Auteur/autrice : IoULeeM0n

  • La peinture des ambulants russes et la société des expositions itinérantes

    L’artel avait réussi à promouvoir une indépendance des artistes réalistes par rapport à l’autocratie.

    Le terme le plus exact serait ici celui d’autonomie ; l’artel avait d’ailleurs comme pratique de mener des réunions tous les jeudis, pour échanger sur la situation sociale, les questions artistiques.

    Il est significatif d’ailleurs que l’artel refusait ce qui apparaissait comme décadent – comme le jeu de cartes – pour privilégier des jeux candides, comme le colin maillard. Les artistes étaient tournés vers le peuple, vers sa réalité, et à ce titre l’artel participa à une exposition à Nijni Novgorod, dans sa volonté de diffuser sa manière de voir les choses.

    Constantin Makovski, Baiser rituel

    Une conception aussi puissante ne pouvait qu’avancer, malgré les détours. Aussi, une nouvelle association d’entraide apparut, en 1870, fondée par Ivan Kramskoï, avec Grigori Miassoïédov, Vassili Pérov et Nikolaï Gay.

    L’idée était brillante : les expositions collectives qui se tinrent chaque année à Saint-Pétersbourg et Moscou, à partir de 1871, étaient réitérées dans les autres villes importantes : Kiev et Kharkov tout d’abord, puis ensuite des villes comme Tula, Saratov, Yaroslav, Poltava, Koursk, Kichinev, Odessa, Astrakhan, Kazan, Elizavetgrad, Vilna, Varsovie. Les œuvres peintres devaient l’être spécifiquement pour une exposition.

    Constantin Makovski, Noce dans une famille boyarde, 1883

    Dans cette logique les peintres assumèrent comme identité le terme « itinérants », en russe « pérédvijniki », qu’on traduit également par « ambulants ». La société des expositions itinérantes exista alors de 1870 à 1923, réalisant 48 expositions itinérantes au total.

    Le succès fut énorme. A l’opposé de l’artel, né d’un coup de force des quatorze à l’académie, cette fois les peintres étaient connus, leur conception limpide, leur initiative parfaitement lisible. L’organisation était beaucoup plus rodée : on ne pouvait rejoindre l’association qu’à l’issue d’un vote une fois l’an, avec présentation d’une œuvre.

    Constantin Makovski, [Le marchand Kuzma] Minin sur la place de Nizhny Novgorod, appelant les gens à faire un don [afin de former des milices patriotiques], 1896

    Le mouvement semblait même tellement irrésistible que l’académie dut tenter de converger avec la société des expositions itinérantes, avec les ambulants. La première exposition de la société eut ainsi lieu à l’académie elle-même, avec 46 tableaux. Ce n’était qu’une petite concession, les expositions de l’académie présentant 300-400 œuvres.

    Hors de question par contre pour l’académie d’accepter que les itinérants (ou ambulants) choisissent leurs propres œuvres et les présentent en toute indépendance à l’exposition universelle de Londres de 1873 ou à l’exposition panrusse art-industrie de 1880 à Moscou.

    Lors de cette dernière exposition, l’académie fit exprès de disperser les 100 œuvres des itinérants parmi 428 exemples d’art officiel, avec es thèmes religieux, classiques, méditerranéens. Les responsables d’entreprises de Moscou répondirent alors en publiant à leurs frais un catalogue des œuvres itinérantes, y compris avec des œuvres polémiques, notamment d’esprit anti-clérical.

    Constantin Makovski, Sous la couronne [du mariage]

    L’académie fit même en sorte par la suite, en 1885, de concurrencer les expositions itinérantes, avec des expositions concurrentes organisées par ses soins, à des tarifs moins élevés que ceux de l’association. L’impact culturel des itinérants sur les provinces restait toutefois très important, de par l’esprit du progrès qu’ils exprimaient.

    A Kiev, Mykola Murashko fonda ainsi une école de dessins dans l’esprit des itinérants et l’exposition itinérante jouait un rôle essentiel dans la formation de ses étudiants. L’école profita du soutien financier de la famille Tereschenko, qui était richissime de par son monopole du sucre (400 000 hectares possédées, 1/5 des travailleurs ukrainiens à leur service, un Tereschenko fut par la suite le ministre des finances du gouvernement Kerensky juste avant octobre 1917). Elle donna également sa collection pour l’ouverture du musée de Kiev, avec de très nombreux tableaux des itinérants.

    On a ainsi un conflit clair entre la monarchie absolue exigeant d’intégrer les itinérants et la bourgeoisie soutenant leur démarche. La pression augmenta encore lorsque le grand-duc Vladimir Alexandrovitch, président de l’Académie impériale des Arts, exerça également de vigoureuses pressions sur des membres individuels de l’association des itinérants.

    Constantin Makovski, Les augures de la période de Noël, 1905

    Finalement, l’académie mit fin aux expositions itinérantes dans ses locaux, interdit ses étudiants d’avoir des liens avec l’association, alors que la ville de Saint-Pétersbourg fit toute une série de sabotages administratifs pour les empêcher de construire un bâtiment qui leur serait dédié.

    Une répression fut effectuée sur les expressions favorables aux itinérants : la revue Nouveaux Temps dut cesser la publication de l’essai de Kramskoï, « La destinée de l’art russe » ; la revue illustrée L’abeille fut censurée dans son soutien aux itinérants, puis interdite, son éditeur Adrian Prakhov licencié de son poste d’assistant en histoire de l’art à l’académie.

    Une société des expositions artistiques, fondée en 1875, fut également fondée par l’académie comme sas pour retourner les itinérants et les intégrer. Quant à la maison impériale, bien sûr, elle cessa l’achat d’œuvres auprès des itinérants. Comme elle payait 1500 roubles pour une copie et 10-15000 roubles pour un tableau original, ce fut un coup rude : l’entrepreneur et mécène Pavel Tretiakov payait de son côté dans les années 1870 un tableau 1000-2000 roubles, soit plus du double du prix d’un tableau lors des années 1860.

    La ligne de démarcation semblait nette entre l’académie et l’association des expositions itinérantes.

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  • La première vague de la peinture des ambulants russes

    Ce que Pavel Fedotov n’avait pas pu faire ouvertement, la modification de la situation permit à ses successeurs de le faire. Les institutions officielles avaient permis à partir de 1859 la peinture de la vie quotidienne, avec toutefois au maximum l’obtention d’une médaille d’argent.

    Pourtant, dès 1860, Vassili Perov obtient une petite médaille d’or pour sa représentation d’un Fils d’un petit clerc, où on se moque de la fascination pour le premier uniforme, témoignant de l’obtention du premier grade du service civil. 

    L’année d’après, ce fut la grande médaille d’or qui fut obtenue, ainsi qu’une bourse pour étudier à l’étranger, pour un Sermon de village. On y voit que la dignité revient aux seuls paysans, alors que l’homme riche dort et que sa femme écoute les ragots ou se fait charmer. Ces deux tableaux marquent l’affirmation du réalisme.

    Fils d’un petit clerc
    Sermon de village

    Ce sont là d’éminents tableaux faisant des portraits de caractère et c’était l’ouverture de toute une série. Désormais, les médailles d’or étaient remises aux peintres tant pour des choix bibliques que pour ceux de la vie quotidienne, et ce malgré les statuts officiels. C’était une victoire et un passage en force du progrès.

    Voici le tableau ayant valu la petite médaille d’or de 1861, Le Repos à la moisson d’Alexandre Morozov (1835-1904). Suivent d’autres tableaux de lui : La Sortie d’une église de province datant de l’année suivante et lui valant l’acceptation comme académicien, ainsi que L’École gratuite de village.

    Le Repos à la moisson
    La Sortie d’une église de province
     L’École gratuite de village

    Il faut ici souligner le rôle d’Ivan Nikolaïevitch Kramskoï, qui a joué le rôle moteur dans la révolte des quatorze puis dans l’artel qui fut créé, collectif d’artistes. De 1863 à 1868, il enseigna à l’école de dessin de la Société d’encouragement des artistes et chercha à tout prix à ce que les artistes réalistes ne se fassent pas happer par le régime.

    Nikolaïevitch Kramskoï avait affirmé en 1863 qu’il ne fallait jamais chercher un autre que celui d’artiste, et lorsqu’en 1869 l’académie le nomma académicien, il écrivit une lettre pour que ce soit annulé, ce qui ne fut pas fait. C’était là une contradiction évidente dans sa nouvelle situation, d’autant plus douloureuse pour lui, qui fut à la tête de la révolte des quatorze, qu’il y avait alors déjà sept peintres de l’artel qui avaient déjà soumis des peintures à l’académie et obtenu le titre d’académicien.

    Ses tableaux les plus connus furent Le garde-forestier (1874), portrait d’un travailleur, chose révolutionnaire ; on a également Le Christ au désert (1872), avec un Christ non pas glorieux dans l’esprit de l’autocratie russe, mais dans la pauvreté et le doute (il s’agit du fameux moment de la tentation effectuée par le diable), ainsi que le Portrait de Mina Moisséïëv (1882).

    Le garde-forestier 
    Le Christ au désert
    Portrait de Mina Moisséïëv

    Il faut noter également ses portraits, notamment L’inconnue, de 1883, qui est une œuvre frappant de par sa profondeur, sa densité, ou encore Inconsolable chagrin, de 1884.

    L’inconnue
    Inconsolable chagrin

    Voici Le vieil homme à la béquille.

    Le vieil homme à la béquille

    Enfin il y a lieu de porter son attention sur ses portraits : celui de Léon Tolstoï en 1873, de Nékrassov composant les derniers chants en 1877, de l’illustre auteur national ukrainien Taras Chevtchenko et du peintre Litovtchenko en 1878.

    Léon Tolstoï
    Nékrassov
    Taras Chevtchenko
    Litovtchenko

    Nikolaïevitch Kramskoï fut un combattant inlassable en faveur du réalisme et de l’autonomie des artistes face au régime ; le peintre Ilya Répine lui dira ainsi :

    « Tu es vite devenu le dirigeant du groupe de jeunes, les plus doués et les plus instruits, de l’Académie des Beaux-Arts. Avec une énergie gigantesque tu as fondé l’une après l’autre deux associations artistiques, tu renversas irrévocablement les sommités classiques vétustes et fis respecter et aimer la création artistique de notre pays. Citoyen et peintre, tu as bien mérité un monument national ! »

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  • La peinture des ambulants russes, de Karl Brioullov à Pavel Fedotov

    Le choix de la peinture dite de genre fut effectué par les peintres eux-mêmes et pourtant, cela put s’insérer dans la société où le tsar décidait de tout. Comment cela a-t-il pu se passer ?

    En fait, le tsar avait compris que le développement de son pouvoir nécessitait la reconnaissance de la modernisation, exactement comme avec la monarchie absolue au XVIIe siècle en France. Cela fait qu’au milieu des années 1850, c’est une seconde vague des peintres démocratiques qui intervient en fait, après l’échec de la première qui était par contre née contre le régime.

    En 1825 avait eu lieu en effet une tentative de coup d’État, à l’occasion de l’intronisation du nouveau tsar, Nicolas Ier. A l’initiative notamment du colonel républicain Pavel Pestel (1793-1825), les « décabristes » (c’est-à-dire les « décembristes ») tentaient d’arracher par la force une constitution et l’abolition du servage.

    Leur échec fut suivi d’une intense répression et l’autocratie se maintint par la suite, avec une brutalité extrême. L’opposition fut difficile, et on trouve notamment le « cercle » organisé par Mikhaïl Petrachevski (1821-1866), dont les membres furent souvent arrêtés, victimes de simulacres d’exécution, déportés aux travaux forcés, etc.

    Le membre le plus connu du cercle fut l’écrivain Fiodor Dostoïevski et le peintre Pavel Fedotov (1815 – 1852) en était proche, mais sa marge de manœuvre était nulle. Aussi, son approche démocratique – passant par le réalisme – devait se placer au service du régime, tout en profitant d’une petite touche désinvolte et d’un sens très marqué pour la moquerie.

    Pavel Fedotov, auo-portrait

    Il était en cela influencé par le fabuliste Ivan Krylov (1769-1844), qui était en quelque sorte le La Fontaine russe. Ivan Krylov avait d’ailleurs encouragé Pavel Fedotov à quitter l’armée – il venait d’un milieu extrêmement pauvre, son père était un lieutenant à la retraite qui l’avait poussé à s’engager.

    Pavel Fedotov demanda cependant, avant de se lancer, l’avis de Karl Brioullov, le premier peintre russe à disposer d’une renommée internationale. Karl Brioullov était parti en Italie, où il avait obtenu un succès retentissant avec Le Dernier Jour de Pompéi, peint au début des années 1830 et faisant 6,5 mètres sur 4,5. Son retour en Russie fut alors triomphal.

    Voici deux autres peintures de Karl Brioullov marquée par le mouvement, la vivacité, la tendance au portrait d’une situation et de leurs caractères : Le siège de Pskov par Étienne Báthory, ainsi que La Fontaine de Bahchisaraja.

    Le siège de Pskov par Étienne Báthory
    La Fontaine de Bahchisaraja

    Karl Brioullov était en pratique le premier peintre russe à rompre avec l’esprit précédent qui ne faisait que tenter de former un néo-classicisme sans contenu, simplement formel. Sans aller jusqu’à la représentation de la réalité, il promeut un style plus personnel, d’esprit romantique.

    Voici le Portrait de la comtesse Ioulia Samoilova avec sa fille Amazilia Paccini,  La cavalière (avec Amazilia et sa soeur Giovannina), Cavaliers, Olga Fersen sur un âne, Portrait de Prince Mikhail Obolensky.

    Portrait de la comtesse Ioulia Samoilova avec sa fille Amazilia Paccini
    La cavalière (avec Amazilia et sa soeur Giovannina)
    Cavaliers
    Olga Fersen sur un âne
    Portrait de Prince Mikhail Obolensky

    Karl Brioullov a donc encouragé Pavel Fedotov, dont il admirait le travail. Pavel Fedotov n’abandonna l’armée que par la suite pourtant, car cela signifiait une vie dans la misère la plus totale, en attendant une reconnaissance éventuelle.

    Celle-ci se produisit, en fin de compte, notamment avec Fiançailles d’un major, qui présente la demande en mariage d’un major endetté. Le mariage est présenté comme une cérémonie au caractère faux, car calculé. L’esprit moqueur se retrouve également avec La fiancée difficile, où les parents écoutent et… espèrent.

     Fiançailles d’un major
    La fiancée difficile

    Voici deux autres oeuvres typiques de la démarche de Pavel Fedotov. Le Petit-déjeuner d’un aristocrate nous montre la vanité de l’aristocrate interrompu en catastrophe dans son train-train quotidien, alors que Fraîchement médaillé montre la matinée d’un bureaucrate ayant reçu sa première médaille, affirmant son orgueil ridicule.

    Enfin, Une jeune veuve présente la situation dramatique d’une jeune femme enceinte ayant perdu son mari et donc étant désocialisé dans la Russie tsariste et son organisation féodale pratiquement en castes.

    Petit-déjeuner d’un aristocrate
    Fraîchement médaillé 
    Une jeune veuve

    Pavel Fedotov ne vécut cependant pas à la bonne époque. La répression était générale ; il n’y avait pas de place pour la représentation du réel. La revue Sovremennik (Le contemporain) à laquelle il était lié fut interdite, lui-même sombrera dans la folie et mourra à 37 ans.

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  • La peinture des ambulants russes et la «révolte des quatorze»

    Repartons en arrière et voyons comment se déroula la rupture avec l’académisme qui se déroule donc vers les années 1860.

    En fait, cet académisme exigeait les thèmes que le régime comptait mettre en avant. Il s’agit de ceux se fondant sur le style pseudo-classique, célébrant le conservatisme, l’approche formelle de la vie, superficielle de la réalité, quand cette dernière n’était simplement niée.

    L’académisme célébrait donc les scènes de la Bible, la vie des « saints », des thèmes historiques de l’antiquité gréco-romaine, des sujets mythologiques.

    Cette tendance avait été décidé par Nicolas Ier, qui a régné de 1825 à 1855. Il avait prit, de ce fait, le parti-pris opposé de Catherine II de Russie. C’est effectivement celle-ci qui était à l’origine de l’académie impériale des arts ; lorsqu’elle promulgua ses statuts en 1764, elle prit comme modèle l’académie des Beaux-arts fondé en France par Colbert pour Louis XIV.

    L’idée était de promouvoir des artistes contribuant à l’esprit nouveau, c’est-à-dire aux attentes de la monarchie absolue dans sa critique partielle du féodalisme.

    A ce titre, les artistes ne pouvaient pas être appelées par l’armée ni par quelque organisme d’État qui soit et même s’ils venaient de classes sociales défavorisées, ils avaient accès aux salons littéraires, à une formation du meilleur niveau, bref tout pour rejoindre une intelligentsia contribuant à faire progresser la Russie.

    Avec Nicolas Ier, cette ligne indéniablement libérale dans les arts, consistant en un soutien d’État aux artistes, se modifia radicalement, les contrôles administratifs devenant la norme et les tableaux devant obéir aux critères esthétiques de l’autocratie tsariste.

    Nicolas Ier prit cela très au sérieux : il nommait lui-même les professeurs, portait son attention sur l’évolution des étudiants. En visite à Rome, en 1839, il fit même une inspection pour surveiller les peintres boursiers présents dans cette ville.

    Nicolas Ier doubla également pratiquement la taille des statuts de l’académie, en ajoutant deux amendements.

    Exposition dans les salles de l’Académie impériale des arts

    Il y avait auparavant deux rangs qui existaient jusque-là – peintre au niveau du 14e rang civil (le plus bas) pouvant travailler librement en tant que tel dans l’empire et académicien au niveau du 10e rang. Nicolas Ier remplaça ce double niveau par toute une hiérarchie de rangs et de titres, le tout supervisé par l’administration, avec des périodes de probation, des examens, etc.

    Ce classement permettait à Nicolas Ier de casser l’unité des artistes et de les placer devant des possibilités de carrière, exigeant d’eux une mentalité absolument soumise, puisque le risque était de ne pas se voir reconnu du tout comme peintre, ou bien de ne plus progresser dans l’échelle des rangs.

    La tête de l’administration de l’académie passa d’ailleurs désormais entièrement dans les rangs de la famille royale, ainsi que du ministère de l’éducation à celui de la maison impériale, accentuant la pression. Sur le plan de l’encadrement, c’était désormais la discipline militaire qui devait être suivie, avec une surveillance, des baraquements pour logement, la menace d’être envoyé dans l’armée pour 25 ans, etc.

    Nicolas Ier

    Enfin, les concours pour la médaille d’or prenaient un tournant très éloigné de toute approche artistique. Une fois le thème donné, les peintres étaient surveillés pendant les vingt-quatre heures où ils devaient faire une esquisse, qu’ils n’avaient plus le droit de modifier pendant l’année de sa réalisation.

    Quant aux écoles d’art qui étaient privées, elles voyaient leurs artistes systématiquement mis de côté, avec un monopole de l’académie sur les titres et les médailles, et le refus systématique d’ouvrir des annexes dans les autres grandes villes.

    Un enseignement au sein de l’Académie impériale des arts

    Seules deux grandes écoles prévalaient, à Moscou et Saint-Pétersbourg, le ministère de la maison royale encadrant la vie de celles-ci, celle de Saint-Pétersbourg ayant la prévalence absolue, celle de Moscou ne fournissant que le niveau plus bas de diplôme et de reconnaissance.

    La société pour la promotion des artistes de Saint-Pétersbourg fut pareillement « nationalisé » par le tsar, devenant une « société impériale » sous son contrôle. L’État mettait la main-mise sur la vie des artistes et leur existence financière ; en 1860, il n’y a à Saint-Pétersbourg que trois ateliers privés d’artistes.

    La mort de Nicolas Ier se produisit dans une atmosphère d’opposition révolutionnaire grandissante et les jeunes peintres grondaient contre l’académisme de l’autocratie. Cela aboutit au premier choc, avec la « révolte des quatorze », en 1863.

    Cette révolte, dirigée par le peintre Ivan Kramskoï (1837-1887), accompagné de douze autres peintres et d’un sculpteur, consista à exiger que le Conseil de l’Académie abandonne son exigence, pour son concours, de ne peindre que des thèmes de l’antiquité ou de l’histoire, notamment biblique.

    Ivan Kramskoï

    Les demandes restèrent sans réponse et les peintres rejetèrent le choix de l’académie tiré de la mythologie scandinave, consistant en un banquet au Valhalla en présence d’Odin avec ses deux corbeaux, avec en arrière-plan des nuages et des loups.

    La réponse fut simple : les quatorze peintres furent privés de diplôme, leur atelier supprimé, toute aide matérielle empêchée, leurs activités surveillées par la police. En réaction, ils organisèrent un atelier des peintres, discutant et peignant ensemble, composant une sorte de petite association professionnelle : l’artel des artistes.

    Les 14 peintres formant l’artel des artistes, avec de gauche à droite Johann Gottlieb Wenig, Firs Jouravliov, Alexandre Morozov, Kirill Lemokh, Ivan Kramskoï, Alexandre Litovtchenko, Constantin Makovski, Nikolaï Dmitriev-Orenbourgski, Nikolaï Petrovitch Petrov, Vassili Kreïtan, Mikhaïl Peskov, Nikolaï Choustov, Alexeï Korzoukhine, Alexandre Grigoriev

    Cinq peintres s’installent alors ensemble, avec chacun une chambre et un lit, se partageant trois ateliers d’artistes, les autres du groupe des quatorze habitant das leurs propres logements. Le peintre Ilya Répine raconte à ce sujet :

    « Après avoir beaucoup hésité, ils sont arrivés à la conclusion, qu’il fallait s’organiser et avec les autorisations officielles créer un artel d’artistes.

    C’est-à-dire une sorte de coopérative artistique avec atelier et bureau, prenant ses commandes dans la rue, avec un panneau publicitaire et des statuts en bonne et due forme, approuvés par tous.

    Ils ont choisi un grand appartement du côté de la ligne XVII sur l’ile Vassilievski, et s’y sont installés ensemble. »

    Il y eut des succès, des commandes, et même des titres donnés par l’académie à certains, mais ce processus collectif se heurtait aux tendances individualistes de ces artistes portant les exigences bourgeoises de reconnaissance individuelle.

    En théorie, il y avait ainsi une caisse commune, chacun devant donner 10% de ses ventes de tableaux, 25 % si la peinture a été faite collectivement. L’individualisme des artistes prima cependant rapidement et ceux qui réussissent s’en vont, alors que d’autres tentent leur chance individuellement. Ilya Répine raconte ainsi :

    « Dans l’Artel, ce fut le début des malentendus. Cela commence par une dispute de famille entre les épouses de deux associés et cela se termine quand les deux associés quittent l’Artel. Un des membres demande une faveur spéciale à l’Académie pour obtenir un voyage à l’étranger au frais de l’Etat.

    Kramskoï estime que c’est une violation des principes de l’Artel : ne pas chercher à flatter l’Académie pour obtenir des faveurs au profit d’un seul comme cela avait été décidé à la création de celle-ci, lors de la révolte des quatorze. Ne pas non plus se laisser appâter par la vente de ses talents.

    Kramskoï demande alors, par écrit, à ses amis de s’exprimer sur ce qu’ils pensent du comportement d’un des leurs. Ils répondent évasivement ou se taisent. Suite à cela Kramskoï sortit de l’Artel des artistes. Après sa sortie l’Artel perd sa raison d’être et disparaît. »

    Toutefois, malgré cette défaite, la révolte des quatorze a été un réel affrontement avec l’autocratie. Il va alors se dérouler une convergence entre ces peintres réalistes et le successeur de Nicolas Ier, qui choisit l’option d’aller vers la monarchie absolue.

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  • La peinture des ambulants russes: un premier tournant avec trois œuvres significatives et magistrales

    Pour comprendre la dynamique des ambulants, il faut saisir la situation des arts et des lettres dans le cadre historique de l’époque.

    Lors de la première moitié du XIXe siècle, les peintres étaient considérés en Russie comme un simple outil idéologique de l’autocratie, qui passait des commandes et surveillait toutes les activités artistiques ; il y avait très peu de connaissances de la peinture dans les autres pays, et les artistes venaient des couches inférieures de la société, étant dévalorisés et à la merci dans un système de castes.

    Il n’existait que deux lieux pour l’existence sociale des peintres, qui étaient sinon à la merci du régime, notamment du service militaire et des impôts s’ils venaient de la paysannerie et de la petite-bourgeoisie : l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg et l’Institut moscovite pour la peinture.

    C’est là qu’on va assister à un tournant. Trois ans après la mort du tsar Nicolas Ier en 1855, est exposé à l’académie l’œuvre de Vassili Perov L’Arrivée du chef de la stanitza pour l’enquête. 

    C’est une œuvre magistrale, un portait réaliste de pleine dignité, exposant la vérité de l’arbitraire, des conditions de vie face à l’autocratie et sa machinerie répressive. C’est un reflet réaliste où les moindres détails exposent la vie telle qu’elle est alors, non seulement en particulier avec une situation précise, mais en général.

    L’Arrivée du chef de la stanitza pour l’enquête

    Une telle œuvre était un coup de semonce ; c’était un assaut des forces du progrès contre la réaction. La bataille pour la reconnaissance de la réalité et de son caractère s’étendait jusqu’à la repésentation synthétisée du monde.

