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  • Molière : paysans, usuriers et traditions féodales

    Le Ballet des Muses, à Saint-Germain-en-Laye, a consisté en une série de comédies utilisant également la danse et le chant ; Molière y participe avec trois œuvres : Mélicerte, Pastorale comique, Le Sicilien ou l’Amour peintre.

    On est dans l’esprit de la pastorale, ces histoires de campagne idéalisée, avec l’antiquité gréco-romaine en référence, avec la culture de la Renaissance en arrière-plan.

    Il y a ainsi deux Molière : celui qui d’un côté, bourgeois, tend à l’idéologie représentée par l’humanisme et la peinture flamande, celui qui, de l’autre, contribuant à la monarchie absolue, est lié à l’idéologie de la Renaissance.

    Lorsqu’il écrit Amphitryon, après ses trois œuvres pour le Ballet des muses, il sert ainsi le Roi soleil, qui est en quelque sorte représenté par Jupiter, qui lui-même prend l’apparence d’Amphitryon afin de charmer, en fait abuser, sa femme Alcmène.

    Mercure prend, lui, l’apparence du valet, qui s’appelle Sosie et philosophe sur ce « sosie » qu’il retrouve devant lui :

    « Sosie

    Il ne ment pas d’un mot à chaque repartie,
    Et de moi je commence à douter tout de bon.
    Près de moi, par la force, il est déjà Sosie ;
    Il pourrait bien encor l’être par la raison.
    Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
    Il me semble que je suis moi.
    Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
    Pour démêler ce que je voi ?
    Ce que j’ai fait tout seul, et que n’a vu personne,
    À moins d’être moi-même, on ne le peut savoir. »

    Une autre comédie-ballet suit, qui n’aura guère de succès : George Dandin ou le Mari confondu. Riche paysan, Georges Dandin achète un titre de noblesse et est devenu Monsieur de la Dandinière, il se marie avec une famille noble désargentée, mais sa femme le méprise et s’empresse de se laisser courtiser.

    La pièce consiste donc en la description des malheurs du paysan, comme la scène d’exposition le présente même directement, dans une sorte d’adresse au public :

    « George Dandin

    Ah ! Qu’une femme Demoiselle est une étrange affaire, et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition, et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme ! La noblesse de soi est bonne, c’est une chose considérable assurément ; mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne s’y point frotter. Je suis devenu là-dessus savant à mes dépens, et connais le style des nobles lorsqu’ils nous font, nous autres, entrer dans leur famille. L’alliance qu’ils font est petite avec nos personnes : c’est notre bien seul qu’ils épousent, et j’aurais bien mieux fait, tout riche que je suis, de m’allier en bonne et franche paysannerie, que de prendre une femme qui se tient au-dessus de moi, s’offense de porter mon nom, et pense qu’avec tout mon bien je n’ai pas assez acheté la qualité de son mari. George Dandin, George Dandin, vous avez fait une sottise la plus grande du monde. Ma maison m’est effroyable maintenant, et je n’y rentre point sans y trouver quelque chagrin. »

    Cependant, au-delà du portrait du paysan parvenu qui vient se fracasser sur les exigences féodales – une contradiction évidente, qui ne se résoudra que lorsque le capitalisme se développera plus avant – on a de nouveau la figure de la femme se libérant, s’arrachant à la féodalité.

    « Angélique

    Oh ! les Dandins s’y accoutumeront s’ils veulent. Car pour moi, je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde, et de m’enterrer toute vive dans un mari. Comment ? parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous, et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements, et qu’on ne vive que pour eux. Je me moque de cela, et ne veux point mourir si jeune.

    George Dandin

    C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ?

    Angélique

    Moi ? je ne vous l’ai point donnée de bon cœur, et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement, et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté, pour cela, que mon père et ma mère ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi, et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends n’être point obligée à me soumettre en esclave à vos volontés ; et je veux jouir, s’il vous plaît, de quelque nombre de beaux jours que m’offre la jeunesse, prendre les douces libertés que l’âge me permet, voir un peu le beau monde, et goûter le plaisir de ouïr dire des douceurs. Préparez-vous-y, pour votre punition, et rendez grâces au Ciel de ce que je ne suis pas capable de quelque chose de pis. »

    Le problème de Molière est qu’ici, s’il dénonce les mœurs féodales et leur inhumanité, il ne peut pas aller trop loin dans le portrait, car cela amènerait à rejeter la monarchie absolue elle-même. L’Avare, pièce qui suit George Dandin ou le Mari confondu, sera ainsi également un échec.

    Ce n’est que par la suite que cette pièce sera reconnue comme ayant de la valeur, au point d’être la seconde pièce la plus jouée à la Comédie française après Tartuffe.

    C’est très révélateur de la fonction idéologique de L’Avare. Molière pouvait avoir du succès dans la mesure où il était un portraitiste bourgeois utilisé par la monarchie absolue dans le cadre d’une alliance contre la féodalité.

    Cependant, L’Avare se concentre sur la question du rapport entre la bourgeoisie et le style de vie exigé à l’époque par la cour.

    Pour le paysan Georges Dandin, la bourgeoisie ne pouvait que regretter son triste sort dans la mesure où c’était un parvenu, tout en se moquant en même temps de ses traditions paysannes féodales.

    Pour l’Avare, la cour méprisait la figure de l’usurier, composante essentielle de la féodalité, symbole d’une logique rejetant tout principe de culture au nom de l’argent. Si l’on rit de l’avare, c’est parce qu’on rit de l’usurier, comme le fameux passage où il découvre le vol de sa cassette enterrée dans le jardin et contenant son argent :

    « Harpagon.

    Harpagon criant au voleur dès le jardin, et venant sans chapeau.
    Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste ciel ! Je suis perdu, je suis assassiné ; on m’a coupé la gorge : on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? n’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. (À lui-même, se prenant par le bras.) Rends-moi mon argent, coquin… Ah ! c’est moi ! Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent ! mon pauvre argent ! mon cher ami ! on m’a privé de toi ; et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie : tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde. »

    Mais la bourgeoisie ne pouvait pas appuyer une critique de quelqu’un accumulant du capital et revendiquant la frugalité, même si l’usurier est très différent du capitaliste…

    En critiquant l’Avare comme figure, Molière assume ainsi l’idéologie dominante, où la bourgeoisie est déjà en recul sur le plan idéologique dans la mesure où elle est obligée de bricoler son échec à assumer le protestantisme, ce qui amène à la genèse d’une sorte de catholicisme d’esprit déiste, que l’on retrouve chez Descartes, Rousseau, Voltaire, la franc-maçonnerie, etc.

    Mais la bourgeoisie, si elle accepte cela, ne peut pas prendre partie de manière réelle dans cette bataille qui ne lui est, en fin de compte, que d’un intérêt secondaire, alors qu’inversement l’idéologie de la monarchie absolue – paraître, civilisation et raison d’Etat – se donne comme tâche d’écraser toutes les autres idéologies sous sa pression.

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  • Molière : médecins et autres réactionnaires

    L’échec, en raison de la répression, des pièces ayant comme personnages « principaux » Tartuffe et Dom Juan – avec en leur cœur la dénonciation anti-féodale de la religion catholique – n’a pas déçu le roi.

    Celui-ci fait de la troupe de Molière pas moins que la « Troupe du Roy », en 1665. La nouvelle pièce, appelée L’Amour médecin et consistant de nouveau en une comédie-ballet, est jouée à Versailles.

    Elle a été écrite rapidement, et son portrait vise surtout à se moquer des médecins, à la science improbable masquée par un jargon élaboré pour mystifier. Il y a même une servante qui vient se moquer des médecins en disant que quelqu’un marche sur leurs plate-bandes, en ayant tué quelqu’un à l’épée, concurrençant les médecins qui justement envoient plus au cimetière qu’ils ne guérissent…

    « Lisette

    Quoi, Messieurs, vous voilà, et vous ne songez pas à réparer le tort qu’on vient de faire à la médecine ?

    M. Tomès

    Comment, Qu’est-ce ?

    Lisette

    Un insolent, qui a eu l’effronterie d’entreprendre sur votre métier : et qui sans votre ordonnance, vient de tuer un homme d’un grand coup d’épée au travers du corps »

    Bien entendu, il y a une charge anti-religieuse, car les naïfs croyant les médecins sont aussi ceux qui sont superstitieux, qui ont été façonnés par l’obscurantisme religieux… Le jeune homme qui veut parler secrètement à la femme qu’il aime se fait passer pour un médecin auprès du père de celle-ci, et son discours joue là-dessus :

    « Clitandre

    Monsieur, mes remèdes sont différents de ceux des autres : ils ont l’émétique, les saignées, les médecines et les lavements : mais moi, je guéris par des paroles, par des sons, par des lettres, par des talismans, et par des anneaux constellés.

    Lisette

    Que vous ai-je dit ?

    Sganarelle

    Voilà un grand homme ! »

    Si le scénario est grossier, Molière réussit par le portrait à ne pas limiter cela à la farce. Il y a la révolte contre l’obscurantisme, comme lorsque le jeune homme dit la vérité, mais que père mystifié croit que c’est un discours visant à tromper sa fille devenue « folle ».

    « Clitandre

    N’en doutez point, Madame, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous aime, et que je brûle de me voir votre mari, je ne suis venu ici que pour cela : et si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme elles sont, cet habit n’est qu’un pur prétexte inventé, et je n’ai fait le médecin que pour m’approcher de vous, et obtenir ce que je souhaite.

    Lucinde

    C’est me donner des marques d’un amour bien tendre, et j’y suis sensible autant que je puis.

    Sganarelle

    Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! Oh ! la folle ! »

    Comme il s’agit d’une comédie-ballet, on comprend que l’appel est à la joie, et qu’il faut savoir se passer des médecins, dans la mesure où ce sont des charlatans…

    « La Comédie, Le Ballet et La Musique, tous trois ensemble.
    Sans nous tous les hommes
    Deviendraient mal sains :
    Et c’est nous qui sommes
    Leurs grands médecins.

    La Comédie.
    Veut-on qu’on rabatte
    Par des moyens doux,
    Les vapeurs de rate
    Qui vous minent tous,
    Qu’on laisse Hippocrate,
    Et qu’on vienne à nous.

    Tout trois, ensemble.
    Sans nous… »

    On retrouve la même chose dans Le Médecin malgré lui, où là encore on a une servante qui exprime les choses simples de la vie.

    « Jacqueline

    on n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerais mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse. »

    Le Médecin malgré lui se moque d’ailleurs fondamentalement de la médecine, puisqu’un coupeur de bois se fait passer brillamment pour un médecin. Il y a là une critique approfondie de la mystification obscurantiste de la caste des médecins, dans une œuvre fameuse et savoureuse.

    On a le même principe dans la pièce montée entre les deux précédentes, Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux. Si elle est bien moins réussie, elle se veut un portrait également, mais le public n’a pas réellement apprécié, et pour cause : le personnage du misanthrope est attachant dans son isolement face à ceux et celles pour qui ne comptent que le paraître.

    Voici ce que dit le misanthrope :

    « Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
    Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
    Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
    Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
    Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?

    (…)

    Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
    Une âme compatible avec l’air de la cour.
    Je ne me trouve point les vertus nécessaires
    Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
    Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
    Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
    Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
    Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
    Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
    Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
    Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
    Le chagrin de jouer de fort sots personnages »

    Faut-il alors comprendre que l’hypocrisie de la cour est intenable ? Ou bien inversement que le « misanthrope » est un aristocrate lié à la féodalité et incapable de suivre l’exigence culturelle nouvelle ? Ou encore, comme ce misanthrope haïssant l’humanité manie à perfection le langage exigé par son époque, n’est-il pas finalement un égocentrique refusant faussement les manières délicates ?

    En pratique, c’est en fait la contradiction villes-campagnes qui permet de comprendre que ce personnage du misanthrope est réactionnaire : il est contre le développement des mœurs, il est débordé par le développement culturel. Il est donc condamné historiquement.

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  • Molière et l’offensive anti-religieuse avec la Princesse d’Elide, Tartuffe, Dom Juan

    Molière, avec le premier succès permis par la querelle de l’école de femmes, se retrouve lié à la cour et son positionnement historiquement en conflit avec la religion. La raison d’Etat et les intérêts nationaux priment, et exigent s’il le faut la soumission du clergé. Molière, représentant de la bourgeoisie, est ici un allié important.

    Il est ainsi placé au cœur, avec le compositeur Lully, de la grande fête des Plaisirs de l’Ile Enchantée, au château de Versailles. Le nom de la fête vient d’un passage d’un poème épique de 30 000 vers, le Roland furieux, de l’auteur italien de la Renaissance Ludovico Ariosto, dit « l’Arioste ».

    Elle se déroule du 7 au 13 mai 1664, pour un public trié sur le volet dans la cour (600 personnes furent invitées), allant de divertissement en divertissement, depuis le feu d’artifice jusqu’à la loterie, du théâtre au carrousel, du ballet aux collations, etc.

    On y retrouve Lully comme surintendant de la musique de chambre, Beauchamp le maître de ballet, Mademoiselle Hilaire qui est cantatrice, Vigarini qui est machiniste et scénographe, toute une série de comédiens pour réciter les vers des poètes de cour Benserade et Périgny.

    Ces comédiens viennent exclusivement de la « troupe de monsieur », le nom de la troupe de Molière avec monsieur représentant le frère du roi; ce qui signifie qu’ont été mises de côté les autres troupes parisiennes : celles de Bourgogne et du Marais, ainsi que les Italiens du Palais-Royal et les Espagnols du Louvre.

    La Princesse d’Elide y est jouée pour la première fois, dans une pièce plaisante qui, justement, témoigne de l’écrasement de l’idéologie religieuse par la cour. La pièce raconte comment une princesse revendique la solitude, mais cède devant un prince feignant l’indifférence.

    On peut et on doit céder à l’amour : il y a là une affirmation des sentiments en contradiction flagrante avec la mentalité religieuse. C’est le sens du soutien à Molière effectué par Louis XIV.

    Comme le formule un personnage :

    « Cynthie

    Et serait-ce un bonheur de respirer le jour
    Si d’entre les mortels on bannissait l’amour ?
    Non, non tous les plaisirs se goûtent à le suivre,
    Et vivre sans aimer n’est pas proprement vivre. »

    Et c’est le choix de deux autres personnages, qui avouent qu’il faut oser aller de l’avant :

    « Clymène

    Chère Philis, dis-moi, que crois-tu de l’amour ?

    Philis

    Toi-même, qu’en crois-tu, ma compagne fidèle ?

    Clymène

    On m’a dit que sa flamme est pire qu’un vautour, Et qu’on souffre en aimant une peine cruelle.

    Philis

    On m’a dit qu’il n’est point de passion plus belle, Et que ne pas aimer c’est renoncer au jour.

    Clymène

    À qui des deux donnerons-nous victoire ?

    Philis

    Qu’en croirons-nous, ou le mal ou le bien ?

    Clymène et Philis ensemble.

    Aimons, c’est le vrai moyen De savoir ce qu’on en doit croire. »

    Enfin, comme il y a une dimension relevant du portrait, on trouve de mis en avant le thème de la coquetterie féminine, avec le jeu féminin de l’indifférence exigeant des hommes de jouer les chevaliers servants :

    « La Princesse

    Il y a grande différence, et ce qui sied bien à un sexe, ne sied pas bien à l’autre. Il est beau qu’une femme soit insensible, et conserve son cœur exempt des flammes de l’amour ; mais ce qui est vertu en elle, devient un crime dans un homme. Et comme la beauté est le partage de notre sexe, vous ne sauriez ne nous point aimer, sans nous dérober les hommages qui nous sont dus, et commettre une offense dont nous devons toutes nous ressentir. »

    On est là dans un éloge de la vie en elle-même, s’arrachant à la religion. Aussi, on ne sera guère étonné de trouver, lors des fêtes des Plaisirs de l’Ile Enchantée, la présentation de trois actes de Tartuffe.

    Cette pièce est, en effet, la première offensive ouverte contre la religion catholique, au point que Louis XIV sera obligé, tactiquement, de céder aux injonctions immédiates de l’Église et d’empêcher qu’il y ait des représentations publiques.

    Voici comment Pierre Roullé, dans Le Roi glorieux au monde, ou Louis XIV, le plus glorieux de tous les rois du monde, publié en 1664, attaque à la fois Molière et la pièce, de manière frontale:

    « Un homme, ou plutôt un Démon vêtu de chair et habillé en homme et le plus signalé impie et libertin qui fut jamais dans les siècles passés, avait eu assez d’impiété et d’abomination pour faire sortir de son esprit diabolique une pièce toute prête d’être rendue publique, en la faisant monter sur le Théâtre, à la dérision de toute l’Église, et au mépris du caractère le plus sacré et de la fonction la plus divine, et au mépris de ce qu’il y a de plus saint dans l’Église, ordonné [sic] du Sauveur pour la sanctification des âmes, à dessein d’en rendre l’usage ridicule, contemptible, odieux.

    Il méritait par cet attentat sacrilège et impie un dernier supplice exemplaire et public, et le feu même, avant-coureur de celui de l’Enfer, pour expier un crime si grief de lèse-Majesté divine, qui va à [sic] ruiner la Religion catholique, en blâmant et jouant sa plus religieuse et sainte pratique, qui est la conduite et direction des Ames et des familles par de sages Guides et Conducteurs pieux.

    Mais sa [sic] Majesté après lui avoir fait un sévère reproche, animé d’une juste colère, par un trait de sa clémence ordinaire, en laquelle il imite la douceur essentielle à Dieu, lui a par abolition remis son insolence, et pardonné sa hardiesse démoniaque, pour lui donner le temps d’en faire pénitence publique et solennelle toute sa vie. Et afin d’arrêter avec succès la vue et le débit de sa production impie et irréligieuse, et de sa Poésie licencieuse et libertine.

    Elle lui a ordonné sur peine de la vie d’en supprimer et déchirer, étouffer et brûler tout ce qui en était fait, et de ne plus rien faire à l’avenir de si indigne et infamant, ni rien produire au jour de si injurieux à Dieu et outrageant l’Église, la Religion, les Sacrements et les Officiers les plus nécessaires au salut, lui déclarant publiquement et à toute la terre qu’on ne saurait rien faire ni dire qui lui soit plus désagréable et odieux, et qui le touche le plus au cœur, que ce qui fait atteinte à l’honneur de Dieu, au respect de l’Église, au bien de la Religion, à la révérence due aux Sacrements, qui sont les canaux de la grâce que JÉSUS-CHRIST a méritée aux hommes par sa mort en la Croix, à la faveur desquels elle est transfuse et répandue dans les Ames des Fidèles qui sont saintement dirigés et conduits. Sa Majesté pouvait-elle mieux faire contre l’impiété et cet impie, que de lui témoigner un zèle si sage et si pieux, et une exécration d’un crime si infernal ? »

    Il faudra attendre plusieurs années avant qu’une version remaniée, connue sous le nom de Le Tartuffe ou l’Imposteur, puisse être jouée avec un grand succès. L’autorisation ne doit rien au hasard : elle intervient au moment de « l’armistice » entre l’Église alliée au roi et les forces religieuses dites jansénistes, prônant une interprétation passive de la religion et exprimant les intérêts de la noblesse au refus d’un État centralisé.

    La religion est obligée de lâcher du lest, et la monarchie absolue peut se permettre d’autoriser Tartuffe, qui est alors un immense succès.

