Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • Joachim du Bellay: les épitaphes de Belaud et Peloton

    Joachim Du Bellay a écrit deux longs poèmes qui sont extraordinaires de par leur reconnaissance de la dignité du réel, témoignant de son matérialisme, de sa capacité à cerner la dialectique des émotions.

    Il a nommé ces deux poèmes « épitaphes », terme désignant l’inscription funéraire et choisi pour honorer au niveau d’un être humain un chat et un chien.

    C’est là une acceptation d’une même mise en perspective, une formidable rupture avec une époque où l’humanité, de par son développement inégal, a perdu pied dans son rapport avec les êtres vivants.

    On peut littéralement voir d’ailleurs comment du Bellay s’y arrache, subjugué par la dignité du réel.

    Épitaphe d’un petit chien

    Dessous ceste motte verte
    De lis et roses couverte
    Gist le petit Peloton,
    De qui le poil foleton
    Frisoit d’une toyson blanche
    Le doz, le ventre, et la hanche.
    Son nez camard, ses gros yeux
    Qui n’estoient point chassieux,
    Sa longue oreille velue
    D’une soyë crespelue,
    Sa queue au petit floquet
    Semblant un petit bouquet,
    Sa gembe gresle, et sa patte
    Plus mignarde qu’une chatte
    Avec ses petits chattons,
    Ses quatre petits tetons,
    Ses dentelettes d’ivoyre,
    Et la barbelette noyre
    De son musequin friand,
    Bref tout son maintien riand
    Des pieds jusques à la teste,
    Digne d’une telle beste,
    Méritoient qu’un chien si beau
    Eust un plus riche tumbeau.
    Son exercice ordinaire
    Estoit de japper et braire,
    Courir en hault et en bas,
    Et faire cent mille esbas,
    Tous estranges et farouches,
    Et n’avoit guerre qu’aux mousches,
    Qui luy faisoient maint torment:
    Mais Peloton dextrement
    Leur rendoit bien la pareille:
    Car se couchant sur l’oreille,
    Finement il aguignoit
    Quand quelqu’une le poingnoit:
    Lors d’une habile soupplesse
    Happant la mouche traitresse,
    La serroit bien fort dedans,
    Faisant accorder ses dens
    Au tintin de sa sonnette,
    Comme un clavier d’espinette.
    Peloton ne caressoit
    Si non ceulx qu’il cognoissoit,
    Et n’eust pas voulu repaistre
    D’autre main que de son maistre:
    Qu’il alloit tousjours suyvant,
    Quelquefois marchoit devant,
    Faisant ne sçay quelle feste,
    D’un gay branlement de teste.
    Peloton tousjours veilloit
    Quand son maistre sommeilloit,
    Et ne souilloit point sa couche
    Du ventre ny de la bouche,
    Car sans cesse il gratignoit
    Quand ce désir le poingnoit:
    Tant fut la petite beste
    En toutes choses honneste.
    Le plus grand mal, ce dict-on,
    Que feist nostre Peloton
    (Si mal appellé doit estre),
    C’estoit d’esveiller son maistre,
    Jappant quelquefois la nuict,
    Quand il sentoit quelque bruit;
    Ou bien le voyant escrire,
    Sauter, pour le faire rire,
    Sur la table, et trépigner,
    Follastrer, et gratigner,
    Et faire tumber sa plume,
    Comme il avoit de coustume.
    Mais quoy? nature ne faict
    En ce monde rien parfaict,
    Et n’y a chose si belle,
    Qui n’ait quelque vice en elle.
    Peloton ne mangeoit pas
    De la chair à son repas:
    Ses viandes plus prisées,
    C’estoient miettes brisées,
    Que celuy, qui le paissoit
    De ses doigts amollissoit:
    Aussi sa bouche estoit pleine
    Tousjours d’une doulce haleine
    Mon dieu quel plaisir c’estoit,
    Quand Peloton se grattoit,
    Faisant tinter sa sonnette
    Avec sa teste folette!
    Quel plaisir, quand Peloton
    Cheminoit sur un baston,
    Ou coiffé d’un petit linge,
    Assis comme un petit singe,
    Se tenoit mignardelet
    D’un maintien damoiselet!
    Ou sur les pieds de derrière,
    Portant la pique guerrière
    Marchoit d’un front asseuré,
    Avec un pas mesuré!
    Ou couché dessus l’eschine,
    Avec ne sçay quelle mine
    Il contrefaisoit le mort!
    Ou quand il couroit si fort,
    Qu’il tournoit comme une boule,
    Ou un peloton, qui roule!
    Bref, le petit Peloton
    Sembloit un petit mouton:
    Et ne feut onc creature
    De si bénigne nature.
    Las, mais ce doulx passetemps
    Ne nous dura pas long temps:
    Car la mort ayant envie
    Sur l’ayse de nostre vie,
    Envoya devers Pluton
    Nostre petit Peloton,
    Qui maintenant se pourmeine
    Parmy ceste umbreuse plaine,
    Dont nul ne revient vers nous.
    Que mauldictes soyez-vous,
    Filandieres de la vie,
    D’avoir ainsi par envie
    Envoyé devers Pluton
    Nostre petit Peloton:
    Peloton qui estoit digne
    D’estre au ciel un nouveau signe,
    Tempérant le Chien cruel
    D’un primtemps perpétuel.

    Voici le second poème, où Belaud est présenté de manière bien différente de celle de Peloton !

    Épitaphe d’un chat

    Maintenant le vivre me fâche ;
    Et afin, Magny, que tu saches,
    Pourquoi je suis tant éperdu,
    Ce n’est pas pour avoir perdu
    Mes anneaux, mon argent, ma bourse ;
    Et pourquoi est-ce donques ? pour ce
    Que j’ai perdu depuis trois jours
    Mon bien, mon plaisir, mes amours.
    Et quoi ? ô souvenance grève !
    À peu que le cœur ne me crève,
    Quand j’en parle, ou quand j’en écris :
    C’est Belaud mon petit Chat gris :
    Belaud, qui fut par avanture
    Le plus bel œuvre que Nature
    Fit onc en matière de Chats :
    C’était Belaud la mort aux Rats,
    Belaud, dont la beauté fut telle,
    Qu’elle est digne d’être immortelle.

    Donques Belaud premièrement
    Ne fut pas gris entièrement,
    Ni tel qu’en France on les voit naître ;
    Mais tel qu’à Rome on les voit être.
    Couvert d’un poil gris argentin,
    Ras & poli comme satin,
    Couché par ondes sur l’échine,
    Et blanc dessous comme une hermine ;
    Petit museau, petites dents ;
    Yeux qui n’étaient point trop ardents ;
    Mais desquels la prunelle perse
    Imitait la couleur diverse
    Qu’on voit en cet arc pluvieux,
    Qui se courbe au travers des Cieux ;
    La tête à la taille pareille,
    Le col grasset, courte l’oreille,
    Et dessous un nez ébenin,
    Un petit mufle lionnin,
    Autour duquel était plantée
    Une barbelette argentée,
    Armant d’un petit poil folet
    Son musequin damoiselet ;
    Jambe grêle, petite patte,
    Plus qu’une moufle délicate ;
    Sinon alors qu’il dégainait
    Cela dont il égratignait ;
    La gorge douillette & mignonne ;
    La queue longue à la guenonne,
    Mouchetée diversement
    D’un naturel bigarement ;
    Le flanc haussé, le ventre large,
    Bien retroussé dessous sa charge,
    Et le dos moyennement long,
    Vrai souriant, s’il en fut onq’.

    Tel fut Belaud, la gente bête,
    Qui des pieds jusques à la tête,
    De telle beauté fut pourvu,
    Que son pareil on n’a point vu.
    Ô quel malheur ! ô quelle perte,
    Qui ne peut être recouverte !
    Ô quel deuil mon âme en reçoit !
    Vraiment la mort, bien qu’elle soit
    Plus fière qu’un ours, l’inhumaine,
    Si de voir, elle eût pris la peine,
    Un tel chat, son cœur endurci
    En eût eu, ce crois-je, merci :
    Et maintenant ma triste vie
    Ne haïrait de vivre l’envie.
    Mais la cruelle n’avait pas
    Goûté les folâtres ébats
    De mon Belaud, ni la souplesse
    De sa gaillarde gentillesse :
    Soit qu’il sautât, soit qu’il grattât,
    Soit qu’il tournât, ou voltigeât
    D’un tour de chat, ou soit encore,
    Qu’il prît un rat, & or’ & ores
    Le relâchant pour quelque temps,
    S’en donnât mille passe-temps.
    Soit que, d’une façon gaillarde,
    Avec sa patte frétillarde,
    Il se frottât le musequin ;
    Ou soit que ce petit coquin
    Privé sautelât sur ma couche ;
    Ou soit qu’il ravît de ma bouche
    La viande sans m’outrager,
    Alors qu’il me voyait manger ;
    Soit qu’il fît en diverses guises
    Mille autres telles mignardises.

    Mon Dieu ! quel passe-temps c’était
    Quand ce Belaud virevoltait,
    Folâtre autour d’une pelote !
    Quel plaisir, quand sa tête sotte
    Suivant sa queue en mille tours,
    D’un rouet imitait le cours !
    Ou quand, assis sur le derrière
    Il s’en faisait une jartière ;
    Et montrant l’estomac velu,
    De panne blanche crêpelu,
    Semblait, tant sa trogne était bonne,
    Quelque Docteur de la Sorbonne !
    Ou quand, alors qu’on l’animait,
    À coups de patte il escrimait,
    Et puis apaisait sa colère,
    Tout soudain qu’on lui faisait chère.

    Voilà, Magny, les passe-temps,
    Où Belaud employait son temps ;
    N’est-il pas bien à plaindre donques ?
    Au demeurant tu ne vis onques
    Chat plus adroit, ni mieux appris
    À combattre rats & souris.
    Belaud savait mille manières
    De les surprendre en leurs tanières,
    Et lors leur fallait bien trouver
    Plus d’un pertuis, pour se sauver :
    Car onques rat, tant fût-il vite,
    Ne se vit sauver à la fuite
    Devant Belaud. Au demeurant
    Belaud n’était pas ignorant :
    Il savait bien, tant fut traitable,
    Prendre la chair dessus la table,
    J’entends, quand on lui présentait ;
    Car autrement il vous grattait,
    Et avec la patte friande
    De loin muguetait la viande.

    Belaud n’était point mal-plaisant :
    Belaud n’était point malfaisant ;
    Et ne fit onq’ plus grand dommage
    Que de manger un vieux fromage,
    Une linotte, & un pinson
    Qui le fâchaient de leur chanson ;
    Mais quoi, Magny, nous-mêmes hommes
    Parfaits de tous points nous ne sommes.
    Belaud n’était point de ces chats
    Qui nuit & jour vont au pourchas,
    N’ayant souci que de leur panse :
    Il ne faisait si grand dépense,
    Mais était sobre à son repas,
    Et ne mangeait que par compas.
    Aussi n’était-ce sa nature
    De faire partout son ordure,
    Comme un tas de chats, qui ne font
    Que gâter tout par où ils vont.
    Car Belaud, la gentille bête,
    Si de quelque acte moins qu’honnête
    Contraint possible il eût été,
    Avait bien cette honnêteté
    De cacher dessous de la cendre
    Ce qu’il était contraint de rendre.

    Belaud me servait de jouet :
    Belaud ne filait au rouet,
    Grommelant une litanie
    De longue & fâcheuse harmonie ;
    Ains se plaignait mignardement
    D’un enfantin miaulement.
    Belaud (que j’aie souvenance)
    Ne me fit onq’ plus grand’ offense
    Que de me réveiller la nuit,
    Quand il entroyait quelque bruit
    De rats qui rongeaient ma paillasse :
    Car lors il leur donnait la chasse,
    Et si dextrement les happait,
    Que jamais un n’en échappait.
    Mais, las ! depuis que cette fière
    Tua de sa dextre meurtrière
    La sûre garde de mon corps,
    Plus en sureté je ne dors ;
    Et or’, ô douleurs non pareilles !
    Les rats me mangent les oreilles ;
    Même tous les vers que j’écris,
    Sont rongés de rats & souris.

    Vraiment les Dieux sont pitoyables
    Aux pauvres humains misérables,
    Toujours leur annonçant leurs maux,
    Soit par la mort des animaux,
    Ou soit par quelque autre présage,
    Des Cieux le plus certain message.
    Le jour que la sœur de Cloton
    Ravit mon petit Peloton,
    Je dis, j’en ai bien souvenance,
    Que quelque maligne influence
    Menaçait mon chef de là-haut ;
    Et c’était la mort de Belaud :
    Car quelle plus grande tempête
    Me pouvait foudroyer la tête !
    Belaud était mon cher mignon ;
    Belaud était mon compagnon
    À la chambre, au lit, à la table ;
    Belaud était plus accointable
    Que n’est un petit Chien friand,
    Et de nuit n’allait point criant
    Comme ces gros marcoux terribles
    En longs miaulements horribles :
    Aussi le petit mitouard
    N’entra jamais en matouard ;
    Et en Belaud, quelle disgrâce !
    De Belaud s’est perdu la race.

    Que plût à Dieu, petit Belon,
    Que j’eusse l’esprit assez bon,
    De pouvoir en quelque beau style
    Blasonner ta grâce gentille,
    D’un vers aussi mignard que toi !
    Belaud, je te promets ma foi,
    Que tu vivrais, tant que sur terre
    Les Chats aux Rats feront la guerre.

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  • Le matérialisme et la dialectique chez Joachim du Bellay

    La Défense et illustration de la langue française est une œuvre ancrée dans le matérialisme, avec par conséquent de nombreux raisonnements dialectiques.

    Joachim du Bellay aborde ainsi la question du nominalisme et il exprime très clairement la conception selon laquelle il y a d’abord la matière et ensuite une description de celle-ci. Il est ainsi nécessaire d’élargir le vocabulaire afin d’accompagner les connaissances, d’où une ouverture au grec et au latin si besoin est.