    L’œuvre marquante, celle du tournant, fut alors celle connue en français sous le titre de Union mal assortie, ou encore Le Mariage arrangé, ou Mésalliance, réalisée par Vassili Poukirev (1832-1890). Ce dernier obtint même en 1862 le titre de professeur de peinture pour cette œuvre, au sein du sénat académique qui avait commencé à remettre des médailles également pour les peintures de genre.

    On a ici une œuvre qui est l’équivalent, dans son contenu, des œuvres de Molière, à ceci près que dans notre pays, les arts et les lettres ont exposé leur contenu culturel démocratique par le contenu psychologique ; en Russie, c’est sur la typisation des caractères que l’accent a été mis. On a ici un véritable chef d’œuvre.

    Union mal assortie

    La portée de cette œuvre ne saurait être sous-estimée, dans le contexte terrible de la Russie d’alors. Il s’agit d’une critique offensive d’un mariage arrangé, avec un vieil homme dignitaire de la croix de l’ordre de Saint-Vladimir se mariant à une jeune femme clairement souffrante de cela, mariage se réalisant avec l’appui direct du clergé complice. Le contenu est ouvertement anti-féodal, la charge politique est immense, sa dimension culturelle évidente.

    L’affirmation de cette œuvre se place à un moment clef : elle suit immédiatement la décision par le tsar Alexandre II d’abolir le servage, en 1861. On a ici, comme avec Molière et la monarchie absolue, une tendance progressiste qui s’affirme dans la société russe.

    Une seconde œuvre significative de la même période fut La Cène de Nikolaï Gay (1831-1894). En apparence, il s’agit d’une image religieuse, mais le modèle de Jésus est ni plus ni moins qu’Alexandre Herzen (1812–1870), le chef de file des partisans de la modernité en Russie alors, dont l’activité joua justement un rôle pour l’abolition du servage de 1861.

    Alexandre Herzen était en exil à Londres, suite à la répression du père d’Alexandre II, Nicolas I, un autocrate ayant menée une répression féodale impitoyable ; Nikolaï Gay travailla en s’appuyant sur une photographie de Herzen, on reconnaît ici le parcours du réalisme et de ses exigences.

    Le fait est que, à l’occasion de l’exposition de ce tableau en 1863, le tsar Alexandre II nomma Nikolaï Gay professeur de peintre à l’académie impérial. Là encore, l’œuvre – depuis sa réalisation jusqu’à sa reconnaissance sociale – est ouvertement politique et progressiste. 

    La Cène

    Tant l’Union mal assortie que La Cène témoigne d’une nouvelle époque, où la monarchie tente de réaliser le cheminement vers le pouvoir absolu, et profite des artistes nés du développement de l’État russe, qui ne venaient pas des classes dominantes d’une société ultra-hiérarchisée et totalement rigide.

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  • Introduction à la peinture des ambulants russes

    En France, on apprécie historiquement beaucoup la littérature russe de la seconde moitié du XIXe siècle, les fameux Fiodor Dostoïevski, Anton Tchekhov, Nicolas Gogol, Ivan Tourgueniev, Léon Tolstoï.

    Il est fort étrange, à ce titre, que n’aient pas été connus les peintres dits ambulants ou itinérants, parce qu’ils organisaient des expositions à travers la Russie. Leurs tableaux sont un équivalent direct de cette littérature si appréciée ; leur niveau culturel est extrêmement élevé, leur intensité interpelle nécessairement quiconque s’intéresse à l’art et à la peinture en particulier.

    On pourrait faire un parallèle, par ailleurs, avec la musique : si Piotr Tchaïkovsky est célèbre, pourquoi donc Modeste Moussorgski et Nikolaï Rimski-Korsakov passent-ils tant à l’arrière-plan ? Pourquoi en est-il de même avec leurs prédécesseurs, Alexandre Dargomyjski et Mikhaïl Glinka ?

    Alexandre Makovski, Je m’ennuie avec toi, 1897

    Au-delà des différences culturelles et de la distance géographique entre la Russie et la France, il y a surtout le fait que la Russie a été en retard dans le développement du capitalisme, et que la bourgeoisie française ne s’intéressait déjà plus à ce qu’elle avait pourtant elle-même déjà porté.

    Le réalisme de la peinture des ambulants était d’une telle profondeur que cela ne pouvait que rentrer en confrontation avec une bourgeoisie française basculant dans la célébration du symbolisme et du décadentisme, rentrant de plain-pied dans la Belle Époque, dans la gestion nationaliste du pays et coloniale de l’empire.

    L’état d’esprit n’était déjà plus le même entre la bourgeoisie française, triomphante, et la bourgeoisie russe, faible, bataillant contre une féodalité encore omniprésente.

    Constantin Savitsky, Le départ à la guerre, 1888

    Il est, avec un tel arrière-plan, absolument parlant que, tout au long du XXe siècle, il n’y a pas eu en France de « découverte » de la peinture des ambulants, alors que régulièrement sont célébrés les Malevitch et les Rodtchenko, sans parler des Picasso ou de Warhol.

    On peut se demander alors pourquoi le Parti Communiste français n’a rien fait pour faire connaître les ambulants. La raison, ici aussi, est simple : il n’a jamais assumé le réalisme socialiste ; ses théoriciens ont toujours été proches des « modernistes » comme Pablo Picasso. Au début des années 1950, l’ensemble des peintres modernistes était proche du Parti Communiste français, et cela satisfaisait absolument ce dernier.

    Il y a ici une véritable faillite idéologique, qui tient à une seule chose : l’incompréhension du rôle progressiste du calvinisme. C’est le protestantisme qui a fait émerger la peinture flamande, son réalisme si fort, si expressif. En France, des artistes comme le graveur Abraham Bosse ou les peintres Le Nain témoignent de cette vigueur réaliste protestante, de cette tendance au réalisme.

    Constantin Makovski,
    Fédor II et sa mère Maria assassinés par les agents du faux Dimitri,
    1862

    La tragédie elle-même, portée par Jean Racine à son point le plus éclatant, n’est rien d’autre qu’un réalisme psychologique soutenu par la monarchie absolue comme sorte de calvinisme de remplacement.

    L’incompréhension du réalisme russe témoigne, en pratique, de l’incompréhension du cheminement du réalisme français. En France, le réalisme s’est exprimé avec une orientation portant principalement sur la finesse psychologique, sur l’attitude typique. Le réalisme russe s’est, quant à lui, avec verve et franchise, portée davantage sur les situations, dans ce qu’elles ont de typique.

    Cela montre que chaque pays apporte sa pierre à l’édifice du matérialisme dialectique en tant qu’idéologie mondiale du prolétariat, idéologie synthétisant les apports de chaque culture démocratique nationale dans le domaine des arts et des lettres.

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  • PCMLM : les 80 ans du 6 février 1934

    Le PCMLM [devenu le PCF(mlm)] salue la mémoire des masses antifascistes qui se sont levées à la suite du 6 février 1934 ! Il y a 80 ans, l’extrême-droite tentait le coup de force à la suite d’une manifestation devant l’Assemblée nationale, à Paris.

    Cette manifestation visait à soutenir Jean Chiappe, qui venait d’être mis de côté sous la pression des masses populaires : Chiappe était le préfet de police de Paris et menait depuis 1927 une brutale répression contre les rassemblements communistes.

    Cette manifestation rentrait dans le contexte de la crise générale du capitalisme, où la bourgeoisie traditionnelle au pouvoir s’effondrait, laissant libre cours à une corruption massive, comme en témoignait alors l’affaire Stavisky (une affaire de fraude fiscale gigantesque ayant abouti au suicide douteux de Serge Staviski et dans lequel un très grand nombre d’hommes politiques étaient mouillés).

    L’antiparlementarisme fasciste profitait de cette décadence du personnel politique traditionnel, notamment social-démocrate. Cette manifestation était portée par une extrême-droite encadrée et armée, profitant même d’auto-mitrailleuses et d’avions ; une partie significative de l’armée et de la police était largement acquise à ses idées.

    Nombreuses furent les organisations manifestant le 6 février 1934 : les Croix de feu, l’Action française et ses « camelots du roi », Jeunesses patriotes, Solidarité française, etc.

    Cette manifestation a culminé dans une tentative de coup de force, de prise d’assaut de l’Assemblée nationale, qui a échoué mais a été marquée par plus de 1500 personnes blessées, les fascistes étant partis à l’assaut, parfois même directement armés.

    Mais ce n’est pas la police qui a empêché le fascisme de prendre le pouvoir – c’est au contraire le Parti Communiste qui a triomphé dans cette bataille. C’est un fait que la bourgeoisie, aidée en cela des révisionnistes ayant trahi le communisme, fait tout pour cacher.

    Dès le 6 février, les communistes avaient organisé des contre-manifestations particulièrement par le biais de l’Association républicaine des anciens combattants dont les militants se sont opposés à plusieurs reprises aux fascistes – notamment sur le pont Solférino menant à l’Assemblée nationale. Le lendemain tous les faubourgs de Paris étant en alerte.

    Alors que le Parti Socialiste renonçait à manifester le 8 février en raison de l’interdiction, le Parti Communiste organisait une grande manifestation illégale le 9 février. Pendant cinq heures, les communistes se sont affrontés à la police, dans une dynamique antifasciste qui fit que les travailleurs socialistes les rejoignirent. Dix révolutionnaires ont laissé la vie dans cet affrontement.

    Le 12 février, à l’appel des communistes, tant le syndicat CGTU (alors proche du Parti Communiste) que la CGT (alors proche des socialistes) menèrent la grève générale, 4,5 millions de personnes cessant le travail. La manifestation dans tout le pays rassembla un million de personnes ; 200 000 personnes se rassemblèrent également à Paris pour honorer, le 17 février, les révolutionnaires tombés le 9 février.

    Voilà ce qui a empêché le fascisme : une mobilisation populaire à la base, guidée par une idéologie radicale prête à se confronter avec le système capitaliste, une idéologie authentiquement révolutionnaire : le matérialisme dialectique !

    Le Parti Communiste, en tant que Section Française de l’Internationale Communiste (SFIC), a pris le commandement de la bataille antifasciste, il s’est lancé héroïquement dans la bataille, pesant de tout son poids idéologique, politique et culturel. Les masses ont compris alors la direction exigée par le PC-SFIC, et ce dernier les a conduit à la victoire.

    Le PCMLM affirme : tel est le chemin nécessaire, tel est le chemin inévitable face au coup de force qui se profile à l’horizon en France, 80 ans après.

    Seule une initiative forte d’action antifasciste, fondée sur des comités populaires solidement implantés localement et généralisés dans tout le pays, peut exercer la pression suffisante pour faire temporairement reculer le fascisme.

    Seule une action antifasciste authentiquement progressiste, unifiant les progressistes, peut former un noyau dur sur un territoire donné, pour organiser la confrontation avec le fascisme et ses tentatives de prendre le contrôle de la société.

    Il y a 80 ans, la juste initiative du PC-SFIC ouvrait la voir à un grand progrès des masses, à leur unification sur une base progressiste, bien que par la suite la direction opportuniste du PC-SFIC, Maurice Thorez en tête, ait saboté les principes du Front populaire pour se mettre à la remorque de la social-démocratie puis du régime bourgeois « démocratique » lui-même.

    Le PCMLM affirme en ce sens que le Front populaire a été une initiative tout à fait juste, que seule son application a été, dans un second temps, opportuniste.

    Face au trotskysme et à l’anarchisme qui historiquement rejettent l’antifascisme comme front, face aux anarchistes opportunistes qui prétendent assumer l’antifascisme uniquement pour le mettre à la remorque de la social-démocratie, le PCMLM affirme le caractère inévitable de la bataille antifasciste et de l’unification des progressistes sur ce terrain, seule voie pour une confrontation authentique avec le fascisme.

    Honneur aux antifascistes tombés lors de la bataille de février 1934 !

    Que vive l’exemple du Parti Communiste – Section Française de l’Internationale Communiste comme avant-garde de la révolution socialiste assumant la bataille antifasciste !

    Face aux nouveaux 6 février 1934 qui se profilent, face aux coups de force et aux coups d’État, vive la juste résistance des masses populaires !

    Parti Communiste Marxiste Léniniste Maoïste [France]
    Février 2014

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  • Anniversaire des journées de février 1934 (février 1935)

    par Jacques Duclos, SFIC

    Voici un an que l’ émeute fasciste de la Place de la Concorde, visant à instaurer en France un régime semblable à celui de Hitler, était refoulée par l’action des masses populaires réalisant leur front unique dans le combat.

    Déjà le 6 février 1934 de nombreux camarades socialistes avaient répondu « pr ésent » à l’appel de notre Parti et étaient descendus dans la rue avec les communistes ; plusieurs d’entre eux montèrent même la garde des locaux du Parti et des syndicats unitaires, dans la nuit du 6 au 7.

    Devant la menace fasciste le prolétariat ressentait avec intensité la nécessité de réaliser son unité d’action. L’ émeute fasciste rendait sensible aux travailleurs socialistes le besoin de ne pas se tenir à l’ écart de leurs frères communistes, le besoin de ne pas se laisser renouveler l’expérience allemande.

    Cela explique pourquoi la manifestation du 9 février 1934 organisée par le Parti communiste rassembla des travailleurs de toutes tendances en dépit de certaines directives.

    Des camarades socialistes avaient bien reçu en effet l’ordre de ne répondre qu’aux appels de leur parti, mais cela n’avait point empêché bon nombre d’entre eux de prendre part à la manifestation de la Place de la République dans laquelle le Populaire voyait « la première manifestation prolétarienne après le coup de force fasciste du 6 février. »

    C’est le mérite de notre Parti communiste d’avoir su organiser une aussi vigoureuse riposte antifasciste et il est démontré sans contestation possible que la journée du 9 fé vrier fut décisive pour le succès de la grève générale du 12 février.

    Ce sont là des constatations désormais historiques que ne changeront pas les arguties du renégat Doriot, champion après tant d’autres, de la lutte anticommuniste et insulteur de l’Union soviétique.

    Ce Doriot, dont la bourgeoisie, avec sa presse pourrie, s’emploie à faire un « grand homme » pour son usage, peut bien essayer d’attribuer à d’autres qu’aux communistes les mérites de la réalisation du front unique ; on n’en est pas, avec lui, à une déformation de la vérité près.

    Il a bien le front de se présenter comme un champion de l’unité , lui qui a tenté de scissionner le Parti communiste et qui fait tout pour empêcher que soit appliqué à St­ Denis le pacte d’unité d’action entre le Parti socialiste et le Parti communiste.

    La vérité c’est que les efforts inlassables déployés par notre Parti pour réaliser le front unique avaient permis aux travailleurs socialistes et communistes de se retrouver dans des Comités de lutte du mouvement Amsterdam­Pleyel.

    On ne dira jamais assez combien l’initiative prise par Henri Barbusse et Romain Rolland de convoquer le grand Congrès d’Amsterdam a contribué à faire progresser dans les esprits l’idée de l’unité d’action.

    Le Parti communiste appuya dès ses débuts le mouvement contre le fascisme et la guerre et des millions de travailleurs socialistes rejoignirent les comités de lutte, malgré l’interdiction qui leur en était faite.

    Ce fut là une première victoire du front unique. Les prolétaires socialistes étaient amenés à penser que si le front unique avait pu être réalisé en Allemagne comme le voulaient les communistes, Hitler n’aurait pas réussi son coup.

    L’expérience tragique du fascisme allemand contribuait à faire entrer dans les têtes la nécessité de l’action commune en même temps qu’elle bousculait bien des illusions sur l’ évolution pacifique de la démocratie bourgeoise vers le socialisme.

    L’attaque du fascisme en France le 6 février résonna dans les coeurs des travailleurs socialistes et, devant le péril, la volonté de front unique monta avec une rapidité extraordinaire parce que l’initiative communiste du 9 février avait donné une base aux aspirations vers l’unité : l’action pour battre le fascisme.

    Depuis, l’unité d’action a fait du chemin, le pacte a été signé , mais il sont adressé s aux Partis de la IIe et de la IIIe Internationale en leur demandant de les soutenir dans leur lutte antifasciste.

    Nous avons fait au Parti socialiste S.F.I.O. La proposition de répondre à cet appel en convoquant ensemble une Conférence des Partis socialistes qui à l’exécutif de l’I.O.S. Se déclarèrent partisans de l’unité (Italie, Espagne, Suisse, Pologne, Autriche, France), ainsi que des Partis communistes correspondants, pour commencer enfin à faire à l’ échelle internationale ce que nous faisons en France : l’unité d’action.

    Nous n’avons pas encore de réponse officielle, mais notre proposition semble n’avoir pas été favorablement accueillie.

    Et cependant il faut aller de l’avant dans la voie de l’unité d’action. Pour battre le fascisme qui déferle sur l’Europe, l’action commune dans tous les pays capitalistes est nécessaire.

    Cela non seulement les communistes le pensent mais aussi les militants socialistes de notre pays ; il faudra bien si la classe ouvrière veut se sauver qu’elle ne se laisse pas maintenir en état de division et d’impuissance par des adversaires de l’unité d’action.

    Au cours de ce premier anniversaire des événements de février nous pouvons regarder avec fierté les succès de l’unit é d’action dont notre Parti est le champion, nous devons aussi en établissant le bilan de ce qui a été fait, agir pour que demain plus qu’hier l’unité d’action soit l’action .

    Avec ténacité , avec la volonté indomptable de pionniers du front unique, nous devons tout faire pour que partout l’unit é d’action soit un fait en France et pour qu’ à l’appel de nos camarades autrichiens se réalise enfin l’unit é d’action internationale et est-­il besoin de le dire, personne ne comprendrait que les camarades socialistes ne fassent pas avec nous les efforts nécessaires pour la faire aboutir.

    C’est l’action commune qui par-­dessus tout compte et rien ne doit arrêter ceux qui se sont fixés pour tâche de faire triompher l’unit é d’action qui seule permettra de battre le fascisme.

    « Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain, car la défaite est leur maître. Le prolétariat manque de tradition révolutionnaire et d’expérience.

    Et c’est seulement au cours de tentatives concrètes, d’erreurs juvéniles, de coups pénibles et de défaites, que le prolétariat acquerra l’ éducation pratique ­ garantie du succès futur. Pour les forces vitales de la révolution dont la poussée ininterrompue constitue la loi naturelle du développement de la société, la défaite signifie stimulation. Le chemin de la victoire va à travers une succession de défaites » (Liebknecht)

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  • Pour l’unité d’action antifasciste – SFIC (15 mars 1934)

    Résolution du Comité central sur les tâches des communistes adoptée le 15 mars 1934

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    Les événements de ces dernières semaines vérifient dans les faits la justesse des résolutions adoptées par la XIIIe assemblée plénière du Comité exécutif de l’I.C. et par le Comité central dans sa session de janvier.

    Les événements de cette dernière période soulignent l’accentuation de l’essor révolutionnaire dans les pays capitalistes (Autriche-Espagne, etc.).

    En face du monde capitaliste en pleine crise, l’Union soviétique obtient de nouvelles victoires dans l’édification du socialisme. « Le mouvement des masses ouvrières et paysannes et des soldats est en développement et passe à un niveau plus élevé », comme l’ont montré les combats de classe de février en France. L’activité du Parti communiste a largement contribué à déclencher l’action des masses travailleuses qui, jeunes en tête, ont riposté magnifiquement aux attaques du fascisme, notamment dans la grande manifestation du 9 février ; elles ont réalisé leur front unique d’action auquel s’est toujours opposé le Parti socialiste.

    Cela constitue une victoire de la politique menée inlassablement par notre Parti communiste.

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    Le courant de front unique qui entraîne les ouvriers socialistes souligne qu’à l’intérieur de la social-démocratie, contrairement à ce que les opportunistes déclarent et attendent, la crise s’approfondit.

    De nouvelles couches de prolétaires se tournent vers notre Parti, lui témoignent leur confiance, et de nombreux ouvriers socialistes voient le salut dans le pouvoir des Soviets, œuvre du parti bolchévik, pilier essentiel de la IIIè Internationale. Les communistes doivent repousser toute tentative d’atténuer les responsabilités du parti socialiste, principal soutien social de la bourgeoisie dans le développement du fascisme. Le Parti socialiste, à l’occasion de son récent conseil national, s’est de nouveau dressé contre le front unique des ouvriers socialistes et communistes.

    Il tente d’entraîner la classe ouvrière derrière les « doctrines socialistes » qui ont conduit à leur situation tragique les travailleurs d’Allemagne et d’Autriche.

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    Les organisations du Parti doivent porter les coups essentiels au fascisme, au gouvernement Doumergue-Tardieu-Laval qui en est le fourrier et, naturellement, démasquer la capitulation des gauches.

    Une telle orientation de l’activité du Parti aidera à surmonter l’insuffisante rapidité dans les réactions des organisations du Parti et la passivité qui se sont manifestées à la veille des événements, pendant et après.

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    La mobilisation du Parti, qui a abouti à la montée d’une vague de front unique d’action contre le fascisme comme jamais on n’en avait vue en France, a été entravée par les tendances opportunistes de droite qui se sont manifestées pendant et depuis les événements de février.

    Les organisations du Parti, en décuplant les efforts pour réaliser le front unique d’action, repousseront toute politique ayant pour conséquence la réalisation d’un bloc avec le Parti socialiste et corrigeront tous les abandons de principe et glissements sur la plate-forme de la social-démocratie.

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    Tenant compte de l’expérience de ces derniers temps, les comités dirigeants et organisations du Parti s’emploieront à liquider rapidement les insuffisances dans le travail d’organisation du Parti, surtout pour ce qui est des manifestations dont il faut pouvoir en toutes circonstances assurer la préparation et la direction.

    Les organismes dirigeants du Parti prendront toutes mesures pour pouvoir en toutes circonstances assurer leur tâche de direction. Maintenir le contact avec les diverses organisations du Parti.

    La liquidation rapide de toutes nos faiblesses et lenteurs, en ce qui concerne l’organisation d’une autodéfense de masse, constitue une des tâches décisives du moment dans la préparation de la lutte contre le fascisme et les provocations fascistes. Le Comité central salue l’exemple des travailleurs communistes, socialistes, sans parti, des 20è et 15è arrondissements de Paris qui, par leur autodéfense de masse, ont fait reculer les bandes fascistes.

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    Le Parti doit mettre tout en œuvre pour assurer la défaite du fascisme. Pour cela, il doit élargir et consolider les résultats obtenus dans l’application de la tactique du front unique d’action à la base.

    Les organisations et membres du Parti doivent se mobiliser pour assurer le succès du rassemblement national antifasciste du 20 mai en développant les actions partielles dans les entre prises, en préparant, par un large travail de front unique auprès des ouvriers socialistes et confédérés, la grève politique de masse, ce qui constitue une des grandes tâches de l’heure, en multipliant les luttes partout et en créant des comités de front unique dans les usines et localités.

    Le 1er mai, dont les communistes doivent travailler à faire une journée de grève générale et de démonstration de masse sors le signe du front unique d’action, sera une étape importante dans la préparation du rassemblement national antifasciste.

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  • Sur l’autodéfense prolétarienne (février 1934)

    par Gaston Mornet, SFIC

    Une des questions que notre parti doit étudier d’une façon particulière est la question de l’autodéfense prolétarienne. Plusieurs articles ont paru dans les Cahiers du bolchévisme sur cette question ; nous voulons aujourd’hui apporter notre point de vue. Ce qui a été fait.

    Quand nous voulons analyser l’expérience que nous avons déjà du mouvement des groupes d’autodéfense, nous devons revoir comme la plus ancienne, l’organisation de l’Association républicaine des anciens combattants, qui avait formé une organisation nommée « Groupes de défense antifascistes » pour les adultes, et « Jeunes gardes antifascistes » pour les jeunes. Les G.D.A. Et les J.G.A. Étaient organisés avec habits, par sections, compagnies, etc. Ils avaient comme base la lutte contre le fascisme et l’organisation du service d’ordre des réunions.

    Tout a été bien jusqu’à l’arrestation de plus de 100 camarades du service d’ordre, habillés en G.D.A., au Cirque de Paris. Ce fut le commencement de la liquidation de cette organisation. La faute de ce mouvement c’est que celui­ci n’était aucunement lié aux masses des ouvriers et des paysans et lorsque la police a jugé le moment opportun pour le liquider, il a disparu sans que les masses ne réagissent.

    Le but du mouvement, qui était l’encadrement des masses et leur protection contre les coups de la police et des fascistes, ne fut pas réalisé.

    Après ces fautes reconnues un peu plus tard, quels ont été les mots d’ordre lancés qui devaient tenir compte de l’expérience du passé ? Nous voyons à nouveau surgir la question de « comment effectuer l’encadrement des manifestations et meetings ? » et l’on a posé (pour changer avec les GDA. !!!) que la nouvelle organisation doit rassembler sous une impulsion et sous une démonstration générale au sous un patronage unique une organisation par exemple le « Front rouge ».

    C’est, avec une autre phraséologie, retourner aux erreurs commises avec les G.D.A.

    Comment se pose la question ?Nous prendrons l’article du camarade Darbori, qui reflète l’opinion générale.

    Cet article contient beaucoup de choses justes, mais sur l’organisation et le fonctionnement de l’autodéfense la partie exige des réserves les plus expresses.

