprendre le réel en allant vers l’idéal.

Mais un fait nouveau s’est produit : la guerre mondiale, la crise économique universelle et leurs conséquences.

Au moment où le capitalisme démontre son impuissance et sa malfaisance, j’ai peine à imaginer que quelqu’un nous propose de cesser d’être un Parti de révolution, c’est-à-dire de ne plus croire au socialisme quand rien d’autre ne se présente à l’esprit.

Parti de réformes aussi ? Je le veux bien. Mais avec qui, pour quelles réformes, par quels moyens et pour quels résultats ? »

L’action dans le vide, le 9 septembre, par Paul Faure, prolonge la critique, pour une nouvelle combinaison Léon Blum / Paul Faure le 10, avec respectivement Les deux faces de la participation et Partenaires défaillants et caisses vides.

Le 11 septembre, c’est une combinaison d’articles de Jean-Baptiste Lebas, Face au danger !, et de Paul Faure, Il ne manquait plus que cela, et le 12 septembre de Léon Blum, avec Prompt repentir, et de Paul Faure, avec Question préalable ?.

Le 12 septembre est ici un tournant car Léon Blum se moque des néos-socialistes qui comptent échapper à l’étude de la manifestation d’Angoulême par la Commission administrative permanente de la SFIO en portant l’affaire devant l’Internationale Ouvrière Socialiste, alors que Paul Faure présente les sanctions comme inévitables si les néos-socialistes ne capitulent pas.

Léon Blum continue son offensive sur la vantardise néo-socialiste avec le 13 septembre avec La jeunesse et l’action, et le 14 septembre avec Ce que veut la jeunesse alors que Paul Faure dénonce dans Assaut général le fait que les grands journaux parisiens ne cessent de donner la parole aux néo-socialistes, accusation reprise le 15 septembre dans Avec les armes de l’ennemi et le 16 septembre dans La réplique socialiste.

L’article de Léon Blum du 17 septembre, Leçon de choses, n’aborde qu’en filigrane les néos-socialistes, mais le 18 septembre un très long article de Bracke occupant pratiquement la moitié de la première page, L’appel à l’Internationale, attaque comme vain l’appel des néos-socialistes à l’Internationale Ouvrière Socialiste.

Cette dernière récusa en effet les néos-socialistes et le 19 septembre, Paul Faure considère dans Terrain déblayé que les néos-socialistes sont vaincus.

Le sujet est alors clos du côté du Populaire. La question se régla ensuite en raison de la chute du gouvernement d’Édouard Daladier, le 24 octobre 1933, par 329 voix contre 241 dont 28 parlementaires socialistes qui avaient soutenu le « redressement financier ».

Le communiqué de Paul Faure fut le suivant :

« Aux ordres du Parti

Personne ne sera surpris, dans le Parti socialiste, de l’attitude prise par un certain nombre de membres de notre Groupe parlementaire, dans la nuit de lundi à mardi.

La volonté et les actes de scission de quelques-uns ont abouti à leur terme et conséquences logiques.

Il était parfaitement prévu qu’on devait en arriver là.

Nos fédérations, nos sections, nos militants conserveront leur sang-froid.

L’unité et la force du Parti ne courent ABSOLUMENT AUCUN DANGER.

La C. A. P. est convoquée pour lundi soir. »

C’était exact : la SFIO ne fut pas bouleversé lorsque le 5 novembre, le Conseil National à l’appel de la Commission Administrative Permanente procéda, par 3046 mandats contre 863, à l’exclusion des dirigeants néo-socialistes, qui furent suivis de leurs partisans, soit 27 000 membres de la SFIO, 28 députés, 9 sénateurs, notamment les fédérations de l’Aveyron, de la Charente, de la Gironde, des Hautes-Alpes et du Var, pour former en décembre le Parti socialiste de France-Union Jean Jaurès.