    « Nul, s’il n’est vraiment du tout ignare, voire privé du sens commun, ne doute point que les choses n’aient premièrement été, puis, après, les mots avoir été inventés pour les signifier : et par conséquent aux nouvelles choses être nécessaire imposer nouveaux mots, principalement ès arts, dont l’usage n’est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent à notre poète, auquel sera nécessaire emprunter beaucoup de choses non encore traitées en notre langue.

    Les ouvriers (afin que je ne parle des sciences libérales) jusques aux laboureurs mêmes, et toutes sortes de gens mécaniques, ne pourraient conserver leurs métiers, s’ils n’usaient de mots à eux usités et à nous inconnus.

    Je suis bien d’opinion que les procureurs et avocats usent de termes propres à leur profession, sans rien innover : mais vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donnée. »

    Du Bellay mentionne ici de manière tout à fait positive les ouvriers et les laboureurs, ce qui est cohérent avec son approche matérialiste de reconnaître la dignité du réel. Il encourage de ce fait à disposer également de plusieurs correcteurs n’hésitant pas à critiquer nos faiblesses quand on écrit, ainsi qu’à se tourner résolument vers ceux qui ont une activité pratique transformatrice.

    C’est là le reflet de la valeur exceptionnelle de la démarche de du Bellay.

    « Sur tout nous convient avoir quelque savant et fidèle compagnon, ou un ami bien familier, voire trois ou quatre, qui veuillent et puissent connaître, nos fautes, et ne craignent point blesser notre papier avec les ongles.

    Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois, non seulement les savants, mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs arts et métiers, pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. »

    On a un très bon exemple de dialectique avec la remarque de du Bellay avec le rapport entre le naturel et la « doctrine » (c’est-à-dire la connaissance), avec une reconnaissance de l’aspect principal au nom de la dignité du réel.

    « Il vaudrait beaucoup mieux écrire sans imitation, que ressembler à un mauvais auteur : vu même que c’est chose accordée entre les plus savants, le naturel faire plus sans la doctrine, que la doctrine sans le naturel. »

    La transformation de la quantité en qualité est littéralement exposée dans cet éloge du travail du fond, ce refus du subjectivisme :

    « Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles.

    Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »

    C’est par cette perspective matérialiste que Du Bellay a su s’ancrer dans le mouvement de l’Histoire.

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  • Joachim du Bellay et le naturel national

    Il ne faudrait surtout pas penser que la charge anti-Vatican présente dans les Regrets ne soit pas présente dans la Défense et illustration de la langue française. C’est le contraire qui est vrai : en affirmant la langue française, du Bellay dénonce par là même le latin qui est la langue de l’Église catholique romaine, avec donc des prières faites sont incomprises de la population.

    Il se moque ainsi des « druides » qui craignent qu’on comprendrait les « secrets de leurs mystères », ce qui est une manière pour le moins agressive de dénoncer le clergé. Il parle des « superstitieuses raisons » qui font que les « mystères de la théologie » doivent absolument rester en latin et seraient par conséquent « quasi comme profanés en langue vulgaire ». Il compare également la vénération pour les livres latins et grecs au culte des reliques.

    De toutes manières, le latin et le grec sont valorisés parce que les sciences datent des civilisations grec et romaine, et qu’il faut donc bien les étudier. Et encore est-ce une terrible perte de temps affirme du Bellay.

    « Et certes songeant beaucoup de fois, d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j’oserai dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine.

    Car si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues était employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si bréhaigne, qu’elle n’enfantât de notre temps des Platons et des Aristotes. »

    D’ailleurs, les Grecs eux-mêmes se sont tournés vers d’autres peuples pour découvrir des enseignements ; il ne faut pas confondre la langue avec les enseignements qu’ils permettent de diffuser.

    « Pourquoi donc ont voyagé les anciens Grecs par tant de pays et dangers, les uns aux Indes, pour voir les Gymnosophistes, les autres en Égypte, pour emprunter de ces vieux prêtres et prophètes ces grandes richesses, dont la Grèce est maintenant si superbe ?

    et toutefois ces nations, où la philosophie a si volontiers habité, produisaient (ce crois-je) des personnes aussi barbares et inhumaines que nous sommes, et des paroles aussi étranges que les nôtres.

    Bien peu me soucierais-je de l’élégance d’oraison qui est en Platon et en Aristote, si leurs livres sans raison étaient écrits. La philosophie vraiment les a adoptés pour ses fils, non pour être nés en Grèce, mais pour avoir d’un haut sens bien parlé, et bien écrit d’elle.

    La vérité si bien par eux cherchée, la disposition et l’ordre des choses, la sentencieuse brièveté de l’un, et la divine copie de l’autre est propre à eux, et non à autres : mais la nature, dont ils ont si bien parlé, est mère de tous les autres, et ne dédaigne point de se faire connaître à ceux qui procurent avec toute industrie entendre ses secrets, non pour devenir Grecs, mais pour être faits philosophes. »

    Tout aussi absurde est la conception selon laquelle on pourrait transposer le grec ou le latin en français, car ces langues ont disparu et cela reviendrait à quelque chose d’artificiel.

    Cette confrontation dialectique avec le latin et le grec – profitables mais devant s’effacer autant que possible devant la langue nationale – témoigne non pas d’un humanisme « abstrait » qui n’existe que pour les commentateurs bourgeois, mais d’une base démocratique portée par l’émergence nationale portée par les débuts du capitalisme.

    Du Bellay insiste sur le caractère particulier de chaque langue, même s’il regrette que dans le monde entier les gens ne parlent pas la même langue, une langue « naturelle », ce qui souligne son orientation fondamentalement démocratique.

    Il souligne qu’une langue nationale a sa particularité, son « naïf », c’est-à-dire son naturel et il n’est pas possible de traduire avec efficacité : on retrouve le principe italien du traduttore, traditore (un traducteur est un traître).

    Il expose ainsi :

    « Chaque langue a je ne sais quoi propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce.

    Et qu’ainsi soit, qu’on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron et Virgile français, pour voir s’ils vous engendreront telles affections, voire ainsi qu’un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues.

    Il vous semblera passer de l’ardente montagne d’Ætné sur le froid sommet du Caucase. »

    Cette valorisation du français, contre le latin et le grec, voit même le livre I se conclure par une référence très positive à Étienne Dolet, pourtant mort trois années auparavant sur le bûcher pour athéisme, ce qui est encore une démonstration de la position historique de du Bellay.

    En quoi, lecteur, ne t’ébahis, si je ne parle de l’orateur comme du poète.

    « Car outre que les vertus de l’un sont pour la plus grande part communes à l’autre, je n’ignore point qu’Étienne Dolet, homme de bon jugement en notre vulgaire, a formé l’Orateur français, que quelqu’un (peut-être) ami de la mémoire de l’auteur et de la France, mettra de bref et fidèlement en lumière. »

    Du Bellay était ancré dans sa réalité historique ; il avait une démarche authentiquement matérialiste.

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  • Joachim du Bellay et le passage à un niveau plus élevé de la féodalité

    La place historique de Joachim du Bellay implique une confrontation. Dans toute la Défense et illustration de la langue française, le poète assume d’ailleurs entièrement une lutte de lignes. Son argumentation vise à démontrer qu’on peut effectivement et qu’on doit même profiter du latin et du grec, mais que l’aspect véritable de la dynamique sur le plan de la langue doit être le français.

    C’est une bataille où la position de du Bellay est paradoxale. Elle vise en effet à un reversement de la domination du latin et du grec, tout en se positionnant de manière défensive, comme ici :

    « Je n’estime pourtant notre vulgaire, tel qu’il est maintenant, être si vil et abject, comme le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n’était en langage étranger et non entendu du vulgaire. »

    Cependant, c’est loin d’être tout. En effet, Joachim du Bellay a écrit la Défense et illustration de la langue française, mais cet ouvrage est également un manifeste collectif, celui des poètes du groupe que Ronsard appellera la Pléiade.

    Dans les faits un tel groupe n’a formellement jamais existé, mais il y a bien une perspective commune assumée entre Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard, Étienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean-Antoine de Baïf, Jacques Peletier, Pontus de Tyard, Étienne Pasquier.

    Les auteurs de cette « Pléiade » ont très largement réfuté les poètes de la période précédente et la Défense et illustration de la langue française accorde dans cet esprit, un statut nouveau à la poésie. C’est que, avant la Pléiade, la poésie était une distraction pour la cour.

    Les poètes jouaient les courtisans ou les amusants ; la poésie était un passe-temps tel la musique, la danse, l’escrime, l’équitation, la chasse, le jeu. La poésie n’est alors qu’un « élégant badinage », dont la grande figure est Clément Marot et ceux relevant de ce qu’on qualifie la poésie « marotique ».

    Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, procède à une véritable exécution de la culture des « rimeurs » :

    « Vous autres si mal équipés, dont l’ignorance a donné le ridicule nom de rimeurs à notre langue (comme les Latins appellent leurs mauvais poètes versificateurs), oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux labeur de ce combat ?

    Je suis d’opinion que vous vous retiriez au bagage avec les pages et laquais, ou bien (car j’ai pitié de vous) sous les frais ombrages, aux somptueux palais des grands seigneur et cours magnifiques des princes, entre les dames et damoiselles où vos beaux et mignons écrits, non de plus longue durée que votre vie, seront reçus, admirés et adorés, non point aux doctes études et riches bibliothèques des savants.

    Que plût aux Muses, pour le bien que je veux à notre langue, que vos ineptes œuvres fussent bannis, non seulement de là (comme ils sont) mais de toute la France. »

    Thomas Sébillet, dans son Art poétique français pour l’instruction des jeunes studieux et encore peu avancés en la poésie française publié en 1548, appelle ainsi à lire Clément Marot, Mellin de Saingelais, Hugues Salel, Antoine Héroët, Maurice Scève.

    On est là dans une approche typique de la première phase de la féodalité, avec les épigrammes, les blasons, les rondeaux, les ballades, les chants royaux, les lais, les odes, les coq-à-l’âne, etc., que Thomas Sébillet valorise dans son Art poétique.

    C’est cet Art poétique et toute cette approche féodale qu’attaque du Bellay dans sa Défense et illustration, en tant que porte-parole des poètes de la Pléiade. Pour du Bellay, tous ces genres poétiques sont de simples « épiceries », il faut se débarrasser de ces références sans intérêt.

    Du Bellay y va franchement, se posant très clairement comme en opposition conflictuelle avec la ligne de Thomas Sébillet (qui est de dix ans son aîné) :

    « Lis donc, et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. »

    C’est extrêmement brutal pour toute une scène littéraire vivant de ces « épiceries ».

    Thomas Sébillet répondit dans la préface de sa traduction d‘Iphigénie d‘Euripide, reprochant à du Bellay son élitisme ; Guillaume des Antelz dénonça le manque d’attention de la Pléiade aux auteurs passés, leur ingratitude même envers ceux-ci.

    Barthélémy Aneau, qui dirigeait le Collège de la Trinité à Lyon, publia un pamphlet anonyme, Quintil Horatian, avec la même volonté à la fois de se tourner vers les classiques que de l’antiquité que de valoriser les auteurs précédents :

    « Nos majeurs certes n’ont pas été de simples ignorants, ni des choses, ni des paroles.

    Guillaume de Lauris, Jean de Meung, Guillaume Alexis, le bon moine de l’Yre, Messire Nicole Oreme, Alain Chartier, [François] Villon, Meschinot et plusieurs autres n’ont point moins bien écrit, ne de moindres et pires choses, en la langue de leur temps propre et entière non pérégrine , et pour lors de bon aloi et bonne mise, que nous à présent en la nôtre. »

    Il faut dire ici que du Bellay avait été très clair sur un passé à littéralement liquider, dans sa Défense et illustration de la langue française :

    « De tous les anciens poètes français, quasi un seul, Guillaume du Lauris et Jean de Meung sont dignes d’être lus, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, comme pour y voir quasi comme une première image de la langue française, vénérable pour son antiquité. »

    C’est Joachim du Bellay et la Pléiade qui sortiront victorieux de cette bataille, comme en témoigne la figure d’Étienne Pasquier. C’est lui aussi un poète et lui aussi fit partie de ce regroupement de sept poètes fameux au 16e siècle, la Pléiade.

    Étienne Pasquier fut un ardent partisan de la monarchie comme cadre national, c’est-à-dire qu’il fait partie des « Politiques », qui refusent les guerres de religion et valorisent l’affirmation nationale sous l’égide d’une monarchie centralisée et modernisatrice.

    En ce sens, Étienne Pasquier a servi Henri III et Henri IV, servant comme magistrat ; il est l’auteur des Recherches de la France, dix volumes chroniquant l’histoire française du point de vue de la monarchie absolue en formation, c’est-à-dire fournissant la version officielle des événements.

    Il y expose les traditions françaises, justifiant qu’elles aboutissent naturellement à la monarchie, et de ce fait également au gallicanisme, c’est-à-dire d’une Église catholique romaine comme religion officielle en France, mais comme support de la monarchie.

    Étienne Pasquier

    Mais il s’exprime en même temps contre la division religieuse, il n’hésite pas à dire que la langue française est « grandement redevable » à Calvin de l’avoir « enrichie d’une infinité de beaux traits ». Et il souligne que parmi les « papistes » et il y avait les ultras de la Ligue, dont toute une fraction voulait que la France passe sous domination espagnole.

    On l’aura compris, Étienne Pasquier lit le cours des choses selon les intérêts de la monarchie, qui exige un cadre stabilisé pour épanouir ses structures de manière absolue et c’est en ce sens qu’est salué la langue française en général, présentant Ronsard comme un immense poète, digne de ceux de l’antiquité.

    Il mentionne du Bellay comme un poète secondaire, dont les Regrets sont la meilleure œuvre, dont il ne parle guère, mais il note surtout au sujet de sa Défense et illustration de la langue française que :

    « Ce fut une belle guerre que l’on entreprit contre l’ignorance. »

    Cela dit tout. La Défense et illustration de la langue française est un élément clef du dispositif mis en place par la monarchie en voie d’absolutisation pour baliser le terrain et mettre en place son hégémonie.

