La discipline mentale des rites et des prières

Les religions sont une thérapie, elles ne visent pas à guérir, simplement à maintenir une stabilité mentale.

D’où des répétitions pour forcer les esprits, des pressions à différents niveaux, des surveillances par le clergé et surtout la population elle-même. Rites des naissances et des morts, dates anniversaires des événements symboliquement marquants, prières du jour, prières pour les repas, célébrations communes… toute la vie quotidienne est marquée ou encadrée par les moments religieux.

Bien entendu, il faut ici tenir compte du développement inégal des religions et de leur situation à tel ou tel moment historique, en fonction du mode de production dominant.

Mais de manière générale, les religions ont été une trajectoire culturelle conceptuellement semblable entre elles, accompagnant la sortie relative de l’Humanité de la Nature, sous des formes variées et avec des répertoires jamais unifiés ni même cohérent, de par l’erreur fondamentale sur le plan du postulat.

La déesse du soleil Amaterasu, de la religion japonaise shinto, sortant de sa grotte, Utagawa Kunisada, 1856

C’est même la raison pour laquelle il peut être justement parler de « religion » de manière notionnelle sur le fond, nonobstant les variétés historiques formelles que les religions ont pu prendre sur le plan conceptuel, habillant, ou pour mieux dire masquant, idéologiquement les rapports sociaux à un moment ou un autre du développement historique des sociétés.

On peut de ce fait constater une unité d’approche des religions, sous la forme des rites et des prières, véhiculant une norme exigée à l’échelle de la communauté toute entière, car sans communauté, il n’existe pas de religion, et rien que cela montre bien la nature de la religion, qui n’a rien de personnel, mais correspond à une humanité déconnectée de la Nature et anxieuse, angoissée, mais cherchant à dominer ces émotions.

On peut tenter d’identifier les principaux rites des principales confessions religieuses dans notre pays actuellement en retenant comme critères caractéristiques la question des écrits fondamentaux de la tradition reconnue comme base de la « vérité » religieuse, la question de la prière, de l’adoration et des invocations diverses, des fêtes collectives, de la naissance, de la mort et des gestes thérapeutiques acceptés ou refusés.

ReligionsÉcrit/
tradition
Prière
et culte
FêtesNaissanceMortThérapies
Catholicisme romainBible (Ancien Testament – Nouveau Testament)Messe et eucharistie, Sacrements dispensés par les clercsNoël, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption, ToussaintBaptême (possible pour les enfants)Onction et confession ultimeCommunion et prière
Catholicisme orthodoxeLa Bible : Ancien Testament et Nouveau Testament. Écrits des Pères de l’Église.Prières quotidiennes du matin et du soir Vêpres ou vigiles le samedi soir et les veilles de fête Liturgie eucharistique du dimanche.Noël, Théophanie (baptême du Christ), Annonciation et Rameaux, Célébration de la Semaine Sainte, Pâques, Ascension, Pentecôte, Transfiguration, Nativité et Dormition de la Vierge.Au 40e jour de vie, l’enfant doit être présenté à l’ÉglisePrièreCommunion, prière et jeûne
Église apostolique arménienneBible (Ancien Testament – Nouveau Testament)Messe, eucharistie, jeûne du Carême (sans viande ni laitage) et confessionNoël (fêté le 6 janvier), Pâques, Ascension, Pentecôte, Dormition de Marie (le 15 août), Toussaint.Baptême (possible pour les enfants)PrièreCommunion, prière et jeûne
Églises réforméesBible (Ancien Testament – Nouveau Testament)Lecture de la Bible Prière Culte dominical Participation à la Sainte cène.Noël, Rameaux, Vendredi-Saint, Pâques, Ascension, Pentecôte, fête de la Réformation.Baptême unique dans l’enfance ou l’âge adulte.Croiser les doigts du défunt, une croix nue et une Bible ouverte sur le corpsSainte-Cène (communion) et onction
Églises évangéliquesAncien et Nouveau Testament. Ouvrages d’édification spirituelle propre à chaque ÉglisePour certaines observations du Shabbat (du coucher du soleil vendredi au coucher du soleil samedi). Sainte-CèneNoël, Pâques, endredi-Saint, Pâques, Ascension, PentecôtePrésentation de l’enfant à l’Église. Baptême des adultes par immersion (après catéchèse) re-baptême admis par certaines ÉglisesVeillée mortuaireAbstention des aliments «malsains» mentionnés comme tels dans la Bible (Lév. 11) : (porc, lapin, fruits de mer, crustacés). Abstention d’alcool, du tabac et des drogues et narcotiques, sauf à usage thérapeutique.
Témoin de JéhovahLa Bible, traduction de préférence : «Les Saintes Écritures, traduction du monde nouveau».– étude et méditation personnelle de la Bible – prièrePas de fêtes, à part la Commémoration de la mort de Jésus-Christ (14 Nisan).Baptême En aucun cas, baptême de nouveau-né.VeilléePas d’aliment contenant du sang ou des dérivés de sang (plasma). Tabacs et drogues proscrits (sauf à usage thérapeutique). Jamais de transfusion de sang ou de ses composants.
IslamCoran, la Sunna, recueils des traditions du prophète MahometLes Cinq piliers : ‒ L’attestation de foi (ou le Jihad pour certains groupes) ‒ Les cinq prières quotidiennes, faite en direction de la Mecque, normalement précédées par des ablutions ‒ L’aumône légale qui est une obligation ‒ Le jeûne du Ramadan au 9e mois lunaire de l’année musulmane ‒ Le pèlerinage à la Mecque, si possible, une fois dans la vie du croyantAid Al Fitr qui clôture le mois du Ramadan et Aid-Al-Adha : la fête du sacrifice d’Abraham, marquant la fin du temps de pèlerinage à la Mecque soit au 10e jour du douzième mois lunaireCirconcisionConfession de foi en arabePas de viande de porc, ni autre viande contenant encore du sang. Les autres viandes sont égorgées rituellement Le poisson est permis Pas d’alcool. Stupéfiants autorisés à usage thérapeutique. Jeûne du mois du Ramadan. la maladie n’est pas considérée comme une punition, mais comme une mise à l’épreuve de la foi. Les sources islamiques incitent le malade à se soigner et encouragent les médecins à la recherche d’un remède qui pourrait vaincre la maladie en question. Dans la conception islamique, c’est Dieu qui permet la guérison.
JudaïsmeTorah, écrits des prophètes, talmudLecture hebdomadaire de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible juive); les hommes se couvrent la tête pour prier et pour lire. Observation de la Loi, p. ex. Shabbat (commence vendredi soir au coucher du soleil, finit le samedi soir à la tombée de la nuit).Pessah : la Pâque (sortie d’Egypte). Chavouot : don de la Loi au Sinaï. Souccot : Peuple dans le désert. Simhat-Torah : Joie de la Torah. Roch Hachana : Nouvel-An. Yom Kippour : Jour du Pardon. Pourim : Fête d’Esther. Ticha Be-Av : Destruction des Temples. Hanoucca : Fête des LumièresCirconcision rituelle des garçons le 8e jourFermer la bouche et les yeux du défunt ‒ Enlever les souillures ‒ enlever l’alliance ou tout autre bijoux ‒ Le corps doit être enveloppé d’un drap propre ‒ Couvrir le visagePas de porc. Viande cacher : ruminants à sabots fendus et volaille de basse-cour, abattus et préparés rituellement; Poissons : avec nageoires et écailles. Pas de mélange lacté / carné. Lavage séparé des plats et ustensiles lactés/carnés. Jeûne absolu à Yom Kippour (sauf contre-indication médicale). Aliments sans levain pendant la semaine de Pessah (dure 7 à 8 jours).
HindouismeVédas, Ramayana, Pouranas, Smritis, Mahabarata contenant la Bhagavad-Gita, Védanta, Tirukkural, TirumandiramCulte personnel, prière, répétition des syllabes sacrées, méditation, culte du gourou ou d’une dévata (anthropomorphisation d’un aspect divin) avec fleurs, encens, nourriture etc.Makara Sankranti : Solstice d’hiver Mahashivaratri: Nuit de Shiva Holi : Festival de printemps Nava-Varsha : Nouvel-An du printemps Rama navami : Naissance de Rama Janmashtami : Naissance de Krishna Ganesha-Chaturthi : fête de Ganesha Durga Puja/Dussera : Victoire de Rama/Fête de Durga Divali : Fête de lumièreAvant de sectionner le cordon ombilical, une pièce d’or ou d’argent est mise à proximité du nombril du bébé. Prière: «Que Dieu accorde à ce bébé la longévité, la bonne santé, la force corporelle et la vigueur mentale». «Baptême» (= don du nom) : avant que le bébé ait 10 jours, un proche de la famille étend du riz non décortiqué sur le sol et y écrit le prénom de l’enfant. Dans les familles traditionalistes, le don du nom à un enfant est précédé d’une oblation de beurre clarifié avec récitation de mantras dans le feu sacré.Après le décès, le corps est généralement incinéré. Enterrement des jeunes enfantsRégime végétarien recommandé pour les brahmanes, sauf pour ceux originaires du Nord-est de l’Inde. La viande bovine est interdite pour tous les Hindous. Généralement, les végétariens consomment du lait et des produits laitiers. Amulettes et formules sacrées pour éloigner le mal, notamment en cas de maladie de longue durée.La prière pour soulager un patient a un effet positif. Les Hindous admettent l’influence de la pleine lune et de la nouvelle lune sur des personnes très faibles.
BouddhismeSoutras : discours du Bouddha contenus dans les Écritures qui existent en pâli, sanscrit, chinois et tibétain…Les pratiques quotidiennes sont variables selon les capacités du/de la pratiquant(e). Il y a donc de nombreux niveaux de pratique allant de la simple prière à des formes de méditation très avancées. Le «bon bouddhiste» prend refuge dans les Trois Joyaux au moins une fois par jour en récitant ou non une prière.Vesak : jour de la naissance, de l’illumination et de la mort de Bouddha Sakyamouni (en général elle tombe à la pleine lune qui suit Pentecôte).BénédictionVeillée. Après le décès, le corps est en général laissé en repos pendant deux ou trois jours après la mort clinique.Régime végétarien recommandé, mais non obligatoire. Prescription spécifique : les moines ne mangent plus après 12h00. Prière et méditation
Baha’ismeÉcrits du Bàb, Bahà’u’llah et d’Abdu’l-Bahà.Prières journalières individuelles. Commémoration des neufs jours saints bahà’is et suspension du travail pendant ces jours. Réunions de prières et de consultation tous les 19 jours, dites «Fêtes des dix-neuf jours» dans chaque localité.Premier, neuvième et douzième jours de Ridvan (déclaration de Bahà’u’llàh), nouvel an bahà’i le 21 marsBénédictionPrière spéciale à réciter avant l’inhumation. Crémation non autorisée. L’enterrement doit avoir lieu à moins d’une heure de distance avec les limites de la localité où le décès a eu lieuPériode de jeûne: du lever au coucher du soleil, durant 19 jours, précédant le nouvel an. Prière et méditation
Chamanisme actuelTout vient de Dieu et retourne à Dieu. Selon le temps et l’espace chaque objet peut être consacré à la Divinité. Pas de texte écrit. A la transmission des savoirs qui se fait oralement, s’ajoute l’expérience (de groupe ou individuelle) avec la natureLa religion est globalement imbriquée dans le quotidien ; elle est relation et interaction constante entre le monde visible et invisible. Le domaine du sacré, fait partie intégrante de la vie de chacun. Face à un problème précis, on doit consulter des initiés ou des personnes âgées. Ces dernières, jouent un rôle spécial dans la mesure où, elles sont déjà plus ou moins préparées pour entrer dans le Panthéon de la famille comme ancêtre.Fêtes variablesToutes les étapes de la vie, de la naissance à la mort, sont ponctuées par des rites et des initiations dont le contenu varie selon le peupleLe rituel sert à dénouer les liens du monde visible pour permettre au mort de rejoindre le monde de l’invisible. Plus le «rang social» est haut plus le rituel sera important.Importance des liens propres à chaque cosmogonies reliant l’Humain à la Nature. La souffrance, la maladie, voire la mort, sont considérés comme des rappels à l’ordre pour un meilleur dialogue entre le monde du visible et celui de l’invisible. Il faut un minimum d’ordre, dans le monde intérieur (conscience entre autre) et dans le monde extérieur pour que l’on puisse bénéficier de la Force Vitale, car celui qui ne bénéficie pas de cette Force peut être nuisible (pour les autres et/ou pour lui) ou victime des autres. Or, la religion animiste donne un sens à tout phénomène. C’est ainsi que la maladie ou la souffrance peuvent résulter d’une dette symbolique dont certaines viennent d’un Ancêtre Ceci explique la recherche continuelle de l’équilibre entre les deux mondes

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Rites et prières pour encadrer mentalement les êtres humains

Lorsqu’on parle des miracles, ce sont en fait les miracles relevant de la guérison qu’il faut avoir en tête, car pour l’humanité, il y a la faim, le froid, les privations, les carences, le sentiment de dénaturation… qui sont comprises comme des tentatives de conquête de la part de l’infra-monde.

En proposant un équilibre, ou du moins un semblant d’équilibre, les religions acquièrent une légitimité et il fallait des figures empathiques pour porter la démarche à l’origine. C’est à partir de là que toute la construction religieuse se met ensuite en branle.

Et la fonction de la religion, c’est tenter de combler les manquements d’une humanité qui déraille, car elle est sortie de la Nature.

Adam et Eve quittent l’Eden dans le manuscrit poétique anglais de Cædmon, 11e siècle

C’est ce qui explique que la religion continue d’exister à travers toutes les époques : tant que l’humanité n’est pas revenue à la Nature, par le Communisme, en conservant les acquis de son parcours historique spécifique, la religion exprime et tente de soigner une humanité déboussolée dans son isolement apparent au sein de l’univers.

D’où, naturellement, les rites afin de cadrer les pensées, le mental des êtres humains. Mais pour saisir comment ces rites ont joué le rôle de cadre, il faut bien discerner comment se met en place ce qui est encadré, à savoir la conscience de l’animal humain qui se développe progressivement, et découvre la contradiction du bonheur et du malheur, conçu alors de manière dualiste comme « bien » et comme « mal ».

Car l’esprit humain, tant qu’il n’est pas arrivé au Communisme, est prisonnier, restreint à ce dualisme du bien et du mal, qui est saisi individuellement, de manière égoïste, sans regard dialectique historique suffisant sur le mouvement de l’Histoire et le sens de la collectivité, de l’univers.

C’est cela qu’il faut bien comprendre, dialectiquement. La religion ne consiste pas seulement en un appareil de mystification et d’utilisation sur la base de superstitions. Ce serait là réduire le phénomène religieux à une dimension fonctionnelle réelle, mais n’éclairant ni son origine, ni son maintien à travers les époques et les modes de production.

La religion est en fait l’expression, avec des nuances mais jamais réellement de différences, malgré les conflits concurrentiels, du fétiche de la séparation du bien et du mal.

Adam, Eve et le fruit, dans un livre d’heures français du 16e siècle

L’humanité naissante avait possédé une conception dualiste du bien et du mal, les deux existant nécessairement et dans un conflit ininterrompu. C’était le reflet de la conscience humaine découvrant le bonheur et le malheur.

Le monothéisme, comme on le sait, prolonge ce dualisme, puisque le Dieu unique se voit toujours confronté à un diable. C’est là absurde au sens théorique, car pourquoi un Dieu omnipotent, omniscient, qui est tout et cela de toute éternité, aurait-il une sorte de double maléfique ?

C’est là qu’on voit que les religions de type monothéistes sont un prolongement, même si modifié pour de multiples raisons – principalement un cap de passé dans la maîtrise de l’agriculture et de la domestication -, des animismes polythéistes.

Plus concrètement, tant les religions monothéistes que les animismes polythéistes font la police des mœurs. Cependant, en raison des forces productives plus développées qualitativement, les premières insistent davantage sur le cadre général, alors que les secondes sont frénétiques au quotidien.

Il faut ici avoir bien en tête la grande différence qu’il y a sur le plan historique. Le monothéisme intervient lorsque l’agriculture et la domestication des animaux a passé un certain cap. Cela peut se dérouler dans le cadre du mode de production esclavagiste, bien que tendanciellement on aille déjà dans le sens du mode de production féodal.

Néanmoins, le mode de production esclavagiste correspond aux Cités-États, formés par l’accumulation de victoires, jusqu’au renforcement du centre originel, et sa domination de type impériale-violente.

Le mode de production féodal se fonde par contre sur une grande dispersion du pouvoir, avec des seigneurs maintenant un contrôle local.

Naturellement, il y avait également un contrôle local dans le mode de production esclavagiste, et il y a également un pouvoir central dans le mode de production féodal. Ce n’est toutefois pas là l’aspect principal.

Ce qui compte, c’est que la dispersion féodale exigeait la qualité sur le plan de la police des mœurs, donc le monothéisme, alors que la centralisation esclavagiste nécessitait la quantité sur le même plan.