Et Léon Blum réussit son coup : le même conseil national appela à une mobilisation antifasciste commune de la SFIO et de la CGT, tout en réprimant par l’exclusion les membres les plus impliqués dans les activités anti-guerre et antifascistes aux côtés des communistes, ce qui provoqua le départ de la SFIO de la tendance de « l’action socialiste ».

=>Retour au dossier sur la crise néo-socialiste dans la SFIO

La dénonciation des néos-socialistes dans la SFIO à la suite d’Angoulême

À la suite de l’épisode d’Angoulême, Paul Faure prolongea lui aussi ses attaques. Où veut-on en venir, dans le Populaire du 30 août, pose un « avertissement amical mais tout à fait sérieux » aux néo-socialistes, car :

« L’ordre et l’autorité encore une fois doivent tout d’abord régner dans le Parti, non pas un ordre et une autorité émanant de quelques individus, mais exprimés par la volonté des militants de nos sections. »

Suit alors l’article Pour la défense du Parti et de son unité, le 31 août, qui attaque les néo-socialistes comme scissionnistes en rappelant le scandale du texte lu Pierre Renaudel le dernier jour du congrès de la SFIO de juillet 1933 :

« A la dernière séance du Congrès de Paris, malgré de singuliers propos, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’avaient que de lointains rapports avec tout ce que nous connaissons de la pensée socialiste, nous avons, sans hésitation et sans arrière-pensée, tendu à tous et sans exception une main fraternelle.

En guise de réponse on nous annonça un manifeste de combat. »

Le 2 septembre 1933, l’article La volonté de scission prolonge le tir, en dénonçant de manière ouverte les néos-socialistes :

« Je suis maintenant convaincu que des camarades, – parmi ceux qui n’acceptent plus le socialisme tel qu’il fut enseigné par nos maîtres et tel qu’il fut forgé par une longue série de Congres nationaux et internationaux – sont animés d’une volonté de scission.

Ils auraient probablement déjà tenté « le coup », s’ils avaient trouvé dans nos sections quelques échos favorables et quelques encouragements sérieux. Mais, à part de très faibles exceptions, la masse de nos militants est demeurée inébranlable dans sa foi unitaire (…).

Il est impossible de laisser s’accomplir des manœuvres dont le but de division est certain et qui créent, en attendant pire, un malaise fort préjudiciable h la bonne marche et à la vie normale de nos groupes.

Je répète ce que j’écrivais dans un précédent article, que le manifeste des protestataires annoncé à grand bruit et à grandes menaces depuis le Congrès de Paris et rendu public depuis quelques jours, n’avait rien cassé.

D’abord, parce qu’il était – m’avait-il semblé – de ton conciliant, et puis, parce qu’il ne contenait rien de sensationnel, ni même seulement d’un peu nouveau.

La manifestation d’Angoulême, c’est autre chose.

Il s’agit d’élus dressés publiquement en bataille contre leur propre parti, contre sa politique, contre les décisions de ses congrès et qui se déclarent résolus à poursuivre cette campagne de rébellion. Je n’aurai nulle peine à démontrer que ceci est intolérable. »

Le choix, le 3 septembre 1933, affirme pareillement :

« Je ne pense pas qu’un seul parti socialiste au monde ait jamais fait preuve d’autant de libéralisme et de tolérance fraternelle et bienveillante que nous. Nous en sommes fort mal récompensés.

Mais la coupe est pleine et déborde.

Quel est le membre du Parti qui pourra admettre qu’un certain nombre de parlementaires, élus sur le programme du Parti, avec le concours dévoué des militants, soient autorisés à partir en guerre publiquement contre les décisions régulièrement prises par nos Congrès et contre la politique fixée, délibérée, voulue, par l’immense majorité des membres de notre organisation?