    Il s’agit de la bataille au cœur d’une transition de l’ancienne féodalité à la nouvelle.

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  • La place de Joachim du Bellay et sa défense de la langue française

    Il faut bien saisir l’arrière-plan pro-monarchie de du Bellay. Celui-ci ne relève nullement des forces sociales soutenant le protestantisme. Il suffit de voir comment il dénonce Venise et son capitalisme commercial, dans le cent-trente-troisième sonnet des Regrets.

    Il fait bon voir, Magny, ces Couillons magnifiques,
    Leur superbe Arsenal, leurs vaisseaux, leur abord,
    Leur saint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
    Leurs changes, leurs profits, leur banque et leurs trafiques :

    Inversement, son éloge de Paris passe par une lecture civilisationnelle, même si naturellement il est obligé de se confronter à la dure réalité des rues sales et peuplées. On a ainsi le cent-trente-huitième sonnet des Regrets :

    De-vaux, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
    Et n’en augmente point : semblable à la grand’mer
    Est ce Paris sans pair, où l’on voit abysmer
    Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.

    Paris est en savoir une Grèce feconde,
    Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
    Une Asie en richesse on le peut estimer,
    En rares nouveautez une Afrique seconde.

    Bref, en voyant, De-vaux, ceste grande cité,
    Mon œil, qui paravant estoit exercité
    À ne s’esmerveiller des choses plus estranges,

    Print esbaïssement. Ce qui ne me put plaire,
    Ce fut l’estonnement du badaud populaire,
    La presse des chartiers, les procez, et les fanges.

    Ce point est important, car du Bellay se place pas du point de vue populaire. Lorsque Martin Luther met en avant sa critique du catholicisme romain, il joue un rôle populaire majeur sur le plan de la langue (avec sa traduction en allemand de la Bible) et de la musique (avec les chants religieux s’appuyant sur des mélodies populaires).

    Au contraire, la France qui récuse le protestantisme, malgré le fait qu’elle l’ait produit avec le Picard Jean Calvin, se détourne d’un mouvement à la base pour ne s’appuyer que sur les couches supérieures de la société liées à la formation de la monarchie absolue.

    Il y a une dimension élitiste, ouvertement assumée par du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française.

    Sa manière de présenter la langue française est très subtile. D’un côté, il doit en justifier la légitimité et pour cela il procède à la fiction ; de l’autre, il doit la présenter comme nouvelle, comme établie de manière culturelle, par en haut, de manière nouvelle.

    Pour du Bellay, les différentes langues ont ainsi toutes la même source, la « fantaisie des hommes », par conséquent on ne saurait les hiérarchiser. Cependant, ce qu’il entend par fantaisie, c’est en réalité la culture. Or, justement les ancêtres n’ont pas assez cultivé la langue française, d’où la mauvaise image qu’elle a désormais.

    C’est naturellement une fiction, car la langue française est en fait tout à fait récente, elle est même littéralement en train d’émerger. Mais du Bellay a besoin de cette fiction pour mettre le Français sur un plan d’égalité avec le latin et le grec. Il va même jusqu’à dire que les Gaulois ont fait de grandes choses, mais comme ils ne les ont pas raconté ni valorisé comme les Romains, on le sait moins !

    De manière plus sérieuse, il propose de cultiver la langue :

    « Et si notre langue n’est si copieuse et riche que la grecque ou latine, cela ne doit être imputé au défaut d’icelle, comme si d’elle-même elle ne pouvait jamais être sinon pauvre et stérile (…).

    Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l’excellence qu’on les a vues du temps d’Homère et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ?

    et si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu’on y eût pu faire, elles n’eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant ?

    Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutôt, comme une plante et vergette, n’a point encore fleuri, tant s’en faut qu’elle ait apporté tout le fruit qu’elle pourrait bien produire.

    Cela certainement non pour le défaut de la nature d’elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l’ont eue en garde, et ne l’ont cultivée à suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui même désert où elle avait commencé à naître, sans jamais l’arroser, la tailler, ni défendre des ronces et épines qui lui faisaient ombre, l’ont laissée envieillir et quasi mourir. »

    En disant cela, du Bellay trouve sa place historique, car il valorise le régime. Si la langue française est présente et connaît un processus de culture, c’est que la civilisation se développe et donc que le régime en place est tout à fait correct et même excellent.

    Du Bellay attribue ainsi des perspectives formidables au régime, devant égaler les civilisations grecque et romaine.

    « Le temps viendra (peut-être) et je l’espère moyennant la bonne destinée française que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les rênes de la monarchie, et que notre langue (si avec François n’est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle se pourra égaler aux mêmes Grecs et Romains, produisant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions. »

    Il est impossible de séparer la place de du Bellay de sa poésie et de sa Défense et illustration de la langue française. C’est une seule et même place historique.

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  • Le regard historique de Joachim du Bellay

    Ce qui est marquant dans la poésie de Joachim du Bellay, c’est qu’elle insiste grandement sur le cours du temps et la dimension historique. C’est cela qui est trompeur et qui donne l’impression d’une personne cultivée déçue des ruines de Rome.

    En réalité, du Bellay a un regard sur le concept de civilisation. Et c’est parce qu’il a ce regard qu’il a pu écrire Défense et illustration de la langue française, qui se veut un manifeste pour une nouvelle civilisation.

    Dans cette œuvre, il souligne d’ailleurs les inventions nouvelles, telles l’imprimerie et l’artillerie, les mettant au même plan que celles du passé, soulignant que la civilisation est désormais également présente.

    « L’architecture, l’art du navigage et autres inventions antiques certainement sont admirables, non, toutefois, si on regarde à la nécessité mère des arts, du tout si grandes qu’on doive estimer les cieux et la nature y avoir dépendu toute leur vertu, vigueur et industrie.

    Je ne produirai, pour témoins de ce que je dis, l’Imprimerie, soeur des Muses et dixième d’elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d’artillerie, avec tant d’autres non antiques inventions qui montrent véritablement que, par le long cours des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu’on voudrait bien dire. »

    On voit cela très bien dans le vingt-neuvième poème du recueil Les Antiquités de Rome. Rome y est présentée comme un point de convergence historique, mais qui a fait son temps. C’est la notion de civilisation qui ressort.

    Tout ce qu’Egypte en pointe façonna
    Tout ce que Grece à la Corinthienne,
    A l’Ionique, Attique ou Dorienne,
    Pour l’ornement des temples maçonna.

    Tout ce que l’art de Lysippe donna,
    La main d’Apelle, ou la main Phidienne,

    Souloit orner ceste ville ancienne
    Dont la grandeur le ciel mesme estonna.

    Tout ce qu’Athene eut oncques de sagesse,
    Tout ce qu’Asie eut oncques de richesse,
    Tout ce qu’Afrique eut oncques de nouveau,

    S’est veu ici. Ô merveille profonde !
    Rome vivant fut l’ornement du monde,
    Et morte elle est du monde le tombeau.

    Du Bellay a véritablement une réflexion d’une grande profondeur sur le temps, les périodes historiques, la notion de civilisation.

    Dans Les Antiquités de Rome, le troisième poème constate ainsi :

    Nouveau venu qui cherches Rome en Rome
    Et rien de Rome en Rome n’apperçois,
    Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
    Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

    Voy quel orgueil, quelle ruine, et comme
    Celle qui mist le monde sous ses lois
    Pour dompter tout, se donta quelquefois,
    Et devint proye au temps qui tout consomme.

    Rome de Rome est le seul monument,
    Et Rome Rome a vaincu seulement.
    Le Tybre seul, qui vers la mer s’enfuit,
    Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !
    Ce qui est ferme est par le temps destruit,
    Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

    C’est cela qui est trompeur : ce regard historique peut être réduit, si l’on n’y prend garde, à une sorte de nostalgie, de déception face à une Rome qui n’existe plus que par des ruines, face à une Rome qu’on ne pourrait plus retrouver. Là n’est pas la question du tout.

    Il dit, par exemple, dans le vingt-cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome, constatant les ruines de la Rome antique :

    J’entreprendrois, vu l’ardeur qui m’allume,
    De rebastir au compas de la plume
    Ce que les mains ne peuvent maçonner.

    Or, il ne s’agit nullement de rétablir la Rome antique : il s’agit de le faire revivre, de manière transposée dans une autre civilisation. L’idée est qu’avec la France une nouvelle civilisation se forme et par conséquent celle-ci est en phase avec la civilisation romaine, car toutes les civilisations naissent et meurent, leur esprit traversant les époques.

    Il y a chez du Bellay une mystique de la civilisation, comme en témoignent ces vers du cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome :

    Rome n’est plus, et si l’architecture
    Quelque ombre encor de Rome fait revoir,
    C’est comme un corps par magique sçavoir,
    Tiré de nuist hors de sa sépulture.
    Le corps de Rome en cendre est devallé,
    Et son esprit rejoindre s’est allé
    Au grand esprit de ceste masse ronde,
    Mais ses escrits, qui son los le plus beau
    Malgré le temps arrachent du tombeau,
    Font son idole errer parmi le monde.

    On note ici que ce sont par les « écrits » que la Rome antique s’est maintenue et c’est le sens de l’oeuvre poétique de du Bellay que de se placer dans un cadre de civilisation. C’était le moyen intellectuel qu’il a trouvé afin de valoriser la nation française. Ne sachant ce qu’est une nation, le phénomène étant nouveau, il a analysé cela en termes de civilisation.

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  • La nature historique de Joachim du Bellay

    Dans le cent-vingt-neuvième sonnet des Regrets, du Bellay souligne au roi la supériorité de la France avec les ridicules manières du Vatican :

    Brusquet à son retour vous racontera, Sire,
    De ces rouges prélats la pompeuse apparence,
    Leurs mules, leurs habits, leur longue révérence,
    Qui se peut beaucoup mieux représenter que dire.

    Il vous racontera, s’il les sait bien descrire,
    Les mœurs de ceste court, et quelle différence
    Se voit de ses grandeurs à la grandeur de France,
    Et mille autres bons poincts, qui sont dignes de rire.

    Une telle dénonciation du Vatican est représentative de toute une époque. Lorsque Joachim du Bellay naît, en 1522, cela fait cinq ans que Martin Luther a publié ses 95 thèses condamnant la papauté et le catholicisme romain. Et Joachim du Bellay a quatorze ans lorsque Jean Calvin publie son Institution de la religion chrétienne.

    Or, Joachim du Bellay séjourne à Rome de 1553 à 1557, en tant qu’intendant du cardinal Jean du Bellay, cousin germain de son père ; Joachim du Bellay fut en pratique orphelin très tôt dans sa vie.

    Son séjour à Rome l’amène à gérer les comptes du cardinal, mais également à servir dans les intenses jeux diplomatiques au Vatican. Le quinzième sonnet des Regrets présente cette activité d’intendant.

    Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
    Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
    Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
    À rendre sans argent cent crediteurs contents :

    Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
    Je courtise un banquier, je prens argent d’avance,
    Quand j’ay despesché l’un, un autre recommence,
    Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.

    Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
    Qui me dit que demain est jour de consistoire,
    Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

    Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
    Avecques tout cela, dy (Panjas) je te prie,
    Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?

    Joachim du Bellay observe bien entendu que le Vatican est pourri, que le pape et les cardinaux sont corrompus, aux mœurs dissolus, que la ville de Rome entière est contaminée, etc. Il se lance alors dans une dénonciation ouverte de la papauté.

    Mais jamais son attaque ne l’amène dans le camp du calvinisme. Et, en même temps, il ne fut pas dénoncé par l’Église catholique alors que ses propos valaient aisément le bûcher, comme lorsqu’il dit que le pape a nommé son jeune amant cardinal.

    Joachim du Bellay apparaît comme intouchable. C’est donc qu’il avait une protection au plus haut niveau, que sa démarche relevait de la faction des Politiques, celle servant avant tout la monarchie et cherchant à placer de côté la question religieuse, afin de maintenir un État stable.

    Joachim du Bellay insiste de manière régulière sur le fait que son travail est orienté, qu’il s’inscrit dans une tâche d’envergure, comme ici dans le vingt-septième sonnet des Regrets.

    L’honneste servitude où mon devoir me lie,
    M’a fait passer les monts de France en Italie,
    Et demourer trois ans sur ce bord estranger,

    Où je vy languissant : ce seul devoir encore
    Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
    Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.

    Le cardinal Jean du Bellay avait également auparavant protégé François Rabelais, une autre figure se situant dans la même perspective, avec un relativisme et un humanisme nullement conformes à la religion.

    Et le cardinal Jean du Bellay fut une figure essentielle à François Ier : lorsque Charles-Quint intervint en France au milieu des années 1530, Jean du Bellay fut nommé à Paris comme lieutenant général à Paris, avec le commandement de la Champagne et de la Picardie.

    Le cardinal Jean du Bellay

    C’est également sous l’impulsion de Jean du Bellay que fut fondé le Collège royal ; nommé cardinal, il se alors fit construire un magnifique palais à Rome, vivant dans l’opulence.

    Ce n’est pas tout. Le cardinal Jean du Bellay fut l’homme du roi, mais il en alla de même de son frère Guillaume du Bellay, en jouant un rôle éminent dans le domaine militaire et diplomatique au service de François Ier.

    Joachim du Bellay relève ainsi d’une famille largement impliquée en tant qu’outil de la monarchie.

    Il ne se lança d’ailleurs nullement dans des diatribes anti-protestantes, alors que la situation se tendait déjà, lui-même mourant à la veille du début des guerres de religion. Son activité est directement au service de l’appareil d’État en tant que support au cadre national et au sens strict, Joachim du Bellay joue un rôle essentiel dans l’établissement de l’idéologie nationale française.

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  • Joachim du Bellay et la dénonciation acharnée du Vatican

    C’est une véritable escroquerie que d’expliquer que Joachim Du Bellay exprime dans les Regrets son ennui d’être à Rome alors que l’œuvre est dans l’agression permanente à l’encontre du Vatican.