L’animisme polythéiste de l’Inde antique, de la Grèce antique, de Rome, de Babylone, de l’Égypte antique, des Mayas, des Aztèques, de la Chine antique, etc., précipitait les êtres humains dans des rituels ininterrompus et une anxiété permanente.

Le monothéisme exige par contre de son côté la régularité des prières et des célébrations. Il concentre les intentions et les volontés, alors que l’animisme polythéiste les dilue pour les exiger en permanence.

Autrement dit, l’humanité était particulièrement agitée dans le cadre du mode de production esclavagiste, alors que dans le mode de production féodal, elle était davantage cadrée.

Représentation aztèque, dans le Codex Tovar du 16e siècle, d’un tzompantli, une structure de poteaux avec les crânes des sacrifiés

On ne saurait ici sous-estimer le degré de barbarie du mode de production esclavagiste. On avait affaire à des êtres humains constamment sur la brèche, vivant non pas dans la précarité, mais dans le dénuement, avec des risques mortels se produisant de manière régulière.

C’est le paradoxe : la barbarie de l’époque patriarcale était ignoble, mais en même temps elle permettait d’assurer la continuité de la vie quotidienne. Il n’était pas possible d’avoir mieux en raison de l’absence de développement suffisant des forces productives.

C’est pour cela que le diable continue d’exister dans le monothéisme. Dans l’époque barbare, les êtres humains s’effondraient psychologiquement, moralement, mentalement, physiquement, psychiquement. Dans le monothéisme, c’était moins le cas, mais c’était tout de même encore le cas.

En fait, l’être humain sorti de la Nature est un être en crise, il n’est plus l’animal, il n’est pas encore l’animal social retourné à la Nature.

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La religion, illusion nécessaire de l’humanité sortie de la Nature

Les animismes polythéistes considéraient que la vie quotidienne était directement liée au cosmos, par conséquent le moindre acte était lié au divin ou au maléfique et exigeait qu’on agisse en fonction. La vie était très difficile et on faisait un fétiche de tout.

Le monothéisme considère que l’être humain n’est pas tant lié au cosmos qu’à Dieu. C’est différent, car ce qui existe, ce n’est plus un grand tout indifférencié, mais une société bien délimitée entretenant un rapport direct à un seul Dieu considéré comme absolu.

Ces différences sont surtout formelles, ce qui compte étant leur base : le monothéisme intervient une fois que l’agriculture et la domestication des animaux sont bien en place.

Moïse sauvé des eaux sur une fresque de la synagogue de Doura Europos, Syrie, milieu du 3e siècle

Il faut bien voir la différence. Dans une humanité qui s’est déjà pour beaucoup élancée, il y a une certaine maîtrise de l’agriculture, ainsi que la pratique de la domestication des animaux. Néanmoins, les catastrophes ne sont jamais loin et pour cette raison, l’inquiétude est permanente. L’atmosphère était toujours anxiogène.

Dans le cadre du monothéisme par contre, il y a assez de stabilité. Cela fait par exemple que les fêtes se produisent alors de moins en moins de manière directement liée à la vie quotidienne, mais de manière symbolique.

Autrement dit, dans l’animisme polythéiste, tout concerne la vie quotidienne et l’environnement local, tandis que dans le monothéisme on salue des événements lointains, conceptuels, abstraits, tels que la sortie du désert des Hébreux, la naissance de Jésus ou bien la première révélation faite à Mahomet par l’archange Gabriel.

Dans le monothéisme, l’imagination de l’humanité s’est ainsi déplacée. On passe du fétiche au concept. Et on peut le faire, car on est moins dépendant de l’angoisse du lendemain.

Mieux, les angoisses sont alors domestiquées en peurs rationalisables sur le plan symbolique ou rituel par exemple, ou par « l’initiation » mystique transformant l’angoisse en ataraxie ou en extase.

Si on comprend cela, alors on comprend que ce ne sont pas les religions qui font les mœurs, mais les mœurs la religion. Bien entendu, dialectiquement, en fait les deux sont vrais. Mais les religions ne sont jamais une expression extérieure aux sociétés.

Icône de Notre-Dame de Kazan, 1649

Il n’est pas possible de forcer une société à adopter une religion. Il faut de nombreux facteurs pour qu’une religion soit adoptée, comme en témoigne d’ailleurs les vagues de conversion à certains endroits et pas d’autres. L’Arménie est restée chrétienne dans une zone musulmane ; la partie orientale du Bengale est devenue musulmane contrairement à sa partie occidentale, et en étant très éloigné des zones majoritairement musulmanes, etc.

On peut également voir que chaque religion connaît de grandes variétés dans son application selon les pays, en raison du fait qu’elles sont adaptées, façonnées selon les réalités historiques. Un changement de pouvoir a pu historiquement également amener une réinterprétation des dogmes religieux, comme en témoignent les variétés de dynasties musulmanes.

La religion est ainsi une police des mœurs, car les mœurs ont façonné la religion. Et la religion choisie, adoptée, portée, relève d’une nécessité propre aux sociétés à un certain moment, en un certain endroit.

L’exemple le plus facile et le plus connu est le protestantisme. Il est né tout d’abord en Bohème-Moravie avec Jan Hus, répondant aux exigences des villes, des commerçants, des artisans, mais également du peuple, à la fois contre le clergé, l’empire et la domination allemande. Il y a ensuite eu le courant taborite, portant directement les intérêts des masses paysannes en révolte.

Manuscrit tchèque de la toute fin du 15e siècle montrant un prêche de Jan Hus

Puis il y a eu Martin Luther, qui a fini par aligner sa variante de protestantisme sur l’intérêt des princes allemands, et Jean Calvin a ensuite développé le protestantisme « pur » comme véritable idéologie de l’entrepreneur capitaliste.

Mais cela est vrai pour toutes les religions, dans toutes leurs interprétations. Et si c’est le cas, c’est parce que l’humanité, sortie de la Nature, se comporte de manière erratique, et suit encore aveuglément le progrès des forces productives.

C’est en ce sens que la fameuse citation de Karl Marx est bien plus subtile qu’elle n’en a l’air.

« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme.

Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu.

Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers.

La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles.

Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu.

Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel.

Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »

En fait, Karl Marx ne parle pas que de la religion au moment où elle existe. Il parle également de la religion au sens général, en tant que forme existante pour l’humanité sortie de la Nature et non encore revenue à elle.

Lorsqu’il dit que « la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité », il ne veut pas seulement dire que la religion est une illusion, qui est utile, car l’humanité souffre.

Il veut dire par là, en réalité, que l’être humain s’est déconnecté du réel en général. Au sens strict, il ne le dit pas directement, il le sous-tend. Le fait qu’il dise toutefois que l’humanité doit renoncer à la religion souligne bien que l’humanité doit être passée à un nouveau stade pour pouvoir ne plus en avoir besoin.

En fait, lorsque Karl Marx dit de la religion qu’elle « est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu », il faut comprendre que l’esprit des conditions sociales ne sera plus exclu que dans le communisme.

On doit même dire que la religion accompagne forcément l’humanité tout au long de sa sortie de la Nature. C’est une fiction inévitable pour une humanité qui s’imagine seule au monde. Dieu est le reflet de sa prétention, de sa démesure.

L’humanité a été grisée et tourmentée par sa sortie de la Nature, par son développement spécifique. Tant qu’elle ne comprendra pas qu’elle n’est qu’un aspect de la Biosphère qu’est la planète, la religion sera présente.

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Ce que sont le bien et le mal chez Adam et Eve

Ce qu’on appelle le fruit du bien et du mal dans la Bible, la fameuse « pomme » (bien qu’il ne soit jamais dit qu’il s’agisse d’une pomme), ne concerne pas du tout le bien et le mal au sens moral.

On s’imagine, en effet, en raison d’une lecture déformée liée à l’idéologie religieuse, que l’être humain s’est vu acquérir une dignité supérieure aux animaux, par le fait d’avoir une âme. L’être humain « penserait » et, ainsi, ce qui le distingue des autres animaux, c’est de savoir ce qu’est le juste et ce qu’est l’injuste, et de pouvoir « choisir ».

Dès lors, le corps et l’esprit se trouvent séparés de manière erronée, et le retour à l’unité devient à la fois le reflet de la spécificité élective « divine » de l’Humanité et l’objectif même de l’existence, vue comme un parcours de chaque être humain sur la Terre.

Cette lecture morale et dualiste du bien et du mal masque en réalité bien autre chose. Le bien et le mal dans le domaine moral arrive en effet bien après le bien et le mal comme vécu. Lorsque l’être humain sort de la Nature, il doit trouver lui-même ses moyens de subsistance.

Alors commence un très long parcours où il découvre et approfondit les joies et les peines. La faim, la soif, la sous-nutrition, le froid, l’absence de sommeil, l’angoisse, l’anxiété, etc. se combinent à la joie, au jeu, à l’amusement, à l’allégresse, à l’enthousiasme, etc.

L’être humain, un animal en plein développement spécifique, a assimilé au Ciel toutes les joies, comme s’il était porté par une force extérieure positive. Il a pareillement assimilé au sous-sol toutes les peines, comme s’il y avait une intervention extérieure pour l’épuiser.

Cela a duré pendant des millénaires, puisqu’on parle là de l’affirmation historique de l’Homo Sapiens dont les plus anciens fossiles ont 300 000 ans, mais également de la transformation amenant à la production naturelle de l’Homo Sapiens.

Représentation persane d’Adam et Eve entouré d’ange, celui déchu (Iblis) étant en haut à gauche le visage effacé, 16e siècle

Un aspect clef est ici la consommation énergétique du cerveau. S’il ne représente que 2 % du poids du corps humain, le cerveau utilise 20 % de l’énergie fournie au corps.

Cet aspect est bien entendu totalement négligé au quotidien, puisque l’idéologie de la séparation du corps et de l’esprit est prépondérante. Cela relève pourtant le rôle majeur de la matière grise dans l’existence de l’être humain.

Et ce rôle majeur s’est exprimé à travers à la saisie des joies et des peines vécues. En fait, depuis sa sortie de la Nature, l’Histoire de chaque être humain est celle d’un animal dont le cerveau, massivement développé, réceptionne tous les événements, mais dans le chaos, l’incompréhension, l’angoisse, le doute, la compréhension élémentaire, l’esprit de synthèse.

Le choc de cette réception intellectuelle du vécu a été un traumatisme complet pour l’animal humain sortant de la Nature. L’approfondissement des capacités de la conscience a dû être vécu comme une agression et un progrès, une déchirure et un acquis.

L’être humain sortant d’une lecture immédiate de la vie a ainsi senti une fracture, un arrachement. C’est cela qui rend si universel, si fort sur le plan de l’allégorie, le passage biblique sur la sortie du jardin d’Éden.

Représentation musulmane d’Adam et Eve, Iran mongol, 13e siècle

Ce jardin, c’était le lieu où l’être humain existait en tant qu’animal avant d’être un être humain – ce qui est une contradiction, car il y a tout un processus de transformation.

En fait, le jardin d’Éden ne désigne pas la Nature du passé – car soit l’être humain y était un animal, soit il avait déjà rompu avec elle. Le jardin d’Éden désigne la Nature quittée au fur et à mesure : c’est un paradis perdu non pas dans le passé, mais dans un présent toujours renouvelé. C’est le reflet d’un état contradictoire.

Adam et Eve chassés du jardin d’Éden, c’est l’allégorie de l’être humain non pas simplement sortis de la Nature, mais continuellement en train de sortir. D’où son écho permanent pour l’humanité et l’importance culturelle de cette allégorie.

Voici comment les choses sont présentées. Dans la seconde partie de la Genèse, on lit :

16. L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ;

17. mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.

Puis, il y a la fameuse intervention du serpent, et on lit dans la troisième partie :

  1. Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?
  2. La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.
  3. Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
  4. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ;
  5. mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
  6. La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea

Il y a ici deux aspects particuliers. D’abord, il est évident qu’une nourriture qui est précieuse « pour ouvrir l’intelligence » fait référence à des psychotropes. Ce n’est pas l’aspect principal toutefois, car il s’agit là seulement d’un rapprochement avec le bien et le mal.

Le serpent dit en effet que « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal », et là il veut dire qu’on rejoint les dieux du bien et les dieux du mal, qu’on connaît le bonheur et le malheur de telle manière tellement poussée qu’on rejoint le monde de l’au-delà, qu’il soit dans le ciel ou sous terre.

En fait, les premiers êtres humains pensaient participer au ciel lorsqu’ils étaient heureux et être happés par les forces souterraines lorsqu’ils souffraient. Ce qu’ils vivaient leur échappait, il était impossible à leurs yeux de vivre ce qu’ils vivent, donc cela impliquait qu’ils étaient « ailleurs ».

Plus l’humanité va, avec le développement des forces productives, disposer d’une vie quotidienne améliorée, plus elle va modifier naturellement cette considération.

Néanmoins, l’instabilité mentale est à la base même d’une humanité ayant développé des capacités de conscience sans être à même ni d’avoir un aperçu du processus matériel dialectique à la base de sa matière grise, ni de gérer de manière rationnelle les forces productives et leur développement dans le cadre de la planète considérée comme une Biosphère.

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Quetzalcoatl et Jésus, qui voyagent du Ciel aux enfers

Quetzalcoatl est un des principaux dieux de la Mésoamérique. Dans la langue des aztèques, cela signifie oiseau et serpent, ce qui est une allusion bien sûr à sa capacité de passer du Ciel aux enfers, et de remonter.

On a ici un rôle ultime, car ce n’est pas simplement une divinité placée dans les cieux, apportant du bien, c’est aussi une force capable d’aller chercher ceux qui sont prisonniers, pour les libérer.

Les Mayas avaient pareillement un souverain dénommé Oiseau-Jaguar ; en fait, la caractéristique d’un bon souverain, c’est qu’il est capable d’arracher, depuis le haut, les gens aux prises de l’infra-monde, par un règne juste apportant la paix et la prospérité.

Quetzalcóatl représenté dans le Codex Magliabechiano, milieu du 16e siècle

Et si on sait très peu de choses sur le culte de Quetzalcoatl, on en sait bien entendu beaucoup sur Jésus, qui est son strict équivalent. Jésus vient du Ciel, et il affronte l’enfer ; lui-même connaît le doute et la tentation.

Jésus est une grande figure, car il est descendu du ciel pour arracher les brebis égarées (c’est-à-dire pour nous l’humanité dénaturée), pour les ramener « à la vie ».

Jésus lui-même est, selon la tradition chrétienne occidentale qui suivra la mise en place de la religion, « descendu aux enfers ». Sa mort est ici perçue comme un voyage avec un « retour », preuve de sa capacité à transcender le mal au nom du bien.

On remarquera ici que le double de Quetzalcoatl, Xolotl, laid et infirme, va pareillement aux enfers : il transporte le soleil sur son dos chaque nuit. Le parallèle est saisissant, mais on ne peut que le retrouver partout du moment où le sauveur est celui qui apporte la lumière et ose affronter l’obscurité.

On remarquera ici que sur le plan idéologique, la série « Star Wars » s’appuie entièrement sur cette logique d’un être lumineux happé par l’obscurité mais refaisant surface pour agir en sauveur.

Jésus, en bon pasteur portant la brebis égarée, fresque du 3e siècle, catacombe romaine de Saint-Calixte

Autrement dit, la religion, dans sa vocation thérapeutique, a besoin d’une figure du super-thérapeute, qui ne se contente pas d’arracher aux enfers, mais triomphe lui-même d’eux. Bien entendu, la situation de ce super-thérapeute est impossible, aussi doit-il partir, comme Quetzalcoatl et Jésus, pour revenir plus tard, lorsque les temps seront mûrs.

Si on relit ce qui est dit sur Jésus à partir de cet aspect thérapeutique, sa figure apparaît comme finalement très claire. Voici par exemple un épisode raconté par l’évangéliste Jean (une hypothèse très partagée des experts est qu’il s’agit du nom collectif d’un groupe particulièrement mystique de premiers disciples de Jésus).

1 Après cela, il y eut une fête des Juifs, et Jésus monta à Jérusalem.

2 Or, à Jérusalem, près de la porte des brebis, il y a une piscine qui s’appelle en hébreu Béthesda, et qui a cinq portiques. 

3 Sous ces portiques étaient couchés en grand nombre des malades, des aveugles, des boiteux, des paralytiques, qui attendaient le mouvement de l’eau ; 

4 car un ange descendait de temps en temps dans la piscine, et agitait l’eau; et celui qui y descendait le premier après que l’eau avait été agitée était guéri, quelle que fût sa maladie. 

5 Là se trouvait un homme malade depuis trente-huit ans. 

6 Jésus, l’ayant vu couché, et sachant qu’il était malade depuis longtemps, lui dit : Veux-tu être guéri? 

7 Le malade lui répondit : Seigneur, je n’ai personne pour me jeter dans la piscine quand l’eau est agitée, et, pendant que j’y vais, un autre descend avant moi. 

