De la conception de « l’élan » de la vie et de « l’intuition » de l’individu, on aboutit à une vision anthropocentriste et individualiste en même temps : chaque individu est poussé en avant par la vie comprise de manière mystique, chaque individu est issu de « l’élan », et les individus s’affrontent, les espèces s’affrontent.
Au lieu de considérer les êtres vivants comme la vie elle-même, ils sont considérés comme le produit matériel de l’élan de la vie. Henri Bergson explique ainsi :
« Comme le finalisme radical, quoique sous une forme plus vague, elle nous représentera le monde organisé comme un ensemble harmonieux. Mais cette harmonie est loin d’être aussi parfaite qu’on l’a dit.
Elle admet bien des discordances, parce que chaque espèce, chaque individu même ne retient de l’impulsion globale de la vie qu’un certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre ; en cela consiste l’adaptation.
L’espèce et l’individu ne pensent ainsi qu’à eux, – d’où un conflit possible avec les autres formes de la vie. L’harmonie n’existe donc pas en fait; elle existe plutôt en droit. Je veux dire que l’élan originel est un élan commun et que, plus on remonte haut, plus les tendances diverses apparaissent comme complémentaires les unes des autres. »
On aboutit alors à la thèse contraire du matérialisme dialectique : là où ce dernier affirme que la vie est processus de synthèse, chez Henri Bergson la vie est dissociation. Voici comment il formule cela :
« Que la condition nécessaire de l’évolution soit l’adaptation au milieu, nous ne le contestons aucunement. Il est trop évident qu’une espèce disparaît quand elle ne se plie pas aux conditions d’existence qui lui sont faites.
Mais autre chose est reconnaître que les circonstances extérieures sont des forces avec lesquelles l’évolution doit compter, autre chose soutenir qu’elles sont les causes directrices de l’évolution.
Cette dernière thèse est celle du mécanisme. Elle exclut absolument l’hypothèse d’un élan originel, je veux dire d’une poussée intérieure qui porterait la vie, par des formes de plus en plus complexes, à des destinées de plus en plus hautes.
Cet élan est pourtant visible, et un simple coup d’œil jeté sur les espèces fossiles nous montre que la vie aurait pu se passer d’évoluer, ou n’évoluer que dans des limites très restreintes, si elle avait pris le parti, beaucoup plus commode pour elle, de s’ankyloser dans ses formes primitives.
Certains Foraminifères n’ont pas varié depuis l’époque silurienne. Impassibles témoins des révolutions sans nombre qui ont bouleversé notre planète, les Lingules sont aujourd’hui ce qu’elles étaient aux temps les plus reculés de l’ère paléozoïque.
La vérité est que l’adaptation explique les sinuosités du mouvement évolutif, mais non pas les directions générales du mouvement, encore moins le mouvement lui-même. La route qui mène à la ville est bien obligée de monter les côtes et de descendre les pentes, elle s’adapte aux accidents du terrain; mais les accidents de terrain ne sont pas cause de la route et ne lui ont pas non plus imprimé sa direction.
A chaque moment ils lui fournissent l’indispensable, le sol même sur lequel elle se pose ; mais si l’on considère le tout de la route et non plus chacune de ses parties, les accidents de terrain n’apparaissent plus que comme des empêchements ou des causes de retard, car la route visait simplement la ville et aurait voulu être une ligne droite.
Ainsi pour l’évolution de la vie et pour les circonstances qu’elle traverse, avec cette différence toute. fois que l’évolution ne dessine pas une route unique, qu’elle s’engage dans des directions sans pourtant viser des buts, et qu’enfin elle reste inventive jusque dans ses adaptations.
Mais, si l’évolution de la vie est autre chose qu’une série d’adaptations à des circonstances accidentelles, elle n’est pas davantage la réalisation d’un plan. Un plan est donné par avance. Il est représenté, ou tout au moins représentable, avant le détail de sa réalisation.
L’exécution complète en peut être repoussée dans un avenir lointain, reculée même indéfiniment : l’idée n’en est pas moins formulable, dès maintenant, en termes actuellement donnés.
Au contraire si l’évolution est une création sans cesse renouvelée, elle crée au fur et à mesure, non seulement les formes de la vie, mais les idées qui permettraient à une intelligence de la comprendre, les ternies qui serviraient à l’exprimer.
C’est dire que son avenir déborde son présent et ne pourrait s’y dessiner en une idée. Là est la première erreur du finalisme. Elle en entraîne une autre, plus grave encore.
Si la vie réalise un plan, elle devra manifester une harmonie plus haute à mesure qu’elle avancera plus loin. Telle, la maison dessine de mieux en mieux l’idée de l’architecte tandis que les pierres montent sur les pierres.
Au contraire, si l’unité de la vie est tout entière dans l’élan qui la pousse sur la route du temps, l’harmonie n’est pas en avant, mais-en arrière.
L’unité vient d’une vis a tergo : elle est donnée au début comme une impulsion, elle n’est pas posée au bout comme un attrait.
L’élan se divise de plus en plus en se communiquant. La vie, au fur et à mesure de son progrès, s’éparpille en manifestations qui devront sans doute à la communauté de leur origine d’être complémentaires les unes des autres sous certains aspects, mais qui n’en seront pas moins antagonistes et incompatibles entre elles. Ainsi la désharmonie entre les espèces ira en s’accentuant. »
Tout cela est impeccablement conforme aux intérêts de la bourgeoisie s’appropriant tous les domaines de la vie.