L’un des orateurs d’Angoulême a déclaré qu’entre le redressement financier du pays et l’opinion du Parti, son choix était fait. Fort bien. Cela signifie en termes clairs, que tous les Congrès, d’Avignon de Paris, et tant d’autres Congrès qu’on voudra, n’ont aucune espèce d’importance et qu’on est fermement décidé à n’en tenir aucun compte.

L’intérêt national, derrière quoi on abrite la rébellion, est un prétexte qui ne trompera personne. Qu’est-ce d’ailleurs que le redressement financier? C’est la suite du budget de l’an passé, n’est-ce pas?

Comme redressement, c’est réussi. M. Lamoureux vient de révéler que le déficit s’était accru de quelques nouveaux milliards. Comment s’y prendra-t-on pour redresser un peu mieux? Nous n’avons aucun doute à ce sujet. Il y aura un simulacre de mesures contre l’oligarchie capitaliste.

Pour le reste, c’est-à-dire pour le tout, ou peu s’en faut, on s’en prendra aux classes moyennes, aux épargnants, aux salaires, aux traitements, aux paysans, aux consommateurs.

C’est ce rançonnement général, qu’on voudra nous faire avaler comme un redressement, auquel on prétend, à Angoulême, sacrifier jusqu’à la fidélité à son Parti, jusqu’à l’unité du Parti.

Nous n’acceptons ni cette mise en demeure, ni ces menaces. Nous ne les acceptons absolument pas. »

Le 4 septembre, c’est Jean-Baptiste Lebas, maire de Roubaix et figure de la SFIO depuis 1920 par son importance dans le Nord, qui publie, toujours en première page, Le Parti défendra son unité. Il y rappelle que :

« Si la liberté de discussion est entière sur la doctrine et la méthode, pour l’action, majorité et minorités doivent se fondre dans une unanimité qui fait la force du Parti. »

Il y dénonce la « méthode opportuniste, encore appelée réaliste », qui fut précisément appliquée en Allemagne :

« On se souvient qu’elle fut appliquée en Allemagne par la social-démocratie depuis l’effondrement de l’Empire et l’avènement de la République.

Au pouvoir, elle n’osa toucher ni à la grande propriété foncière, ni aux trusts et monopoles capitalistes.

Hors du pouvoir, sa pensée dominante fut d’empêcher l’accès des partis de réaction, puis du parti hitlérien au gouvernement en pratiquant constamment une politique modérée de coalition dont les résultats furent le découragement d’une partie du prolétariat victime d’un chômage sans fin, l’éloignement des classes moyennes ruinées d’un « Parti socialiste de gouvernement » impuissant, la marche foudroyante du mouvement fasciste.

La voilà l’expérience allemande qu’on ose nous recommander ! »

Il y a une mobilisation générale contre les néos-socialistes et on voit bien qu’elle a d’autant plus de vigueur qu’il s’agit de maintenir l’unité de la SFIO et surtout d’attribuer tous les errements depuis 1920 au groupe parlementaire, aux néos-socialistes qui en forment l’ossature.

=>Retour au dossier sur la crise néo-socialiste dans la SFIO

La seconde séquence anti-néo-socialiste dans la SFIO en 1933

L’esprit international, publié dans le Populaire le 17 août 1933, conclut véritablement la séquence de critique des néo-socialistes lancé à la mi-juillet par Léon Blum en affirmant sous la plume de celui-ci que :

« Le parti français continuera de vivre et d’agir comme section française de l’Internationale Ouvrière, ce qui ne l’empêchera pas, bien entendu, de lutter, ainsi qu’il l’a toujours fait, sur le plan national contre son capitalisme national et contre les forces politiques qui en sont l’expression. »

Commence alors l’engagement concret sur le terrain politique, la bataille au sein du Parti.

L’action dans le cadre national, dans le Populaire du 18 août, prend ainsi en exemple la question du blé et du vin pour montrer que les socialistes posent les questions dans un certain cadre mais ne peuvent les résoudre qu’au niveau international, en ayant mis le capitalisme de côté.