8 Lève-toi, lui dit Jésus, prends ton lit, et marche. 

9 Aussitôt cet homme fut guéri ; il prit son lit, et marcha. C’était un jour de sabbat. 

10 Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri : C’est le sabbat ; il ne t’est pas permis d’emporter ton lit. 

11 Il leur répondit : Celui qui m’a guéri m’a dit : Prends ton lit, et marche. 

12 Ils lui demandèrent : Qui est l’homme qui t’a dit : Prends ton lit, et marche ? 

13 Mais celui qui avait été guéri ne savait pas qui c’était ; car Jésus avait disparu de la foule qui était en ce lieu. 

14 Depuis, Jésus le trouva dans le temple, et lui dit : Voici, tu as été guéri ; ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive quelque chose de pire. 

15 Cet homme s’en alla, et annonça aux Juifs que c’était Jésus qui l’avait guéri.

C’est systématique : lorsque Jésus guérit quelqu’un, ici un paralysé mais plus vraisemblablement un dépressif, il dit toujours qu’il ne faut pas dire que c’est lui qui l’a fait. Jésus part d’ailleurs directement après la guérison.

Cette démarche est bien connue chez les guérisseurs, au sens psychologique du terme : il faut maintenir une distance et l’acte doit être purement gratuit, sans arrière-pensées. On prend sur soi, sans états d’âme, ni attente.

La dimension empathique est centrale et on est en plein matérialisme, car tous les êtres humains sont de la matière, ils font écho. Karl Marx a été formidable, car il a compris le premier que le communisme, c’était la communauté humaine réunifiée, où tout le monde se fait écho, donc une société sans classes ni État.

Dans l’exemple biblique, Jésus est ici tout simplement doué d’une capacité d’empathie formidable, il arrive à « lire » la psychologie et à remonter le moral. Lorsqu’il rétablit la vue, c’est qu’en fait il opérait peut-être de la cataracte ; mais bien plus souvent et vraisemblablement, il faut lire les choses sous l’angle de l’empathie, de la psychologie.

Voici un épisode conté par l’évangéliste Luc, réputé avoir été lui-même médecin justement.

31 Il se rendit à Capernaüm, une autre ville de la Galilée. Il y enseignait les jours de sabbat. 

32 Ses auditeurs étaient profondément impressionnés par son enseignement, car il parlait avec autorité.

33 Dans la synagogue se trouvait un homme sous l’emprise d’un esprit démoniaque et impur. Il se mit à crier d’une voix puissante : 

34 Ah ! Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous détruire ? Je sais qui tu es ! Tu es le Saint envoyé par Dieu !

35 Mais, d’un ton sévère, Jésus lui ordonna : Tais-toi, et sors de cet homme ! Le démon jeta l’homme par terre, au milieu des assistants, et sortit de lui, sans lui faire aucun mal. 

36 Tous furent saisis de stupeur ; ils se disaient tous, les uns aux autres : Quelle est cette parole ? Il donne des ordres aux esprits mauvais, avec autorité et puissance, et ils sortent !

37 Et la renommée de Jésus se répandait dans toutes les localités environnantes.

Un autre exemple raconté par Luc montre que, bien souvent, Jésus est incompris. Son activité thérapeutique reste incomprise, sans compter qu’ici elle a atteint une dimension mythique ou légendaire.

26 Ils abordèrent dans la région de Gérasa, située en face de la Galilée. 

27 Au moment où Jésus mettait pied à terre, un homme de la ville, qui avait plusieurs démons en lui, vint à sa rencontre. Depuis longtemps déjà, il ne portait plus de vêtements et demeurait, non dans une maison, mais au milieu des tombeaux. 

28 Quand il vit Jésus, il se jeta à ses pieds en criant de toutes ses forces : Que me veux-tu, Jésus, Fils du Dieu très-haut ? Je t’en supplie : ne me tourmente pas !

29 Il parlait ainsi parce que Jésus commandait à l’esprit mauvais de sortir de cet homme. En effet, bien des fois, l’esprit s’était emparé de lui ; on l’avait alors lié avec des chaînes et on lui avait mis les fers aux pieds pour le contenir ; mais il cassait tous ses liens, et le démon l’entraînait dans des lieux déserts. 

30 Jésus lui demanda : Quel est ton nom ?

– Légion, répondit-il.

Car une multitude de démons étaient entrés en lui. 

31 Ces démons supplièrent Jésus de ne pas leur ordonner d’aller dans l’abîme.

32 Or, près de là, un important troupeau de porcs était en train de paître sur la montagne. Les démons supplièrent Jésus de leur permettre d’entrer dans ces porcs. Il le leur permit.

33 Les démons sortirent donc de l’homme et entrèrent dans les porcs. Aussitôt, le troupeau s’élança du haut de la pente et se précipita dans le lac, où il se noya.

34 Quand les gardiens du troupeau virent ce qui était arrivé, ils s’enfuirent et allèrent raconter la chose dans la ville et dans les fermes.

35 Les gens vinrent se rendre compte de ce qui s’était passé. Ils arrivèrent auprès de Jésus et trouvèrent, assis à ses pieds, l’homme dont les démons étaient sortis. Il était habillé et tout à fait sain d’esprit. Alors la crainte s’empara d’eux.

36 Ceux qui avaient assisté à la scène leur rapportèrent comment cet homme, qui était sous l’emprise des démons, avait été délivré.

37 Là-dessus, toute la population du territoire des Géraséniens, saisie d’une grande crainte, demanda à Jésus de partir de chez eux. Il remonta donc dans le bateau et repartit.

38 L’homme qui avait été libéré des esprits mauvais lui demanda s’il pouvait l’accompagner, mais Jésus le renvoya en lui disant :

39 Rentre chez toi, et raconte tout ce que Dieu a fait pour toi !

Alors cet homme partit proclamer dans la ville entière tout ce que Jésus avait fait pour lui.

Si on lit les choses ainsi, alors il faut une relecture de ce qu’est la religion en soi : non pas seulement une consolation et une protestation, mais bien comme le laissait entrevoir Karl Marx, une expression d’inadéquation au monde, un intense sentiment de déchirure interne.

Le Communisme, c’est le retour d’Adam et Eve dans le jardin d’Éden – en conservant les acquis de la civilisation.

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L’hindouisme, le bouddhisme et le jaïnisme comme religions thérapeutiques

Ce qu’on appelle un « gourou » est en fait dans les religions indiennes le maître spirituel qui fait littéralement office de « psychonaute ». Il suit les états d’âme des gens, rassure, a suffisamment de finesse pour repérer les tensions, les anxiétés et les angoisses, les tournures de l’esprit et les affres psychologiques.

C’est une personne avec donc beaucoup de bienveillance et capable d’une immense empathie, pour prendre sur lui les angoisses des autres.

On a la même chose dans les confréries soufies dans l’Islam. La fonction de ces « maîtres » est grosso modo la même que celle des chamanes, dans la mesure où le guide spirituel doit sortir l’élève de sa torpeur, de sa faiblesse psychologique, pour le « renforcer ».

Naturellement, on parle ici de la base de ces phénomènes : avec le temps, on a affaire à de l’escroquerie, de la manipulation mentale, etc.

Il faut ici bien distinguer le moteur humain du processus et sa transformation en raison de la situation historique dans laquelle se trouve l’humanité. Le Bouddha historique, Jésus, Mahomet, Moïse, Orphée, Zarathoustra… étaient indéniablement des personnes profondément humaines, capables de lire les gens, de se tourner réellement vers eux.

Les suites religieuses témoignent de comment on s’est éloigné de la sensibilité de ces personnages par définition attachants et terriblement marquants à leur époque.

Nanak enseignant à des ascètes, entre 1828 et 1830

Et il est flagrant que, de toutes façons, les religions ne se séparent jamais de la psychologie. Les catholicismes espagnol, mexicain, russe et grec, pour ne prendre que des exemples connus, font immédiatement penser à un certain état d’esprit, une certaine mentalité, une certaine approche des choses, au point que les sociétés des pays concernés sont incompréhensibles sans saisir le poids historique culturel de ces religions.

C’est vrai, de toutes façons, pour chaque pays, même si de manière moins pittoresque, encore que ce soit discutable ; il suffit de penser à d’autres exemples : l’Angleterre anglicane, l’Italie catholique, l’Indonésie musulmane, le Japon shintoïste-bouddhiste.

De fait, l’humanité ne se sort pas de cette dimension psychologique : en Europe au début du 21e siècle, il est beaucoup parlé de « développement personnel » : c’est en pratique un direct équivalent de la mission de ces « maîtres ».

Et l’Église de scientologie, qui a un succès si grand aux États-Unis, n’est rien d’autre qu’une religion entièrement axée sur le développement personnel, le passage de « paliers » pour surmonter les angoisses formalisées en « peurs » contrôlables (comme l’illustrent par exemple les films After Earth avec Will Smith et Battlefield Earth avec John Travolta).

Il est intéressant de voir d’ailleurs ici que la psychologie peut être l’aspect principal d’une religion, et la théologie seulement un arrière-plan. C’est en fait en réalité la norme dans la pratique et même dans la théorie bien souvent. Il suffit de se tourner vers l’Orient pour cela.

Le Bouddha, dans le style gréco-bouddhiste typique de la région du Gandhara, actuellement au Pakistan, 1er ou 2e siècle de notre ère

Si l’Islam a conjugué les deux aspects en ne sachant jamais quel aspect doit prévaloir, l’Inde et la Chine ont vu les religions assumer l’aspect psychologique comme principal.

Le bouddhisme qui a prévalu en Chine vise avant tout au perfectionnement de l’être humain, tout comme les conceptions mystiques locales, prétendument dans le rapport au cosmos (avec l’astrologie, les « ondes » positives et négatives, etc.).

La littérature concernant le mental, l’esprit, la psychologie est immense en Inde, dans l’hindouisme et le jaïnisme, mais également le bouddhisme qui y est né.

Et il n’y a pas de conceptions dominantes par ailleurs, les écoles s’ajoutant les unes aux autres, les aspects psychologiques et les méthodes s’emboîtant les unes dans les autres comme autant d’écoles de psychologie.

Si l’on choisit de vénérer Shiva ou Krishna, ce n’est pas tant pour des raisons théologiques, que pour une certaine lecture de la voie psychologique à suivre : tantrisme pour les uns, ascétisme pour les autres, et bien sûr le yoga.

Représentation au 18e siècle de Kalki, la dernière forme de Vishnou sur terre intervenant pour faire cesser le Kali Yuga, le dernier âge, et faire recommencer les cycles cosmiques depuis de le départ

C’est pour cela que l’ouvrage indien le plus connu est un résumé de la quête du bien-être mental, fournissant les clefs dans le contrôle de soi en général, la Bhagavat-Gita.

Dans cet ouvrage, au-delà de la mentalité « combattante » enseignée dans la mesure où il faut agir avec distanciation envers toute chose, dans une indifférence au résultat qu’il soit positif ou négatif, on trouve en même temps la célébration de la dévotion, de la bhakti.

L’être humain trouve ici la solution à toutes les peines en considérant l’univers comme ayant une seule source, Krishna, et en célébrant tous les aspects positifs de la vie. On lit dans la Gita :

« Celui qui Me voit partout, et voit toutes choses en Moi, celui-là Je ne l’abandonne jamais, et jamais il ne M’abandonne.

Celui qui, s’étant fixé dans l’unité, M’adore, Moi qui habite dans tous les êtres, ce yogin-là habite en Moi, quelle que soit sa manière de vivre. »

La pratique du yoga plus directement a quant à elle principalement comme base le Yoga Sutra, recueil de phrases explicatives écrit par Patañjali il y a au moins 1500 ans. Cela donne des choses comme :

« La maladie, l’abattement, le doute, le déséquilibre mental, la paresse, l’intempérance, l’erreur de jugement, le fait de ne pas réaliser ce qu’on a projeté ou de changer trop souvent de projet, tels sont les obstacles qui dispersent la conscience. »

« La souffrance, l’angoisse, la nervosité, une respiration accélérée, sont les compagnons de cette dispersion mentale. »

« L’arrêt des pensées automatiques s’obtient par une pratique intense dans un esprit de lâcher- prise. »

« Le non-attachement est induit par un état de conscience totale qui libère du désir face au monde qui nous entoure. »

« L’amitié, la compassion, la gaieté clarifient et apaisent le mental ; ce comportement doit s’exercer indifféremment dans le bonheur et le malheur, vis-à-vis de ce qui nous fait du bien comme vis-à-vis de ce qui nous fait mal. »

Une autre sentence est très parlante quant au rôle du maître, du mentor :

« On peut aussi stabiliser le mental en le mettant en relation avec un être qui connaît l’état sans désir. »

Et si on y pense bien, les prêtres ont joué exactement le même rôle pendant des siècles. En ce qui concerne le yoga, plus spécifiquement, l’objectif est de parvenir à un état de conscience au-delà de la veille, du rêve et du sommeil profond. Le théologien adorant Shiva au 9e siècle Vasugupta présente la chose ainsi :

« Il y a, cependant, un quatrième état de la conscience, appelé turiya. C’est la conscience du soi central ou Siva dans chaque individu. Ceci est un témoignage de la conscience auquel l’individu n’est normalement pas sensible.

Le turiya est chidananda-conscience pure et béatitude. L’esprit de l’individu est conditionné par les énergies (Vasana) de vies antérieures.

Lorsque les pratiques de yoga le libèrent alors qu’il est encore en vie, son esprit devient déconditionné, puis il atteint la conscience Turiya, et devient un Jivanmukta [yogi libéré des réincarnations]. »

Un autre découpage appelle à monter en gamme suivant la logique suivante : d’abord, il y a le corps physique, ensuite le corps avec l’énergie vitale, puis le mental et le sensoriel. Suit le bloc de l’intellect et de l’intuition, et le point le plus haut : la félicité.

Dans le bouddhisme, on a le but immédiat de la « pacification mentale », en mettant de côté le désir sensuel, la colère, la torpeur, l’agitation et le doute. Sur cette base, on peut atteindre une « vue profonde ».

On est là dans le sentiment, pas dans le raisonnement ni l’épanouissement. On est dans une fonction thérapeutique seulement, car il s’agit de se couper des choses mauvaises, pas de se développer. Aucune religion ne permet de progresser, c’est toujours uniquement un contrepoison.

La « vue profonde » bouddhiste n’est donc ni connaissance, ni tranquillité, ni joie, ni bien-être, ni détermination, ni énergie, ni plaisir, ni imperturbabilité, ni avertissement.

Ce qu’on peut constater, avec la « vue profonde », ce sont uniquement les manques, les soucis, les problèmes, dont on doit se détacher en portant un regard qui se veut extérieur.

Même ce regard extérieur est défini négativement. La « vue profonde » est une sorte de noyade contemplative dans la souffrance, l’aversion, le détachement, l’impermanence, l’impersonnalité, du renoncement, l’extinction, la disparition, le déclin, la transformation, l’absence de désir, la vacuité, l’inconditionné, un regard détaché sur les phénomènes, un regard qui traverserait la réalité, le détachement de la réalité, la contemplation elle-même…

Cela a abouti au fait qu’en occident, il est courant de considérer que le bouddhisme n’est pas une religion. En réalité, c’est bien par sa dimension thérapeutique que le bouddhisme est une religion, et toutes les religions captivent à grande échelle à travers le monde justement par leur dimension « soignante », si on omet l’infime minorité qui s’intéresse réellement à la théologie.

Il suffit de discuter avec des gens religieux pour voir le confort mental qu’ils trouvent dans la religion, à rebours de connaissances réellement solides sur le plan théologique.

La religion s’intéresse avant tout aux maladies de l’esprit, c’est soigner l’angoisse de l’humanité sortie de la Nature qui leur permettent d’avoir un rôle historique.

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Le véritable sens de l’allégorie de la caverne

L’allégorie de la caverne de Platon obtient désormais une interprétation fondamentalement différente. Ce n’est pas une allégorie de la vérité que les gens ne veulent pas voir, de toutes façons cela est évident pour qui est sérieux.

C’est déjà, avec certitude, une allégorie de la constitution du monde par la matière façonnée par le dieu créateur sur la base d’idées, agencées de manière mathématique. Le monde matériel est une illusion, la réalité étant les modèles de ce qui existe : les idées, pures et parfaites.

Et ces idées, par une logique mathématique, ont modelé la matière.

Cependant, on obtient maintenant la clef de la psychologie de Platon, qui est fondamentalement religieux. Et cela éclaire tous les discours de son maître Socrate sur la nature de l’âme.

Rappelons ce qui est dit dans l’allégorie de la caverne. On a des esclaves enchaînés, qui ne peuvent regarder que dans une seule direction. Quelqu’un se libère et comprend que tout est illusion de ce qu’ils voyaient : c’était simplement des ombres sur un mur, alors que des marionnettistes agitaient des figures devant un feu.

Il y a ensuite la découverte, à l’extérieur de la caverne, du soleil, de la « vraie » réalité. Et au retour, celui qui s’est libéré ne s’y retrouve plus dans l’obscurité, et il ne parvient pas à convaincre ceux restés prisonnier, qui croient qu’il divague.