    Le camarade écrit : « Il faut des groupes d’autodéfense très larges, encadrant les travailleurs. »

    C’est la même formule que nous retrouvons dans les brochures déjà vieilles concernant « les problèmes de l’auto­défense ».

    On doit pouvoir compter sur les membres du Parti comme forces principales d’encadrement des ouvriers, c’est là le pivot de la question.

    Darbori conclut : « Je propose une organisation comme nom « Front rouge antifasciste », comme insigne : un poing fermé. » Complétons la pensée de Darbori en indiquant à sa place : « Tenue spéciale comme les GDA. » Or, c’est retomber en plein dans les erreurs du passé, c’est recommencer le travail sectaire, sans liaison avec les masses, du temps de 1928.

    Nous devons rompre avec ces tendances et bien comprendre qu’une organisation ne peut avec les moyens physiques et d’éducation protéger les travailleurs en les encadrant.

    Pas d’encadrement, pas de préservation par des cadres spéciaux, contre le fascisme et la police, mais l’organisation, par notre parti, de la lutte des masses prolétariennes contre le fascisme et la police.En U.R.S.S., avant la révolution, chaque petit fait était utilisé pour entraîner les masses contre les organisations de soutien de la bourgeoisie.

    Bien entendu ce n’est pas du jour au lendemain qu’il est possible à la classe ouvrière d’être victorieuse dans la lutte contre la bourgeoisie. Il est nécessaire de passer par des combats âpres et durs, par des victoires et défaites, mais c’est en passant par ces formes de lutte que le prolétariat apprendra à gagner la victoire.

    C’est en commençant par défendre les vendeurs de la presse révolutionnaire, les distributeurs de tracts, les orateurs devant les portes des usines, etc., que nous arriverons à préparer les ouvriers aux événements qui demanderont plus de courage révolutionnaire.

    Notre parti est le guide et l’avant­garde du prolétariat et son devoir dans le domaine de l’auto­défense prolétarienne sera de guider et d’indiquer le chemin à la classe ouvrière.

    Pour cette lutte, beaucoup de camarades indiquent : « il faut former une organisation».

    Par exemple, un camarade, dans un rapport fait pour le Bureau politique du Parti indique, en parlant de la grève des mineurs du Nord, en 1931 : « On peut même aller jusqu’à la création d’organisations d’autodéfense de masse » comme l’a démontré l’exemple des Pics rouges.

    Créer une organisation spéciale des mineurs qui lutteront contre les jaunes et la police, comme si les syndicats et notre parti n’ont pas comme tâche d’entraîner tous les mineurs à la lutte dans les piquets de grève. Pourquoi une organisation spéciale et sélectionnée ? Plus loin le camarade développe sa position :

    « Les groupes d’autodéfense doivent être les embryons d’organisations de masses. Il ne le seront pas tant que ne sera pas établi clairement leur rôle, leur travail particulier, large, qu’ils ont à accomplir, en tant qu’organisations et ORGANISATIONS LARGES INDÉPENDANTES… »

    C’est là encore une manifestation typique du sectarisme, qui se traduisait par le resserrement et la centralisation, qui permettaient de mieux « surveiller » les mouvements.

    Le Viè Congrès mondial de l’I.C., tenu en 1928, a pris position sur cette question dans le passage suivant :

    « En aucun cas on ne saurait perdre de vue que dans les pays impérialistes, l’existence d’une milice prolétarienne ou d’une garde rouge dans le cadre de l’Etat bourgeois en temps de paix générale est inadmissible et impossible. »

    Cette citation est nette et très claire.

    Pas de G.D.A., pas d’organisation spéciale, détachée de la masse, par d’organisation spéciale qui aura par exemple, comme le S.R.I, pour la défense des emprisonnés, la tâche plus spéciale de former des soldats de la lutte révolutionnaire.

    Toutes les organisations révolutionnaires doivent donner des soldats pour la lutte révolutionnaire.

    Comment voyons­nous l’organisation de l’autodéfense prolétarienne ? Aux attaques de la police, des fascistes dans les réunions, dans la rue, devons­nous reculer ?Dans aucun cas.

    « Prêcher maintenant la renonciation à la résistance aux ouvriers, Provoqués par la police et les fascistes, ce serait abandonner le terrain de la lutte de classe.. L’autodéfense Prolétarienne contre les agressions armées de la part des colonnes d’assassins officiels et volontaires de la bourgeoisie, n’est pas seulement indispensable, il faut encore l’organiser et la guider de façon consciente. » (I.C. Du I5 août I932.)

    Cela veut­il dire qu’à tout prix et à chaque manifestation, comme cela a eu lieu dans certains coins de la France, nous devons attaquer ? Non.

    Nous ne devons pas faire l’attaque avec quelques troupes, avec l’avant­garde, mais seulement quand nous avons fait le travail pour que les masses soient avec nous.

    Des exemples concrets sont nécessaires, Les ouvriers de Citroën, lorsque la masse était avec eux, lorsqu’ils manifestaient par milliers, ont montré à la police que les masses soudées et homogènes dans leurs luttes, sont capables de leur résister physiquement et d’imposer leurs manifestations.

    De même les fonctionnaires et services publics lors de leurs récentes manifestations. La lutte pour imposer la vente de nos journaux ouvriers dans les quartiers prolétariens et autres, ne peut se faire parce que un ou deux bons camarades ont décidé de vendre les journaux, mais quand les organisations et la masse des ouvriers alertés sont prêts à défendre nos camarades.

    Non pas lutte physique de un ou deux camarades, mais le bloc compact du prolétariat mobilisé à cet effet par les organisations révolutionnaires.

    C’est là que nous touchons à l’organisation pour cette lutte de masses. Darbori pose, lui, l’organisation de centuries avec, tous les soirs, des réunions de culture physique, boxe, jiu­jitsu, etc., etc.., astreindre les membres à des exercices quotidiens de gymnastique suédoise. Ces propositions sont bien la suite logique de l’organisation indiquée, organisation restreinte, sectaire, de quelques camarades qui pourront suivre ces exercices.

    Nous indiquons, nous, que chacune des organisations révolutionnaires se réclamant de la lutte de classe, forme son groupe d’autodéfense prolétarienne.

    Le P.C., la C.G.T.U., le S.R.I, les C.D.H., les Locataires, le mouvement d’Amsterdam et antifasciste, la F.S.T., les chômeurs, les Coopé, etc., etc., chacune de ces organisations prolétariennes touche une partie de la masse ouvrière et paysanne, elles ont besoin chacune de leur autodéfense, elles doivent donc entraîner leurs adhérents et sympathisants â la défense de leurs manifestations, meetings, vente de journaux, défense d’orateurs, etc.

    Prenons l’organisation à la base, dans la localité. L’organisation du Parti communiste de la localité ou de l’arrondissement forme avec ses cellules locales ou d’entreprises, des groupes d’autodéfense. Dans l’usine, les membres du Parti doivent entraîner les ouvriers de l’entreprise à la défense des orateurs, des distributeurs de journaux d’entreprises, etc.

    Un membre du P.C., seul dans un atelier, peut fort bien sur cette question de la défense de nos camarades qui viennent devant la porte de l’usine, faire de l’agitation, entraîner avec lui des ouvriers de son coin qui sont d’accord avec lui sur ce point particulier.

    Entraîner progressivement ces ouvriers qui commenceront par défendre la distribution du journal d’entreprise du P.C., qui les défend à l’usine, à la défense des réunions de leur usine, et puis plus loin à la défense des réunions de la localité, de l’arrondissement, cela sera le travail du membre du P.C. À l’intérieur de son atelier, car il doit être un homme de masse.

    La section syndicale à l’intérieur de l’entreprise pourra faire la même chose que la cellule d’usine. Lorsqu’un événement plus grave viendra (grèves, manifestations, etc.), les groupes d’autodéfense qui, sous la direction de la cellule et de la section auront déjà lutté ensemble, ayant déjà eu l’expérience de la lutte, pourront entraîner la masse des ouvriers aux piquets de grève et à la réussite de leurs manifestations.

    Ce schéma de l’organisation de l’autodéfense prolétarienne de l’entreprise, permettra la mobilisation de tous les ouvriers de l’usine à leur propre défense et non l’encadrement des ouvriers par des spécialistes que la police aura tôt fait de liquider par l’arrestation.

    Dans ses cellules locales, de quartier, notre parti forme ses groupes de cinq pour la défense des réunions de quartiers, pour la garde des affiches, pour la défense des journaux ouvriers.

    Un membre du Parti là aussi peut fort bien, dans sa maison, dans sa rue, trouver des sympathisants qu’il entraînera avec lui pour ce travail.

    Le S.R.I. De la localité ou de l’arrondissement, formera aussi son autodéfense, après l’explication sur la nécessité de défendre les vendeurs de la Défense et l’organisation du service d’ordre des fêtes et meetings.

    II doit organiser des groupes d’autodéfense avec des camarades qui sont susceptibles de réaliser ce travail.

    Nous aurons donc, sur la base locale, les groupes d’autodéfense du P.C. (d’entreprises et locaux), du syndicat (entreprises et locaux), du S.R.I., des chômeurs, etc., etc. Nous pourrons avoir les groupes d’autodéfense dans toutes les organisations révolutionnaires de la localité.

    Lorsqu’un meeting ou vente de journaux, ou manifestation commune aura lieu sur la base locale, les responsables de l’autodéfense de chacune des organisations pourront se réunir et étudier la meilleure manière de réaliser au mieux ce travail qui leur sera demandé. Les résultats de cette étude seront proposés par un camarade désigné, aux responsables politiques, des manifestations ou meetings qui décideront de ce qui devra être fait.

    Pendant la manifestation ou le meeting, le responsable politique, ou les responsables, auront avec eux, sous leur direction le responsable général de la localité à l’autodéfense, désigné par toutes les organisations révolutionnaires participantes, qui assurera techniquement la bonne marche de la manifestation ou du meeting. Les responsables et même tous les membres de l’autodéfense de la localité pourront se réunir ensemble pour discuter des fautes commises et des lacunes à corriger.

    Ils formeront ainsi, quand le besoin s’en fera sentir, le groupe d’autodéfense de la localité.Sur le plan du rayon ou de la région, ou centralement, la même opération que sur la base locale pourra se répéter. Les responsables des organisations révolutionnaires à l’autodéfense se réuniront et pourront désigner un responsable général qui sera chargé de coordonner le travail fait dans chacune des organisations. Ces groupes d’autodéfense à part, feront partie intégrante de la masse qui entoure chacune des organisations révolutionnaires.

    Notre parti qui est le dirigeant, l’avant­garde du prolétariat, pourra donc, de ce fait, entraîner, conduire, discipliner le prolétariat et l’entraîner vers des buts que notre Parti aura tracés. Bien entendu, il sera nécessaire d’avoir une grande discipline et d’appliquer ce qui aura été décidé.

    On ne pourra pas toujours étudier d’avance toutes les situations, mais les responsables politiques qui auront autour d’eux la masse des ouvriers qui les connaîtront pour les avoir dirigés maintes fois, pourront d’accord avec les autres camarades plus techniquement responsables, prendre les décisions les plus aptes à conserver toujours le contact avec les masses et faire que celles­ci ne sortent pas de l’action diminuées ou amoindries.

    Dans cet article, tous les points ne sont pas touchés. Le travail propre à un groupe de 5, à un groupe d’autodéfense, comment nous pensons que les services d’ordre des meetings devraient être réalisés, la tenue et l’organisation des manifestations, etc., doivent encore être précisés et plus détaillés.

    Le travail de l’autodéfense doit être posé sous l’angle d’un travail de masse et non sectaire. C’est dans cette voie (malgré certainement des lacunes) que nous avons voulu orienter la question. Les événements vont vite, il est nécessaire d’insister sur ce travail qui est très en retard.

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  • Contre le gouvernement Tardieu, contre le fascisme, Jacques Duclos (février 1934)

    Les événements qui viennent de se dérouler en France illustrent de la manière la plus éclatante les thèses de la XIIè Assemblée plénière de l’Internationale Communiste soulignant que « s’accroît toujours plus l’indignation révolutionnaire des masses laborieuses et leur volonté de renverser le joug insupportable de classes exploiteuses ».

    La théorie de la France « îlot paisible » au milieu d’une mer démontée reçoit de rudes coups. Les actions à masse dans tout le pays, ont révélé la profondeur et l’acuité des contradictions dans le camp bourgeois ; la profondeur et l’acuité de la crise de la démocratie française ; la profondeur et l’acuité de la lutte des classes. La riposte du prolétariat français contre l’offensive de la réaction fasciste montre combien est grande la colère accumulée dans les masses au cours des dernières années.

    Des millions d’ouvriers sont dans la misère. Les salaires sont rognés, avec le concours des leaders social­fascistes.

    Il y a en France quatre millions et demi de chômeurs complets et partiels. D’importantes couches de la petite-bourgeoisie urbaine : petits fonctionnaires, travailleurs intellectuels, commerçants, sont près de la ruine. Les campagnes gémissent sous le poids de la crise, de la chute des prix, des spéculations d’intermédiaires, des impôts. Tout cela a créé une atmosphère d’effervescence et de mécontentement révolutionnaire.

    En outre la situation extérieure est pleine de complications pour l’impérialisme français. Sous les coups des contradictions impérialistes le traité de Versailles, instrument de la puissance de la France, est fortement secoué.

    Avec chaque jour davantage d’acuité, se pose le problème de la guerre impérialiste.

    Les six gouvernements radicaux qui se sont succédé depuis mai 1932 ne faisaient que louvoyer, ajourner les questions, manoeuvrer pour se maintenir.

    Il s’agissait pour eux de concilier les injonctions de l’oligarchie financière, dont ils n’étaient que les agents, avec la pression croissante de masses de leurs électeurs, petits bourgeois, paysans, ouvriers qui exigeaient la réalisation de leurs promesses électorales, qui s’opposaient à toute tentative de réduction des traitements des fonctionnaires, préface à une nouvelle offensive contre les salaires, à toute tentative d’augmenter les impôts qui pèseraient sur eux ­ point essentiel du programme capitaliste de solution de la crise.

    La grève de 25.000 chauffeurs de taxis de Paris contre une nouvelle taxe votée par le Parlement, après les grèves de Citroën, de Strasbourg, des bateliers, des manifestations de rues des fonctionnaires, montre la vigueur de la réaction des masses.

    Incapables de résoudre les problèmes qui se posent devant la bourgeoisie de ce pays, les gouvernements radicaux ne faisaient qu’aggraver la crise, ce qui accentuait le mécontentement d’en bas et la réaction des ouvriers sous la direction de leur parti communiste.

    Les cercles dirigeants capitalistes représentés par les partis directs du capital financier, avec Tardieu, passaient à l’organisation des forces fascistes qui auraient maté les ouvriers au moment où les partis parlementaires s’avéreraient complètement compromis et inaptes pour la réalisation du programme capitaliste.

    Le scandale Stavisky qui a éclaté au début de l’année a accéléré les événements. Ce scandale qui a montré une corruption inouïe de tout le régime politique du pays, qui a montré la vénalité de la magistrature, du gouvernement, de la police, des députés, était pour les masses comme le symbole de la pourriture du régime responsable de leurs misères.

    Stavisky, cet escroc ordinaire, condamné plusieurs fois pour des délits de droit commun, avait des complicités dans des sphères si haut placées que la police craignant ses indiscrétions a préféré l’éliminer en l’assassinant.

    Le gouvernement Chautemps, dont au moins trois ministres étaient compromis dans l’affaire, dont le ministre de la Justice, Reynaldy, mêlé à un autre scandale, faisait tout pour escamoter l’affaire, pour empêcher l’éclaircissement des responsabilités.

    La droite a jugé le moment opportun pour livrer l’assaut au gouvernement avec sa majorité de « gauche » qui le soutenait. Sous la direction de Tardieu, escroc cynique, mêlé à plusieurs scandales des plus vils, dont celui d’Oustric est le dernier en date, de Flandin, avocat véreux, mêlé à l’affaire de l’Aéropostale, qui a volé des centaines de millions, et d’autres politiciens corrompus du même acabit, la droite a déclenché dans le pays une campagne contre le gouvernement des voleurs, exigeant sa démission immédiate.

    Mais à côté de cette campagne, les chefs de la droite ont mis en jeu des organisations fascistes formées depuis longtemps à Paris qui se développaient sous la protection du gouvernement, sous la haute surveillance de Chiappe, préfet de police depuis 1927, nommé à ce poste par le ministre radical de l’Intérieur de Poincaré, Albert Sarraut (il détient actuellement le même poste) .

    Chiappe, lié à Gorgoulov, protecteur des monarchistes espagnols, protecteur de Stavisky, ami intime depuis quarante ans, comme il l’avoue lui­même, de l’escroc Dubarry, directeur de la Volonté, un des agents principaux de Stavisky, a transformé la police de Paris en garde prétorienne qui lui est complètement dévouée et qu’il employait avec une brutalité sans exemple pour la lutte contre le communisme. Par contre, la police de Chiappe avait toujours une attitude des plus bienveillantes envers les manifestants fascistes.

    Le jeu de Tardieu et de Chiappe fut favorisé par toute la politique de la social­démocratie.

    Par son soutien des gouvernements radicaux, « moindre mal » par rapport au gouvernement de l’Union nationale, par son sabotage de l’action antifasciste prolétarienne, dont le congrès de Pleyel, en 1933, fut l’expression, par son refus du front unique, de la lutte commune contre le fascisme français et étranger, la social­démocratie a frayé le chemin à Tardieu, a affaibli les forces ouvrières.

    C’est elle qui porte toutes les responsabilités principales du retour de Tardieu au pouvoir.

    Les néo­socialistes développent logiquement la politique de la S.F.I.O. En présentant le gouvernement Tardieu­-Doumergue­-Herriot comme un « moindre mal » par rapport à celui de Tardieu tout pur, tout comme la social­démocratie allemande édifiait ses théories sur la nécessité d’appuyer la combinaison Hindenburg­Papen contre Hitler flanqué de Hindenburg­Papen, alors que l’une préparait l’autre.

    La S.F.I.O. et la C.G.T. appliquent, en réalité, la même politique que leurs frères néos, en prêchant le calme et la dignité en face du gouvernement d’union nationale « protecteur des libertés démocratiques » devant le fascisme.

    Le renvoi par Daladier de Chiappe, compromis dans l’affaire Stavisky, a été le prétexte d’un déchaînement des organisations fascistes qui adoptaient le mot d’ordre de sa réintégration, et, aux cris de « A bas les voleurs !», ces organisations ont essayé d’entraîner un courant de masse.

    La bourgeoisie a voulu pousser une offensive en vue de créer pour sa politique de préparation du fascisme une base parmi les éléments des couches moyennes, profondément inquiètes, en raison de leur situation.

    « Le fascisme s’efforce d’assurer au capital monopoliste une base de masse au sein de la petite bourgeoisie en faisant appel à la paysannerie désorientée, aux artisans, aux employés, aux fonctionnaires et notamment aux éléments déclassés des grandes villes et tente de pénétrer également au sein de la classe ouvrière ». (Thèses du XIIIè Plénum.)

    C’est dans ces conditions que fut organisé, le 6 février, le putsch fasciste où se voit la main de la provocation.

    La silhouette du Tardieu de Gorgoulov se profile derrière ces événements sanglants en compagnie de celle de Chiappe. Les manifestations fascistes du 6 février ont provoqué une riposte immédiate de la part du prolétariat.

    A l’appel du Parti communiste, l’avant­garde révolutionnaire du prolétariat français s’est mise à la tête du formidable mouvement des masses contre la dictature de la bourgeoisie.

    Tardieu, qui a réussi à grimper au pouvoir, à la faveur du putsch du 6 février, semble avoir remporté la première manche. « L’émeute de droite a réussi » ­ jubile Kérillis (Echo de Paris du 13 février). Or, cette « victoire » de Tardieu peut bien n’être qu’une victoire à la Pyrrhus. Ces messieurs comptent sans la résistance acharnée et la lutte héroïque de la classe ouvrière, sous la direction du Parti communiste.

    Avec un héroïsme magnifique, au premier appel du Parti communiste les ouvriers de Paris se sont levés.

    Déjà le 6 février 25.000 ouvriers ont tenu seuls contre tous tête aux fascistes, aux flics, aux gardes mobiles.

    Le 7 ils avaient déjà l’initiative dans de nombreuses manifestations à Paris et en province. Le 9 février les ouvriers de Paris tenaient seuls le pavé dans la lutte vigoureuse de 5 heures contre la police.

    La grève générale du 12 février constitue une étape de la plus haute importance dans la contre-­offensive ouvrière, sous la direction communiste, qui se pose comme but de chasser le gouvernement de fusilleurs et d’écraser dans le germe l’hydre fasciste. Dans les rues et les places des villes françaises sont face à face, non pas trois forces, comme le prétendent les social­-fascistes (fascistes, appareil d’Etat et ouvriers), mais deux camps, deux classes : d’un côté la bourgeoisie qui se fascise, la police et la gendarmerie, de l’autre le prolétariat français qui se lève pour repousser l’offensive de la réaction fasciste.

    Notre lutte antifasciste ne signifie point la défense de la démocratie bourgeoise, qui prépare le lit du fascisme et utilise des procédés de plus en plus violents de domination contre la classe ouvrière.

    Le Parti socialiste qui a saboté le front unique d’action et boycotté les comités de lutte contre la guerre et le fascisme, qui a fait croire à la classe ouvrière qu’elle peut avoir confiance dans les bourgeois de gauche aujourd’hui associés à Tardieu, dans un gouvernement de préparation au fascisme, parle de « défendre la République ».

    La manifestation de Vincennes avait cet objectif d’après les plans du Parti S.F.I.O., mais la participation des communistes en a changé le caractère. Les cris mille fois répétés de « Chiappe en prison » et de « Les Soviets ­ Les Soviets partout » donnaient à la démonstration son sens de classe.

    Antifascistes nous sommes. Nous sommes le parti que peut mobiliser les masses pour la lutte contre le fascisme, et quand aujourd’hui le Parti socialiste prend un masque « antifasciste » pour mieux tromper les ouvriers, nous avons le devoir de préciser que la politique social­ démocrate du moindre mal, d’affaiblissement du front de classe du prolétariat et de capitulation devant la bourgeoisie, aide le développement du fascisme.

    Les ouvriers d’Autriche qui, dans leur immense majorité sont restés sous l’influence de la social­démocratie gauche des austro­marxistes, font aujourd’hui la cruelle expérience de la défaite. Ils avaient réalisé l’unité au sein du Parti socialiste qui, de recul en recul, les a conduits à une impasse et à la défaite.

    Le Parti socialiste autrichien, comme le Parti S.F.I.O., a soutenu lui aussi jusqu’au bout la République, pour arriver au tragique dénouement d’aujourd’hui. Il a soutenu Dollfuss qui aujourd’hui mitraille les prolétaires autrichiens.

    Et c’est pourquoi chaque communiste doit comprendre que :

    « la dictature fasciste n’est nullement une étape inévitable de la dictature de la bourgeoisie dans tous les pays. La possibilité de l’éviter dépend des forces du prolétariat en lutte, forces paralysées principalement par l’influence dissolvante de la social­démocratie » (Thèses du XIIIè Plénum.)

    Cela signifie que seulement par une lutte vigoureuse contre le fascisme nous pouvons entraîner et convaincre les ouvriers socialistes, aussi faut­il combattre toute manifestation de passivité opportuniste dont nous avons encore trop d’exemples en dépit du sérieux des événements.

    Entrer résolument dans l’action, réaliser le front unique pour la lutte, voilà ce qui doit guider nos organisations dans leur activité, mais le front unique ne peut à aucun moment servir de prétexte à la dissimulation aux yeux de la classe ouvrière de la politique de la social­démocratie et de ses conséquences néfastes pour le prolétariat. Jamais le front unique ne peut signifier le silence sur la politique qui conduit le prolétariat à la défaite.

    En luttant avec les ouvriers socialistes, en prenant la tête des batailles contre la bourgeoisie, nous devons sans cesse avoir pour objectif de montrer et faire comprendre à ces ouvriers que seule notre politique est une politique de classe.

    Nous ne devons pas céder aux propos de certains qui, lorsque nous établissons les responsabilités de la social­démocratie, nous accusent de briser le front unique.

    Une telle opinion ne peut avoir pour racine politique qu’une appréciation fausse du rôle de la social­démocratie et un manque de confiance dans notre Parti.

    Nous avons entendu déjà maintes fois porter contre nous l’accusation « de diviseurs de la classe ouvrière ».

    Cette accusation hypocrite sera d’autant plus reprise que devant le grand courant de masse le Parti socialiste ruse et manoeuvre. Ceux qui brisent l’unité d’action, ceux qui l’empêchent, ce sont ceux qui entraînent une partie du prolétariat sur un terrain de collaboration avec la bourgeoisie, trahissant ainsi ses véritables intérêts.

    Quant à nous, luttant résolument pour réaliser partout à la base le Front unique d’action contre la bourgeoisie, nous ne pouvons que démasquer impitoyablement la politique de soutien de la bourgeoisie menée par le Parti socialiste et il faut démasquer cette politique avec d’autant plus d’acharnement qu’elle prend les apparences d’une prétendue opposition et d’une soi­disant lutte contre le fascisme.