Quinze ans d’action, le 20 août, salue le loyalisme de la SFIO envers l’Internationale Socialiste Ouvrière, qui justement commence le lendemain sa Conférence à Paris, avec 142 délégués de 36 paris (et de 30 pays).

Vient alors l’affrontement direct. À Angoulême, le 27 août, a lieu une grande conférence organisée par la Fédération SFIO de la Charente, avec les principales figures néo-socialistes sauf Marcel Déat, empêché.

Adrien Marquet y souligne ainsi la volonté des néo-socialistes de soutenir l’État à tout prix, pour le redresser :

« Si notre parti nous place dans l’alternative de choisir entre l’unité et la banqueroute, le choix sera douloureux, mais l’intérêt du prolétariat l’exige. Je vous déclare que nous n’hésiterons pas.

L’Etat républicain ne fera pas faillite. S’il y a des défaillances dans les autres groupes de la majorité, s’il y a des divergences entre les personnes qui risquent de faire échouer nos idées, alors ce sera tout le régime qui sera compromis (…).

La révolution, certes, est impossible actuellement. Si nous ne nous préoccupons pas, après avoir inspiré confiance, après avoir déclenché le choc psychologique indispensable aux grandes réalisations, d’entamer une grande réforme de l’État, vous aurez la volonté d’apporter dans l’administration les modifications qui s’imposent. »

Pierre Renaudel dit quant à lui :

« Nous en avons assez des théories imprimées en de vastes et obscurs travaux.

Nous sommes arrivés à l’heure des réalisations, nous voulons que la nation française puisse enfin s’engager dans une politique vigoureuse de la paix.

Si, à la rentrée, le gouvernement Daladier nous apporte dans le budget et hors du budget des propositions semblables à celles que Marquet exposait tout à l’heure et si le gouvernement continue dans l’ordre de la politique extérieure une action forte, nous le soutiendrons.

S’il défaille, nous le combattrons. »

C’est là l’affirmation d’une ligne de rupture. Paul Faure, l’autre principal dirigeant de la SFIO avec Léon Blum, prend alors le relais de celui-ci pour l’article en première page. Il aborde directement cette conférence dans le Populaire du 29 août 1933, avec Il faudra parler clair :

« Les « néo-socialistes », comme les qualifie la presse politique et d’information, ont tenu un meeting à Angoulême annoncé à grand orchestre et relaté à plus grand orchestre encore.

Quatre à cinq mille personnes ont écouté et applaudi les orateurs, et l’événement est présenté comme devant avoir des « répercussions sur la politique du pays et sur le mouvement socialiste international », s’il faut en croire le communiqué Havas, publié par toute la presse, y compris le Populaire.

Jamais, ni Guesde, ni Jaurès, ni aucun autre, n’ont bénéficié d’une telle publicité. Il semble vraiment que des puissances mystérieuses et bienveillantes soient fortement intéressées depuis quelque temps à faire connaître tous les faits et gestes de ceux qu’on appelle les « néo-socialistes ».

L’heure est venue pour nous – j’ai déjà alerté les camarades – de nous méfier des manœuvres tentées de l’extérieur contre notre unité en vue de dissocier la grande force politique que le socialisme français représente.

De nous méfier et de faire face résolument au péril s’il se précise.

Depuis plusieurs années, du nord au midi, notre Parti a eu l’occasion de mobiliser parfois des quinze et vingt mille citoyens, venus de toute une région, en des manifestations magnifiques et enthousiastes.

Pas une ligne, pas un mot dans la grande presse. L’agence Havas demeurait silencieuse. Cette fois c est le grand tapage, préparé dès la veille et puissamment orchestré.

Et non seulement le néo-socialisme est présenté en termes aimables et flatteurs, mais la majorité du Parti est raillée, déconsidérée dans sa pensée, sa doctrine, son action.