    La pièce raconte comment un homme, fidèle au régime, se fait manipuler par quelqu’un prétendant être « dévot » en religion et parasitant en réalité sa famille. Molière attaque la réalité sociale, il accuse ceux qui dérangent la bonne conduite des fidèles du roi :

    « Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.
    Mais il est devenu comme un homme hébété
    Depuis que de Tartuffe on le voit entêté »

    C’est d’ailleurs la société bien ordonnée permise par le roi qui sauvera la situation à la fin ; voici comment le fonctionnaire venant rétablir l’ordre et expulser Tartuffe présente l’ordre dominant :

    « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
    Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
    Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
    D’un fin discernement sa grande âme pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
    Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
    Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
    Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
    À tout ce que les faux doivent donner d’horreur. »

    Le seul ordre, c’est celui de l’Etat ; personne ne peut imposer sa violence, même pas un fils en colère contre Tartuffe :

    « Cléante

    Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
    Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
    Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
    Où par la violence on fait mal ses affaires. »

    Le début de la pièce est également marqué par une grand-mère, Madame Pernelle, défendant le personnage appelé Tartuffe, appuyant sa « critique » systématique des mœurs non conformes aux valeurs religieuses et critiquant les jeunes pour leur non respect de ces valeurs. Voici comment ceux-ci expriment par la suite leur opinion bourgeoise, libérale :

    « Damis

    Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique
    Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
    Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
    Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

    Dorine

    S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,
    On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
    Car il contrôle tout, ce critique zélé.

    Madame Pernelle

    Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.
    C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire »

    Il y a une critique de la superstition, et au sens strict Madame Pernelle représente l’idéologie baroque, avec ses refus de reconnaître que la science peut expliquer le monde et considérant que tout, à part Dieu, n’est que trompe-l’oeil.

    Même quand son fils lui révèle que Tartuffe a tenté de coucher avec sa femme, Madame Pernelle nie qu’il faille se fier à la réalité et qu’on puisse vraiment la comprendre :

    « Orgon

    C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.
    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
    Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
    Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :
    Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit. »

    Orgon, fidèle au roi, est ainsi une victime de la religion et des préjugés du passé. Or, comme il est dans l’intérêt de la monarchie absolue qu’il reste rationnel, il faut combattre la superstition.

    L’accent est donc mis non pas sur Tartuffe, bien secondaire dans la pièce, mais sur l’attitude d’Orgon, passé d’homme mesuré fidèle au roi à une figure crédule, soumise à un parasite qui, de fait, concurrence le roi en tant que représentant de l’ordre social.

    Voici comment est raconté la position d’Orgon par rapport à Tartuffe :

    « C’est de tous ses secrets l’unique confident,
    Et de ses actions le directeur prudent ;
    Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
    On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
    À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
    Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
    Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
    Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
    Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
    Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
    Ses moindres actions lui semblent des miracles,
    Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles. »

    La désarroi moral d’Orgon est tellement fort, qu’il en vient à posséder un dédain complet pour le monde, et pour sa famille même. C’est là en fait la position, en pratique, du jansénisme, et c’est intolérable à la fois pour la bourgeoisie et pour la raison d’Etat.

    Voici un passage témoignant de cet état d’esprit :

    « Orgon

    C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
    Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.
    Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
    Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
    De toutes amitiés il détache mon âme ;
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    Cléante

    Les sentiments humains, mon frère, que voilà ! »

    La solution est bien sûr le réalisme, à la fois bourgeois et conforme aux exigences de la raison d’Etat et de son pragmatisme. Il faut, à tout prix, savoir évaluer une situation :

    « Cléante

    Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
    Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
    Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
    Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
    Égaler l’artifice à la sincérité,
    Confondre l’apparence avec la vérité,
    Estimer le fantôme autant que la personne,
    Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ? »

    La pièce qui va suivre le Tartuffe, Dom Juan ou le Festin de pierre, va aller encore plus loin. Elle mérite une analyse approfondie à elle toute seule, de par sa complexité.

    Le cœur de l’oeuvre, c’est un libertin appelé Dom Juan qui fonde toute sa vie sur le raisonnement, sur le réalisme, le matérialisme ou bien le pragmatisme, selon. Il est présenté comme quelqu’un d’intéressant, voire à valoriser.

    Et surtout, son alter ego, qui est son valet Sganarelle, par ailleurs joué par Molière lui-même, est un idiot fini croyant en toutes les superstitions, tout en obéissant à Dom Juan et en l’aidant dans toutes ses entreprises.

    Les religieux ne seront nullement dupes et comprendront bien sûr que le danger ce n’est pas que Dom Juan, c’est aussi voire surtout la figure de Sganarelle, qui ridiculise les croyants. Rochemont, dans un pamphlet, dénonce ainsi la pièce de Molière, et plus particulièrement du personnage de Sganarelle, joué par Molière lui-même :

    « Une religieuse débauchée et dont l’on publie la prostitution.
    Un pauvre à qui l’on donne l’aumône à condition de renier Dieu.
    Un libertin qui séduit autant de filles qu’il en rencontre.
    Un enfant qui se moque de son père et qui souhaite sa mort.
    Un impie qui raille le ciel et qui se rit de ses foudres.
    Un athée qui réduit toute la foi à deux et deux sont quatre et quatre et quatre sont huit.
    Un extravagant [c’est-à-dire le valet Sganarelle] qui raisonne grotesquement de Dieu et qui par une chute affectée casse le nez à ses arguments .
    Un valet infâme créé au badinage de son maître, dont la créance aboutit au moine bourru car pourvu que l’on croit au moine bourru tout va bien, le reste n’est que bagatelle.
    Un démon qui se mêle dans toutes les scènes et qui répand sur le théâtre les plus noirs fumées de l’enfer.
    Et enfin, un Molière, pire que tout cela, habillé en Sganarelle, qui se moque de Dieu et du Diable, qui joue le Ciel et l’Enfer, qui souffle le chaud et le froid, qui confond la vertu et le vice, qui croit et ne croit pas, qui pleure et qui rit, qui reprend et qui approuve, qui est censeur et athée, qui est hypocrite et libertin, qui est homme et démon tout ensemble. Un diable incarné comme lui-même se définit. »

    Notons également que ce pamphlet fut imprimé avant même la publication de la pièce : à l’époque fut en fait tout à fait compris la position et le rôle de Molière.

    Le prince de Conti, devenu dévot, dit dans un même sens :

    « Y a-t-il une école d’athéisme plus ouverte que le Festin de Pierre, où, après avoir fait dire toutes les impiétés les plus horribles à un athée qui a beaucoup d’esprit, l’auteur confie la cause de Dieu à un valet à qui il fait dire, pour la soutenir, toutes les impertinences du monde ?

    Et il prétend justifier à la fin sa comédie, si pleine de blasphèmes, à la faveur d’une fusée qu’il fait le ministre ridicule de la vengeance divine ; même pour mieux accompagner la forte impression d’horreur qu’un foudroiement si fidèlement représenté doit faire dans l’esprit des spectateurs, il faut dire en même temps au valet toutes les sottises imaginables sur cette aventure. » (Sentiments des Pères de l’Eglise sur la comédie et les spectacles)

    Le pragmatisme de Dom Juan est ainsi la réponse à la crédulité d’Orgon face à Tartuffe, et tout cela est permis, dans la mesure du possible, comme critique parce que la monarchie absolue a tout intérêt à affaiblir la religion et l’Eglise, pour renforcer l’Etat et sa « raison ».

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  • Molière et l’esprit brillant avec Le Mariage forcé

    Une fois la querelle de l’école des femmes ayant ouvert la voie à la démarche de Molière, il ne restait plus qu’à continuer. La pièce réellement nouvelle qui suit, Le Mariage forcé, est ainsi de nouveau une comédie-ballet.

    Pour que les choses restent claires, pour ainsi dire, c’est sur ordre de sa Majesté qu’elle est jouée en janvier 1664 au palais du Louvre, puis en février 1664 par la troupe de Monsieur, frère unique du Roi, au Théâtre du Palais-Royal devant le public.

    La pièce est indéniablement brillante, puissamment intelligente. Le thème est encore une fois un homme désireux de se marier, alors qu’il ne l’a jamais fait. Il a changé d’avis, parce qu’il a adopté un point de vue réactionnaire, voyant la femme comme un objet, comme une esclave satisfaisant ses vieux jours :

    « Sganarelle

    J’y ai répugné autrefois ; mais j’ai maintenant de puissantes raisons pour cela. Outre la joie que j’aurai de posséder une belle femme, qui me fera mille caresses, qui me dorlotera, et me viendra frotter lorsque je serai las ; outre cette joie, dis-je, je considère qu’en demeurant comme je suis, je laisse périr dans le monde la race des Sganarelles ; et qu’en me mariant, je pourrai me voir revivre en d’autres moi-même ; que saurai le plaisir de voir des créatures qui seront sorties de moi, de petites figures qui me ressembleront comme deux gouttes d’eau, qui se joueront continuellement dans la maison, qui m’appelleront leur papa quand je reviendrai de la ville, et me diront de petites folies les plus agréables du monde. Tenez, il me semble déjà que j’y suis, et que j’en vois une demi-douzaine autour de moi. »

    Il va la rejoindre, le jour de son mariage, avec un esprit patriarcal tout à fait traditionnel…

    « Sganarelle

    Eh bien ! ma belle, c’est maintenant que nous allons être heureux l’un et l’autre. Vous ne serez plus en droit de me rien refuser ; et je pourrai faire avec vous tout ce qu’il me plaira, sans que personne s’en scandalise. Vous allez être à moi depuis la tête jusqu’aux pieds, et je serai maître de tout : de vos petits yeux éveillés, de votre petit nez fripon, de vos lèvres appétissantes, de vos oreilles amoureuses, de votre petit menton joli, de vos petits tétons rondelets, de votre… Enfin, toute votre personne sera à ma discrétion, et je serai à même de vous caresser comme je voudrai. N’êtes-vous pas bien aise de ce mariage, mon aimable pouponne ? »

    Cependant, la femme qu’il doit marier, Dorimène, est moderne et explique bien qu’elle compte profiter d’une totale liberté… et qui compte déjà lui envoyer les factures de ses achats.

    « Dorimène

    J’aime le jeu, les visites, les assemblées, les cadeaux, et les promenades ; en un mot, toutes les choses de plaisir : et vous devez être ravi d’avoir une femme de mon humeur. Nous n’aurons jamais aucun démêlé ensemble, et je ne vous contraindrai point dans vos actions, comme j’espère que, de votre côté, vous ne me contraindrez point dans les miennes ; car, pour moi, je tiens qu’il faut une complaisance mutuelle, et qu’on ne se doit point marier pour se faire enrager l’un l’autre. Enfin, nous vivrons, étant mariés, comme deux personnes qui savent leur monde : aucun soupçon jaloux ne nous troublera la cervelle ; et c’est assez que vous serez assuré de ma fidélité, comme je serai persuadée de la vôtre. Mais qu’avez-vous ? je vous vois tout changé de visage.

    Sganarelle

    Ce sont quelques vapeurs qui me viennent de monter à la tête.

    Dorimène

    C’est un mal aujourd’hui qui attaque beaucoup de gens ; mais notre mariage vous dissipera tout cela. Adieu. Il me tarde déjà que je n’aie des habits raisonnables, pour quitter vite ces guenilles. Je m’en vais de ce pas achever d’acheter toutes les choses qu’il me faut, et je vous enverrai les marchands. »

    Sganarelle, le vieil homme (il n’a en fait qu’une cinquantaine d’années, mais pour l’époque c’est beaucoup), se met alors à hésiter et va demander des conseils, allant voir deux philosophes qui lui répondent de manière totalement à côté de manière extrêmement humoristique, ou encore des diseuses de bonne aventure égyptiennes, un magicien qui appelle des diables… On notera d’ailleurs, que bien sûr, il s’adresse à tout le monde sauf au clergé, comme si l’avis de ce dernier n’avait pas de valeurs… On a ici un esprit bourgeois, urbain, moderne.

    Le tout est prétexte à des intermèdes musicaux composés par l’italien Jean-Baptiste Lully (1632-1687), devenu Français en s’intégrant à cette nouvelle idéologie formée par Louis XIV par l’intermédiaire de Versailles.

    Voici le passage concernant l’un des deux philosophes interrogés. Le premier était un disciple d’Aristote, n’écoutant jamais Sganarelle et se préoccupant uniquement de raisonnement technique au moyen de concepts philosophiques, dans l’esprit, finalement, de la scolastique religieuse (qui avait repris Aristote, tout en « modifiant » sa conception générale de l’univers).

    Nous reverrons cette question de la présence importante d’Aristote dans les œuvres de Molière, preuve indubitable de l’influence de l’averroïsme (et, apparemment, jamais remarqué par aucun commentateur bourgeois !).

    Ici, le second philosophe est un sceptique, niant la réalité au nom du doute systématique.

    « MARPHURIUS.- Que voulez-vous de moi, Seigneur Sganarelle ?

    SGANARELLE.- Seigneur Docteur, j’aurais besoin de votre conseil sur une petite affaire dont il s’agit ; et je suis venu ici pour cela. Ah ! voilà qui va bien. Il écoute le monde, celui-ci.

    MARPHURIUS.- Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de ne point énoncer de proposition décisive ; de parler de tout avec incertitude ; de suspendre toujours son jugement : et par cette raison vous ne devez pas dire « Je suis venu » ; mais « Il me semble que je suis venu. »

    SGANARELLE.- Il me semble ?

    MARPHURIUS.- Oui.

    SGANARELLE.- Parbleu, il faut bien qu’il me semble, puisque cela est.

    MARPHURIUS.- Ce n’est pas une conséquence ; et il peut vous sembler, sans que la chose soit véritable.

    SGANARELLE.- Comment, il n’est pas vrai que je suis venu ?

    MARPHURIUS.- Cela est incertain ; et nous devons douter de tout.

    SGANARELLE.- Quoi ? je ne suis pas ici ; et vous ne me parlez pas ?

    MARPHURIUS.- Il m’apparaît que vous êtes là, et il me semble que je vous parle : mais il n’est pas assuré que cela soit.

    SGANARELLE.- Eh ! que diable, vous vous moquez. Me voilà, et vous voilà bien nettement ; et il n’y a point de me semble à tout cela. Laissons ces subtilités je vous prie ; et parlons de mon affaire. Je viens vous dire que j’ai envie de me marier.

    MARPHURIUS.- Je n’en sais rien.

    SGANARELLE.- Je vous le dis.

    MARPHURIUS.- Il se peut faire.

    SGANARELLE.- La fille, que je veux prendre, est fort jeune, et fort belle.

    MARPHURIUS.- Il n’est pas impossible.

    SGANARELLE.- Ferai-je bien, ou mal, de l’épouser ?

    MARPHURIUS.- L’un, ou l’autre.

    SGANARELLE.- Ah ! ah ! voici une autre musique. Je vous demande, si je ferai bien d’épouser la fille dont je vous parle.

    MARPHURIUS.- Selon la rencontre.

    SGANARELLE.- Ferai-je mal ?

    MARPHURIUS.- Par aventure.

    SGANARELLE.- De grâce, répondez-moi, comme il faut.

    MARPHURIUS.- C’est mon dessein.

    SGANARELLE.- J’ai une grande inclination pour la fille.

    MARPHURIUS.- Cela peut être.

    SGANARELLE.- Le père me l’a accordée.

    MARPHURIUS.- Il se pourrait.

    SGANARELLE.- Mais en l’épousant, je crains d’être cocu.

    MARPHURIUS.- La chose est faisable.

    SGANARELLE.- Qu’en pensez-vous ?

    MARPHURIUS.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    SGANARELLE.- Mais que feriez-vous, si vous étiez en ma place ?

    MARPHURIUS.- Je ne sais.

    SGANARELLE.- Que me conseillez-vous de faire ?

    MARPHURIUS.- Ce qui vous plaira.

    SGANARELLE.- J’enrage !

    MARPHURIUS.- Je m’en lave les mains.

    SGANARELLE.- Au diable soit le vieux rêveur.

    MARPHURIUS.- Il en sera ce qui pourra.

    SGANARELLE.- La peste du bourreau. Je te ferai changer de note, chien de philosophe enragé.

    MARPHURIUS.- Ah ! ah ! ah !

    SGANARELLE.- Te voilà payé de ton galimatias ; et me voilà content.

    MARPHURIUS.- Comment ? Quelle insolence ! M’outrager de la sorte ! Avoir eu l’audace de battre un philosophe comme moi !

    SGANARELLE.- Corrigez, s’il vous plaît, cette manière de parler. Il faut douter de toutes choses ; et vous ne devez pas dire que je vous ai battu ; mais qu’il vous semble que je vous ai battu.

    MARPHURIUS.- Ah ! je m’en vais faire ma plainte, au commissaire du quartier, des coups que j’ai reçus.

    SGANARELLE.- Je m’en lave les mains.

    MARPHURIUS.- J’en ai les marques sur ma personne.

    SGANARELLE.- Il se peut faire.

    MARPHURIUS.- C’est toi, qui m’as traité ainsi.

    SGANARELLE.- Il n’y a pas d’impossibilité.

    MARPHURIUS.- J’aurai un décret contre toi.

    SGANARELLE.- Je n’en sais rien.

    MARPHURIUS.- Et tu seras condamné en justice.

    SGANARELLE.- Il en sera ce qui pourra.

    MARPHURIUS.- Laisse-moi faire.

    SGANARELLE.- Comment ? on ne saurait tirer une parole positive de ce chien d’homme-là, et l’on est aussi savant à la fin, qu’au commencement. Que dois-je faire dans l’incertitude des suites de mon mariage ? Jamais homme ne fut plus embarrassé que je suis. Ah ! voici des Égyptiennes. Il faut que je me fasse dire par elles ma bonne aventure. »

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  • Molière et la querelle de L’École des femmes

    Molière, en 1662, produit une œuvre qui va avoir un très profond retentissement et restera appelé historiquement la « Querelle de L’École des femmes ».

    Cela commence donc avec la pièce L’École des femmes en 1662, à quoi suit une série de critiques et d’attaques, auxquelles Molière fournit une réponse en 1663 dans La Critique de l’école des femmes.

    Une autre pièce de 1663, intitulée L’Impromptu de Versailles, est à ajouter en fait dans cette querelle, de par sa forme particulière.

    La pièce qui lance la « querelle », L’École des femmes, est une comédie somme toute banale dans la forme : c’est le contenu qui possède une dimension anti-féodale extrêmement forte.

    L’École des femmes, gravure de 1719

    La pièce sera jouée à la cour quinze jours après la première, et au milieu de l’année 1663, « l’excellent poète comique » Molière reçoit 1000 livres de gratifications royales (à titre de comparaison, une famille modeste vivait alors avec 300 livres par an).

    De fait, son caractère offensif est patent. On y trouve en effet un homme âgé, Arnolphe, qui est le tuteur d’une fille qu’il a placé dans un couvent afin de la rendre la plus idiote possible, pour la marier par la suite. Cependant, celle-ci devenue jeune femme a par hasard vu un autre homme et c’est le coup de foudre, qui lui fournit toute l’intelligence possible pour faire triompher son amour.

    C’est le triomphe de la nature face aux manigances féodales. Les valeurs féodales sont ridiculisées par le portrait d’Arnolphe, qui est d’ailleurs présent tout au long de la pièce, en formant le personnage central.

    De la même manière, on trouve dans la pièce de nombreuses allusions érotiques, afin de souligner l’importance du corps et de la sexualité.

    Arnolphe, qui nie l’existence de la femme, qui rejette tant son esprit que son corps, est une figure réactionnaire, ses propos étant présentés comme absolument représentatifs de l’ancien point de vue, relevant de l’idéologie féodale.

    « Chrysalde.

    Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

    Arnolphe.


    Épouser une sotte est pour n’être point sot.
    Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
    Mais une femme habile est un mauvais présage ;
    Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
    Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
    Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
    Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
    Qui de prose et de vers ferait de doux écrits,
    Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
    Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
    Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
    Non, non, je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
    Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
    Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
    Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
    Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon [jeu avec des rimes en « on »]
    Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
    Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
    En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
    Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
    De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

    Chrysalde.

    Une femme stupide est donc votre marotte ?

    Arnolphe.

    Tant, que j’aimerais mieux une laide bien sotte
    Qu’une femme fort belle avec beaucoup d’esprit. »

    D’ailleurs, et bien évidemment, Arnolphe a changé son nom afin de se faire passer pour un noble. C’est un exemple typique du théâtre de Molière, où la cour et la bourgeoisie attaquent la féodalité, qui n’apporte rien que valeurs réactionnaires et vanité ridicule. Voici comment un personnage de moque de la prétention d’Arnolphe :

    « Chrysalde.

    Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…

    Arnolphe.

    Bon !
    Me voulez-vous toujours appeler de ce nom ?

    Chrysalde.