    Il joue en ce sens le même rôle que Martin Luther (qui est plus jeune d’une quarantaine d’années), mais de manière bien moins ample, car du Bellay n’est pas tourné vers le peuple, mais vers la monarchie en voie d’absolutisation.

    Il est intendant à Rome pour un cardinal français, un cousin de son père, et le contexte est celui de conflits incessants entre la France, Rome et Charles-Quint dont l’empire est immense (l’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche, Naples, etc.).

    Du Bellay explique ainsi dans le poème introductif aux Regrets :

    J’estois à Rome au milieu de la guerre,
    Sortant desjà de l’aage plus dispos,
    A mes travaux cherchant quelque repos,
    Non pour louange ou pour faveur acquerre.

    Ce que Du Bellay voit à Rome, au Vatican, c’est la corruption, les assassinats, les courtisanes. Dans les Regrets, le quatre-vingt-quatorzième sonnet remarque ainsi :

    Heureux qui peut long temps sans danger de poison
    Jouir d’un chapeau rouge [=être cardinal], ou des clefs de sainct Pierre [=être pape] !

    Le cent-cinquième sonnet des Regrets dénonce que le pape Jules III ait fait d’un adolescent apprivoisant un singe, rencontré dans les rues de Parme alors qu’il avait 14 ans, un cardinal à 17 ans ainsi que le responsable de son secrétariat d’État, tout cela parce que c’était son amant.

    Jules III l’avait fait adopter par son frère – c’était légalement donc son neveu – et se fera même enterrer avec lui.

    De voir mignon du roi un courtisan honnête,
    Voir un pauvre cadet l’ordre au col soutenir,
    Un petit compagnon aux états parvenir,
    Ce n’est chose, Morel, digne d’en faire fête.

    Mais voir un estafier, un enfant, une bête,
    Un forfant, un poltron cardinal devenir,
    Et pour avoir bien su un singe entretenir
    Un Ganymède [= jeune homme amant de Zeus) avoir le rouge sur la tête :

    S’être vu par les mains d’un soldat espagnol
    Bien haut sur une échelle avoir la corde au col
    Celui que par le nom de Saint-Père l’on nomme :

    Un bélître en trois jours aux princes s’égaler,
    Et puis le voir de là en trois jours dévaler :
    Ces miracles, Morel, ne se font point, qu’à Rome.

    Ainsi, le quatre-vingt-deuxième sonnet ne parle pas de Rome comme ville non plus, mais bien du Vatican :

    Veux-tu savoir, Duthier, quelle chose c’est Rome ?
    Rome est de tout le monde un public échafaud ;
    Une scène, un théâtre, auquel rien ne défaut

    Rome, c’est le simple prolongement du Vatican ; environ 17 000 courtisanes pour 100 000 habitants y vivent lorsque Joachim du Bellay y passe. Il raconte dans les Regrets, dans le cent-trentième-un sonnet, comment il a vu des courtisanes coucher en plein jour avec des cardinaux.

    Celuy qui par la rue a veu publiquement
    La courtisanne en coche [=carrosse], ou qui pompeusement
    L’a peu voir à cheval en accoustrement d’homme

    Superbe se monstrer : celuy qui de plain jour
    Aux Cardinaux en cappe a veu faire l’amour,
    C’est celuy seul, Morel, qui peut juger de Rome.

    Le cent-vingt-centième sonnet des Regrets souligne qu’au Vatican règnent la trahison, le poison, le meurtre les orgies, l’homosexualité (celle-ci devenant une pratique traditionnelle dans la hiérarchie de l’Église catholique romaine).

    Ici de mille fards la trahison se desguise,
    Ici mille forfaits pullulent à foison,
    Ici ne se punit l’homicide ou poison,
    Et la richesse ici par usure est acquise :

    Ici les grands maisons viennent de bastardise,
    Ici ne se croit rien sans humaine raison,
    Ici la volupté est tousjours de saison,
    Et d’autant plus y plaist, que moins elle est permise.

    Du Bellay décrit également un conclave dans les Regrets et il raconte que les cardinaux s’achètent, la corruption ayant un double arrière-plan : l’influence en Europe d’une part, l’influence en Italie d’autre part.

    Le climat est ainsi aussi pesant parce que l’ambiance au Vatican est marquée par les ambitions, les alliances des uns et des autres pour s’approprier les royaumes italiens. Il y a notamment les guerres comme celle menée par la France en Italie : pas moins de onze fois la France s’engagea dans des interventions militaires, notamment pour conquérir le royaume de Naples.

    Quant au Vatican, il est lui-même à la tête des États pontificaux, qui regroupait pratiquement l’ensemble de plusieurs régions italiennes actuelles. On comprend que Du Bellay, dans le cinquante-septième sonnet des Regrets, souligne l’arrière-plan militaire des négociations ayant lieu au Vatican.

    Nous autres malheureux suivons la cour Romaine,
    Où, comme de ton temps, nous n’oyons plus parler
    De rire, de sauter, de danser, et baller,
    Mais de sang, et de feu, et de guerre inhumaine.

    Le soixante-dix-huitième sonnet présente le contexte italien, en présentant le Vatican comme un lieu d’oisiveté, d’ambition, de haine, de feintes effectuées pour triompher.

    Je ne te conteray de Boulongne, et Venise,
    De Padouë, et Ferrare, et de Milan encor’,
    De Naples, de Florence, et lesquelles sont or’
    Meilleures pour la guerre, ou pour la marchandise :

    Je te raconteray du siege de l’Église,
    Qui fait d’oisiveté son plus riche thresor,
    Et qui dessous l’orgueil de trois couronnes d’or
    Couve l’ambition, la haine, et la feintise :

    Je te diray qu’ici le bonheur, et malheur,
    Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur,
    La science honorable, et l’ignorance abonde.

    Bref je diray qu’ici, comme en ce vieil Chaos,
    Se trouve (Peletier) confusement enclos
    Tout ce qu’on void de bien, et de mal en ce monde.

    Intendant d’un cardinal français, Du Bellay voit les manigances au Vatican, les marchandages des capitalistes présents et des petits royaumes cherchant à des jeux d’alliance, le tout avec des courtisanes partout, et cela dans une ville marquée par de nombreuses ruines fournissant une atmosphère hallucinée, que le quatre-vingtième sonnet des Regrets cherche à représenter.

    Si je monte au Palais, je n’y trouve qu’orgueil,
    Que vice desguisé, qu’une cerimonie,
    Qu’un bruit de tabourins, qu’une estrange harmonie,
    Et de rouges habits [= les cardinaux] un superbe appareil :

    Si je descens en banque, un amas et recueil
    De nouvelles je trouve, une usure infinie,
    De riches Florentins une troppe bannie,
    Et de pauvres Sienois un lamentable dueil :

    Si je vais plus avant, quelque part où j’arrive,
    Je trouve de Venus la grand’bande lascive
    Dressant de tous costez mil’appas amoureux :

    Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
    Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
    Que de vieux monuments un grand monceau pierreux.

    La dénonciation du Vatican par Joachim Du Bellay est violente, elle se situe littéralement dans la même perspective que Martin Luther. Cependant, Joachim Du Bellay est un homme au service de la monarchie française en voie d’absolutisation. Sa critique sert à affaiblir le catholicisme romain et à renforcer l’idée nationale française se fondant sur la monarchie française.

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  • La complainte nationale de Joachim du Bellay

    Il faut bien remarquer que Joachim Du Bellay est extrêmement apprécié historiquement pour sa sincérité et c’est en raison de celle-ci qu’il y a eu la possibilité de le réduire à quelqu’un se plaignant, ce qui est un raccourci et une réduction erronée de sa réelle dimension.

    Le sonnet suivant des Regrets est par exemple très célèbre et il est intéressant de voir que c’est la complainte qui a souvent été considéré comme l’aspect principal, et non la dimension nationale alors que la France émerge historiquement précisément à ce moment-là. C’est pourtant cette dimension française qui en fait la substance.

    France, mère des arts, des armes et des loix,
    Tu m’as nourri long temps du laict de ta mammelle,
    Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle,
    Je remplis de ton nom les antres et les bois.

    Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
    Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
    France, France, respons à ma triste querelle :
    Mais nul, sinon Écho, ne respond à ma voix.

    Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
    Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
    D’une tremblante horreur fait herisser ma peau.

    Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
    Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
    Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.

    On a une première définition nationale – France, mère des arts (au sens des techniques), des armes et des lois – et nullement simplement des reproches existentiels.

    Le sonnet qui suit immédiatement cela est d’ailleurs un éloge du français, comme digne du grec et du latin, avec une complainte quant au fait d’être à Rome empêche de pouvoir s’exprimer dans cette langue incomprise là-bas.

    Ce n’est le fleuve Thusque [étrusque, toscan, italien] au superbe rivage,
    Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
    Qui ores [=maintenant] (mon Ronsard) me fait parler Latin,
    Changeant à l’estranger mon naturel langage :

    C’est l’ennuy de me voir trois ans, et d’avantage,
    Ainsi qu’un Prométhée, cloué sur l’Aventin,
    Où l’espoir misérable et mon cruel destin,
    Non le joug amoureux, me détient en servage.

    Et quoi (Ronsard), et quoi, si au bord estranger,
    Ovide osa sa langue en barbare changer,
    Afin d’estre entendu, qui me pourra reprendre

    D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
    Quoi qu’au Grec et Romain égalé tu te sois,
    Au rivage Latin ne se peut faire entendre.

    La plainte n’est chez du Bellay, et aussi réelle qu’elle soit, qu’un vecteur pour l’affirmation nationale. Il est à Rome, ville décadente avec un Vatican totalement corrompu.

    Il a donc la nostalgie du pays, et forcément du roi qui réalise concrètement ce pays. Sa plainte est dialectique : la dimension négative accompagne toujours la dimension positive, comme dans ces vers des Regrets.

    Moi chétif ce pendant loin des yeux de mon Prince,
    Je vieillis malheureux en estrange province,
    Fuyant la pauvreté : mais las, ne fuyant pas

    Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
    Le tardif repentir d’une esperance vaine,
    Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.

    Cette dimension dialectique sert à valoriser une nation en formation. On ne peut pas lire du Bellay adéquatement si on ne comprend pas que la France dont il parle est nouvelle, qu’elle est comprise à cette époque précisément.

    C’est une prise de conscience nationale et la sincérité de du Bellay est, par le rejet de Rome, l’affirmation de la France, d’une France d’autant plus à chanter qu’elle est loin, comme dans le sonnet suivant des Regrets.

    Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine,
    Les louanges du Roy, et l’héritier d’Hector,
    Et ce Montmorency, nostre François Nestor,
    Et que de sa faveur Henry t’estime digne :

    Je me pourmeine [=promène] seul sur la rive Latine,
    La France regrettant, et regrettant encor
    Mes antiques amis, mon plus riche trésor,
    Et le plaisant séjour de ma terre Angevine.

    Je regrette les bois, et les champs blondissants,
    Les vignes, les jardins, et les prés verdissants,
    Que mon fleuve traverse : ici pour récompense.

    Ne voyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
    Où me tient attaché d’un espoir malheureux,
    Ce que possède moins celuy qui plus y pense.

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  • La sincérité nationale de Joachim du Bellay

    Joachim du Bellay est parvenu à réaliser une poésie fluide en raison d’un choix très particulier. En effet, il n’a pas été un poète sur le mode des courtisans, il n’a pas fait le choix de Pierre de Ronsard.

    Ce dernier fit le choix du « pindarisme », c’est-à-dire d’une tentative de s’orienter par rapport à Pindare poète grec de l’antiquité. Cela donne une orientation vers le sublime, avec une inspiration tellement assumée de manière idéaliste qu’on arrive à des discours somme toute embrouillés esthétisants. Ronsard assumait d’ailleurs entièrement la dimension élitiste de son approche.

    Joachim du Bellay n’a pas cette approche. Il préfère dire ce qu’il pense, quitte à passer dans le mauvais goût. Cette sincérité fait que son propos tend à la fluidité et que son absence de prétention le rend sympathique. Il explique d’ailleurs dans les Regrets que :

    Je me contenteray de simplement escrire
    Ce que la passion seulement me fait dire,
    Sans rechercher ailleurs plus graves argument
    s.

    C’est ce qui explique le succès de son sonnet le plus connu, à la fois intime et fluide, sans ornementation gratuite. Il y a quelque chose de posé, de carré, de très français.

    Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
    Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
    Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
    Vivre entre ses parents le reste de son âge !

    Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
    Fumer la cheminée, et en quelle saison
    Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
    Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

    Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
    Que des palais Romains le front audacieux,
    Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

    Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
    Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
    Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

    Ce sonnet des Regrets, le trente-neuvième, montre très bien comment du Bellay dit les choses ouvertement, soulignant qu’il n’a pas envie de faire semblant à Rome auprès du Vatican – ce qui le met en porte-à-faux tant avec le catholicisme qu’avec la monarchie de type classiquement féodale. Il met en avant une certaine individualité, une conscience personnelle.

    J’ayme la liberté, et languis en service,
    Je n’ayme point la Court, et me faut courtiser,
    Je n’ayme la feintise, et me faut desguiser,
    J’ayme simplicité, et n’apprends que malice :

    Je n’adore les biens, et sers à l’avarice,
    Je n’ayme les honneurs, et me les faut priser,
    Je veulx garder ma foy, et me la faut briser,
    Je cherche la vertu et ne trouve que vice :

    Je cherche le repos, et trouver ne le puis,
    J’embrasse le plaisir, et n’esprouve qu’ennuis,
    Je n’ayme à discourir, en raison je me fonde :

    J’ay le corps maladif, et me faut voyager,
    Je suis né pour la Muse, on me fait mesnager :
    Ne suis-je pas (Morel) le plus chétif de monde ?

    Ce trente-deuxième sonnet des Regrets témoigne encore que la Rome du Vatican n’est nullement propice à la culture mise en avant par l’humanisme. Du Bellay est d’une franchise complète.