L’Agence Havas présente la figure sympathique des « participationnistes [au gouvernement] démocrates » quelle oppose aux « anti-participationnistes bolchevisants ». Il ne nous manque évidemment que le couteau entre les dents !

La même Agence révèle qu’à Angoulême a été dressé le procès de la doctrine traditionnelle du socialisme à qui on reproche son « immuabilité de principe en regard des faits », et nous apprend enfin qu’on a jeté les « bases d’un socialisme régénéré ».

Ce que j’ai voulu noter dans ce premier article, c’est l’attitude particulière depuis quelques semaines de certaines agences d’information, dont l’une au moins est soumise à l’influence directe du gouvernement à moins que ce ne soit le gouvernement qui soit soumis à son influence.

Cela dit, je veux examiner les thèses et conceptions développées à Angoulême, en laissant de côté, naturellement, toutes considérations de polémique personnelle, mais en mettant les points sur les i.

Nous vivons à une époque, où il faut parler clair. »

Cet épisode d’Angoulême fut considéré comme une césure très nette, il s’agissait désormais pour Léon Blum et Paul Faure, les deux dirigeants de la SFIO, de faire place nette pour maintenir leur organisation en vie.

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Léon Blum et le sauvetage de la SFIO face aux néos-socialistes

Il faut bien avoir conscience que la campagne lancée dans le Populaire dès la fin du congrès de la SFIO, le 19 juillet – le 18 juillet présentant encore le compte-rendu du congrès pour la journée du 17 juillet – ne vise pas qu’à dénoncer les néo-socialistes.

C’est également et même surtout, à moyen terme, un moyen pour Léon Blum de sauver la SFIO en empêchant une cassure entre une aile droite pragmatique et participationniste, convergeant même avec le fascisme, et une aile gauche militante qui ne pourrait que se tourner, d’une manière ou d’une autre, vers le Parti Communiste Français.

Il était dans cadre d’autant plus nécessaire que le centre, représenté par Léon Blum, soit en première ligne contre les néos-socialistes, et en profite pour remettre en avant les fondamentaux de la SFIO pour bloquer tout mouvement trop à gauche en dénonçant la droite.

Affiche de la SFIO de 1932

L’action préparatoire du socialisme, paru dans le Populaire le 9 août, donne ainsi le rôle suivant aux socialistes : « accumuler et exalter des volontés par la propagande, l’organisation, l’éducation » et « l’aménagement préalable du régime socialiste au sein du régime capitaliste », en ayant en tête que le processus de victoire du socialisme est international.

Internationalisme à éclipse, le 11 août, redit que l’action socialiste ce n’est pas seulement la lutte contre le pouvoir capitaliste mais surtout une préparation révolutionnaire, qui est par définition internationale, alors que le repli national a toujours existé par moments dans l’histoire du capitalisme, notamment depuis le début du 20e siècle.

Rationalisation et internationalisme, le 12 août, pose que le capitalisme a procédé à une rationalisation, qui a échoué, mais qui surtout l’a placé sous la dépendance des grandes banques et des bourses, qui réfuteraient tout repli national.

Intérêt national et nationalisme, le 13 août, considère que les socialistes n’ont jamais oublié les intérêts nationaux, mais qu’il ne s’agit pas de tomber dans les « passions chauvines ».

Il n’y a qu’un socialisme, le 14 août, est un document décisif où il se pose comme une défense intransigeante du marxisme comme doctrine. C’est là un moyen très clair de réaffirmer la SFIO, de poser l’alliance du centre et de l’aile gauche, de maintenir la tradition « socialiste française ».

« Nous sommes accoutumés depuis longtemps à cette manœuvre de diversion et de division, généralement fomentée ou encouragée par les pires ennemis du socialisme, et qui consiste à dire : Il y a deux socialismes : l’un qui est bon, l’autre qui est mauvais ; l’un qui est sec et rigoureux comme un calcul ou comme une construction logique, l’autre qui est vivant, généreux, humain ; l’un qui est bien français, bien-pensant, « bien de chez nous », l’autre qui est allemand par origine et international par nature.