L’allégorie de la caverne est en fait, en plus de la question du monde des idées qui va avec, une présentation de la thérapie psychonaute. On a en effet le manuel de celui qui s’est arraché à l’infra-monde, qui a découvert le monde réel et cherche à libérer ceux encore prisonniers.

Il est dit que cela sera difficile, qu’il faut totalement se déconnecter du « faux » monde pour y arriver, etc. C’est littéralement un guide initiatique, une allégorie.

Buste de Platon. Marbre, copie romaine d’un original grec du dernier quart du 4 siècle avant notre ère

Voici, pour avoir un aperçu plus approfondi, le texte de Platon lui-même, qu’on retrouve au livre VII de La République, une œuvre idéaliste, ultra-réactionnaire, à prétention élitiste.

« Maintenant, repris-je, pour avoir une idée de la conduite de l’homme par rapport à la science et à l’ignorance, figure-toi la situation que je vais te décrire.

Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la lumière du jour ; et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaînes qui leur assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni changer de place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face.

La lumière leur vient d’un feu allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles qu’ils montrent.

– Je vois cela.

– Figure-toi encore qu’il passe le long de ce mur, des hommes portant des objets de toute sorte qui paraissent ainsi au-dessus du mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois ou en pierre, et de mille formes différentes ; et naturellement parmi ceux qui passent, les uns se parlent entre eux, d’autres ne disent rien.

– Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.

– Voilà pourtant ce que nous sommes. Et d’abord, crois-tu que dans cette situation ils verront autre chose d’eux-mêmes et de ceux qui sont à leurs côtés, que les ombres qui vont se retracer, à la lueur du feu, sur le côté de la caverne exposé à leurs regards ?

– Non, puisqu’ils sont forcés de rester toute leur vie la tête immobile.

– Et les objets qui passent derrière eux, de même aussi n’en verront-ils pas seulement l’ombre ?

– Sans contredit.

– Or, s’ils pouvaient converser ensemble, ne crois-tu pas qu’ils s’aviseraient de désigner comme les choses mêmes les ombres qu’ils voient passer ?

– Nécessairement.

– Et, si la prison avait un écho, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, ne s’imagineraient-ils pas entendre parler l’ombre même qui passe sous leurs yeux ?

Oui.

– Enfin, ces captifs n’attribueront absolument de réalité qu’aux ombres.

– Cela est inévitable.

– Supposons maintenant qu’on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur erreur : vois ce qui résulterait naturellement de la situation nouvelle où nous allons les placer.

Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la tête, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les ombres.

Je te demande ce qu’il pourra dire, si quelqu’un vient lui déclarer que jusqu’alors il n’a vu que des fantômes ; qu’à présent plus près de la réalité, et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui montrant chaque objet à mesure qu’il passe, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ; ne penses-tu pas qu’il sera fort embarrassé, et que ce qu’il voyait auparavant lui paraîtra plus vrai que ce qu’on lui montre ?

– Sans doute.

Et si on le contraint de regarder le feu, sa vue n’en sera-t-elle pas blessée ? N’en détournera-t-il pas les regards pour les porter sur ces ombres qu’il considère sans effort ? Ne jugera-t-il pas que ces ombres sont réellement plus visibles que les objets qu’on lui montre ?

– Assurément.

– Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et qu’on le traîne, par le sentier rude et escarpé, jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas ses plaintes et sa colère ?

Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il distinguer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ?

– Il ne le pourra pas d’abord.

– Ce n’est que peu à peu que ses yeux pourront s’accoutumer à cette région supérieure.

Ce qu’il discernera plus facilement, ce sera d’abord les ombres, puis les images des hommes et des autres objets qui se peignent sur la surface des eaux, ensuite les objets eux-mêmes.

De là il portera ses regards vers le ciel, dont il soutiendra plus facilement la vue, quand il contemplera pendant la nuit la lune et les étoiles, qu’il ne pourrait le faire, pendant que le soleil éclaire l’horizon.

– Je le crois.

– A la fin il pourra, je pense, non-seulement voir le soleil dans les eaux et partout où son image se réfléchit, mais le contempler en lui-même à sa véritable place. Certainement.

Après cela, se mettant à raisonner, il en viendra à conclure que c’est le soleil qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui est en quelque sorte le principe de tout ce que nos gens voyaient là-bas dans la caverne.

Il est évident que c’est par tous ces degrés qu’il arrivera à cette conclusion.

Se rappelant, alors sa première demeure et ce qu’on y appelait sagesse et ses compagnons de captivité, ne se trouvera-t-il pas heureux de son changement et ne plaindra-t-il pas les autres ?

– Tout-à-fait.

– Et s’il y avait là-bas des honneurs, des éloges, des récompenses publiques établies entre eux pour celui qui observe le mieux les ombres à leur passage, qui se rappelle le mieux en quel ordre elles ont coutume de précéder, de suivre ou de paraître ensemble, et qui par là est le plus habile à deviner leur apparition ; penses-tu que l’homme dont nous parlons fût encore bien jaloux de ces distinctions, et qu’il portât envie à ceux qui sont les plus honorés et les plus puissants dans ce souterrain ?

Ou bien ne sera-t-il pas comme le héros d’Homère, et ne préfèrera-t-il pas mille fois n’être qu’un valet de charrue, au service d’un pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à sa première illusion et de vivre comme il vivait ?

– Je ne doute pas qu’il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte.

– Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et qu’il aille s’asseoir à son ancienne place; dans ce passage subit du grand jour à l’obscurité, ses yeux ne seront-ils pas comme aveuglés ?

– Oui vraiment.

– Et si tandis que sa vue est encore confuse, et avant que ses yeux se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut donner son avis sur ces ombres et entrer en dispute à ce sujet avec ses compagnons qui n’ont pas quitté leurs chaînes, n’apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ?

Ne diront-ils pas que pour être monté là-haut, il a perdu la vue ; que ce n’est pas la peine d’essayer de sortir du lieu où ils sont, et que si quelqu’un s’avise de vouloir les en tirer et les conduire en haut, il faut le saisir et le tuer, s’il est possible.

– Cela est fort probable.

– Voilà précisément, cher Glaucon, l’image de notre condition.

L’antre souterrain, c’est ce monde visible : le feu qui l’éclaire, c’est la lumière du soleil : ce captif qui monte à la région supérieure et la contemple, c’est l’âme qui s’élève dans l’espace intelligible. Voilà du moins quelle est ma pensée, puisque tu veux la savoir : Dieu sait si elle est vraie.

Quant à moi, la chose me paraît telle que je vais dire.

Aux dernières limites du monde intellectuel, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que dans le monde visible, elle produit la lumière et l’astre de qui elle vient directement ; que dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique. »

La caverne, c’est en fait l’infra-monde, et l’allégorie de la caverne présente comment on est surtout prisonnier de l’infra-monde. Il faut mettre cela en parallèle avec le discours de Socrate lorsqu’il accepte de boire le poison lorsqu’il est condamné, qu’il explique que le monde réel est ailleurs.

On est déjà dans la tendance qui fait passer de l’esprit à l’âme, de la psychologie brute relative au traumatisme de la condition humaine à la psychologie raffinée d’une humanité déjà en place.

Autrement dit, le chamanisme est lié à une humanité anxieuse, le monothéisme à une humanité angoissée.

Ce que dit donc l’allégorie de la caverne, c’est que les esprits sont attirés vers l’infra-monde, vers la dépression, qu’en définitive ils restent liés à cela. Par conséquent, il faut supprimer le monde matériel, car c’est lui qui nous « plombe ».

C’est étonnant, car on pourrait penser que c’est l’âme qui plombe l’humanité, dans la mesure où les choses vécues sont comprises. Sauf que c’est justement là le terrain de la naissance de la philosophie.

Ce qu’on appelle philosophie, l’amour de la sagesse, c’est le travail de la conscience sur elle-même pour prendre les choses avec distance, pour mesurer ce qui se passe. C’est le pendant de la religion : la religion soigne, elle a une fonction thérapeutique, la philosophie a une démarche intellectuelle et éducative.

Naturellement, les deux sont liés. Et ici, si on sait que le texte de Platon qu’on lit était un texte à vocation allégorique, dont le sens réel n’est pas montré, car relevant d’une initiation à côté de manière secrète… Alors on peut comprendre que ce qui est enseigné par Platon, c’est une manière pour arracher l’âme à la pesanteur menant à l’infra-monde.

Il faut ici, pour conclure, rappeler que la Grèce n’était pas tant « européenne » qu’orientale, que Platon a toujours souligné que les réelles connaissances venaient de l’Orient, de l’Égypte notamment, mais également de l’Inde.

Et en Inde justement, la fonction thérapeutique psychonaute des religions est ouvertement assumé. L’hindouisme et le bouddhisme prétendent soigner l’âme, stopper l’affrontement du ciel et de l’enfer, de la lumière et de l’obscurité, en insistant entièrement sur la question du mental.

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Orphée aux enfers de la psychologie

L’être humain sortant de l’animalité a développé sa conscience, mais les découvertes qui vont avec ont été un immense traumatisme. Il n’y avait plus de distance abstraite avec les joies et les peines, le bonheur et la paix, la douleur et la mort.

L’animal humain dénaturé était stupéfait, ne comprenant pas ce qui lui arrive, attribuant ce qu’il ressentait à des influences venant d’au-delà de lui-même.

Et plus l’être humain développait de nouvelles activités, liées principalement à son action et non plus à celle de la Nature elle-même directement, plus il faisait des découvertes touchant son esprit.

La chaleur d’un abri était une sensation nouvelle, formant un contentement nouveau, dans une situation vue comme une bénédiction.

Une maladie inconnue, apparue en raison d’une action humaine nouvelle, provoquait une onde de choc, à l’échelle de la petite communauté humaine touchée.

En travaillant la terre, on peut être contaminé par la bactérie donnant le tétanos, par exemple, et voici les symptômes tels que décrits par l’Organisation Mondiale de la Santé :

  • crampes au niveau des mâchoires ou incapacité à ouvrir la bouche ;
  • spasmes musculaires souvent dans le dos, l’abdomen et les extrémités ;
  • spasmes musculaires soudains et douloureux, souvent déclenchés par des bruits soudains ;
  • difficultés à avaler ;
  • convulsions ;
  • maux de tête ;
  • fièvre et transpiration ;
  • modification de la tension artérielle ou accélération du rythme cardiaque.

Pour les êtres humains découvrant ces réactions physiques, sans avoir jamais vu rien de pareil ni les moyens de le conceptualiser, cela ne pouvait être qu’une malédiction.

Ainsi, ce qui était bien était considéré comme un cadeau, comme une intervention extérieure bienveillante apportant quelque chose de « nouveau », de positif.

Inversement, la dépression, la souffrance, l’effondrement physique en raison de la faim, des carences, du froid des maladies… étaient considérés comme le produit d’une agression des forces obscures, souterraines, malveillantes.

Enluminure du Codex Gigas avec le diable, 13e siècle, Bohême

Cela implique un fétichisme des forces bienveillantes et malveillantes, qu’il fallait toujours surveiller, combler, gâter, satisfaire. Le dualisme des premières sociétés humaines est la norme, c’est un sous-produit de la réalité dialectique de l’humanité nouvelle découvrant les aspects positifs et négatifs de sa nature dénaturée.

Il n’y a pas de dieux dans les cieux sans qu’il n’y en ait dans l’infra-monde, dans le monde souterrain.

Et ce processus de développement de la conscience a duré pendant des millénaires, des dizaines, des centaines de milliers d’années. Cela a été une expérience éprouvante, d’autant plus traumatisante qu’incomprise.

La religion est née précisément comme réponse à ce traumatisme, comme thérapie. Les psychologues de l’époque étaient des mystiques, des chamanes, qui pensaient agir et interagir avec les forces divines et maléfiques, du ciel, lumineux, et de l’infra-monde, souterrain.

Mais il ne s’agit pas seulement de maladies directement physiques, comme on peut le penser. Car l’humanité était en modification ininterrompue, elle se transformait. Mentalement, la première humanité est heurtée par ses découvertes, elle est bouleversée par son vécu.

En ce sens, les chamanes agissaient comme des « psychonautes », plongeant la psyché, exactement comme un prêtre catholique, au 19e siècle en France, affrontait des cas de possession.

Chamane toungouse, photo prise en Sibérie vers 1883

Il ne s’agissait pas seulement de guérir le corps. Ce qui était également en jeu, c’était l’esprit, un esprit tourmenté, ne comprenant pas ce qui lui arrive dans le processus même de la prise de conscience de son existence.

Et ce processus ne s’arrête pas historiquement, même s’il change de forme. La religion est bien du baume au cœur, et une protestation contre le réel, comme Karl Marx l’avait bien vu. Mais c’est aussi, ce qui avec, une expression du décalage de l’être humain avec lui-même, sur la base de la contradiction entre sa base naturelle et sa réalité sociale.

Tant que l’être humain ne sera pas retourné à la Nature, comme composante de la Biosphère ayant eu un parcours propre, il restera fracturé, aliéné, blessé et la religion sera présente.

La religion des origines se focalise, par conséquent, tout d’abord sur le traumatisme lui-même, puis sur la réalité modifiée par ce traumatisme. C’est le chemin menant du chamanisme au monothéisme, avec comme socle la généralisation de l’agriculture et de la domestication des animaux (et des êtres humains).

Et, naturellement, tout le discours du monothéisme sur l’âme suit chronologiquement la démarche du chamanisme, qui est quant à elle tournée vers l’esprit. L’âme, c’est une construction idéologique sur un esprit relativement stabilisé.

Un exemple particulièrement connu de la démarche « chamanique » est l’aventure d’Orphée. On a ici d’ailleurs la résolution d’une grande question, à savoir de ce qu’était l’orphisme, une religion dite à mystères, dont on n’a jamais pu entrevoir le sens. Ici, tout devient évident.

Dans la mythologie grecque, Orphée, est le fils du roi de Thrace Œagre et de Calliope, muse de la poésie épique. Œagre est lui-même de nature divine, dans la mesure où son père est Arès, le dieu de la guerre, mais ce qui compte surtout est qu’il fut initié aux secrets du dieu Dionysos, dieu du vin et de la fête, symbolisant la Nature « sauvage » c’est-à-dire pré-domestique telle qu’idéalisée par une Humanité tourmentée.

Mosaïque romaine avec Orphée,
2e siècle de notre ère

Selon le poète grec du cinquième siècle Nonnos de Panopolis (aujourd’hui en Égypte), Œagre aurait même accompagné Dionysos en Inde, forcément comme on s’en doute pour acquérir des « secrets », la connaissance de « mystères ».

Bref, on est dans un contexte mystique et Orphée manie la lyre de manière admirable, charmant les animaux, émouvant les êtres inanimés, arrivant à faire une contre-mélodie pour les sirènes lorsqu’il va avec les argonautes chercher la toison d’or, etc.

Il parvient même à charmer Hadès et Perséphone pour qu’ils laissent sa femme Eurydice quitter le monde des morts. La légende connue veut qu’il y avait comme condition qu’Orphée ne se retourne pas avant d’être sorti des Enfers : près de la sortie, inquiet de ne pas entendre Eurydice derrière lui, il se retourne et celle-ci est happée vers l’infra-monde.

La clef de cette histoire est à chercher dans la psychologie. Il ne faut pas considérer qu’on a ici une histoire matérielle où Orphée va vraiment aux enfers, soit sous terre. C’est une interprétation erronée.

En réalité, pour l’humanité alors, et la légende d’Orphée date d’au moins du 7e siècle avant notre ère, quand on est en dépression, on est happé par l’infra-monde, tout comme on est lié au ciel lorsque le bonheur est là.

On devine bien évidemment ici que le processus de déification de certains hommes vient de là : s’ils ont triomphé, c’est qu’ils étaient liés au divin, donc des dieux.

Pour le cas concret d’Eurydice, il faut considérer qu’Orphée a fait office de « psychonaute », de thérapeute psychologique. Il a réussi à guérir Eurydice, du moins presque, car elle n’est pas parvenue à sa pleine indépendance, au dernier moment elle a reculé, ayant été trop porté par Orphée, alors que cela lui aurait dû venir d’elle-même.

C’est pourquoi cette légende devait être la base de l’enseignement des « mystères » de la religion « orphique » dont on ne sait rien. Le thérapeute devait accompagner le patient, mais toujours avoir en tête qu’en définitive, c’est au patient de faire le geste fondamental pour sortir de sa dépression.

Un autre enseignement « voilé » derrière l’allégorie, c’est l’histoire de la caverne comptée par Platon, qui annonce déjà la question de « l’âme ».

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Le XXIe siècle comme déploiement révolutionnaire de l’unité dialectique bourgeoisie / prolétariat

Lorsque l’on prend du recul, on comprend qu’il a été plus aisé d’assumer la « révolution sociale » au cours du XIXe siècle et au XXe siècle jusqu’aux années 1960, car l’unité dialectique bourgeoisie/prolétariat n’était en fait pas pleinement réalisée. On a ce phénomène historique qui apparaît de manière étrange : le socialisme émerge comme cause prolétarienne contre le capitalisme de la bourgeoisie, alors même que leur mise en relation dialectique n’est pas encore achevée. Comment cela est-il possible ? Quel est le sens de tout cela ?