    Je me feray savant en la philosophie,
    En la mathématique, et médecine aussi :
    Je me feray légiste, et d’un plus haut souci
    Apprendray les secrets de la théologie :

    Du luth et du pinceau j’en esbatray ma vie,
    De l’escrime et du bal : je discourois ainsi,
    Et me vantois en moy d’apprendre tout ceci,
    Quand je changeay la France au sejour d’Italie.

    Ô beaux discours humains ! je suis venu si loin,
    Pour m’enrichir d’ennuy, de vieillesse, et de soin,
    Et perdre en voyageant le meilleur de mon aage.

    Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
    Rapporte des harans en lieu de lingots d’or,
    Ayant fait, comme moy, un malheureux voyage.

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  • La poésie française de Joachim du Bellay

    On saisit bien l’esprit de la poésie de du Bellay avec La Belle matineuse. Initialement, c’est un poème italien, de Antonio Francesco Raineri. Joachim Du Bellay l’imite, tout comme Pierre de Ronsard, Olivier de Magny, Bachet de Méziriac, Abraham de Vermeil et par la suite au 17e siècle Vincent Voiture, Claude Malleville, Tristan L’hermite.

    Ce n’est pas le moindre des paradoxes que Du Bellay se fonde sur un exemple italien, lui qui dénonce l’influence italienne. Mais il faut se rappeler qu’à l’époque, il n’y a pas de concept de droit d’auteur et dans sa logique, tout ce qui est culturellement formateur est bon du moment que cela sert la juste cause.

    Il n’existait également pas au XVIe siècle de principe de nouveauté culturelle, tout passait par des dites et des redites, l’à-propos étant le critère d’évaluation.

    Voici la version de du Bellay de La Belle matineuse.

    Déjà la nuit en son parc amassait
    Un grand troupeau d’étoiles vagabondes,
    Et, pour entrer aux cavernes profondes,
    Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ;

    Déjà le ciel aux Indes rougissait,
    Et l’aube encor de ses tresses tant blondes
    Faisant grêler mille perlettes rondes,
    De ses trésors les prés enrichissait :

    Quand d’occident, comme une étoile vive,
    Je vis sortir dessus ta verte rive,
    Ô fleuve mien ! une nymphe en riant.

    Alors, voyant cette nouvelle Aurore,
    Le jour honteux d’un double teint colore
    Et l’Angevin et l’indique orient.

    Il en va pour le fait de puiser dans la culture grecque et romaine comme pour la démarche consistant à se tourner dans la culture italienne, et d’ailleurs Du Bellay ne valorisait pas les vers latins, même s’il en faisait : c’était un travail de fond, comme pour une mystérieuse Faustine dont il s’éprit à la fin de son séjour de quatre années et demi à Rome.

    Ce qui compte, c’est que Du Bellay est concrètement le premier à systématiser le sonnet en France – et il faut bien saisir qu’il a une grande production, comme pour tous les poètes de l’époque – et qu’il mène un travail de fond d’affinement du style français, tel un pas vers la langue qui va s’instaurer au XVIIe siècle.

    On va dans le sens d’une certaine fluidité, d’une tournure de la langue plus naturelle. Voici La Chanson du vanneur de blé, tiré des Jeux rustiques et se fondant sur une poésie en latin de l’Italien du 16e siècle André Navagero. Le vanneur vanne le blé, c’est-à-dire qu’il le secoue au moyen d’un outil pour le débarrasser des impuretés.

    Ô vous troupe légère
    Qui d’aile passagère
    Par le monde volez,
    Et d’un sifflant murmure
    L’ombrageuse verdure
    Doucement ébranlez,

    J’offre ces violettes,
    Ces lis et ces fleurettes,
    Et ces roses ici,
    Ces vermeillettes roses,
    Tout fraîchement écloses,
    Et ces œillets aussi.

    De votre douce haleine
    Éventez cette plaine,
    Éventez ce séjour ;
    Cependant que j’ahanne
    A mon blé que je vanne
    A la chaleur du jour.

    Si quelques recueils sont alors produits et diffusés, on est loin d’une imprimerie efficace et de masse. Les poèmes se dispersent aisément, ils relèvent d’une scène culturelle en vie mais n’ayant pas encore atteint le niveau d’organisation qu’aura le 17e siècle comme grand siècle français.

    La poésie de du Bellay ne consiste donc pas simplement en ses recueils les plus célèbres – L’Olive (vers 1549), Les Regrets (1558), Les Antiquités de Rome (1558). Il y a d’autres poèmes, qui se sont dispersés, perdus, etc.

    Voici un exemple très réussi, autour du thème de la passion, placé dans les œuvres complètes après sa mort dans une partie intitulée Les Amours de Joachim du Bellay.

    Comme souvent des prochaines fougères
    Le feu s’attache aux buissons, et souvent
    Jusques aux bleds , par la fureur du vent,
    Pousse le cours de ses flammes légères ;

    Et comme encor ces flammes passagères
    Par tout le bois traînent, en se suyvant,
    Le feu qu’au pied d’un chesne auparavant
    Avoyent laissé les peu cautes [=précautionneuses] bergères

    Ainsi l’amour d’un tel commencement
    Prend bien souvent un grand accroissement :
    Il vaut donc mieux ma plume ici contraindre

    Que d’imiter un homme sans raison,
    Qui se jouant de sa propre maison,
    Y met un feu qui ne se peut esteindre.

    Il va de soi que la fluidité de Du Bellay emprunte énormément à la langue italienne. Il suffit de lire des textes français du 16e siècle et de les comparer à ceux du 17e siècle comment il y a eu une véritable révolution sur le plan de la construction et de la fluidité. Les Essais de Montaigne sont une œuvre exceptionnelle, mais le français employé est dans ses tournures à mille lieux de la modernité toujours présente pour nous de celui du 17e siècle.

    Voici un exemple de comment Du Bellay puise dans le style italien, avec un sonnet du poète italien du 16e siècle Francesco Berni et le sonnet quatre-vingt-onze des Regrets.

    Chiome d’argento fine, irte ed attorte
    Senz’arte, intorno ad un bel viso d’oro;
    Fronte crespa, u’mirando io mi scoloro,
    Dove spunta isuoi strali Amore et Morte;

    Occhi di perle vaghi, luci tòrte
    Da ogni obbietto diseguale a loro ;
    Ciglia di neve, e quelle, ond’io m’accoro,
    Dita e man dolcemente grosse e corte ;

    Labra di latte, bocca ampia celeste,
    Denti d’ebano rari e pellegrini,
    Inaudita ineffabile armonia ;

    Costumi alteri e gravi : a voi, divini
    Servi d’Amor, palese fo che queste
    Son le bellezze della donna mia.

    Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
    Ô front crêpe et serein ! et vous, face dorée !
    Ô beaux yeux de cristal ! ô grand bouche honorée,
    Qui d’un large repli retrousses tes deux bords !

    Ô belles dents d’ébènes ! ô précieux trésors,
    Qui faites d’un seul ris toutes âme enamouré !
    Ô gorge dmasquine en cent plis figurée !
    Et vous, beaux grands tétins, digne d’un si beau corps !

    Ô beaux ongles dorés ! ô main courte et grassette !
    Ô suisse délicate ! et vous, jambe grossette,
    Et ce que je ne puis honnêtement nomer !

    Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glaces !
    Ô divines beautés ! pardonnez-moi, de grâce,
    Si, pour être mortel, je ne vous ose aimer. 

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  • Joachim du Bellay et la constatation de la France en formation

    Dans sa dédicace servant de présentation de sa Défense et illustration de la langue française, Joachim du Bellay (1522-1560) explique qu’il était dirigé que par « l’affection naturelle envers ma patrie ».

    C’est là quelque chose d’historique, car l’époque est marquée par la formation des nations, sous l’impulsion des débuts du capitalisme. Joachim du Bellay parle donc d’une France qui ne fait que se constituer et en la définissant sur le plan de la langue, de la géographie, des mentalités… il contribue à ce processus de formation nationale.

    Portrait de Joachim du Bellay par Jean Cousin le Jeune

    Il est bien connu que les Regrets sont une complainte de Joachim du Bellay lors de son séjour à Rome. Mais le choix de ce thème a été sciemment choisi. C’est un prétexte pour dénoncer le Vatican (et non pas simplement la ville de Rome) et affirmer la nation française à travers sa nostalgie. Ses poèmes sont d’ailleurs amusants et caustiques bien plus que mélancoliques.

    Plus précisément, le rôle historique de Joachim du Bellay est d’avoir synthétisé les traits nationaux d’une France en formation. Et pour ce faire, le poète procède de deux manières :

    – il démolit littéralement le Vatican ;

    – il fait un va-et-vient entre la France et les autres nations – y compris les civilisations grecque et romaine.

    Voici un exemple avec le soixante-huitième sonnet des Regrets, où Joachim du Bellay dresse un catalogue de nationalités avec des particularités présentées de manière humoristique, se concluant par un rejet d’un « savoir pédantesque » qui est une allusion à l’Église catholique romaine.

    Je hais du Florentin l’usurière avarice,
    Je hais du fol Sienois le sens mal arresté,
    Je hais du Genevois la rare vérité,
    Et du Vénitien la trop caute [=prudente] malice :

    Je hais le Ferrarois pour je ne sais quel vice,
    Je hais tous les Lombards pour l’infidélité,
    Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
    Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :

    Je hay l’Anglois mutin, et le brave Escossois,
    Le traistre Bourguignon, et l’indiscret François,
    Le superbe Espagnol, et l’ivrongne Tudesque [= Allemand] :

    Bref, je hay quelque vice en chasque nation,
    Je hais moi mesme encor’ mon imperfection,
    Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque.

    On a ici véritablement une affirmation de la nation française et d’autres nations : c’est totalement nouveau.

    Il faut cependant bien saisir le contexte de cette affirmation française. Celle-ci est rendue difficile par deux forces qui aimeraient bien soumettre voire intégrer la France.

    Il y a ainsi déjà l’Espagne, qui aimerait intégrer le royaume de France. Mais ce n’est pas la menace principale alors. Celle-ci consiste en les ramifications italiennes et catholiques romaines en France, qui vont être si fortes avec l’Italienne Catherine de Médicis, qui sera reine-mère et régente du royaume de France de 1560 à 1563 et une tenante pro-catholique des guerres de religion.

    Le poème quatre-vingt-quinze des Regrets est une véritable dénonciation de l’influence italienne, qui pour Joachim du Bellay est un obstacle à l’affirmation nationale française.

    Maudict soit mille fois le Borgne de Libye [=Hannibal],
    Qui le cœur des rochers perçant de part en part,
    Des Alpes renversa le naturel rempart,
    Pour ouvrir le chemin de France en Italie.

    (…)

    Le François corrompu par le vice estranger
    Sa langue et son habit n’eust appris à changer,
    Il n’eust changé ses mœurs en une autre nature.

    D’où l’insistance de Joachim du Bellay quant à un style qui soit français.

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  • La vie dans la métropole impérialiste mise à nue par la pandémie

    [Crise numéro 9, février 2021]

    La pandémie a mis à nu la base de la vie dans la métropole impérialiste, avec le fait que sans la consommation, les gens sont perdus car livrés à eux-mêmes. Incapables de s’orienter par eux-même pour la plupart, ils sombrent dans la dépression, au point que la France connaît en janvier 2021 une rupture de stocks d’anxiolytiques.

    C’est bien en cela que la crise générale du capitalisme s’exprime ici. D’un côté, l’expansion du capitalisme dérègle le rapport de l’humanité à la nature, produisant une pandémie. De l’autre, la pandémie agit sur sa source en apportant une perturbation terrible.

    Comment le capitalisme s’est insidieusement installé

    Le capitalisme s’installe sans que les gens ne possèdent de recul suffisant pour comprendre le sens de cette installation ; prisonniers de la consommation capitaliste, ils participent à l’enracinement d’un mode de production à tous les niveaux de la vie, sans s’en apercevoir.

    Un excellent exemple est l’extension du réseau routier en France accompagnant l’expansion de la consommation d’automobiles. Le nombre de morts et de blessés a connu une croissance vertigineuse associée au développement du capitalisme en ce domaine, sans que cela soit dénoncé ou remarqué. Il était en même temps parlé du nombre de morts du contingent en Algérie française, mais celui-ci était pourtant inférieur.

    AnnéeNombre d’accidentsNombre de blessésNombre de tués
    194925 24722 0002 878
    1955140 232147 5518 058
    1967215 470302 24512 696
    1972259 954386 87418 034

    Cette installation du capitalisme a d’autant plus été accepté que l’accès à l’automobile a été un progrès matériel sur le plan pratique, que les automobiles se sont améliorés, ainsi que la sécurité routière. Cela a été un long processus, s’étalant sur plusieurs décennies. Cependant, cela a largement suffi pour qu’il n’y ait aucune remise en cause par les masses tant du réseau routier que de son extension, tant des automobiles que des accidents.

    AnnéeNombre d’accidentsNombre de blessésNombre de tués
    1979242 975335 90412 197
    1984199 454282 48511 525
    2000121 223162 1177 643
    201956 01970 4903 244

    Le modèle américain

    Ce qui est vrai pour l’installation du parc automobile et du réseau routier est vrai pour l’ensemble des marchandises. Les différents marchés capitalistes se sont non seulement développés, mais ils se sont en plus répondus les uns aux autres. Cela est vrai à l’intérieur des pays, mais également entre les pays, et encore davantage avec l’instauration de la Communauté européenne et l’intégration de la Chine devenue social-fasciste dans le marché capitaliste international.

    Le problème de fond, très facile à comprendre et immédiatement remarquée par l’Internationale Communiste dès sa fondation à la suite de la révolution russe, c’est que les États-Unis d’Amérique n’ont initialement pas été touchés par la première crise générale du capitalisme. En profitant de la modernisation productive (le « fordisme »), ils ont pu s’imposer comme la principale force impérialiste et ont contribué à relancer le capitalisme alors tellement à sec qu’il se précipitait dans la guerre mondiale.