Nous connaissons ça depuis cinquante ans et davantage.

A la faveur du « socialisme national » nous assisterons sans doute à l’un des retours périodiques de cette campagne traditionnelle. La masse des travailleurs ne se laissera pas plus émouvoir par elle dans le présent que dans le passé.

Il n’existe pas deux espèces de socialisme dont l’un serait international et dont l’autre ne le serait pas. Il est impossible de concevoir la réalisation du socialisme autrement que comme une transformation internationale du régime de la production et de la propriété.

Il est impossible de concevoir une organisation et une action socialistes qui se limitent et s’enferment dans le cadre national. Un socialisme national ne serait plus le socialisme et deviendrait rapidement antisocialisme – à moins qu’il ne le fût dès l’origine.

Il n’existe pas deux espèces de socialisme dont l’un serait le marxisme et dont l’autre serait on ne sait trop quoi.

Certes, nous ne sommes pas assez ingénus ou assez ignorants pour prétendre que dans un monde où tout change, l’œuvre de Marx et d’Engels soit demeurée immuable et intangible. La doctrine marxiste a changé précisément parce qu’elle est une doctrine vivante.

Elle a changé par le passage à travers les esprits et par le contact avec les choses. Mais cependant elle demeure intacte dans ses lignes maîtresses. Elle n’est ni une métaphysique, soumise comme une œuvre d’art au hasard de la création individuelle, ni une chimie, soumise à la loi scientifique du progrès.

Elle est avant tout une méthode – une méthode d’observation, d’analyse, d’interprétation de la réalité économique.

En tant que méthode, elle n’a pas plus vieilli que les principes de la méthode expérimentale depuis Bacon, Hume ou Claude Bernard.

Les lois essentielles que la méthode à permis de dégager n’ont pas plus vieilli que les grandes vues inspiratrices d’un Darwin, d’un Pasteur, d’un Maxwell qui dirigent depuis bientôt un siècle le travail scientifique.

Il serait prodigieux qu’on vînt parler aujourd’hui du marxisme comme d’une conjecture démodée, surannée, au moment même où le spectacle de l’humanité, désolée par la crise, lui fournit la plus poignante, mais aussi la plus évidente et la plus éclatante vérification.

J’aurai à revenir là-dessus avec plus de détails, en commentant, ainsi que je me le propose, la noble et profonde étude de notre ami Diner-Denès sur Karl Marx, ainsi que le livre de jeunesse de Engels La situation des classes laborieuses en Angleterre, dont Bracke vient de faire paraître la traduction.

Mais surtout, qu’à ce décri [= cette perte de réputation] du marxisme on ne s’avise pas de mêler le nom de Jaurès. Jaurès a repensé le marxisme et, par là-même, il l’a profondément empreint de son génie personnel. Il l’a tout à fait rectifié et amplifié, il l’a animé d’un souffle et, si je puis dire, d’une intention d’intelligence et de sensibilité qui lui était propre.

Mais Jaurès n’a jamais varié une seule minute dans son adhésion complète et sans réserve aux thèmes essentiels de la pensée marxiste : théorie de la valeur, dialectique de l’histoire, action de classe, organisation internationale du prolétariat.

Qu’on prenne la Conférence fameuse prononcée aux Sociétés Savantes sur la controverse Bernstein-Kautskv, qu’on relise ensuite l’Armée nouvelle ; on se rendra compte qu’en 13 ans, la position de Jaurès n’a rien perdu de sa netteté et de sa fermeté.

Opposer Jaurès à Marx serait un non-sens, Jaurès était marxiste.

Dans l’état présent des choses, un socialiste antimarxiste ne serait plus socialiste et deviendrait rapidement un antisocialiste.

