Le succès électoral du Front populaire et la composition du gouvernement

Les élections législatives ont lieu les 26 avril et 3 mai 1936 ; la participation est de 83,49 %, ce qui est similaire aux élections précédentes. Il faut, par contre, bien se souvenir que les 11,7 millions d’inscrits sont tous des hommes, les femmes n’ayant pas encore le droit de vote.

Entre les deux tours, il y avait le premier mai : il fut presque anodin, Le Figaro, organe alors extrêmement à droite, s’en moquant : « Très calme, presque élégiaque ».

Chaque député se fait élire dans un arrondissement, en deux tours. Cela a son importance, car on n’est pas dans une élection proportionnelle : il y a un décalage entre les voix obtenues et le nombre de députés. Voici les résultats pour les partis membres du Front populaire :


votespourcentagesièges
Section française de l’Internationale ouvrière 
(SFIO)
1 878 51319,18 %149
Parti communiste français 
(SFIC)
1 492 02015,23 %72
Parti républicain radical et radical-socialiste 
(PRRRS)
1 486 46415,17 %115
Union socialiste républicaine 
(USR)
648 4066,62 %44
Parti d’unité prolétarienne 
(PUP)
184 7651,89 %6
Total5 690 16857,78 %386

Le Parti socialiste-SFIO devient le premier parti électoral ; le nombre de ses députés passe de 97 à 146. Les députés communistes étaient 10, ils sont désormais 72. Les radicaux voient leurs sièges passer de 159 à 116, mais ils sont les maîtres du jeu.

Du côté de la droite, il y a eu 4,1 millions de voix, avec 224 députés.

L’Humanité dresse la liste des acteurs de l’extrême-droite qui sont battus

Dans les faits, le Front populaire dépend des radicaux. C’est le fait qu’ils penchent à gauche qui détermine les possibilités du Front populaire, et cela correspond au manque de charge révolutionnaire.

Cela, le socialiste Léon Blum le regrette, mais il s’en accommode. D’ailleurs, les 2/3 des nommés au gouvernement appartiennent à la franc-maçonnerie, qu’ils soient radicaux ou socialistes. On est finalement dans la même philosophie.

Du côté du Parti Communiste Français, Maurice Thorez se place dans la même logique légitimiste. Il veut même que les communistes participent au gouvernement, mais le Bureau politique s’y oppose, ainsi que l’Internationale Communiste.

On a ici la double faiblesse des uns et des autres : Léon Blum pense pouvoir agir malgré tout, en sachant que c’est incohérent si on prend les objectifs du Parti socialiste. Il faudra bien basculer d’un côté ou de l’autre, du côté des institutions ou du côté des communistes. À ce moment-là, il est encore possible de faire illusion.

Léon Blum se justifiera ainsi en disant :

« Non seulement le Parti socialiste n’a pas la majorité, mais les partis prolétariens ne l’ont pas davantage. Il n’y a pas de majorité socialiste ; il n’y a pas de majorité prolétarienne.

Il y a la majorité du Front populaire dont le programme du Front populaire est le lieu géométrique.

Notre mandat, notre devoir, c’est d’accomplir et d’exécuter ce programme. Il s’ensuit que nous agirons à l’intérieur du régime actuel, de ce même régime dont nous avons montré les contradictions et les iniquités tout au long de notre campagne électorale. »

Quant au Parti Communiste Français, il a le problème inverse. Il s’est construit contre les institutions, puisqu’il veut la révolution, mais son dirigeant Maurice Thorez aimerait bien continuer la logique de participation, et toute la culture idéologique mise en avant dans le cadre du Front populaire tend à cela.

Cela va jouer sur la substance des partis : les socialistes se considéreront comme les meilleurs gestionnaires en attendant un hypothétique point de bascule au socialisme, et auront désormais toujours une logique gouvernementale. Quant au Parti Communiste Français, il ne sortira plus de sa quête de légitimité et de son espoir de se placer comme « aile gauche » d’une coalition populaire.

Ce qui ressort de cela en attendant, c’est une nécessaire centralisation, afin d’empêcher les incohérences de ressurgir trop fort. Pour tenir, le Front populaire doit fonctionner de manière quasi mécanique dans son rapport au programme… Cela va être sa force, chaque ministre se voyant charger de tâches bien particulières.

Ainsi, Léon Blum, qui normalement est un « primus inter pares », un super-ministre aux côtés d’autres ministres, se contente d’être le président du Conseil, afin de jouer le rôle qui sera effectivement celui du premier ministre dans la Ve République. Et les ministres sont choisis de manière très calibrée.

On a ainsi le dirigeant radical Édouard Daladier. Il est le garant d’une logique de soumission à la bourgeoisie moderne, aussi est-il à la fois vice-président du Conseil et ministre de la Défense nationale et de la Guerre. C’est là une garantie très claire apportée sur le plan de la stabilité capitaliste.

Autre garantie, il y a trois ministres sans portefeuille, dont le statut est supérieur à celui des ministres classiques, et qui se chargent donc d’encadrer la direction. Au président du Conseil Léon Blum et au vice-président du Conseil Édouard Daladier, il faut donc en quelque sorte associer le radical Camille Chautemps, le socialiste modéré Maurice Viollette, le socialiste Paul Faure.

D’autres ministères relèvent de la même logique rassurante. Le radical Yvon Delbos est ministre des Affaires étrangères. Le ministre des Colonies revient à Marius Moutet, un socialiste indépendant habitué des gouvernements. C’est encore un radical, Paul Bastid, qui est ministre du Commerce. C’est un socialiste indépendant, Alphonse Gasnier-Duparc, qui est ministre de la Marine.

Le radical Pierre Cot est ministre de l’Air (il sera par la suite un soutien de l’URSS) ; c’est lui qui a fondé Air France en 1933. Le radical Marc Rucart est ministre de la Justice ; le ministre de l’Éducation nationale est le radical Jean Zay.

Le reste est par contre plus notable, car l’efficacité va être au rendez-vous et on comprend tout de suite que la base de cela, c’est le « socialisme municipal ».

Comme ministre de la Santé, on a Henri Sellier, un socialiste réformiste à la pointe des questions d’urbanisme dans leur rapport avec la santé justement. Lui-même a été très actif comme maire de Suresnes, et le principal promoteur du principe des Cités-jardins.

On a dans une même perspective le socialiste Charles Spinasse, ministre de l’Économie nationale, qui est maire de la toute petite ville d’Égletons, de moins de deux mille habitants, où il est allé dans le sens d’une « planification » urbaine.

Le ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones est un maire également, de Dijon : Robert Jardillier. Dans sa ville, il a notamment promu des chantiers municipaux et des restaurants populaires à bon marché.

Le ministre de l’Agriculture, Georges Monnet, maire de la toute petite commune Celles-sur-Aisne près de Soissons, est extrêmement proche de Léon Blum (et fut même parfois considéré comme son « héritier ») ; il a développé une ligne de défense à outrance des petits exploitants.

Si le socialiste Albert Rivière, ministre des Pensions, n’a pas de profil notable, ce n’est pas le cas avec le socialiste Jean-Baptiste Lebas, encore un maire. À Roubaix, il fut le premier à mettre en place des Habitations à bon marché. Son poste est parmi les plus importants, puisqu’il est ministre du Travail.

Dans une même orientation populaire, on a la mise en place d’un sous-secrétariat aux Sports et Loisirs, dépendant du ministère de la Santé avec le socialiste Léo Lagrange. L’objectif est que les masses aient accès au sport, mais il faut noter également qu’il est connu comme un moteur du mouvement des auberges de jeunesse, et qu’il instaure un billet de congés annuel, donnant 40 % de réduction sur les billets de train.

Trois autres sous-secrétaires sont par ailleurs des femmes. La radicale et féministe Cécile Brunschvicg est à l’Éducation nationale, la scientifique (et proche des communistes) Irène Joliot-Curie à l’Éducation nationale chargé de la Recherche scientifique, la socialiste Suzanne Lacore à la Santé publique chargée de la Protection de l’Enfance.

Le socialiste Albert Bedouce, ministre des Travaux publics, est maire de Toulouse ; Vincent Auriol, ministre des Finances, est maire de la petite ville de Muret. Le socialiste Roger Salengro, lui, est maire de Lille, une grande ville, et il devient le ministre de l’Intérieur, le poste le plus important qui revienne à un socialiste, dans le contexte de l’interdiction des ligues d’extrême-droite.

Mais, et c’est la première catastrophe, il se suicide au bout de quelques mois à la suite de la campagne de presse de l’extrême-droite qui l’accuse de désertion pendant la première guerre mondiale. Il sera remplacé par un autre socialiste, Marx Dormoy, maire de Montluçon.

Les manifestations en l’honneur de Roger Salengro

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L’absence de toute charge révolutionnaire dans le Front populaire

Il faut noter ici un terrible paradoxe, qui va résolument jouer sur la substance du Front populaire. Ses dirigeants sont, en effet, tous alignés sur un certain esprit tranquille. Cela, parce qu’ils sont franc-maçons, éduqués de façon bourgeoise… Ou bien parce qu’ils sont syndicalistes, habitués à un horizon particulièrement borné.

Tous ne connaissent qu’un train-train bien précis ; ils ont des certitudes propres à leur statut. Or, la vraie question de cet aspect extrêmement difficile, c’est : la transformation sociale peut-elle avoir comme principaux protagonistes des bourgeois extérieurs au travail manuel et des syndicalistes arc-boutés sur un minimalisme manuel ?

Il va de soi que non, et aussi désagréable que ça le soit, il faut bien en passer par là pour comprendre l’échec du Front populaire qui a suivi sa victoire si marquante.

Si celui-ci est vu comme une menace terrible par les bourgeois, il y a donc une part de jeu, car il est en même temps tout à fait compris qu’on ne parle pas ici de cadres révolutionnaires forgés dans l’acier.

Le symbole absolu de cela, c’est Léon Blum. Le 31 mai 1936, il s’exprime au Congrès socialiste au sujet du gouvernement qui va désormais être aux commandes en France. On lit déjà l’incohérence d’un Parti socialiste-SFIO qui se veut révolutionnaire sans l’être, avec un Léon Blum qui tergiverse quant à sa propre légitimité.

« Nos débats d’il y a dix ans sur la participation [au gouvernement], ces débats dans lesquels se sont succédé à la tribune presque tous ceux qui sont sur cette estrade ou dans cette assemblée, ces débats, voyez-vous, le problème qu’ils posaient n’est pas complètement éliminé par les circonstances actuelles.

Au fond, que disions-nous, quand nous montrions au Parti socialiste ce qu’il pouvait redouter de la participation ?

Nous lui disions : exercice du pouvoir dans le cadre de la société capitaliste, c’est une chose, conquête révolutionnaire du pouvoir, c’en est une autre.

N’y a-t-il pas à craindre que la classe ouvrière ne confonde l’une avec l’autre, qu’elle n’attende de l’exercice du pouvoir tout ce que doit, légitimement et nécessairement, lui procurer sa conquête ?

Eh bien, nous exercerons le pouvoir, nous ne l’avons pas conquis. Nous l’exercerons et même nous ne l’exercerons pas seuls, nous l’exercerons en société. Nous ne pouvons pas faire autre chose que de préparer, je le répète, dans les esprits et dans les choses, l’avènement du régime social qu’il n’est pas encore en notre pouvoir de réaliser à l’heure actuelle.

C’est cela le problème, et c’est cela qu’il faudra que tous ensemble, par tous les moyens de persuasion dont nous pouvons disposer, unis les uns et les autres par cette vérité commune, nous fassions comprendre aux masses ouvrières, si elles étaient disposées à l’oublier — ce dont je ne suis nullement sûr à l’heure actuelle, car cette confiance que nous demandons, je crois que nous la possédons. »

Au Sénat, quelques mois plus tard, en septembre, il soulignera bien qu’il n’est pas à la tête du gouvernement pour appliquer ses propres idées.