    Ah ! malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
    Et jamais je ne songe à Monsieur de la Souche.
    Qui diable vous a fait aussi vous aviser,
    À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
    Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie
    Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?

    Arnolphe.

    Outre que la maison par ce nom se connaît,
    La Souche plus qu’Arnolphe à mes oreilles plaît.

    Chrysalde.

    Quel abus de quitter le vrai nom de ses pères
    Pour en vouloir prendre un bâti sur des chimères !
    De la plupart des gens c’est la démangeaison ;
    Et, sans vous embrasser dans la comparaison,
    Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
    Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
    Y fit tout à l’entour faire un fossé bourbeux,
    Et de Monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.

    Arnolphe.

    Vous pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
    Mais enfin de la Souche est le nom que je porte :
    J’y vois de la raison, j’y trouve des appas ;
    Et m’appeler de l’autre est ne m’obliger pas. »

    Les réactions à la pièce sont vigoureuses et, en réponse, Molière réalise en 1663 une comédie appelée La Critique de l’École des femmes. Elle consiste en une discussion de personnes ayant vu la pièce, la majorité la critiquant, d’autres la défendant.

    La pièce est un très grand succès, et sert de manifeste théorique pour Molière, qui y fait l’éloge du portrait, et également ainsi de l’amour naturel, de l’expression sincère des sentiments, de la reconnaissance du désir sexuel, que bien entendu les pédants réfutent.

    Ce qui compte cependant également, c’est l’affirmation de l’existence d’un bon sens, qui permet d’évaluer ce qui est bien.

    « Le Marquis

    Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d’autre chose pour témoigner qu’elle ne vaut rien.

    Dorante

    Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air, qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d’avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde ? Je vis l’autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde ; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. À tous les éclats de risée, il haussait les épaules, et regardait le parterre en pitié ; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut : Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l’assemblée, et chacun demeura d’accord qu’on ne pouvait pas mieux jouer qu’il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n’a point de place déterminée à la comédie ; que la différence du demi-louis d’or, et de la pièce de quinze sols, ne fait rien du tout au bon goût ; que, debout ou assis, l’on peut donner un mauvais jugement ; et qu’enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l’approbation du parterre, par la raison qu’entre ceux qui le composent, il y en a plusieurs qui sont capables de juger d’une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

    Le Marquis

    Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre ? Parbleu ! je m’en réjouis, et je ne manquerai pas de l’avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.

    Dorante

    Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé, morbleu, messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a pas donné la connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens. »

    C’est une pièce qui prend littéralement en photo un débat dans le milieu cultivé de l’époque.

    Elle est d’ailleurs suivie très rapidement de L’Impromptu de Versailles, qui est cette fois une photographie des acteurs eux-mêmes, Molière en faisant d’ailleurs partie, donnant ses consignes, répétant également avec les autres.

    Ce qui est également important, c’est que, plusieurs fois, Molière affirme que son existence est liée à la cour : c’est une affirmation politique. Son théâtre progressiste, bourgeois, est soutenu par la cour. Il n’est possible que dans ce cadre là, et le personnage de Molière dit dans la pièce :

    « Molière

    Mon Dieu, Mademoiselle, les rois n’aiment rien tant qu’une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu’ils les souhaitent ; et leur en vouloir reculer le divertissement, est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre ; et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu’ils désirent de nous : nous ne sommes que pour leur plaire ; et lorsqu’ils nous ordonnent quelque chose, c’est à nous à profiter vite de l’envie où ils sont. Il vaut mieux s’acquitter mal de ce qu’ils nous demandent, que de ne s’en acquitter pas assez tôt ; et si l’on a la honte de n’avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d’avoir obéi vite à leurs commandements. Mais songeons à répéter, s’il vous plaît. »

    L’offensive contre la noblesse est ouvertement présentée comme actualité politique :

    « Molière

    (Parlant à de la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.

    Mademoiselle Molière

    Toujours des marquis !

    Molière

    Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu’on prenne pour un caractère agréable de théâtre ? Le marquis aujourd’hui est le plaisant de la comédie ; et comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie. »

    La « Querelle de L’École des femmes » est une étape historique de l’offensive anti-féodale.

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  • Molière : Les Fâcheux, du baroque au classicisme

    Avec Les Fâcheux en 1661, on a le grand tournant dans l’oeuvre de Molière. Non seulement on retrouve de développé le thème du portrait, mais on a cette fois bien plus : l’appui de Louis XIV, qui va donner une dimension historique à l’ensemble.

    Comédie-ballet, Les Fâcheux décrit justement des personnes ennuyeuses, empêchant un homme d’aller voir la femme qu’il aime, parce qu’elles leur racontent une partie de cartes fameuse, ou bien parce qu’elles viennent chanter un air, etc.

    On devine que ces fâcheux sont le genre d’importuns que connaît, en quelque sorte Louis XIV, qui va même, alors que l’oeuvre était encore à l’écriture mais que la liste était établie, en mentionner un qui manque : le fâcheux ne pensant qu’à la chasse à courre.

    Molière s’empressera de l’ajouter, ce qui donnera :

    « Dorante.

    Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours,
    Venir de nos plaisirs interrompre le cours  !
    Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
    Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.

    Éraste.

    Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.

    Dorante, le retenant.

    Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
    Nous étions une troupe assez bien assortie »

    Et le Dorante de ne plus s’arrêter.

    La comédie – qui a toute une partie musicale et dansée – est un immense succès, avec 106 représentations. Ce n’est pas tout : la première eut lieu au château de Vaux-le-Vicomte, lors d’une immense fête donnée par le surintendant Nicolas Fouquet, dont le faste choquera Louis XIV au point que Fouquet sera par la suite mis en prison pour avoir accumulé tant de richesses aux dépens du pays.

    Cela signifie que, symboliquement, on a le choix de Molière, de la culture nationale, contre le parasitage par des esprits qui, aussi brillants qu’ils soient, ne servent pas la cause publique. On est là très précisément dans l’esprit de Richelieu, de l’affirmation nationale, de la monarchie absolue comme forme permettant au pays de dépasser la féodalité (et, également, la bureaucratie liée au développement de l’État).

    On a ici un moment clef historiquement, expliquant l’apparition du classicisme. Alors que le baroque était la forme idéologique apparue en réaction à l’humanisme, l’existence de la monarchie absolue renverse la forme pour lui donner un contenu progressiste de dépassement de la féodalité.

    Cela se voit dans Les Fâcheux, dont le prologue commence avec une naïade (une nymphe d’eau douce) sortant d’une grotte, avec des dryades (des nymphes), des faunes et des satyres sortant des forêts ou des statues qui se mettent à bouger, à l’appel suivant :

    « Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
    C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez »

    La forme baroque des grottes, des personnages liés à l’antiquité dans l’esprit de la Renaissance qui s’est intégré au baroque, tout cela est assimilé, intégré à l’affirmation de l’idéologie de la monarchie absolue qui, dans son besoin d’ordre et de régularité étatique, affirme le classicisme.

    Voici comment cela est résumé par André Félibien, dans sa « Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte lorsque le roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu » :

    « Le théâtre était dressé dans le bois de haute futaie, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches et autres enjolivements : et l’ouverture en fut faite par Molière, qui dit au roi qu’il ne pouvait divertir Sa Majesté, ses camarades étant malades, si quelque secours étranger ne lui arrivait.

    A l’instant un rocher s’ouvrit et la Béjart en sortit en équipage de Déesse. Elle récita un prologue au roi sur toutes ses vérités, c’est-à-dire sur toutes les grandes choses qu’il a faites, et en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres.

    Il en sortit des divinités qui dansèrent la première entrée du ballet au son des violons et des hautbois qui s’unissaient avec tant de justesse qu’il n’y a rien de si doux ni de si agréable. »

    Par la suite, la comédie-ballet se poursuivra avec une incroyable magnificence :

    « De cet amphithéâtre sortit une quantité innombrable de fusées qu’on perdait de vue et qui semblaient vouloir porter le feu dans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisaient mille figures, formaient des fleurs de lys, marquaient des noms et représentaient des étoiles, pendant qu’une baleine s’avançait sur le canal du corps de laquelle on entendit sortir d’épouvantables coups de pétards, et d’où l’on vit s’élancer en l’air toutes sortes de figures, de sorte qu’on s’imaginait que le feu et l’eau s’étant unis n’étaient qu’une même chose : les cascades des deux côtés, le canal au milieu, le feu de l’amphithéâtre, celui de la baleine et des fusées serpentant sur l’eau, faisaient assurément un fort beau mélange.

    Les fusées, après avoir serpenté longtemps sur l’eau, s’élançant d’elles-mêmes en produisaient d’autres qui faisaient le même effet des premières.

    La prodigieuse quantité de boîtes, de pétards et de fusées rendaient l’air aussi clair que le jour, et le bruit des uns et des autres mêlé à celui des tambours et des trompettes représentait fort bien une grande et furieuse bataille : et je vous avoue que mon âme pacifique sentait enfler son courage et que je serais devenu guerrier, si l’occasion en eût été aussi véritable qu’elle était bien représentée. »

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  • Molière et l’affirmation du portrait type avec L’École des maris

    Molière a tenté, après Sganarelle ou le Cocu imaginaire, de développer certains aspects propres aux portraits. Le choix fut cependant erroné, puisqu’il tenta de faire une comédie héroïque, c’est-à-dire une comédie dont les principaux protagonistes sont des aristocrates aux valeurs typiques selon eux-mêmes : vertueux, combatifs, etc.

    La pièce, intitulée Dom Garcie de Navarre ou le Prince jaloux, ne fut pas un succès. L’intrigue consistait en fait en une farce transposée chez les aristocrates, avec un homme jaloux alors qu’en fait son concurrent, qui aide la princesse à revenir sur le trône, était en fait le frère de celle-ci. Une telle démarche ne pouvait qu’échouer.

    Aussi, l’oeuvre suivante de Molière, L’École des maris, nous ramène dans la société elle-même, dans une problématique bourgeoise. Deux frères s’occupent de l’éducation de deux sœurs qu’ils veulent marier par la suite.

    Celui qui l’éduque de manière libérale arrive à aboutir au mariage, la seconde privée de liberté s’enfuit dès qu’elle le peut pour marier un jeune homme. On est ici dans la mise en valeur de l’épanouissement libéral propre à la bourgeoisie progressiste à l’époque.

    Voici comment s’exprime le frère réactionnaire, tourné en définitive vers la féodalité, défendant l’enfermement des femmes :

    « Sganarelle

    Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante :
    Je le veux bien ; qu’elle ait et laquais et suivante :
    J’y consens ; qu’elle coure, aime l’oisiveté,
    Et soit des damoiseaux fleurée en liberté :
    J’en suis fort satisfait. Mais j’entends que la mienne
    Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne ;
    Que d’une serge honnête elle ait son vêtement,
    Et ne porte le noir qu’aux bons jours seulement ;
    Qu’enfermée au logis, en personne bien sage,
    Elle s’applique toute aux choses du ménage,
    À recoudre mon linge aux heures de loisir,
    Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir ;
    Qu’aux discours des muguets elle ferme l’oreille,
    Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
    Enfin la chair est foible, et j’entends tous les bruits.
    Je ne veux point porter de cornes, si je puis ;
    Et comme à m’épouser sa fortune l’appelle,
    Je prétends corps pour corps pouvoir répondre d’elle. »

    A l’inverse, l’autre frère explique que « les soins défiants, les verrous et les grilles Ne font pas la vertu des femmes ni des filles », et les femmes elles-mêmes s’expriment de manière rationnelle, organisée, convaincante.

    C’est à ce titre que le frère « moderne » donne le choix à la femme :

    « Ariste

    Si quatre mille écus de rente bien venants,
    Une grande tendresse et des soins complaisants
    Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
    Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
    Elle peut m’épouser ; sinon, choisir ailleurs.
    Je consens que sans moi ses destins soient meilleurs ;
    Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
    Que si contre son gré sa main m’était donnée.

    Sganarelle

    Hé ! Qu’il est doucereux ! C’est tout sucre et tout miel. »

    Il y a même plus : à la rationalité s’ajoute la confiance. Le frère progressiste a toute confiance en la vérité et en le libéralisme. Il explique ainsi :

    « Ariste

    Moi je n’aurai jamais cette foiblesse extrême
    De vouloir posséder un coeur malgré lui-même.
    Mais je ne saurais croire enfin… »

    Ce qui est également frappant, c’est que la figure du frère réactionnaire est exposé en prenant en compte la contradiction villes-campagnes. Sganarelle, qui donc entend obliger la femme à se soumettre, dénonce la ville de Paris, se sent malade en ville et salue la morale des « champs » :

    « Sganarelle

    Il faut sortir d’ici.
    Le séjour de la ville en moi ne peut produire
    Que des…

    Valère

    Il faut chez lui tâcher de m’introduire.

    Sganarelle

    Heu !… J’ai cru qu’on parloit. Aux champs, grâces aux cieux,
    Les sottises du temps [c’est-à-dire de l’époque] ne blessent point mes yeux. »

    Dans un même esprit, la jeune femme qui se rebelle assimile sa situation à celle de femmes en Orient. Là encore on a une dénonciation de la féodalité et de ses mœurs.

    L’École des maris est ainsi une œuvre véritablement de haute valeur, car présentant deux personnages typiques par rapport à une question sociale brûlante. C’est tout l’affrontement entre le progrès et la réaction qui est exposé.

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  • La figure type du Cocu imaginaire chez Molière

    Avec Les Précieuses ridicules, Molière fait donc passer la farce à la comédie consacrée aux portraits. Ce n’est qu’un début, bien entendu, et les figures types représentées – les Précieuses – visent plus un style, une approche, qu’une véritable catégorie de gens bien définie.

    Cependant, voici un extrait de cette œuvre où justement, on trouve une mise en abyme – forme typique du 17e siècle et lié au Baroque – où l’on voit un personnage raconter… qu’il fait des portraits, alors que justement lui-même en est un.

    Cette mise en abyme, cette image dans l’image, montre que Molière savait ce qu’il faisait, et c’est sa manière de l’expliquer au public.

    « Mascarille

    Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.

    Magdelon

    Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.

    Mascarille

    Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. »

    L’oeuvre de Molière qui a suivi, intitulé Sganarelle ou le Cocu imaginaire, conserve-t-elle cette approche ? De fait, elle a eu un grand succès, et justement elle présente un bourgeois. C’est quelque chose de très important : on a ici un portrait d’un élément de la classe bourgeoise.

    C’est un témoignage de l’affirmation de la classe bourgeoise et de son style de vie, avec tous ses défauts. Ici, en l’occurrence, on a Sganarelle, « bourgeois de Paris », qui aide une jeune femme évanouie. Sa femme croit qu’il la trompe, et inversement elle a ramassé un portrait qu’a laissé tomber la jeune femme évanouie, et Sganarelle en retour croit qu’il représente son amant !

    Un imbroglio qui a une dimension propre à la farce mais qui concerne à la fois une classe sociale construite et développée, et également une attitude existante : la jalousie sans limites, avec ce « cocu imaginaire ». On a donc bien l’élaboration d’un portrait.

    Molière par Pierre Mignard (1612-1695)

    Cependant, ce n’est pas tout : on retrouve encore la question démocratique du droit des femmes. La jeune femme s’est évanouie en effet, car on veut la marier à un autre que celui qu’elle aime. Son père raisonne en ne se fondant que sur l’argent.

    Cela témoigne du conflit naissant entre droits individuels et développement du capital, propre à la bourgeoisie ascendante. Si la bourgeoisie avance et est progressiste alors, elle possède une terrible contradiction la déchirant : les bourgeois s’affranchissent, mais restent des possessions du capital…

    « Gorgibus

    Et cet époux ayant vingt mille bons ducats,
    Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas.
    Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme,
    Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.

    Célie

    Hélas !

    Gorgibus

    Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,
    Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici.
    Hé ! que si la colère une fois me transporte,
    Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte.
    Voilà, voilà le fruit de ces empressements
    Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans,
    De quolibets d’amour votre tête est remplie,
    Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie.
    Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
    Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits (…)

    Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner,
    Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner,
    Trêve donc je vous prie à vos impertinences,
    Que je n’entende plus vos sottes doléances »

    Il est remarquable également que c’est une servante qui arrive à démêler les fils de l’intrigue, comprenant les quiproquos, faisant se calmer tout le monde et et rétablissant la vérité. L’attribution d’une fonction si grande à un personnage socialement si bas révèle l’entreprise démocratique de Molière.

    Il faut pourtant noter un point, à la toute fin, où l’on retrouve le principe propre au baroque selon lequel les apparences sont trompeuses et qu’on ne peut faire confiance en rien. Ici Molière n’a pas rompu avec la culture baroque, fondée par les jésuites et relativisant toute entreprise scientifique.

    Voici la morale « baroque » enseignée à la fin de l’oeuvre :

    « Sganarelle

    A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi.
    Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence
    Peut jeter dans l’esprit une fausse créance :
    De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien,
    Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. »

    Molière a donc, à ce stade, rompu avec le simplisme de la farce, mais pas avec l’idéologie baroque et son interprétation de la réalité comme insaisissable.  

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  • Le tournant des Précieuses ridicules

    La troisième œuvre de Molière, L’Étourdi ou les Contretemps, prolonge l’esprit de la farce ; on retrouve un personnage à l’espagnol, Mascarille, valet ingénieux aidant dans une entreprise amoureuse son maître maladroit qui fait tout rater.

    On est ici encore dans les bons mots, du type « Les plus courtes erreurs sont toujours les meilleures », tout comme dans l’oeuvre suivante, Le Dépit amoureux, où l’on retrouve Mascarille et des propos comme « On ne meurt qu’une fois, et c’est pour si longtemps ! »

    Le scénario de cette quatrième pièce est toujours aussi impossible, avec un homme dépité car la femme qu’il aime se serait marié avec un autre, alors qu’en fait c’est une sœur cachée qui l’a fait, sans que son futur mari le sache par ailleurs.

    L’invraisemblance, la dimension burlesque, la recherche du bon mot pour faire avancer le processus théâtral, tout cela réduit ces premières comédies à un simple prolongement des premières farces.

    Les Précieuses ridicules, illustration du 18e siècle

    L’oeuvre qui suit, Les Précieuses ridicules, en 1659, modifie par contre radicalement la direction prise. En apparence, on a le même principe qu’auparavant, on retrouve par ailleurs encore Mascarille. Encore une fois, on a deux valets ingénieux.

    Toutefois, ces deux valets jouent aux aristocrates pédants afin de charmer deux femmes qui sont des « précieuses » et dont veulent se moquer deux jeunes hommes éconduits en raison de leur « simplicité ».

    On a donc ici de posé une typologie : au-delà de la comédie tendant à la farce, il y a le portrait des précieuses, de leur manière, de leurs prétentions. Les deux femmes, Magdelon et Cathos, ont même pris les noms plus « ronflants » d’Aminte et de Polixène.

    On apprend ainsi :

    « Gorgibus

    Comment, ces noms étranges ! Ne sont-ce pas vos noms de baptême ?

    Magdelon

    Mon Dieu ! que vous êtes vulgaire ! Pour moi, un de mes étonnements, c’est que vous ayez pu faire une fille si spirituelle que moi. A-t-on jamais parlé dans le beau style de Cathos ni de Magdelon, et ne m’avouerez-vous pas que ce seroit assez d’un de ces noms pour décrier le plus beau roman du monde ?

    Cathos

    Il est vrai, mon oncle, qu’une oreille un peu délicate pâtit furieusement à entendre prononcer ces mots-là ; et le nom de Polyxène que ma cousine a choisi, et celui d’Aminte que suis donné, ont une grâce dont il faut que vous demeuriez d’accord. »

    Dès la scène d’exposition, la dimension culturelle nationale de cette attitude de préciosité est soulignée par un des hommes éconduits :

    « Je connois ce qui nous a fait mépriser. L’air précieux n’a pas seulement infecté Paris, il s’est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c’est un ambigu de précieuse et de coquette que leur personne. »

    Cependant, il serait erroné de ne voir que ce seul aspect. A travers les « précieuses », Molière souligne, comme il l’avait déjà fait auparavant, les exigences féminines. Les précieuses sont trop exigeantes sur le plan du « style », mais en même temps elles exigent de la romance.