Comment nous dégagerions-nous d’ailleurs de cette identité entre socialisme et marxisme, quand ce sont nos plus enragés ou nos plus cyniques adversaires qui en font état contre nous.

Je m’explique. Marxisme est le nom qu’en France et ailleurs, on a toujours donné au socialisme lorsqu’on voulait le combattre, le vilipender, l’extirper.

Quand le Temps cherche à inspirer aux honnêtes radicaux français le dégoût et l’horreur de notre maléfique parti – c’est-à-dire cinq ou six fois par semaine – il nous traite de marxistes et non de socialistes.

C’est au marxisme que Mussolini a déclaré la guerre. C’est le marxisme que Hitler, Goering et leurs bandes prétendent arracher du sol allemand.

Quiconque s’attaque au socialisme, quiconque veut le tourner en dérision ou en faire un objet de haine, le qualifie de marxisme.

Raison de plus pour relever orgueilleusement, comme jadis les gueux de Guillaume d’Orange, le nom sous lequel on prétend nous railler ou nous accabler. Oui nous sommes marxistes, oui nous sommes internationalistes. Nous savons parfaitement à quoi cette profession de foi nous expose.

Nous savons que les ennemis du socialisme continueront comme par le, passé à dénoncer en nous les sans-patrie, les traîtres, les avocats ou les agents de l’Allemagne. Peu importe, pourvu qu’aucun socialiste ne leur prête, par ses imprudences, un involontaire appui. »

C’est là un document essentiel, car il relance la fiction d’un Jean Jaurès « marxiste », d’une SFIO de lutte de classe, avec toute une thématique largement mise de côté depuis 1920, mais remise au goût du jour sous l’effort de la « bataille socialiste ».

Pour anticiper : l’opération sera un immense succès. L’aile gauche restera enferrée dans la SFIO. Il n’y aura aucun mouvement de transformation idéologique vers le Parti Communiste Français. Seul Jean Zyromski franchira le pas en rejoignant celui-ci en 1945, de manière totalement isolée.

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« Socialisme ou anticapitalisme » comme cœur de la critique des néo-socialistes

L’article Les formes révolutionnaires paru dans le Populaire du 31 juillet 1933 écrit par Léon Blum pour le Populaire ne fut pas le dernier de la série commencée le 19 juillet. Mais il est l’aboutissement d’une démarche de valorisation défensive qui, désormais, débouche sur l’offensive.

Le coeur du problème, publié le 1er août, dénonce ainsi ouvertement le groupe de la Vie socialiste (Pierre Renaudel, Marcel Déat, Barthélémy Montagnon, Adrien Marquet), c’est-à-dire les principales figures néo-socialistes, comme ayant quitté le terrain de la doctrine socialiste.

L’article est d’ailleurs opportunément accompagné d’une lettre d’Adrien Marquet qui critique Léon Blum pour l’avoir qualifié de fasciste, lui-même accusant celui-ci d’être « installé » dans le capitalisme, d’avoir une conception « idéologique et fataliste du socialisme », d’avoir fait une « déclaration imprégnée d’une passivité tout orientale ».

La pente fatale, le 2 août, oppose l’idée d’un « Parti socialiste national » au principe d’une Section Française de l’Internationale Ouvrière. On ne fait pas au fascisme sa part, le 3 août, rejette catégoriquement l’idée qu’on puisse battre le fascisme « par l’imitation, la substitution, la surenchère », et souligne qu’il ne faut pas effectuer un repli national quel qu’il soit, qui aboutirait à une compétition des nationalismes.

Affiche de la SFIO de 1932

Faut-il le croire, le 4 août, dresse l’hypothèse du développement d’une tendance néo-radical du même type que la néo-socialiste, s’alliant pour gouverner.

Le 5 août paraît un article de la vieille figure socialiste Bracke, Une brochure de Léon Blum, faisant l’éloge de ce dernier et valorisant la brochure Le Socialisme devant la crise tirée d’un discours lors d’une conférence pour l’Ecole supérieure Socialiste en décembre 1932. C’est évidemment une opération de mise en valeur de Léon Blum.