« Je préside un Gouvernement de coalition, chargé d’appliquer un programme dressé en commun entre les différents partis qui le composent et, dans cette collaboration avec les représentants d’autres partis, je ne crois pas avoir jamais manqué de loyauté. C’est toujours la pensée commune que j’ai essayé d’exprimer par une action commune.

Je ne suis donc pas, je le répète, un chef de Gouvernement dont l’intention, même secrète, même hypocrite, soit d’appliquer au pouvoir les doctrines de son parti.

Un jour viendra peut-être dans ce pays où le parti socialiste sera assez fort, assez puissant, aura poussé assez loin sa force de pénétration et de persuasion pour que d’autres actions soient possibles. Nous n’en sommes pas là. Ce n’est pas ce rôle que je joue.

Messieurs, on a beaucoup parlé des atteintes portées au droit de propriété, aux droits individuels.

Le Gouvernement que je préside n’est pas un Gouvernement d’expropriation, il n’a pas pour objet de réaliser directement ou obliquement une expropriation révolutionnaire de certaines formes de la propriété capitaliste.

Ce n’est pas le mandat que j’ai reçu et ce n’est pas l’intention que j’ai. »

Léon Blum au moment de la victoire du Front populaire

C’est que Léon Blum est un socialiste, mais un bourgeois ; il est cultivé, mais c’est plus exactement un lettré typique de la bourgeoisie intellectuelle déconnectée. Il est insupportablement caricatural quant à cette « touche » de bourgeois parisien éduqué et maniéré, avec des attitudes d’esthète à l’écart du monde et des postures fragiles. Il semble comme flotter à l’écart des exigences physiques.

Une émission de radio qui lui est consacrée sur France inter en 2024 est bien obligé de parler ainsi :

« les grandes étapes de la vie extraordinaire de l’apôtre du socialisme, qui fut d’abord un dandy parisien juif et critique littéraire. »

Et ainsi :

« Le disciple de Jaurès fut d’abord un dandy parisien, juif, critique littéraire le plus remarqué de son temps, ami d’André Gide et de Marcel Proust, un esthète de la Belle Époque profondément marqué par l’affaire Dreyfus.

Une fois entré dans l’arène politique, au sortir de la Première Guerre mondiale, Léon Blum fut adulé par les ouvriers, redouté par le patronat, insulté et menacé de mort par les antisémites tout au long de sa vie. »

L’homme est en effet charmant, intelligent, cultivé, engagé. Il est tourné vers une certaine préciosité : il fut collaborateur d’une revue artistique symboliste, les Cahiers de la Conque, et il a fréquenté les milieux « fin de siècle » composés de dandys et d’esthètes bourgeois.

Il cherche à combiner les choses, plutôt qu’à les séparer radicalement, à l’instar de son essai Du mariage, en 1907, où il fait l’éloge du mariage… considéré comme point culminant de multiples essais polygames de la part de l’homme et de la femme.

En ce sens, Léon Blum est tout à fait un bourgeois français, même s’il a sa culture religieuse juive, qui va être déterminante pour sa lecture morale de l’Histoire. C’est à juste titre qu’il a pu dire :

« Je suis né en France, dans le cœur même de Paris. J’ai été élevé en Français, dans des écoles françaises. Mes camarades sont français, et les fonctions que j’ai remplies l’ont été au service de la France.

La civilisation française fait partie intégrante de ma personnalité. Je possède le français entièrement, sans le moindre soupçon d’accent étranger. Jusqu’aux traits de mon visage qui n’ont aucun trait caractérisé de ma race d’origine.

J’ai le droit de me considérer comme parfaitement assimilé. Je sens nettement qu’aucun élément de l’esprit français ne m’est étranger, ni de l’honneur français, ni de la culture française, aussi raffinée soit-elle.

Eh bien, je n’en ai pas moins le sentiment d’être juif. Et jamais je n’ai remarqué entre ces deux phases de ma conscience la moindre contradiction, la moindre opposition… »

Léon Blum a suivi une carrière d’intellectuel parisien, devenant un « commissaire du gouvernement » en travaillant pour le Conseil d’État. Il n’y a aucune dimension dialectique et l’écrivain Jules Renard résume parfaitement la question en disant :

« Blum, très intelligent, mais sans un grain d’esprit. »

Et la question, c’est : que fait cet intellectuel esthète à la tête du gouvernement ? Georges Hourdin, un catholique républicain, s’étonne du succès électoral du Front populaire en 1936 :

« Il est paradoxal que les élections se traduisent légalement par l’arrivée au pouvoir de M. Léon Blum, subtil entre les subtils. Je ne méconnais pas les qualités du leader socialiste.

Je sais la force analytique de son intelligence et la qualité de l’émotion qui parfois l’étreint. Mais il n’a pas la voix assez forte, il manque de puissance.

Il avoue qu’il ne sait pas s’il est le chef que les circonstances exigent. Un Lénine, un Staline ne doutaient pas de leur destin. »

Le journaliste Jacques Chastenet, qui a travaillé comme directeur pour l’industrie capitaliste du charbon auquel il est lié, dira pareillement :

« Son extrême subtilité l’entraîne à des complications de pensée dont il ne se dégage qu’à coups de boutoir, tandis que sa frémissante sensibilité lui fait ressentir comme de cruelles blessures les moindres piqûres d’épingle.

Au total, un doctrinaire généreux, un théoricien abstrait, un stendhalien un peu égaré dans la politique et point un animal de gouvernement. »

Henri Jeanson écrit dans Le Canard enchaîné, alors que Léon Blum est à la tête du nouveau gouvernement et qu’il y a eu parallèlement un coup d’État militaire en Espagne :

« Léon Blum, vous êtes trop chic. Vous jouez les fair play avec des tricheurs. Vous leur prêtez une honnêteté, une franchise, un courage dont ils sont dépourvus.

Or, vous avez charge d’âmes. Si vous ne renoncez pas à votre charmante gentillesse, si vous n’enfermez pas à double tour les deux cents familles dans leur caverne, les deux cent familles vous grignoteront et la vieille France deviendra quelque chose comme une nouvelle Espagne.

Qui commande ? Vous avez la parole. »

Marc Vichniac, auteur d’une biographie de Léon Blum alors, dira :

« Il y a un mot dont j’aurais envie de me servir. Après tout, je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à le faire.

C’était, en quelque manière, sa sainteté, je veux dire là l’absence, et l’absence complète, totale, de mobiles personnels, une pureté d’âme, une limpidité de cœur qui était, par moments, presque enfantine. »

Quiconque connaît la morale juive voit ici tout de suite que c’est cet aspect qui est ici mis en avant, avec la candeur de la « mitzvah », cette bonne action gratuite qui fait évaluer les juifs au jugement dernier (bar-mitzvah signifie « fils de la mitzvah », car désormais on sera jugé sur ses actes, bat-mitzvah étant la version féminine).

L’historienne Georgette Elgey décrit ainsi les réactions provoquées par Léon Blum :

« L’agacement causé souvent par Léon Blum provient sans doute de son éternelle bonne conscience, de sa croyance en son infaillibilité, assez exaspérante chez un homme si prompt à étaler ses scrupules et ses doutes.

À cela s’ajoute une sensibilité qui, l’âge aidant, devient de la sensiblerie. »

C’est que Léon Blum est socialiste ; il pense qu’en étant raisonnable, on peut réussir. C’est un bourgeois pétri de morale, de par sa culture juive, et il est allé jusqu’à l’universalisme socialiste.

La révolution reste cependant sa limite. Il abhorre le bolchevisme en qui il voit de la violence gratuite :

« Le communisme n’a pas seulement altéré les idées essentielles du socialisme ; il en a faussé, dévié la direction morale.

Quand nous nous efforçons de faire appel aux exigences les plus nobles de la raison, aux sentiments les plus purs de l’âme humaine, il exploite, lui, les instincts les plus vils. Nous cherchons à rehausser, il rabaisse.$Nous cherchons à ennoblir, il dégrade. Ses moyens sont le mensonge, la duplicité, la calomnie. Les passions qu’il attise sont l’envie, la haine. »

Autrement dit, Léon Blum est un idéaliste. Il relève de ces socialistes pour qui le marxisme a une philosophie morale, éducative. Il y a également la même problématique en Autriche, avec une social-démocratie bien plus puissante, bien plus radicale, dont le dirigeant Otto Bauer vient pareillement de la bourgeoisie juive.

Si l’on raisonne en termes de forces d’appoint à un basculement historique, cela pourrait aller. C’est évidemment par contre catastrophique si on considère qu’on parle ici du principal dirigeant du Front populaire, de celui qui va prendre la tête du gouvernement.

Le contexte rend cela d’autant plus aigu. Car l’absence d’affirmation transformatrice n’est alors pas le seul aspect : il y a également l’aspect négatif. La dimension « révolutionnaire », imperceptiblement, va changer de camp, en apparence seulement bien entendu, passant dans celui du fascisme démagogique.

Prenons ainsi Jean-Pierre Maxence, un activiste de l’extrême-droite de l’époque. C’est un ultra, comme le révèle ces propos de 1936 :

« Si jamais nous prenons le pouvoir, voici ce qui se passera : à six heures, suppression de la presse socialiste ; à sept heures, la franc-maçonnerie est interdite. À huit heures, on fusille Blum. »

Mais voici sa critique de Léon Blum, justement. On y reconnaît, outre le racisme, une tentative de formulation ultra-révolutionnaire.

« C’est un fait, M. Léon Blum, par toutes ses fibres, représente l’étranger. Au sens quasi chimique, au sens physiologique du mot, il est étranger à la France.

Cet esthète, ce dilettante, cette femme énervée pense, vit, aime, hait, hésite, s’exalte, s’affaisse en étranger parce qu’il est juif.

Il n’est pas étranger parce que socialiste. Il est étranger parce que Blum.

Cœur, esprit, chair, sang ; tout est étranger. Léon Blum eût été partout étranger.

Il appartient à cette tradition des talmudistes qui commentent à l’infini un texte qui n’est pas pour eux source de vie. Il relève de cette lignée de la social-démocratie juive qui discute les motions quand la ville est en flammes, quand meurent les hommes.

Nul n’est moins peuple que Léon Blum. Il a le corps et l’âme d’un aristocrate dégénéré. »

Si le prétexte de la critique est faux, car relevant de l’idéalisme antisémite, la portée est juste : Léon Blum n’a aucune envergure et il n’ose pas les grandes séparations, les grandes actions.

L’image d’un « aristocrate dégénéré » est bien vu s’il s’agit de parler de quelqu’un qui a de grandes idées « pures » et refuse de se confronter à la réalité, afin de rester dans sa zone de confort intellectuelle à prétention morale.

L’absence de soutien du gouvernement du front populaire français à son équivalent espagnol subissant le coup d’État militaire de Franco est l’exemple même de cette incapacité fondamentale et impardonnable portée par Léon Blum.

Daniel Guérin, une figure d’ultra-gauche de la période (connu par la suite pour mêler anarchisme et marxisme version trotskiste), résume cela de manière dévastatrice :

« Celui qui allait prendre le pouvoir [avec la victoire électorale du Front populaire] était bien plutôt Blum l’ancien ; c’était l’esthète venu à la politique comme au plus passionnant des jeux de l’esprit.

C’était un grand bourgeois, libéral, dernier représentant d’une grande lignée de debaters parlementaires et admirateur des mœurs politiques anglaises ; c’était le juriste éminent, conseiller d’État et avocat-conseil de grosses sociétés, rompu à considérer les problèmes sous leur seul aspect formel et juridique.