    Le mode de vie américain s’est généralisé, avec une consommation présente à tous les niveaux de l’existence, avec tout choix trouvant la possibilité de se réaliser par la consommation. Exister, c’est consommer de telle ou telle manière, un nombre incroyable de marchés se proposant pour satisfaire des goûts d’autant plus multiples que la différence, la différenciation, l’isolement individualiste sont promus par le capitalisme.

    Cela représente un saut qualitatif pour le capitalisme, car davantage de marchés capitalistes dans une société, c’est autant d’échos en plus dans le circulation des capitaux et des marchandises. On a alors un cercle en apparence vertueux pour le capitalisme, qui semble toujours s’en sortir, avec une capacité perpétuelle de se récupérer et de récupérer les oppositions.

    Avec davantage de capitaux, il y a la capacité d’utiliser de plus en plus d’initiatives venant d’en bas, de récupérer pour le capitalisme toutes les idées, toutes les actions. La capacité du capitalisme à intégrer en son sein même des formes rebelles comme le hip hop, le punk, le grunge… est bien connue.

    Le 24 heures sur 24 du capitalisme

    C’est ainsi que s’est formé le 24 heures sur 24 du capitalisme, à partir des années 1960, pour se généraliser toujours davantage jusqu’au début du 21e siècle, avec de nombreux secteurs des masses des pays impérialistes se faisant corrompre.

    La Fraction Armée Rouge constate en 1972 que :

    « La définition du sujet révolutionnaire à partir de l’analyse du système, avec la reconnaissance que les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde, et avec l’utilisation du concept de Lénine d’« aristocratie ouvrière » pour les masses dans les métropoles, n’est pas périmée et terminée.

    Au contraire, elle ne fait même que commencer. La situation d’exploitation des masses dans les métropoles n’est plus couvert par seulement le concept de Marx de travailleur salarié, dont on tire la plus-value dans la production.

    Le fait est que l’exploitation dans le domaine de la production a pris une forme jamais atteinte de charge physique, un degré jamais atteint de charge psychique, avec l’éparpillement plus avancé du travail s’est produite et développée une terrifiante augmentation de l’intensité du travail. L

    e fait est qu’à partir de cela, la mise en place des huit heures de travail quotidiennes – le présupposé pour l’augmentation de l’intensité du travail – le système s’est rendu maître de l’ensemble du temps libre des gens.

    À leur exploitation physique dans l’entreprise s’est ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits et de leurs utopies – au despotisme des capitalistes dans l’entreprise s’est ajouté le despotisme des capitalistes dans tous les domaines de la vie, par la consommation de masse et les médias de masse.

    Avec la mise en place de la journée de huit heures, les 24 heures journalières de la domination du système sur les travailleurs a commencé sa marche victorieuse – avec l’établissement d’une capacité d’achats de masse et la « pointe des revenus », le système a commencé sa marche victorieuse sur les plans, les besoins, les alternatives, la fantaisie, la spontanéité, bref : de tout l’être humain !

    Le système a réussi à faire en sorte que dans les métropoles, les masses sont tellement plongées dans leur propre saleté, qu’elles semblent avoir dans une large mesure perdu le sentiment de leur situation comme exploitées et opprimées.

    Cela, de telle manière qu’elles prennent en compte, acceptant cela tacitement, tout crime du système, pour la voiture, quelques fringues, une assurance-vie et un crédit immobilier, qu’elles ne peuvent pratiquement rien se représenter et souhaiter d’autre qu’une voiture, un voyage de vacances, une baignoire carrelée.

    Il se conclut de cela cependant que le sujet révolutionnaire est quiconque se libère de ces encadrements et qui refuse de participer aux crimes du système. Que quiconque trouve son identité dans la lutte de libération des peuples du tiers-monde, quiconque refuse de participer, quiconque ne participe plus, est un sujet révolutionnaire – un camarade.

    De là il s’avère que nous devons analyser la journée de 24 heures du système impérialiste.

    Qu’il nous fait présenter pour chaque domaine de la vie et du travail comment la ponction de la plus-value se déroule, comment il y a un rapport avec l’exploitation dans l’entreprise, car c’est précisément la question.

    Avec comme postulat : le sujet révolutionnaire de l’impérialisme dans les métropoles est l’être humain dont la journée de 24 heures est sous le diktat, sous le patronage du système.

    Nous ne voulons pas élargir le cadre où doit être réalisée l’analyse de classe – nous ne prétendons pas que le postulat soit déjà l’analyse.

    Le fait est que ni Marx ni Lénine ni Rosa Luxembourg ni Mao n’ont eu à faire au lecteur du [journal populiste à gros tirage] Bild, au téléspectateur, au conducteur de voiture, à l’écolier psychologiquement formaté, à la réforme universitaire, à la publicité, à la radio, à la vente par correspondance, aux plans d’épargne logement, à la « qualité de la vie », etc.

    Le fait est que le système se reproduit dans les métropoles par son offensive continue sur la psyché des gens, et justement pas de manière ouvertement fasciste, mais par le marché.

    Considérer pour cela que des couches entières de la population sont mortes pour la lutte anti-impérialiste, parce qu’on ne peut pas les caser dans l’analyse du capitalisme de Marx, est pour autant délirant, sectaire comme non-marxiste.

    Ce n’est que si l’on arrive à amener la journée de 24 heures au concept impérialiste / anti-impérialiste que l’on peut parvenir à formuler et à présenter les problèmes concrets des gens, de telle manière qu’ils nous comprennent. »

    L’ennui, la laideur, l’anxiété, l’angoisse
    dans un espace urbain aliénant

    Le 24 heures sur 24 du capitalisme ne permet aucun temps mort et pourtant la capacité à consommer est limitée, sans compter que les bonheurs relèvent du consommables : ils sont éphémères, il faut les renouveler constamment et ainsi avoir les moyens de les renouveler. Or, l’acquisition d’argent pour la consommation implique de participer à la production, qui est bien plus épuisante psychiquement et physiquement qu’auparavant. Le travail épuise les nerfs, la consommation est superficielle sur le plan humain, il s’ensuit une déprime exprimant une certaine conscience de vivre dans une course folle.

    C’est que cela se déroule dans un environnement façonné par le capitalisme.

    Les villes et les campagnes sont, au début du 21e siècle, entièrement façonnés par le capitalisme.

    S’il existe des décisions au niveau des États, des régions, des communes, s’il y a bien un rôle pour les architectes, s’il y a bien une réflexion de la part des urbanistes, s’il existe même des paysagistes, c’est en dernier ressort le mode de production capitaliste qui décide de la tendance générale.

    L’habitat répond, dans sa substance même, entièrement aux exigences, à la terreur de la consommation du capitalisme. Un habitat est avant tout un lieu où vit un consommateur et il doit être en mesure de consommer sur cette base. Et cet habitat est défini par lui-même par sa capacité à consommer.

    Les bourgeois des centre-villes peuvent se permettre de vivre là, car ils consomment et que leur propre habitat relève de la consommation. Inversement, le prolétariat se fait placer en périphérie, puisque de toutes façons sa consommation est elle-même périphérique.

    L’habitat répond cependant également entièrement aux exigences de production du capitalisme. Il faut que le personnel nécessaire à la production soit à disposition. Là encore, il y a une différence entre la Défense comme pôle de décision et les usines de Picardie, entre les périphéries lieux de production et de diffusion des marchandises et des centres focalisés sur la distribution des marchandises.

    L’espace urbain maximalise les potentialités de la production et de la consommation et chaque personne doit suivre, se plier, s’adapter, quitte à être broyé. Une fuite n’est pas possible de par les exigences d’un capitalisme qui tourne et qui ne laissent personne à l’écart.

    Les villes deviennent ainsi toujours plus laides, les campagnes se vident, tout se dégrade, alors que l’angoisse apparaît inéluctablement comme émotion pour quiconque cherche à se projeter dans un tel environnement.

    Cette anxiété produit, tant dans les villes que les campagnes, la fuite dans les jeux d’argent, les drogues, le sado-masochisme, l’idéologie LGBT, l’émigration. Or, tout cela est également une fuite de type capitaliste : c’est simplement un changement de marché, un changement de terrain de la production et de la consommation. Et cela ne modifie pas la laideur générale que produit le capitalisme développé, où une ville comme Dubaï a plus de statut que Prague.

    Et encore est-ce là raisonner en termes locaux. Si l’on se déplace dans le pays, on voit à quel point tout se dégrade sans commune mesure, avec un étalement urbain progressant en France de 165 hectares par jour (et bien moins en Belgique pour des raisons géographiques et historiques).

    La laideur des réalisations capitalistes entièrement décidées par les intérêts du capital et le mauvais goût de couches dominantes décadents défigure absolument tout le pays, empêchant de trouver sa place et produisant une quête romantique anticapitaliste nihiliste, par absence de compréhension de la lutte des classes et du matérialisme dialectique.

    Le piège de la petite propriété

    Les villes et les campagnes subissent ainsi de plein fouet la contradiction entre la production et la consommation existante dans le capitalisme. Les intérêts de la production ne sont pas nécessairement ceux de la consommation et inversement.

    On arrive alors à une géographie en générale façonnée par les échanges et des zones de vie où les gens sont soit isolés les uns des autres, soit les uns sur les autres. La pandémie se développe en raison de cette accumulation de gens dans le béton, ou bien en raison des échanges à travers un pays entièrement structuré par les échanges capitalistes.

    De plus, tout se déroule dans le chaos du marché, même s’il y a des interventions des institutions, qui sont de toutes façons par la rapidité de l’évolution du marché.

    Et, surtout, le capitalisme transporte des valeurs amenant à une valorisation, une généralisation de la petite propriété. Pratiquement 60 % des Français sont propriétaires de leurs logements, 72 % en Belgique.

    Cela fait que si une minorité peut accuser les propriétaires de leur logement de leur situation insupportable de locataires, la majorité ne peut s’en prendre qu’à elle-même. C’est toutefois au-delà de ses forces, tellement elle est prisonnière de la course capitaliste.

    La pandémie met à nu le quotidien
    dans la métropole impérialiste

    Le 24 heures sur 24 du capitalisme a été fortement perturbé par la pandémie et les gens se sont retrouvés désemparés. Ils ont montré qu’ils n’étaient pas capables d’autonomie, qu’ils attendaient passivement ce que le capitalisme est capable de leur proposer en termes culturels.

    Il y aurait pu y avoir un grand retour à la lecture de classiques de la littérature, un vaste passage à des activités comme le dessin, la peinture, l’écriture. Rien de tout cela n’a eu lieu, car cela n’est pas possible pour des gens formatés à consommer et à vivre par la consommation.

    Comment un propriétaire, qui est de ce fait impliqué lui-même dans le fonctionnement du capitalisme, dans son succès, peut-il résister à la terrible pression produite par la pandémie ? C’est tout simplement impossible.

    Et si on ajoute à cela ceux qui veulent accéder à la propriété, on a une grande majorité de la population.

    Bien entendu, on parle ici le plus souvent de ce qui forme une vaste petite-bourgeoisie, ou bien de couches populaires cherchant à accéder à un mode de vie ouvertement petit-bourgeois.

    Derrière, il y a un besoin de sécurité, recherché individuellement par la méfiance, l’absence de confiance ou le refus d’une sortie collective aux problèmes posés par le capitalisme.

    Cela ne change cependant pas le problème de fond : les gens se sont engagés dans le capitalisme et ils se retrouvent piégés. Il faudrait une classe ouvrière capable d’une mobilisation générale crédible pour être capable d’arracher la petite-bourgeoisie à ses fétiches.

    La question collective

    Le 24 heures sur 24 du capitalisme a toujours connu des éléments capables de critiques et le désespoir d’une vie quotidienne au ralenti n’a pas touché certains secteurs. Une minorité a compris que cette course capitaliste était insensée, qu’elle était vaine, qu’on gâche sa vie dans un tel système où l’on est subordonné à la production afin de satisfaire une consommation superficielle.

    Cependant, sans orientation de classe, cela aboutit en initiatives qui immanquablement s’inscriront dans le capitalisme.

    De plus, cela passe à côté du problème central. Le capitalisme défigure la nature et la pandémie a révélé que les espaces de la métropole impérialiste sont ingérables. Soit les hôpitaux sont trop loin, soit ils sont surchargés, alors que les logements s’avèrent largement inaptes pour qu’on y vive de manière prolongée.

    C’est qu’en fait la dimension collective est entièrement absente du capitalisme et, lorsque la pandémie a fait que l’accès systématique à la consommation capitaliste a été affaiblie, les individus atomisés ont été livrés à eux-mêmes et c’est alors l’explosion, ou plus exactement l’implosion.

    D’où les comportements individualistes, relativistes, notamment dans la petite-bourgeoisie au mot d’ordre de « fêtes » et de « libertés ». Mais la pandémie n’est pas terminée et le mode de production capitaliste apparaît alors comme incapable de faire face à une question collective.

    Le mode de production capitaliste, en ayant façonné les gens à son image, n’est plus en mesure de puiser un sens du collectif qu’il pourrait utiliser de manière pragmatique pour s’en sortir.

    Ce n’est pas le cas en Chine, car c’est un pays social-fasciste, sur la base d’un capitalisme monopoliste d’État conséquent à la prise du pouvoir des révisionnistes en 1976 à la mort de Mao Zedong. C’est un régime construit par en-haut et il est encore en mesure de prendre des décisions par en-haut, malgré la bureaucratisation généralisée et un capitalisme ultra-violent s’appuyant sur de très puissants monopoles.

    Cela produira immanquablement une contradiction en Chine, entre la dimension collective de l’intervention dans la pandémie et sa gestion uniformisée, de type terroriste, par en haut. Inversement, dans les pays impérialistes où le capitalisme s’est développé sans entraves, la contradiction est celle entre des individus atomisés par la vie quotidienne dans le 24 heures sur 24 du capitalisme et les exigences historiques de collectivisme face à la pandémie.

    Et c’est là un aspect seulement de la crise générale du capitalisme où les défis sur la table – réchauffement climatique, protection de la nature, condition animale, possibilités d’épanouissement personnel – sont innombrables.