Il faut avoir en tête que la prise de conscience de la révolution sociale ne fut pas simplement le fruit du prolétariat, mais aussi du rapport entre le prolétariat et sa base historique en cours de dissolution, à savoir les classes corporatives d’ancien régime – production paysanne familiale, artisans, ouvriers domestiques, etc. Il y a une triple relation entre la bourgeoisie, le prolétariat et la paysannerie, trois dimensions sociales formant des contradictions dont les aspects forment des moteurs différenciés (« principal », « secondaire », etc.) du mouvement historique.

La paysannerie en cours de prolétarisation exprime cette mise en forme de l’unité dialectique bourgeoisie/prolétariat, tout en appuyant principalement sur l’aspect d’être opposé à la bourgeoisie, car elle en subit négativement la domination, au sens où elle disparaît dans le prolétariat. Dans le creux du processus, il est plus aisé pour le prolétariat naissant de « prendre conscience » des modalités de l’accumulation capitaliste car celle-ci, par nature chaotique et désordonnée, produit le paupérisme absolu.

Les images connues de l’« exode rural » en sont l’illustration historique et cela formera une hantise pour la bourgeoisie elle-même, générant même ce qu’il a été appelé « la question sociale ». Avoir des centaines de milliers de paysans en décadence qui deviennent des prolétaires, sans perspectives de logement stable, confrontés à une discipline d’usine auparavant inconnue… le tout dans un contexte de forces productives n’ayant pas encore atteint le niveau de l’« abondance », forme le terrain pour la conscience du socialisme, du moins dans sa version utopique.

Et ce qu’il faut constater, c’est que dans ce processus, la « révolution sociale » apparaît surtout comme la capacité de la paysannerie d’entrer dans le prolétariat de manière stable, sans les conséquences anti-sociales générées par les modalités capitalistes. Plus généralement, il s’agit d’établir un rapport de développement harmonieux entre la ville et la campagne, mot d’ordre qui sera encore celui de contestataires de Mai-68 en dehors de Paris (« vivre et travailler aux pays »).

Dans cette période 1860-1960, lever le drapeau rouge correspond à aller vers le futur sur la base d’une stabilité paysanne en cours de dissolution pour aller vers une nouvelle stabilité, un nouvel ordre, prolétarien, socialiste.

C’est ainsi qu’il faut comprendre les expériences socialistes du XXe siècle : transformer la paysannerie issue du féodalisme en force prolétarienne de manière coordonnée, stable, planifiée, pour aller ensuite vers le communisme. Cette perspective a, comme on le sait, pleinement réussi, et c’est la seconde étape qui s’est heurté à ses propres contradictions qui n’ont pas été correctement saisies, faisant basculer le processus dans le révisionnisme, puis la restauration capitaliste.

Entre 1860-1960, on assistait en réalité à la naissance du prolétariat, devenu pleinement prolétariat car mis en forme par la bourgeoisie. C’est ce que Karl Marx a voulu expliquer avec le concept de « subsomption réelle », base à l’idée du « mode de production capitaliste sui generis » ou « réellement capitaliste ».

La subsomption réelle de la force de travail, c’est la contradiction bourgeoisie/prolétariat qui peut exprimer son propre mouvement, sur sa propre base. Dit autrement, la contradiction bourgeoisie/prolétariat n’est plus reliée à d’autres étagements des contradictions historiques, celles mues dans le cadre d’anciens modes de production avec un capitalisme qui formerait seulement une « tendance principale ».

Pour que la contradiction bourgeoisie/prolétariat s’élance sur sa propre base, le mode de production capitaliste se doit d’être entièrement développé à tous les échelons de la société. Karl Marx fournit une clef pour repérer ce moment :

« C’est ainsi que la production capitaliste tend à conquérir toutes les branches d’industrie où elle ne domine pas encore et où ne règne qu’une soumission formelle. Dès qu’elle s’est emparée de l’agriculture, de l’industrie extractive, des principales branches textiles, etc., elle gagne les secteurs où sa soumission est purement formelle, voire où subsistent encore des travailleurs indépendants. »

Le mode de production capitaliste ne devient véritablement lui-même qu’au moment où il s’est emparé entièrement de l’agriculture. Une appropriation non pas formelle donc, comme faire travailler des paysans pour le compte du capital, mais réelle : c’est ce qu’on appelle l’industrie agroalimentaire, c’est-à-dire la mise en forme de bout en bout par le capital de la production agricole.

On remarquera encore une fois ici comment le socialisme au XXe siècle a été la réponse positive, rationnelle, à cette problématique de l’industrialisation de l’agriculture.

À partir de ce phénomène, on ne peut que constater que le mode de production capitaliste s’installe définitivement dans un pays comme la France dans la seconde partie du XXe siècle : ce n’est qu’à partir de cette période, soit les années 1970-1980 que l’on peut affirmer que la contradiction bourgeoisie/prolétariat peut s’élancer sur la base de son propre mouvement dialectique.

Dans la période 1860-1960, le prolétariat se mouvait parce qu’il naissait sur le terrain de l’enchevêtrement de contradictions multi-faces issues de la dissolution de l’ancienne contradiction féodale.

Ce mouvement a généré des acquis idéologiques qui se sont frayés en chemin jusqu’à aujourd’hui, mais qui forment aujourd’hui une page qui se doit d’être tournée, sans pour autant nier le fait qu’elle fait partie du livre du socialisme et constitue en tant que tel un héritage.

D’où l’affirmation du Parti matérialiste dialectique comme prise de conscience que le mouvement prolétarien au XXIe siècle se réalise sur la base des contradictions multi-faces déterminées de bout en bout par son rapport à la société de consommation issue du mode de production réellement capitaliste.

Ainsi, en apparence, dans les sociétés capitalistes développées, le prolétariat n’existerait plus. Ce serait une simple expression de type « classe moyenne » marquée par l’individualisme et l’accès au confort moderne. Cette thèse est le masque d’une bourgeoisie qui vise à appuyer sur le caractère unitaire de la contradiction, pour en faire un absolu et ainsi figer le mouvement une bonne fois pour toutes.

En réalité, on a l’expression aiguisée de la contradiction bourgeoisie/prolétariat, avec un prolétariat qui est mis en forme, entièrement subsumé par la bourgeoisie. C’est l’aspect unitaire, de la liaison des deux pôles de la contradiction. La généralisation de la conscience petite-bourgeoise dans le prolétariat forme l’apogée de ce caractère unitaire.

Et en même temps, c’est parce qu’il y a subsomption réelle que le prolétariat peut faire la révolution comme pôle opposé de l’unité : la bourgeoisie se doit d’assurer la survie de son édifice social pour que le prolétariat suive la bourgeoisie dans son mode de vie voiture-pavillon-consommation sans risquer de décrocher de son hégémonie.

Cependant, il y a l’endettement colossal des capitalismes mondiaux et les conséquences anti-naturelles de sa société de consommation. Et cela se déroule sur fond du déploiement d’une nouvelle guerre de repartage impérialiste forment les trois dimensions tangibles à l’effondrement de l’édifice bourgeois avec pour revers nécessaire le décrochage du prolétariat.

La seconde crise générale du capitalisme ouvert par la pandémie de Covid-19 a inscrit à l’ordre du jour cette perspective, qui va s’exprimer sur le temps long, tout comme la première vague de la révolution mondiale s’est étendue dialectiquement sur la période 1860-1960.

L’ancienne période issue de la première crise générale, qui a mis en avant le caractère opposé de l’unité dialectique de part le rapport paysannerie/prolétariat, a buté sur l’aspect de la liaison avec la bourgeoisie au seuil des années 1960. Cela a été la question de l’orientation des forces productives pour aller vers le communisme, alors portée par les communistes chinois face au révisionnisme soviétique.

Le XXIe siècle, marquée par la seconde crise générale, ouvre par contre la voie de la victoire du prolétariat pour le communisme, car ce qui prime dorénavant est sa liaison entière avec la bourgeoisie au travers de la société de consommation, et par conséquent sa rupture entière et totale avec celle-ci dans le contexte de forces productives baignant dans l’abondance.

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Le PMD se construit comme forteresse, comme phare

Au 19e et au 20e siècles, les révolutionnaires considéraient-ils que la stabilité était l’ennemie ? C’est une question importante. Trop souvent, on se dit qu’être révolutionnaire, c’est vouloir une agitation profonde, afin d’ébranler les fondements de la société, de provoquer des troubles profonds, des remises en cause.

C’est seulement alors, dans un tel contexte, que le discours révolutionnaire aurait enfin un écho, que les révolutionnaires se verraient rejoints par de plus en plus de gens, jusqu’à la possibilité de s’attaquer à l’État lui-même. Le mot-clef, qui résume toute cette approche, c’est celui de subversion. Cependant, c’est une lecture unilatérale. Il ne faut pas considérer que la révolution est le mouvement et que la contre-révolution, c’est le conservatisme. C’est là figer des contraires.

Dialectiquement, la contre-révolution est en mouvement également, dans la mesure où elle s’agite vainement, s’éparpille, se dissout, alors que la révolution dispose d’une stabilité toujours plus grande. C’est, si l’on veut, la contradiction entre la quantité et la qualité.

Pour bien saisir cela, regardons les deux conceptions de la subversion qui se sont combattus tout au long des 19e et 20e siècles.

La « minorité agissante »

Ici, on a l’idée d’un Comité révolutionnaire, qui fonctionne de manière secrète. Ce Comité cherche à manipuler les esprits et les actions de contestation, afin qu’un désordre s’installe qui soit favorable à la Cause. Cette démarche peut s’élargir jusqu’à la mise en place d’un groupe activiste qui cherche en permanence la provocation, afin de jouer le rôle de détonateur.

L’idée à l’arrière-plan, c’est celle de servir de « foyer », de mise à feu de la contestation, et de pôle organisé à la pointe de la lutte. Les masses doivent suivre la minorité agissante, s’engouffrer dans la brèche.

Les figures liées à cette démarche élitiste sont Blanqui et Bakounine, mais aussi le Français Georges Sorel ou encore Ernesto « Che » Guevara. Néanmoins, on trouve également une variante contemporaine, avec la théorie des « 1 % » : en mobilisant 1 % de la population, on provoquerait un basculement de la société. Dans tous les cas, la société est considérée comme une sorte de vaste Bourse où les idées sont comme des actions, et où la politique se réduit à un marketing efficace.

L’avant-garde

Le marxisme s’est toujours opposé au principe de la minorité agissante, considérant qu’il fallait une avant-garde porteuse du futur, sur la base d’une lecture des événements historiques.

Puisque l’Histoire est l’Histoire de la lutte des classes, posséder une compréhension de celle-ci permet d’avoir une grille de lecture, de lire ce qui va se passer et de se positionner de manière adéquate pour faire avancer les choses. La saisie du parcours historique est l’outil pour poser les bons mots d’ordre, pour agir de la bonne manière au bon moment.

Mao Zedong a résumé cette ligne par la formule : « Les masses font l’Histoire, le Parti les dirige ». Le Parti est l’état-major, la grande synthèse politico-idéologique du prolétariat.
Mais ce n’est pas tout. La subversion ne vise pas ici seulement à détruire l’État. Ce serait une conception unilatérale, limitée.

La subversion a également comme objectif, dialectiquement, de construire un nouvel État. La construction et la destruction se répondent dialectiquement.

Subversion et Nouvel Ordre

Ainsi, le Parti Matérialiste Dialectique ne doit pas avoir simplement comme démarche de promouvoir le négatif, la destruction, la démolition, la subversion. Dialectiquement, il doit présenter le positif, la production, la construction, le Nouvel Ordre. Il ne peut jamais y avoir d’affirmation du négatif sans le positif, et inversement. Ce qui n’est pas forcément facile. Il y a ainsi les socialistes qui se sont opposés aux communistes, en affirmant que ceux-ci insistent trop sur le négatif.

Puis, les révisionnistes ont insisté uniquement sur le positif, pour se débarrasser du négatif. Ce sont là des déviations droitières. Enfin, il y a régulièrement eu des courants « gauchistes » qui mettaient de côté le positif, pour n’insister que sur le négatif. Dans les deux cas, il y a liquidation d’un aspect, un refus de la dialectique.

Et les victoires acquises l’ont toujours été lorsque le rapport entre positif et négatif a été bien compris. La révolution russe est un renversement de l’ancien Ordre, mais avec une insistance immense sur la construction du Socialisme. Les succès dans la mise en place des démocraties populaires dans les années 1940, contre le fascisme, profitaient d’une excellente compréhension du lien entre Front populaire et antifascisme.

La révolution chinoise combinait adéquatement lutte anti-japonaise (puis lutte anti-féodaux alliés à l’impérialisme américain) et affirmation de la République populaire. Enfin la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne posait directement l’affrontement entre l’ancien et le nouveau, dans tous les domaines, conformément à la lutte entre deux lignes.

La lutte entre deux lignes

Dans les principes du PMD, il est justement dit que :

« 9. Le PMD a comme démarche la lutte des deux lignes, dans tous les domaines : la constatation de la contradiction, l’affirmation de la ligne rouge face à la ligne noire, le renforcement de la ligne rouge jusqu’à la victoire de celle-ci. »

C’est de là qu’il faut partir pour suivre la contradiction entre construction et destruction, entre subversion et Nouvel Ordre. On ne peut pas poser abstraitement, au préalable, la subversion ou le Nouvel Ordre. Il faut suivre le mouvement historique. Cela signifie que le Parti doit être une forteresse, imprenable et ayant un vaste aperçu de la situation, pour toujours être en mesure de poser des jalons.

Et c’est alors qu’il joue le rôle de phare, car il diffuse les bonnes conceptions, les points de vue justes, les actions conformes aux exigences historiques. Car on ne peut pas aller plus vite que la musique de l’Histoire, on est obligé de suivre le rythme de la lutte des classes. La lutte entre deux lignes ne se décrète pas, elle correspond à des situations historiques.

C’est depuis la forteresse qu’on peut les comprendre, c’est par le phare qu’on agit sur elle. Le Parti n’obéit pas aux principes de la minorité agissante, il se définit par son statut d’avant-garde : il est l’expression de l’avenir dans un présent en transformation, en train d’abandonner le passé.

C’est bien là la clef de tout : c’est l’idéologie qui est au poste de commandement et c’est la politique qui décide de tout. Peu importe la durée du processus, les détours de l’Histoire. Ce qui compte, c’est le maintien de la forteresse et l’activité du phare.

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La faillite de l’universalisme capitaliste, porte d’entrée pour la révolution mondiale

Si l’on regarde les cycles d’accumulation du capital, on peut voir qu’il y a une succession de poussées d’accumulation, puis stagnation, voire recul. Dans les moments d’élargissement, le mode de production capitaliste participe d’une élévation des forces productives qui entraîne une amélioration de la vie quotidienne.

Cette amélioration s’exprime par une meilleure coordination des choses, un approfondissement des liaisons entre les êtres humains. Karl Marx et Friedrich Engels sont aussi le produit de l’époque de la machine à vapeur qui a permis le développement du train, de la même manière que Lénine est également celui de l’aéronautique, dont il était un grand amateur.

Ces moyens de transport ont engendré un accroissement important des liaisons, des connexions pour l’Humanité, tout en permettant une vie meilleure, plus simple. La complexité engendre la simplicité. Mais on pourrait citer les moyens de communication, comme le poste TSF, le télégraphe, la téléphonie, et plus tard internet, ce grand bond en avant vers l’universalisation de l’Humanité.

La contradiction que représente le mode de production capitaliste réside dans le fait bien connu depuis la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne que l’élévation des forces productives ne tombe pas du ciel, tel un fruit mûr, mais qu’elle est conditionnée par les besoins du capital.

Ainsi s’il y a bien approfondissement des liaisons, de l’interrelation entre les êtres humains, cela se fait dans un cadre capitaliste, sur un mode bourgeois. Ici, on peut toucher du doigt le basculement de la bourgeoisie mondiale dans un style de vie « nouveau » assumé dans les années 1970-1980 avec la généralisation à l’ensemble du globe de la voiture comme mode de mobilité principale.

Le mode de production capitaliste a besoin du marché mondial pour s’élargir, mais en même temps il le fait sur la base d’une bourgeoisie née sur le terrain national et de l’idéologie contractualiste et individualiste. Il y a bien une « mondialisation » mais elle est tronquée, déformée.

Karl Marx et Friedrich Engels nous précisent adéquatement cela dans le Manifeste Communiste. Ils disent la chose suivante :

« Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays (…).

Par le rapide perfectionnement des instruments de production et l’amélioration infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers.

Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elle la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises.