    Solidement armés pour développer et appliquer la politique de notre Parti, les communistes doivent dans le grand mouvement de masse antifasciste qui déferle à travers tout le pays, mettre tout en oeuvre pour organiser les forces ouvrières et les préparer à de plus vastes combats.

    La grève générale de 24 heures dans laquelle certains voulaient voir une combinaison, sans tenir compte du mouvement de masse, les démonstrations puissantes de Paris et de province témoignent d’un profond ébranlement des masses dont le Parti communiste doit prendre la tête ; mais cela ne peut qu’inciter la bourgeoisie à décupler ses efforts.

    C’est pourquoi l’organisation de ce vaste mouvement de masse est une des tâches décisives du mouvement.

    Il s’agit maintenant de créer des comités de front unique d’action dans les entreprises, de consolider ceux qui ont déjà été constitués, de ne pas les laisser mourir lentement.

    L’entreprise est encore le point faible du mouvement. Les efforts doivent être multipliés pour y développer le travail.

    Jamais une nécessité aussi impérieuse n’a existé pour créer partout des comités antifascistes et rassembler des travailleurs qui ont lutté ensemble pour la grève générale, qui ont manifesté ensemble. Les communistes à travers tout le pays doivent œuvrer pour la création de puissants comités de masse contre le fascisme et la guerre.

    Ils doivent être au premier rang de la lutte pour préparer un vaste rassemblement national de lutte contre la guerre et le fascisme. Durant cette dernière période, l’influence de notre Parti s’est considérablement accrue, mais son état d’organisation est sensiblement resté le même.

    Or, il peut et il doit s’améliorer. Dans le mouvement de masse, il faut absolument recruter pour le Parti, pour les jeunesses et travailler à réaliser le mot d’ordre de création d’une cellule des J.C. À côté de chaque cellule d’entreprise du Parti.

    Les communistes doivent considérer comme un devoir impérieux de traduire en effectifs nouveaux l’influence très grande de la C.G.T.U. sur la classe ouvrière.

    Tout ceci revient à dire que le renforcement du Parti et des organisations révolutionnaires est étroitement rattaché au travail du Parti dans le mouvement de masse que nous voulons développer, pousser plus en avant et l’entraîner à la lutte.

    Alors que l’action antifasciste prend dans les cerveaux ouvriers une si grande place et à juste titre, il est absolument indispensable de répondre à un besoin de la classe ouvrière en créant des groupes d’autodéfense de masse. Durant les derniers jours, des improvisations dans ce domaine se sont produites qui soulignent la nécessité d’organiser et de coordonner les efforts dispersés.

    Sans doute la lutte contre l’idéologie fasciste est extrêmement importante et il faut la mener, mais cela ne suffit pas.

    Nous ne voulons pas non plus « battre chaque fasciste où on le trouve », nous ne préconisons pas de terreur individuelle qui couvre la passivité et l’abandon du travail de masse, mais nous appelons les prolétaires à créer des groupes d’autodéfense de masse qui peuvent et doivent jouer un rôle important dans les luttes prochaines.

    Est-­il possible par exemple avec un peu d’organisation de chasser la presse fasciste des quartiers ouvriers, d’en chasser les vendeurs ? Oui.

    De même il est possible par l’action de masse à la base de nettoyer les murs des quartiers ouvriers de toutes les affiches fascistes et il est évident que, si besoin est, la classe ouvrière doit se défendre contre toute agression fasciste encadrée par ses groupes d’autodéfense et partant plus forte.

    La classe ouvrière fait preuve d’une grande combativité ; elle a manifesté, elle a fait grève pendant 24 heures. Un tel mouvement poursuivi est de nature à arracher des revendications, à faire reculer la bourgeoisie.

    A travers les actions de masse partielles pour des revendications politiques et économiques nous devons préparer une grève politique de masse avec des buts précis :Chasser le gouvernement d’Union nationale Tardieu­Laval­Herriot, fusilleur des prolétaires, qui prépare le fascisme.

    Dissolution des ligues fascistes, arrestation de leurs chefs, arrestation du provocateur Tardieu et de son agent, Chiappe.

    En portant des coups rudes à la bourgeoisie, on pourrait la faire céder. La classe ouvrière prend conscience de sa force, nous devons l’aider à mieux voir encore ce qu’est sa puissance.

    Maintenant, dans la bataille à mener, les coups les plus durs doivent être portés contre le gouvernement d’Union nationale auquel la social­démocratie a frayé le chemin.

    Le Parti communiste est le seul à lutter contre ce gouvernement qui prépare le renforcement de l’offensive capitaliste, le fascisme et la guerre.

    Il mène cette lutte avec la ferme volonté de mobiliser les masses pour l’action, de gagner les ouvriers socialistes et de combattre pour l’application de la ligne politique de l’Internationale communiste et du Parti, gage de la lutte victorieuse sur la bourgeoisie.

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  • 6 février 1934

    L’initiative d’extrême-droite du 6 février 1934 – très clairement dans une perspective de coup d’Etat – a provoqué une très intense mobilisation ouvrière, aboutissant à l’unité d’action de la SFIC et de la SFIO.

    Chronologie

    8 janvier 1934 : Alexandre Stavisky est retrouvé suicidé juste avant son arrestation. Il avait mené de vastes escroqueries et avait profité de 19 remises de son procès, alors que le Parquet est dirigé par le beau-frère du radical-socialiste Camille Chautemps, président du conseil (c’est-à-dire chef du gouvernement).

    9 janvier 1934 : démission du ministre des Colonies Albert Dalimier, compromis dans l’affaire Stavisky.

    10 janvier 1934 : L’Action française dénonce dans sa presse « Camille Chautemps, chef d’une bande de voleurs et d’assassins » et multiplie les initiatives agitatrices.

    26 janvier 1934 : démission du ministre de la Justice Eugène Raynaldy mêlé à l’affaire de la Banque Sacazan.

    27 janvier 1934 : Camille Chautemps démissionne.

    30 janvier 1934 : le radical Édouard Daladier est nommé président du conseil.

    5 février 1934 : le préfet de police de Paris Jean Chiappe, proche de l’extrême-droite, est malgré son refus remplacé par Édouard Daladier. L’extrême-droite appelle à une manifestation le lendemain en défense du préfet et contre la « corruption parlementaire ». La SFIC avertit de la menace et l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants) manifestera avec son propre cortège ; la SFIO mobilise également.

    6 février 1934 : les ligues d’extrême-droite défilent à Paris, avec notamment l’Action française, les Jeunesses patriotes, les Croix-de-Feu. Elles tentent le coup de force en utilisant la violence pour occuper la Chambre des députés alors qu’un nouveau gouvernement doit être nommé. C’est l’échec avec 14 morts et 657 blessés.

    7 février 1934 : le radical Édouard Daladier démissionne de la présidence du conseil. Multiplication des manifestations antifascistes (450 dans 356 villes d’ici au 12 février).

    La commission administrative de la CGT décide d’une grève de 24 heures pour le 12 février.

    La SFIO appelle à un rassemblement pour le lendemain.

    8 février 1934 : la SFIO renonce à organiser un défilé antifasciste en raison de l’interdiction. L’ancien président Gaston Doumergue est pressenti pour devenir chef du gouvernement. Dans un contexte d’effervescence ouvrière, la SFIC appelle à un grand rassemblement le lendemain.

    9 février 1934 : l’ancien président de la République Gaston Doumergue devient chef du gouvernement alliant les radicaux et la droite pour un gouvernement présenté comme d’union nationale, avec le maréchal Pétain comme ministre de la guerre.

    La SFIC organise une manifestation antifasciste illégale à Paris place de la République. Elle amène cinq heures d’affrontements avec les interventions de la police alors que de multiples barricades sont mises en places par la SFIC, au prix de dix morts dans ses rang.

    La SFIO appelle à un grand rassemblement pour le 12 février avec cessation du travail par la grève générale.

    10 février 1934 : la SFIC salue l’unité d’action lors de son initiative antifasciste du 9 février et appelle à manifester le 12 février. La SFIO lance son appel au peuple de Paris.

    11 février 1934 : mobilisation générale de la SFIC et de la SFIO pour le lendemain.

    12 février 1934 : les syndicats CGT et CGTU organisent une journée de grève générale soutenue par la SFIO et la SFIC ; 4,5 millions de personnes cessent le travail.

    La SFIC et la SFIO appellent à manifester et un million de personnes sont dans les rues dans toute la France ; à Paris notamment les deux défilés antifascistes fusionnent. Des barricades sont constituées à Boulogne-Billancourt et Gennevilliers.

    L’effervescence continue les jours suivants.

    17 février 1934 : défilé antifasciste en mémoire des victimes de la manifestation du 9 février.

    18 février 1934 : manifestation unitaire SFIO-SFIC à Toulouse contre les violences des Jeunesses Patriotes. Elle tourne à l’affrontement avec la police alors que des barricades sont constituées. Un manifestant antifasciste est tué.

    22 février 1934 : le gouvernement Doumergue obtient de diriger par décrets-lois.

    5 mars 1934 : formation du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.

    27 juillet 1934 : signature du pacte d’unité SFIC-SFIO.

    29 juillet 1934 : initiative commune SFIC-SFIO contre le fascisme et et la guerre au Panthéon en souvenir de Jaurès (assassiné le 31 juillet 1914).

    Documents

    [html] Contre le gouvernement Tardieu, contre le fascisme (février 1934)

    [html] Sur l’autodéfense prolétarienne (février 1934)

    [html] Pour l’unité d’action antifasciste – SFIC (mars 1934)

    [html] Anniversaire des journées de février 1934 (février 1935)

    [html] PCMLM : les 80 ans du 6 février 1934

  • Blaise Pascal – Les Provinciales, Dix-huitième lettre (1656)

    DIX-HUITIÈME LETTRE

    AU RÉVÉREND PÈRE ANNAT JÉSUITE.

    Du 24 mars 1657.

    MON RÉVÉREND PÈRE,

    Il y a longtemps que vous travaillez à trouver quelque erreur dans vos adversaires ; mais je m’assure que vous avouerez à la fin qu’il n’y a peut-être rien de si difficile que de rendre hérétiques ceux qui ne le sont pas, et qui ne fuient rien tant que de l’être. J’ai fait voir, dans ma dernière Lettre, combien vous leur aviez imputé d’hérésies l’une après l’autre, manque d’en trouver une que vous ayez pu longtemps maintenir ; de sorte qu’il ne vous était plus resté que de les en accuser, sur ce qu’ils refusaient de condamner le sens de Jansénius, que vous vouliez qu’ils condamnassent sans qu’on l’expliquât. C’était bien manquer d’hérésies à leur reprocher que d’en être réduit là. Car qui a jamais ouï parler d’une hérésie que l’on ne puisse exprimer ? Aussi on vous a facilement répondu, en vous représentant que, si Jansénius n’a point d’erreurs, il n’est pas juste de le condamner ; et que, s’il en a, vous deviez les déclarer, afin que l’on sût au moins ce que c’est que l’on condamne. Vous ne l’aviez néanmoins jamais voulu faire ; mais vous aviez essayé de fortifier votre prétention par des décrets qui ne faisaient rien pour vous, puisqu’on n’y explique en aucune sorte le sens de Jansénius, qu’on dit avoir été condamné dans ces cinq propositions. Or ce n’était pas là le moyen de terminer vos disputes. Si vous conveniez de part et d’autre du véritable sens de Jansénius, et que vous ne fussiez plus en différend que de savoir si ce sens est hérétique ou non, alors les jugements qui déclareraient que ce sens est hérétique toucheraient ce qui serait véritablement en question. Mais la grande dispute étant de savoir quel est ce sens de Jansénius, les uns disant qu’ils n’y voient que le sens de saint Augustin et de saint Thomas ; et les autres, qu’ils y en voient un qui est hérétique, et qu’ils n’expriment point ; il est clair qu’une Constitution qui ne dit pas un mot touchant ce différend, et qui ne fait que condamner en général le sens de Jansénius sans l’expliquer, ne décide rien de ce qui est en dispute.

    C’est pourquoi l’on vous a dit cent fois que votre différend n’étant que sur ce fait, vous ne le finiriez jamais qu’en déclarant ce que vous entendez par le sens de Jansénius. Mais comme vous vous étiez toujours opiniâtrés à le refuser, je vous ai enfin poussé dans la dernière Lettre, où j’ai fait entendre que ce n’est pas sans mystère que vous aviez entrepris de faire condamner ce sens sans l’expliquer, et que votre dessein était de faire retomber un jour cette condamnation indéterminée sur la doctrine de la grâce efficace, en montrant que ce n’est autre chose que celle de Jansénius, ce qui ne vous serait pas difficile. Cela vous a mis dans la nécessité de répondre ; car, si vous vous fussiez encore obstinés après cela à ne point expliquer ce sens, il eût paru aux moins éclairés que vous n’en vouliez en effet qu’à la grâce efficace ; ce qui eût été la dernière confusion pour vous, dans la vénération qu’a l’Église pour une doctrine si sainte.

    Vous avez donc été obligé de vous déclarer ; et c’est ce que vous venez de faire en répondant à ma Lettre, où je vous avais représenté que si Jansénius avait, sur ces cinq propositions, quelque autre sens que celui de la grâce efficace, il n’avait point de défenseurs ; mais que, s’il n’avait point d’autre sens que celui de la grâce efficace, il n’avait point d’erreurs. Vous n’avez pu désavouer cela, mon Père ; mais vous y faites une distinction en cette sorte, page 21 : Il ne suffi pas, dites-vous, pour justifier Jansénius, de dire qu’il ne tient que la grâce efficace, parce qu’on la peut tenir en deux manières : l’une hérétique, selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n’a pas le pouvoir d’y résister ; l’autre, orthodoxe, selon les Thomistes et les Sorbonnistes, qui est fondée sur des principes établis par les Conciles, qui est que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte, qu’on a toujours le pouvoir d’y résister.

    On vous accorde tout cela, mon Père, et vous finissez en disant que Jansénius serait catholique, s’il défendait la grâce efficace selon les Thomistes : mais qu’il est hérétique, parce qu’il est contraire aux Thomistes et conforme à Calvin, qui nie le pouvoir de résister à la grâce. Je n’examine pas ici, mon Père, ce point de fait ; savoir, si Jansénius est en effet conforme à Calvin. Il me suffit que vous le prétendiez, et que vous nous fassiez savoir aujourd’hui que, par le sens de Jansénius, vous n’avez entendu autre chose que celui de Calvin. N’était-ce donc que cela, mon Père, que vous vouliez dire ? N’était-ce que l’erreur de Calvin que vous vouliez faire condamner sous le nom du sens de Jansénius ? Que ne le déclariez-vous plus tôt ? Vous vous fussiez bien épargné de la peine ; car, sans Bulles ni Brefs, tout le monde eût condamné cette erreur avec vous. Que cet éclaircissement était nécessaire, et qu’il lève de difficultés ! Nous ne savions, mon Père, quelle erreur les Papes et les évêques avaient voulu condamner sous le nom du sens de Jansénius. Toute l’Église en était dans une peine extrême, et personne ne nous le voulait expliquer. Vous le faites maintenant mon Père, vous que tout votre parti considère comme le chef et le premier moteur de tous ses conseils, et qui savez le secret de toute cette conduite. Vous nous l’avez donc dit, que ce sens de Jansénius n’est autre chose que le sens de Calvin condamné par le Concile. Voilà bien des doutes résolus. Nous savons maintenant que l’erreur qu’ils ont eu dessein de condamner sous ces termes du sens de Jansénius n’est autre chose que le sens de Calvin, et qu’ainsi nous demeurons dans l’obéissance à leurs décrets en condamnant avec eux ce sens de Calvin qu’ils ont voulu condamner. Nous ne sommes plus étonnés de voir que les Papes et quelques évêques aient été si zélés contre le sens de Jansénius. Comment ne l’auraient-ils pas été, mon Père, ayant créance en ceux qui disent publiquement que ce sens est le même que celui de Calvin ?

    Je vous déclare donc, mon Père, que vous n’avez plus rien à reprendre en vos adversaires, parce qu’ils détestent assurément ce que vous détestez. Je suis seulement étonné de voir que vous l’ignoriez, et que vous ayez si peu de connaissance de leurs sentiments sur ce sujet, qu’ils ont tant de fois déclarés dans leurs ouvrages. Je m’assure que, si vous en étiez mieux informé, vous auriez du regret de ne vous être pas instruit avec un esprit de paix d’une doctrine si pure et si chrétienne, que la passion vous fait combattre sans la connaître. Vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu’on résiste effectivement à ces grâces faibles, qu’on appelle excitantes ou inefficaces, en n’exécutant pas le bien qu’elles nous inspirent, mais qu’ils sont encore aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister même à la grâce efficace et victorieuse qu’à défendre contre Molina le pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi jaloux de l’une de ces vérités que de l’autre. Ils ne savent que trop que l’homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa corruption, il porte un fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir ; mais que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui fait faire ce qu’il veut et en la manière qu’il le veut, sans que cette infaillibilité de l’opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l’homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le libre arbitre et la puissance qu’a le libre arbitre de résister à la grâce ; car, selon ce grand saint, que les Papes de l’Église ont donné pour règle en cette matière, Dieu change le cœur de l’homme par une douceur céleste qu’il y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l’homme sentant d’un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l’autre la grandeur et l’éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché, qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le Dieu qui le charme, il s’y porte infailliblement de lui-même, par un mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux ; de sorte que ce lui serait une peine et un supplice de s’en séparer. Ce n’est pas qu’il ne puisse toujours s’en éloigner, et qu’il ne s’en éloignât effectivement, s’il le voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais qu’à ce qu’il lui plaît le plus, et que rien ne lui plaît tant alors que ce bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens ? Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin.

    C’est ainsi que Dieu dispose de la volonté libre de l’homme sans lui imposer de nécessité ; et que le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce, mais qui ne le veut pas toujours, se porte aussi librement qu’infailliblement à Dieu, lorsqu’il veut l’attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.

    Ce sont là, mon Père, les divins principes de saint Augustin et de saint Thomas, selon lesquels il est véritable que nous pouvons résister à la grâce, contre l’opinion de Calvin ; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII, dans son écrit adressé à la Congrégation De auxiliis : Dieu forme en nous le mouvement de notre volonté, et dispose efficacement de notre cœur, par l’empire que sa majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le reste des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin.

    C’est encore selon ces principes que nous agissons de nous-mêmes ; ce qui fait que nous avons des mérites qui sont véritablement nôtres, contre l’erreur de Calvin, et que néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant en nous ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de Dieu, comme dit le Concile de Trente.

    C’est par là qu’est détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées ; et c’est par là qu’est encore détruite l’impiété de l’école de Molina, qui ne veut pas reconnaître que c’est la force de la grâce même qui fait que nous coopérons avec elle dans l’œuvre de notre salut : par où il ruine ce principe de foi établi par saint Paul, que c’est Dieu qui forme en nous et la volonté et l’action.

    Et c’est enfin par ce moyen que s’accordent tous ces passages de l’Écriture, qui semblent les plus opposés : Convertissez-vous à Dieu : Seigneur, convertissez-nous à vous. Rejetez vos iniquités hors de vous : c’est Dieu qui ôte les iniquités de son peuple. Faites des œuvres dignes de pénitence : Seigneur, vous avez fait en nous toutes nos œuvres. Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau : Je vous donnerai un esprit nouveau, et je créerai en vous un cœur nouveau, etc.

    L’unique moyen d’accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos bonnes actions tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit saint Augustin, nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les produit ; et qu’elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre [libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit ailleurs, Dieu nous fait faire ce qu’il lui plaît, en nous faisant vouloir ce que nous pourrions ne vouloir pas : a Deo factum est ut vellent quod nolle potuissent.

    Ainsi, mon Père, vos adversaires sont parfaitement d’accord avec les nouveaux Thomistes mêmes, puisque les Thomistes tiennent comme eux, et le pouvoir de résister à la grâce, et l’infaillibilité de l’effet de la grâce, qu’ils font profession de soutenir si hautement, selon cette maxime capitale de leur doctrine, qu’Alvarez, l’un des plus considérables d’entre eux, répète si souvent dans son livre, et qu’il exprime, Disp. 72, n. 4, en ces termes : Quand la grâce efficace meut le libre arbitre, il consent infailliblement, parce que l’effet de la grâce est de faire qu’encore qu’il puisse ne pas consentir, il consente néanmoins en effet. Dont il donne pour raison celle-ci de saint Thomas, son Maître ; Que la volonté de Dieu ne peut manquer d’être accomplie ; et qu’ainsi, quand il veut qu’un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et même nécessairement, non pas d’une nécessité absolue, mais d’une nécessité d’infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu’on a de résister si on le veut ; puisqu’elle fait seulement qu’on ne veut pas y résister, comme votre Père Pétau le reconnaît en ces termes, to. I, p. 602 : La grâce de Jésus-Christ fait qu’on persévère infailliblement dans la piété, quoique non par nécessité : car on peut n’y pas consentir si on le veut, comme dit le Concile ; mais cette même grâce fait que l’on ne le veut pas.

    C’est là, mon Père, la doctrine constante de saint Augustin de saint Prosper, des Pères qui les ont suivis, des Conciles, de saint Thomas, de tous les Thomistes en général. C’est aussi celle de vos adversaires, quoique vous ne l’ayez pas pensé ; et c’est enfin celle que vous venez d’approuver vous-même en ces termes : La doctrine de la grâce efficace, qui reconnaît qu’on a le pouvoir d’y résister, est orthodoxe, appuyée sur les Conciles, et soutenue par les Thomistes et les Sorbonnistes. Dites la vérité, mon Père : si vous eussiez su que vos adversaires tiennent effectivement cette doctrine, peut-être que l’intérêt de votre Compagnie vous eût empêché d’y donner cette approbation publique : mais, vous étant imaginé qu’ils y étaient opposés, ce même intérêt de votre Compagnie vous a porté à autoriser des sentiments que vous croyiez contraires aux leurs ; et par cette méprise, voulant ruiner leurs principes, vous les avez vous-même parfaitement établis. De sorte qu’on voit aujourd’hui, par une espèce de prodige, les défenseurs de la grâce efficace justifiés par les défenseurs de Molina : tant la conduite de Dieu est admirable pour faire concourir toutes choses à la gloire de sa vérité.

    Que tout le monde apprenne donc, par votre propre déclaration, que cette vérité de la grâce efficace, nécessaire à toutes les actions de piété, qui est si chère à l’Église, et qui est le prix du sang de son Sauveur, est si constamment catholique, qu’il n’y a pas un catholique, jusques aux Jésuites mêmes, qui ne la reconnaisse pour orthodoxe. Et l’on saura en même temps, par votre propre confession, qu’il n’y a pas le moindre soupçon d’erreur dans ceux que vous en avez tant accusés, car, quand vous leur en imputiez de cachées sans les vouloir découvrir, il leur était aussi difficile de s’en défendre qu’il vous était facile de les en accuser de cette sorte ; mais maintenant que vous venez de déclarer que cette erreur qui vous oblige à les combattre est celle de Calvin, que vous pensiez qu’ils soutinssent, il n’y a personne qui ne voie clairement qu’ils sont exempts de toute erreur, puisqu’ils sont si contraires à la seule que vous leur imposez, et qu’ils protestent, par leurs discours, par leurs livres, et par tout ce qu’ils peuvent produire pour témoigner leurs sentiments, qu’ils condamnent cette hérésie de tout leur cœur, et de la même manière que font les Thomistes, que vous reconnaissez sans difficulté pour catholiques, et qui n’ont jamais été suspects de ne le pas être.

    Que direz-vous donc maintenant contre eux, mon Père ? Qu’encore qu’ils ne suivent pas le sens de Calvin, ils sont néanmoins hérétiques, parce qu’ils ne veulent pas reconnaître que le sens de Jansénius est le même que celui de Calvin ? Oseriez-vous dire que ce soit là une matière d’hérésie ? Et n’est-ce pas une pure question de fait qui n’en peut former ? C’en serait bien une de dire qu’on n’a pas le pouvoir de résister à la grâce efficace ; mais en est-ce une de douter si Jansénius le soutient ? Est-ce une vérité révélée ? Est-ce un article de foi qu’il faille croire sur peine de damnation ? Et n’est-ce pas malgré vous un point de fait pour lequel il serait ridicule de prétendre qu’il y eût des hérétiques dans l’Église ?

    Ne leur donnez donc plus ce nom, mon Père, mais quelque autre qui soit proportionné à la nature de votre différend. Dites que ce sont des ignorants et des stupides, et qu’ils entendent mal Jansénius ; ce seront des reproches assortis à votre dispute ; mais de les appeler hérétiques, cela n’y a nul rapport. Et comme c’est la seule injure dont je les veux défendre, je ne me mettrai pas beaucoup en peine de montrer qu’ils entendent bien Jansénius. Tout ce que je vous en dirai est qu’il me semble, mon Père, qu’en le jugeant par vos propres règles, il est difficile qu’il ne passe pour catholique, car voici ce que vous établissez pour l’examiner.