  • Un aperçu de l’état et du rôle des zones humides dans le monde grâce à la Convention de Ramsar

    [Crise numéro 9, février 2021]

    La question de la pandémie est indissociable de celle du rapport de l’humanité à la nature. Cette question prend une importance d’autant plus grande que la crise générale du capitalisme implique une accélération des déséquilibres. L’un des points essentiels en ce domaine consiste en les zones humides. Avoir un aperçu sur cet aspect de la nature est incontournable.

    Le 2 février 2021 est la vingt-troisième journée internationale des zones humides, lancée pour la première fois en 1997 par la convention de Ramsar afin de faire des zones humides une question publique de premier ordre. La conférence de Ramsar est issue de la signature d’une convention en faveur des zones humides à Ramsar, en Iran en 1971. C’est l’un des « seul traité international ayant force de loi ».

    Mise en œuvre en 1975, il y a aujourd’hui 46 ans, ce sont 171 parties qui ont signé cette convention. Cela a pour résultat le classement de 2 300 sites au statut « Ramsar », ce qui recouvre un peu plus de 254 millions d’hectares, soit la surface du Canada. Ici, on peut trouver la présentation des sites « Ramsar » en France.

    En cette année 2021, le thème de la journée mondiale porte sur « l’eau, les zones humides et la vie ». C’est l’occasion pour se pencher sur la nature de ces écosystèmes par le biais du rapport « Perspectives mondiales des zones humides. L’état mondial des zones humides et de leurs services à l’humanité 2018 » publié à la même date par le secrétariat de la Convention de Ramsar.

    L’enjeu du rapport est annoncé dès le début de la manière suivante : « préserver les fonctions et la bonne santé des zones humides naturelles est essentiel pour garantir un développement durable et assurer la survie de l’humanité ».De 88 pages, ce rapport se décompose en six parties, dont une d’introduction, deux de conclusions (5) et bibliographie (6). Le cœur du rapport est une mise en perspective de l’état et des tendances (2), des moteurs du changement (3) puis des réponses à apporter (4) (Lire le rapport complet).

    1. État des lieux

    A la page 11, un constat des plus justes est dressé (les éléments importants sont mis en gras) :

    « L’importance des zones humides pour le bien-être humain a souvent été négligée ou sous-estimée, d’où la place secondaire occupée par la gestion des zones humides dans la planification du développement.

    Au sein d’un secteur donné, les parties prenantes prennent des décisions fondées sur des intérêts étroits et à court terme, perdant ainsi des occasions d’obtenir une multitude d’avantages et provoquant la disparition et la détérioration de nouvelles zones humides. »

    Cela est évidement le résultat d’une société où c’est le profit qui guide la production sociale et où le développement est soumis aux aléas de l’échange marchand. Le temps de valorisation du capital, visant nécessairement un taux de rotation le plus élevé, se heurte aux limites naturelles du temps long de formation d’une zone humide.

    Globalement, le rapport atteste de la forte pression subie par les zones humides. Elles sont, au mieux dégradées, au pire détruites. On connaît ainsi la donnée comme quoi, entre 1960 et 1990, 35 % des zones humides ont disparu sur la Planète.

    On sait moins que :

    « Depuis 1700, 87% de la ressource mondiale en zones humides ont été perdus dans les endroits où les données existent (ce qui signifie que ce pourcentage peut ne pas être représentatif de l’évolution au niveau mondial), avec des taux d’appauvrissement en hausse depuis la fin du 20e siècle (Davidson 2014). » (p. 21)

    Remarquons d’ailleurs que la connaissance de la dégradation (destruction ou réduction/altération) des zones humides est réalisée grâce à la naissance en 2014 de l’indice WET. Cet indice qui signifie « Wetland Extent Trends » (« Tendances de l’étendue des zones humides ») est donc récent et reste assez limité puisqu’il se base uniquement sur un principe quantitatif (étendue), et non pas directement sur leur rôle qualitatif, ainsi que sur une base de données recueillies.

    L’indice se base donc sur les zones humides répertoriées. Cela pose un problème puisque de très nombreuses zones humides ne le sont pas, en raison des manques de moyens par les organismes chargés de cette tâche.

    De nombreuses zones sont ainsi peu ou pas connues, parfois classées en « zones potentielle » pendant plusieurs années avant d’avoir un véritable étude pédologique (sol) confirmant ou non le caractère humide. Ces zones « potentielles » sont donc hors champ législatif, plus vulnérables face aux destructions.

    Enfin, on apprend de manière fort intéressante que si la superficie des zones humides naturelles diminue, celles des zones humides artificielles ne cesse d’augmenter. Ces zones artificielles sont des réservoirs, des lacs, des rizières qui, malgré qu’elles soient « mieux que rien », restent pauvres en termes de fonctions écologiques (tournées surtout vers l’eau potable et la maîtrise des risques d’inondations).

    2. Au cœur de la biosphère

    Il n’est de secret pour personne qui se penche sur les zones humides qu’elles sont des formidables écosystèmes. A la lecture du rapport, on comprend qu’elles sont surtout ce qu’on pourrait appeler des canevas de la Biosphère. Ce ne sont pas simplement des zones secondaires (au sens maoïste), dont les fonctions seraient relativement en retrait du reste de la Planète : tout comme les océans et les forêts, elles sont un maillon principal de la chaîne trophique et écologique de la Planète.

    Une zone humide se retrouve au centre de cycles aussi variés que ceux de l’azote, du carbone et de l’eau.

    Ainsi,

    « il se pourrait qu’une grande partie des quelque 19 millions de km2 de roches carbonatées à la surface de la planète reposent sur des zones humides souterraines (Williams, 2008), soit une superficie plus grande que celle des zones humides de surface intérieures et côtière.s » (p. 23)

    C’est que les zones humides sont le ferment à toute une vie organique. Elles en concentrent tous les ingrédients : eau stagnante, végétaux divers et variés, intense activité minéralogique et bactérienne.

    Pour le comprendre, il ne faut pas séparer les cycles naturels les uns, des autres. On a donc le cycle de l’eau avec un ruisseau avec un volume, et un débit précis. En fonction de cela, il apporte des azotes (sous forme minérale). Ces sédiments viennent se fixer dans le sol des zones humides.

    Dans les endroits où l’eau stagne, il y a une absence d’oxygène. Dans ces conditions, des bactéries dites anaérobies (vivant sans air) respirent en captant l’air présents dans les azotes (d’ammoniac par exemple) et les transforment alors en nitrites. C’est le processus d’oxydoréduction, visible lors des études pédologiques permettant d’identifier une zone humide.

    Lorsque ces nitrites ont été produites par les bactéries anaérobies, elles entrent alors à leur tour dans le développement d’autres bactéries qui les transforment à leur tour en nitrates minéralogiques, mais aussi gazeux (rejetés dans l’atmosphère, comme le méthane). C’est ce qu’on appelle le processus de dénitrification.

    Ces deux processus d’oxydoréduction et de dénitrification aident à purifier l’eau, en contribuant à la croissance des végétaux.

    Au même titre que le carbone capté grâce la photosynthèse (cycle atmosphérique du carbone), le cycle de l’eau apporte ainsi des sédiments minéralogiques qui sont transformés par le « travail » des bactéries, et dont le produit devient les nutriments pour la flore, comme le nitrate transformé en diazote par exemple.

    Les plantes consomment alors une partie du carbone (CO2) et lors de leur décomposition, celui-ci est absorbé par le sol. C’est la respiration écologique qui fait qu’on parle des zones humides comme des puits de carbone, résultat d’un processus de transformation organique au carrefour des cycles de l’eau et de l’air.

    On estime que les zones humides telles que les tourbières, qui représentent seulement 3 à 4% des terres émergées, « piègent » 25 à 30 % du carbone, soit deux fois plus que les forêts. Évidemment, détruire une zone humide, c’est re-libérer dans l’atmosphère ce carbone « emprisonné ».

    Enfin, l’eau stagnante est renouvelée, évacuant ainsi le surplus de nitrates, après l’avoir conservé. L’eau est ainsi filtrée, dépolluée. Le reste des composés transformés sont « évacués » dans l’atmosphère sous la forme de gaz (diazote, dioxyde d’azote, dioxyde de carbone, méthane et aussi bien sûr de l’oxygène) s’intégrant à leur tout dans leurs cycles naturels respectifs.

    Il faut donc bien voir les zones humides comme un maillon essentiel de la Biosphère ; jouant un rôle précis, en fonction d’équilibres déterminés à l’intérieur de cycles particuliers mais inter-reliés.

    Il suffit qu’un paramètre de tel ou tel cycle soit modifié, même de manière minime, pour que tout le système d’équilibre soit perturbé. Pour ne prendre qu’un exemple : le changement de débit d’un ruisseau ou des pluies trop intenses vont engendrer un surplus de sédiments liés au cycle de l’eau.

    Cela peut aboutir en définitive à l’eutrophisation du cours d’eau par un apport déséquilibré de « nourriture », avec des plantes qui se développent et asphyxient la zone. C’est là qu’entre en jeu les pollutions qui, engendrées par des activités humaines non planifiées, viennent dégrader, et même détruire l’équilibre de ces écosystèmes.

    3. Des destructions ou dégradations de diverses natures

    La convention Ramsar cible trois sortes d’impacts qu’ils nomment « moteur du changement » (ce qui devrait plutôt être qualifiés comme des pollutions, voir en certains cas un écocide). Ces moteurs sont à la fois directs et indirects, et reliés à des tendances mondiales.

    En tout premier lieu, il convient de citer la pollution maintenant connue des micro-plastiques, dont

    « On estime à 5,25 trillions au moins le nombre de particules de plastique à la surface des océans du monde, soit plus de 260 000 tonnes (Eriksen et al. 2014).

    Ces débris peuvent persister dans l’environnement pendant des siècles (Derraik 2002). Les particules de plastique perturbent les chaînes alimentaires, nuisent à la faune et libèrent des polluants organiques persistants. » (p. 34)

    Au cœur de agressions des zones humides, il y a les canalisations d’eau liées à son exploitation, les constructions en tout genre, et les pollutions d’origine agricole ou industrielle. La surexploitation de l’eau est principalement due à l’agriculture, et notamment à l’élevage d’animaux destinés à la viande, un secteur grand consommateur d’eau et surtout transformant des zones en pâturages et en culture de soja. L’agriculture est à l’origine du phénomènes dit de « poldérisation », soit la conquête des marais par des terres cultivables.

    Les centrales électriques participent également d’une pollution thermique, ayant pour conséquence une raréfaction de l’oxygène dans les cours d’eau (perte de biodiversité). Elles ont également un impact en modifiant le régime d’écoulement des eaux, importants pour l’apport en sédiments.

    Il peut donc y avoir un manque de nutriments, mais aussi un surplus à cause des engrais azotés rejetés par l’agriculture, mais aussi à cause des dioxydes d’azote, des métaux lourds émis dans l’atmosphère par les activités humaines (usines, transport) qui retombent avec les pluies.

    Pour la convention de Ramsar,

    « Face à un apport excessif de nutriments, les zones humides peuvent être envahies par des espèces agressives à taux de croissance élevé comme les massettes (Typha spp.) ou, selon l’endroit, le roseau commun (Phragmites spp.) (Keenan & Lowe 2001).

    La prédominance d’espèces végétales à forte productivité peut représenter un compromis par rapport à d’autres fonctions des zones humides.

    En règle générale par exemple, on assiste à une diminution de la biodiversité, laquelle s’accompagne d’une augmentation du volume de matière organique et de carbone dans les sols » (p. 39)

    Tout comme

    « De plus fortes concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère peuvent également stimuler la croissance des plantes, bien que ce phénomène soit différent d’une espèce et d’un type de zone humide à l’autre (Erickson et al. 2013). » (p. 39)

    Ces raisonnements sont erronés car ils isolent les cycles, les séparent de l’équilibre général. Cela peut être juste, mais seulement en partie. Car par exemple, un apport excessif de dioxyde de carbone (Co2) permet la croissance des plantes, mais alors cela va accroître la demande en eau, mais aussi en diazote. La modification d’un paramètre entraîne nécessairement la modification des autres, du paramétrage général.

    Au cœur de la disparition et/ou de la dégradation écologique des zones humides, on retrouve des déséquilibres qui proviennent de l’anarchie de la production capitaliste. C’est évidemment le cas des pollutions mais aussi de l’étalement urbain :

    « la rapidité de la croissance urbaine entraîne souvent un développement mal réglementé des zones périurbaines, avec des incidences sociales et environnementales préjudiciables » (p. 56)

    Ces altérations, ces pollutions qui entraînent un réchauffement climatique, provoque à son tour une cassure dans les processus organiques bactériens que nous avons vu précédemment :

    « La hausse des températures imputable au changement climatique se traduise par une augmentation des émissions de gaz à effet de serre à l’intérieur des zones humides, en particulier dans les régions du pergélisol où le réchauffement entraîne la fonte des glaces, ce qui augmente la proportion d’oxygène et d’eau dans le sol.

    L’activité microbienne qui en découle génère de grandes quantités de dioxyde de carbone et/ou de méthane qui sont rejetées dans l’atmosphère (Moomaw et al. 2018). (p.38)

    Tous ces déséquilibres sont le fruit d’un mode de production qui ne tient pas compte des cycles lent et long de la Biosphère. Ces dégradations sont donc liées au développement de l’Humanité dans un cadre historique de production et de consommation, qu’il s’agit maintenant de transformer pour le mettre en rapport avec les dynamiques géochimiques. Les réponses pour faire face aux déséquilibres sont assez faibles, voir même contre-productives.

    4. Compenser… ou défendre ?

    La convention énonce de nombreux « objectifs » ou « accords » auxquels la Convention Ramsar se joint. C’est par exemple le cas de l’Accord de Paris, de la COP 21. Dans le cadre de ces objectifs, pour la plupart non contraignants, la Convention établit un « plan stratégique 2016-2024 » liés à quatre buts, dont le premier est « la lutte contre la perte et la dégradation des zones humides ».