Sur le champ de bataille de la lutte de classes, Blum allait, pendant un an, faire figure d’écartelé, avec pour seule arme une extraordinaire aptitude à couvrir d’une séduisante dialectique, à la limite de la sincérité et de la mauvaise foi, ses oscillations et ses faiblesses. »

La critique d’ultra-gauche fonctionnera avec une certaine efficacité, avec une vraie émergence alors du trotskisme français, mais c’est à droite que les positions « ultras » vont être les plus agressives, les plus engagées.

Lucien Rebatet, qui travaille à l’ignoble hebdomadaire raciste et fasciste « Je suis partout », se moque ainsi d’une des principales figures communistes et de là du communisme :

« Avec son vieux pull-over, son pinceau de moustache, sa voix grasseyante et argotique, le camarade Marty ressemble à un lampiste qui aurait gagné à la loterie nationale.

Voilà le communisme pantouflard et pot-au-feu.

Votez pour nous camarades, vous payerez le gaz et l’électricité dix sous de moins. Vous n’aurez plus de contremaîtres et de sous-chefs au bureau.

Ah ! Ce sera la bonne vie pépère, le métro gratuit et la pêche à la ligne deux jours par semaine.

Tous petits bourgeois ; voilà le nouveau mot d’ordre à Moscou à l’égard de la France. La famille, la caisse d’épargne, le vide-ordure mécanique pour tous.

L’ancien mutin [des marins français de la Mer noire] Marty est patelin, cordial. Il s’inquiète de l’hygiène dans les pouponnières et des rhumatismes des vieux assurés sociaux. »

La critique est cynique et grossière, mais elle vise juste : le Parti Communiste Français s’est soumis au mode de vie petit bourgeois, lui qui auparavant vantait le style ouvrier syndicaliste au béret, dans la ligne d’ultra-gauche de type classe contre classe.

Parlant de son dirigeant Maurice Thorez, l’homme d’État anticommuniste acharné Albert Sarrault (« le communisme voilà l’ennemi ») se demande :

« Quelle grâce soudaine a conduit l’hérétique d’hier vers une si sage conversion ? Et quelle est exactement la mesure de sa sincérité ?

Si elle a pour cause la constatation évidente que notre pays est encore celui où on vit et où on respire le mieux, félicitons-nous du revirement de ceux qui en avaient tant douté. »

Le changement de ligne du Parti Communiste Français, qui passe d’une ligne gauchiste à une ligne droitière, permet alors la stabilisation des rangs et même un recrutement toujours plus grand. Mais il donne un espace immense aux courants d’ultra-gauche comme les trotskistes, ainsi qu’à l’extrême-droite contestataire avec Jacques Doriot épaulé par Pierre Drieu La Rochelle.

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Front populaire : le contexte de la première crise générale du capitalisme

La première crise générale du capitalisme, commencée à la fois avec la première guerre mondiale et la révolution d’Octobre en Russie, a atteint tardivement la France. Celle-ci profitait de sa base coloniale et de sa dimension agricole.

Le pays fut d’autant plus empêtré lorsque la crise s’installa. Si on prend l’année 1913 comme base 100 pour la production industrielle, on est à 139 en 1929, puis 94 en 1935. De 1929 à 1936, les revenus privés des Français reculent concrètement de 30 % environ. Cela tout le monde le sait, tout le monde le voit.

Il y a un étranglement des richesses, avec des couches supérieures qui échappent au processus d’appauvrissement, en décalage marquant avec le reste de la population. Les recettes touristiques sont par exemple passées de dix milliards de francs en 1929 à un milliard et demi en 1934 : seule une minorité conserve la tête hors de l’eau.

Mais tenir exige un travail et un phénomène « nouveau » dans sa dimension intervient : le chômage. Devenu massif, il apporte une misère terrible et également inattendue. Il n’y avait que quelques milliers de chômeurs en 1929, contre 465 000 en 1935, et encore s’agit-il ici des chiffres officiels, qu’il faut à peu près doubler (la population active était alors de 20 millions de personnes).

Mais cette dimension quantitative de la crise s’accompagne également d’une dimension qualitative. Le capitalisme recule, mais progresse dialectiquement en même temps, et ici l’irruption de la radio comme média est quelque chose qu’il faut absolument relever.

Il existait une redevance à payer quand on en avait une, donc on connaît au moins les chiffres minimums, si l’on omet les non-déclarations (qui devaient être autour de 10-15%). Il y avait ainsi en France 1,3 millions de postes radios en 1933, 2,6 millions en 1935, 5 millions en 1939.

Autrement dit, les masses deviennent les protagonistes d’une crise capitaliste non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du capitalisme où elles vivent. Et elles suivent son rythme, qui est celui imposé par la presse. Paris Soir tire à un million d’exemplaires en 1933, 1,8 million en 1939 ; Le Petit Parisien tirait à plus de deux millions d’exemplaires en 1918, à 1,4 million dans les années 1930.

L’irruption de la crise est d’autant plus une catastrophe pour de multiples couches intellectuelles qui ont accompagné ce développement capitaliste, le portant dans une certaine mesure. Peintres, sculpteurs, décorateurs, artistes, enseignants… se voient du jour au lendemain marginalisés. Ils vont jouer un rôle immense dans le Front populaire, lui apportant une dimension « culturelle » particulièrement frappante.

Cela joue bien entendu dans tout le pays et il est significatif que, 1914 à 1935, le nombre de théâtres en province soit passé de 380 à 23.

C’est d’autant plus net que la France est culturellement arriérée. La France des années 1920-1930 est à rebours de la modernité furieuse, déchaînée, assumée aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Tchécoslovaquie, en URSS, au Mexique, en Italie, de manière très différente et contradictoire.

Un exemple marquant est que malgré sa riche histoire à ce niveau, la France n’exporte pratiquement rien comme films aux États-Unis ; la moitié du personnel de production de films est au chômage, et le public ne suit pas : il y a 6,7 millions de spectateurs chaque année dans cent salles, contre 19,5 millions au Royaume-Uni pour le même nombre de salles.

Dialectiquement, il faut bien voir qu’en même temps, l’existence de l’empire et d’un pays encore à moitié agricole permettait à la France d’asseoir une vraie base industrielle. C’est le paradoxe qui fait que la France n’a été marquée que tardivement par la première crise générale du capitalisme.

Jusqu’en 1929, l’économie capitaliste française est en progrès. La part de la France dans la production industrielle mondiale est d’ailleurs passé de 5 % en 1920 à 8 % en 1930, pour aller immédiatement retomber à 5,1 %.

Il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

1929 est une césure pour la France, comme en témoignent les évolutions des productions de charbon, de fer, d’acier.

(milliers de tonnes)charbonferacier
19103 8406 7603 410
19134 0809 0704 960
19202 5303 4302 710
19295 50010 3009 720
19395 0207 3807 950

Cela joue tant pour l’industrie que pour l’agriculture.


Indice de la production industrielleIndice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

Voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

Il est ici intéressant de voir le nombre de grévistes, en milliers. Il y a une vraie agitation avant que la crise ne fasse irruption en tant que telle.

1918191919201921192219231924192519261927192819291930
1761 1511 317402290331275249349111204240582

Puis, quand la crise arrive, les revendications sont au point mort… avant 1936, où la brèche est ouverte. La France du travail a clairement été tétanisée par la crise. Elle s’est exprimée, car elle n’avait plus le choix, mais c’est une vaste opération défensive.

19311932193319341935193619371938
4872871011092 4233241 333

Cette tendance à la baisse s’accompagne, dialectiquement, d’une centralisation. Le système bancaire s’est ainsi largement centralisé, avec le Crédit lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

1936 apparaît comme un tournant : la France qui a encaissé sans trop de soucis la première crise générale du capitalisme se heurte très brutalement à la seconde secousse.

Durant la première secousse, si faible, les socialistes ont accompagné le capitalisme et les communistes ont cherché en vain à forcer le cours des choses. Sont-ils prêts en 1936, alors que l’unité ouvrière à la base se forme contre le fascisme et que les larges masses sont prises à la gorge ?

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Les objectifs du Front populaire

À la suite du coup de force d’extrême-droite de février 1934, les ouvriers socialistes et communistes ont pris l’initiative de se confronter aux agitateurs fascistes ; dans la foulée s’initie un processus d’unité entre le Parti socialiste-SFIO et le Parti Communiste Français.

Pareillement, la CGT et la CGT-Unitaire se rapprochent, jusqu’à la fusion en mars 1936, alors que l’unité socialiste-communiste s’étend aux radicaux, pour former le Front populaire.

La tension est alors extrême dans une France touchée par la crise générale du capitalisme ; cette dernière a mis du temps à s’installer, mais sa pression est devenue très forte sur les masses sur le plan de l’économie.

Du côté de la bourgeoisie française, il y a l’inquiétude politique, dans la mesure où l’Allemagne nazie cherche clairement à gagner en dimension militaire. Une fraction est pour s’en rapprocher, par refus des « rouges », mais les valeurs traditionnelles de la République tendent plutôt à intégrer ceux-ci.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les revendications du Front populaire. On parle ici de :

– la dissolution des ligues fascistes, qui mènent des troubles et s’arment massivement ;

– l’élévation du pouvoir d’achat populaire ;

– la mise en place d’un fonds national pour les chômeurs ;

– l’aménagement des dettes des petits commerçants ;

– la réduction des heures de travail hebdomadaires sans baisse de salaire ;

– l’instauration d’une retraite minimale ;

– la programmation de grands travaux ;

– la nationalisation de l’industrie de l’armement ;

– des impôts plus importants pour les grandes fortunes ;

– l’arrêt du commerce privé des armes ;

– le contrôle des capitaux quant à une éventuelle sortie du pays,

– le soutien à la Société des nations pour la sécurité collective.

Dès son élection, le gouvernement du Front populaire, par la voix de Léon Blum, présenta ainsi les mesures devant être réalisées dans le plus bref délai :

« L’amnistie,

La semaine de quarante heures,

Les contrats collectifs,

Les congés payés,

Un plan de grands travaux, c’est-à-dire d’outillage économique, d’équipement sanitaire, scientifique, sportif et touristique,

La nationalisation de la fabrication des armes de guerre,

L’office du blé qui servira d’exemple pour la revalorisation des autres denrées agricoles, comme le vin, la viande et le lait,

La prolongation de la scolarité,

Une réforme du statut de la Banque de France, garantissant, dans sa gestion, la prépondérance des intérêts nationaux,

Une première révision des décrets-lois en faveur des catégories les plus sévèrement atteintes des agents des services publics et des services concédés, ainsi que des anciens combattants. »

Le Parti Communiste Français est celui qui a porté le Front populaire, doublement : de par la mobilisation de sa base contre les fascistes, en premier lieu, ensuite avec l’alignement sur une ligne d’unité la plus large possible.

Le prestige du Parti Communiste Français est alors immense dans l’Internationale Communiste, et tous les espoirs sont permis pour lui. Il peut enfin abandonner sa ligne sectaire, avec une hémorragie permanente de cadres et de militants, et se lancer dans la politique.

Cependant, Maurice Thorez ne le veut pas. Celui qui a porté le combat contre les ultra-gauchistes a déformé le Parti Communiste Français. Il se précipite dans une quête de légitimité sans bornes.

Sur Radio-Paris, il s’exprime ainsi, et il faut noter que c’est la première fois qu’un responsable du Parti Communiste Français a le droit de prendre la parole sur une antenne nationale.

« Nous travaillons à l’union de la nation française contre les deux cents familles et leurs mercenaires. Nous travaillons à une véritable réconciliation du peuple de France.

Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, artisan, commerçant, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère, ancien combattant devenu Croix de feu, parce que tu es un fils de notre peuple, parce que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux, comme nous, éviter que la paix ne glisse à la ruine et à la catastrophe.

Nous sommes le grand Parti communiste, aux militants dévoués et pauvres, dont les noms n’ont jamais été mêlés à aucun scandale et que la corruption ne peut atteindre. Nous sommes les partisans du plus noble idéal que puissent se proposer les hommes.

Nous communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances, nous vous appelons tous. Oui, nous voulons et nous ferons une France dont les fils, unis et libérés du joug du capital, pourront dire : nous ne convoitons pas un pouce de territoire étranger, mais nous ne laisserons pas toucher à un pouce de notre territoire.

Il n’est pas vrai que notre histoire appartienne au passé. Nous combattons pour l’avenir. Nous croyons que la République française des Conseils ouvriers et paysans assurera à jamais à notre peuple le travail, le bien-être, le bonheur, la liberté et la paix. »

« Les deux cents familles » est un concept composé par les radicaux, pas par les communistes. C’est Édouard Daladier qui formule le concept lors du congrès du Parti radical-socialiste d’octobre 1934.

« Ce sont deux cents familles qui, par l’intermédiaire des conseils d’administration, par l’autorité grandissante de la banque qui émettait les actions et apportait le crédit, sont devenues les maîtresses indiscutables, non seulement de l’économie française mais de la politique française elle-même.

Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de France.

L’empire des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent leurs mandataires dans les cabinets politiques.

Elles agissent sur l’opinion publique car elles contrôlent la presse. »

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Les différents aspects du Front populaire

La tentative fasciste de coup de force de février 1934 a provoqué une réaction massive des ouvriers, et l’unité à la base des socialistes et des communistes, poussée par la ligne de Front de ces derniers, a abouti au Front populaire, qui triomphe aux élections de 1936.

Le Comité national du Front populaire pose ainsi le cadre d’action :

« La défaite du fascisme et de la réaction doit être décisive.

Il sortira de la compétition électorale une majorité résolue à ne soutenir qu’un gouvernement qui, sans tarder un jour et sans se laisser arrêter par les manœuvres coutumières, s’attellera à réaliser le programme élaboré. »

Et pourtant, le Front populaire qui a triomphé en 1936 n’existe pas sous une seule forme, qui serait populaire et antifasciste, mais sous quatre formes.

Les deux premières s’opposent : le Front populaire est un mouvement d’unité populaire, qui se concrétise par l’unification syndicale et par l’unification électorale. La victoire aux élections de 1936 et la mise en place du gouvernement est ce qui nous intéresse ici.

Mais il faudra alors ensuite affronter l’autre aspect : la déroute du Front populaire, dont le gouvernement va s’effondrer devant le manque de cohérence de sa politique tiraillée par les radicaux d’un côté, les communistes de l’autre.

Le Front populaire, pour faire simple, a mis en place des réformes de portée révolutionnaire, et il n’est pas allé au bout, ce qui a provoqué sa chute.

Léon Blum du Parti socialiste SFIO et Maurice Thorez du Parti Communiste Français au moment du Front populaire

Les deux autres aspects vont être abordés également, tant pour la victoire que pour la déroute. Ils ne sauraient être analysés en détail toutefois, car il faudrait une immense profusion de détail. Ils concernent en effet tous les deux la modernisation du pays.

On parle des masses françaises, leur mise à jour, d’un côté, et les modifications immenses dans l’appareil d’État de l’autre. Avec le Front populaire, les masses font irruption dans le capitalisme : il y a pour elles les vacances et les loisirs, la culture et l’éducation, une participation à la vie de l’entreprise (par les syndicats) et une reconnaissance de branches pour les emplois.

Il est possible de dire que la modernité capitaliste commence avec le Front populaire et ses mesures ; tout ce qui existe après dans la France capitaliste depuis n’est que le prolongement, l’amélioration, l’aménagement, l’approfondissement des mesures prises.

Avant le Front populaire, le travailleur était un individu face à un patron, avec une industrie qui conservait l’esprit de l’atelier, et un poids démesuré accordé à l’idéologie des campagnes. À partir du Front populaire, il y a une classe laborieuse divisée en différents secteurs d’activité, avec un encadrement généralisé par des accords de branches et une présence syndicale.

Le Front populaire n’est ainsi pas seulement une expression de la victoire populaire, avec un arrière-plan tendant au socialisme, au communisme. C’est également un succès de la bourgeoisie moderniste, avec un strict équivalent aux États-Unis qui est le « New Deal » sous la direction du président Franklin Roosevelt.

Il existe à la même période deux pays qui connaissent exactement la même problématique. Il y a ainsi l’Espagne, où le coup d’État de l’armée contre le nouveau gouvernement, également de Front populaire, provoque une onde de choc transformatrice. Et il y a le Mexique, où le président Lázaro Cárdenas élu en 1934 mène des réformes modernisatrices massives, tout en soutenant l’Espagne républicaine et se mettant relativement en phase avec la ligne internationale de l’URSS de Staline.

Un point est ici à considérer. La victoire du Front populaire a provoqué une vague immense de grève dans la partie urbaine du pays, en touchant même relativement les campagnes. Ce mouvement a été totalement pacifique et il n’y a pas eu de contestation ouverte du capitalisme, malgré un immense folklore révolutionnaire assumé.

Quand on voit le déroulement, on comprend que cela a été une véritable explosion à la suite d’une pression trop longtemps contenue. Or, on va retrouver exactement la même problématique avec le mouvement de mai-juin 1968.

Dans les deux cas, en 1936 et en 1968, on a une pression immense dans les masses et, subitement, l’affirmation qu’il n’est plus possible de vivre comme avant, qu’il faut changer de mode de vie, que le cadre général doit connaître une vaste adaptation.

Il y a certainement une réflexion à faire sur ce sujet, au sujet de Français trop raisonnables pour aller dans le sens de la révolution, et se retrouvant pris au piège, ce qui les force à agir de manière massive le dos au mur. On peut y voir au moins une clef culturelle de la question française.

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Dostoïevski, Hegel et Don Quichotte comme rêveur forcené

Dostoïevski a interprété Don Quichotte dans la veine de Calderon, prenant au pied de la lettre l’angoisse désespérée espagnole, qu’il ne relie pas à la question de la place dans le monde.

Voici ce qu’il écrit à ce sujet.

« LE MENSONGE SE SAUVE PAR UN MENSONGE

‘‘Un jour Don Quichotte, le chevalier si connu, le plus magnanime chevalier qui ait jamais existé, vagabondant avec son fidèle valet d’armes Sancho, eut un accès de perplexité. Il avait lu que ses prédécesseurs des temps anciens, Amadis de Gaule, par exemple, avaient eu parfois à combattre des années entières des cent mille soldats envoyés contre eux par les puissances des ténèbres ou de magiciens.

Ordinairement, un chevalier qui rencontrait une pareille armée de réprouvés tirait son glaive, appelait à son secours spirituel le nom de sa Dame et se jetait seul au milieu des ennemis qu’il exterminerait jusqu’au dernier.

Tout cela était fort clair ; mais ce jour-là, Don Quichotte demeura pensif. Comment voulait-on qu’un chevalier, si fort et si vaillant qu’il fut, exterminât cent mille adversaires en un seul combat de vingt-quatre heures ? Pour tuer chaque homme, il faut du temps ; pour en tuer cent mille, il faut un temps immense. Comment tout cela pouvait-il se passer ?

— Je suis sorti de ma perplexité, ami Sancho, dit à la fin Don Quichotte ; ces armées étaient diaboliques, partant imaginaire ; les hommes qui les composaient n’étaient qu’une création de la magie, leurs corps ne ressemblaient pas aux nôtres ; ils avaient plus d’analogie avec ceux des mollusques, des vers ou des araignées.

Si bien que le glaive des chevaliers les tranchait d’un seul coup, sans rencontrer plus de résistance que dans l’air. Et s’il en était ainsi, on pouvait tuer trois, quatre ou même dix de ces guerriers d’une seule estocade. C’est comme cela qu’il était facile de se défaire, en quelques heures, d’armées de ce genre.’’

En ceci, l’auteur de Don Quichotte, grand poète et profond observateur du cœur humain, a compris l’un des côtés les plus mystérieux de nos esprits. On n’écrit plus de livres pareils !

Vous verrez dans Don Quichotte les plus secrets arcanes de l’âme humaine révélés à chaque page. Remarquez que ce Sancho, le valet d’armes, est la personnification du bon sens, de la prudence, de la ruse, et qu’il est pourtant devenu le compagnon de l’homme le plus fou du monde ; lui précisément et nul autre !

À chaque instant, il trompe son maître, le trompe comme un petit enfant, mais en même temps il est plein d’admiration pour la grandeur de son cœur et croit réels tous ses rêves fantastiques ; il ne doute pas une minute que son maître n’arrive à lui conquérir une île.

Il est bien à désirer que notre jeunesse prenne une sérieuse connaissance des grandes œuvres de la littérature universelle.

Je ne sais pas ce que l’on apprend aujourd’hui aux jeunes gens en fait de littérature, mais l’étude de ce Don Quichotte, l’un des livres les plus géniaux et aussi les plus tristes qu’ait produit le génie humain, est fort capable d’élever l’esprit d’un adolescent.

Il y verra, entre autres choses, que les plus belles qualités de l’homme peuvent devenir inutiles, exciter la risée de l’humanité, si celui qui les possède ne sait pas pénétrer le sens véritable des choses et trouver la « parole nouvelle » qu’il doit prononcer…

D’ailleurs, je n’ai voulu dire qu’une chose, à savoir que l’homme qui a fait les rêves les plus fous, les plus fantastiques, en arrive tout à coup au doute et à la perplexité. Toute sa foi est partie, et ce n’est pas parce que l’absurdité de sa folie lui est révélée, mais bien parce qu’une circonstance secondaire l’éclaire momentanément.

Cet homme aux idées de l’autre monde éprouve subitement la nostalgie du réel. Si des livres qu’il vénère comme véridiques l’ont trompé une fois, ils peuvent le décevoir toujours ; tout en eux peut n’être que mensonge.

Comment revenir à la vérité ?

Il croit y revenir en imaginant une absurdité beaucoup plus forte que la première. Les centaines de mille hommes évoqués par des magiciens auront des corps de mollusques, et l’épée du bon chevalier ira dix fois plus vite en besogne. Son besoin de ressemblance sera satisfait. Il aura le droit de croire au premier rêve grâce à un second beaucoup plus ridicule.

Interrogez-vous vous-même et voyez si la même chose ne vous est pas arrivée cent fois.

Vous avez été épris d’une idée, d’un projet, d’une femme ? Eh bien, qu’un doute vous soit venu ?

Vous aurez eu soin de vous créer une illusion plus menteuse que la première, qui vous aura permis de continuer à être épris et de vous débarrasser du doute. »

Hegel, comme Tourgueniev après lui, a par contre compris qu’à travers son ridicule, il y a un positionnement qui est valorisé. C’est justement cela la clef pour comprendre l’esprit national espagnol, avec sa raideur et sa mobilité.

« Si la manière de l’Arioste [poète italien de la Renaissance] est celle du conte, l’œuvre de Cervantès tient davantage du roman.

Don Quichotte est une noble nature ; la chevalerie l’a rendu fou, parce qu’avec son caractère aventureux, il se trouve placé au milieu d’une société organisée, où tout est réglé.

C’est ce qui fournit la contradiction comique d’un monde régulièrement constitué et d’une âme isolée qui veut créer cet ordre régulier par la chevalerie, quand celle-ci ne pourrait que le renverser.

