Les élections législatives ont lieu les 26 avril et 3 mai 1936 ; la participation est de 83,49 %, ce qui est similaire aux élections précédentes. Il faut, par contre, bien se souvenir que les 11,7 millions d’inscrits sont tous des hommes, les femmes n’ayant pas encore le droit de vote.
Entre les deux tours, il y avait le premier mai : il fut presque anodin, Le Figaro, organe alors extrêmement à droite, s’en moquant : « Très calme, presque élégiaque ».
Chaque député se fait élire dans un arrondissement, en deux tours. Cela a son importance, car on n’est pas dans une élection proportionnelle : il y a un décalage entre les voix obtenues et le nombre de députés. Voici les résultats pour les partis membres du Front populaire :
votes | pourcentage | sièges | |
---|---|---|---|
Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) | 1 878 513 | 19,18 % | 149 |
Parti communiste français (SFIC) | 1 492 020 | 15,23 % | 72 |
Parti républicain radical et radical-socialiste (PRRRS) | 1 486 464 | 15,17 % | 115 |
Union socialiste républicaine (USR) | 648 406 | 6,62 % | 44 |
Parti d’unité prolétarienne (PUP) | 184 765 | 1,89 % | 6 |
Total | 5 690 168 | 57,78 % | 386 |
Le Parti socialiste-SFIO devient le premier parti électoral ; le nombre de ses députés passe de 97 à 146. Les députés communistes étaient 10, ils sont désormais 72. Les radicaux voient leurs sièges passer de 159 à 116, mais ils sont les maîtres du jeu.
Du côté de la droite, il y a eu 4,1 millions de voix, avec 224 députés.
Dans les faits, le Front populaire dépend des radicaux. C’est le fait qu’ils penchent à gauche qui détermine les possibilités du Front populaire, et cela correspond au manque de charge révolutionnaire.
Cela, le socialiste Léon Blum le regrette, mais il s’en accommode. D’ailleurs, les 2/3 des nommés au gouvernement appartiennent à la franc-maçonnerie, qu’ils soient radicaux ou socialistes. On est finalement dans la même philosophie.
Du côté du Parti Communiste Français, Maurice Thorez se place dans la même logique légitimiste. Il veut même que les communistes participent au gouvernement, mais le Bureau politique s’y oppose, ainsi que l’Internationale Communiste.
On a ici la double faiblesse des uns et des autres : Léon Blum pense pouvoir agir malgré tout, en sachant que c’est incohérent si on prend les objectifs du Parti socialiste. Il faudra bien basculer d’un côté ou de l’autre, du côté des institutions ou du côté des communistes. À ce moment-là, il est encore possible de faire illusion.
Léon Blum se justifiera ainsi en disant :
« Non seulement le Parti socialiste n’a pas la majorité, mais les partis prolétariens ne l’ont pas davantage. Il n’y a pas de majorité socialiste ; il n’y a pas de majorité prolétarienne.
Il y a la majorité du Front populaire dont le programme du Front populaire est le lieu géométrique.
Notre mandat, notre devoir, c’est d’accomplir et d’exécuter ce programme. Il s’ensuit que nous agirons à l’intérieur du régime actuel, de ce même régime dont nous avons montré les contradictions et les iniquités tout au long de notre campagne électorale. »
Quant au Parti Communiste Français, il a le problème inverse. Il s’est construit contre les institutions, puisqu’il veut la révolution, mais son dirigeant Maurice Thorez aimerait bien continuer la logique de participation, et toute la culture idéologique mise en avant dans le cadre du Front populaire tend à cela.
Cela va jouer sur la substance des partis : les socialistes se considéreront comme les meilleurs gestionnaires en attendant un hypothétique point de bascule au socialisme, et auront désormais toujours une logique gouvernementale. Quant au Parti Communiste Français, il ne sortira plus de sa quête de légitimité et de son espoir de se placer comme « aile gauche » d’une coalition populaire.
Ce qui ressort de cela en attendant, c’est une nécessaire centralisation, afin d’empêcher les incohérences de ressurgir trop fort. Pour tenir, le Front populaire doit fonctionner de manière quasi mécanique dans son rapport au programme… Cela va être sa force, chaque ministre se voyant charger de tâches bien particulières.