    Pour savoir, dites-vous, si Jansénius est à couvert, il faut savoir s’il défend la grâce efficace à la manière de Calvin, qui nie qu’on ait le pouvoir d’y résister ; car alors il serait hérétique : ou à la manière des Thomistes, qui l’admettent, car alors il serait Catholique. Voyez donc, mon Père, s’il tient qu’on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu’on a toujours le pouvoir de résister à la grâce, selon le Concile : Que le libre arbitre peut toujours agir et n’agir pas, vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien et le mal, que l’homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous appelez [de contrariété et]de contradiction. Voyez de même s’il n’est pas contraire à l’erreur de Calvin, telle que vous même la représentez, lui qui montre, dans tout le chap. 21, que l’Église a condamné cet hérétique, qui soutient que la grâce n’agit pas sur le libre arbitre en la manière qu’on l’a cru si longtemps dans l’Église, en sorte qu’il soit ensuite au pouvoir du libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon saint Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas, si on le peut, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes la volonté de persévérer, en sorte qu’il ne leur ôte pas la puissance de vouloir le contraire. Et enfin jugez s’il n’est pas d’accord avec les Thomistes, lorsqu’il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour accorder l’efficacité de la grâce avec le pouvoir d’y résister est si conforme à son sens, qu’on n’a qu’à voir leurs livres pour y apprendre ses sentiments : Quod ipsi dixerunt, dictum puta.

    Voilà comme il parle sur tous ces chefs, et c’est sur quoi je m’imagine qu’il croit le pouvoir de résister à la grâce ; qu’il est contraire à Calvin, et conforme aux Thomistes, parce qu’il le dit, et qu’ainsi il est catholique selon vous. Que si vous avez quelque voie pour connaître le sens d’un auteur autrement que par ses expressions, et que, sans rapporter aucun de ses passages, vous vouliez soutenir, contre toutes ses paroles, qu’il nie le pouvoir de résister, et qu’il est pour Calvin contre les Thomistes, n’ayez pas peur, mon Père, que je vous accuse d’hérésie pour cela : je dirai seulement qu’il semble que vous entendez mal Jansénius ; mais nous n’en serons pas moins enfants de la même Église.

    D’où vient donc, mon Père, que vous agissez dans ce différend d’une manière si passionnée, et que vous traitez comme vos plus cruels ennemis, et comme les plus dangereux hérétiques, ceux que vous ne pouvez accuser d’aucune erreur, ni d’autre chose, sinon qu’ils n’entendent pas Jansénius comme vous ? Car de quoi disputez-vous, sinon du sens de cet auteur ? Vous voulez qu’ils le condamnent, mais il vous demandent ce que vous entendez par là. Vous dites que vous entendez l’erreur de Calvin ; ils répondent qu’ils la condamnent : et ainsi, si vous n’en voulez pas aux syllabes, mais à la chose qu’elles signifient, vous devez être satisfait. S’ils refusent de dire qu’ils condamnent le sens de Jansénius, c’est parce qu’ils croient que c’est celui de saint Thomas. Et ainsi, ce mot est bien équivoque entre vous. Dans votre bouche il signifie le sens de Calvin ; dans la leur, c’est le sens de saint Thomas ; de sorte que ces différentes idées que vous avez d’un même terme, causant toutes vos divisions, si j’étais maître de vos disputes, je vous interdirais le mot de Jansénius de part et d’autre. Et ainsi, en n’exprimant que ce que vous entendez par là, on verrait que vous ne demandez autre chose que la condamnation du sens de Calvin, à quoi ils consentent ; et qu’ils ne demandent autre chose que la défense du sens de saint Augustin et de saint Thomas, en quoi vous êtes tous d’accord.

    Je vous déclare donc, mon Père, que, pour moi, je les tiendrai toujours pour catholiques, soit qu’ils condamnent Jansénius, s’ils y trouvent des erreurs, soit qu’ils ne le condamnent point, quand ils n’y trouvent que ce que vous-même déclarez être catholique ; et que je leur parlerai comme saint Jérôme à Jean, évêque de Jérusalem, accusé de tenir huit propositions d’Origène. Ou condamnez Origène, disait ce saint, si vous reconnaissez qu’il a tenu ces erreurs, ou bien niez qu’il les ait tenues : Aut nega hoc dixisse eum qui arguitur ; aut, si locutus est talia, eum damna qui dixerit.

    Voilà, mon Père, comment agissent ceux qui n’en veulent qu’aux erreurs, et non pas aux personnes, au lieu que vous, qui en voulez aux personnes plus qu’aux erreurs, vous trouvez que ce n’est rien de condamner les erreurs, si on ne condamne les personnes à qui vous les voulez imputer.

    Que votre procédé est violent, mon Père, mais qu’il est peu capable de réussir ! Je vous l’ai dit ailleurs, et je vous le redis encore, la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Jamais vos accusations ne furent plus outrageuses, et jamais l’innocence de vos adversaires ne fut plus connue : jamais la grâce efficace ne fut plus artificieusement attaquée, et jamais nous ne l’avons vue si affermie. Vous employez les derniers efforts pour faire croire que vos disputes sont sur des points de foi, et jamais on ne connut mieux que toute votre dispute n’est que sur un point de fait. Enfin vous remuez toutes choses pour faire croire que ce point de fait est véritable, et jamais on ne fut plus disposé à en douter. Et la raison en est facile : c’est, mon Père, que vous ne prenez pas les voies naturelles pour faire croire un point de fait, qui sont de convaincre les sens, et de montrer dans un livre les mots que l’on dit y être. Mais vous allez chercher des moyens si éloignés de cette simplicité, que cela frappe nécessairement les plus stupides. Que ne preniez-vous la même voie que j’ai tenue dans mes lettres pour découvrir tant de mauvaises maximes de vos auteurs, qui est de citer fidèlement les lieux d’où elles sont tirées ? C’est ainsi qu’ont fait les Curés de Paris ; et cela ne manque jamais de persuader le monde. Mais qu’auriez-vous dit, et qu’aurait-on pensé, lorsqu’ils vous reprochèrent, par exemple, cette proposition du P. Lamy : Qu’un religieux peut tuer celui qui menace de publier des calomnies contre lui ou contre sa communauté, quand il ne s’en peut défendre autrement, s’ils n’avaient point cité le lieu où elle est en propres termes ; que, quelque demande qu’on leur en eût faite, ils se fussent toujours obstinés à le refuser ; et qu’au lieu de cela, ils eussent été à Rome obtenir une Bulle qui ordonnât à tout le monde de le reconnaître ? N’aurait-on pas jugé sans doute qu’ils auraient surpris le Pape, et qu’ils n’auraient eu recours à ce moyen extraordinaire que manque des moyens naturels que les vérités de fait mettent en main à tous ceux qui les soutiennent ? Aussi ils n’ont fait que marquer que le Père Lamy enseigne cette doctrine au to. 5, disp. 36, n. 118, p. 544 de l’édition de Douai ; et ainsi tous ceux qui l’ont voulu voir l’ont trouvée, et personne n’en a pu douter. Voilà une manière bien facile et bien prompte de vider les questions de fait où l’on a raison.

    D’où vient donc, mon Père, que vous n’en usez pas de la sorte ? Vous avez dit, dans vos Cavilli, que les cinq propositions sont dans Jansénius mot à mot, toutes, en propres termes, iisdem verbis. On vous a dit que non. Qu’y avait-il à faire là-dessus, sinon ou de citer la page, si vous les aviez vues en effet, ou de confesser que vous vous étiez trompé ? Mais vous ne faites ni l’un ni l’autre, et, au lieu de cela, voyant bien que tous les endroits de Jansénius, que vous alléguez quelquefois pour éblouir le monde, ne sont point les propositions condamnées, individuelles et singulières que vous vous étiez engagé de faire voir dans son livre, vous nous présentez des Constitutions qui déclarent qu’elles en sont extraites, sans marquer le lieu.

    Je sais, mon Père, le respect que les Chrétiens doivent au Saint-Siège, et vos adversaires témoignent assez d’être très résolus à ne s’en départir jamais. Mais ne vous imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au Pape, avec toute la soumission que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur chef, qu’on peut l’avoir surpris en ce point de fait ; qu’il ne l’a point fait examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si elles étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au Commissaire du Saint-Office, l’un des principaux examinateurs, qu’elles ne pouvaient être censurées au sens d’aucun auteur : non sunt qualificabiles in sensu proferentis ; parce qu’elles leur avaient été présentées pour être examinées en elles-mêmes, et sans considérer de quel auteur elles pouvaient être : in abstracto, et ut praescindunt ab omni proferente, comme il se voit dans leurs suffrages nouvellement imprimés : que plus de soixante docteurs, et un grand nombre d’autres personnes habiles et pieuses ont lu ce livre exactement sans les y avoir jamais vues, et qu’ils y en ont trouvé de contraires ; que ceux qui ont donné cette impression au Pape pourraient bien avoir abusé de la créance qu’il a en eux, étant intéressés, comme ils le sont, à décrier cet auteur, qui a convaincu Molina de plus de cinquante erreurs ; que ce qui rend la chose plus croyable, est qu’ils ont cette maxime, l’une des plus autorisées de leur théologie, qu’ils peuvent calomnier sans crime ceux dont ils se croient injustement attaqués ; et qu’ainsi leur témoignage étant si suspect, et le témoignage des autres étant si considérable, on a quelque sujet de supplier sa Sainteté, avec toute l’humilité possible, de faire examiner ce fait en présence des docteurs de l’un et de l’autre parti, afin d’en pouvoir former une décision solennelle et régulière. Qu’on assemble des juges habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75 ; que chacun y soit libre ; qu’on examine mes écrits, qu’on voie s’il y a des erreurs contre la foi ; qu’on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une diffamation sans examen.

    Ne prétendez pas, mon Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les Chrétiens avec cet empire que l’on voudrait exercer sous leur nom. L’Église, dit le pape saint Grégoire, In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l’école d’humilité, ne commande pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu’elle enseigne à ses enfants qu’elle croit engagés dans quelque erreur : recta quoe errantibus dicit, non quasi ex auccoritate proecipit, sed ex ratione persuadet. Et bien loin de tenir à déshonneur de réformer un jugement où on les aurait surpris, ils en font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep. 180. Le Siège Apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu’il ne se pique pas d’honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu’on en a tiré par surprise ; aussi est-il bien juste que personne ne profite de l’injustice, et principalement devant le Saint Siège. Voilà, mon Père, les vrais sentiments qu’il faut inspirer aux Papes, puisque tous les théologiens demeurent d’accord qu’ils peuvent être surpris, et que cette qualité suprême est si éloignée de les en garantir, qu’elle les y expose au contraire davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent. C’est ce que dit le même saint Grégoire à des personnes qui s’étonnaient de ce qu’un autre Pape s’était laissé tromper. Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I, Dial., que nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes ? N’avez-vous pas vu que David, ce roi qui avait l’esprit de prophétie, ayant donné créance aux impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas ? Qui trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois, nous qui ne sommes point Prophètes ? La foule des affaires nous accable ; et notre esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s’applique moins à chacune en particulier, en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon Père, je crois que les Papes savent mieux que vous s’ils peuvent être surpris ou non. Ils nous déclarent eux-mêmes que les Papes et que les plus grands Rois sont plus exposés à être trompés que les personnes qui ont moins d’occupations importantes. Il les en faut croire, et il est bien aisé de s’imaginer par quelle voie on arrive à les surprendre. Saint Bernard en fait la description dans la lettre qu’il écrivit à Innocent II, en cette sorte : Ce n’est pas une chose étonnante, ni nouvelle, que l’esprit de l’homme puisse tromper et être trompé. Des religieux sont venus à nous dans un esprit de mensonge et d’illusion. Ils vous ont parlé contre un évêque qu’ils haïssent, et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent comme des chiens, et veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant, très-saint Père, vous vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi avez-vous donné un sujet de joie à ses adversaires ? Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les esprits sont de Dieu. J’espère que, quand vous aurez connu la vérité, tout ce qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie l’esprit de vérité de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres, et de réprouver le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon Père, que le degré éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu’il ne fait autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes. C’est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid., l. 2, c. ult. : Il y a un autre défaut si général, que je n’ai vu personne des grands du monde qui l’évite. C’est, saint Père, la trop grande crédulité d’où naissent tant de désordres ; car c’est de là que viennent les persécutions violentes contre les innocents, les préjugés injustes contre les absents, et les colères terribles pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint Père, un mal universel, duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confrères.

    Je m’imagine, mon Père, que cela commence à vous persuader que les Papes sont exposés à être surpris. Mais, pour vous le montrer parfaitement, je vous ferai seulement ressouvenir des exemples que vous-même rapportez dans votre livre, de Papes et d’Empereurs, que des hérétiques ont surpris effectivement. Car vous dites qu’Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestius surprit Zozime. Vous dites encore qu’un nommé Athanase trompa l’empereur Héraclius, et le porta à persécuter les Catholiques ; et qu’enfin Sergius obtint d’Honorius ce décret qui fut brûlé au Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès de ce Pape.

    Il est donc constant par vous-même que ceux, mon Père, qui en usent ainsi auprès des Rois et des Papes, les engagent quelquefois artificieusement à persécuter ceux qui défendent la vérité de la foi en pensant persécuter des hérésies. Et de là vient que les Papes, qui n’ont rien tant en horreur que ces surprises, ont fait d’une Lettre d’Alexandre III une loi ecclésiastique, insérée dans le droit canonique, pour permettre de suspendre l’exécution de leurs Bulles et de leurs Décrets quand on croit qu’ils ont été trompés. Si quelquefois, dit ce Pape à l’archevêque de Ravenne, nous envoyons à votre fraternité des décrets qui choquent vos sentiments, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous les exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez, la raison que vous croyez avoir de ne le pas faire, Parce que nous trouverons bon que vous n’exécutiez pas un décret qu’on aurait tiré de nous par surprise et par artifice. C’est ainsi qu’agissent les Papes qui ne cherchent qu’à éclaircir les différends des Chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui veulent y jeter le trouble. Ils n’usent pas de domination, comme disent saint Pierre et saint Paul après Jésus-Christ ; mais l’esprit qui paraît en toute leur conduite est celui de paix et de vérité. Ce qui fait qu’ils mettent ordinairement dans leurs lettres cette clause, qui est sous-entendue en toutes : Si ita est ; si preces veritate nitantur : Si la chose est comme on nous la fait entendre, si les faits sont véritables. D’où il se voit que, puisque les Papes ne donnent de force à leurs Bulles qu’à mesure qu’elles sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont pas les Bulles seules qui prouvent la vérité des faits ; mais qu’au contraire, selon les Canonistes mêmes, c’est la vérité des faits qui rend les Bulles recevables. D’où apprendrons-nous donc la vérité des faits ? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les légitimes juges, comme la raison l’est des choses naturelles et intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque vous m’y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux des plus grands Docteurs de l’Église, saint Augustin et saint Thomas, ces trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme Dieu a voulu se servir de l’entremise des sens pour donner entrée à la foi, fides ex auditu, tant s’en faut que la foi détruise la certitude des sens, que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le rapport fidèle des sens. C’est pourquoi saint Thomas remarque expressément que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans l’Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne fussent pas trompés : Ut sensus a deceptione reddantur immunes.

    Concluons donc de là que, quelque proposition qu’on nous présente à examiner, il en faut d’abord reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons nous en rapporter. S’il s’agit d’une chose surnaturelle, nous n’en jugerons ni par les sens, ni par la raison, mais par l’Écriture et par les décisions de l’Église. S’il s’agit d’une proposition non révélée et proportionnée à la raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s’il s’agit enfin d’un point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient naturellement d’en connaître.

    Cette règle est si générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l’Écriture même nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre à l’autorité de ce sens apparent de l’Écriture ; mais il faut interpréter l’Écriture, et y chercher un autre sens qui s’accorde avec cette vérité sensible ; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes, et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant certain aussi, il faut que ces deux vérités s’accordent ; et comme l’Écriture se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable interprétation de l’Écriture celle qui convient au rapport fidèle des sens. Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon saint Augustin : l’une, que l’Écriture a toujours un sens véritable ; l’autre que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s’obstiner à dire que c’en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s’y accorde.

    C’est ce qu’il explique par l’exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles ; par où l’Écriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles : mais parce qu’il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s’opiniâtrer à défendre ce sens littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait ; comme en disant : Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en lui-même.

    Que si on voulait en user autrement, ce ne serait pas rendre l’Écriture vénérable, mais ce serait au contraire l’exposer au mépris des infidèles ; parce que, comme dit saint Augustin, quand ils auraient connu que nous croyons dans l’Écriture des choses qu’ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l’entrée.

    Et ce serait aussi, mon Père, le moyen d’en fermer l’entrée aux hérétiques, et de leur rendre l’autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se trouvent point, parce qu’un Pape l’aurait déclaré par surprise. Car ce n’est que l’examen d’un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est véritable, montrez-le ; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire ; ce serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité persuader un point de fait, non plus que le changer ; car il n’y a rien qui puisse faire que ce qui est ne soit pas.

    C’est en vain, par exemple, que des religieux de Ratisbonne obtinrent du pape saint Léon IX un décret solennel, par lequel il déclara que le corps de saint Denis, premier évêque de Paris, qu’on tient communément être l’Aréopagite, avait été enlevé de France, et porté dans l’église de leur monastère. Cela n’empêche pas que le corps de ce saint n’ait toujours été et ne soit encore dans la célèbre abbaye qui porte son nom, dans laquelle vous auriez peine à faire recevoir cette Bulle, quoique ce Pape y témoigne avoir examiné la chose avec toute la diligence possible, diligentissime, et avec le conseil de plusieurs évêques et prélats ; de sorte qu’il oblige étroitement tous les Français, districte proecipientes, de reconnaître et de confesser qu’ils n’ont plus ces saintes reliques. Et néanmoins les Français, qui savaient la fausseté de ce fait par leurs propres veux, et qui, ayant ouvert la châsse, y trouvèrent toutes ces reliques entières, comme le témoignent les historiens de ce temps-là, crurent alors, comme on l’a toujours cru depuis, le contraire de ce que ce saint Pape leur avait enjoint de croire, sachant bien que même les saints et les prophètes sont sujets à être surpris.

    Ce fut aussi en vain que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera qu’elle demeure en repos ; et si l’on avait des observations constantes qui prouvassent que c’est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne l’empêcheraient pas de tourner, et ne s’empêcheraient pas de tourner aussi avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie pour l’excommunication de saint Virgile, sur ce qu’il tenait qu’il y avait des antipodes, aient anéanti ce nouveau monde ; et qu’encore qu’il eût déclaré que cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d’Espagne ne se soit pas bien trouvé d’en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le jugement de ce Pape qui n’y avait pas été ; et que l’Église n’en ait pas reçu un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l’Évangile à tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.

    Vous voyez donc, mon Père, quelle est la nature des choses de fait, et par quels principes on en doit juger ; d’où il est aisé de conclure, sur notre sujet, que, si les cinq propositions ne sont point de Jansénius, il est impossible qu’elles en aient été extraites, et que le seul moyen d’en bien juger et d’en persuader le monde, est d’examiner ce livre en une conférence réglée, comme on vous le demande depuis si longtemps. Jusque-là vous n’avez aucun droit d’appeler vos adversaires opiniâtres : car ils seront sans blâme sur ce point de fait, comme ils sont sans erreurs sur les points de foi ; catholiques sur le droit, raisonnables sur le fait, et innocents en l’un et en l’autre.

    Qui ne s’étonnera donc, mon Père, en voyant d’un côté une justification si pleine, de voir de l’autre des accusations si violentes ? Qui penserait qu’il n’est question entre vous que d’un fait de nulle importance, qu’on veut faire croire sans le montrer ? Et qui oserait s’imaginer qu’on fît par toute l’Église tant de bruit pour rien, pro nihilo, mon Père, comme le dit saint Bernard ? . Mais c’est cela même qui est le principal artifice de votre conduite, de faire croire qu’il y va de tout en une affaire qui n’est de rien ; et de donner à entendre aux personnes puissantes qui vous écoutent qu’il s’agit dans vos disputes des erreurs les plus pernicieuses de Calvin, et des principes les plus importants de la foi, afin que, dans cette persuasion, ils emploient tout leur zèle et toute leur autorité contre ceux que vous combattez, comme si le salut de la religion catholique en dépendait : au lieu que, s’ils venaient à connaître qu’il n’est question que de ce petit point de fait, ils n’en seraient nullement touchés, et ils auraient au contraire bien du regret d’avoir fait tant d’efforts pour suivre vos passions particulières en une affaire qui n’est d’aucune conséquence pour l’Église.

    Car enfin, pour prendre les choses au pis, quand même il serait véritable que Jansénius aurait tenu ces propositions, quel malheur arriverait-il de ce que quelques personnes en douteraient, pourvu qu’ils les détestent, comme ils le font publiquement ? . N’est-ce pas assez qu’elles soient condamnées par tout le monde sans exception, au sens même où vous avez expliqué que vous voulez qu’on les condamne ? En seraient-elles plus censurées, quand on dirait que Jansénius les a tenues ? À quoi servirait donc d’exiger cette reconnaissance, sinon à décrier un docteur et un évêque qui est mort dans la communion de l’Église ? Je ne vois pas que ce soit là un si grand bien, qu’il faille l’acheter par tant de troubles. Quel intérêt y a l’État, le Pape, les évêques, les docteurs et toute l’Église ? Cela ne les touche en aucune sorte, mon Père, et il n’y a que votre seule Société qui recevrait véritablement quelque plaisir de cette diffamation d’un auteur qui vous a fait quelque tort. Cependant tout se remue, parce que vous faites entendre que tout est menacé. C’est la cause secrète qui donne le branle à tous ces grands mouvements, qui cesseraient aussitôt qu’on aurait su le véritable état de vos disputes. Et c’est pourquoi, comme le repos de l’Église dépend de cet éclaircissement, il était d’une extrême importance de le donner, afin que, tous vos déguisements étant découverts, il paraisse à tout le monde que vos accusations sont sans fondement, vos adversaires sans erreur, et l’Église sans hérésie.

    Voilà, mon Père, le bien que j’ai eu pour objet de procurer, qui me semble si considérable pour toute la religion, que j’ai de la peine à comprendre comment ceux à qui vous donnez tant de sujet de parler, peuvent demeurer dans le silence. Quand les injures que vous leur faites ne les toucheraient pas, celles que l’Église souffre devraient, ce me semble, les porter à s’en plaindre : outre que je doute que des ecclésiastiques puissent abandonner leur réputation à la calomnie, surtout en matière de foi. Cependant ils vous laissent dire tout ce qui vous plaît ; de sorte que, sans l’occasion que vous m’en avez donnée par hasard, peut-être que rien ne se serait opposé aux impressions scandaleuses que vous semez de tous côtés. Ainsi leur patience m’étonne, et d’autant plus qu’elle ne peut m’être suspecte ni de timidité, ni d’impuissance, sachant bien qu’ils ne manquent ni de raison pour leur justification, ni de zèle pour la vérité. Je les vois néanmoins si religieux à se taire que je crains qu’il n’y ait en cela de l’excès. Pour moi, mon Père, je ne crois pas le pouvoir faire. Laissez l’Église en paix, et je vous y laisserai de bon cœur. Mais pendant que vous ne travaillerez qu’à y entretenir le trouble, ne doutez pas qu’il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés d’employer tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité.

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  • Blaise Pascal – Les Provinciales, Dix-septième lettre (1656)

    DIX-SEPTIÈME LETTRE

    Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial

    AU RÉVÉREND PÈRE ANNAT JÉSUITE.

    Du 23 janvier 1657.

    MON RÉVÉREND PÈRE,

    Votre procédé m’avait fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en repos de part et d’autre, et je m’y étais disposé. Mais vous avez depuis produit tant d’écrits en peu de temps, qu’il paraît bien qu’une paix n’est guère assurée quand elle dépend du silence des Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort avantageuse ; mais pour moi, je ne suis pas fâché qu’elle me donne le moyen de détruire ce reproche ordinaire d’hérésie dont vous remplissez tous vos livres.

    Il est temps que j’arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous prenez de me traiter d’hérétique, qui s’augmente tous les jours. Vous le faites dans ce livre que vous venez de publier d’une manière qui ne se peut plus souffrir, et qui me rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le mérite un reproche de cette nature. J’avais méprisé cette injure dans les écrits de vos confrères, aussi bien qu’une infinité d’autres qu’ils y mêlent indifféremment. Ma 15. lettre y avait assez répondu ; mais vous en parlez maintenant d’un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre défense ; c’est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites que, pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je suis hérétique, et qu’étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin vous ne mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un principe ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C’est donc tout de bon, mon Père, que vous me traitez d’hérétique, et c’est aussi tout de bon que je vous y vas répondre.

    Vous savez bien, mon Père, que cette accusation est si importante, que c’est une témérité insupportable de l’avancer, si on n’a pas de quoi la prouver. Je vous demande quelles preuves vous en avez. Quand m’a-t-on vu à Charenton ? Quand ai-je manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse ? Quand ai-je fait quelque action d’union avec les hérétiques, ou de schisme avec l’Église ? Quel Concile ai-je contredit ? Quelle Constitution de Pape ai-je violée ? Il faut répondre, mon Père, ou… vous m’entendez bien. Et que répondez-vous ? Je prie tout le monde de l’observer. Vous supposez premièrement que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est déclaré hérétique ; d’où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. Ce n’est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal ; et vous ne m’en chargez que parce que vous supposez que j’en suis. Ainsi, je n’aurai pas grand peine à m’en défendre, puisque je n’ai qu’à vous dire que je n’en suis pas, et à vous renvoyer à mes Lettres, où j’ai dit que je suis seul, et en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal, comme j’ai fait dans la 16. qui a précédé votre livre.