Mais, malgré cette plaisante aberration, Cervantès a fait de son héros un caractère naturellement noble, doué d’une foule de qualités de l’esprit et du cœur qui le rendent naïvement intéressant.

Don Quichotte est, malgré sa folie, parfaitement sûr de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette naïve sécurité, il ne serait pas un personnage réellement comique.

Cette imperturbable assurance dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait grande et heureuse par les plus beaux traits de caractère.

Tout l’ouvrage n’en est pas moins une perpétuelle dérision de la chevalerie. Partout règne une véritable ironie, tandis que dans l’Arioste le récit de toutes ces aventures n’est qu’une plaisanterie frivole.

Mais, d’un autre côté, l’histoire de don Quichotte n’est que la trame dans laquelle s’entremêle toute une série de nouvelles vraiment romantiques.

L’institution que le roman détruit par le ridicule y conserve encore sa valeur et son importance. »

Lope de Vega et Pedro Calderón de la Barca

Il est absolument impossible de résumer la littérature du siècle d’or, pour deux raisons. Tout d’abord, c’est en raison du nombre d’oeuvres et d’auteurs. On sent qu’il y a un espace d’ouvert et nombre d’écrivains s’y précipitent.

Ensuite, on ne trouve pas d’unité formelle, la littérature étant comme une sorte de projection culturelle sur l’Espagne émergeant à la Reconquête. Comme le baroque, idéologie catholique, va prendre le dessus, c’est d’autant plus vrai.

La nation espagnole va payer très cher cette absence de cristallisation nationale, que connaît par opposition, par exemple, la France au 17e siècle. Quand on voit que c’est le Don Quichotte de Cervantès qui représente le roman national espagnol, on voit le problème : c’est trop dispersé, trop riche en directions multiples, sans cadre général posé uniformément.

Le même problème se pose avec l’oeuvre classique de l’époque, très difficile d’accès de par son éparpillement, qu’est El Criticón de Baltasar Gracián, publié au 17e siècle.

Vue de la ville de Saragosse, Juan Bautista Martínez del Mazo, 1647

Deux noms ressortent toutefois pour cerner le siècle d’or comme celui de l’émergence nationale espagnole, à rebours du baroque : Félix Lope de Vega Carpio (1562-1625) et Pedro Calderón de la Barca (1600-1681).

Cela ne veut pas dire qu’eux-mêmes n’aient pas été marqués par le baroque ou qu’ils ne s’y insèrent pas, parfois. Néanmoins, ces deux auteurs présentent des œuvres très vivantes, correspondant à la dynamique nationale.

On remarquera ici aussi la trajectoire parallèle des deux auteurs ; Lope de Vega a été marin dans l’invincible armada et terminera sa vie ecclésiastique (sans parvenir à obéir au principe de chasteté), alors que Pedro Calderón de la Barca a servi en Flandres et en Italie notamment, avant de finir prêtre.

Lope de Vega

Lope de Vega est un auteur prolixe, avec autour de 1800 pièces de théâtre (dont plus de 100 écrits en 24 heures), 400 drames religieux, 5 romans, 4 nouvelles, 9 épopées, 3 000 sonnets. Sa posture est classiquement espagnole ici : la dignité, l’honneur, l’amour, le pays, la religion.

On doit penser ici à la définition du style « la cape et l’épée » et, en fait, pour comprendre ce théâtre, il suffit de se tourner vers Corneille, car son théâtre est véritablement espagnol plus que français, surtout quand il est capable de mêler le comique et le tragique. On notera ici que Le menteur de Corneille puise notamment à un grand classique du siècle d’or, La verdad sospechosa (La vérité suspecte) de Juan Ruiz de Alarcón.

Avec Lope de Vega, on est donc dans les intrigues s’entremêlant, les détours et les rebondissements. On devine le caractère espagnol, à la fois raide et mobile, où les actions priment en raison de postures.

On notera également l’apport du personnage du type « gracioso », facétieux, qui accompagne le héros, ainsi que la remise en cause de la règle des trois unités (de temps, de lieu, d’action). Comme on s’en doute, le théâtre espagnol ne se fonde pas sur le théâtre grec ou romain ; il puise véritablement, comme tout l’art du siècle d’or, dans le parcours bien spécifique lié à la Reconquête.

Dans La viuda valenciana (La veuve de Valence), la veuve rencontre un nouvel amour tout en étant masquée ; dans El perro del hortelano (Le Chien du jardinier), la femme ne veut pas avouer son amour tout en refusant de le laisser partir (tel le chien du jardinier qui ne mange pas les choux et ne les laisse pas manger).

Dans Los Locos de Valencia (Les fous de Valence), un homme se fait passer pour un philosophe dérangé après un duel ayant mal fini, et des péripéties aboutissent à des histoires d’amour. El anzuelo de Fenisa (Le crochet de Fenisa) traite de l’échec d’une courtisane face à un couple amoureux.

Plus brutale sont d’autres pièces, plus marquantes, aussi. Dans Peribáñez y el Comendador de Ocaña (Peribáñez et le Commandant de Ocaña), le paysan Peribáñez doit tuer un commandant cherchant à violer sa femme ; il est pardonné par le roi.

Dans Fuenteovejuna, le village se révolte contre le commandant de la forteresse qui les maltraite. Le commandant tué, les villageois sont tous torturés, hommes, femmes, enfants, mais avouent sous la torture seulement que c’est Fuenteovejuna, soit le nom du village, qui l’a tué. Interrogé par le roi et la reine, la vérité est révélée et il leur est pardonné.

Dans El mejor alcalde, el rey (Le meilleur maire, le roi), une femme devant se marier à un hidalgo appauvri est enlevé et violé par un noble. Le roi, incognito, enquête et vient rétablir la justice, en mariant la femme à son violeur puis en exécutant celui-ci pour qu’elle puisse se marier à l’hidalgo.

Dans Castigo sin venganza (Punition sans vengeance), un noble voit son fils avoir une relation avec sa belle-mère ; il ligote cette dernière et fait en sorte que son fils la tue en prétextant que c’est un comploteur. Puis, le fils et exécuté.

Lope de Vega eut une reconnaissance nationale à sa mort, et c’est Pedro Calderón de la Barca qui en prit directement le relais. Son théâtre, plus avancé, fit qu’il obtint une renommée immense et une reconnaissance complète de la Cour ; la capacité d’expression imagée de Calderon a eu un impact très important sur la littérature mondiale, notamment en Angleterre et en Allemagne.

Dans El médico de su honra (Le médecin de son honneur), on est dans une folie meurtrière masculine pour des questions d’honneur, avec les femmes victimes. La fin est un monument patriarcal :

« – le roi.
Je dis que vous fassiez nettoyer la porte de votre maison, car on y voit empreinte une main ensanglantée.

– don gutierre.
Sire, ceux qui exercent un office public ont coutume de placer au-dessus de leur porte un écu à leurs armes. Mon office à moi, c’est l’honneur. Et c’est pourquoi j’ai mis au-dessus de ma porte ma main baignée dans le sang, parce que l’honneur, sire, ne se lave qu’avec du sang.

– le roi.
Donnez donc votre main à Léonor ; je sais qu’elle en est digne.

– don gutierre.
J’obéis. — Mais considérez bien qu’elle est tachée de sang, Léonor.

– doña léonor.
Peu m’importe, je n’en suis ni étonnée ni effrayée.

– don gutierre.
Considérez, Léonor, que j’ai été le médecin de mon honneur, et que je n’ai pas oublié ma science.

– doña léonor.
Avec elle vous guérirez ma vie, si elle devient mauvaise.

– don gutierre.
À cette condition, voilà ma main.

– tous les personnages.
Ainsi finit le Médecin de son honneur. Pardonnez-en les nombreuses imperfections. »

Deux autres œuvres racontent comment un mari tue sa femme : El pintor de su deshonra (Le peintre de son déshonneur) et A secreto agravio, secreta venganza (À insulte secrète, vengeance secrète).

L’Alcade de Zalamea (Le maire de Zalamea) est pareillement extrêmement violent et patriarcal ; le nouveau maire d’une ville condamne à mort le violeur de sa fille, qui termine dans un couvent, avec le roi intervenant.

C’est un prétexte pour valoriser l’alcade face aux chefs de guerre et à leurs soldats aux comportements criminels. L’alcade suit en effet la loi, et donc le roi, qu’il a représenté comme il est dit dans la pièce, car désormais il y a une seule justice, dans un pays unifié :

« Le Roi : Comment avez-vous osé ?

Crespo : Vous avez dit que cette sentence avait été rendue selon les règles.

Le Roi : Le conseil de guerre n’aurait pas été capable d’exécuter cette sentence ? Crespo : Toute votre justice ne forme qu’un seul et même corps. S’il possédait plusieurs mains, il n’y aurait pas un même acte où une seule main condamne et exécute… »

Dans El principe constante (Le prince constant), un prince emprisonné par les musulmans se sacrifie pour protéger une ville catholique, ce qui est bien entendu tout à fait conforme à l’idéologie dominante.

Pedro Calderón de la Barca

Son œuvre majeure est à la croisée de l’esprit national espagnol et du baroque. Dans La vida es sueño (La vie est un songe), l’intrigue est compliquée à souhait mais d’une grande cohérence, avec un jeune prince enfermé, qui se réveille roi du jour au lendemain et croit qu’il avait rêvé auparavant, pour redevenir emprisonné et pensé avoir rêvé de son statut de roi. Il finira vraiment roi.

Ce passage très révélateur de l’angoisse espagnole, qu’il faut par contre absolument mettre en relation avec la question de la dignité, de sa place dans le monde qui doit être stable à travers le caractère instable de ce monde justement.

Il ne s’agit pas de baroque « pur » et d’ailleurs ce n’est pas au sens strict une pièce à caractère religieux.

« Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu’il est, sans que personne s’en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de fers, et j’ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse.
Qu’est ce que la vie ? – une fureur. Qu’est ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de choses, car toutes la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes. »

Une pièce a inversement une portée didactique de type religieux : El gran teatro del mundo (Le grand théâtre du monde), avec une mise en abîme où des acteurs découvrent leur rôle dans la vie (le roi, la beauté, le paysan, la vie, la sagesse, le riche, le pauvre), avant de devoir l’abandonner, nu.

C’est une pièce en un seul acte, qui relève en fait des « auto sacramentales », des pièces courtes ayant une portée religieuse et utilisant des allégories. Elles auront une immense importance en Espagne, néanmoins cela relève de la question du baroque au sens strict.

Le troisième grand dramaturge espagnol de l’époque, Tirso de Molina (1579-1648), se place dans cette perspective plus directement, mêlant les genres et poussant les complications au maximum. Lui-même fut toute sa vie un religieux, qui écrivit de très nombreux autosacramentales.

Il fut réprimé par l’Église en raison de sa trop grande production d’oeuvres non religieuses, dont l’une d’elle, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (Le moqueur de Séville et l’invité de pierre) inaugure le personnage de Don Juan.

Le réalisme de Diego Vélasquez

La folie furieuse du fanatisme catholique contraste terriblement avec le réalisme de la peinture de Diego Vélasquez. On comprend qu’il ait été facile pour la réaction de s’accorder une légitimité en Espagne, en prétendant que les avancées du siècle d’or n’allaient pas sans la démarche impériale et catholique.

L’histoire de l’Espagne exige de saisir le double caractère des tendances historiques, ainsi que le développement inégal, car Diego Vélasquez vient de Séville, la plus peuplées des villes espagnoles alors, qui a le monopole commercial avec le nouveau monde.