Ainsi, Léon Blum, qui normalement est un « primus inter pares », un super-ministre aux côtés d’autres ministres, se contente d’être le président du Conseil, afin de jouer le rôle qui sera effectivement celui du premier ministre dans la Ve République. Et les ministres sont choisis de manière très calibrée.
On a ainsi le dirigeant radical Édouard Daladier. Il est le garant d’une logique de soumission à la bourgeoisie moderne, aussi est-il à la fois vice-président du Conseil et ministre de la Défense nationale et de la Guerre. C’est là une garantie très claire apportée sur le plan de la stabilité capitaliste.
Autre garantie, il y a trois ministres sans portefeuille, dont le statut est supérieur à celui des ministres classiques, et qui se chargent donc d’encadrer la direction. Au président du Conseil Léon Blum et au vice-président du Conseil Édouard Daladier, il faut donc en quelque sorte associer le radical Camille Chautemps, le socialiste modéré Maurice Viollette, le socialiste Paul Faure.
D’autres ministères relèvent de la même logique rassurante. Le radical Yvon Delbos est ministre des Affaires étrangères. Le ministre des Colonies revient à Marius Moutet, un socialiste indépendant habitué des gouvernements. C’est encore un radical, Paul Bastid, qui est ministre du Commerce. C’est un socialiste indépendant, Alphonse Gasnier-Duparc, qui est ministre de la Marine.
Le radical Pierre Cot est ministre de l’Air (il sera par la suite un soutien de l’URSS) ; c’est lui qui a fondé Air France en 1933. Le radical Marc Rucart est ministre de la Justice ; le ministre de l’Éducation nationale est le radical Jean Zay.
Le reste est par contre plus notable, car l’efficacité va être au rendez-vous et on comprend tout de suite que la base de cela, c’est le « socialisme municipal ».
Comme ministre de la Santé, on a Henri Sellier, un socialiste réformiste à la pointe des questions d’urbanisme dans leur rapport avec la santé justement. Lui-même a été très actif comme maire de Suresnes, et le principal promoteur du principe des Cités-jardins.
On a dans une même perspective le socialiste Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale, qui est maire de la toute petite ville d’Égletons, de moins de deux mille habitants, où il est allé dans le sens d’une « planification » urbaine.
Le ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones est un maire également, de Dijon : Robert Jardillier. Dans sa ville, il a notamment promu des chantiers municipaux et des restaurants populaires à bon marché.
Le ministre de l’Agriculture, Georges Monnet, maire de la toute petite commune Celles-sur-Aisne près de Soissons, est extrêmement proche de Léon Blum (et fut même parfois considéré comme son « héritier ») ; il a développé une ligne de défense à outrance des petits exploitants.
Si le socialiste Albert Rivière, ministre des Pensions, n’a pas de profil notable, ce n’est pas le cas avec le socialiste Jean-Baptiste Lebas, encore un maire. À Roubaix, il fut le premier à mettre en place des Habitations à bon marché. Son poste est parmi les plus importants, puisqu’il est ministre du Travail.
Dans une même orientation populaire, on a la mise en place d’un sous-secrétariat aux Sports et Loisirs, dépendant du ministère de la Santé avec le socialiste Léo Lagrange. L’objectif est que les masses aient accès au sport, mais il faut noter également qu’il est connu comme un moteur du mouvement des auberges de jeunesse, et qu’il instaure un billet de congés annuel, donnant 40 % de réduction sur les billets de train.
Trois autres sous-secrétaires sont par ailleurs des femmes. La radicale et féministe Cécile Brunschvicg est à l’Éducation nationale, la scientifique (et proche des communistes) Irène Joliot-Curie à l’Éducation nationale chargé de la Recherche scientifique, la socialiste Suzanne Lacore à la Santé publique chargée de la Protection de l’Enfance.
Le socialiste Albert Bedouce, ministre des Travaux publics, est maire de Toulouse ; Vincent Auriol, ministre des Finances, est maire de la petite ville de Muret. Le socialiste Roger Salengro, lui, est maire de Lille, une grande ville, et il devient le ministre de l’Intérieur, le poste le plus important qui revienne à un socialiste, dans le contexte de l’interdiction des ligues d’extrême-droite.
Mais, et c’est la première catastrophe, il se suicide au bout de quelques mois à la suite de la campagne de presse de l’extrême-droite qui l’accuse de désertion pendant la première guerre mondiale. Il sera remplacé par un autre socialiste, Marx Dormoy, maire de Montluçon.
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