Cela reflète l’alliance entre Léon Blum, qui représente le centre, avec l’aile gauche portée par la « bataille socialiste » désormais majoritaire dans la SFIO.

Puis reprennent les articles de Léon Blum. L’état présent de l’Internationale, le 6 août, se réjouit que le président américain Roosevelt procède à une hausse des salaires, souligne l’importance des événements internationaux et valorise une Internationale socialiste qui a encore des membres puissants en Angleterre, en Autriche, en Belgique, en Tchécoslovaquie, en Hollande, en Espagne, en France.

L’avenir de l’Internationale, le 7 août, affirme que l’Internationale socialiste est plus atteinte au moral que sur le plan matériel, et espère un développement socialiste aux Etats-Unis qui soit aussi puissant qu’en Europe.

Affiche de la SFIO de 1932

Socialisme et anticapitalisme, le 8 août, explique que socialisme n’équivaut pas de manière unilatérale à anticapitalisme, car ce dernier concept consiste à combattre le capitalisme, pas à l’affronter en tant que mode de production, dont le socialisme prend par ailleurs l’héritage historique. Le néo-socialiste Marcel Déat a ainsi tort et la dimension est forcément internationale, même si le capitalisme s’est replié de manière nationale.

C’est là le point culminant de la séquence offensive des articles de Léon Blum, qui a suivi la séquence initialement défensive. Marcel Déat est en effet le principal théoricien du néo-socialisme, son ouvrage de 1930 Perspectives socialistes en formant le socle.

On y trouve en effet la dénonciation du marxisme, la valorisation des « classes moyennes », la présentation de l’État national comme levier pour la « révolution ». On sort là de la lutte des classes au sens marxiste et pour cette raison, Marcel Déat a forgé le concept d’anticapitalisme en remplacement du socialisme.

L’article Socialisme et anticapitalisme est ainsi, concrètement, un appel de Léon Blum à ce que la SFIO procède à l’exclusion de Marcel Déat.

C’est là un problème historique double pour la SFIO. Tout d’abord, parce qu’elle autorise par définition le droit de tendance et réfute le principe de l’exclusion. Ici, elle est mise au pied du mur : pour exister elle doit supprimer une tendance.

Ensuite, parce que on retrouve à l’arrière-plan la question de la participation gouvernementale « à tout prix » puisque c’est de là que, au-delà de la question idéologique, naît le mouvement néo-socialiste comme ultra-pragmatisme. Voici par exemple ce que dit Marcel Déat en février 1933 à ce sujet :

« Nous n’avons rien à exclure, rien à condamner, les circonstances seules décideront. Il faut en finir avec les oppositions factices comme celle de réforme ou de révolution ; le socialisme n’est plus un évangile que l’on prêche, une bonne nouvelle que l’on annonce au peuple pour des temps très futurs, mais un ensemble de solutions immédiates, l’ensemble des seules solutions possibles.

Il faut construire le socialisme à travers la crise, ce qui veut dire à la fois à la faveur de la crise et contre la crise.

Synthèse enfin réalisée par les circonstances entre le mouvement et les fins, entre l’immédiat et le futur… Il s’agit bien de changer le moteur de l’économie, de substituer la préoccupation des besoins généraux de la masse à la poursuite du profit individuel.

Si tel pouvait être demain et très consciemment l’axe du parti, c’en serait fait d’un certain byzantinisme. »

Le conflit pratique au sein de la SFIO était entièrement ouvert et avait pris un aspect idéologique, Léon Blum faisant pencher la balance en un sens très clair pour que le problème soit réglé par l’alliance du centre et de l’aile gauche, afin en même temps d’empêcher l’aile gauche de trop quitter le terrain traditionnel de la SFIO.

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