De fait, quel rapport y a-t-il sur le plan des valeurs entre une peinture comme Le Porteur d’eau de Séville et le fanatisme catholique allié à l’expansionnisme impérial ?

Le réalisme est porté par le peuple, par une réalité en développement, par une plus grande complexité des idées, de la sensibilité, des sentiments, des émotions, de la capacité à représenter.

Et le peuple est en pleine évolution avec la fin de la Reconquête, avec une vague d’unification, d’apports de progrès, de fin de la guerre, de législation unifiée, de valeurs morales systématisées, même si sous l’égide du catholicisme.

Ce dont on parle, c’est en fait du progrès des villes, qui s’arrachent au moyen-âge et à ses campagnes arriérées. La culture connaît une avancée majeure, les forces productives connaissent un saut.

Diego Vélasquez est extrêmement connu comme peintre, et il représente indéniablement l’esprit national espagnol. Il est en capacité de présenter des scènes, de les séparer du cadre général pour les poser dans leur substance.

Et cette substance est vue par le prisme espagnol, avec la contradiction entre la raideur et la mobilité, comme ici avec la Vieille faisant frire des œufs.

L’esprit espagnol ne se veut pas tant grave que digne, et derrière l’orgueil apparent il y a une forme de fierté de celui qui se sait à sa place.

Voici La Cène d’Emmaüs, un autre exemple de « prise sur le fait », de moment finalement typique à un moment typique, conforme au réalisme.

La peinture de Diego Vélasquez est très diverse, depuis la représentation des personnes importantes de la Cour et de leur environnement direct, comme ici avec Le Bouffon Calabacillas, jusqu’à des peintures religieuses ou bien réalistes.

C’est la force et la faiblesse du siècle d’or, qui est capable de partir dans des directions très diverses. C’est cela qui a fait la force du baroque, cette forme de représentation directement formulée par le catholicisme au moyen du Concile de Trente.

L’Espagne elle-même se perdra dans ce fourmillement, en ne parvenant pas à une émergence nationale unifiée complète.

C’est malheureusement aussi pour cela que la bourgeoisie éprouve une réelle fascination pour la peinture espagnole, malgré son caractère très inégal. C’est qu’il y a justement une certaine faiblesse, il n’y a pas la formidable charge qu’on a dans la peinture réaliste des Pays-Bas.

On reste dans une affirmation sous la forme d’un dérapage contrôlé, encadré, ce qui est très conforme à l’esprit catholique et étranger au protestantisme dont le souci de la vie intérieure pousse immanquablement au romantisme.

Le portrait de Marie-Anne d’Autriche est à ce titre un chef d’oeuvre, car s’il y a une vraie raideur, ce n’est pas formel pour autant, le visage semble mobile ou prêt à l’être ; on pourrait penser qu’il va y avoir une mise en mouvement.

C’est l’apport espagnol que de proposer une attitude digne, mais active, ce qui est une puissante contradiction, qui est capable de porter une culture d’envergure.

De par la réelle attention donnée à la dignité, on peut dire que la peinture espagnol, conformément à la culture nationale espagnole et dans ce cadre, transporte une réelle conviction.

C’est comme avec Don Quichotte, ou ce portrait du sculpteur Juan Martínez Montañés : peu importe la valeur de ce qu’on est, on est dans ce moment de manière entière, pleine, ce qui est déjà beaucoup.

On connaît la fameuse angoisse espagnole, le questionnement existentiel qu’on retrouve en Espagne : c’est précisément dans ce rapport à la dignité qu’il faut comprendre cela. L’apport de la culture espagnole du siècle d’or, c’est le soulignement de la question de sa place.

Peu importe si dans l’ensemble, dans le cadre général, cela ne fonctionne pas, car le monde est trop changeant, trop incompréhensible. Il faut au moins être là, à sa place, et s’y poser dignement.

La littérature espagnole se fonde le plus directement sur cette vision du monde, véritablement propre à l’Espagne par l’intermédiaire du siècle d’or qui lui donne naissance comme nation.

La limpieza de sangre et l’Inquisition

La limpieza de sangre, c’est la « pureté du sang ». C’est une conception qui a prévalu en Espagne à la suite de la Reconquista, pour mettre de côté les juifs et les musulmans, et même, tels des castes honnies, les juifs et musulmans convertis au catholicisme.

La monarchie s’est tenue à l’écart de cette conception ; par contre, tant les institutions (municipalités, universités, corporations…) que l’Église l’a utilisé de manière systématique, ne recrutant que des « vieux chrétiens » à la suite d’une enquête se voulant la plus approfondie possible.

Cette tendance à l’écrasement des communautés juive et musulmane se fit de plus en plus prégnante au fur et à mesure que la reconquête allait triomphante. Le premier coup de semonce fut l’immense vague de massacres anti-juifs en 1391, dans tout le pays (Séville puis les autres villes : Cordoue, Tolède, Ciudad Real, Burgos, Madrid, Barcelone, Valence, Majorque, Lérida, etc.).

Les Juifs avaient été utilisés comme collecteurs d’impôts par les musulmans et servaient d’usuriers chez les catholiques ; il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation d’une minorité comme support à l’économie pour un développement inégal (les Jaïns pour les Hindouistes, les Arméniens pour les Ottomans, etc.).

Une révolte fiscale détournée en massacre de juifs devenus chrétiens à Tolède en 1449 amena à l’affirmation de la « limpieza de sangre », par l’intermédiaire du texte Sentencia-Estatuto, où le fanatique Pedro Sarmiento exige d’interdire aux convertis tant des postes d’écclésiastiques, de fonctionnaires ou d’avoir une valeur juridique dans le cas d’un procès contre un « vieux chrétien ».

Tolède en 1570

En réponse, le pape Nicolas V exigea, par une bulle, que  « tous les convertis, présents ou futurs, Gentils ou Juifs, qui mènent une vie de bons Chrétiens, soient admis à tous les ministères et dignités, à porter témoignage et exercer toutes les charges au même titre que les vieux chrétiens ».

La tendance de fond était cependant irrépressible, avec d’innombrables massacres populaires de convertis (Séville, Burgos, Llerna, Jérez, Jaen, etc.) et on voit ici une contradiction entre la monarchie poussant coûte que coûte à trouver un moteur populaire « national » et la papauté cherchant à regarder les choses de manière théologique et pragmatique.

Trois mois après la prise de Grenade, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon officialisèrent ainsi un décret dit de l’Alhambra, le 31 mars 1492, exigeant que les juifs se convertissent ou quittent le pays dans les quatre mois.

50 000 juifs environ acceptèrent de rester, 150 000 prenant le chemin de l’exil, en pratique dépouillés de leurs bien ; avec ces décisions, l’Espagne suit la France (1394) et l’Angleterre (1290).

Le motif principal de l’expulsion était que les juifs continueraient d’exercer une influence majeure sur les juifs convertis au catholicisme (se comptant par dizaines voire centaines de milliers), et que certains convertis pratiqueraient le judaïsme en secret (ce sont les « marranes »).

Séder secret en Espagne à l’époque de l’Inquisition, Moshe Maimon, 1893

Il y a ici trois moteurs : la volonté de la monarchie d’unifier le pays conquis, les visées massives d’appropriation des biens des convertis par la calomnie, la fuite en avant de juifs convertis devenus fanatiques.

Au 15e siècle, il y avait déjà eu cette démarche. On doit mentionner le très actif Yehosúa ben Yosef devenu Gerónimo de Santa Fe menant une grande propagande contre le Talmud (Tractatus Contra Perfidiam Judæorum; the other, De Judæis Erroribus ex Talmuth, organisation de la « disputation » de Tortosa, etc.).

Et il y avait également Shlomo Halevi devenu Paul de Burgos, archevêque très virulent prônant la ghettoïsation et la violence contre les juifs.

En fait, les juifs tendaient de fait à la conversion afin d’obtenir les mêmes droits, ou bien car ils avaient réussi leur carrière. Il faut mentionner ici Abraham Senior devenant à 81 ans Ferrad Perez Coronel en 1492, après toute une vie à être grand rabbin de Castille et un des grands financiers de la monarchie. Isaac Abravanel, lui-même un financier et une grande figure intellectuelle, prit par contre le chemin de l’exil.

Il y a également Bonafos Caballeria, devenu Micer Pedro, auteur de Zelus Christi Contra Judæos et Sarracenos, qui termina assassiné, alors que ses fils obtinrent des postes très importants dans la monarchie (vice-chancelier, conseiller, etc.).

L’Inquisition naît de cette situation, elle n’en est pas à l’origine, et son rapport à la limpieza de sangre est relativement incohérent ; elle fit avec, mais davantage comme une sorte de prétexte sociologique et culturel pour ses enquêtes et ses condamnations.

Condamnés par l’Inquisition, Eugenio Lucas Velázquez, 1862

C’est que son programme est purement religieux. Il tient à Fortalitium Fidei, écrit entre 1459 et 1461 par Alonso de Espina. Divisé en cinq parties, il présente une lecture théologique avant de longuement viser les hérétiques, les juifs, les musulmans et les démons. Surtout, il refuse de faire la différence entre juifs et juifs convertis au catholicisme.

On est dans une logique de pureté religieuse basculant dans le fanatisme, avec des tendances racialistes dans les moments les plus extrêmes.

Dès sa fondation, comme tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, en 1478, avec Tomás de Torquemada à sa tête, l’Inquisition se posait uniquement comme religieuse. Elle se voulait la garante de la foi et de la pureté des rites, en dehors de toute influence juive ou musulmane, que cette influence soit voulue ou causée par la méconnaissances des convertis.

Tomás de Torquemada

Cependant, elle était un produit espagnol. Il faut bien saisir qu’elle fut mise en place à la demande Ferdinand II et d’Isabelle Ier .

Ainsi, sa dimension hyperactive, sa ligne de chauffer à blanc les mentalités, obéit à la logique unificatrice de la monarchie, et dans un cadre général où des tueries régulières visaient même les juifs convertis.

Autodafé de protestants en juin 1559 à Valladolid

L’un des grands épisodes consista en les arrestations, les tortures et les mises à mort (brûlé vif en place publique notamment) de Juifs convertis, à Saragosse, après l’assassinat du représentant de l’Inquisition en Aragon, Pedro de Arbués, en 1485.

Torture et mise à mort de Francisca Nuñez de Carabajal pour être marrane, en Nouvelle Espagne (le Mexique), 1596

Puis ce fut au tour des mudéjars, les musulmans encore en Espagne, d’être expulsés en l’absence de baptême, avec comme périodes de 1500 à 1502 en Castille, de 1515 à 1516 en Navarre, de 1523 à 1526 en Aragon.

La raison fut, comme pour les juifs sur les juifs convertis, l’influence des musulmans sur les convertis d’origine musulmane, à quoi il faut ajouter diverses révoltes particulièrement violentes profitant de la masse présente, notamment à Grenade, contre les conversions forcées, ainsi que des liens possibles avec l’empire ottoman.

Tour de l’église de San Salvador à Teruel, érigée au 14e siècole et exemple d’influence des mudéjars

Immanquablement, cette panique quant à un « ennemi intérieur », avec la hantise de sa liquidation, fait penser au massacre des Arméniens à la fin de l’empire ottoman.

Il y eut ensuite une tentative d’expulser les baptisés eux-mêmes, appelés morisques, en 1609-1610, mais la démarche n’aboutit qu’au départ d’environ la moitié d’entre eux (leur total étant d’entre 200 000 – 500 000 personnes).

La grande figure religieuse Juan de Ribera demanda même que les Morisques soient mis en esclavage au lieu d’être expulsés, ce qui fut refusé par le roi : cela montre bien l’escalade systématique existant à ce niveau.