    Prouvez donc d’une autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde reconnaîtra votre impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la Constitution. Ils ne sont pas en si grand nombre ; il n’y a que 16 Lettres à examiner, où je vous défie, et vous, et toute la terre, d’en produire la moindre marque. Mais je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j’ai dit, par exemple, dans la 14. : Qu’en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché mortel, on damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n’ai-je pas visiblement reconnu que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu’ainsi il est faux, qu’il ne soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la cinquième proposition ? Il est donc sûr, mon Père, que je n’ai rien dit pour soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon cœur. Et quand le Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n’en pouvez rien conclure contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n’ai d’attaches sur la terre qu’à la seule Église Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu’il n’y a point de salut.

    Que ferez-vous à une personne qui parle de cette sorte, et par où m’attaquerez-vous, puisque ni mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte à vos accusations d’hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans l’obscurité qui me couvre ? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui rend vos égarements visibles à toute la terre ; et vous essayez en vain de m’attaquer en la personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi, ni pour aucun autre, n’étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à mon égard. Je n’espère rien du monde, je n’en appréhende rien, je n’en veux rien ; je n’ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l’autorité de personne. Ainsi, mon Père, j’échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne mais cela ne me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre des prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n’ai point ces qualités. Et ainsi peut-être n’eûtes-vous jamais affaire à une personne qui fût si hors de vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant libre, sans engagement, sans attachement, sans liaison ; sans relations, sans affaires, assez instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant que je croirai que Dieu m’y engagera, sans qu’aucune considération humaine puisse arrêter ni ralentir mes poursuites.

    À quoi vous sert-il donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi, de publier tant de calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans nos différends, comme font tous vos Pères ? Vous n’échapperez pas par ces fuites ; vous sentirez la force de la vérité que je vous oppose. Je vous dis que vous anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l’amour de Dieu, dont vous dispensez les hommes ; et vous me parlez de la mort du père Mester, que je n’ai vu de ma vie. Je vous dis que vos auteurs permettent de tuer pour une pomme, quand il est honteux de la laisser perdre ; et vous me dites qu’on a ouvert un tronc à Saint-Merri. Que voulez-vous dire de même, de me prendre tous les jours à partie sur le livre De la sainte Virginité, fait par un P. de l’Oratoire que je ne vis jamais, non plus que son livre ? Je vous admire, mon Père, de considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une seule personne. Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un corps de réprouvés, dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres.

    Il y a bien de la différence entre les Jésuites et ceux qui les combattent. Vous composez véritablement un corps uni sous un seul chef ; et vos règles, comme je l’ai fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l’aveu de vos supérieurs, qui sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers, sans qu’ils puissent s’excuser en disant qu’ils n’ont pas remarqué les erreurs qui y sont enseignées, parce qu’ils les doivent remarquer selon vos ordonnances, et selon les lettres de vos Généraux Aquaviva, Vittelleschi, etc. C’est donc avec raison qu’on vous reproche les égarements de vos confrères, qui se trouvent dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les théologiens de votre Compagnie. Mais quant à moi, mon Père, il en faut juger autrement. Je n’ai pas souscrit le livre De la sainte Virginité. On ouvrirait tous les troncs de Paris sans que j’en fusse moins catholique. Et enfin je vous déclare hautement et nettement que personne ne répond de mes Lettres que moi, et que je ne réponds de rien que de mes Lettres.

    Je pourrais en demeurer là, mon Père, sans parler de ces autres personnes que vous traitez d’hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais, comme j’en suis l’occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette même occasion pour en tirer trois avantages. Car c’en est un bien considérable de faire paraître l’innocence de tant de personnes calomniées. C’en est un autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre politique dans cette accusation. Mais celui que j’estime le plus est que j’apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que vous semez de tous côtés, que l’Église est divisée par une nouvelle hérésie. Et comme vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que les points sur lesquels vous essayez d’exciter un si grand orage sont essentiels à la foi, je trouve d’une extrême importance de détruire ces fausses impressions, et d’expliquer ici nettement en quoi ils consistent, pour montrer qu’en effet il n’y a point d’hérétiques dans l’Église.

    Car n’est-il pas vrai que, si l’on demande en quoi consiste l’hérésie de ceux que vous appelez Jansénistes, on répondra incontinent que c’est en ce que ces gens-là disent que les commandements de Dieu sont impossibles ; qu’on ne peut résister à la grâce, et qu’on n’a pas la liberté de faire le bien et le mal ; que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les prédestinés et enfin, qu’ils soutiennent les cinq propositions condamnées par le Pape ? Ne faites-vous pas entendre que c’est pour ce sujet que vous persécutez vos adversaires ? N’est-ce pas ce que vous dites dans vos livres, dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères : Pour qui est venu Jésus-Christ, ma fille ? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi ! ma fille, vous n’êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu’il n’est venu que pour les prédestinés ? Les enfants vous croient là-dessus, et plusieurs autres aussi ; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos sermons, comme votre Père Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m’aviez donné cette même idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les pressiez sur ces propositions, j’observais avec attention quelle serait leur réponse ; et j’étais fort disposé à ne les voir jamais, s’ils n’eussent déclaré qu’ils y renonçaient comme à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de Sainte-Beuve, professeur du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics ces cinq propositions longtemps avant le Pape ; et ces docteurs firent paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce victorieuse, qu’ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont des propositions hérétiques et Luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir, qui ne se trouvent ni dans Jansénius ni dans ses défenseurs ; ce sont leurs termes. Ils se plaignent de ce qu’on les leur attribue, et vous adressent pour cela ces paroles de saint Prosper, le premier disciple de saint Augustin, leur maître, à qui les Semi-Pélagiens de France en imputèrent de pareilles pour le rendre odieux. Il y a, dit ce saint, des personnes qui ont une passion si aveugle de nous décrier, qu’ils en ont pris un moyen qui ruine leur propre réputation. Car ils ont fabriqué à dessein de certaines propositions pleines d’impiétés et de blasphèmes, qu’ils envoient de tous côtés pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu’ils ont exprimé par leur écrit. Mais on verra, par cette réponse, et notre innocence et la malice de ceux qui nous ont imputé ces impiétés, dont ils sont les uniques inventeurs.

    En vérité, mon Père, lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la Constitution ; quand je vis qu’ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut de respect ; qu’ils offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout cela, plus fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre, j’eusse cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avaient voulu refuser l’absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré, depuis, qu’après qu’il avait si nettement condamné ces erreurs qu’on lui imputait, il n’y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de l’Église. Mais vous n’en avez pas usé de même ; et c’est sur quoi je commençai à me défier que vous agissiez avec passion.

    Car, au lieu que vous les aviez menacés de leur faire signer cette Constitution quand vous pensiez qu’ils y résisteraient, lorsque vous vîtes qu’ils s’y portaient d’eux-mêmes, vous n’en parlâtes plus. Et, quoiqu’il semblât que vous dussiez après cela être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes pas de les traiter encore d’hérétiques ; parce, disiez-vous, que leur cœur démentait leur main, et qu’ils étaient catholiques extérieurement, et hérétiques intérieurement, comme vous-même l’avez dit dans votre Rép. à quelques demandes, p. 27 et 47.

    Que ce procédé me parut étrange, mon Père ! Car de qui n’en peut-on pas dire autant ? Et quel trouble n’exciterait-on point par ce prétexte ? Si l’on refuse, dit saint Grégoire, Pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent conforme aux sentiments de l’Église, on remet en doute la foi de toutes les personnes catholiques. Je craignis donc, mon Père, que votre dessein ne fût de rendre ces personnes hérétiques sans qu’ils le fussent, comme parle le même Pape sur une dispute pareille de son temps ; parce que, dit-il, ce n’est pas s’opposer aux hérésies, mais c’est faire une hérésie que de refuser de croire ceux qui par leur confession témoignent d’être dans la véritable foi : Hoc non est hoeresim purgare, sed facere. Mais je connus en vérité qu’il n’y avait point en effet d’hérétiques dans l’Église, quand je vis qu’ils s’étaient si bien justifiés de toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus les accuser d’aucune erreur contre la foi, et que vous fûtes réduits à les entreprendre seulement sur des questions de fait touchant Jansénius, qui ne pouvaient être matière d’hérésie. Car vous les voulûtes obliger à reconnaître que ces propositions étaient dans Jansénius, mot à mot, toutes, et en propres termes, comme vous l’écrivîtes encore vous-mêmes : Singulares, individuoe, totidem verbis apud Jansenium contentoe, dans vos Cavilli, p. 39.

    Dès lors votre dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyais que vous disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous écoutais avec attention, car cela touchait la foi ; mais, quand je vis que vous ne disputiez plus que pour savoir si elles étaient mot à mot dans Jansénius ou non, comme la religion n’y était plus intéressée, je ne m’y intéressai plus aussi. Ce n’est pas qu’il n’y eût bien de l’apparence que vous disiez vrai : car de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c’est à quoi l’on ne peut se méprendre. Aussi je ne m’étonne pas que tant de personnes, et en France et à Rome, aient cru, sur une expression si peu suspecte, que Jansénius les avait enseignées en effet. Et c’est pourquoi je ne fus pas peu surpris d’apprendre que ce même point de fait que vous aviez proposé comme si certain et si important était faux, et qu’on vous défia de citer les pages de Jansénius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous l’ayez jamais pu faire.

    Je rapporte toute cette suite parce qu’il me semble que cela découvre assez l’esprit de votre Société en toute cette affaire, et qu’on admirera de voir que, malgré tout ce que je viens de dire, vous n’ayez pas cessé de publier qu’ils étaient toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le temps. Car, à mesure qu’ils se justifiaient de l’une, vos Pères en substituaient une autre, afin qu’ils n’en fussent jamais exempts. Ainsi, en 1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le cœur. Mais aujourd’hui on ne parle plus de tout cela ; et l’on veut qu’ils soient hérétiques, s’ils ne signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces cinq propositions.

    Voilà le sujet de votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu’ils condamnent les cinq propositions, et encore tout ce qu’il y aurait dans Jansénius qui pourrait y être conforme et contraire à saint Augustin ; car ils font tout cela. De sorte qu’il n’est pas question de savoir, par exemple, si Jésus-Christ n’est mort que pour les prédestinés ; ils condamnent cela aussi bien que vous ; mais si Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c’est sur quoi je vous déclare plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu l’Église. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon Père, je vois bien néanmoins qu’il n’y va point de la foi, puisqu’il n’est question que de savoir quel est le sens de Jansénius. S’ils croyaient que sa doctrine fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la condamneraient ; et ils ne refusent de le faire que parce qu’ils sont persuadés qu’elle en est bien différente ; ainsi, quand ils l’entendraient mal, ils ne seraient pas hérétiques, puisqu’ils ne l’entendent qu’en un sens catholique.

    Et, pour expliquer cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentiments qui fut entre saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de saint Denis d’Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d’Arius contre l’égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques : mais saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de l’Église, il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que saint Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint Athanase d’hérétique, parce qu’il les défendait ? Et quel sujet en eût-il eu, puisque ce n’était pas l’Arianisme qu’il défendait, mais la vérité de la foi qu’il pensait y être ? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens de ces écrits, et qu’ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans doute saint Athanase n’eût pu les approuver sans hérésie : mais, comme ils étaient en différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les soutenant, quand même il les eût mal entendus ; puisque ce n’eût été qu’une erreur de fait, et qu’il ne défendait dans cette doctrine que la foi catholique qu’il y supposait.

    Je vous en dis de même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos adversaires fussent d’accord avec vous qu’il tient, par exemple, qu’on ne peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu’ils croient que, selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n’avez aucun sujet de les traiter d’hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes, puisqu’ils condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n’oseriez condamner le sens qu’ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre, montrez que le sens qu’ils attribuent à Jansénius est hérétique ; car alors ils le seront eux-mêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu’il est constant, selon votre propre aveu, que celui qu’ils lui donnent n’est point condamné ?

    Pour vous le montrer clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnaissez vous-mêmes, que la doctrine de la grâce efficace n’a point été condamnée, et que le Pape n’y a point touché par sa Constitution. Et en effet, quand il voulut juger des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de toute censure. C’est ce qui paraît parfaitement par les Avis des Consulteurs auxquels le Pape les donna à examiner. J’ai ces Avis entre mes mains, aussi bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l’évêque de Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent partagées, et que les principaux d’entre eux, comme le Maître du sacré Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et d’autres, croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la grâce efficace, furent d’avis qu’elles ne devaient point être censurées ; au lieu que les autres, demeurant d’accord qu’elles n’eussent pas dû être condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu’elles le devaient être, parce que, selon ce qu’ils déclarent, leur sens propre et naturel en était très éloigné. Et c’est pourquoi le Pape les condamna, et tout le monde s’est rendu à son jugement.

    Il est donc sûr, mon Père, que la grâce efficace n’a point été condamnée. Aussi est-elle si puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école, par tant de Papes et de Conciles, et par toute la tradition, que ce serait une impiété de la taxer d’hérésie. Or tous ceux que vous traitez d’hérétiques déclarent qu’ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette doctrine de la grâce efficace ; et c’est la seule chose qu’ils ont soutenue dans Rome. Vous-mêmes l’avez reconnu, Cavill., p. 35, où vous avez déclaré qu’en parlant devant le Pape ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum quidem, et qu’ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. Et ainsi, soit qu’ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins sans doute que le sens qu’ils supposent n’est point hérétique, et que par conséquent ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou Jansénius n’a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n’a point d’erreurs ; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n’a point de défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en effet autre chose que la grâce efficace ; et, si l’on trouve que oui, vous aurez la gloire de l’avoir mieux entendu : mais ils n’auront point le malheur d’avoir erré dans la foi.

    Il faut donc louer Dieu, mon Père, de ce qu’il n’y a point en effet d’hérésie dans l’Église, puisqu’il ne s’agit en cela que d’un point de fait qui n’en peut former ; car l’Église décide les points de foi avec une autorité divine, et elle retranche de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n’en use pas de même pour les choses de fait ; et la raison en est que notre salut est attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l’Église par la tradition, mais qu’il ne dépend point des autres faits particuliers qui n’ont point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les commandements de Dieu ne sont pas impossibles ; mais on n’est pas obligé de savoir ce que Jansénius a enseigné sur ce sujet. C’est pourquoi Dieu conduit l’Église, dans la détermination des points de la foi, par l’assistance de son esprit, qui ne peut errer ; au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse agir par les sens et par la raison, qui en sont naturellement les juges : car il n’y a que Dieu qui ait pu instruire l’Église de la foi. Mais il n’y a qu’à lire Jansénius pour savoir si des propositions sont dans son livre. Et de là vient que c’est une hérésie de résister aux décisions de foi, parce que c’est opposer son esprit propre à l’esprit de Dieu. Mais ce n’est pas une hérésie, quoique ce puisse être une témérité, que de ne pas croire certains faits particuliers, parce que ce n’est qu’opposer la raison, qui peut être claire, à une autorité qui est grande, mais qui en cela n’est pas infaillible.

    C’est ce que tous les théologiens reconnaissent, comme il paraît par cette maxime du Cardinal Bellarmin, de votre Société : Les Conciles généraux et légitimes ne peuvent errer en définissant les dogmes de foi ; mais ils peuvent errer en des questions de fait, Et ailleurs : Le Pape, comme Pape, et même à la tête d’un Concile universel, peut errer dans les controverses particulières de fait, qui dépendent principalement de l’information et du témoignage des hommes. Et le Cardinal Baronius de même : Il faut se soumettre entièrement aux décisions des Conciles dans les points de foi ; mais, pour ce qui concerne les personnes et leurs écrits, les censures qui en ont été faites ne se trouvent pas avoir été gardées avec tant de rigueur, parce qu’il n’y a personne à qui il ne puisse arriver d’y être trompé. C’est aussi pour cette raison que M. l’Archevêque de Toulouse a tiré cette règle des lettres de deux grands Papes, saint Léon et Pélage II : Que le propre objet des Conciles est la foi, et tout ce qui s’y résout hors de la foi peut être revu et examiné de nouveau ; au lieu qu’on ne doit plus examiner ce qui a été décidé en matière de foi, parce que, comme dit Tertullien, la règle de la foi est seule immobile et irrétractable.

    De là vient qu’au lieu qu’on n’a jamais vu les Conciles généraux et légitimes contraires les uns aux autres dans les points de foi, parce que, comme dit M. de Toulouse, il n’est pas seulement permis d’examiner de nouveau ce qui a été déjà décidé en matière de foi, on a vu quelquefois ces mêmes Conciles opposés sur des points de fait où il s’agissait de l’intelligence du sens d’un auteur, parce que, comme dit encore M. de Toulouse, après les Papes qu’il cite, tout ce qui se résout dans les Conciles hors la foi peut être revu et examiné de nouveau. C’est ainsi que le IV. et le V. Concile paraissent contraires l’un à l’autre, en l’interprétation des mêmes auteurs ; et la même chose arriva entre deux Papes, sur une proposition de certains moines de Scythie ; car, après que le Pape Hormisdas l’eut condamnée en l’entendant en un mauvais sens, le Pape Jean II, son successeur, l’examinant de nouveau, et l’entendant en un bon sens, l’approuva et la déclara catholique. Diriez-vous, pour cela, qu’un de ces Papes fut hérétique ? Et ne faut-il donc pas avouer que, pourvu que l’on condamne le sens hérétique qu’un Pape aurait supposé dans un écrit, on n’est pas hérétique pour ne pas condamner cet écrit, en le prenant en un sens qu’il est certain que le Pape n’a pas condamné, puisque autrement l’un de ces deux Papes serait tombé dans l’erreur ?

    J’ai voulu, mon Père, vous accoutumer à ces contrariétés qui arrivent entre les catholiques sur des questions de fait touchant l’intelligence du sens d’un auteur, en vous montrant sur cela un Père de l’Église contre un autre, un Pape contre un Pape, et un Concile contre un Concile, pour vous mener de là à d’autres exemples d’une pareille opposition, mais plus disproportionnée ; car vous y verrez des Conciles et des Papes d’un côté, et des Jésuites de l’autre, qui s’opposeront à leurs décisions touchant le sens d’un auteur, sans que vous accusiez vos confrères, je ne dis pas d’hérésie, mais non pas même de témérité.

    Vous savez bien, mon Père, que les écrits d’Origène furent condamnés par plusieurs Conciles et par plusieurs Papes, et même par le V. Concile Général, comme contenant des hérésies, et entre autres celle de la réconciliation des démons au jour du jugement. Croyez-vous sur cela qu’il soit d’une nécessité absolue, pour être catholique, de confesser qu’Origène a tenu en effet ces erreurs, et qu’il ne suffise pas de les condamner sans les lui attribuer ? Si cela était, que deviendrait votre Père Halloix, qui a soutenu la pureté de la foi d’Origène, aussi bien que plusieurs autres catholiques qui ont entrepris la même chose, comme Pic de la Mirande et Genebrard, docteur de Sorbonne ? Et n’est-il pas certain encore que ce même V. Concile Général condamna les écrits de Théodoret contre S. Cyrille, comme impies, contraires à la vraie foi, et contenant l’hérésie Nestorienne ? Et cependant le P. Sirmond, Jésuite, n’a pas laissé de le défendre, et de dire, dans la vie de ce Père, que ces mêmes écrits sont exempts de cette hérésie Nestorienne.

    Vous voyez donc, mon Père, que, quand l’Église condamne des écrits, elle y suppose une erreur qu’elle y condamne ; et alors il est de foi que cette erreur est condamnée, mais qu’il n’est pas de foi que ces écrits contiennent en effet l’erreur que l’Église y suppose. Je crois que cela est assez prouvé ; et ainsi je finirai ces exemples par celui du Pape Honorius, dont l’histoire est si connue. On sait qu’au commencement du septième siècle, l’Église étant troublée par l’hérésie des Monothélites, ce Pape, pour terminer le différend, fit un décret qui semblait favoriser ces hérétiques, de sorte que plusieurs en furent scandalisés. Cela se passa néanmoins avec peu de bruit sous son Pontificat : mais, cinquante ans après, l’Église étant assemblée dans le sixième Concile Général, où le Pape Agathon présidait par ses légats, ce décret y fut déféré ; et après avoir élu lu et examiné, il fut condamné comme contenant l’hérésie des Monothélites, et brûlé en cette qualité en pleine assemblée, avec les autres écrits de ces hérétiques. Et cette décision fut reçue avec tant de respect et d’uniformité dans toute l’Église, qu’elle fut confirmée ensuite par deux autres Conciles Généraux, et même par les Papes Léon Il et Adrien II, qui vivait deux cents ans après, sans que personne ait troublé ce consentement si universel et si paisible durant sept ou huit siècles. Cependant quelques auteurs de ces derniers temps, et entre autres le Cardinal Bellarmin, n’ont pas cru se rendre hérétiques pour avoir soutenu, contre tant de Papes et de Conciles, que les écrits d’Honorius sont exempts de l’erreur qu’ils avaient déclaré y être : Parce que, dit-il, des Conciles Généraux pouvant errer dans les questions de fait, on peut dire en toute assurance que le VI. Concile s’est trompé en ce fait-là, et que, n’ayant pas bien entendu le sens des lettres d’Honorius, il a mis à tort ce pape au nombre des hérétiques.

    Remarquez donc bien, mon Père, que ce n’est pas être hérétique de dire que le pape Honorius ne l’était pas, encore que plusieurs Papes et plusieurs Conciles l’eussent déclaré, et même après l’avoir examiné. Je viens donc maintenant à notre question, et je vous permets de faire votre cause aussi bonne que vous le pourrez. Que direz-vous, mon Père, pour rendre vos adversaires hérétiques ? Que le Pape Innocent X a déclaré que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Je vous laisse dire tout cela. Qu’en concluez-vous : Que c’est être hérétique de ne pas reconnaître que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius ? Que vous en semble-t-il, mon Père ? N’est-ce donc pas ici une question de fait de même nature que les précédentes ? Le Pape a déclaré que l’erreur des cinq propositions est dans Jansénius, de même que ses prédécesseurs avaient déclaré que l’erreur des Nestoriens et des Monothélites était dans les écrits de Théodoret et d’Honorius. Sur quoi vos Pères ont écrit qu’ils condamnent bien ces hérésies, mais qu’ils ne demeurent pas d’accord que ces auteurs les aient tenues ; de même que vos adversaires disent aujourd’hui qu’ils condamnent bien ces cinq propositions, mais qu’ils ne sont pas d’accord que Jansénius les ait enseignées. En vérité, mon Père, ces cas-là sont bien semblables ; et s’il s’y trouve quelque différence, il est aisé de voir combien elle est à l’avantage de la question présente, par la comparaison de plusieurs circonstances particulières qui sont visibles d’elles-mêmes, et que je ne m’arrête pas à rapporter. D’où vient donc, mon Père, que, dans une même cause, vos Pères sont catholiques, et vos adversaires hérétiques ? Et par quelle étrange exception les privez-vous d’une liberté que vous donnez à tout le reste des fidèles ?

    Que direz-vous sur cela, mon Père ? Que le Pape a confirmé sa Constitution par un Bref ? Je vous répondrai que deux Conciles généraux et deux Papes ont confirmé la condamnation des lettres d’Honorius. Mais quelle force prétendez-vous faire sur les paroles de ce Bref par lesquelles le Pape déclare qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions ? Qu’est-ce que cela ajoute à la Constitution, et que s’ensuit-il de là, sinon que, comme le VI. Concile condamna la doctrine d’Honorius, parce qu’il croyait qu’elle était la même que celle des Monothélites, de même le Pape a dit qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions, parce qu’il a supposé qu’elle était la même que ces cinq propositions ? Et comment ne l’eût-il pas cru ? Votre Société ne publie autre chose ; et vous-même, mon Père, qui avez dit qu’elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure, car je vous rencontre partout. Se fût-il défié de la sincérité ou de la suffisance de tant de religieux graves ? Et comment n’eût-il pas cru que la doctrine de Jansénius était la même que celle des cinq propositions, dans l’assurance que vous lui aviez donnée qu’elles étaient mot à mot de cet auteur ? Il est donc visible, mon Père, que, s’il se trouve que Jansénius ne les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos Pères ont fait dans leurs exemples, que le Pape s’est trompé en ce point de fait, ce qu’il est toujours fâcheux de publier : mais il ne faudra que dire que vous avez trompé le Pape ; ce qui n’apporte plus de scandale, tant on vous connaît maintenant.

    Ainsi, mon Père, toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une hérésie. Mais comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous avez essayé de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point de foi ; et c’est ce que vous faites en cette sorte : Le Pape, dites-vous, déclare qu’il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions : donc il est de foi que la doctrine de Jansénius touchant ces cinq propositions est hérétique, telle qu’elle soit. Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange, qu’une doctrine est hérétique telle qu’elle puisse être. Et quoi ! si, selon Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s’il est faux selon lui, que Jésus-Christ ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela sera-t-il aussi condamné, parce que c’est sa doctrine ? Sera-t-il vrai, dans la Constitution du Pape, que l’on a la liberté de faire le bien et le mal, et cela sera-t-il faux dans Jansénius ? Et par quelle fatalité sera-t-il si malheureux, que la vérité devienne hérésie dans son livre ? Ne faut-il donc pas confesser qu’il n’est hérétique qu’au cas qu’il soit conforme à ces erreurs condamnées ; puisque la Constitution du Pape est la règle à laquelle on doit appliquer Jansénius pour juger de ce qu’il est selon le rapport qu’il y aura, et qu’ainsi on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est hérétique, par cette autre question de fait, savoir si elle est conforme au sens naturel de ces propositions, étant impossible qu’elle ne soit hérétique, si elle y est conforme, et qu’elle ne soit catholique, si elle y est contraire ? Car enfin, puisque selon le Pape et les évêques, les propositions sont condamnées en leur sens propre et naturel, il est impossible qu’elles soient condamnées au sens de Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansénius soit le même que le sens propre et naturel de ces propositions, ce qui est un point de fait.