    Cette exigence est-elle réactionnaire ? Absolument pas, elle correspond à la revendication démocratique des femmes. Dans le passage suivant, il y a deux aspects : d’un côté, il y a le style pédant, forcé des précieuses, de l’autre il y a la revendication du droit à l’amour.

    « Magdelon

     Mon père, voilà ma cousine qui vous dira, aussi bien que moi, que le mariage ne doit jamais arriver qu’après les autres aventures.

    Il faut qu’un amant, pour être agréable, sache débiter les beaux sentiments, pousser le doux, le tendre et le passionné, et que sa recherche soit dans les formes. Premièrement, il doit voir au temple, ou à la promenade, ou dans quelque cérémonie publique, la personne dont il devient amoureux ; ou bien être conduit fatalement chez elle par un parent ou un ami, et sortir de là tout rêveur et mélancolique. Il cache un temps sa passion à l’objet aimé, et cependant lui rend plusieurs visites, où l’on ne manque jamais de mettre sur le tapis une question galante qui exerce les esprits de l’assemblée.

    Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée ; et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux, qui paroît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence.

    Ensuite il trouve moyen de nous apaiser, de nous accoutumer insensiblement au discours de sa passion, et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine. Après cela viennent les aventures, les rivaux qui se jettent à la traverse d’une inclination établie, les persécutions des pères, les jalousies conçues sur de fausses apparences, les plaintes, les désespoirs, les enlèvements, et ce qui s’ensuit. Voilà comme les choses se traitent dans les belles manières et ce sont des règles dont, en bonne galanterie, on ne sauroit se dispenser.

    Mais en venir de but en blanc à l’union conjugale, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat du mariage, et prendre justement le roman par la queue ; encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé ; et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait.

    Gorgibus

    Quel diable de jargon entends-je ici ? Voici bien du haut style.

    Cathos

    En effet, mon oncle, ma cousine donne dans le vrai de la chose. Le moyen de bien recevoir des gens qui sont tout à fait incongrus en galanterie ! Je m’en vais gager qu’ils n’ont jamais vu la carte de Tendre, et que Billets-Doux, Petits-Soins, Billets-Galants et Jolis-Vers sont des terres inconnues pour eux.

    Ne voyez-vous pas que toute leur personne marque cela, et qu’ils n’ont point cet air qui donne d’abord bonne opinion des gens ? Venir en visite amoureuse avec une jambe toute unie, un chapeau désarmé de plumes, une tête irrégulière en cheveux, et un habit qui souffre une indigence de rubans !… mon Dieu ! quels amants sont-ce là !

    Quelle frugalité d’ajustement et quelle sécheresse de conversation ! On n’y dure point, on n’y tient pas. J’ai remarqué encore que leurs rabats ne sont pas de la bonne faiseuse, et qu’il s’en faut plus d’un grand demi-pied que leurs hauts-de-chausses ne soient assez larges. »

    D’une certaine manière, on reconnaît là que cette approche a marqué la France : les femmes basculent, y compris dans la société bourgeoise, entre le mariage « utilitaire » et l’attente idéalisée du « prince charmant ».

    Le carte de Tendre est un « principe » tiré du roman Clélie de Madeleine de Scudéry. Au pays de « Tendre », on traverse un fleuve d’Inclination, une mer d’Inimitié, un lac d’Indifférence, le village de Billets-galants, le hameau de Billets-doux, pour enfin parvenir au château de Petits-soins.

    On reconnaît là bien sûr les « étapes » successives de la romance telle que les femmes françaises, historiquement, la conçoivent.

    En ce sens, les critiques bourgeois ont tort de se demander si les « précieuses » ont existé en tant que tel comme figure historique du 17e siècle. Les « précieuses » ont un double caractère et à travers elle c’est le statut de la femme que l’on retrouve.

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  • Molière : un début dans l’esprit de la farce

    Au départ, inévitablement, Molière est influencé par le théâtre populaire italien, la Commedia dell’arte qui célèbre l’ingéniosité face à la naïveté, tout en jouant fondamentalement sur la bouffonnerie.

    L’une des premières œuvres de Molière, Le Médecin volant, se fonde sur cette approche avec un thème d’ailleurs traditionnel dans ce type de théâtre : le valet Sganarelle se fait passer pour un médecin. Il n’hésite pas à prétendre avoir un frère jumeau, se disputant même avec celui-ci devant quelqu’un d’autre s’il le faut, en alternant ses habits en apparaissant à la fenêtre.

    Molière, pendant de nombreuses années, va porter ce théâtre-là, dans le cadre d’une troupe itinérante, passant surtout dans le sud de la France.

    « GORGIBUS.– Oui-da, je m’en vais lui dire. Monsieur, il dit qu’il est honteux, et qu’il vous prie d’entrer, afin qu’il vous demande pardon en particulier. Voilà la clef, vous pouvez entrer ; je vous supplie de ne me pas refuser et de me donner ce contentement.

    SGANARELLE.– Il n’y a rien que je ne fasse pour votre satisfaction : vous allez entendre de quelle manière je le vais traiter. Ah ! te voilà, coquin. – Monsieur mon frère, je vous demande pardon, je vous promets qu’il n’y a point de ma faute. – Il n’y a point de ta faute, pilier de débauche, coquin ? Va, je t’apprendrai à vivre. Avoir la hardiesse d’importuner M. Gorgibus, de lui rompre la tête de ses sottises ! – Monsieur mon frère… – Tais-toi, te dis-je. – Je ne vous désoblig… – Tais-toi, coquin.

    GROS-RENÉ.- Qui diable pensez-vous qui soit chez vous à présent ?

    GORGIBUS.– C’est le médecin et Narcisse son frère ; ils avaient quelque différend, et ils font leur accord.

    GROS-RENÉ.– Le diable emporte ! ils ne sont qu’un.

    SGANARELLE.– Ivrogne que tu es, je t’apprendrai à vivre. Comme il baisse la vue ! il voit bien qu’il a failli, le pendard. Ah ! l’hypocrite, comme il fait le bon apôtre !

    GROS-RENÉ.– Monsieur, dites-lui un peu par plaisir qu’il fasse mettre son frère à la fenêtre.

    GORGIBUS.– Oui-da, Monsieur le médecin, je vous prie de faire paraître votre frère à la fenêtre.

    SGANARELLE.– Il est indigne de la vue des gens d’honneur, et puis je ne le saurais souffrir auprès de moi.

    GORGIBUS.– Monsieur, ne me refusez pas cette grâce, après toutes celles que vous m’avez faites.

    SGANARELLE.– En vérité, Monsieur Gorgibus, vous avez un tel pouvoir sur moi que je ne vous puis rien refuser. Montre, montre-toi, coquin. – Monsieur Gorgibus, je suis votre obligé. – Hé bien ! avez-vous vu cette image de la débauche  ?

    GROS-RENÉ.– Ma foi, ils ne sont qu’un ; et, pour vous le prouver, dites-lui un peu que vous les voulez voir ensemble.

    GORGIBUS.– Mais faites-moi la grâce de le faire paraître avec vous, et de l’embrasser devant moi à la fenêtre.

    SGANARELLE.– C’est une chose que je refuserais à tout autre qu’à vous ; mais pour vous montrer que je veux tout faire pour l’amour de vous, je m’y résous, quoique avec peine, et veux auparavant qu’il vous demande pardon de toutes les peines qu’il vous a données. – Oui, Monsieur Gorgibus, je vous demande pardon de vous avoir tant importuné, et vous promets, mon frère, en présence de M. Gorgibus que voilà, de faire si bien désormais, que vous n’aurez plus lieu de vous plaindre, vous priant de ne plus songer à ce qui s’est passé.

    Il embrasse son chapeau et sa fraise. 

    GORGIBUS.– Hé bien ! ne les voilà pas tous deux ?

    GROS-RENÉ.– Ah ! par ma foi, il est sorcier.

    SGANARELLE.- Monsieur, voilà la clef de votre maison que je vous rends ; je n’ai pas voulu que ce coquin soit descendu avec moi, parce qu’il me fait honte : je ne voudrais pas qu’on le vît en ma compagnie dans la ville, où je suis en quelque réputation. Vous irez le faire sortir quand bon vous semblera. Je vous donne le bonjour, et suis votre, etc . »

    Dans une autre pièce parmi les premières de Molière, La Jalousie du barbouillé, on retrouve le même esprit bouffon : une femme que son mari refuse de laisser rentrer à la maison fait semblant de se tuer, pour inverser la situation ensuite et l’accuser d’être un ivrogne rentrant tard, sans aucun sens des responsabilités. On a là la substance même de la farce, l’esprit de l’arroseur arrosé.

    « ANGÉLIQUE.– Tu ne veux donc pas m’ouvrir ?

    LE BARBOUILLÉ.– Je t’ai déjà dit vingt fois que je n’ouvrirai point ; tue-toi, crève, va-t’en au diable, je ne m’en soucie pas.

    ANGÉLIQUEfaisant semblant de se frapper.– Adieu donc !… Ay ! je suis morte.

    LE BARBOUILLÉ.– Serait-elle bien assez sotte pour avoir fait ce coup-là ? Il faut que je descende avec la chandelle pour aller voir.

    ANGÉLIQUE.– Il faut que je t’attrape. Si je peux entrer dans la maison subtilement, cependant que tu me chercheras, chacun aura bien son tour.

    LE BARBOUILLÉ.– Hé bien ! ne savais-je pas bien qu’elle n’était pas si sotte ? Elle est morte, et si elle court comme le cheval de Pacolet. Ma foi, elle m’avait fait peur tout de bon. Elle a bien fait de gagner au pied  ; car si je l’eusse trouvée en vie, après m’avoir fait cette frayeur-là, je lui aurais apostrophé cinq ou six clystères de coups de pied dans le cul, pour lui apprendre à faire la bête. Je m’en vais me coucher cependant. Oh ! oh ! Je pense que le vent a fermé la porte. Hé ! Cathau, Cathau, ouvre-moi.

    ANGÉLIQUE.– Cathau, Cathau ! Hé bien ! qu’a-t-elle fait, Cathau ? Et d’où venez-vous, Monsieur l’ivrogne ? Ah ! vraiment, va, mes parents, qui vont venir dans un moment, sauront tes vérités. Sac à vin infâme, tu ne bouges du cabaret, et tu laisses une pauvre femme avec des petits enfants, sans savoir s’ils ont besoin de quelque chose, à croquer le marmto tout le long du jour.

    LE BARBOUILLÉ.– Ouvre vite, diablesse que tu es, ou je te casserai la tête. »

    On n’a pas ici une originalité particulière, même si dans Le Médecin volant on a en arrière-plan le mariage forcé entre une jeune femme et un vieux, et dans La Jalousie du barbouillé, le thème du mari ennuyeux amenant sa femme à tenter de vivre mieux avec un amant.

    On est, de fait, encore dans la farce, dans la blague, la bouffonnerie. Il n’y a pas d’encore développé une véritable typologie. Pour cela, il faudra attendre le passage à la comédie. Cependant, on a déjà de présent la question démocratique du droit des femmes, qui se pose face à la féodalité et ses valeurs.

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  • Molière, auteur national

    Molière, Racine, Diderot et Balzac sont les quatre grandes figures de notre culture nationale, du génie français. Tous sont le produit d’une époque progressiste, portant un progrès de civilisation. Ils assument le réalisme, avec les caractéristiques propres aux conditions de la France d’alors : celle de la monarchie absolue pour les deux premiers, celle de la bourgeoisie ascendante pour les deux autres.

    Jean-Baptiste Poquelin (1622-1673), dit Molière, a été un immense dramaturge, assumant son époque selon le principe bien connu depuis de « plaire et instruire ». A l’opposé de Racine, qui avec la tragédie s’était tourné vers la psychologie dans son rapport avec l’État, Molière s’est orienté avec la comédie vers la psychologie dans son rapport avec la société.

    Là où Racine dresse le tableau de portraits intérieurs tourmentés face aux exigences de la civilisation, Molière façonne des exemples typiques propres à certaines rapports sociaux.

    Molière 
    par Pierre Mignard, 1658

    Comme le raconte un personnage de la pièce de Molière intitulée « La Critique de l’École des femmes », défendant la valeur du théâtre tel qu’il l’a lui-même développé :

    « Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche point de ressemblance ; et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux.

    Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature.

    On veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle.

    En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. »

    Molière est ainsi un portraitiste ; il reprend les bases du théâtre italien, mais les accorde avec les exigences propres à la France, s’éloignant ainsi de l’exubérance italienne pour développer les thèmes chers à la culture française : l’esprit adroit, la capacité d’adaptation, la disposition au conflit.

    Cependant, il faut ici mener une tâche rude, consistant à redécouvrir le véritable Molière. Regardons, en effet, les œuvres qui ont été le plus représentés avant la mort de Molière, et ce tant publiquement qu’en privé.

    On a Sganarelle ou le Cocu imaginaire (143 fois), L’École des maris (130 fois), Les Fâcheux (121 fois), L’École des femmes (105 fois), Tartuffe ou l’Imposteur (95 fois), Psyché (83 fois). Il faut, parmi ces œuvres qui ont le plus marqué, sans nul doute compter Dom Juan ou le Festin de pierre qui a dû faire face à la répression.

    Gravure de 1734

    Reste que, de fait, certaines œuvres les plus représentées alors ont été « oubliées » depuis, alors que d’autres œuvres plus secondaires ont pu être mises en avant, comme Le Misanthrope ou l’Atrabilaire amoureux, Le Médecin malgré lui, L’Avare.

    De la même manière, une œuvre comme Le Bourgeois gentilhomme est connu de nom, mais sans aller plus loin, en limitant cela à de la farce. Cette tendance de résumer Molière à la farce est d’ailleurs un marqueur historique de la décadence de la bourgeoisie.

    Cela est révélateur de l’interprétation bourgeoise faite de Molière, dont la portée sociale est restreinte à la moquerie, dont l’actualité à l’époque est réduite à une « protection » par Louis XIV, dont le talent est résumé au « divertissement ».

    En faisant cela, on nie l’alliance de Molière en tant que portraitiste bourgeois avec Louis XIV et la cour, alliance visant de manière évidente à affaiblir la religion et le clergé. On oublie alors, de manière significative et anti-culturelle, que Molière a réalisé des comédies-ballet, mélangeant comédie, danse et musique, dans l’esprit de la cour propre à la monarchie absolue, forme progressiste par rapport à la féodalité.

    On oublie également que Molière était un immense acteur, jouant justement les rôles les plus subtils de ses propres pièces, étant au service de leurs charges anti-féodales.

    Bref, on réduit Molière à un farceur, alors qu’il est un vecteur historique de culture, au point que pour parler de la langue française, on parlera par la suite de « la langue de Molière ».

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  • Molière : Le Médecin malgré lui

    1666

    ACTE I

    Le théâtre représente une forêt


    Scène I

    Sganarelle, Martine, paraissent sur le théâtre en se querellant.

    Sganarelle

    Non, je te dis que je n’en veux rien faire, et que c’est à moi de parler et d’être le maître.

    Martine

    Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines !

    Sganarelle

    Oh ! la grande fatigue que d’avoir une femme ! et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

    Martine

    Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote.

    Sganarelle

    Oui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur.

    Martine

    Peste du fou fieffé !

    Sganarelle

    Peste de la carogne !

    Martine

    Que maudits soient l’heure et le jour où je m’avisai d’aller dire oui !

    Sganarelle

    Que maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine !

    Martine

    C’est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire ! Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâces au ciel de m’avoir pour ta femme ? et méritais-tu d’épouser une femme comme moi ?

    Sganarelle

    Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses…

    Martine

    Quoi ? que dirais-tu ?

    Sganarelle

    Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.

    Martine

    Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…

    Sganarelle

    Tu as menti : j’en bois une partie.

    Martine

    Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…

    Sganarelle

    C’est vivre de ménage.

    Martine

    Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…

    Sganarelle

    Tu t’en lèveras plus matin.

    Martine

    Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…

    Sganarelle

    On en déménage plus aisément.

    Martine

    Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire !

    Sganarelle

    C’est pour ne me point ennuyer.

    Martine

    Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ?

    Sganarelle

    Tout ce qu’il te plaira.

    Martine

    J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…

    Sganarelle

    Mets-les à terre.

    Martine

    Qui me demandent à toute heure du pain.

    Sganarelle

    Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison.

    Martine

    Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?

    Sganarelle

    Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.

    Martine

    Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?

    Sganarelle

    Ne nous emportons point, ma femme.

    Martine

    Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?

    Sganarelle

    Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’ame endurante, et que j’ai le bras assez bon.

    Martine

    Je me moque de tes menaces.

    Sganarelle

    Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.

    Martine

    Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.

    Sganarelle

    Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.

    Martine

    Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?

    Sganarelle

    Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

    Martine

    Ivrogne que tu es !

    Sganarelle

    Je vous battrai.

    Martine

    Sac à vin !

    Sganarelle

    Je vous rosserai.

    Martine

    Infâme !

    Sganarelle

    Je vous étrillerai.

    Martine

    Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur ! …

    Sganarelle

    Ah ! vous en voulez donc !

    Sganarelle prend un bâton et bat sa femme

    Martine, criant

    Ah ! ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Voilà le vrai moyen de vous apaiser.

    Scène 2

    M. Robert, Sganarelle, Martine

    Monsieur Robert

    Holà ! holà ! holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme !

    Martine, les mains sur les côtés, parle à M. Robert en le faisant reculer, et à la fin lui donne un soufflet.

    Et je veux qu’il me batte, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! j’y consens de tout mon cœur.

    Martine

    De quoi vous mêlez-vous ?

    Monsieur Robert

    J’ai tort.

    Martine

    Est-ce là votre affaire ?

    Monsieur Robert

    Vous avez raison.

    Martine

    Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes !

    Monsieur Robert

    Je me rétracte.

    Martine

    Qu’avez-vous à voir là-dessus ?

    Monsieur Robert

    Rien.

    Martine

    Est-ce à vous d’y mettre le nez ?

    Monsieur Robert

    Non.

    Martine

    Mêlez-vous de vos affaires.

    Monsieur Robert

    Je ne dis plus mot.

    Martine

    Il me plaît d’être battue.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Martine

    Ce n’est pas à vos dépens

    Monsieur Robert

    Il est vrai.

    Martine

    Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n’avez que faire.

    (Il passe ensuite vers Sganarelle, qui pareillement lui parle toujours en le faisant reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite.)

    Monsieur Robert

    Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battez comme il faut votre femme ; je vous aiderai si vous le voulez.

    Sganarelle

    Il ne me plaît pas, moi.

    Monsieur Robert

    Ah ! c’est une autre chose.

    Sganarelle

    Je la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.

    Monsieur Robert

    Fort bien.

    Sganarelle

    C’est ma femme et non pas la vôtre.

    Monsieur Robert

    Sans doute.

    Sganarelle

    Vous n’avez rien à me commander.

    Monsieur Robert

    D’accord.

    Sganarelle

    Je n’ai que faire de votre aide.

    Monsieur Robert

    Très volontiers.

    Sganarelle

    Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce.

    (Il le chasse ; ensuite il revient vers sa femme et lui dit en lui pressant la main.)

    Scène 3

    Sganarelle, Martine.

    Sganarelle

    Oh çà ! faisons la paix nous deux. Touche là.

    Martine

    Oui, après m’avoir ainsi battue !

    Sganarelle

    Cela n’est rien. Touche.

    Martine

    Je ne veux pas.

    Sganarelle

    Hé ?

    Martine

    Non.

    Sganarelle

    Ma petite femme !

    Martine

    Point.

    Sganarelle

    Allons, te dis-je.

    Martine

    Je n’en ferai rien.

    Sganarelle

    Viens, viens, viens.

    Martine

    Non ; je veux être en colère.

    Sganarelle

    Fi ! c’est une bagatelle. Allons, allons.

    Martine

    Laisse-moi là.

    Sganarelle

    Touche, te dis-je.

    Martine

    Tu m’as trop maltraitée.