Dans le roman Don Quichotte, il est parlé de cette expulsion et de son échec relatif, le narrateur prenant clairement partie pour les baptisés.

Le roman n’aborde cependant pas l’Inquisition, ce qu’on comprend : celle-ci était d’une cruauté absolue et d’un aveuglement forcené, arrêtant, confisquant, mettant en prison ou en esclavage, assassinant.

Une figure célèbre pour sa cruauté meurtrière fut Diego Rodriguez Lucero, inquisiteur de Cordoue de 1499 à 1507 (et surnommé « Lucero el Tenebroso », « El inspirado por Lucifer »). Néanmoins, la tendance générale du personnel religieux dirigeant, à l’instar de Francisco Jiménez de Cisneros, était ultra-volontariste et directement poussé par les « rois catholiques », à rebours même des instructions papales.

Autodafé sur la Plaza Mayor de Madrid, Francisco Ricci, 1683

Et c’est là un grand angle mort de la question espagnole. L’Inquisition a eu un écho mondial et a largement contribué à la « légende noire » noircissant l’Espagne. La conception de la limpieza de sangre n’a par contre jamais eu de résonance, alors qu’il est évident qu’une connaissance des faits aurait largement contribué à s’opposer aux succès nazis dans l’Allemagne des années 1930.

Mais il ne pouvait pas en être autrement, en raison de la nature contradictoire du siècle d’or, qui est une poussée en avant, avec un aspect terrible, sanglant, meurtrier, et une dimension unificatrice particulièrement marquée.

Les hidalgos en Espagne

Don Quichotte est un surnom pris par Alonso Quichano. Don est un titre de noblesse, qu’il s’accorde lui-même en se définissant comme chevalier errant. Normalement, il n’a pas le droit de l’employer, car il est seulement un « hidalgo » (de fijos d’algo, fils d’un bien).

Un hidalgo est un noble, mais d’une variété ayant moins de valeur que la noblesse elle-même. C’est que le parcours amenant à la reconquête sur les envahisseurs musulmans a été très tortueux. Il y eut également des batailles internes au camp espagnol, des affrontements avec le Portugal.

Un hidalgo au 16e siècle en Amérique

Dans ce cadre s’est formé une noblesse de privilège, devenant au bout de quelques générations une noblesse de sang en tant que tel. Le but était d’asseoir la base de soutien au roi et celui-ci n’hésita pas à réaliser une vraie avalanche d’anoblissement : au moment du siècle d’or, on doit considérer que les hidalgos sont 10 % de la population dans la région de la Castille, moins en Aragon, énormément plus dans les Asturies et la Cantabrie, ainsi qu’au Pays basque.

Le roi vendit même à un moment le statut d’hidalgo afin de renflouer ses caisses. Dans la pratique, être hidalgo signifiait ne pas payer d’impôt ni au niveau de l’État ni au niveau municipal, ne pas pouvoir être emprisonné pour dettes, ne pas pouvoir être torturé ni fouetté ni pendu ni envoyé aux galères, ne pas se voir enlever ses armes et son cheval.

Autrement dit, il y a eu un nombre important de hidalgos sans pour autant qu’ils relèvent d’une noblesse propriétaire terrienne réelle. Cela fut encore plus vrai lorsqu’on put devenir hidalgo en étant marié et en ayant beaucoup d’enfants.

Qui plus est, en raison de la dimension combattante-patriarcale de la naissance de ce statut, un hidalgo n’avait pas le droit de travailler. La figure de l’hidalgo exprime ici concrètement une expression du patriarcat tel qu’il a traversé la guerre de reconquête.

Année de reconquête des principales villes (wikipédia)

D’où les tentatives des hidalgos de parasiter l’État, en cherchant les charges et les distinctions. 1/3 de la population de Madrid relève à cette époque des hidalgos,1/4 de celle de Tolède, 15 % de celle de Séville.

Don Quichotte est le prototype de l’hidalgo, et on ne sera nullement étonné que tant Hernán Cortés, le chef de la conquête sur les Aztèques, que Francisco Pizarro, le chef de la conquête sur les Incas, étaient des hidalgos.

Le roman Don Quichotte est ainsi l’expression même de la décadence des hidalgos, qui socialement vont au fur et à mesure disparaître, coincés entre la véritable noblesse et le peuple. Cela produire un ressentiment dont l’un des grands marqueurs est la fuite en avant dans les conflits d’honneur.
Parallèlement émergea d’ailleurs le brigandage comme démarche systématisée, avec énormément de figures diverses et variées relevant de ce bandolerismo.

C’est ce phénomène social patriarcal, dans le prolongement de la Reconquête, qui est à l’origine de la profusion des romans de chevalerie, des romanceros qui sont des poèmes d’esprit chevaleresque, ainsi que des romans traitant des picaros qui sont des marginaux aventuriers. Ce sont les ouvrages du type Amadis de Gaule, Primaleón, Vie de Guzmán de Alfarache, Les Exploits d’Esplandian… dont on parle dans Don Quichotte.

Don Quichotte, hidalgo à qui les romans de chevalerie ont tourné la tête, une illustration du Français Gustave Doré au 19e siècle

Cette question des hidalgos comme réalité patriarcale est le grand angle mort de l’histoire espagnole. Il est évident pourtant que c’est une question essentielle, qui va jouer pendant des siècles : l’idéologie fasciste espagnole des années 1930 est l’aboutissement de toute une démarche historique partant des hidalgos.

Comme piste très intéressante de recherche, on peut se tourner vers le grand affrontement intellectuel, très connu dans le domaine espagnol et latino-américain, entre Américo Castro et Claudio Sánchez-Albornoz, deux Espagnols immensément érudits. Le premier s’exila aux États-Unis à la suite de la victoire franquiste ; le second fut ministre de la seconde République et président en exil de celle-ci entre 1962 et 1971.

Américo Castro a formulé sa grande thèse dans España en su historia en 1948, réédité avec quelques modifications quelques années plus tard sous le nom de La realidad histórica de España. Claudio Sanchez Albornoz lui répondit dans la foulée avec deux pavés de plus de 1400 pages reprenant pareillement l’histoire espagnole.

Américo Castro
Claudio Sanchez Albornoz

Américo Castro a une idée très simple à comprendre. Il dit : les Wisigoths n’étaient pas des Espagnols, et lorsque l’Espagne commence son histoire, c’est sous l’occupation musulmane. Il y a donc une influence massive de la part de l’Islam, mais également des Juifs présents dans le pays.

Parmi les exemples innombrables qu’il donne, celui qui est sans doute le plus parlant concerne les ordres militaires de Calatrava, Alcantara et Santiago. Il faut nommer ici également le quatrième grand ordre, l’ordre de Montesa, qui intégra également l’Ordre de Saint-Georges d’Alfama et qui se subordonna au premier.

Le premier doit justement son nom à la prise de la forteresse de Qal’at Rabah (« la forteresse de Rabah ») en Castille, tout comme le deuxième le doit à la forteresse d’El-Kantara (« Le pont ») en Estrémadure. Le troisième puise son nom chez Saint-Jacques, le patron de l’Espagne (d’où le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle).

Pedro de Barberana y Aparregui, chevalier de l’ordre Calatrava, peint par Diego Velázquez, 1631

Ces ordres étaient extrêmement rigoureux, les ordres de Calatrava et d’Alcantara en particulier reprenant les règles des Bénédictins, alors que celui de Santiago reprenait les règles de (Saint) Augustin.

Américo Castro s’appuie dessus pour dire que de tels ordres reprennent en pratique directement les structures militaires musulmanes. Il y a là quelque chose de très intéressant si on prend en effet en compte qu’on a ici un affrontement très particulier, littéralement à mi-cheval de l’esclavagisme et du féodalisme, surtout si on comprend comment l’Islam est né comme féodalisme par en haut.

Mais Américo Castro ne dit pas cela : selon lui, les Espagnols étaient à la fois fascinés et écrasés par la puissance de l’envahisseur. Il dit ainsi :

« L’Espagne médiévale résulte d’une association de soumission et d’émerveillement, d’une part, à l’égard d’un ennemi supérieur, et d’autre part d’un effort pour triompher de cette position d’infériorité. »

Or, la clef de l’affrontement était selon lui religieuse, et par conséquent :

« Du Xe au XVe siècle, l’histoire d’Espagne a été christiano-islamico-judaïque. Et c’est en ces siècles que la disposition intérieure de la vie espagnole a été définitivement forgée. »

Autrement dit, selon Américo Castro, l’Espagne commence au milieu de l’invasion musulmane, à travers les mélanges et rapports des juifs, chrétiens et musulmans. Claudio Sánchez-Albornoz considère que tout cela est très largement exagéré et, en quelque sorte, il dit que l’Espagne naît avec la reconquête et à travers la reconquête.

C’est vrai pour les institutions, pour l’existence des hidalgos, pour les formes religieuses, le rôle du roi, etc. Et il constate justement qu’une fois la reconquête terminée, ce qui a été mis en mouvement s’interrompt et là les problèmes commencent.

Toute l’autonomie des uns et des autres gagnée durant la reconquête s’efface et l’unité espagnole forcée par en haut ne parvient pas à se mettre en place. C’est là qu’il faut mentionner un autre aspect, particulièrement terrible : l’interprétation raciale qui a prédominé en Espagne.

Don Quichotte et l’âge d’or

La place des femmes dans Don Quichotte exprime un vrai bouleversement historique : les femmes ont une personnalité, leurs caractères et leurs tempéraments. Le changement est sous-jacent à cette réalité ; les choses se transforment.

Et de manière très marquante, on a un long passage où Don Quichotte tient un discours en faveur d’une utopie. Il est évident qu’ici Cervantès est à mettre en parallèle avec Thomas More (L’Utopie) et Tommaso Campanella (La Cité du Soleil), ou encore Shakespeare (le discours de Gonzalo dans La tempête).

On est clairement dans l’affirmation du besoin de Communisme. Ce qui est intéressant ici, c’est que Don Quichotte explique que les chevaliers errants sont nécessaires précisément en raison que ce n’est pas l’âge d’or.

« Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier.

Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive ; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte :

« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien !

En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs.

Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses.

Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur.

Les lièges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel.

Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère ; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors.

Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert.

Et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr.

C’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité.

Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles.

Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi.

La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment.

La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger.

Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes ; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté.

Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour ; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau.

C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux.

De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer.

Car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter.

Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais. »

Rien que ces lignes exposent une question révolutionnaire, et on notera d’ailleurs l’absence de la religion dans ce discours. Par contre, la religion et le roi sont omniprésents dans le reste du roman : ils sont reconnus comme un facteur de civilisation justement.

La place des femmes dans Don Quichotte

Il est une question extrêmement importante qui reflète tout un arrière-plan historique : la place des femmes dans Don Quichotte. On sait que le roman se moque de la chevalerie et du culte qu’on lui accordait au Moyen-Âge.

Le souci, c’est que le romantisme de la chevalerie est ouvertement maintenue, et que c’est même un certain levier pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Il y a là une puissante contradiction.

Qu’en est-il ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la mentalité nationale espagnole qui s’affirme alors.

Regardons d’abord ce qui se passe avec Don Quichotte. Comme tout chevalier, il honore une femme, ici Dulcinée de Toboso. Elle est pour lui un prétexte pour se plaindre et pour partir à l’aventure, afin de mener des actions fantastiques en son honneur, de conquérir son coeur par sa vaillance, etc.

Don Quichotte se plaint ainsi à lui-même que :

« Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté.

Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous. »

Elle est un prétexte à une mise à l’épreuve.

« Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénouement à la constance de ma foi ! »

Il l’idéalise conformément à l’idéal chevaleresque.

« Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses.

Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. »

Or, en pratique, on parle d’une paysanne qu’il ne connaît apparemment même pas, et qu’il a vu de loin quelques fois sur une très longue période. Voici ce qu’on apprend à ce sujet.

« – Quant à la lettre d’amour, tu mettras pour signature : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.

Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère ; car, si je m’en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n’a vu lettre de ma main.

En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu’à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j’oserais jurer d’une chose en toute sûreté de conscience : c’est que, depuis douze ans au moins que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois.

Encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

– Comment, comment ! s’écria Sancho, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu’on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo ?

– C’est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l’univers.

– Oh ! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! »

Tout cela est donc ridicule. Pourtant, on sait que Don Quichotte se comporte de manière très civilisée et raffinée quand il ne délire pas. Partant de là, impossible de ne pas être marqué par son profond respect pour une femme.

C’est d’autant plus vrai qu’à plusieurs moments, il y a des histoires d’amour rocambolesques qui se déroulent, exprimant à chaque fois un romantisme absolu. Sans les dévoiler ici, elle révèle de situations romantiques les plus fortes.

En trame de fond, on a des femmes qui rejettent des hommes ou ceux-ci qui se croient rejetés, et ceux-ci vivent à l’écart en pleurant et en exprimant leur tristesse, exactement comme Don Quichotte. Puis vient la résolution romantique, la plus invraisemblable et qui transporte pourtant.

On a également de nombreux couples dans le roman, et les femmes ont toujours un caractère bien trempé. Elles ne sont pas égales aux hommes dans les fonctions : le roman reste dans le cadre espagnol d’alors. Cependant, la femme est capable d’être protagoniste, et cela c’est une grande nouveauté.

On a ici un saut qualitatif. En France, il faut attendre Molière (pour la dimension sociale) et Racine (pour la dimension psychique) au 17e siècle pour avoir une telle affirmation, même s’il est vrai qu’elle ira bien plus loins et sera bien plus profonde.

Le réalisme truculent de Bartolomé Esteban Murillo

Si on s’intéresse au réalisme truculent de Don Quichotte, on est obligé de se tourner vers Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Ses œuvres portent un regard réaliste extrêmement puissant, précisément dans le cadre national espagnol qui émerge.

L e Mangeur de melon et de raisin, peint vers 1650, est résolument exemplaire de cela. Oeuvre admirable de douceur et d’aisance portraitiste, cette peinture n’hésite en rien dans sa démonstration.

C’est une réalité brute, sale, et pleine de grâce pourtant. C’est aussi la preuve que le siècle d’or ne consiste pas en une idéologie artificielle de type catholique et impériale. Il y a un vrai mouvement de fond dans le développement, et cette capacité de se tourner vers le réel de Bartolomé Esteban Murillo en est une expression.

Comme bien souvent dans la peinture espagnole – c’en est même une caractéristique – le cadre général disparaît au profit d’un gros plan dont la dimension est pittoresque et authentique. C’est pratiquement l’équivalent d’une scène de Don Quichotte de Cervantès. Le siècle d’or espagnol enveloppe les moments, dans un mélange de raideur et de mobilité.

Un autre exemple foncièrement réussi de scène consiste en La Sainte Famille à l’oisillon. C’est une démonstration compositionnelle, où encore le cadre général s’efface devant la force du moment. Cette insistance sur la force du moment est typiquement espagnol, allant jusqu’à son mot d’ordre politico-militaire d’alors : ¡Santiago y cierra, España!Saint Jacques et ferme, Espagne !, c’est-à-dire fermer la distance entre l’ennemi et soi-même, donc charger.

Bartolomé Esteban Murillo assume de se tourner vers le peuple, et c’est là le paradoxe. Le protestantisme est porté par le peuple dans sa substance, alors que le catholicisme alors ne l’est pas ; mais la reconquête espagnole, dans son souci de mobiliser les masses dans un retour à la religion, par opposition aux conquêtes musulmanes, a précipité celles-ci dans une action de fond.

D’où une peinture où le peuple se voit reconnu dans dans son activité quotidienne, ce qui est systématiquement le cas également dans le roman Don Quichotte. Voici Garçon avec un chien.

Ici, on a Deux femmes à la fenêtre.

Il est remarquable de voir comment la peinture espagnole ne parvient pas à une représentation générale – ce que la peinture flamande est en mesure de faire justement – mais qu’inversement elle parvient à témoigner de l’intensité du moment.

L’Immaculée de l’Escorial est tout à fait marquante en ce sens, et on a un bon aperçu de la séparation historique entre catholicisme et protestantisme. Le protestantisme appelle chacun à porter la foi individuellement ; il reconnaît la société comme communauté, il porte la démocratie, l’esprit capitaliste de travail et de frugalité. Il est capable d’une vision d’ensemble.

Le catholicisme se fige par contre dans l’intensité religieuse de chaque personne dans sa liaison avec la religion comme institution étatique centralisée et sans place pour un engagement personnel réel.

Mais dans le développement inégal du catholicisme, porté à son paroxysme en Espagne alors, il y a le feu : celui d’intégrer une entité plus grande que soi, où on trouve sa place.

D’où la figure du conquistador, d’où aussi une peinture intense, sans jamais le cadre général – même dans Don Quichotte, malgré le réalisme, celui-ci semble vaporeux – mais toujours avec de la présence, comme ici avec Le Christ Bon Pasteur et un chef-d’oeuvre marquant : La Fille aux fleurs.

Cette absence de cadre général est précisément l’endroit où va se glisser toute l’idéologie catholique, avec sa surcharge d’éléments.

C’est ce qu’on appelle le baroque. Le réalisme des scènes est dévoyé dans une utilisation à prétention unilatéralement religieuse. L’absence de cadre est employé à fournir des éléments mystiques.

De par la logique espagnole de raideur et de mobilité, ce sont des éléments mouvants et figés en même temps – et surtout ils s’alignent sur la propagande religieuse de la contre-réforme, dont le dispositif-clef est de souligner le caractère impermanent, jamais fiable du monde, par opposition à celui stable et éternel de Dieu et de la religion catholique.

On a ici un bel exemple de cela chez Bartolomé Esteban Murillo avec La Vierge apparaissant à Saint Bernard.

Le réalisme truculent dans Don Quichotte

Dans Don Quichotte, les personnes présentes sont rapidement étonnantes de par leur élan, leur mine générale, leur style haut en couleur. Le caractère pittoresque de l’Espagne et des Espagnols, avec toute sa richesse populaire, permet au roman de Cervantès d’aisément captiver l’attention.

Voici un exemple du cadre de l’oeuvre :

« En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols.

Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied.

Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. »

Il n’est pas étonnant que Karl Marx ait tellement apprécié ce style, où les détails s’accumulent pour s’emboîter, se confronter. Surtout qu’il y a un arrière-plan populaire si sensible, en plus des aspects contradictoires qui pullulent.

Le réalisme est en fait omniprésent ; tout ce qui relève de phénomènes supra-naturels est absolument exclu de l’oeuvre, et même on se moque de toute interprétation en ce sens.

Cela veut dire d’une part que l’oeuvre affirme le matérialisme : tout ce qui est apparaît comme merveilleux a une signification réelle, non-mystique.

Cela implique d’autre part qu’on peut, par là même, se précipiter dans la description réelle des gens réels. Le roman est ainsi parsemé de présentations de la réalité populaire, dans un vaste panorama néanmoins bien davantage paysan qu’urbain.

Joaquín Sorolla Bastida, Séville. La danse, 1915

On est happé par l’ambiance typiquement espagnole, les attitudes de Don Quichotte et de Sancho Panza contrastant tellement qu’à la lecture on se prend à suivre ou l’un, ou l’autre, nécessairement.

« Il était tout juste minuit, ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso.

Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu’elle fût tout à fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses sottises.

On n’entendait dans tout le pays que des aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho.

De temps en temps, un âne se mettait à braire, des cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces voix différentes s’augmentaient par le silence de la nuit. »

Si Sancho Panza est un personnage qu’on apprécie forcément beaucoup, c’est surtout Don Quichotte qui invite à la sensibilité, et de toutes manières c’est par son intermédiaire qu’on découvre les épisodes, où les personnages eux-mêmes changent, s’approfondissent. C’est un portrait vivant et la quête de Don Quichotte est aussi une allégorie de la quête de soi-même, de sa propre place dans le monde.

Don Quichotte est une figure risible, pathétique, amusante, touchante, authentique dans sa fausseté. Nombreux sont les passages où il se dévoile, dans une exigence espagnole d’ouverture de sa propre existence, de présentation sans masque aucun.

« Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée.

Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient.

Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure [c’est-à-dire Don Quichotte] pour faire sa pénitence.

Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

‘‘Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé.’’ »

On ne se retrouve pas de descriptions sèches, on est toujours dans un contexte, avec un panorama bien déterminé. Don Quichotte et Sancho Panza y rencontrent toutes sortes de personnages aux fonctions très diverses lors de leur long périple où ils cherchent l’aventure, surtout dans les campagnes donc.

Le roman se laisse donc facilement lire, d’autant plus qu’il procède par courts chapitres : 52 pour la première partie, 74 pour la seconde, c’est là un point fort et un point faible du réalisme.

Les petits épisodes permettent en effet de présenter un cadre typique, de posséder un réalisme porté sur l’immédiat ; il manque par contre une trame vraiment générale au-delà de chaque histoire, amenant Cervantès à devoir littéralement « bricoler », avec beaucoup de vigueur et avec succès, afin de parvenir à relier le tout dans une composition générale.

Don Quichotte comme découverte de la superstructure idéologique

Si Karl Marx a tellement apprécié Don Quichotte, c’est parce que l’oeuvre révèle sur la réalité humaine.

Comme on le sait, le fond du roman s’appuie sur l’interprétation que fait Don Quichotte de la réalité : il transforme les faits afin de les voir conformément à son imaginaire d’un monde où il y a des chevaliers errants, des enchanteurs, des princesses à sauver, etc.

Voici un exemple de ce décalage, où le réalisme est double. Il y a en effet la réalité qui est montrée, mais il y a également la présentation réaliste de ce qui se passe dans l’imaginaire de Don Quichotte.

« Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir.

Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue.

Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près.

Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana [c’est-à-dire Ceylan], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes [en Afrique], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. »

S’il n’y avait pas un tel double réalisme, le roman n’aurait pas pu fonctionner, car Don Quichotte n’aurait été qu’une sorte de rêveur, de personnage délirant marginalisé par ses inventions. Ce qui est absolument fou dans l’oeuvre, c’est que Don Quichotte parvient à agir malgré ses interprétations hallucinées.

Bien entendu, les situations l’amènent à être ridicule. Néanmoins, il existe comme protagoniste dans la réalité. Autrement dit, Don Quichotte est une œuvre qui présente les choses selon un angle réaliste populaire, afin de présenter la puissance de l’imaginaire dans la conscience, de l’interprétation du monde, de l’idéologie.

Citons ici Karl Marx parlant de ce qu’est l’idéologie comme superstructure, dans La critique de l’économie politique.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

La conscience « imaginaire » de Don Quichotte est exemplaire du fait qu’une conscience peut se tromper, avoir une interprétation du réel en décalage avec ce qu’est réellement le réel dans sa tendance, dans sa transformation, dans ce qu’il porte.

C’est cela le vrai génie du roman de Cervantès : montrer qu’une personne peut se tromper idéologiquement. C’est un manifeste matérialiste, au sens où c’est une expression historique de l’humanité dans sa capacité à disposer d’un recul sur elle-même.

C’est d’ailleurs par là que naît le roman comme forme historique. Et c’est exactement pour cela que Staline et Gorki eurent ces mots impeccables de vérité : « un écrivain est un ingénieur des âmes ».