    La question demeure donc toujours dans ce point de fait, sans qu’on puisse en aucune sorte l’en tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n’en peut faire une matière d’hérésie ; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de persécution, s’il n’y avait sujet d’espérer qu’il ne se trouvera point de personnes qui entrent assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste, et qui veuillent contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l’on condamne ces propositions au sens de Jansénius, sans expliquer ce que c’est que ce sens de Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi en blanc. Or, c’en serait signer une en blanc, qu’on remplirait ensuite de tout ce qu’il vous plairait, puisqu’il vous serait libre d’interpréter à votre gré ce que c’est que ce sens de Jansénius qu’on n’aurait pas expliqué. Qu’on l’explique donc auparavant, autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir prochain, abstrahendo, ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans le monde. On y hait l’ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien juste d’entendre pour le moins ce que c’est que l’on condamne. Et comment se pourrait-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n’a point d’autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer qu’ils condamnent sa doctrine sans l’expliquer, puisque, dans la créance qu’ils en ont, et dont on ne les retire point, ce ne serait autre chose que condamner la grâce efficace, qu’on ne peut condamner sans crime ? Ne serait-ce donc pas une étrange tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité, ou de se rendre coupables devant Dieu, s’ils signaient cette condamnation contre leur conscience, ou d’être traités d’hérétiques, s’ils refusaient de le faire ?

    Mais tout cela se conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques. Il faut que j’explique pourquoi vous n’expliquez pas ce sens de Jansénius. Je n’écris que pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les découvrant. Je dois donc apprendre à ceux qui l’ignorent que votre principal intérêt dans cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina, vous ne le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais comme vous voyez celle-ci aujourd’hui autorisée à Rome, et parmi tous les savants de l’Église, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes avisés de l’attaquer sans qu’on s’en aperçoive, sous le nom de la doctrine de Jansénius. [Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner Jansénius] sans l’expliquer, et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre que sa doctrine n’est point celle de la grâce efficace, afin qu’on croie pouvoir condamner l’une sans l’autre. De là vient que vous essayez aujourd’hui de le persuader à ceux qui n’ont aucune connaissance de cet auteur. Et c’est ce que vous faites encore vous-même, mon Père, dans vos Cavilli, p. 23, par ce fin raisonnement : Le Pape a condamné la doctrine de Jansénius ; or, le Pape n’a pas condamné la doctrine de la grâce efficace : donc la doctrine de la grâce efficace est différente de celle de Jansénius. Si cette preuve était concluante, on montrerait de même qu’Honorius et tous ceux qui le soutiennent sont hérétiques en cette sorte : le VI. Concile a condamné la doctrine d’Honorius ; or, le Concile n’a pas condamné la doctrine de l’Église ; donc la doctrine d’Honorius est différente de celle de l’Église ; donc tous ceux qui le défendent sont hérétiques. Il est visible que cela ne conclut rien, puisque le Pape n’a condamné que la doctrine des cinq propositions, qu’on lui a fait entendre être celle de Jansénius.

    Mais il n’importe ; car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement. Il durera assez, tout faible qu’il est, pour le besoin que vous en avez. Il ne vous est nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas condamner la grâce efficace condamnent Jansénius sans scrupule. Quand cela sera fait, on oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en témoignage éternel de la condamnation de Jansénius, vous prendrez l’occasion d’attaquer directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus solide, que vous formerez, en son temps : La doctrine de Jansénius, direz-vous, a été condamnée par les souscriptions universelles de toute l’Église : Or, cette doctrine est manifestement celle de la grâce efficace ; et vous prouverez cela bien facilement. Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l’aveu même de ses défenseurs. Voilà pourquoi vous proposez de signer cette condamnation d’une doctrine sans l’expliquer. Voilà l’avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions. Mais si vos adversaires y résistent, vous tendez un autre piège à leur refus. Car, ayant joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir permettre qu’ils l’en séparent, ni qu’ils signent l’une sans l’autre, comme ils ne pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu’ils ont refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu’ils ne refusent en effet que de reconnaître que Jansénius ait tenu ces propositions qu’ils condamnent, ce qui ne peut faire d’hérésie, vous direz hardiment qu’ils ont refusé de condamner les propositions en elles-mêmes, et que c’est là leur hérésie. Voilà le fruit que vous tireriez de leur refus, qui ne vous serait pas moins utile que celui que vous tireriez de leur consentement. De sorte que, si on exige ces signatures, ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu’ils signent, ou qu’ils ne signent pas ; et vous aurez votre compte de part ou d’autre : tant vous avez eu d’adresse à mettre les choses en état de vous être toujours avantageuses, quelque pente qu’elles puissent prendre.

    Que je vous connais bien, mon Père ; et que j’ai de douleur de voir que Dieu vous abandonne, jusqu’à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si malheureuse ! Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que par ceux qui ignorent quel est le véritable bonheur. C’est être charitable que de traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite ; puisque vous ne l’appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu’à faire croire l’une de ces deux faussetés : ou que l’Église a condamné la grâce efficace, ou que ceux qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées. Il faut donc apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n’est pas condamnée par votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs ; afin qu’on sache que ceux qui refuseraient de signer ce que vous voudriez qu’on exigeât d’eux ne le refusent qu’à cause de la question de fait ; et qu’étant prêts à signer celle de foi, ils ne sauraient être hérétiques par ce refus ; puisqu’enfin il est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu’il ne sera jamais de foi qu’elles soient de Jansénius. Ils sont sans erreur, cela suffit. Peut-être interprètent-ils Jansénius trop favorablement ; mais peut-être ne l’interprétez-vous pas assez favorablement. Je n’entre pas là-dedans. Je sais au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans crime publier qu’il est hérétique contre votre propre connaissance ; au lieu que, selon les leurs, ils ne pourraient sans crime dire qu’il est catholique, s’ils n’en étaient persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon Père ; ils ont plus examiné Jansénius que vous ; ils ne sont pas moins intelligents que vous ; ils ne sont donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu’il en soit de ce point de fait, ils sont certainement catholiques, puisqu’il n’est pas nécessaire, pour l’être, de dire qu’un autre ne l’est pas, et que, sans charger personne d’erreur, c’est assez de s’en décharger soi-même.

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  • Blaise Pascal – Les Provinciales, Seizième lettre (1656)

    SEIZIÈME LETTRE

    Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial

    AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.

    Du 4 décembre 1656.

    MES RÉVÉRENDS PÈRES,

    Voici la suite de vos calomnies, où je répondrai d’abord à celles qui restent de vos Avertissements. Mais comme tous vos autres livres en sont également remplis, ils me fourniront assez de matière pour vous entretenir sur. ce sujet autant que je le jugerai nécessaire. Je vous dirai donc en un mot, sur cette fable que vous avez semée dans tous vos écrits contre Mr d’Ypres, que vous abusez malicieusement de quelques paroles ambiguës d’une de ses lettres, qui, étant capables d’un bon sens, doivent être prises en bonne part, selon l’esprit de l’Église, et ne peuvent être prises autrement que selon l’esprit de votre Société. Car pourquoi voulez-vous qu’en disant à son ami : Ne vous mettez point tant en peine de votre neveu, je lui fournirai ce qui est nécessaire de l’argent qui est entre mes mains, il ait voulu dire par là qu’il prenait cet argent pour ne le point rendre, et non pas qu’il l’avançait seulement pour le remplacer ? Mais ne faut-il pas que vous soyez bien imprudents d’avoir fourni vous-mêmes la conviction de votre mensonge par les autres lettres de Mr d’Ypres, que vous avez imprimées, qui marquent visiblement que ce n’était en effet que des avances, qu’il devait remplacer ? C’est ce qui paraît dans celle que vous rapportez, du 30 juillet 1619, en ces termes qui vous confondent : Ne vous souciez pas des avances ; il ne lui manquera rien tant qu’il sera ici. Et par celle du 6 janvier 1620, où il dit : Vous avez trop de hâte, et quand il serait question de rendre compte, le peu de crédit que j’ai ici me ferait trouver de l’argent au besoin.

    Vous êtes donc des imposteurs, mes Pères, aussi bien sur ce sujet que sur votre conte ridicule du tronc de S. Merry. Car quel avantage pouvez-vous tirer de l’accusation qu’un de vos bons amis suscita à cet ecclésiastique que vous voulez déchirer ? Doit-on conclure qu’un homme est coupable parce qu’il est accusé ? Non, mes Pères. Des gens de piété comme lui pourront toujours être accusés tant qu’il y aura au monde des calomniateurs comme vous. Ce n’est donc pas par l’accusation, mais par l’arrêt qu’il en faut juger. Or, l’arrêt qui en fut rendu le 23 février 1656 le justifie pleinement ; outre que celui qui s’était engagé témérairement dans cette injuste procédure fut désavoué par ses collègues, et forcé lui-même à la rétracter. Et quant à ce que vous dites au même lieu de ce fameux directeur qui se fit riche en un moment de neuf cent mille livres, il suffit de vous renvoyer à MM. les Curés de S. Roch et de S. Paul, qui rendront témoignage à tout Paris de son parfait désintéressement dans cette affaire, et de votre malice inexcusable dans cette imposture. En voilà assez pour des faussetés si vaines. Ce ne sont là que des coups d’essai de vos novices, et non pas les coups d’importance de vos grands profès. J’y viens donc, mes Pères ; je viens à cette calomnie, l’une des plus noires qui soient sorties de votre esprit. Je parle de cette audace insupportable avec laquelle vous avez osé imputer à de saintes religieuses et à leurs docteurs de ne pas croire le mystère de la Transsubstantiation, ni la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie. Voilà, mes Pères, une imposture digne de vous. Voilà un crime que Dieu seul est capable de punir, comme vous seuls êtes capables de le commettre. Il faut être aussi humble que ces humbles calomniées pour le souffrir avec patience ; et il faut être aussi méchant que de si méchants calomniateurs pour le croire. Je n’entreprends donc pas de les en justifier ; elles n’en sont point suspectes. Si elles avaient besoin de défenseurs, elles en auraient de meilleurs que moi. Ce que j’en dirai ici ne sera pas pour montrer leur innocence, mais pour montrer votre malice. Je veux seulement vous en faire horreur à vous-mêmes, et faire entendre à tout le monde qu’après cela il n’y a rien dont vous ne soyez capables.

    Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c’est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu’à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne. Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s’y étaient retirés, et combien l’Église est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides. Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n’aie jamais eu d’établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d’en connaître quelques-uns et d’honorer la vertu de tous. Mais Dieu n’a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu’il veut opposer à vos désordres. J’espère avec son secours, mes Pères, de vous le faire sentir ; et s’il me fait la grâce de me soutenir dans le dessein qu’il me donne d’employer pour lui tout ce que j’ai reçu de lui, je vous parlerai de telle sorte que je vous ferai peut-être regretter de n’avoir pas affaire à un homme de Port-Royal. Et pour vous le témoigner, mes Pères, c’est qu’au lieu que ceux que vous outragez par cette insigne calomnie se contentent d’offrir à Dieu leurs gémissements pour vous en obtenir le pardon, je me sens obligé, moi qui n’ai point de part à cette injure, de vous en faire rougir à la face de toute l’Église, pour vous procurer cette confusion salutaire dont parle l’Écriture, qui est presque l’unique remède d’un endurcissement tel que le vôtre : Imple facies eorum ignominia, el quoerent nomen lotion, Domine.

    Il faut arrêter cette insolence, qui n’épargne point les lieux les plus saints. Car qui pourra être en sûreté après une calomnie de cette nature ? Quoi ! mes Pères, afficher vous-mêmes dans Paris un livre si scandaleux avec le nom de votre Père Meynier à la tête, et sous cet infâme titre : Le Port-Royal et Genève d’intelligence contre le très Saint-Sacrement de l’Autel, où vous accusez de cette apostasie non seulement M. l’abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld, mais aussi la Mère Agnès sa sœur, et toutes les religieuses de ce monastère, dont vous dites, pag. 96, que leur foi est aussi suspecte touchant l’Eucharistie que celle de M. Arnauld, lequel vous soutenez pag. 4 être effectivement calviniste. Je demande là-dessus à tout le monde s’il y a dans l’Église des personnes sur qui vous puissiez faire tomber un si abominable reproche avec moins de vraisemblance. Car, dites-moi, mes Pères, si ces religieuses et leurs directeurs étaient d’intelligence avec Genève contre le très Saint-Sacrement de l’Autel, ce qui est horrible à penser, pourquoi auraient-elles pris pour le principal objet de leur piété ce sacrement qu’elles auraient en abomination ? Pourquoi auraient-elles joint à leur règle l’institution du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles pris l’habit du Saint-Sacrement, pris le nom de filles du Saint-Sacrement, appelé leur église l’Église du Saint-Sacrement ? Pourquoi auraient-elles demandé et obtenu de Rome la confirmation de cette institution, et le pouvoir de dire tous les jeudis l’office du Saint-Sacrement, où la foi de l’Église est si parfaitement exprimée, si elles avaient conjuré avec Genève d’abolir cette foi de l’Église ? Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d’avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l’impiété de l’hérésie qui l’a voulu anéantir ? Dites-moi donc, mes Pères, si vous le pouvez, pourquoi de tous les mystères de notre religion elles auraient laissé ceux qu’elles croient pour choisir celui qu’elles ne croiraient pas ? Et pourquoi elles se seraient dévouées d’une manière si pleine et si entière à ce mystère de notre foi, si elles le prenaient, comme les hérétiques, pour le mystère d’iniquité ? Que répondez-vous, mes Pères, à des témoignages si évidents, non pas seulement de paroles, mais d’actions ; et non pas de quelques actions particulières, mais de toute la suite d’une vie entièrement consacrée à l’adoration de Jésus-Christ résidant sur nos autels ? Que répondez-vous de même aux livres que vous appelez de Port-Royal, qui sont tout remplis de termes les plus précis dont les Pères et les Conciles se soient servis pour marquer l’essence de ce mystère ? C’est une chose ridicule, mais horrible, de vous y voir répondre dans tout votre libelle en cette sorte : M. Arnauld, dites-vous, parle bien de transsubstantiation ; mais il entend peut-être une transsubstantiation significative. Il témoigne bien croire la présence réelle ; mais qui nous a dit qu’il ne l’entend pas d’une figure vraie et réelle ? Où en sommes-nous, mes Pères ? et qui ne ferez-vous point passer pour Calviniste quand il vous plaira, si on vous laisse la licence de corrompre les expressions les plus canoniques et les plus saintes par les malicieuses subtilités de vos nouvelles équivoques ? Car qui s’est jamais servi d’autres termes que de ceux-là, et surtout dans de simples discours de piété, où il ne s’agit point de controverses ? Et cependant l’amour et le respect qu’ils ont pour ce saint mystère leur en a tellement fait remplir tous leurs écrits, que je vous défie, mes Pères, quelque artificieux que vous soyez, d’y trouver ni la moindre apparence d’ambiguïté, ni la moindre convenance avec les sentiments de Genève.

    Tout le monde sait, mes Pères, que l’hérésie de Genève consiste essentiellement, comme vous le rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ n’est point enfermé dans ce Sacrement ; qu’il est impossible qu’il soit en plusieurs lieux ; qu’il n’est vraiment que dans le Ciel, et que ce n’est que là où on le doit adorer, et non pas sur l’autel ; que la substance du pain demeure ; que le corps de Jésus-Christ n’entre point dans la bouche ni dans la poitrine ; qu’il n’est mangé que par la foi, et qu’ainsi les méchants ne le mangent point ; et que la Messe n’est point un sacrifice, mais une abomination. Écoutez donc, mes Pères, de quelle manière Port-Royal est d’intelligence avec Genève dans leurs livres. On y lit, à votre confusion : que la chair et le sang de Jésus-Christ sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M. Arnauld, p. 259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et qu’on l’y doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs qui communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur cœur, Fréq. Com., 3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent leur principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de l’attouchement de la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I. part., ch. 40. Que ce n’est par aucune puissance naturelle, mais par la toute-puissance de Dieu, à laquelle rien n’est impossible, que le corps de Jésus-Christ est enfermé sous l’Hostie et sous la moindre partie de chaque Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que la vertu divine est présente pour produire l’effet que les paroles de la consécration signifient, ibid. Que Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur l’autel, est en même temps élevé dans sa gloire ; qu’il est, par lui-même et par sa puissance ordinaire, en divers lieux en même temps, au milieu de l’Église triomphante, et au milieu de l’Église militante et voyagère, De la suspension, rais. 21. Que les espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent extraordinairement sans être appuyées d’aucun sujet ; et que le corps de Jésus-Christ est aussi suspendu sous les espèces ; qu’il ne dépend point d’elles, comme les substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du pain se change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S. Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l’Eucharistie avec la même gloire qu’il a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son humanité glorieuse réside dans les tabernacles de l’Église, sous les espèces du pain qui le couvrent visiblement ; et que, sachant que nous sommes grossiers, il nous conduit ainsi à l’adoration de sa divinité présente en tous lieux par celle de son humanité présente en un lieu particulier, ibid. : Que nous recevons le corps de Jésus-Christ sur la langue, et qu’il la sanctifie par son divin attouchement, Lettre 32. Qu’il entre dans la bouche du prêtre, Lettre 72. Que, quoique Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le Saint-Sacrement par un effet de son amour et de sa clémence, il ne laisse pas d’y conserver son inaccessibilité comme une condition inséparable de sa nature divine ; parce qu’encore que le seul corps et le seul sang y soient par la vertu des paroles, vi verborum, comme parle l’école, cela n’empêche pas que toute sa divinité, aussi bien que toute son humanité, n’y soit par une conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S. Sacrement, p. 217. Et enfin, que l’Eucharistie est tout ensemble Sacrement et Sacrifice, Théol. fam., leç. 15, et qu’encore que ce Sacrifice soit une commémoration de celui de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n’est offert que pour l’Église seule et pour les fidèles qui sont dans sa communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde, comme l’Écriture parle, ibid., p. 153. Cela suffit, mes Pères, pour faire voir clairement qu’il n’y eut peut-être jamais une plus grande impudence que la vôtre. Mais je veux encore vous faire prononcer cet arrêt à vous-mêmes contre vous-mêmes. Car que demandez-vous, afin d’ôter toute apparence qu’un homme soit d’intelligence avec Genève ? Si M. Arnauld, dit votre Père Meynier, p. 83, eût dit qu’en cet adorable mystère il n’y a aucune substance du pain sous les espèces, mais seulement la chair et le sang de Jésus-Christ, j’eusse avoué qu’il se serait déclaré entièrement contre Genève. Avouez-le donc, imposteurs, et faites-lui une réparation publique. Combien de fois l’avez-vous vu dans les passages que je viens de citer ? Mais, de plus, la Théologie familière de M. de Saint-Cyran étant approuvée par M. Arnauld, elle contient les sentiments de l’un et de l’autre. Lisez donc toute la Leçon 15, et surtout l’article second, et vous y trouverez les paroles que vous demandez encore plus formellement que vous-mêmes ne les exprimez. Y a-t-il du pain dans l’Hostie, et du vin dans le Calice ? Non ; car toute substance du pain et du vin sont ôtées pour faire place à celle du corps et du sang de Jésus-Christ, laquelle y demeure seule, couverte des qualités et des espèces du pain et du vin.

    Eh bien, mes Pères ! direz-vous encore que le Port-Royal n’enseigne rien que Genève ne reçoive, et que M. Arnauld n’a rien dit, dans sa seconde Lettre, qui ne pût être dit par un ministre de Charenton ? Faites donc parler Mestrezat comme parle M. Arnauld dans cette lettre, pag. 237 et suiv. Faites-lui dire Que c’est un mensonge infâme de l’accuser de nier la transsubstantiation ; qu’il prend pour fondement de ses livres la vérité de la présence réelle du Fils de Dieu, opposée à l’hérésie des Calvinistes ; qu’il se tient heureux d’être en un lieu où l’on adore continuellement le Saint des Saints dans le Sanctuaire, ce qui est beaucoup plus contraire à la créance des Calvinistes que la présence réelle même ; puisque comme dit le cardinal de Richelieu, dans ses Controverses, p. 536 : Les nouveaux Ministres de France s’étant unis avec les Luthériens qui croient la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie, ils ont déclaré qu’ils ne demeurent séparés de l’Église, touchant ce mystère, qu’à cause de l’adoration que les Catholiques rendent à l’Eucharistie. Faites signer à Genève tous les passages que je vous ai rapportés des livres de Port-Royal, et non pas seulement les passages, mais les traités entiers touchants ce mystère, comme le livre de la Fréquente Communion, l’Explication des Cérémonies de la messe, l’Exercice durant la messe, les Raisons de la suspension du S. Sacrement, la traduction des Hymnes dans les Heures de Port-Royal, etc. Et enfin faites établir à Charenton cette institution sainte d’adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans l’Eucharistie, comme on fait à Port-Royal, et ce sera le plus signalé service que vous puissiez rendre à l’Église, puisque alors le Port-Royal ne sera pas d’intelligence avec Genève, mais Genève d’intelligence avec le Port-Royal et toute l’Église.

    En vérité, mes Pères, vous ne pouviez plus mal choisir que d’accuser le Port-Royal de ne pas croire l’Eucharistie ; mais je veux faire voir ce qui vous y a engagés. Vous savez que j’entends un peu votre politique. Vous l’avez bien suivie en cette rencontre. Si M. l’abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld n’avaient fait que dire ce qu’on doit croire touchant ce mystère, et non pas ce qu’on doit faire pour s’y préparer, ils auraient été les meilleurs catholiques du monde, et il ne se serait point trouvé d’équivoques dans leurs termes de présence réelle et de transsubstantiation. Mais, parce qu’il faut que tous ceux qui combattent vos relâchements soient hérétiques, et dans le point même où ils les combattent, comment M. Arnauld ne le serait-il pas sur l’Eucharistie, après avoir fait un livre exprès contre les profanations que vous faites de ce sacrement ? Quoi, mes Pères ! il aurait dit impunément : Qu’on ne doit point donner le corps de Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes, et auxquels on ne voit aucune espérance d’amendement ; et qu’on doit les séparer quelque temps de l’autel, pour se purifier par une pénitence sincère, afin de s’en approcher ensuite avec fruit. Ne souffrez pas qu’on parle ainsi, mes Pères ; vous n’auriez pas tant de gens dans vos confessionnaux. Car votre P. Brisacier dit que si vous suiviez cette méthode vous n’appliqueriez le sang de Jésus-Christ sur personne. Il vaut bien mieux pour vous qu’on suive la pratique de votre Société, que votre P. Mascarenhas rapporte dans un livre approuvé par vos docteurs, et même par votre R. P. Général, qui est : Que toutes sortes de personnes, et même les prêtres, peuvent recevoir le Corps de Jésus-Christ le jour même qu’ils se sont souillés par des péchés abominables ; que, bien loin qu’il y ait de l’irrévérence en ces communions, on est louable au contraire d’en user de la sorte ; que les confesseurs ne les en doivent point détourner, et qu’ils doivent au contraire conseiller à ceux qui viennent de commettre ces crimes de communier à l’heure même, parce que encore que l’Église l’ait défendu, cette défense est abolie par la pratique universelle de toute la terre. Mascar. tr. 4, disp. 5, n. 284.

    Voilà ce que c’est, mes Pères, d’avoir des Jésuites par toute la terre. Voilà la pratique universelle que vous y avez introduite et que vous y voulez maintenir. Il n’importe que les tables de Jésus-Christ soient remplies d’abominations, pourvu que vos églises soient pleines de monde. Rendez donc ceux qui s’y opposent hérétiques sur le Saint-Sacrement : il le faut, à quelque prix que ce soit. Mais comment le pourrez-vous faire après tant de témoignages invincibles qu’ils ont donnés de leur foi ? N’avez-vous point de peur que je rapporte les quatre grandes preuves que vous donnez de leur hérésie ? Vous le devriez, mes Pères, et je ne dois point vous en épargner la honte. Examinons donc la première.