En un mot, elle se façonne un monde à son image. »

La « civilisation de la voiture » représente en ce sens cette contradiction : lorsque le capitalisme atteint le stade de la subsomption réelle, c’est-à-dire qu’il est en mesure d’orienter de bout en bout les objectifs de la science et la technologie, sa perspective « mondiale », universelle ne peut que se réaliser en appuyant sur le particulier, l’individuel.

Mais c’est vrai aussi pour le mode de vie pavillonnaire, la consommation de viande, voir de fast-food, les séries, les réseaux sociaux, etc. Des tas de phénomènes qui sont généralisés à l’ensemble des pays du globe, mais se fondent sur une approche de la réalité qui est nécessairement mutilée, découpée en séries.

Autrement dit, l’universalisme capitaliste ne peut exister qu’en généralisant des modes de consommation en série individuelle fondée sur l’éphémère. Il y a généralisation de consommations standardisées, dans lesquelles entre le particulier et le général, c’est le particulier qui l’emporte sur la base de sa généralisation et non l’inverse. On peut avoir une photographie qui permet bien de voir la différence entre le capitalisme et le socialisme : le capitalisme particularise le général quand le socialisme généralise le particulier, l’un fait primer le particulier, l’autre fait primer le général.

L’alimentation végétale est un bon exemple de ce phénomène. Les monopoles de la viande s’empressent de proposer des alternatives végétales comme une niche alimentaire pour mieux continuer à développer leurs produits d’origine animale. L’alimentation végétale se voit élever au rang de consommation générale, tout en restant une particularité. Au point de vue de la connexion universelle des choses, il est pourtant évident que l’alimentation végétale est un cap à franchir, car elle est l’expression d’un rapport améliorée à la matière vivante, qu’elle réalise la connexion pacifique entre les espèces.

C’est l’affranchissement universel de l’exploitation et de la destruction d’une partie de la matière vivante, ce qui représente un grand pas en avant pour l’Humanité et sa reproduction comme espèce vivante en harmonie avec la Biosphère.
Mais le capitalisme est incapable de généraliser le particulier : il porte bien l’universel, mais reste bloqué par ses objectifs immédiats, celui d’obtenir un taux de profit élevé, entreprises par entreprises.

Dans ce cadre, il est impossible pour ce mode de production de se passer des produits d’origine animale à tous les échelons de la production, tant il est apparu comme la marchandise « magique » pour contrer justement la chute tendancielle du taux de profit.

Cette caractéristique du mode de production capitaliste est en réalité sa force et en même temps sa faiblesse. Sa force, car il apparaît comme un mode de production relativement plastique, en mesure de répondre aux besoins individuels, ayant l’apparence de développer les facultés individuelles des masses mondiales. Sa faiblesse, car son élargissement universel se heurte tôt ou tard à son propre mur, celui du « retour » au particulier pour se relancer.

Ce « retour » au particulier, c’est évidemment la guerre de repartage impérialiste.

Le commerce mondial pacifique se retourne en bellicisme et agressivités douanières, les organismes internationaux deviennent des chambres d’enregistrement des conflits entre grands puissances, le cosmopolitisme bourgeois devient chauvinisme et nationalisme.

La hausse générale des forces de production au service du quotidien se transforme en engloutissement des richesses dans le militarisme et la mort.

Bref, la civilisation universelle voit sa course arrêtée par les besoins des monopoles de se repartager le monde. Des monopoles qui ont, dans la période d’élargissement de leurs capitaux, participé à cette universalisation en deviennent l’obstacle. On retrouve là les périodes 1880-1914, 1920-1939 ou bien encore 1989-2020. Les masses mondiales qui ont bénéficié d’une plus grande interconnexion se doivent alors de généraliser ce processus pour l’arracher à la tendance à la guerre impérialiste, ce brusque retour au particularisme assassin.

C’est la révolution. L’humanité doit être réunifiée, dans une seule République mondiale, sans qu’une partie – comme le tiers-monde actuel qui forme la majorité de la population mondiale – ne soit exploitée. Dans la production elle-même, il ne doit plus y avoir le capitalisme, cette forme du passé caractérisée par l’exploitation de l’Homme par l’Homme.

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L’effondrement du capitalisme a-t-il comme modèle la chute de l’empire romain ?

Il n’est nul besoin ici de connaître dans les détails le parcours historique de Rome. Les grandes lignes sont connues : on passe d’une Cité – État à une République élargissant son territoire, puis enfin à un empire. À chaque fois, Rome transporte ses armées, mais également son mode de vie.

Le parallèle qu’on peut dresser ici, c’est alors celui de la fondation des États-Unis d’Amérique, suivi d’un élargissement de sa puissance (entre 1914 et 1945) et enfin d’un empire avec le capitalisme mondial qui lui est subordonné de 1945 à 2020. À chaque fois, les États-Unis d’Amérique transportent pareillement ses armées et son mode de vie.

Comparaison n’est toutefois pas raison, répondra-t-on avec justesse. On ne saurait rapprocher un mode de production esclavagiste avec un mode de production capitaliste.

Sauf que, justement, ce qui se joue ici, c’est qu’il existe plusieurs modes de production esclavagiste, et un seul mode de production capitaliste. Bien entendu, le mode de production esclavagiste est ce qu’il est. Néanmoins, il existe de grandes différences entre l’esclavagisme dans l’Islam et celui mis en place par les Européens, entre celui de l’Égypte antique et celui des Mayas. Par contre, le mode de production capitaliste est universel. D’une part, il existe des nuances, mais cela ne va pas jusqu’à des différences ; d’autre part, le capitalisme s’étale, s’approfondit, s’élargit, autant qu’il le peut, ne laissant jamais rien intact tant qu’il n’a pas été intégré dans la démarche d’accumulation du capital.

C’est cette contradiction entre un mode de production esclavagiste replié sur lui-même et le mode de production capitaliste qui permet justement de rapprocher Rome et le capitalisme à l’échelle mondiale dominé par la superpuissance américaine. Pourquoi ? Parce que Rome s’est effondrée en raison d’une contraction, alors que le capitalisme mondial va s’effondrer en raison d’une expansion.

Rome s’est effondrée face aux coups de boutoirs de la plèbe appauvrie, des esclaves révoltés et des peuples barbares conquérants. La contradiction est interne, de toutes façons, mais cela s’est déroulé comme contraction, comme repli sur soi-même, jusqu’à ne plus tenir. On sait comment le christianisme est né d’une telle contraction. Malgré les apparences, le christianisme n’est pas né contre Rome, mais avec Rome, d’où le grand malentendu entre Jésus et les autorités romaines.

Dans le capitalisme, il n’y a rien d’extérieur par contre, même sur le plan interne. Tout est intégré dans le dispositif capitaliste. Certains disent que la révolution est impossible, car le prolétariat est intégré au capitalisme. En réalité, c’est bien pour cela justement que la révolution devient possible. C’est que le capitalisme a gagné, donc il a perdu. Il n’y a plus que lui et plus il s’étend, plus il est en expansion, plus il procède à son auto-dissolution.

Revenons à Rome. Rome se disloque plus qu’elle ne s’effondre, puisque la base de sa dislocation est le morcellement du pouvoir central et de ses satellites urbains, et la re-concentration du pouvoir dans les campagnes. Les seigneurs qui vont s’imposer partent des infrastructures rurales de Rome et de son aristocratie foncière pour mieux dissoudre le pouvoir central romain. Cela signifie qu’il y avait une place à l’intérieur de son développement pour ce qu’on peut appeler une « continuité oppositionnelle ».

De la même manière que le mode de production féodal connaît un processus de désarticulation du pouvoir de sa classe dominante face à l’émergence des bourgs, puis des villes fondées sur des réalités productives de plus en plus « opposées » à la base productive féodale rurale.

Le mode de production capitaliste est quant à lui en expansion universelle, tel un rouleau compresseur qui a tout englouti, et pour cela il n’a pas de continuité oppositionnelle. Sa perspective n’est pas un émiettement, un morcellement dû à une puissance « opposée », « extérieure » à lui-même.

Naturellement, il y a eu beaucoup de romantismes imaginant une telle opposition « extérieure ».

Il y a eu par exemple en France les « syndicalistes révolutionnaires », qui projetaient leurs fantasmes sur les prolétaires, qu’ils imaginaient totalement « extérieur » au capitalisme et à ses mœurs.

En réalité, le mode de production capitaliste va vers son effondrement, et non pas sa dislocation, car il n’y a pas d’espace-temps qui lui soit extérieur.

À ce titre, si l’on regarde les modalités de la première vague de la révolution mondiale, commencée en octobre 1917, il apparaît assez nettement que le mode de production capitaliste n’avait pas atteint sa maturité complète, connaissant précisément un processus d’émiettement inégal. La révolution chinoise développera comme on le sait également de son côté l’idée d’une guerre populaire sur la base de conquête de bases d’appui, grignotant le pouvoir de l’intérieur.

En ce sens, le marteau et la faucille a été l’emblème de ce processus par lequel la force d’avant-garde, la classe ouvrière, se devait d’arrimer et de diriger la force de « continuité oppositionnelle » qu’était la paysannerie pauvre en cours de prolétarisation, et donc de mise sous hégémonie de la bourgeoisie.

C’est dans le creux de cette prolétarisation de la paysannerie pauvre que les révolutions russes et chinoises se sont imposées et ont assumé le processus d’industrialisation sur une base socialiste dans un espace-temps où le capitalisme s’était disloqué, replié. Elles ont toutefois buté sur l’expansion, c’est-à-dire sur l’affirmation de leur propre perspective historique.

Le socialisme du XXe siècle a été un point de résistance à l’expansion du capitalisme, mais il n’a pas réussi à conquérir, ensuite, sa propre expansion sans être déformé, puis nié par le capitalisme lui-même. Le souci, c’est à l’arrière-plan des forces productives pas assez développées.

Le XXIe siècle tel qu’il se déploie exprime par contre la situation dans laquelle le mode de production capitaliste va vers son effondrement général, sans aucune poche d’opposition extérieure. Il n’y a pas de place pour quelconque théorie du « point de résistance ».

Le mode de production capitaliste a façonné le monde entier, son style de vie, ses mœurs, son état d’esprit, etc., et même l’existence de comportements et de traits d’esprit relevant du féodalisme sont entièrement liés au capitalisme mondial, d’où son caractère partiel, semi-féodal, car contribuant sans cesse à alimenter son expansion.

De fait, la tendance à la guerre impérialiste en cours qui place la Chine et les États-Unis en face en face, deux superpuissances motrices du capitalisme mondial, illustre que l’expansion va inéluctablement vers l’effondrement général. En plaçant des milliards d’êtres humains dans sa perspective tout en les ayant « universalisé » sur les plans sociaux et culturels, la guerre de repartage du XXIe siècle ne peut que provoquer l’effondrement.

Mais ici la contradiction n’est pas tant dans un point de résistance spatial en vue de conquérir la temporalité future, ou disons entre deux particularités qui s’opposent (bourgeoisie / prolétariat, capitalisme / socialisme) mais directement entre l’universalisation générée par le capitalisme et ce même universalisme vécu et porté par les masses mondiales.

La qualité et le développement approfondis des forces productives depuis les années 1980 suffisent de prouver que les masses mondiales ont atteint un tel degré de connexion que la guerre de puissances, ce résidu du particularisme et de dislocation, apparaît caduc, absurde.

L’effondrement du capitalisme s’exprime car il est allé trop loin dans l’universalisation des choses, sans pouvoir en assumer les conséquences et la révolution surgit non plus comme expression de la dislocation, mais comme reflet de l’universalisation du monde.

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Rupture et confrontation : faire face à la guerre impérialiste que la France veut mener

La Crise dans laquelle s’engage toujours plus le capitalisme de notre époque déboussole inévitablement les consciences dans des sociétés aussi décadentes et pourrissantes que celles de la France de notre époque, déformée par plusieurs décennies de la lessiveuse du 24h/24 de la société de consommation.

D’un côté, les gens ont vécu avec plus d’aisance matérielle, davantage d’accès à la culture, des possibilités plus grandes de développer leur existence. La vie est devenue plus facile. De l’autre, cela s’est fait aux dépens du tiers-monde, et par un travail toujours plus harassant sur le plan nerveux, à travers un asséchement de la sensibilité.

Le panorama est alors forcément accablant lorsque la machine s’enraye comme elle l’a fait à partir de 2020. Le masque du capitalisme à visage humain tombe. La violence se généralise dans les rapports sociaux, et la société civile vacille, l’irrationnel triomphe sous mille et une formes toujours recommencées, alimentant les ressentiments, les paranoïas, zombifiant des secteurs entiers des masses, qui dérivent d’une hystérie hallucinatoire à une autre ou s’enferment dans la fatalité.

Et encore cela n’est-il que le début. À mesure que l’économie de guerre qui est en train d’être mise en place imposera la dictature des monopoles et de l’État bourgeois, à mesure que se multiplieront les feux dans les pays de la zone de tempêtes qu’est le tiers-monde, la France sera polarisée par la superpuissance impérialiste américaine et jetée avec elle dans les flammes de sa grande confrontation historique avec l’expansionnisme de la Chine sociale-fasciste.

Alors, au fur et à mesure que les exigences insoutenables de la fuite en avant impérialiste imposeront la mobilisation croissante des masses dans un sens militaire, une nasse d’acier s’abattra sur la France. C’est inévitable, sauf si une rupture révolutionnaire brise cette fatalité.

Ce qui se joue à l’arrière-plan, c’est la question de la rupture et de la confrontation.

Quelle rupture, quelle confrontation ?

Rupture et confrontation avec l’État bourgeois en France, rupture et confrontation avec l’Union européenne et l’Otan, rupture et confrontation avec les agents de la superpuissance américaine, rupture et confrontation avec la lessiveuse du 24h/24 du capitalisme, avec son libéralisme-libertaire décadent et tous ses « discours » atomisant et aliénant les masses.

Rupture et confrontation avec l’économie de guerre et toutes les compromissions sociales-souverainistes ou syndicales pensant pouvoir geler ou ralentir significativement la fuite en avant du capitalisme français ou alors tirer son épingle du jeu en magouillant quelques accords en mettant à genoux les masses de notre pays et en mettant les mains de la classe ouvrière au service de la bourgeoisie impérialiste pour assouplir la laisse que cette dernière lui mettra au cou.

Rupture et confrontation totale donc. Et cela en commençant par rejeter le narratif que l’État bourgeois et ses agents dans les institutions tentent de construire.

Nous avons depuis le début eu raison sur la guerre en Ukraine, et depuis le début de l’année 2024, les choses s’accélèrent, s’empirent. Les milliards pleuvent pour la guerre, les dettes s’accumulent, le souffre, le nitrate de potassium et les matières fissibles remplissent des milliers et de milliers d’obus et de missiles, alors que des machines, ou bien toujours plus sophistiquées ou bien d’une simplicité perverse, sont mises au point.

Détournée, l’intelligence humaine est déroutée de sa fin naturelle, symbiotique et pacifique, pour servir les appétits d’un monde aliéné et inhumain, ayant perdu toute capacité de fraternité et d’harmonie.

Le début de l’année 2024 est ainsi bien un tournant historique, avec le gouvernement de l’État bourgeois en France qui a clairement et ouvertement choisi d’assumer la fuite en avant.

S’étant dressée contre la Turquie en Méditerranée et dans le Caucase, appuyant la puissance américaine dans le Golfe persique, au Moyen-Orient et dans l’Indo-Pacifique, la France s’est positionnée très vite dans le cadre du conflit en Ukraine en satellisant la Roumanie. Le retrait relatif de la puissance américaine sur le terrain opérationnel pousse maintenant en avant la France et le Royaume-Uni, décidés à mettre en coupe réglée l’Europe orientale et de s’y constituer une zone d’influence.

De fait, l’Ukraine est balkanisée et ne peut plus que se faire avaler par le syndicat des appétits impérialistes des États capitalistes d’Europe de l’Ouest qu’est l’Union européenne. Et au-delà même de l’Europe orientale satellisée et de l’Ukraine toujours plus avalée par les puissances occidentales, c’est la Russie que l’impérialisme occidental entend mettre en flamme et dépecer.

Dans ce processus infernal, il faut identifier, dénoncer et s’opposer de toutes les forces et par tous les moyens possibles aux éléments suivants du narratif de la fuite en avant impérialiste dans laquelle la bourgeoisie dirigeant notre pays nous entraîne :

  • L’européisme et la promotion d’une prétendue nécessité « géopolitique » de construire une « puissance européenne » et d’unifier les États bourgeois dans un syndicat commun pour les renforcer les uns avec les autres afin de faire bloc.
  • La restructuration économique pour alimenter l’économie de guerre française et l’appareil militaro-industriel français.
  • La promotion du militarisme sous toutes ses formes, notamment auprès de la jeunesse (SNU, uniforme, etc…), et de l’obéissance aux institutions de l’État bourgeois, internes ou externes.
  • La promotion sous toutes ses formes des États-Unis d’Amérique comme puissance alliée/concurrente, y compris dans la culture, dans le style et les modes de vie.
  • La promotion du complexe militaro-industriel français, dans toutes ses dimensions, et particulièrement dans ce qui relève de sa filière nucléaire. Il ne faut toutefois négliger aucun autre aspect, et ils sont nombreux (télécommunication, balistique, aéronavale, aérospatiale, marine, etc.), et bien prendre en compte qu’il n’y a pas de distinction civil/militaire tenable dans le ciblage des activités de ce complexe.
  • La promotion de la souveraineté de la France comme moyen d’appuyer la légitimité de la défense de ses intérêts expansionnistes, que ce soit dans le cadre de l’Union européenne, ou de toute autre instance internationale émanant des États bourgeois, des zones internationales sous son contrôle (collectivités dites d’Outre-mer, ZEE, bases militaires).