    Sganarelle

    Hé bien ! va, je te demande pardon ; mets là ta main.

    Martine

    Je te pardonne ; (bas, à part.) mais tu le paieras.

    Sganarelle

    Tu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont de temps en temps nécessaires dans l’amitié ; et cinq ou six coups de bâton, entre gens qui s’aiment, ne font que ragaillardir l’affection. Va, je m’en vais au bois, et je te promets aujourd’hui plus d’un cent de fagots.

    Scène 4

    Martine, seule.

    Va, quelque mine que je fasse, je n’oublierai pas mon ressentiment ; et je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu m’as donnés. Je sais bien qu’une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d’un mari : mais c’est une punition trop délicate pour mon pendard : je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir ; et ce n’est pas contentement pour l’injure que j’ai reçue.

    Scène 5

    Valère, Lucas, Martine

    Lucas, à Valère, sans voir Martine.

    Parguienne ! j’avons pris là tous deux une guèble de commission ; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper.

    Valère, à Lucas, sans voir Martine.

    Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître : et puis, nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudra quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.

    Martine, rêvant à part, se croyant seule.

    Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?

    Lucas, à Valère.

    Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous pardu leur latin ?

    Valère, à Lucas.

    On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord ; et souvent en de simples lieux…

    Martine, se croyant toujours seule.

    Oui, il faut que je me venge à quelque prix que ce soit. Ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurois digérer ; et… (Elle dit tout ceci en rêvant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit 🙂 Ah ! messieurs, je vous demande pardon ; je ne vous voyois pas, et cherchois dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse,

    Valère

    Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien trouver.

    Martine

    Seroit-ce quelque chose où je vous puisse aider ?

    Valère

    Cela se pourroit faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté tout d’un coup l’usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n’ont su faire ; et c’est là ce que nous cherchons.

    Martine, bas, à part.

    Ah ! que le ciel m’inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard ! (haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons un homme, le plus merveilleux homme du monde pour les maladies désespérées.

    Valère

    Hé ! de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?

    Martine

    Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.

    Lucas

    Un médecin qui coupe du bois !

    Valère

    Qui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?

    Martine

    Non ; c’est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu’il est. Il va vêtu d’une façon extravagante, affecte quelquefois de paroître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d’exercer les merveilleux talents qu’il a eus du ciel pour la médecine.

    Valère

    C’est une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.

    Martine

    La folie de celui-ci est plus grande qu’on ne peut croire, car elle va parfois jusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité ; et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun en bâton, et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vous cachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui.

    Valère

    Voilà une étrange folie !

    Martine

    Il est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.

    Valère

    Comment s’appelle-t-il ?

    Martine

    Il s’appelle Sganarelle. Mais il est aisé à connoître : c’est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.

    Lucas

    Un habit jaune et vart ! C’est donc le médecin des parroquets ?

    Valère

    Mais est-il bien vrai qu’il soit si habile que vous le dites ?

    Martine

    Comment ! c’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu’une femme fut abandonnée de tous les autres médecins ; on la tenoit morte il y avoit déjà six heures, et l’on se disposoit à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venir de force l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche ; et, dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit aussitôt à promener dans sa chambre comme si de rien n’eût été.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il falloit que ce fût quelque goutte d’or potable.

    Martine

    Cela pourroit bien être. Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête, les bras, et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.

    Lucas

    Ah !

    Valère

    Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle.

    Martine

    Qui en doute ?

    Lucas

    Téligué ! v’là justement l’homme qu’il nous faut. Allons vite le charcher.

    Valère

    Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.

    Martine

    Mais souvenez-vous bien au moins de l’avertissement que je vous ai donné.

    Lucas

    Hé ! morguenne ! laissez-nous faire : s’il ne tient qu’à battre, la vache est à nous.

    Valère, à Lucas.

    Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre ; et j’en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.

    Scène 6

    Sganarelle, Valère, Lucas

    Sganarelle, chantant derrière le théâtre.

    La, la, la …

    Valère

    J’entends quelqu’un qui chante, et qui coupe du bois.

    Sganarelle, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.

    La, la, la … Ma foi, c’est assez travaille pour boire un coup. Prenons un peu d’haleine. (Après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé comme tous les diables

    (Il chante.)

    Qu’ils sont doux,
    Bouteille jolie,
    Qu’ils sont doux
    Vos petits glouglous !
    Mais mon sort feroit bien des jaloux,
    Si vous étiez toujours remplie.
    Ah ! bouteille, ma mie,
    Pourquoi vous videz-vous?

    Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

    Valère, bas, à Lucas.

    Le voilà lui-même.

    Lucas, bas, à Valère.

    Je pense que vous dites vrai, et que j’avons bouté le nez dessus.

    Valère

    Voyons de près.

    Sganarelle, embrassant sa bouteille.

    Ah ! petite friponne ! que je t’aime, mon petit bouchon ! (Il chante. Apercevant Valère et Lucas qui l’examinent, il baisse la voix.)

    Mais mon sort… feroit… bien des… jaloux, Si…

    (Voyant qu’on l’examine de plus près.)

    Que diable ! à qui en veulent ces gens-là ?

    Valère, à Lucas.

    C’est lui assurément.

    Lucas, à Valère.

    Le v’là tout craché comme on nous l’a défiguré.

    Sganarelle, à part.

    (Ici il pose sa bouteille à terre, et, Valère se baissant pour le saluer comme il croit que c’est a dessein de la prendre, il la met de l’autre côté, ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.)

    Ils consultent en me regardant. Quel dessein auroient-ils ?

    Valère

    Monsieur, n’est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

    Sganarelle

    Hé ! quoi ?

    Valère

    Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle.

    Sganarelle, se tournant vers Valère, puis vers Lucas.

    Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

    Valère

    Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

    Sganarelle

    En ce cas, c’est moi qui se nomme Sganarelle.

    Valère

    Monsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour ce que nous cherchons ; et nous venons implorer votre aide, dont nous avons besoin.

    Sganarelle

    Si c’est quelque chose, messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suis tout prêt à vous rendre service.

    Valère

    Monsieur, c’est trop de grâce que vous nous faites. Mais, monsieur, couvrez-vous, s’il vous plaît ; le soleil pourroit vous incommoder.

    Lucas

    Monsieu, boutez dessus.

    Sganarelle, à part.

    Voici des gens bien pleins de cérémonie

    (Il se couvre.)

    Valère

    Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.

    Sganarelle

    Il est vrai, messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.

    Valère

    Ah ! monsieur !…

    Sganarelle

    Je n’y épargne aucune chose, et les fais d’une façon qu’il n’y a rien à dire.

    Valère

    Monsieur, ce n’est pas cela dont il est question.

    Sganarelle

    Mais aussi je les vends cent dix sous le cent.

    Valère

    Ne parlons point de cela, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous promets que je ne saurois les donner à moins.

    Valère

    Monsieur, nous savons les choses.

    Sganrelle

    Si vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.

    Valère

    Monsieur, c’est se moquer que…

    Sganarelle

    Je ne me moque point, je n’en puis rien rabattre.

    Valère

    Parlons d’autre façon, de grâce.

    Sganarelle

    Vous en pourrez trouver autre part à moins ; il y a fagots et fagots : mais pour ceux que je fais…

    Valère

    Hé ! monsieur, laissons là ce discours.

    Sganarelle

    Je vous jure que vous ne les auriez pas, s’il s’en falloit un double.

    Valère

    Hé ! fi !

    Sganarelle

    Non, en conscience ; vous en paierez cela. Je vous parle sincèrement, et ne suis pas homme à surfaire.

    Valère

    Faut-il, monsieur, qu’une personne comme vous s’amuse à ces grossières feintes, s’abaisse à parler de la sorte ! qu’un homme si savant, un fameux médecin, comme vous êtes veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterré des beaux talents qu’il a !

    Sganarelle, à part.

    Il est fou.

    Valère

    De grâce, monsieur, ne dissimulez point avec nous.

    Sganarelle

    Comment ?

    Lucas

    Tout ce tripotage ne sart de rian ; je savons cen que je savons.

    Sganarelle

    Quoi donc ! que me voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?

    Valère

    Pour ce que vous êtes, pour un grand médecin.

    Sganarelle

    Médecin vous-même ; je ne le suis point, et je ne l’ai jamais été.

    Valère, bas.

    Voilà sa folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les choses davantage ; et n’en venons point, s’il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.

    Sganarelle

    À quoi donc ?

    Valère

    À de certaines choses dont nous serions marris.

    Sganarelle

    Parbleu ! venez-en à tout ce qu’il vous plaira ; je ne suis point médecin, et ne sais ce que vous me voulez dire.

    Valère, bas.

    Je vois bien qu’il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup, je vous prie d’avouer ce que vous êtes.

    Lucas

    Hé ! tétigué ! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette que v’s êtes médecin.

    Sganarelle, à part.

    J’enrage.

    Valère

    À quoi bon nier ce qu’on sait ?

    Lucas

    Pourquoi toutes ces fraimes-là ? À quoi est-ce que ça vous sert ?

    Sganarelle

    Messieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin.

    Valère

    Vous n’êtes point médecin ?

    Valère

    Non.

    Lucas

    V’s n’êtes pas médecin ?

    Sganarelle

    Non, vous dis-je.

    Valère

    Puisque vous le voulez, il faut donc s’y résoudre.

    (Ils prennent chacun un bâton, et le frappent.)

    Sganarelle

    Ah ! ah ! ah ! messieurs, je suis tout ce qu’il vous plaira.

    Valère

    Pourquoi, monsieur, nous obligez-vous à cette violence ?

    Lucas

    À quoi bon nous bailler la peine de vous battre ?

    Valère

    Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

    Lucas

    Par ma figué ! j’en sis fâché, franchement.

    Sganarelle

    Que diable est ceci, messieurs ? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deux vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ?

    Valère

    Quoi ! vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d’être médecin ?

    Sganarelle

    Diable emporte si je le suis !

    Lucas

    Il n’est pas vrai qu’ous sayez médecin ?

    Sganarelle

    Non, la peste m’étouffe ! (Ils recommencent à le battre.) Ah ! ah ! Hé bien ! messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ; apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer.

    Valère

    Ah ! voilà qui va bien, monsieur : je suis ravi de vous voir raisonnable.

    Lucas

    Vous me boutez la joie au cœur, quand je vous vois parler comme ça.

    Valère

    Je vous demande pardon de toute mon ame.

    Lucas

    Je vous demandons excuse de la libarté que j’avons prise.

    Sganarelle, à part.

    Ouais ! seroit-ce bien moi qui me tromperois, et serois-je devenu médecin sans m’en être aperçu ?

    Valère

    Monsieur, vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes ; et vous verrez assurément que vous en serez satisfait.

    Sganarelle

    Mais, messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes ? Est-il bien assuré que je sois médecin ?

    Lucas

    Oui, par ma figué !

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Valère

    Sans doute.

    Sganarelle

    Diable emporte si je le savois !

    Valère

    Comment, vous êtes le plus habile médecin du monde.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Lucas

    Un médecin qui a gari je ne sais combien de maladies.

    Sganarelle

    Tudieu !

    Valère

    Une femme étoit tenue pour morte il y avoit six heures ; elle étoit prête à ensevelir, lorsque, avec une goutte de quelque chose, vous la fîtes revenir et marcher d’abord par la chambre.

    Sganarelle

    Peste !

    Lucas

    Un petit enfant de douze ans se laissit choir du haut d’un clocher, de quoi il eut la tête, les jambes et les bras cassés ; et vous, avec je ne sais quel onguent, vous fîtes qu’aussitôt il se relevit sur ses pieds, et s’en fut jouer à la fossette.

    Sganarelle

    Diantre !

    Sganarelle

    Enfin, monsieur, vous aurez contentement avec nous, et vous gagnerez ce que vous voudrez en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.

    Sganarelle

    Je gagnerai ce que je voudrai ?

    Valère

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avois oublié ; mais je m’en ressouviens. De quoi est-il question ? Où faut-il se transporter ?

    Valère

    Nous vous conduirons. Il est question d’aller voir une fille qui a perdu la parole.

    Sganarelle

    Ma foi, je ne l’ai pas trouvée.

    Valère, bas, à Lucas

    Il aime à rire. à Sganarelle. Allons, monsieur.

    Sganarelle

    Sans une robe de médecin ?

    Valère

    Nous en prendrons une.

    Sganarelle, présentant sa bouteille à Valère

    Tenez cela, vous : voilà où je mets mes juleps.

    (puis se tournant vers Lucas en crachant.)

    Vous, marchez là-dessus, par ordonnance du médecin.

    Lucas

    Palsanguenne ! v’là un médecin qui me plaît ; je pense qu’il réussira, car il est bouffon.

    Fin du premier acte


    ACTE II

    Le théâtre représente une chambre de la maison de Géronte.

    Scène I

    Géronte, Valère, Lucas, Jacqueline.

    Valère

    Oui, monsieur, je crois que vous serez satisfait ; et nous vous avons amené le plus grand médecin du monde.

    Lucas

    Oh ! morguenne ! il faut tirer l’échelle après ceti-là, et tous les autres ne sont pas daignes de li déchausser ses souliés.

    Valère

    C’est un homme qui a fait des cures merveilleuses.

    Lucas

    Qui a gari des gens qui étiant morts.

    Valère

    Il est un peu capricieux, comme je vous ai dit ; et, parfois, il a des moments où son esprit s’échappe, et ne paroît pas ce qu’il est.

    Lucas

    Oui, il aime à bouffonner ; et l’an diroit parfois, ne v’s en déplaise, qu’il a quelque petit coup de hache à la tête.

    Valère

    Mais, dans le fond, il est toute science ; et bien souvent il dit des choses tout à fait relevées.

    Lucas

    Quand il s’y boute, il parle tout fin drait comme s’il lisoit dans un livre.

    Valère

    Sa réputation s’est déjà répandue ici ; et tout le monde vient à lui.

    Géronte

    Je meurs d’envie de le voir ; faites-le-moi vite venir.

    Valère

    Je le vais quérir.

    Scène II

    Géronte, Jacqueline, Lucas

    Jacqueline

    Par ma fi, monsieu, ceti-ci fera justement ce qu’ant fait les autres. Je pense que ce sera quessi queumi ; et la meilleure médeçaine que l’an pourroit bailler à votre fille, ce seroit, selon moi, un biau et bon mari, pour qui alle eût de l’amiquié.

    Géronte

    Ouais ! nourrice, ma mie, vous vous mêlez de bien des choses !

    Lucas

    Taisez-vous, notre minagère Jacquelaine ; ce n’est pas à vous à bouter là votre nez.

    Jacqueline

    Je vous dis et vous douze que tous ces médecins n’y feront rian que de l’iau claire ; que votre fille a besoin d’autre chose que de rhibarbe et de séné, et qu’un mari est un emplâtre qui garit tous les maux des filles.

    Géronte

    Est-elle en état maintenant qu’on s’en voulût charger, avec l’infirmité qu’elle a ? Et lorsque j’ai été dans le dessein de la marier, ne s’est-elle pas opposée à mes volontés ?

    Jacqueline

    Je le crois bian ; vous l’y vouliez bailler eun homme qu’alle n’aime point. Que ne preniais-vous ce monsieur Liandre, qui li touchoit au coeur ? alle auroit été fort obéissante ; et je m’en vas gager qu’il la prendroit, li, comme alle est, si vous la li vouillais donner.

    Géronte

    Ce Léandre n’est pas ce qu’il faut ; il n’a pas du bien comme l’autre.

    Jacqueline

    Il a eun oncle qui est si riche, dont il est hériquié.

    Géronte

    Tous ces biens à venir me semblent autant de chansons. Il n’est rien tel que ce qu’on tient ; et l’on court grand risque de s’abuser, lorsque l’on compte sur le bien qu’un autre vous garde. La mort n’a pas toujours les oreilles ouvertes aux vœux et aux prières de messieurs les héritiers ; et l’on a le temps d’avoir les dents longues, lorsqu’on attend pour vivre le trépas de quelqu’un.

    Jacqueline

    Enfin, j’ai toujours ouï dire qu’en mariage, comme ailleurs, contentement passe richesse. Les pères et les mères ant cette maudite couteume de demander toujours, Qu’a-t-il ? et Qu’a-t-elle ? et le compère Piarre a marié sa fille Simonette au gros Thomas pour un quarquié de vaigne qu’il avait davantage que le jeune Robin, où alle avoit bouté son amiquié ; et v’là que la pauvre criature en est devenue jaune comme un coing, et n’a pas profité tout depuis ce temps-là. C’est un bel exemple pour vous, monsieu. On n’a que son plaisir en ce monde ; et j’aimerois mieux bailler à ma fille eun bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse.

    Géronte

    Peste ! madame la nourrice, comme vous dégoisez. Taisez-vous, je vous prie ; vous prenez trop de soin, et vous échauffez votre lait.

    Lucas, frappant, à chaque phrase qu’il dit, sur l’épaule de Géronte.

    Morgue ! tais-toi, t’es eune impartinente. Monsieu n’a que faire de tes discours, et il sait ce qu’il a à faire. Mèle-toi de donner à teter à ton enfant, sans tant faire la raisonneuse. Monsieu est le père de sa fille ; et il est bon et sage pour voir ce qu’il ly faut.

    Géronte

    Tout doux ! Oh ! tout doux.

    Lucas, frappant encore sur l’épaule de Geronte.

    Monsieu, je veux un peu la mortifier, et ly apprendre le respect qu’alle vous doit.

    Géronte

    Oui. Mais ces gestes ne sont pas nécessaires.

    Scène III

    Valère, Sganarelle, Géronte, Lucas, Jacqueline

    Valère

    Monsieur, préparez-vous. Voici notre médecin qui entre.

    Géronte, à Sganarelle.

    Monsieur, je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoin de vous.

    Sganarelle, en robe de médecin, avec un chapeau des plus pointus.

    Hippocrate dit… que nous nous couvrions tous deux.

    Géronte

    Hippocrate dit cela ?

    Sganarelle

    Oui.

    Géronte

    Dans quel chapitre, s’il vous plaît ?

    Sganarelle

    Dans son chapitre… des chapeaux.

    Géronte

    Puisque Hippocrate le dit, il le faut faire.

    Sganarelle

    Monsieur le médecin, ayant appris les merveilleuses choses…

    Géronte

    À qui parlez-vous, de grâce ?

    Sganarelle

    À vous.

    Géronte

    Je ne suis pas médecin

    Sganarelle

    Vous n’êtes pas médecin ?

    Géronte

    Non, vraiment

    Sganarelle

    Tout de bon ?

    Géronte

    Tout de bon.

    (Sganarelle prend un bâton, et bat Géronte comme on l’a battu.)

    Ah ! ah ! ah !

    Sganarelle

    Vous êtes médecin maintenant ; je n’ai jamais eu d’autres licences.

    Géronte, à Valère

    Quel diable d’homme m’avez-vous là amené ?

    Valère

    Je vous ai bien dit que c’étoit un médecin goguenard.

    Géronte

    Oui : mais je l’enverrois promener avec ses goguenarderies.

    Lucas

    Ne prenez pas garde à ça, monsieu ; ce n’est que pour rire.

    Géronte

    Cette raillerie ne me plaît pas.

    Sganarelle

    Monsieur, je vous demande pardon de la liberté que j’ai prise.

    Géronte

    Monsieur, je suis votre serviteur.

    Sganarelle

    Je suis fâché…

    Géronte

    Cela n’est rien.

    Sganarelle

    Des coups de bâton…

    Géronte

    Il n’y a pas de mal.

    Sganarelle

    Que j’ai eu l’honneur de vous donner.

    Géronte

    Ne parlons plus de cela. Monsieur, j’ai une fille qui est tombée dans une étrange maladie.

    Sganarelle

    Je suis ravi, monsieur, que votre fille ait besoin de moi ; et je souhaiterois de tout mon cœur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute voire famille, pour vous témoigner l’envie que j’ai de vous servir.

    Géronte

    Je vous suis obligé de ces sentiments.

    Sganarelle

    Je vous assure que c’est du meilleur de mon ame que je vous parle.