    M. de Saint-Cyran, dit le P. Meynier, en consolant un de ses amis sur la mort de sa mère, tom. I, Lettre 14, dit que le plus agréable sacrifice qu’on puisse offrir à Dieu dans ces rencontres est celui de la patience : donc il est Calviniste. Cela est bien subtil, mes Pères, et je ne sais si personne en voit la raison. Apprenons-la donc de lui : Parce, dit ce grand controversiste, qu’il ne croit donc pas le sacrifice de la Messe. Car c’est celui-là qui est le plus agréable à Dieu de tous. Que l’on dise maintenant que les Jésuites ne savent pas raisonner. Ils le savent de telle sorte, qu’ils rendront hérétique tout ce qu’ils voudront, et même l’Écriture sainte. Car ne serait-ce pas une hérésie de dire, comme fait l’Ecclésiastique : Il n’y a rien de pire que d’aimer l’argent, nihil est iniquius quam amare pecuniam ; comme si les adultères, les homicides et l’idolâtrie n’étaient pas de plus grands crimes ? Et à qui n’arrive-t-il point de dire à toute heure des choses semblables ; et que, par exemple, le sacrifice d’un cœur contrit et humilié est le plus agréable aux yeux de Dieu ; parce qu’en ces discours on ne pense qu’à comparer quelques vertus intérieures les unes aux autres, et non pas au sacrifice de la Messe, qui est d’un ordre tout différent et infiniment plus relevé ? N’êtes-vous donc pas ridicules, mes Pères, et faut-il, pour achever de vous confondre, que je vous représente les termes de cette même Lettre où M. de Saint-Cyran parle du sacrifice de la Messe comme du plus excellent de tous, en disant : Qu’on offre à Dieu tous les jours et en tous lieux le sacrifice du corps de son Fils, qui n’a point trouvé de plus excellent moyen que celui-là pour honorer son Père ? Et ensuite : Que Jésus-Christ nous a obligés de prendre en mourant son corps sacrifié, pour rendre plus agréable à Dieu le sacrifice du nôtre, et pour se joindre [à nous] lorsque nous mourons, afin de nous fortifier en sanctifiant par sa présence le dernier sacrifice que nous faisons à Dieu de notre vie et de notre corps. Dissimulez tout cela, mes Pères, et ne laissez pas de dire qu’il détournait de communier à la mort, comme vous faites, p. 33, et qu’il ne croyait pas le sacrifice de la Messe : car rien n’est trop hardi pour des calomniateurs de profession.

    Votre seconde preuve en est un grand témoignage. Pour rendre Calviniste feu M. de Saint-Cyran, à qui vous attribuez le livre de Petrus Aurelius, vous vous servez d’un passage où Aurelius explique, pag. 89, de quelle manière l’Église se conduit à l’égard des prêtres, et même des évêques qu’elle veut déposer ou dégrader. L’Église, dit-il, ne pouvant pas leur ôter la puissance de l’Ordre, parce que le caractère est ineffaçable, elle fait ce qui est en elle ; elle ôte de sa mémoire ce caractère qu’elle ne peut ôter de l’âme de ceux qui l’ont reçu : elle les considère comme s’ils n’étaient plus prêtres ou évêques ; de sorte que, selon le langage ordinaire de l’Église, on peut dire qu’ils ne le sont plus, quoiqu’ils le soient toujours quant au caractère : Ob indelebilitatem characteris. Vous voyez mes Pères, que cet auteur, approuvé par trois Assemblées générales du Clergé de France, dit clairement que le caractère de la Prêtrise est ineffaçable, et cependant vous lui faites dire tout au contraire, en ce lieu même, que le caractère de la Prêtrise n’est pas ineffaçable. Voilà une insigne calomnie, c’est-à-dire, selon vous, un petit péché véniel. Car ce livre vous avait fait tort, ayant réfuté les hérésies de vos confrères d’Angleterre touchant l’autorité épiscopale. Mais voici une insigne extravagance : c’est qu’ayant faussement supposé que M. de Saint-Cyran tient que ce caractère est effaçable, vous en concluez qu’il ne croit donc pas la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie.

    N’attendez pas que je vous réponde là-dessus, mes Pères. Si vous n’avez point de sens commun, je ne puis pas vous en donner. Tous ceux qui en ont se moqueront assez de vous aussi bien que de votre troisième preuve, qui est fondée sur ces paroles de la Fréq. Comm., 3. p., ch. II : que Dieu nous donne dans l’Eucharistie la même viande qu’aux saints dans le Ciel, sans qu’il y ait d’autre différence, sinon qu’ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l’un et l’autre pour le ciel. En vérité, mes Pères ces paroles expriment si naïvement le sens de l’Église, que j’oublie à toute heure par où vous vous y prenez pour en abuser. Car je n’y vois autre chose, sinon ce que le Concile de Trente enseigne, Sess. 13, c. 8, qu’il n’y a point d’autre différence entre Jésus-Christ dans l’Eucharistie et Jésus-Christ dans le ciel, sinon qu’il est ici voilé, et non pas là. M. Arnauld ne dit pas qu’il n’y a point d’autre différence en la manière de recevoir Jésus-Christ, mais seulement qu’il n’y en a point d’autre en Jésus-Christ que l’on reçoit. Et cependant vous voulez, contre toute raison, lui faire dire par ce passage qu’on ne mange non plus ici Jésus-Christ de bouche que dans le ciel : d’où vous concluez son hérésie.

    Vous me faites pitié, mes Pères. Faut-il vous expliquer cela davantage ? Pourquoi confondez-vous cette nourriture divine avec la manière de la recevoir ? Il n’y a qu’une seule différence, comme je le viens de dire, dans cette nourriture sur la terre et dans le ciel, qui est qu’elle est ici cachée sous des voiles qui nous en ôtent la vue et le goût sensible : mais il y a plusieurs différences dans la manière de la recevoir ici et là, dont la principale est que, comme dit M. Arnauld, 3e part., ch. 16, il entre ici dans la bouche et dans la poitrine et des bons et des méchants, ce qui n’est pas dans le Ciel.

    Et si vous ignorez la raison de cette diversité, je vous dirai, mes Pères, que la cause pour laquelle Dieu a établi ces différentes manières de recevoir une même viande, est la différence qui se trouve entre l’état des Chrétiens en cette vie et celui des bienheureux dans le Ciel. L’état des Chrétiens, comme dit le cardinal Du Perron après les Pères, tient le milieu entre l’état des bienheureux et l’état des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans figure et sans voile. Les Juifs n’ont possédé de Jésus-Christ que les figures et les voiles, comme était la manne et l’agneau pascal. Et les Chrétiens possèdent Jésus-Christ dans l’Eucharistie véritablement et réellement, mais encore couvert de voiles. Dieu, dit saint Eucher, s’est fait trois tabernacles : la synagogue, qui n’a eu que les ombres sans vérité ; l’Église, qui a la vérité et les ombres ; et le Ciel où il n’y a point d’ombres, mais la seule vérité. Nous sortirions de l’état où nous sommes, qui est l’état de foi, que saint Paul oppose tant à la loi qu’à la claire vision, si nous ne possédions que les figures sans Jésus-Christ, parce que c’est le propre de la loi de n’avoir que l’ombre, et non la substance des choses. Et nous en sortirions encore, si nous le possédions visiblement ; parce que la foi, comme dit le même Apôtre, n’est point des choses qui se voient. Et ainsi l’Eucharistie est parfaitement proportionnée à notre état de foi, parce qu’elle enferme véritablement Jésus-Christ, mais voilé. De sorte que cet état serait détruit, si Jésus-Christ n’était pas réellement sous les espèces du pain et du vin, comme le prétendent les hérétiques : et il serait détruit encore, si nous le recevions à découvert comme dans le Ciel ; puisque ce serait confondre notre état, ou avec l’état du Judaïsme, ou avec celui de la gloire. Voilà, mes Pères, la raison mystérieuse et divine de ce mystère tout divin. Voilà ce qui nous fait abhorrer les Calvinistes, comme nous réduisant à la condition des Juifs ; et ce qui nous fait aspirer à la gloire des bienheureux, qui nous donnera la pleine et éternelle jouissance de Jésus-Christ. Par où vous voyez qu’il y a plusieurs différences entre la manière dont il se communique aux Chrétiens et aux bienheureux, et qu’entre autres on le reçoit ici de bouche et non dans le Ciel ; mais qu’elles dépendent toutes de la seule différence qui est entre l’état de la foi où nous sommes et l’état de la claire vision où ils sont. Et c’est, mes Pères, ce que M. Arnauld a dit si clairement en ces termes : qu’il faut qu’il n’y ait point d’autre différence entre la pureté de ceux qui reçoivent Jésus-Christ dans l’Eucharistie, et celle des bienheureux, qu’autant qu’il y en a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle seule dépend la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le Ciel. Vous devriez, mes Pères, avoir révéré dans ces paroles ces saintes vérités, au lieu de les corrompre pour y trouver une hérésie qui n’y fut jamais, et qui n’y saurait être, qui est qu’on ne mange Jésus-Christ que par la foi, et non par la bouche, comme le disent malicieusement vos Pères Annat et Meynier, qui en font le capital de leur accusation.

    Vous voilà donc bien mal en preuves, mes Pères ; et c’est pourquoi vous avez eu recours à un nouvel artifice, qui a été de falsifier le Concile de Trente, afin de faire que M. Arnauld n’y fût pas conforme, tant vous avez de moyens de rendre le monde hérétique. C’est ce que fait le P. Meynier en cinquante endroits de son livre, et huit ou dix fois en la seule p. 54, où il prétend que, pour s’exprimer en catholique, ce n’est pas assez de dire : je crois que Jésus-Christ est présent réellement dans l’Eucharistie ; mais qu’il faut dire : Je crois, avec le concile, qu’il y est présent d’une vraie présence locale, ou localement. Et sur cela il cite le Concile, Sess. 13, can. 3, can. 4, can. 6. Qui ne croirait en voyant le mot de présence locale cité de trois Canons d’un Concile Universel, qu’il y serait effectivement ? Cela vous a pu servir avant ma quinzième lettre ; mais à présent, mes Pères, on ne s’y prend plus. On va voir le Concile, et on trouve que vous êtes des imposteurs ; car ces termes de présence locale, localement, localité, n’y furent jamais : et je vous déclare de plus, mes Pères, qu’ils ne sont dans aucun autre lieu de ce Concile, ni dans aucun autre Concile précédent, ni dans aucun Père de l’Église. Je vous prie donc sur cela, mes Pères, de dire si vous prétendez rendre suspects de Calvinisme tous ceux qui n’ont point usé de ce terme ? Si cela est, le Concile de Trente en est suspect, et tous les saints Pères sans exception. N’avez-vous, point d’autre voie pour rendre M. Arnauld hérétique, sans offenser tant de gens qui ne vous ont point fait de mal, et entre autres saint Thomas, qui est un des plus grands défenseurs de l’Eucharistie, et qui s’est si peu servi de ce terme, qu’il l’a rejeté au contraire, 3 p, q. 76, a 5, où il dit : Nullo modo corpus Christi est in hoc sacramento localiter ? Qui êtes-vous donc, mes Pères, pour imposer de votre autorité de nouveaux termes, dont vous ordonnez de se servir pour bien exprimer sa foi : comme si la profession de foi dressée par les Papes, selon l’ordre du Concile, où ce terme ne se trouve point, était défectueuse, et laissait une ambiguïté dans la créance des fidèles, que vous seuls eussiez découverte ? Quelle témérité de prescrire ces termes aux docteurs mêmes ! Quelle fausseté de les imposer à des Conciles généraux ! Et quelle ignorance de ne savoir pas les difficultés que les saints les plus éclairés ont fait de les recevoir ! Rougissez, mes Pères, de vos impostures ignorantes, comme dit l’Écriture aux imposteurs ignorants comme vous : De mendacio ineruditionis tuoe confundere.

    N’entreprenez donc plus de faire les maîtres ; vous n’avez ni le caractère ni la suffisance pour cela. Mais, si vous voulez faire vos propositions plus modestement, on pourra les écouter ; car, encore que ce mot de présence locale ait été rejeté par saint Thomas, comme vous avez vu, à cause que le corps de Jésus-Christ n’est pas en l’Eucharistie dans l’étendue ordinaire des corps en leur lieu, néanmoins ce terme a été reçu par quelques nouveaux auteurs de controverse, parce qu’ils entendent seulement par là que le corps de Jésus-Christ est vraiment sous les espèces, lesquelles étant en un lieu particulier, le corps de Jésus-Christ y est aussi. Et en ce sens M. Arnauld ne fera point de difficulté de l’admettre, puisque M. de Saint-Cyran et lui ont déclaré tant de fois que Jésus-Christ, dans l’Eucharistie, est véritablement en un lieu particulier, et miraculeusement en plusieurs lieux à la fois. Ainsi tous vos raffinements tombent par terre, et vous n’avez pu donner la moindre apparence à une accusation qu’il n’eût été permis d’avancer qu’avec des preuves invincibles.

    Mais à quoi sert, mes Pères, d’opposer leur innocence à vos calomnies ? Vous ne leur attribuez pas ces erreurs dans la croyance qu’ils les soutiennent, mais dans la croyance qu’ils vous nuisent. C’en est assez, selon votre théologie, pour les calomnier sans crime ; et vous pouvez, sans confession ni pénitence, dire la messe en même temps que vous imputez à des prêtres qui la disent tous les jours de croire que c’est une pure idolâtrie : ce qui serait un si horrible sacrilège, que vous-mêmes avez fait pendre en effigie votre propre Père Jarrige, sur ce qu’il avait dit la messe au temps où il était d’intelligence avec Genève.

    Je m’étonne donc, non pas de ce que vous leur imposez avec si peu de scrupule des crimes si grands et si faux, mais de ce que vous leur imposez avec si peu de prudence des crimes si peu vraisemblables : car vous disposez bien des péchés à votre gré ; mais pensez-vous disposer de même de la créance des hommes ? En vérité, mes Pères, s’il fallait que le soupçon de Calvinisme tombât sur eux ou sur vous, je vous trouverais en mauvais termes. Leurs discours sont aussi catholiques que les vôtres ; mais leur conduite confirme leur foi, et la vôtre la dément : car, si vous croyez aussi bien qu’eux que ce pain est réellement changé au corps de Jésus-Christ, pourquoi ne demandez-vous pas comme eux que le cœur de pierre et de glace de ceux à qui vous conseillez de s’en approcher soit sincèrement changé en un cœur de chair et d’amour ? Si vous croyez que Jésus-Christ y est dans un état de mort, pour apprendre à ceux qui s’en approchent à mourir au monde, au péché et à eux-mêmes, pourquoi portez-vous à en approcher ceux en qui les vices et les passions criminelles sont encore toutes vivantes ? Et comment jugez-vous dignes de manger le pain du Ciel ceux qui ne le seraient pas de manger celui de la terre ?

    Ô grands vénérateurs de ce saint mystère, dont le zèle s’emploie à persécuter ceux qui l’honorent par tant de communions saintes, et à flatter ceux qui le déshonorent par tant de communions sacrilèges ! Qu’il est digne de ces défenseurs d’un si pur et si adorable sacrifice de faire environner la table de Jésus-Christ de pécheurs envieillis tout sortant de leurs infamies, et de placer au milieu d’eux un prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à l’autel, pour y offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de sainteté, et la porter de ses mains souillées en ces bouches toutes souillées ! Ne sied-il pas bien à ceux qui pratiquent cette conduite par toute la terre, selon des maximes approuvées de leur propre Général, d’imputer à l’auteur de la Fréquente Communion et aux Filles du Saint-Sacrement de ne pas croire le Saint-Sacrement ?

    Cependant cela ne leur suffit pas encore ; il faut, pour satisfaire leur passion, qu’ils les accusent enfin d’avoir renoncé à Jésus-Christ et à leur baptême. Ce ne sont pas là, mes Pères, des contes en l’air comme les vôtres ; ce sont les funestes emportements par où vous avez comblé la mesure de vos calomnies. Une si insigne fausseté n’eût pas été en des mains dignes de la soutenir en demeurant en celles de votre bon ami Filleau, par qui vous l’avez fait naître : votre Société se l’est attribuée ouvertement ; et votre Père Meynier vient de soutenir, comme une vérité certaine, que Port-Royal forme une cabale secrète depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d’Ypres ont été les chefs, pour ruiner le mystère de l’Incarnation, faire passer l’Évangile pour une histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le Déisme sur les ruines du Christianisme. Est-ce là tout, mes Pères ? Serez-vous satisfaits si l’on croit tout cela de ceux que vous haïssez ? Votre animosité serait-elle enfin assouvie, si vous les aviez mis en horreur non seulement à tous ceux qui sont dans l’Église, par l’intelligence avec Genève, dont vous les accusez, mais encore à tous ceux qui croient en Jésus-Christ, quoique hors l’Église, par le Déisme que vous leur imputez ?

    Mais à qui prétendez-vous persuader, sur votre seule parole, sans la moindre apparence de preuve, et avec toutes les contradictions imaginables, que des prêtres qui ne prêchent que la grâce de Jésus-Christ, la pureté de l’Évangile et les obligations du baptême, ont renoncé à leur baptême, à l’Évangile et à Jésus-Christ ? Qui le croira, mes Pères ? Le croyez-vous vous-mêmes, misérables que vous êtes ? Et à quelle extrémité êtes-vous réduits, puisqu’il faut nécessairement ou que vous prouviez qu’ils ne croient pas en Jésus-Christ, ou que vous passiez pour les plus abandonnés calomniateurs qui furent jamais ! Prouvez-le donc, mes Pères. Nommez cet ecclésiastique de mérite, que vous dites avoir assisté à cette Assemblée de Bourg-Fontaine en 1621, et avoir découvert à votre Filleau le dessein qui y fut pris de détruire la religion chrétienne ; nommez ces six personnes que vous dites y avoir formé cette conspiration ; nommez celui qui est désigné par ces lettres A. A., que vous dites, p. 15, n’être pas Antoine Arnauld, parce qu’il vous a convaincus qu’il n’avait alors que neuf ans, mais un autre que vous dites être encore en vie, et trop bon ami de M. Arnauld pour lui être inconnu. Vous le connaissez donc, mes Pères ; et par conséquent, si vous n’êtes vous-mêmes sans religion, vous êtes obligés de déférer cet impie au Roi et au Parlement, pour le faire punir comme il le mériterait. Il faut parler, mes Pères ; il faut le nommer, ou souffrir la confusion de n’être plus regardés que comme des menteurs indignes d’être jamais crus. C’est en cette manière que le bon P. Valérien nous a appris qu’il fallait mettre à la gêne et pousser à bout de tels imposteurs. Votre silence là-dessus sera une pleine et entière conviction de cette calomnie diabolique. Les plus aveugles de vos amis seront contraints d’avouer que ce ne sera point un effet de votre vertu, mais de votre impuissance, et d’admirer que vous ayez été si méchants que de l’étendre jusqu’aux religieuses de Port-Royal, et de dire, comme vous faites, p. 14, que le Chapelet secret du Saint-Sacrement, composé par l’une d’elles, a été le premier fruit de cette conspiration contre Jésus-Christ ; et dans la page 95, qu’on leur a inspiré toutes les détestables maximes de cet écrit, qui est, selon vous, une instruction de Déisme. On a déjà ruiné invinciblement vos impostures sur cet écrit, dans la défense de la Censure de feu M. l’archevêque de Paris contre votre P. Brisacier. Vous n’avez rien à y repartir ; et vous ne laissez pas d’en abuser encore d’une manière plus honteuse que jamais, pour attribuer à des filles d’une piété connue de tout le monde le comble de l’impiété. Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos calomnies ! Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de publier qu’elles ne croient pas qu’il soit ni dans l’Eucharistie, ni même à la droite de son Père ; et vous les retranchez publiquement de l’Église pendant qu’elles prient dans le secret pour vous et pour toute l’Église. Vous calomniez celles qui n’ont point d’oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître qu’un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles. On l’entend aujourd’hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui console l’Église. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs cœurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l’ouïr quand il parle en Dieu, ne soient forcés de l’ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge.

    Car enfin, mes Pères, quel compte lui pourrez-vous rendre de tant de calomnies lorsqu’il les examinera non sur les fantaisies de vos Pères Dicastillus, Gans et Pennalossa, qui les excusent, mais sur les règles de sa vérité éternelle et sur les saintes ordonnances de son Église, qui, bien loin d’excuser ce crime, l’abhorre tellement qu’elle l’a puni de même qu’un homicide volontaire ? Car elle a différé aux calomniateurs, aussi bien qu’aux meurtriers, la communion jusques à la mort, par le I. et II. Concile d’Arles. Le Concile de Latran a jugé indignes de l’état ecclésiastique ceux qui en ont été convaincus, quoiqu’ils s’en fussent corrigés. Les Papes ont même menacé ceux qui auraient calomnié des évêques, des prêtres ou des diacres, de ne leur point donner la communion à la mort. Et les auteurs d’un écrit diffamatoire, qui ne peuvent prouver ce qu’ils ont avancé, sont condamnés par le Pape Adrien à être fouettés, mes Révérends Pères, flagellentur, tant l’Église a toujours été éloignée des erreurs de votre Société si corrompue, qu’elle excuse d’aussi grands crimes que la calomnie, pour les commettre elle-même avec plus de liberté.

    Certainement, mes Pères, vous seriez capables de produire par là beaucoup de maux, si Dieu n’avait permis que vous ayez fourni vous-mêmes les moyens de les empêcher et de rendre toutes vos impostures sans effet ; car il ne faut que publier cette étrange maxime qui les exempte de crime, pour vous ôter toute créance. La calomnie est inutile, si elle n’est jointe à une grande réputation de sincérité. Un médisant ne peut réussir, s’il n’est en estime d’abhorrer la médisance comme un crime dont il est incapable. Et ainsi, mes Pères, votre propre principe vous trahit. Vous l’avez établi pour assurer votre conscience ; car vous vouliez médire sans être damnés, et être de ces saints et pieux calomniateurs dont parle saint Athanase. Vous avez donc embrassé, pour vous sauver de l’Enfer, cette maxime, qui vous en sauve sur la foi de vos docteurs : mais cette maxime même, qui vous garantit, selon eux, des maux que vous craignez en l’autre vie, vous ôte en celle-ci l’utilité que vous en espériez : de sorte qu’en pensant éviter le vice de la médisance vous en avez perdu le fruit : tant le mal est contraire à soi-même, et tant il s’embarrasse et se détruit par sa propre malice.

    Vous calomnieriez donc plus utilement pour vous, en faisant profession de dire avec saint Paul que les simples médisants, maledici, sont indignes de voir Dieu, puisque au moins vos médisances en seraient plutôt crues, quoique à la vérité vous vous condamneriez vous-mêmes. Mais en disant, comme vous faites, que la calomnie contre vos ennemis n’est pas un crime, vos médisances ne seront point crues, et vous ne laisserez pas de vous damner : car il est certain, mes Pères, et que vos auteurs graves n’anéantiront pas la justice de Dieu, et que vous ne pouviez donner une preuve plus certaine que vous n’êtes pas dans la vérité qu’en recourant au mensonge. Si la vérité était pour vous, elle combattrait pour vous, elle vaincrait pour vous ; et, quelques ennemis que vous eussiez, la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n’avez recours au mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de piété qui s’y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu mettre votre confiance au mensonge, comme dit un Prophète : Vous avez dit : Les malheurs qui affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous : car nous avons espéré au mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond le Prophète ? D’autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la calomnie et au tumulte, sperastis in calumnia et in tumultu, cette iniquité vous sera imputée, et votre ruine sera semblable à celle d’une haute muraille qui tombe d’une chute imprévue, et à celle d’un vaisseau de terre qu’on brise et qu’on écrase en toutes ses parties par un effort si puissant et si universel qu’il n’en restera pas un test avec lequel on puisse puiser un peu d’eau ou porter un peu de feu : parce que, comme dit un autre Prophète, vous avez affligé le cœur du juste, que je n’ai point affligé moi-même ; et vous avez flatté et fortifié la malice des impies. Je retirerai donc mon peuple de vos mains, et je ferai connaître que je suis leur Seigneur et le vôtre.

    Oui, mes Pères, il faut espérer que, si vous ne changez d’esprit, Dieu retirera de vos mains ceux que vous trompez depuis si longtemps, soit en les laissant dans leurs désordres par votre mauvaise conduite, soit en les empoisonnant par vos médisances. Il fera concevoir aux uns que les fausses règles de vos casuistes ne les mettront point à couvert de sa colère, et il imprimera dans l’esprit des autres la juste crainte de se perdre en vous écoutant et en ajoutant foi à vos impostures, comme vous vous perdez vous-mêmes en les inventant et en les semant dans le monde. Car il ne s’y faut pas tromper : on ne se moque point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu’il nous a fait dans l’Évangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien assuré qu’il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque prétexte de dévotion qu’ils le fassent, ils doivent appréhender d’être exclus du royaume de Dieu pour ce seul crime, d’avoir imputé d’aussi grands crimes que l’hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et dans l’oreille de celui qui l’écoute. Et la médisance, dit saint Bernard, Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l’un et en l’autre. De sorte qu’une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d’âmes, puisqu’elle tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la rejettent pas.

    Mes Révérends Pères, mes Lettres n’avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d’être si étendues. Le peu de temps que j’ai eu a été cause de l’un et de l’autre. Je n’ai fait celle-ci plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte. La raison qui m’a obligé de me hâter vous est mieux connue qu’à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer de méthode ; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira pas que vous avez eu peur des Bénédictins.

    Je viens d’apprendre que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et se fâche qu’on les lui attribue. Il a raison et j’ai eu tort de l’en avoir soupçonné ; car, quelque assurance qu’on m’en eût donnée, je devais penser qu’il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d’honneur pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m’avait emporté : mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n’est pas suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve certaine, et qui n’en ai dit aucune que celle-là. Je m’en repens, je la désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.

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