À ce narratif de l’État bourgeois, il faut aussi prendre en compte la nécessité idéologique de se confronter aux discours des organes politiques de la bourgeoisie en France, diffusés notamment par ses médias et par ses partis politiques institutionnels.

Nous tenons ici à marquer les jalons établissant la Ligne Rouge que nous entendons tracer au service des masses de notre pays et de la perspective de la rupture salutaire que nous appelons :

  • Sans rejeter la nécessité stratégique de constituer un Front Populaire rassemblant sous l’hégémonie effective du Parti révolutionnaire, les forces politiques, syndicales et civiles de la Gauche portée à la Démocratie Populaire, il y a lieu de dénoncer et de rejeter les discours des forces politiques générées au sein de la société française capitaliste sous l’hégémonie de la bourgeoisie.
  • La Droite nationaliste ou souverainiste est bien sûr sous ce rapport un ennemi mortel dont la seule perspective doit être l’écrasement total et complet. Dès lors, ainsi que nous l’avons sans cesse martelé, toute posture, stratégie ou narratif populiste sont pour toute force de Gauche une dangereuse et funeste aventure relevant de la trahison pure et simple.
  • De même, il ne peut être toléré aucun espace à tout narratif de la Gauche post-moderne, libérale-libertaire ou sociale-libertaire, américanisée dans son lexique et son idéologie, relativisant au besoin toutes les pires horreurs réactionnaires en se donnant des airs de « radicalité » ultra-démocratique, et épouvantable base de la Ligne Noire préparant par la compromission avec telle ou telle faction de la bourgeoisie, telle ou telle institution de l’État bourgeois le détour ou l’échec de la Révolution.

En ce premier mai 2024, alors que le capitalisme amène à nouveau le monde au bord de l’abîme, 110 ans après la Grande Guerre Impérialiste de 1914, nous affirmons donc la nécessité de relire l’avant-garde de cette époque, Lénine, Clara Zetkin, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, et de méditer cette leçon si juste de William Pieck, écrite en 1935 alors que la confrontation impérialiste allait reprendre son atroce bain de sang :

« Rien ne saurait être plus dangereux que l’illusion qu’on peut ajourner la lutte contre la guerre impérialiste jusqu’au moment où les impérialistes déclaraient leur guerre criminelle. »

Organisez-vous, entrez dans la rupture et dans l’Histoire.

Qu’apparaisse un printemps historique qui voit s’épanouir de nos racines solidement plantées dans l’héritage de la Gauche révolutionnaire, des centaines, des milliers de fleurs s’élançant à l’assaut du ciel dans les chants colorés d’une nouvelle Humanité qui s’annonce !

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La guerre contre la Russie et la révolution en France

Nous présentons ici notre vision des choses, qu’on peut résumer facilement en les points suivants.

1. La France capitaliste prend la tête de la coalition occidentale contre la Russie, elle se place comme fer de lance de l’intervention militaire directe.

2.Elle le fait forcée par sa propre situation, car elle est en perte totale de vitesse et elle y voit une manière de regagner des points impérialistes.

3.Cela implique un changement d’orientation dans la société française, un tournant militariste, pour satisfaire aux exigences d’une armée en expansion en termes d’hommes et de matériel.

4.L’entreprise réussira au départ, car les gens sont obnubilés par leur mode de vie dans le cadre de la société de consommation. Les masses françaises sont politiquement aveugles, passives, corrompues par l’impérialisme.

5.Elle échouera pourtant immanquablement ensuite, car le niveau de conscience historique mondiale est trop élevé, les richesses matérielles trop développées pour qu’on accepte de mourir pour des ambitions impérialistes incompréhensibles, surtout du côté de la jeunesse.

6.Les points 4 et 5 forment une contradiction qui est celle de toute l’époque au niveau mondial : d’un côté l’expansion capitaliste a développé les forces productives, de l’autre plus rien ne tient moralement, économiquement, culturellement, sur le plan écologique, dans le rapport aux animaux, pour les femmes dans leur quotidien.

7.Entre la réussite initiale et l’échec ensuite, il y aura un processus sinueux, horrible sans doute, où la révolution émergera lentement comme contre-projet à l’aventurisme militaire et ses implications.

8.La révolution n’existera et ne triomphera qu’avec un parti d’avant-garde armé du matérialisme dialectique comme guide historique pour arriver à une humanité unifiée reconnaissant la planète comme Biosphère, dont elle est une composante pleine de responsabilités pour la protéger.

La France à la tête de la coalition contre la Russie

Nous vivons un tournant historique, où la bourgeoisie française, satisfaite d’elle-même, tranquillement arc-boutée sur Paris comme haut lieu de la mondialisation, est obligée d’adopter une posture belliciste. Finie, du moins de manière relative, la mise en valeur du mode de vie français, censé être si exemplaire, et place à l’agrandissement de l’armée française face à la « menace » russe, à l’économie de guerre, afin d’être « prêt ».

C’est le sens de la grande réunion de soutien militaire au régime ukrainien, organisée par le président français Emmanuel Macron le 26 février 2024 à Paris, en présence de représentants au plus haut niveau, voire des chefs de gouvernement, des États-Unis, du Royaume-Uni, du Canada, de la Suède, de l’Allemagne, de la Pologne, de la Roumanie, de l’Espagne, de la Finlande, de la Grèce, de la Lettonie, de la Lituanie, du Luxembourg, de la Norvège, du Portugal, du Danemark, de la République tchèque, de l’Estonie, de la Croatie.

Emmanuel Macron y a prétendu que la Russie entendait attaquer, d’ici quelques années, les pays de l’Union européenne. Ce mensonge relève du discours accompagnant le soutien élargi au régime ukrainien, afin de voir celui-ci triompher militairement de la Russie.

Il a également parlé de la possibilité d’envoyer des troupes occidentales sur le terrain, aux côtés de l’armée ukrainienne. En cas de défaite de l’armée ukrainienne, ce serait le cas. Il a en ce sens ouvert la boîte de Pandore de l’affrontement militaire inter-impérialiste ouvert.

Nous sommes donc arrivés à un point de non-retour. Nous vivons une situation semblable à avant 1914 et à avant 1939, avec des contradictions majeures et la guerre comme inéluctable expression de celles-ci. C’est la bataille pour le repartage du monde et elle est ouvertement assumée.

Cette situation n’est pas une surprise pour qui a compris qu’en 2020 s’est ouverte la seconde crise générale du capitalisme. La guerre est le produit direct de cette crise. Cela fait néanmoins froid dans le dos de voir un tel cynisme et une telle folie, un tel irrationalisme et un tel bellicisme. Le monde se précipite dans l’abîme.

Un changement de situation historique

Classe décadente, la bourgeoisie française ne procède toutefois pas à un retour au style gaulliste, à une approche agressive visant à marquer sa présence impérialiste par tous les moyens.

Elle se met simplement à la remorque des exigences de la superpuissance impérialiste américaine, qui non seulement entend conserver son hégémonie mondiale, mais cherche en plus à régler ses comptes avec la superpuissance impérialiste chinoise avant que celle-ci ne devienne trop forte.

Pendant deux années, à partir de février 2022, la superpuissance impérialiste américaine a vigoureusement soutenu le régime ukrainien dans son affrontement militaire contre la Russie. C’était considéré comme un moyen facile d’affaiblir la Russie, voire d’y provoquer un changement de régime. Le régime ukrainien était d’ailleurs déjà dans l’orbite américaine et commençait à se surarmer, à se moderniser dans le cadre d’une future adhésion à l’Otan, à développer une ligne expansionniste aux dépens de la Russie qui devait être réduite à une petite « Moscovie ».

Le prolongement du conflit a toutefois nécessité un changement de ligne, en raison de la colère d’une partie significative de la haute bourgeoisie américaine, représentée politiquement par Donald Trump.

Cette fraction considère, en effet, que la priorité n’est pas la gestion de l’ordre mondial tel qu’il existe, même s’il y a une hégémonie américaine. Ce n’est pas suffisant, à leurs yeux, puisque la superpuissance impérialiste chinoise est considérée comme la menace principale pour les cinquante ans à venir, et que par conséquent tous les efforts américains devraient porter dans cette direction.

Le conflit en Ukraine doit par conséquent être mis de côté du côté américain, et c’est la raison pour laquelle, à partir de début 2024, c’est l’Union européenne qui est censée prendre le relais, avec le Royaume-Uni. La France est partie prenante de ce passage de témoin, et compte bien être aux premières loges. C’est cela qui ouvre la période nouvelle, où la révolution devient possible.

La France capitaliste à quitte ou double

Pourquoi la révolution devient-elle possible justement par la nouvelle situation ? Parce que l’État modifie la base de son existence et de sa légitimité, il bouleverse le consensus obtenu jusque-là, il est obligé de se lancer dans une aventure dont il n’est nullement obligé de sortir victorieux.

Ce qui se présente historiquement, c’est une contradiction explosive, avec d’un côté la France se lançant dans la guerre contre la Russie avec l’espoir de la victoire et de gains significatifs, et de l’autre côté la révolution comme expression de l’échec d’une telle entreprise. Ce sont les deux pôles de ce qui forme l’aspect principal de la période.

Autrement dit, si la bourgeoisie a réussi à battre politiquement, idéologiquement, culturellement le prolétariat en France de manière ininterrompue tout au long du 20e siècle, tous les acquis bourgeois concernant un consensus général dans la société peuvent être remis en cause si la France échoue dans son option militariste contre la Russie.

Si l’État français vacille, si les rapports entre les classes se mettent à tanguer, alors il y a la possibilité historique de recomposer le prolétariat et, à travers l’effondrement de la domination bourgeoise, d’affirmer le Nouveau Pouvoir. Un État en remplace un autre – c’est cela, la révolution.

La bourgeoisie française veut se relancer aux côtés de la superpuissance américaine, en se plaçant comme petit soldat contre la Russie. Plus elle échoue, plus il y a un espace révolutionnaire qui peut se former !

Il n’y a bien sûr rien de mécanique là-dedans, car un échec français peut aboutir à une longue décomposition, avant un redémarrage de la lutte des classes. Lorsque l’URSS s’est effondrée, la Russie des années 1990 est devenue en partie le Far-West, sans aucune révolution pour autant.

Ce dont il s’agit, c’est d’une possibilité, celle de l’instauration de conditions favorables à la révolution, après des décennies de capitalisme triomphant, dans le cadre d’une consommation de masse généralisée jusqu’au 24 heures sur 24.

Les masses sont corrompues par le capitalisme

Naturellement, il eut été préférable que la révolution ne soit pas passive, une simple réponse à une guerre. On ne choisit cependant pas son cadre historique. Les larges masses populaires de notre pays ont, tout simplement, été corrompues par l’expansion du capitalisme au niveau mondial et par les avantages matériels de vivre dans l’un des pays les plus riches au monde.

Elles n’ont aucune conception communiste du monde, même si certains secteurs y tendent, disons de manière idéaliste ou sentimentale. Le modèle à suivre, pour les masses, reste la petite propriété, idéalement le pavillon avec un bout de terrain. L’idéal de l’argent facile est également très largement présent et la reproduction des valeurs est une constante dans les familles.

Plus les villes sont grandes, plus les valeurs du consumérisme libéral libertaire y priment. Les campagnes sont, elles, annexées par le capitalisme, comme arrière-pays toujours plus vidé de son sens.

Le triomphe annuel du Salon de l’agriculture est emblématique de ce dernier aspect. Le rapport aux animaux, en France, est d’ailleurs absolument catastrophique, et toute défense de la Nature est considérée dans notre pays comme une lubie anti-rationaliste.

Il n’y a tout simplement pas le fond idéologique et culturel en France pour l’initiative révolutionnaire. Les Français ne dépassent pas les protestations bruyantes et les revendications syndicales. Le prolétariat doit se recomposer et il n’y a rien encore qui aille en ce sens.

La bourgeoisie française a donc toute latitude pour agir comme bon lui semble. Elle a affaire à des masses passives, ce qui la dérange pour mobiliser, mais en même temps elle n’a pas de soucis dans la mise en place de ses choix, de ses orientations.

Le champ est totalement libre pour l’armée française, pour l’industrie militaire, pour les agitateurs militaristes, pour les soutiens de la superpuissance impérialiste américaine, pour les tenants de l’idéologie de l’Union européenne.

La Russie comme objectif de la bourgeoisie française

Tous les partis politiques français participant aux élections sont de toutes façons déjà alignés sur l’Otan et sur un soutien « sans faille » au régime ukrainien depuis 2022, même s’il existe bien entendu parfois des nuances et de la démagogie au sujet du risque d’escalade.

C’est que le tournant du début de l’année 2024, où l’Union européenne se voit chargée de prendre le relais de la superpuissance impérialiste américaine pour le soutien au régime ukrainien, a été parfaitement compris à tous les niveaux, même s’il peut inquiéter.

On connaît un matraquage médiatique et politique immense en faveur du régime ukrainien et on est même passé à un fanatisme où tous les soucis d’Europe occidentale sont attribués à la Russie, afin de pouvoir mobiliser contre elle et de lancer l’escalade.

L’accusation bourgeoise d’une Russie « coupable » de tout est ridicule, bien entendu, mais elle a un sens caché. Aux yeux des bourgeois, qui n’ont rien compris à l’ampleur de la crise commencée en 2020, c’est l’intervention militaire russe en Ukraine qui a fait vaciller l’ordre mondial, qui provoque des grands troubles à l’intérieur des différents pays.

En réalité, la contradiction est toujours interne et la Russie n’y est pour rien en soi. Son initiative en Ukraine est d’ailleurs elle-même une conséquence de la crise du capitalisme ouverte en 2020 avec la pandémie.

La bourgeoisie toutefois ne comprend pas la dialectique et par conséquent, du point de vue occidental, la Russie serait coupable de tout. Un argument bourgeois revenant de manière récurrente est que la Russie serait même une dictature « communiste », semant le désordre et voulant tout remettre en cause dans la tradition de Lénine. C’est là simplement une manière déformée, de la part de la bourgeoisie, d’exprimer sa peur de la révolution.

De manière plus pragmatique, les pays d’Europe occidentale s’imaginent également que, en agissant de manière relativement unifiée, ils sont en moyen de fournir suffisamment d’aides à l’Ukraine pour qu’elle fasse vaciller la Russie.

Il y a en ce sens une série d’accords bilatéraux signés par le régime ukrainien, comme avec la France en février 2024, ainsi que l’Allemagne, le Royaume-Uni, le Danemark et l’Italie. Il y a une vague de militarisation des différents pays, afin d’être en mesure de participer au conflit.

Nous ne voulons pas dresser la liste du développement effectif des armées et de la production militaire, ce n’est pas le lieu et il ne s’agit pas de se focaliser sur des détails ou des chiffres. Il s’agit d’une tendance historique, où d’ici 5, 10, 15 ans, les pays occidentaux, ainsi que la Pologne, se veulent en possession d’une armée capable de mener une guerre de haute intensité. Cela veut dire la guerre.

Un processus inexorable

Du point de vue bourgeois, une telle militarisation n’est pas considérée comme agressive, cela serait pour se protéger d’une (prétendue) invasion russe. Aucun pays occidental ne se présente comme voulant la guerre et, même, sur le plan subjectif, les dirigeants occidentaux ne s’imaginent pas du tout être des bellicistes.

La guerre n’est vue que comme une possibilité parmi d’autres, du moins si on omet la Pologne et la Finlande, deux pays dont le nationalisme forcené formant l’arrière-plan idéologique national les « force » littéralement à chercher la guerre. Si la Pologne aime ici à se présenter comme un pays martyr, en réalité elle vit dans la nostalgie du grand empire qu’elle a été avant le 18e siècle, avec même l’occupation militaire de Moscou en 1610.

Néanmoins, du point de vue du matérialisme dialectique, ce qui se met en place, c’est une guerre impérialiste de repartage du monde, même si leurs protagonistes n’en ont pas conscience.

C’est un processus inexorable, indépendant de la volonté des différents acteurs. La bourgeoisie française ne s’imagine pas mettre en place la guerre, et pourtant elle le fait tout de même, tout comme les autres bourgeoisies, de manière plus ou moins agressive.

Le matérialisme dialectique affirme que, dans le cadre d’une crise capitaliste générale, la guerre est le seul moyen pour trouver une issue, en procédant à un repartage du monde.