    Géronte

    C’est trop d’honneur que vous me faites.

    Sganarelle

    Comment s’appelle votre fille ?

    Géronte

    Lucinde.

    Sganarelle

    Lucinde ! Ah ! beau nom à médicamenter ! Lucinde !

    Géronte

    Je m’en vais voir un peu ce qu’elle fait.

    Sganarelle

    Qui est cette grande femme-là ?

    Géronte

    C’est la nourrice d’un petit enfant que j’ai.

    Scène IV

    Sganarelle, Jacqueline, Lucas.

    Sganarelle, à part.

    Peste ! le joli meuble que voilà ! (Haut.) Ah ! nourrice, charmante nourrice, ma médecine est la très humble esclave de votre nourricerie, et je voudrois bien être le petit poupon fortuné qui tetât le lait de vos bonnes grâces. (Il lui porte la main sur le sein.) Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est à votre service ; et…

    Lucas

    Avec votre parmission, monsieu le médecin, laissez là ma femme, je vous prie.

    Sganarelle

    Quoi ! elle est votre femme ?

    Lucas

    Oui.

    Sganarelle

    Ah ! vraiment je ne savois pas cela, et je m’en réjouis pour l’amour de l’un et de l’autre.

    (Il fait semblant de vouloir embrasser Lucas et embrasse la nourrice.)

    Lucas, tirant Sganarelle, et se remettant entre lui et sa femme.

    Tout doucement, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Je vous assure que je suis ravi que vous soyez unis ensemble : je la félicite d’avoir un mari comme vous ; et je vous félicite, vous, d’avoir une femme si belle, si sage, et si bien faite comme elle est.

    (Faisant encore semblant d’embrasser Lucas, qui lui tend les bras, il passe dessous, et embrasse encore la nourrice.)

    Lucas, le tirant encore.

    Hé ! tétigué ! point tant de compliments, je vous supplie.

    Sganarelle

    Ne voulez-vous pas que je me réjouisse avec vous d’un si bel assemblage ?

    Lucas

    Avec moi tant qu’il vous plaira, mais avec ma femme, trêve de sarimonie.

    Sganarelle

    Je prends part également au bonheur de tous deux : et si je vous embrasse pour vous témoigner ma joie, je l’embrasse de même pour lui en témoigner aussi.

    (Il continue le même jeu.)

    Lucas, le tirant pour la troisième fois.

    Ah ! vartigué, monsieur le médecin, que de lantiponages !

    Scène V

    Géronte, Sganarelle, Lucas, Jacqueline.

    Géronte

    Monsieur, voici tout à l’heure ma fille qu’on va vous amener.

    Sganarelle

    Je l’attends, monsieur, avec toute la médecine.

    Géronte

    Où est-elle ?

    Sganarelle, se touchant le front.

    Là-dedans.

    Géronte

    Fort bien.

    Sganarelle, en voulant toucher les tetons de la nourrice.

    Mais, comme je m’intéresse à toute votre famille, il faut que j’essaie un peu le lait de votre nourrice, et que je visite son sein.

    (Il s’approche de Jacqueline.)

    Lucas, le tirant, et lui faisant faire la pirouette.

    Nannain, nannain ; je n’avons que faire de ça.

    Sganarelle

    C’est l’office du médecin de voir les tétons des nourrices.

    Lucas

    Il gnia office qui quienne, je sis votre sarviteur.

    Sganarelle

    As-tu bien la hardiesse de t’opposer au médecin ? Hors de là.

    Lucas

    Je me moque de ça.

    Sganarelle, en le regardant de travers.

    Je te donnerai la fièvre.

    Jacqueline, prenant Lucas par le bras, et lui faisant faire aussi la pirouette.

    Ote-toi de là aussi ; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même, s’il me fait queuque chose qui ne soit pas à faire ?

    Lucas

    Je ne veux pas qu’il te tâte, moi.

    Sganarelle

    Fi, le vilain, qui est jaloux de sa femme !

    Géronte

    Voici ma fille.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Sganarelle, Valère, Lucas, JAcqueline.

    Lucinde

    Est-ce là la malade ?

    Géronte

    Oui, Je n’ai qu’elle de fille ; et j’aurois tous les regrets du monde si elle venoit à mourir.

    Sganarelle

    Qu’elle s’en garde bien ! Il ne faut pas qu’elle meure sans l’ordonnance du médecin.

    Géronte

    Allons, un siège.

    Sganarelle, assis entre Géronte et Lucinde.

    Voilà une malade qui n’est pas tant dégoûtante, et je tiens qu’un homme bien sain s’en accommoderoit assez.

    Géronte

    Vous l’avez fait rire, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux : lorsque le médecin fait rire le malade, c’est le meilleur signe du monde. (à Lucinde.) Hé bien ! de quoi est-il question ? Qu’avez-vous ? quel est le mal que vous sentez ?

    Lucinde, répond par signes, en portant la main à sa bouche, à sa tête et son menton

    Han, hi, hou, han.

    Sganarelle

    Hé ! que dites-vous ?

    Lucinde, continue les mêmes gestes.

    Han, hi, hon, han, han, hi, hon.

    Sganarelle

    Quoi ?

    Lucinde

    Han, hi, hon.

    Sganarelle, la contrefaisant

    Han, hi, hon, han, ha. Je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là ?

    Géronte

    Monsieur, c’est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ; et c’est un accident qui a fait reculer son mariage.

    Sganarelle

    Et pourquoi ?

    Géronte

    Celui qu’elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses.

    Sganarelle

    Et qui est ce sot-là, qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! je me garderois bien de la vouloir guérir.

    Géronte

    Enfin, monsieur, nous vous prions d’employer tous vos soins pour la soulager de son mal.

    Sganarelle

    Ah ! ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu : ce mal l’oppresse-t-il beaucoup ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ?

    Géronte

    Fort grandes.

    Sganarelle

    C’est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Copieusement ?

    Géronte

    Je n’entends rien à cela.

    Sganarelle

    La matière est-elle louable ?

    Géronte

    Je ne me connois pas à ces choses.

    Sganarelle, se tournant vers la malade.

    Donnez-moi votre bras. (à Géronte.) Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette.

    Géronte

    Hé ! oui, monsieur, c’est là son mal ; vous l’avez trouvé tout du premier coup.

    Sganarelle

    Ha ! ha !

    Jacqueline

    Voyez comme il a deviné sa maladie !

    Sganarelle

    Nous autres grands médecins, nous connoissons d’abord les choses. Un ignorant auroit été embarrassé, et vous eût été dire, C’est ceci, c’est cela ; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette.

    Géronte

    Oui : mais je voudrois bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

    Sganarelle

    Il n’est rien de plus aisé ; cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

    Géronte

    Fort bien. Mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

    Sganarelle

    Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

    Géronte

    Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

    Sganarelle

    Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle

    Ah ! c’étoit un grand homme !

    Géronte

    Sans doute.

    Sganarelle

    Grand homme tout à fait ; (levant le bras depuis le coude.) un homme qui étoit plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l’action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu’entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c’est-à-dire… humeurs peccantes ; d’autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s’élèvent dans la région des maladies, venant… pour ainsi dire… à… Entendez-vous le latin ?

    Géronte

    En aucune façon.

    Sganarelle, se levant brusquement.

    Vous n’entendez point le latin ?

    Géronte

    Non.

    Sganarelle, en faisant diverses plaisantes postures.

    Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo, hœc musa, la muse, bonus, bona, bonum. Deus sanctus, est-ne oratio latinas ? Etiam, oui. Quare ? pourquoi ? Quia substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casus.

    Géronte

    Ah ! que n’ai-je étudié !

    Jacqueline

    L’habile homme que v’là !

    Lucas

    Oui, ça est si biau que je n’y entends goutte.

    Sganarelle

    Or, ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche où est le foie, au côté droit où est le cœur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs qui remplissent les ventricules de l’omoplate ; et parceque lesdites vapeurs… comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parceque lesdites vapeurs ont certaine malignité… écoutez bien ceci, je vous conjure.

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Ont une certaine malignité qui est causée… soyez attentifs, s’il vous plaît.

    Géronte

    Je le suis.

    Sganarelle

    Qui est causée par l’âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs… Ossabandus, nequeis, nequer, polarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.

    Jacqueline

    Ah ! que ça est bian dit, notre homme !

    Lucas

    Que n’ai-je la langue aussi bian pendue !

    Géronte

    On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n’y a qu’une seule chose qui m’a choquée : c’est l’endroit du foie et du cœur. Il me semble que vous les placez autrement qu’ils ne sont ; que le cœur est du côté gauche, et le foie du côté droit.

    Sganarelle

    Oui ; cela étoit autrefois ainsi : mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d’une méthode toute nouvelle.

    Géronte

    C’est ce que je ne savois pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.

    Sganarelle

    Il n’y a point de mal ; et vous n’ètes pas obligé d’être aussi habile que nous.

    Géronte

    Assurément. Mais, monsieur, que croyez-vous qu’il faille faire à cette maladie ?

    Sganarelle

    Ce que je crois qu’il faille faire ?

    Géronte

    Oui.

    Sganarelle

    Mon avis est qu’on la remette sur son lit, et qu’on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin.

    Géronte

    Pourquoi cela, monsieur ?

    Sganarelle

    Parcequ’il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu’on ne donne autre chose aux perroquets, et qu’ils apprennent à parler en mangeant de cela ?

    Géronte

    Cela est vrai ! Ah ! le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin.

    Sganarelle

    Je reviendrai voir sur le soir en quel état elle sera.

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle, Jacqueline

    Sganarelle, à Jacqueline

    Doucement, vous. (à Géronte) Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse quelques petits remèdes..

    Jacqueline

    Qui ? moi ? Je me porte le mieux du monde.

    Sganarelle

    Tant pis, nourrice ; tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera pas mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petit clystère dulcifiant.

    Géronte

    Mais, monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s’aller faire saigner quand on n’a point de maladie ?

    Sganarelle

    Il n’importe, la mode en est salutaire ; et, comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir.

    Jacqueline, en s’en allant.

    Ma fi, je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique d’apothicaire.

    Sganarelle

    Vous êtes rétive aux remèdes, mais nous saurons vous soumettre à la raison.

    Scène VIII

    Géronte, Sganarelle

    Sganarelle

    Je vous donne le bonjour.

    Géronte

    Attendez un peu, s’il vous plaît.

    Sganarelle

    Que voulez-vous faire ?

    Géronte

    Vous donner de l’argent, monsieur.

    Sganarelle, tendant sa main derrière, par-dessous sa robe, tandis que Géronte ouvre sa bourse

    Je n’en prendrai pas, monsieur.

    Géronte

    Monsieur…

    Sganarelle

    Point du tout.

    Géronte

    Un petit moment.

    Sganarelle

    En aucune façon.

    Géronte

    De grâce !

    Sganarelle

    Vous vous moquez.

    Géronte

    Voilà qui est fait.

    Sganarelle

    Je n’en ferai rien.

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Ce n’est pas l’argent qui me fait agir.

    Géronte

    Je le crois.

    Sganarelle, après avoir pris l’argent.

    Cela est-il de poids ?

    Géronte

    Oui, monsieur.

    Sganarelle

    Je ne suis pas un médecin mercenaire.

    Géronte

    Je le sais bien.

    Sganarelle

    L’intérêt ne me gouverne point.

    Géronte

    Je n’ai pas cette pensée.

    Sganarelle, seul, regardant l’argent qu’il a reçu.

    Ma foi, cela ne va pas mal ; et pourvu que…

    Scène IX

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Monsieur, il y a longtemps que je vous attends ; et je viens implorer votre assistance.

    Sganarelle, lui tâtant le pouls.

    Voilà un pouls qui est fort mauvais.

    Léandre

    Je ne suis point malade, monsieur ; et ce n’est pas pour cela que je viens à vous.

    Sganarelle

    Si vous n’êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc ?

    Léandre

    Non. Pour vous dire la chose en deux mots, je m’appelle Léandre, qui suis amoureux de Lucinde, que vous venez de visiter ; et comme, par la mauvaise humeur de son père, toute sorte d’accès m’est fermé auprès d’elle, je me hasarde à vous prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieu d’exécuter un stratagème que j’ai trouvé pour lui pouvoir dire deux mots d’où dépendent absolument mon bonheur et ma vie.

    Sganarelle, paroissant en colère.

    Pour qui me prenez-vous ? Comment ! oser vous adresser à moi pour vous servir dans votre amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à des emplois de cette nature !

    Léandre

    Monsieur, ne faites point de bruit.

    Sganarelle, en le faisant reculer.

    J’en veux faire, moi. Vous êtes un impertinent.

    Léandre

    Hé ! monsieur, doucement.

    Sganarelle

    Un malavisé.

    Léandre

    De grâce !

    Sganarelle

    Je vous apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c’est une insolence extrême…

    Léandre, tirant une bourse

    Monsieur…

    Sganarelle

    De vouloir m’employer… (tenant la bourse.) Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnête homme ; et je serois ravi de vous rendre service : mais il y a de certains impertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu’ils ne sont pas ; et je vous avoue que cela me met en colère.

    Léandre

    Je vous demande pardon, monsieur, de la liberté que…

    Sganarelle

    Vous vous moquez. De quoi est-il question ?

    Léandre

    Vous saurez donc, monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir est une feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut ; et ils n’ont pas manqué de dire que cela procédoit, qui du cerveau, qui des entrailles, qui de la rate, qui du foie : mais il est certain que l’amour en est la véritable cause, et que Lucinde n’a trouvé cette maladie que pour se délivrer d’un mariage dont elle étoit importunée. Mais, de crainte qu’on ne nous voie ensemble, retirons-nous d’ici, et je vous dirai en marchant ce que je souhaite de vous.

    Sganarelle

    Allons, monsieur : vous m’avez donné pour votre amour une tendresse qui n’est pas concevable ; et j’y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien elle sera à vous.

    Fin du premier acte


    ACTE III

    Le théâtre représente un lieu voisin de la maison de Géronte.

    Léandre, Sganarelle

    Léandre

    Il me semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire ; et, comme le père ne m’a guère vu, ce changement d’habit et de perruque est assez capable, je crois, de me déguiser à ses yeux.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Léandre

    Tout ce que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine, pour parer mon discours et me donner l’air d’habile homme.

    Sganarelle

    Allez, allez, tout cela n’est pas nécessaire, il suffit de l’habit : et je n’en sais pas plus que vous.

    Léandre

    Comment !

    Sganarelle

    Diable emporte si j’entends rien en médecine ! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier à vous comme vous vous confiez à moi.

    Léandre

    Quoi ! vous n’êtes pas effectivement…

    Sganarelle

    Non, vous dis-je ; ils m’ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m’étois jamais mêlé d’être si savant que cela ; et toutes mes études n’ont été que jusqu’en sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue ; mais quand j’ai vu qu’à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis résolu de l’être aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne sauriez croire comment l’erreur s’est répandue, et de quelle façon chacun est endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous côtés ; et, si les choses vont toujours de même, je suis d’avis de m’en tenir toute la vie à la médecine. Je trouve que c’est le métier le meilleur de tous ; car, soit qu’on fasse bien, ou soit qu’on fasse mal, on est toujours payé de même sorte. La méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos ; et nous taillons comme il nous plaît sur l’étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu’il n’en paie les pots cassés ; mais ici l’on peut gâter un homme sans qu’il en coûte rien. Les bévues ne sont point pour nous, et c’est toujours la faute de celui qui meurt. Enfin le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde ; et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué.

    Léandre

    Il est vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.

    Sganarelle, voyant des hommes qui viennent à lui.

    Voilà des gens qui ont la mine de me venir consulter, (à Léandre.) Allez toujours m’attendre auprès du logis de votre maîtresse.

    Scène II

    Thibaut, Perrin, Sganarelle

    Thibaut

    Monsieu, je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.

    Sganarelle

    Qu’y a-t-il ?

    Thibaut

    Sa pauvre mère, qui a nom Parrette, est dans un lit malade il y a six mois.

    Sganarelle, tendant la main comme pour recevoir de l’argent.

    Que voulez-vous que j’y fasse ?

    Thibaut

    Je voudrions, monsieu, que vous nous baillissiez queuque petite drôlerie pour la garir.

    Sganarelle

    Il faut voir de quoi est-ce qu’elle est malade.

    Thibaut

    Alle est malade d’hypocrisie, monsieu.

    Sganarelle

    D’hypocrisie ?

    Thibaut

    Oui, c’est-à-dire qu’aile est enflée partout ; et l’an dit que c’est quantité de sériosités qu’alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate, comme vous voudrois l’appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de l’iau. Alle a, de deux jours l’un, la fièvre quotiguienne, avec des

    lassitudes et des douleurs dans les mufles des jambes. On entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l’élouffer ; et parfois il li prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu’alle est passée. J’avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a donné je ne sais combien d’histoires ; et il m’en coûte plus d’eune douzaine de bons écus en lavements, ne v’s en déplaise, en aposthumes qu’on li a fait prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça, comme dit l’autre, n’a été que de l’onguent miton-mitaine. Il veloit li bailler d’eune certaine drogue que l’on appelle du vin amétile ; mais j’ai-z-eu peur franchement que ça l’envoyît a patres ; et l’an dit que ces gros médecins tuont je ne sais combien de monde avec cette invention-là.

    Sganarelle, tendant toujours la main, et la branlant comme pour signe qu’il demande de l’argent.

    Venons au fait, mon ami, venons au fait.

    Thibaut

    Le fait est, monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu’il faut que je fassions.

    Sganarelle

    Je ne vous entends point du tout.

    Perrin

    Monsieu, ma mère est malade ; et v’là deux écus que je vous apportons pour nous bailler queuque remède.

    Sganarelle

    Ah ! je vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, et qui s’explique comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d’hydropisie, qu’elle est enflée par tout le corps, qu’elle a la fièvre, avec des douleurs dans les jambes, et qu’il lui prend parfois des syncopes et des convulsions, c’est-à-dire des évanouissements ?

    Perrin

    Hé ! oui, monsieu, c’est justement ça.

    Sganarelle

    J’ai compris d’abord vos paroles. Vous avez un père qui ne sait ce qu’il dit. Maintenant vous me demandez un remède ?

    Perrin

    Oui, monsieu.

    Sganarelle

    Un remède pour la guérir ?

    Perrin

    C’est comme je l’entendons.

    Sganarelle

    Tenez, voilà un morceau de fromage qu’il faut que vous lui fassiez prendre.

    Perrin

    Du fromage, monsieu ?

    Sganarelle

    Oui, c’est un fromage préparé, où il entre de l’or, du corail et des perles, et quantité d’autres choses précieuses.

    Perrin

    Monsieu, je vous sommes bien obligés ; et j’allons li faire prendre ça tout à l’heure.

    Sganarelle

    Allez. Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.

    Scène III

    Le théâtre change, et représente, comme au seconde acte, une chambre de la maison de Géronte.

    Jacqueline, Sganarelle, Lucas, dans le fond du théâtre

    Sganarelle

    Voici la belle nourrice. Ah ! nourrice de mon cœur, je suis ravi de cette rencontre ; et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné, qui purgent toute la mélancolie de mon ame.

    Jacqueline

    Par ma figue, monsieu le médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n’entends rian à tout votre latin.

    Sganarelle

    Devenez malade, nourrice, je vous prie ; devenez malade pour l’amour de moi. J’aurois toutes les joies du monde de vous guérir.

    Jacqueline

    Je sis votre sarvante ; j’aime bian mieux qu’an ne me garisse pas.

    Sganarelle

    Que je vous plains, belle nourrice, d’avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui que vous avez !

    Jacqueline

    Que velez-vous, monsieu ? C’est pour la pénitence de mes fautes ; et là où la chèvre est liée, il faut bian qu’aile y broute.

    Sganarelle

    Comment ! un rustre comme cela ! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que personne vous parle !

    Jacqueline

    Hélas ! vous n’avez rian vu encore ; et ce n’est qu’un petit échantillon de sa mauvaise humeur.