    Le fait de concevoir un « plan stratégique » est évidemment positif. Mais pour que celui-ci ait un quelconque effet concret, il devrait être conçu dans le cadre d’une planification sociale à l’échelle mondiale. La Biosphère constituée du maillage essentiel des zones humides est une réalité mondiale appelant un gestion populaire, donc coercitive, et planifiée à l’échelle planétaire.

    D’ailleurs cette tendance trouve à s’exprimer malgré tous les obstacles capitalistes-nationaux, avec les « zones transfrontalières », des zones humides gérées par différents pays dans le cadre du classement en site Ramsar (une vingtaine de sites actuellement).

    Mais comment cela ne peut pas aller plus loin dans le cadre actuel des choses, la Convention Ramsar se replie sur le principe alors sur le principe neutre « éviter-réduire-compenser », principe énoncé d’ailleurs dès le début du rapport :

    « L’approche « éviter-atténuer-compenser » préconisée par Ramsar et intégrée dans de nombreuses législations nationales constitue un outil précieux à cet effet » (p. 11)

    Principe rappelé donc à la page 64 :

    « Les lois nationales sur les zones humides et la biodiversité reposent fréquemment sur un cadre visant à « éviter-réduire-compenser » (Gardner et al. 2012) faisant souvent partie d’un processus d’autorisation d’activités de développement. La nécessité d’éviter la perte de zones humides est généralement identifiée comme un impératif ».

    Ce principe est une véritable boite de pandore car finalement elle permet à la fois aux pays contractant de la convention de se montrer respectueux d’un accord international, tout en laissant l’appréciation au libre arbitre des porteurs de projets destructeurs.

    Car les entreprises se montrent peu soucieuse d’ « éviter » leur impact : si « le profit en vaut la chandelle », elles prévoient quelques euros de plus pour réaliser un bassin d’eau, altérant ainsi grandement les fonctions écologiques générales de toute zone humide. Les basins d’eaux sont d’ailleurs souvent grillagés, ce qui forme un nouvel obstacles pour les animaux qui gravitent autour.

    A cela s’ajoute que ces législations, notamment sur les compensations sont très peu suivies et contrôlées, si bien que qu’on ne sait pas

    « si les Parties contractantes appliquant de telles politiques ont atteint cet objectif non seulement pour les zones humides elles-mêmes, mais également pour leurs fonctions. » (p. 65)

    Et la convention de Ramsar d’ajouter, un peu naïvement :

    « une politique « Aucune perte nette » ne devrait pas être mise en œuvre si elle réduit le principal impératif qui est d’éviter tout impact sur les zones humides naturelles ». (p.65)

    Ce tableau montre toute la pauvreté écologique des « zones humides artificielles » en comparaison avec les zones humides naturelles. De fait, le principe de « compensation » absurde.

    En juin 2019, la 57e réunion du Comité permanent de la Convention relevait de manière bien froide, dans un tableau également très « administratif » :

    « Les solutions fondées sur la nature ne sont pas bien intégrées dans les stratégies nationales.

    La gestion des zones humides fonctionne généralement indépendamment des autres stratégies et processus de développement [intérêts économiques et politiques].

    Les avantages quantifiables des services écosystémiques sont mal compris. Souvent, les décideurs ne savent pas reconnaître tout l’éventail des valeurs des zones humides, ce qui limite leur capacité à plaider efficacement en faveur de leur inclusion dans les stratégies et plans nationaux.

    Des niveaux élevés de coopération intersectorielle et institutionnelle font défaut. »

    C’est dire comment la protection des zones humides n’est qu’un leurre, l’accumulation du capital prime forcément sur la reconnaissance de la nature puisqu’une zone humide se dresse comme un obstacle, comme une limite infranchissable. Elle est alors « supprimée » au pire, « déplacer » (compensation) au mieux…

    La convention de Ramsar fait avec les moyens qu’elle a à sa disposition, dans le cadre de l’économie capitaliste.

    Elle met en avant des sortes de « droits à polluer » avec des systèmes de bons points pour les entreprises, des crédits financiers pour inciter les agriculteurs à gérer une zone humide ou pour attirer des investisseurs à entretenir les zones naturelles.

    Tout cela est vain. Étant intégré au jeu institutionnel mondial, la Convention Ramsar n’a qu’une très faible marge de manœuvre. Pour l’avoir, il faut être en dehors du circuit des intérêts économiques et institutionnels dominants, il faut porter la rupture.

    Il est évident que la seule perspective est de mobiliser concrètement à la base pour défendre les zones humides, quel que soit leur taille ou leur niveau de fonctionnalité (on peut réparer !).

    Mais pour cela, il faut d’abord maîtriser la connaissances de ces écosystèmes complexes, et savoir les identifier. Enfin, il paraît évident que la solution de long terme réside dans la formation d’un nouvel État, disposant d’un ministère spécifiquement dédié à la protection de ces écosystèmes dans le cadre d’une production sociale planifiée selon la dynamique de la biosphère.

  • Le Pôle de Renaissance Communiste en France, une structure nationaliste tentant de fausser le concept de crise générale du capitalisme

    [Crise numéro 9, février 2021]

    « Un quart des Français ne peuvent pas faire trois repas par jour »

    Tel est le genre d’affirmations fantasmagoriques qu’on trouve de manière régulière à l’ultra-gauche. Il s’agit en l’occurrence ici du Pôle de Renaissance Communiste en France, qui représente la « gauche » du Parti « Communiste » Français. On reconnaît le misérabilisme qui sert à masquer qu’on vit en réalité dans un pays capitaliste avancé, où les larges masses sont corrompues par la société de consommation capitaliste.

    En prétendant que les masses françaises sont « pauvres », on masque le caractère impérialiste de la France. De là à expliquer que la France serait un pays opprimé, il n’y a qu’un pas, et le Pôle de Renaissance Communiste en France l’a franchi. Il affirme, comme Jean-Luc Mélenchon, que la France serait un pays victime de l’Allemagne, qu’une oligarchie internationale en aurait pris le contrôle. Il faudrait donc lever le drapeau bleu blanc rouge de la libération nationale.

    Mais le Pôle de Renaissance Communiste en France est plus dangereux encore que Jean-Luc Mélenchon, car si ce dernier se revendique populiste, le Pôle de Renaissance Communiste en France se prétend « communiste ». Il apport par conséquent une très grande confusion, en particulier parce qu’il parle parfois de crise générale du capitalisme.

    Pour démasquer cela, il suffit de regarder les propos tenus par Georges Gastaud le 13 janvier 2021 dans une interview pour le site initiative communiste, qui relaie les conceptions du Pôle de Renaissance Communiste en France. Georges Gastaud en est le co-secrétaire national et dirigeant historique, depuis l’apparition de ce mouvement, en 2004, comme tendance de « gauche » du Parti « Communiste » Français, avec une influence notable dans la CGT.

    Voici la première question et le début de la réponse, qui parle de « crise générale ».

    Initiative Communiste – Quelles leçons tirer de la très chaotique “transition” présidentielle aux États-Unis ?

    Georges Gastaud – Que la première puissance impérialiste mondiale en soit à offrir au monde médusé le spectacle d’une guerre civile larvée, cela donne la mesure de la crise générale du système capitaliste-impérialiste, laquelle frappe désormais de plein fouet les superstructures de la domination capitaliste états-unienne. 

    Quand on lit cela, on peut penser que Georges Gastaud parle d’une situation nouvelle. Or, en réalité, pour le Pôle de Renaissance Communiste en France, cela fait… 30, 50 ans que le capitalisme connaîtrait une crise générale, voire même 90 ou 100 ans, selon les articles. Le concept apparaît en fait très rarement, et de manière incantatoire.

    La raison en est très simple : le Pôle de Renaissance Communiste en France se revendique du concept révisionniste de « capitalisme monopoliste d’État » élaboré par le Parti Communiste Français dans les années 1960, sous l’égide de Paul Boccara. Le stade impérialiste du capitalisme aurait été dépassé par un capitalisme organisé au moyen de l’État.

    Dans le même interview du 13 janvier 2021, Georges Gastaud dit ainsi :

    « Bien entendu, le PRCF comme tel n’a pas pour autant vocation ni compétence pour garantir ou pas tel ou tel vaccin.

    Il est en revanche de notre devoir politique de rappeler que dans le capitalisme monopoliste d’État qui règne aujourd’hui sous le pseudonyme de néolibéralisme, les intérêts capitalistes et l’intervention de l’État sont fondus en un mécanisme unique qui soumet la recherche scientifique aux énormes intérêts financiers.

    Le dire n’est en rien participer du scepticisme antivaccinal, cet obscurantisme: il s’agit seulement de constater un fait patent. »

    On a donc, pour le Pôle de Renaissance Communiste en France, une crise qui dure depuis plusieurs décennies, voire cent ans, avec un capitalisme qui n’est plus le capitalisme classique, ni celui parvenu au stade impérialiste, mais un « capitalisme monopoliste d’Etat », c’est-à-dire un capitalisme organisé.

    C’est la thèse traditionnelle de la social-démocratie des années 1920, puis des révisionnistes en URSS au début des années 1950 avec Eugen Varga et son « capitalisme monopoliste d’Etat » justement, que Paul Boccara a repris et systématisé au sein du Parti Communiste Français dans les années 1960, avec une adoption dans l’idéologie officielle du social-impérialisme soviétique et de ses satellites.

    Le Pôle de Renaissance Communiste en France est donc sur une ligne révisionniste. Il prétend avoir rejeté la « mutation » du Parti « Communiste » Français. Cependant, cette prétendue mutation est dans la droite ligne de la thèse du capitalisme monopoliste d’État : les analyses du Parti « Communiste » Français se revendiquent ouvertement de Paul Boccara.

    Le Pôle de Renaissance Communiste en France n’agit pas différemment. Lui-même ne se revendique d’ailleurs pas de Staline, ni évidemment de Mao Zedong. Quant à la référence à Lénine, elle ne saurait avoir de sens puisque la thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » annule toutes les positions de celui-ci.

    Dans la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », l’État est neutre et accaparé par les monopoles, il faut donc se les approprier dans le cadre des institutions et les « démocratiser ». Le Pôle de Renaissance Communiste en France est entièrement sur la ligne de l’acceptation de la légalité bourgeoise et du parlementarisme.

    Il cherche bien entendu à masquer cela, pour se distinguer du Parti « Communiste » Français. Il a pour cette raison inventé le concept de « Frexit progressiste », une sortie « progressiste » de l’Union européenne. Ce concept lui permet de parler de révolte du peuple et même parfois de « démocratie populaire ». Le Pôle de Renaissance Communiste en France en fait d’ailleurs des tonnes dans le nationalisme, afin de prétendre qu’il y aurait une dimension populaire à son approche.

    Cela n’a toutefois rien de vrai. Le nationalisme du Pôle de Renaissance Communiste en France est dans la droite ligne du Parti « Communiste » Français des années 1970. Et il exprime les intérêts de l’aristocratie ouvrière, d’où l’écho significatif du Pôle de Renaissance Communiste en France dans la CGT.

    Car la France est un pays extrêmement riche, avec un État parmi les plus puissants du monde, un capitalisme dans les premiers rangs mondiaux, avec une population pacifiée et corrompue par un système social bien entendu très utile, mais visant à éteindre les luttes de classe. Depuis 1968, la stabilité est d’ailleurs complète, l’hypothèse révolutionnaire est totalement isolée. Le capitalisme avancé a neutralisé au maximum les antagonismes.

    Le Parti « Communiste » Français, qui a trahi au début des années 1950 la cause communiste en rejetant Staline, en abandonnant l’objectif de la prise du pouvoir par la révolution, a joué un grand rôle dans ce processus d’écrasement de la lutte des classes. La CGT, en tant que syndicat dirigé par le Parti Communiste Français, s’est entièrement opposé à mai 1968, mettant tout son poids pour que les « gauchistes » n’influencent pas les masses populaires.

    Le Pôle de Renaissance Communiste en France ne fait que prolonger ce positionnement social-impérialiste du Parti « Communiste Français ». Son discours rejoint alors toute la vague nationaliste qui accompagne la seconde crise générale du capitalisme.

    La compétition internationale des pays impérialiste avait déjà provoqué, dans les années 2010, d’importants troubles, notamment dans la superpuissance américaine. Celle-ci, voyant la concurrence chinoise se mettre en place à l’horizon 2030-2050, est allé dans le sens d’un repli et d’une réorganisation stratégique, en vue de la confrontation. C’est le sens de l’élection de Donald Trump comme président et bien entendu il en va de même pour le brexit, qui représente un alignement britannique sur la superpuissance américaine.

    Et avec la seconde crise générale du capitalisme, le repli sur la base nationale, afin de profiter des États dans l’affrontement impérialiste, est absolument général.

    D’où une systématisation des thèses du « souverainisme » en France, à travers Marine Le Pen (Rassemblement National), Florian Philippot (Patriotes), François Asselineau (Union populaire républicaine), Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), le philosophe Michel Onfray (avec la revue « Front populaire »), le socialiste Arnaud Montebourg.

    Il faut également ajouter à ce panorama souverainiste Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise, qui est cependant davantage populiste, ainsi que son accompagnateur François Ruffin.

    Quelle place y a-t-il pour le Pôle de Renaissance Communiste en France dans un tel cadre ? Uniquement celui de la convergence avec les impérialistes, en se plaçant comme son aile « sociale ».

    Rien d’autre n’est possible, parce que le Pôle de Renaissance Communiste en France rejette le concept d’impérialisme, au nom de la thèse du « capitalisme monopoliste d’État » et d’une crise générale qui ne serait pas nouvelle mais perdurerait depuis des décennies. En révisant l’idéologie communiste, le Pôle de Renaissance Communiste en France se place dans l’orbite de la restructuration capitaliste et, dans une période de crise générale, son « patriotisme » le fait servir le nationalisme des forces les plus agressives de la bourgeoisie.