L’impérialisme, qui prend fondamentalement le dessus sur la base capitaliste, entraîne alors tous les phénomènes sociaux, culturels, idéologiques, politiques, militaires… dans son sillage. La haute bourgeoisie prend les commandes et la bourgeoisie est forcée de suivre dans son ensemble.

On va alors à la guerre, afin de ré-impulser le capitalisme et d’élever son potentiel, en arrachant à « l’ennemi » des territoires et des ressources, de la population et des moyens de production, que ce soit de manière ouverte (par les conquêtes) ou masquée (de manière semi-coloniale).

On en est là, du moins la perspective est toute tracée. Les hautes bourgeoisies américaine et chinoise ont pris le dessus de manière assez significative pour que le processus soit enclenché, et dans chaque pays une vraie mécanique se lance à tous les niveaux, afin de s’aligner sur l’une ou l’autre.

C’est ce qui explique la généralisation toujours plus grande des tensions, des frictions et affrontements de nature militaire dans le monde, dans un processus quantitatif grandissant, jusqu’à la troisième guerre mondiale de repartage du monde.

La France, maillon faible d’une chaîne américaine

Ce dont il faut prendre conscience ici, c’est en fait la perte relative de l’indépendance nationale française. La France, comme composante de l’Union européenne et élément de l’Otan, est obligée de s’aligner sur les changements sociaux, « sociétaux », politiques, militaires, idéologiques, culturels exigés par la superpuissance impérialiste américaine.

Et la grande chance qu’on a ici, c’est que les nationalistes sont eux-mêmes vendus à la superpuissance impérialiste américaine, ce qui bloque pour une très grande part l’émergence d’une tentative néo-gaulliste d’aventure en solitaire. C’est un aspect très important pour la possibilité d’une révolution dans notre pays !

Cela veut dire, pourtant, que la révolution sera passive, qu’elle consistera en une réponse à la guerre impérialiste. Il n’y a pas les moyens historiques pour une opposition populaire à la guerre, c’est un fait facile à constater.

C’est terrible comme idée et cela laisse présager une lutte extrêmement difficile, dans un contexte cauchemardesque. Mais il fallait bien que les choses avancent et puisque le prolétariat n’a pas su, de lui-même, précipiter les choses, les contradictions s’expriment d’elles-mêmes, tel un volcan.

C’est dans l’effondrement de la bourgeoisie comme classe dominante, à travers la décomposition de son État, que l’État nouveau, démocratique et populaire, socialiste, va se générer historiquement.

La République comme obstacle

Ce qui facilite jusqu’à présent les succès de la bourgeoisie, c’est l’idéologie de la « République » comme forme qui serait au-delà des classes. Non seulement la droite de l’échiquier politique est « républicaine », mais également le centre et les traditions franc-maçonnes, et aussi l’ensemble de la gauche à la suite des analyses fondamentalement erronées de Jean Jaurès.

Pour la gauche, historiquement, dans notre pays, le Socialisme serait une « République » devenue sociale. C’est une vision des choses totalement étrangère au matérialisme dialectique et c’est pourquoi il est essentiel d’avoir une solide connaissance du parcours historique de la France, du rapport entre la bourgeoisie et le prolétariat. Au style politique bourgeois, il faut opposer la science matérialiste dialectique de l’Histoire.

On ne saurait assez se méfier de l’intelligence politique de la bourgeoisie française, qui utilise de manière pragmatique les leviers centralisés de l’État, à la suite de Louis XIV, de la Révolution française, de Napoléon, de la IIIe République.

Mentionnons ici l’exemple marquant que fut l’entrée au Panthéon, avec sa femme Mélinée, d’une figure de la résistance communiste, Missak Manouchian, 80 années après son exécution par les nazis, en février 1944. Le président Emmanuel Macron, dans son discours, n’a pas éludé l’idéologie communiste de Missak Manouchian, y voyant un engagement plein de fraternité et présentant l’idéal communiste comme une sorte de prolongement de la Révolution française.

C’est une manière de renforcer l’idéologie de la « République française », de nier la domination de la bourgeoisie, de maintenir la fiction d’un État au-dessus des classes.

Il est vrai que tout cela n’aurait jamais été possible sans la trahison du Parti communiste français dirigé par Maurice Thorez, et sa soumission aux institutions « républicaines », même lors du coup d’État gaulliste de 1958 et l’instauration d’une sorte de monarchie républicaine.

Cela n’en reste pas moins une opération idéologique très subtile de la part de la bourgeoisie. Aux yeux des Français, la « République » est au-delà de toute critique possible, et c’est là un verrou idéologique très important. Et, justement, la tradition française de se focaliser sur le président, au lieu de faire de la politique, est une grande arme de la bourgeoisie.

La haine à l’égard du président, ou bien au contraire les appels qui lui sont faits… Son image d’une figure au-delà de la politique, comme incarnation de la nation… Tout cela a une dimension monarchique bien pratique pour la bourgeoisie française.

Contrairement à la monarchie, la dimension temporaire de la présidence permet précisément de renouveler les espoirs, la focalisation, les attentes, la déception, le dégoût, la haine… avant de relancer un nouveau cycle avec une nouvelle figure « présidentielle ». C’est là une machinerie bien rodée.

Périodiquement, la colère sociale s’exprime, y compris dans le bruit et la casse, sans que l’État n’intervienne réellement par la répression. Puis, c’est le reflux, et de toutes façons le cul-de-sac politique. L’État français est vraiment passé maître dans la neutralisation des conflits, c’est un point essentiel à comprendre.

La guerre modifie le rapport entre les classes

La guerre contre la Russie, sous supervision américaine, ne peut cependant que faire vaciller le dispositif « républicain ». Le soutien militaire au régime ukrainien peut passer comme une lettre à la poste, en présentant cela comme une initiative républicaine, le soutien à un pays « démocratique », dans le cadre de l’Union européenne.

Cela n’amène évidemment aucun engouement de masse, et seulement quelques milliers de personnes ont manifesté dans quelques villes en France pour davantage de soutien militaire, à l’occasion des deux années du conflit le 24 févier 2024. Et cela malgré l’appel de tous les syndicats à être présent ! Mais la passivité générale est ce qui compte ici pour la bourgeoisie, qui compte agir dans l’indifférence des masses.

Par contre, se lancer dans un affrontement militaire ouvert, c’est quelque chose de tout à fait différent. Un soutien lointain est une chose, une implication militaire directe en est une autre. L’envoi de troupes françaises, voire d’une mobilisation, ou en tout cas la mise en place d’une économie de guerre, voilà qui changerait entièrement la donne.

La bourgeoisie française a en effet besoin, pour la guerre, de mobilisations de masse afin d’épauler son projet. Il faut des soldats, une production de guerre, le silence dans les rangs. Or, le seul levier dont elle dispose dans une société de consommation particulièrement développée, c’est l’idéologie républicaine. L’opération avait réussi en 1914, car le pays était largement composé de paysans alors. Au début du 21e siècle, c’est totalement différent et la bourgeoisie doit faire face à une situation bien différente.

Là, la République se démasquerait comme une idéologie permettant d’entraîner les masses là où la bourgeoisie le veut, et la soumission à la superpuissance impérialiste américaine se révélerait au grand jour. Le rapport entre les classes se verrait modifier à absolument tous les niveaux.

C’est à ce niveau que se joue la possibilité historique de réaffirmer l’option révolutionnaire.

Révolution démocratique, puis Socialisme

Une révolution dans un pays, c’est un phénomène particulier, mais il y a une dimension relevant de l’universel, car toute l’époque est concernée. Il faut donc être en mesure de relier les possibilités historiques d’une révolution dans le cadre d’un pays avec les exigences universelles du Socialisme au niveau mondial.

Pour cette raison, la révolution en France qui devient possible comme moyen de renverser la guerre impérialiste ne peut pas être socialiste, et en même temps elle le devient par la force des choses.

La révolution contre la guerre sera de nature démocratique : contre l’armée française, contre les monopoles, contre les forces militaristes alignées sur la guerre, contre la domination de la superpuissance impérialiste américaine. Ce sera une unité populaire sur une base démocratique, pour enrayer la machine de guerre.

En même temps, c’est de là qu’émergera le Socialisme, dont les masses sont encore extrêmement loin sur le plan des valeurs, de la culture, de l’idéologie. Car, sur le plan historique, le monde est mûr pour le Socialisme, et ne pas aller dans un sens permet d’aller dans l’autre sens – c’est la dialectique.

Une France décrochant de la guerre impérialiste, rompant avec la chaîne militaire américaine, ne peut que basculer dans le Socialisme.

Rompre avec les valeurs impérialistes

Nous parlons donc de révolution en deux temps et chaque temps entraîne l’autre, de manière dialectique – le second temps n’est pas une « conséquence » du premier. Ce n’est pas seulement parce que la révolution sera démocratique que le Socialisme suivra, c’est aussi parce que le Socialisme suivra que la révolution démocratique aura lieu.

C’est en effet le Socialisme qui appelle historiquement, depuis l’avenir, et la révolution démocratique ne peut exister qu’en tendant vers lui. La révolution ne dépend pas que du passé, de la guerre. Elle dépend de l’avenir également, de la capacité à se mettre à la hauteur des exigences de l’époque.

Or, comme dit, il n’y a en France, en 2024, absolument aucune possibilité de situation où l’impérialisme soit abattu directement. Le peuple est inorganisé politiquement, et désorganisé par un capitalisme riche et puissant. La bourgeoisie est décadente, mais elle maintient un certain cap et profite de se placer dans l’orbite américaine pour se laisser porter.

Comment alors trouver les cadres disponibles pour mener la lutte contre la guerre impérialiste ? Nous sommes ici très pessimistes et considérons que nous sommes en apparence davantage dans la situation de Rosa Luxembourg en Allemagne, avec un camp anti-guerre isolé et réprimé, que dans celle de Lénine en Russie avec une organisation très solide.

Mais par la dialectique, il est possible de transformer les faiblesses en force, et tout peut aller très vite. Cela exige d’être à la hauteur sur le plan de l’idéologie, de la culture, de l’organisation pour que le matérialisme dialectique puisse être saisi, assimilé, diffusé, synthétisé, appliqué.

Une révolution des mentalités, c’est-à-dire une révolution culturelle est impérative pour qu’un réel mouvement anti-guerre se produise. La rupture avec les valeurs impérialistes est immanquablement nécessaire pour être en mesure de s’opposer à la guerre impérialiste.

C’est la jeunesse, née dans le 24 heures sur 24 du capitalisme, produite dans le cadre de forces productives développées, qui fera effacer les frontières nationales et abolira les classes, pour faire vivre le Communisme à l’échelle mondiale. C’est l’aboutissement d’un processus historique.

Le prolétariat en rupture et la société de consommation

La bourgeoisie, tout comme le prolétariat, sont deux classes antagonistes mais liées l’une à l’autre, nées de manière contradictoire dans le sillage de la dissolution du mode de production féodal au cours de la période allant de la fin du 14e siècle au 19e siècle.

Chaque prolétaire est lié à la bourgeoisie dans le cadre du salariat, qui est un rapport fondé sur le contrat présumé libre. En apparence, il n’y a pas de liens forcés comme dans l’esclavage ou le servage, mais en réalité, il y a soumission du prolétariat.

Et ce qu’on remarque d’emblée, c’est que la base du lien bourgeoisie-prolétariat est à la fois plus complexe et plus simple que celui entre patriciens-esclaves, seigneurs-paysans. Plus complexe, car le lien de dépendance est plus sophistiqué, plus simple car chacun vient à l’autre en apparence de manière « naturelle ».

L’esclave est approprié par la force, quand le prolétaire semble venir par sa « libre volonté ». Par contre, le prolétaire n’est plus rien sans le salariat, car il n’a rien que sa capacité physiologique et intellectuelle, quand l’esclave bénéficie d’une vie assurée dans sa dépendance en tant que « meuble » de son maître.

Entre le 19e siècle et le milieu du 20e siècle, le rapport entre bourgeoisie et le prolétariat avait comme expression la paupérisation absolue de l’un au détriment de l’enrichissement relatif de l’autre. Avec l’essor des forces productives dans la période 1950-1970, puis 1990-2000, il y a eu dans les foyers capitalistes initiaux un recul majeur de la paupérisation absolu.

On peut considérer alors que la dépendance du prolétariat à la bourgeoisie s’est approfondie et que son opposition s’est amoindrie, quand, durant la période précédant les années 1950, c’était l’inverse – une dépendance faible pour une opposition forte.

C’est ce que nous appelons, pour résumer, la société de consommation. Et ce qui va jouer dans la lutte contre la guerre impérialiste, c’est la recomposition du prolétariat et sa rupture avec la société de consommation.

Nous ne parlons pas d’un retour en arrière au niveau des richesses matérielles, mais du remplacement d’une consommation effrénée, forcenée, chaotique, laide, aliénée, par une consommation choisie, esthétique, pleine de sens, harmonieuse dialectiquement avec la production.

Il faut un très haut niveau culturel pour ça, il faut une conscience communiste, il faut maîtriser les fondamentaux du matérialisme dialectique. C’est cela, en définitive, l’arme ultime contre la guerre impérialiste. La lutte contre la guerre est un combat d’une époque contre une autre, de l’avenir contre le passé.

Soyons au présent à la hauteur de cette contradiction. Voyons les choses, toutes les choses, à travers le prisme de cette bataille historique !

Parti Matérialiste Dialectique

1er mars 2024

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Le Parti matérialiste dialectique (PMD) – principes

1. Le matérialisme dialectique est l’affirmation du caractère inépuisable de la matière éternelle qui obéit à la loi de la contradiction.

2. « La philosophie marxiste considère que la loi de l’unité des contraires est la loi fondamentale de l’univers. Cette loi agit universellement aussi bien dans la nature que dans la société humaine et dans la pensée des hommes. Entre les aspects opposés de la contradiction, il y a à la fois unité et lutte, c’est cela même qui pousse les choses et les phénomènes à se mouvoir et à changer. » (Mao Zedong, De la contradiction)

3. Le PMD a comme raison d’être la systématisation du matérialisme dialectique dans tous les domaines, au niveau personnel et à l’échelle de toute la société, dans une humanité unifiée vivant en harmonie avec la planète Terre reconnue comme Biosphère.

4. Le matérialisme dialectique est porté par le prolétariat, classe transformatrice de la réalité et unificatrice de l’humanité, génératrice du mode de production socialiste abolissant toute exploitation et toute oppression.

5. Le PMD représente l’avant-garde du prolétariat et son activité a comme aspect principal de générer et diriger les luttes de classe pour le renversement de la bourgeoisie et l’instauration de la classe ouvrière comme classe dirigeante, systématisant la vision matérialiste dialectique du monde.

6. Les principales références théoriques du PMD sont les ouvrages Matérialisme dialectique et matérialisme historique de Staline et De la contradiction de Mao Zedong.

7. Les principales références historiques du PMD sont l’existence historique de l’URSS depuis la révolution d’Octobre 1917 jusqu’à 1952, celle de la République populaire de Chine depuis sa fondation en 1949 à 1976 (avec principalement la Grande révolution culturelle prolétarienne),

celle du Parti Communiste du Pérou de 1980 à 1992 (avec l’affirmation du marxisme-léninisme-maoïsme).

8. Le PMD souligne que les débuts de l’humanité, avec l’agriculture et l’élevage, ont instauré un rapport inégal avec la Nature ainsi que placé les femmes dans une situation d’infériorité : cela implique des révolutions culturelles pour libérer la psyché féminine et corriger les rapports à la Nature, notamment ceux avec les animaux.

9. Le PMD a comme démarche la lutte des deux lignes, dans tous les domaines : la constatation de la contradiction, l’affirmation de la ligne rouge face à la ligne noire, le renforcement de la ligne rouge jusqu’à la victoire de celle-ci.

10. Le PMD souligne l’importance de l’optimisme collectif, de l’enthousiasme historique, de l’abnégation personnelle, du romantisme révolutionnaire ; il combat le pessimisme, l’isolement anti-social, la vanité égoïste, l’indifférence insensible.

11. Le PMD est une organisation révolutionnaire ; on l’intègre par cooptation d’au moins trois de ses membres. La compartimentation de ses structures est la règle, le secret de l’organisation le principe. Être membre de l’organisation signifie être actif dans une organisation du PMD, appliquer les résolutions prises, observer la discipline qui lui est propre.

12. Le PMD fonctionne selon la dialectique de la centralisation et de la démocratie. Ce centralisme démocratique implique que les organes de direction à tous les échelons sont élus par voie de consultation démocratique lors des congrès et qu’entre les congrès, le membre du PMD doit se soumettre à l’organisation, la minorité à la majorité, l’échelon inférieur à l’échelon supérieur et l’ensemble du Parti au Comité central.

13. Si un membre commet une infraction à la discipline du Parti, l’organisation du Parti de l’échelon intéressé, dans les limites de ses attributions et selon le cas considéré, lui appliquera l’une des sanctions suivantes : avertissement, blâme, destitution des fonctions au sein du Parti, mise en observation, exclusion du Parti.

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