    Sganarelle

    Est-il possible ? et qu’un homme ait l’ame assez basse pour maltraiter une personne comme vous ? Ah ! que j’en sais, belle nourrice, et qui ne sont pas loin d’ici, qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos petons ! Pourquoi faut-il qu’une personne si bien faite soit tombée en de telles mains ! et qu’un franc animal, un brutal, un stupide, un sot… pardonnez-moi, nourrice, si je parle ainsi de votre mari…

    Jacqueline

    Hé ! monsieu, je sais bian qu’il mérite tous ces noms-là.

    Sganarelle

    Oui, sans doute, nourrice, il les mérite ; et il mériteroit encore que vous lui missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu’il a.

    Jacqueline

    Il est bian vrai que si je n’avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit m’obliger à queuque étrange chose.

    Sganarelle

    Ma foi, vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu’un. C’est un homme, je vous le dis, qui mérite bien cela ; et, si j’étois assez heureux, belle nourrice, pour être choisi pour… (Dans le temps que Sganarelle tend les bras pour embrasser Jacqueline, Lucas passe sa tête par dessous, et se met entre eux deux. Sganarelle et Jacqueline regardent Lucas, et sortent chacun de leur côté, mais le médecin d’une manière fort plaisante.)

    Scène IV

    Géronte, Lucas.

    Géronte

    Holà ! Lucas, n’as-tu point vu ici notre médecin ?

    Lucas

    Et oui, de par tous les diantres, je l’ai vu, et ma femme aussi.

    Géronte

    Où est-ce donc qu’il peut être ?

    Lucas

    Je ne sais ; mais je voudrois qu’il fût à tous les guèbles.

    Géronte

    Va-t’en voir un peu ce que fait ma fille ?

    Scène V

    Sganarelle, Léandre, Géronte

    Géronte

    Ah ! monsieur, je demandois où vous étiez.

    Sganarelle

    Je m’étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment se porte la malade ?

    Géronte

    Un peu plus mal depuis votre remède.

    Sganarelle

    Tant mieux ; c’est signe qu’il opère.

    Géronte

    Oui ; mais en opérant, je crains qu’il ne l’étouffe

    Sganarelle

    Ne vous mettez pas en peine ; j’ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l’attends à l’agonie.

    Géronte, montrant Léandre.

    Qui est cet homme-là que vous amenez ?

    Sganarelle, faisant des signes avec la main pour montrer que c’est son apothicaire.

    C’est…

    Géronte

    Quoi ?

    Sganarelle

    Celui…

    Géronte

    Hé !

    Sganarelle

    Qui…

    Géronte

    Je vous entends.

    Sganarelle

    Votre fille en aura besoin.

    Scène VI

    Lucinde, Géronte, Léandre, Jacqueline, Sganarelle

    Jacqueline

    Monsieu, v’là votre fille qui veut un peu marcher.

    Sganarelle

    Cela lui fera du bien. Allez-vous-en, monsieur l’apothicaire, tâter un peu son pouls, afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.(En cet endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait retourner vers lui lorsqu’il veut regarder ce que sa fille et l’apothicaire font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l’amuser.)

    Monsieur, c’est une grande et subtile question entre les docteurs, de savoir si les femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d’écouter ceci, s’il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui : et moi je dis que oui et non ; d’autant que l’incongruité des humeurs opaques, qui se rencontrent au tempérament naturel des femmes, étant cause que la partie brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que l’inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la lune ; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre, trouve…

    Lucinde, à Léandre.

    Non, je ne suis point du tout capable de changer de sentiment.

    Géronte

    Voilà ma fille qui parle ! ô grande vertu du remède ! ô admirable médecin ! Que je vous suis obligé, monsieur, de cette guérison merveilleuse ! et que puis-je faire pour vous après un tel service ?

    Sganarelle, se promenant sur le théâtre, et s’eventant avec son chapeau.

    Voilà une maladie qui m’a bien donné de la peine !

    Lucinde

    Oui, mon père, j’ai recouvré la parole ; mais je l’ai recouvrée pour vous dire que je n’aurai jamais d’autre époux que Léandre, et que c’est inutilement que vous voulez me donner Horace.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Rien n’est capable d’ébranler la résolution que j’ai prise.

    Géronte

    Quoi !

    Lucinde

    Vous m’opposerez en vain de belles raisons.

    Géronte

    Si…

    Lucinde

    Tous vos discours ne serviront de rien.

    Géronte

    Je…

    Lucinde

    C’est une chose où je suis déterminée.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde

    Il n’est puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.

    Géronte

    J’ai…

    Lucinde

    Vous avez beau faire tous vos efforts.

    Géronte

    Il…

    Lucinde

    Mon cœur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.

    Géronte

    La…

    Lucinde

    Et je me jetterai plutôt dans un couvent que d’épouser un homme que je n’aime point.

    Géronte

    Mais…

    Lucinde, parlant d’un ton de voix à étourdir.

    Non. En aucune façon. Point d’affaires. Vous perdez le temps. Je n’en ferai rien. Cela est résolu.

    Géronte

    Ah ! quelle impétuosité de paroles ! Il n’y a pas moyen d’y résister. (à Sganarelle.) Monsieur, je vous prie de la faire redevenir muette.

    Sganarelle

    C’est une chose qui m’est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service est de vous rendre sourd, si vous voulez.

    Géronte

    Je vous remercie. (à Lucinde.) Penses-tu donc…

    Lucinde

    Non, toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon ame.

    Géronte

    Tu épouseras Horace dès ce soir.

    Lucinde

    J’épouserai plutôt la mort.

    Sganarelle, à Géronte.

    Mon Dieu ! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire ; c’est une maladie qui la tient, et je sais le remède qu’il y faut apporter.

    Géronte

    Seroit-il possible, monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d’esprit ?

    Sganarelle

    Oui ; laissez-moi faire, j’ai des remèdes pour tout ; et notre apothicaire nous servira pour cette cure, (à Léandre.) Un mot. Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés du père ; qu’il n’y a point de temps à perdre ; que les humeurs sont fort aigries ; et qu’il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal, qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n’y en vois qu’un seul, qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec deux dragmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque difficulté à prendre ce remède : mais comme vous êtes habile homme dans votre métier, c’est à vous de l’y résoudre, et de lui faire avaler la chose du mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j’entretiendrai ici son père ; mais surtout ne perdez point de temps. Au remède, vitel au remède spécifique !

    Scène VII

    Géronte, Sganarelle

    Géronte

    Quelles drogues, monsieur, sont celles que vous venez de dire ? il me semble que je ne les ai jamais ouï nommer.

    Sganarelle

    Ce sont drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.

    Géronte

    Avez-vous jamais vu une insolence pareille à la sienne ?

    Sganarelle

    Les filles sont quelquefois un peu têtues.

    Géronte

    Vous ne sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.

    Sganarelle

    La chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.

    Géronte

    Pour moi, dès que j’ai eu découvert la violence de cet amour, j’ai su tenir toujours ma fille renfermée.

    Sganarelle

    Vous avez fait sagement.

    Géronte

    Et j’ai bien empêché qu’ils n’aient eu communication ensemble.

    Sganarelle

    Fort bien.

    Géronte

    Il seroit arrivé quelque folie, si j’avois souffert qu’ils se fussent vus.

    Sganarelle

    Sans doute.

    Géronte

    Et je crois qu’elle auroit été fille à s’en aller avec lui.

    Sganarelle

    C’est prudemment raisonné.

    Géronte

    On m’avertit qu’il fait tous ses efforts pour lui parler.

    Sganarelle

    Quel drôle !

    Géronte

    Mais il perdra son temps.

    Sganarelle

    Ah ! ah !

    Géronte

    Et j’empêcherai bien qu’il ne la voie.

    Sganarelle

    Il n’a pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu’il ne sait pas. Plus fin que vous n’est pas bête.

    Scène VIII

    Lucas, Géronte, Sganarelle

    Lucas

    Ah ! palsanguenne, monsieu, vaici bian du tintamarre ; votre fille s’en est enfuie avec son Liandre. C’étoit lui qui étoit l’apothicaire ; et v’là monsieu le médecin qui a fait cette belle opération-là.

    Géronte

    Comment ! m’assassiner de la façon ! Allons, un commissaire, et qu’on empêche qu’il ne sorte. Ah ! traître, je vous ferai punir par la justice.

    Lucas

    Ah ! par ma fi, monsieu le médecin, vous serez pendu : bougez de là seulement.

    Scène IX

    Martine, Sganarelle, Lucas

    Martine, à Lucas.

    Ah ! mon Dieu ! que j’ai eu de peine à trouver ce logis Dites-moi un peu des nouvelles du médecin que je vous a donné.

    Lucas

    Le v’là qui va être pendu.

    Matine

    Quoi ! mon mari pendu ! Hélas ! et qu’a-t-il fait pour cela ?

    Lucas

    Il a fait enlever la fille de notre maître.

    Martine

    Hélas ! mon cher mari, est-il bien vrai qu’on te va pendre ?

    Sganarelle

    Tu vois. Ah !

    Martine

    Faut-il que tu te laisses mourir en présence de tant de gens ?

    Sganarelle

    Que veux-tu que j’y fasse ?

    Martine

    Encore, si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.

    Sganarelle

    Retire-toi de là, tu me fends le cœur.

    Martine

    Non, je veux demeurer pour t’encourager à la mort ; et je ne te quitterai point que je ne t’aie vu pendu.

    Sganarelle

    Ah !

    Scène X

    Géronte, Sganarelle, Martine

    Géronte, à Sganarelle.

    Le commissaire viendra bientôt, et l’on s’en va vous mettre en lieu où l’on me répondra de vous.

    Sganarelle, à genoux, le chapeau à la main.

    Hélas ! cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton ?

    Géronte

    Non, non ; la justice en ordonnera. Mais que vois-je ?

    Scène XI

    Géronte, Léandre, Lucinde, Sganarelle, Lucas, Martine

    Léandre

    Monsieur, je tiens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous aller marier ensemble ; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n’est que de votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, monsieur, c’est que je viens tout à l’heure de recevoir des lettres par où j’apprends que mon oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.

    Géronte

    Monsieur, votre vertu m’est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la plus grande joie du monde.

    Sgaarelle, à part.

    La médecine l’a échappé belle !

    Martine

    Puisque tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d’être médecin, car c’est moi qui t’ai procuré cet honneur.

    Sganarelle

    Oui ! c’est toi qui m’as procuré je ne sais combien de coups de bâton.

    Léandre, à Sganarelle.

    L’effet en est trop beau pour en garder du ressentiment.

    Sganarelle

    Soit. (à Martine.) Je te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu mas élevé : mais prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma conséquence, et songe que la colère d’un médecin est plus à craindre qu’on ne peut croire.

    Fin du Médecin malgré lui.

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  • Molière : Le Misanthrope

    Materialisme-dialectique.com

    Vive le PCF (mlm) !

    Molière

    Le Misanthrope

    PERSONNAGES
    Alceste, amant de Célimène,
    Philinte, ami d’Alceste,
    Oronte, amant de Célimène,
    Célimène, amante d’Alceste,
    Éliante, cousine de Célimène,
    Arsinoé, amie de Célimène, Acaste,
    Clitandre,
    marquis Basque, valet de Célimène, Un garde de la maréchaussée de France,
    Dubois, valet d’Alceste. La scène se passe à Paris, dans la maison de Célimène.

    ACTE I

    Scène première

    Philinte, Alceste.

    Philinte

    Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ?

    Alceste, assis.

    Laissez-moi, je vous prie.

    Philinte

    Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie…

    Alceste

    Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

    Philinte

    Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.

    Alceste

    5Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.

    Philinte

    Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre ;

    Et, quoique amis enfin, je suis tous des premiers…

    Alceste, se levant brusquement.

    Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.

    J’ai fait jusques ici profession de l’être ;
    10Mais, après ce qu’en vous je viens de voir paraître,
    Je vous déclare net que je ne le suis plus,
    Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.

    Philinte

    Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?

    Alceste

    Allez, vous devriez mourir de pure honte ;

    15Une telle action ne saurait s’excuser,
    Et tout homme d’honneur s’en doit scandaliser.
    Je vous vois accabler un homme de caresses,
    Et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
    De protestations, d’offres, et de serments,
    20Vous chargez la fureur de vos embrassements :
    Et quand je vous demande après quel est cet homme,
    À peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
    Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
    Et vous me le traitez, à moi, d’indifférent !
    25Morbleu ! c’est une chose indigne, lâche, infâme,
    De s’abaisser ainsi jusqu’à trahir son âme ;
    Et si, par un malheur, j’en avais fait autant,
    Je m’irais, de regret, pendre tout à l’instant.

    Philinte

    Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable ;

    30Et je vous supplierai d’avoir pour agréable,
    Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
    Et ne me pende pas pour cela, s’il vous plaît.

    Alceste

    Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !

    Philinte

    Mais, sérieusement, que voulez-vous qu’on fasse ?

    Alceste

    35Je veux qu’on soit sincère, et qu’en homme d’honneur

    On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.

    Philinte

    Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie,

    Il faut bien le payer de la même monnoie,
    Répondre, comme on peut, à ses empressements,
    40Et rendre offre pour offre, et serments pour serments.

    Alceste

    Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode

    Qu’affectent la plupart de vos gens à la mode ;
    Et je ne hais rien tant que les contorsions
    De tous ces grands faiseurs de protestations,
    45Ces affables donneurs d’embrassades frivoles,
    Ces obligeants diseurs d’inutiles paroles,
    Qui de civilités avec tous font combat,
    Et traitent du même air l’honnête homme et le fat.
    Quel avantage a-t-on qu’un homme vous caresse,
    50Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
    Et vous fasse de vous un éloge éclatant,
    Lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
    Non, non, il n’est point d’âme un peu bien située
    Qui veuille d’une estime ainsi prostituée ;
    55Et la plus glorieuse a des régals peu chers
    Dès qu’on voit qu’on nous mêle avec tout l’univers :
    Sur quelque préférence une estime se fonde,
    Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde.
    Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
    60Morbleu ! vous n’êtes pas pour être de mes gens ;

    Je refuse d’un cœur la vaste complaisance
    Qui ne fait de mérite aucune différence ;
    Je veux qu’on me distingue ; et, pour le trancher net,
    L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait.

    Philinte

    65Mais quand on est du monde, il faut bien que l’on rende

    Quelques dehors civils que l’usage demande.

    Alceste

    Non, vous dis-je ; on devrait châtier sans pitié

    Ce commerce honteux de semblants d’amitié.
    Je veux que l’on soit homme, et qu’en toute rencontre
    70Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
    Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
    Ne se masquent jamais sous de vains compliments.

    Philinte

    Il est bien des endroits où la pleine franchise

    Deviendrait ridicule, et serait peu permise ;
    75Et parfois, n’en déplaise à votre austère honneur,
    Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.
    Serait-il à propos, et de la bienséance,
    De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense ?
    Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît
    80Lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?

    Alceste

    Oui.

    Philinte

    Quoi ! vous iriez dire à la vieille Émilie

    Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie ?
    Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ?

    Alceste

    Sans doute.

    Philinte

    À Dorilas, qu’il est trop importun ;

    85Et qu’il n’est à la cour, oreille qu’il ne lasse
    À conter sa bravoure et l’éclat de sa race ?

    Alceste

    Fort bien.

    Philinte

    Vous vous moquez.

    Alceste

    Je ne me moque point.

    Et je vais n’épargner personne sur ce point.
    Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
    90Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile ;
    J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
    Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
    Je ne trouve partout que lâche flatterie,
    Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie ;
    95Je n’y puis plus tenir, j’enrage ; et mon dessein
    Est de rompre en visière à tout le genre humain.

    Philinte

    Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.

    Je ris des noirs accès où je vous envisage,
    Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
    100Ces deux frères que peint l’École des maris,
    Dont…

    Alceste

    Mon Dieu ! laissons là, vos comparaisons fades.

    Philinte

    Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.

    Le monde par vos soins ne se changera pas :
    Et puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
    105Je vous dirai tout franc que cette maladie,
    Partout où vous allez donne la comédie ;
    Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
    Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

    Alceste

    Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est ce que je demande.

    110Ce m’est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
    Tous les hommes me sont à tel point odieux,
    Que je serais fâché d’être sage à leurs yeux.

    Philinte

    Vous voulez un grand mal à la nature humaine.

    Alceste

    Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.

    Philinte

    115Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,

    Seront enveloppés dans cette aversion ?

    Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes…

    Alceste

    Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :

    Les uns, parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
    120Et les autres, pour être aux méchants complaisants,
    Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
    Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
    De cette complaisance on voit l’injuste excès
    Pour le franc scélérat avec qui j’ai procès.
    125Au travers de son masque on voit à plein le traître ;
    Partout il est connu pour tout ce qu’il peut être ;
    Et ses roulements d’yeux, et son ton radouci,
    N’imposent qu’à des gens qui ne sont point d’ici.
    On sait que ce pied-plat, digne qu’on le confonde,
    130Par de sales emplois s’est poussé dans le monde,
    Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
    Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
    Quelques titres honteux qu’en tous lieux on lui donne,
    Son misérable honneur ne voit pour lui personne :
    135Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
    Tout le monde en convient, et nul n’y contredit.
    Cependant sa grimace est partout bienvenue ;
    On l’accueille, on lui rit, partout il s’insinue ;
    Et s’il est, par la brigue, un rang à disputer,
    140Sur le plus honnête homme on le voit l’emporter.
    Têtebleu ! ce me sont de mortelles blessures,
    De voir qu’avec le vice on garde des mesures ;
    Et parfois il me prend des mouvements soudains
    De fuir dans un désert l’approche des humains.

    Philinte

    145Mon Dieu ! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,

    Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
    Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
    Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
    Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
    150À force de sagesse, on peut être blâmable ;
    La parfaite raison fuit toute extrémité,
    Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
    Cette grande raideur des vertus des vieux âges
    Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
    155Elle veut aux mortels trop de perfection :
    Il faut fléchir au temps sans obstination ;
    Et c’est une folie à nulle autre seconde,
    De vouloir se mêler de corriger le monde.
    J’observe, comme vous, cent choses tous les jours,
    160Qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ;
    Mais quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
    En courroux comme vous, on ne me voit point être ;
    Je prends tout doucement les hommes comme ils sont ;
    J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
    165Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
    Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

    Alceste

    Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonnez si bien,

    Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
    Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
    170Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
    Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
    Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

    Philinte

    Oui, je vois ces défauts, dont votre âme murmure,

    Comme vices unis à l’humaine nature ;
    175Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
    De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
    Que de voir des vautours affamés de carnage,
    Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

    Alceste

    Je me verrai trahir, mettre en pièces, voler,

    180Sans que je sois… Morbleu ! je ne veux point parler,
    Tant ce raisonnement est plein d’impertinence !

    Philinte

    Ma foi, vous ferez bien de garder le silence.

    Contre votre partie éclatez un peu moins,
    Et donnez au procès une part de vos soins.

    Alceste

    185Je n’en donnerai point, c’est une chose dite.

    Philinte

    Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?

    Alceste

    Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.

    Philinte

    Aucun juge par vous ne sera visité ?

    Alceste

    Non. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse ?

    Philinte

    190J’en demeure d’accord : mais la brigue est fâcheuse,

    Et…

    Alceste

    Non. J’ai résolu de n’en pas faire un pas.

    J’ai tort, ou j’ai raison.

    Philinte

    Ne vous y fiez pas.

    Alceste

    Je ne remuerai point.

    Philinte

    Votre partie est forte.

    Et peut, par sa cabale, entraîner…

    Alceste

    Il n’importe.

    Philinte

    195Vous vous tromperez.

    Alceste

    Soit. J’en veux voir le succès.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    J’aurai le plaisir de perdre mon procès.

    Philinte

    Mais enfin…

    Alceste

    Je verrai dans cette plaiderie

    Si les hommes auront assez d’effronterie,
    Seront assez méchants, scélérats, et pervers,
    200Pour me faire injustice aux yeux de l’univers.

    Philinte

    Quel homme !

    Alceste

    Je voudrais, m’en coutât-il grand’chose

    Pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause.

    Philinte

    On se rirait de vous, Alceste, tout de bon,

    Si l’on vous entendait parler de la façon.

    Alceste

    205Tant pis pour qui rirait.

    Philinte

    Mais cette rectitude

    Que vous voulez en tout avec exactitude,
    Cette pleine droiture où vous vous renfermez,
    La trouvez-vous ici dans ce que vous aimez ?
    Je m’étonne, pour moi, qu’étant, comme il le semble,
    210Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble,
    Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux,
    Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux ;
    Et ce qui me surprend encore davantage,
    C’est cet étrange choix où votre cœur s’engage.
    215La sincère Éliante a du penchant pour vous,
    La prude Arsinoé vous voit d’un œil fort doux ;
    Cependant à leurs vœux votre âme se refuse,
    Tandis qu’en ses liens Célimène l’amuse,
    De qui l’humeur coquette et l’esprit médisant
    220Semblent si fort donner dans les mœurs d’à présent.
    D’où vient que, leur portant une haine mortelle,
    Vous pouvez bien souffrir ce qu’en tient cette belle ?
    Ne sont-ce plus défauts dans un objet si doux ?
    Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous ?

    Alceste

    225Non. L’amour que je sens pour cette jeune veuve

    Ne ferme point mes yeux aux défauts qu’on lui treuve ;
    Et je suis, quelque ardeur qu’elle m’ait pu donner,
    Le premier à les voir, comme à les condamner.
    Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
    230Je confesse mon faible : elle a l’art de me plaire.
    J’ai beau voir ses défauts, et j’ai beau l’en blâmer,
    En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer ;
    Sa grâce est la plus forte ; et sans doute ma flamme
    De ces vices du temps pourra purger son âme.

    Philinte

    235Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu.

    Vous croyez être donc aimé d’elle ?

    Alceste

    Oui, parbleu !

    Je ne l’aimerais pas, si je ne croyais l’être.

    Philinte

    Mais si son amitié pour vous se fait paraître,

    D’où vient que vos rivaux vous causent de l’ennui ?

    Alceste

    240C’est qu’un cœur bien atteint veut qu’on soit tout à lui.

    Et je ne viens ici qu’à dessein de lui dire
    Tout ce que là-dessus ma passion m’inspire.

    Philinte

    Pour moi, si je n’avais qu’à former des désirs,

    Sa cousine Éliante aurait tous mes soupirs :
    245Son cœur, qui vous estime, est solide et sincère,
    Et ce choix plus conforme était mieux votre affaire.

    Alceste

    Il est vrai : ma raison me le dit chaque jour ;

    Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour.

    Philinte

    Je crains fort pour vos feux ; et l’espoir où vous êtes,

    250Pourrait…

    Scène 2

    Oronte, Alceste, Philinte.

    Oronte, à Alceste.

    J’ai su là-bas que, pour quelques emplettes

    Éliante est sortie, et Célimène aussi.

    Mais, comme l’on m’a dit que vous étiez ici,
    J’ai monté pour vous dire, et d’un cœur véritable,
    Que j’ai conçu pour vous une estime incroyable,
    255Et que, depuis longtemps, cette estime m’a mis
    Dans un ardent désir d’être de vos amis.
    Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
    Et je brûle qu’un nœud d’amitié nous unisse.
    Je crois qu’un ami chaud, et de ma qualité,
    260N’est pas assurément pour être rejeté.
    Pendant le discours d’Oronte, Alceste est rêveur, et semble ne pas entendre que c’est à lui qu’on parle. Il ne sort de sa rêverie que quand Oronte lui dit :
    C’est à vous, s’il vous plaît, que ce discours s’adresse.

    Alceste

    À moi, Monsieur ?

    Oronte

    À vous. Trouvez-vous qu’il vous blesse ?

    Alceste

    Non pas. Mais la surprise est fort grande pour moi,

    Et je n’attendais pas l’honneur que je reçoi.

    Oronte

    265L’estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre,

    Et de tout l’univers vous la pouvez prétendre.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    L’État n’a rien qui ne soit au-dessous

    Du mérite éclatant que l’on découvre en vous.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Oui, de ma part, je vous tiens préférable

    270À tout ce que j’y vois de plus considérable.

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Sois-je du ciel écrasé, si je mens !

    Et pour vous confirmer ici, mes sentiments,
    Souffrez qu’à cœur ouvert, monsieur, je vous embrasse,
    Et qu’en votre amitié je vous demande place.
    275Touchez là, s’il vous plaît ! Vous me la promettez,

    Votre amitié ?

    Alceste

    Monsieur…

    Oronte

    Quoi ! vous y résistez ?

    Alceste

    Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me voulez faire ;

    Mais l’amitié demande un peu plus de mystère ;
    Et c’est assurément en profaner le nom
    280Que de vouloir le mettre à toute occasion.
    Avec lumière et choix cette union veut naître ;
    Avant que nous lier, il faut nous mieux connaître ;
    Et nous pourrions avoir telles complexions,
    Que tous deux du marché nous nous repentirions.

    Oronte

    285Parbleu ! C’est là-dessus parler en homme sage,

    Et je vous en estime encore davantage.
    Souffrons donc que le temps forme des nœuds si doux ;
    Mais cependant je m’offre entièrement à vous.
    S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
    290On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure ;
    Il m’écoute ; et dans tout il en use, ma foi,
    Le plus honnêtement du monde avecque moi.
    Enfin je suis à vous de toutes les manières ;
    Et, comme votre esprit a de grandes lumières,
    295Je viens, pour commencer entre nous ce beau nœud,
    Vous montrer un sonnet que j’ai fait depuis peu,
    Et savoir s’il est bon qu’au public je l’expose.

    Alceste

    Monsieur, je suis mal propre à décider la chose.

    Veuillez m’en dispenser.

    Oronte

    Pourquoi ?

    Alceste

    J’ai le défaut

    300D’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut.

    Oronte

    C’est ce que je demande ; et j’aurais lieu de plainte,

    Si, m’exposant à vous pour me parler sans feinte,
    Vous alliez me trahir et me déguiser rien.

    Alceste

    Puisqu’il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien.

    Oronte

    305Sonnet. C’est un sonnet… L’Espoir… C’est une dame

    Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme.
    L’Espoir… Ce ne sont point de ces grands vers pompeux,
    Mais de petits vers doux, tendres, et langoureux.
    (À toutes ces interruptions il regarde Alceste.)

    Alceste

    Nous verrons bien.

    Oronte

    L’Espoir… Je ne sais si le style

    310Pourra vous en paraître assez net et facile,
    Et si du choix des mots vous vous contenterez.

    Alceste

    Nous allons voir, monsieur.

    Oronte

    Au reste, vous saurez

    Que je n’ai demeuré qu’un quart d’heure à le faire.

    Alceste

    Voyons, monsieur ; le temps ne fait rien à l’affaire.

    Oronte

    315L’espoir, il est vrai, nous soulage,
    Et nous berce un temps, notre ennui ;
    Mais, Philis, le triste avantage,
    Lorsque rien ne marche après lui !

    Philinte

    Je suis déjà charmé de ce petit morceau.

    Alceste, bas, à Philinte.

    320Quoi ! vous avez le front de trouver cela beau ?

    Oronte

    Vous eûtes de la complaisance ;
    Mais vous en deviez moins avoir,
    Et ne vous pas mettre en dépense
    Pour ne me donner que l’espoir.

    Philinte

    325Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont mises !

    Alceste, bas, à Philinte.

    Hé quoi ! vil complaisant, vous louez des sottises ?

    Oronte

    S’il faut qu’une attente éternelle
    Pousse à bout l’ardeur de mon zèle,
    Le trépas sera mon recours.
    330Vos soins ne m’en peuvent distraire :
    Belle Philis, on désespère,
    Alors qu’on espère toujours.

    Philinte

    La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

    Alceste, bas, à part.

    La peste de ta chute, empoisonneur, au diable,

    335En eusses-tu fait une à te casser le nez !

    Philinte

    Je n’ai jamais ouï de vers si bien tournés.

    Alceste, bas, à part.

    Morbleu !

    Oronte

    Vous me flattez, et vous croyez peut-être…

    Philinte

    Non, je ne flatte point.

    Alceste, bas, à part.

    Et que fais-tu donc, traître ?

    Oronte

    Mais pour vous, vous savez quel est notre traité.

    340Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

    Alceste

    Monsieur, cette matière est toujours délicate,

    Et sur le bel esprit nous aimons qu’on nous flatte.
    Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom,
    Je disais, en voyant des vers de sa façon,
    345Qu’il faut qu’un galant homme ait toujours grand empire
    Sur les démangeaisons qui nous prennent d’écrire ;
    Qu’il doit tenir la bride aux grands empressements
    Qu’on a de faire éclat de tels amusements ;
    Et que, par la chaleur de montrer ses ouvrages,
    350On s’expose à jouer de mauvais personnages.

    Oronte

    Est-ce que vous voulez me déclarer par là

    Que j’ai tort de vouloir…

    Alceste

    Je ne dis pas cela.

    Mais je lui disais, moi, qu’un froid écrit assomme,
    Qu’il ne faut que ce faible à décrier un homme,
    355Et qu’eût-on d’autre part cent belles qualités,
    On regarde les gens par leurs méchants côtés.

    Oronte

    Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?

    Alceste

    Je ne dis pas cela. Mais, pour ne point écrire,

    Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps,
    360Cette soif a gâté de fort honnêtes gens.

    Oronte

    Est-ce que j’écris mal, et leur ressemblerais-je ?

    Alceste

    Je ne dis pas cela. Mais enfin, lui disais-je,

    Quel besoin si pressant avez-vous de rimer ?
    Et qui diantre vous pousse à vous faire imprimer ?
    365Si l’on peut pardonner l’essor d’un mauvais livre,
    Ce n’est qu’aux malheureux qui composent pour vivre.
    Croyez-moi, résistez à vos tentations,
    Dérobez au public ces occupations ;
    Et n’allez point quitter, de quoi que l’on vous somme,
    370Le nom que dans la cour vous avez d’honnête homme,
    Pour prendre, de la main d’un avide imprimeur,
    Celui de ridicule et misérable auteur.
    C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre.

    Oronte

    Voilà qui va fort bien, et je crois vous entendre.

    375Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet…

    Alceste

    Franchement, il est bon à mettre au cabinet.

    Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
    Et vos expressions ne sont point naturelles.

    Qu’est-ce que Nous berce un temps notre ennui
    380Et que, Rien ne marche après lui ?
    Que, Ne vous pas mettre en dépense
    Pour ne me donner que l’espoir ?
    Et que, Philis, on désespère,
    Alors qu’on espère toujours ?

    385Ce style figuré, dont on fait vanité,
    Sort du bon caractère et de la vérité ;
    Ce n’est que jeu de mots, qu’affectation pure,
    Et ce n’est point ainsi que parle la nature.
    Le méchant goût du siècle en cela me fait peur ;
    390Nos pères, tout grossiers, l’avaient beaucoup meilleur,
    Et je prise bien moins tout ce que l’on admire,
    Qu’une vieille chanson que je m’en vais vous dire.

    Si le roi m’avait donné
    Paris, sa grand’ville,
    395Et qu’il me fallût quitter

    L’amour de ma mie,
    Je dirais au roi Henri :
    Reprenez votre Paris ;
    J’aime mieux ma mie, ô gué
    400J’aime mieux ma mie.

    La rime n’est pas riche, et le style en est vieux :
    Mais ne voyez-vous pas que cela vaut bien mieux
    Que ces colifichets dont le bon sens murmure,
    Et que la passion parle là toute pure ?

    405Si le roi m’avait donné
    Paris, sa grand’ville,
    Et qu’il me fallût quitter…
    L’amour de ma mie,
    Je dirais au roi Henri :
    410Reprenez votre Paris,
    J’aime mieux ma mie, o gué !
    J’aime mieux ma mie.


    Voilà ce que peut dire un cœur vraiment épris.
    (À Philinte, qui rit.)
    Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits,
    415J’estime plus cela que la pompe fleurie
    De tous ces faux brillants où chacun se récrie.

    Oronte

    Et moi, je vous soutiens que mes vers sont fort bons.

    Alceste

    Pour les trouver ainsi, vous avez vos raisons ;

    Mais vous trouverez bon que j’en puisse avoir d’autres
    420Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres.

    Oronte

    Il me suffit de voir que d’autres en font cas.

    Alceste

    C’est qu’ils ont l’art de feindre ; et moi, je ne l’ai pas.

    Oronte

    Croyez-vous donc avoir tant d’esprit en partage ?

    Alceste

    Si je louais vos vers, j’en aurais davantage.

    Oronte

    425Je me passerai fort que vous les approuviez.

    Alceste

    Il faut bien, s’il vous plaît, que vous vous en passiez.

    Oronte

    Je voudrais bien, pour voir, que, de votre manière

    Vous en composassiez sur la même matière.

    Alceste

    J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;

    430Mais je me garderais de les montrer aux gens.

    Oronte

    Vous me parlez bien ferme ; et cette suffisance…

    Alceste

    Autre part que chez moi cherchez qui vous encense.

    Oronte

    Mais, mon petit monsieur, prenez-le un peu moins haut.

    Alceste

    Ma foi, mon grand monsieur, je le prends comme il faut.

    Philinte, se mettant entre deux.

    435Hé ! messieurs, c’en est trop. Laissez cela, de grâce.

    Oronte

    Ah ! j’ai tort, je l’avoue, et je quitte la place.

    Je suis votre valet, monsieur, de tout mon cœur.

    Alceste

    Et moi, je suis, monsieur, votre humble serviteur.

    Scène 3

    Philinte, Alceste.

    Philinte

    Hé bien ! vous le voyez. Pour être trop sincère,

    440Vous voilà sur les bras une fâcheuse affaire ;
    Et j’ai bien vu qu’Oronte, afin d’être flatté…

    Alceste

    Ne me parlez pas.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    Plus de société.

    Philinte

    C’est trop…

    Alceste

    Laissez-moi là.

    Philinte

    Si je…

    Alceste

    Point de langage.

    Philinte

    Mais quoi !…

    Alceste

    Je n’entends rien.

    Philinte

    Mais…

    Alceste

    Encore !

    Philinte

    445On outrage…

    Alceste

    Ah ! parbleu ! c’en est trop. Ne suivez point mes pas.

    Philinte

    Vous vous moquez de moi. Je ne vous quitte pas.

    Fin du premier acte

    ACTE II

    Scène 1

    Alceste, Célimène.

    Alceste

    Madame, voulez-vous que je vous parle net ?

    De vos façons d’agir je suis mal satisfait :
    Contre elles dans mon cœur trop de bile s’assemble,
    450Et je sens qu’il faudra que nous rompions ensemble :
    Oui, je vous tromperais de parler autrement ;
    Tôt ou tard nous romprons indubitablement ;
    Et je vous promettrais mille fois le contraire,
    Que je ne serais pas en pouvoir de le faire.

    Célimène

    455C’est pour me quereller donc, à ce que je voi,

    Que vous avez voulu me ramener chez moi ?

    Alceste

    Je ne querelle point. Mais votre humeur, madame,

    Ouvre au premier venu trop d’accès dans votre âme.

    Vous avez trop d’amants qu’on voit vous obséder,
    460Et mon cœur de cela ne peut s’accommoder.

    Célimène

    Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?

    Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
    Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
    Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?

    Alceste

    465Non, ce n’est pas, madame, un bâton qu’il faut prendre,

    Mais un cœur à leurs vœux moins facile et moins tendre.
    Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
    Mais votre accueil retient ceux qu’attirent vos yeux,
    Et sa douceur offerte à qui vous rend les armes
    470Achève sur les cœurs l’ouvrage de vos charmes.
    Le trop riant espoir que vous leur présentez
    Attache autour de vous leurs assiduités ;
    Et votre complaisance un peu moins étendue,
    De tant de soupirants chasserait la cohue.
    475Mais, au moins, dites-moi, madame, par quel sort
    Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ?
    Sur quel fonds de mérite et de vertu sublime
    Appuyez-vous en lui l’honneur de votre estime ?
    Est-ce par l’ongle long qu’il porte au petit doigt,
    480Qu’il s’est acquis chez vous l’estime où l’on le voit ?
    Vous êtes-vous rendue, avec tout le beau monde,
    Au mérite éclatant de sa perruque blonde ?
    Sont-ce ses grands canons qui vous le font aimer ?
    L’amas de ses rubans a-t-il su vous charmer ?
    485Est-ce par les appas de sa vaste rhingrave,
    Qu’il a gagné votre âme en faisant votre esclave ?
    Ou sa façon de rire, et son ton de fausset,
    Ont-ils de vous toucher su trouver le secret ?

    Célimène

    Qu’injustement de lui vous prenez de l’ombrage !

    490Ne savez-vous pas bien pourquoi je le ménage ;
    Et que dans mon procès, ainsi qu’il m’a promis,
    Il peut intéresser tout ce qu’il a d’amis ?

    Alceste

    Perdez votre procès, madame, avec constance,

    Et ne ménagez point un rival qui m’offense.

    Célimène

    495Mais de tout l’univers vous devenez jaloux.

    Alceste

    C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.

    Célimène

    C’est ce qui doit rasseoir votre âme effarouchée,

    Puisque ma complaisance est sur tous épanchée ;
    Et vous auriez plus lieu de vous en offenser,
    500Si vous me la voyiez sur un seul ramasser.

    Alceste

    Mais moi, que vous blâmez de trop de jalousie,

    Qu’ai-je de plus qu’eux tous, madame, je vous prie ?

    Célimène

    Le bonheur de savoir que vous êtes aimé.

    Alceste

    Et quel lieu de le croire a mon cœur enflammé ?

    Célimène

    505Je pense qu’ayant pris le soin de vous le dire,

    Un aveu de la sorte a de quoi vous suffire.

    Alceste

    Mais qui m’assurera que, dans le même instant,

    Vous n’en disiez, peut-être, aux autres tout autant ?

    Célimène

    Certes pour un amant la fleurette est mignonne ;

    510Et vous me traitez là de gentille personne.
    Hé bien ! pour vous ôter d’un semblable souci,
    De tout ce que j’ai dit je me dédis ici ;
    Et rien ne saurait plus vous tromper que vous-même :
    Soyez content.

    Alceste

    Morbleu ! faut-il que je vous aime !

    515Ah ! que si de vos mains je rattrape mon cœur,
    Je bénirai le ciel de ce rare bonheur !
    Je ne le cèle pas, je fais tout mon possible
    À rompre de ce cœur l’attachement terrible ;
    Mais mes plus grands efforts n’ont rien fait jusqu’ici,
    520Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi.

    Célimène

    Il est vrai, votre ardeur est pour moi sans seconde.

    Alceste

    Oui, je puis là-dessus défier tout le monde.

    Mon amour ne se peut concevoir ; et jamais
    Personne n’a, madame, aimé comme je fais.

    Célimène

    525En effet, la méthode en est toute nouvelle,

    Car vous aimez les gens pour leur faire querelle ;
    Ce n’est qu’en mots fâcheux qu’éclate votre ardeur ;
    Et l’on n’a vu jamais un amant si grondeur

    Alceste

    Mais il ne tient qu’à vous que son chagrin ne passe.

    530À tous nos démêlés coupons chemin, de grâce ;
    Parlons à cœur ouvert, et voyons d’arrêter…

    Scène 2

    Célimène, Alceste, Basque.

    Célimène

    Qu’est-ce ?

    Basque

    Acaste est là-bas.

    Célimène

    Hé bien ! faites monter.

    Alceste

    Quoi ! l’on ne peut jamais vous parler tête à tête ?

    À recevoir le monde on vous voit toujours prête ;
    535Et vous ne pouvez pas, un seul moment de tous,
    Vous résoudre à souffrir de n’être pas chez vous ?

    Célimène

    Voulez-vous qu’avec lui je me fasse une affaire ?

    Alceste

    Vous avez des égards qui ne sauraient me plaire.

    Célimène

    C’est un homme à jamais ne me le pardonner,

    540S’il savait que sa vue eût pu m’importuner.

    Alceste

    Et que vous fait cela, pour vous gêner de sorte…

    Célimène

    Mon Dieu ! de ses pareils la bienveillance importe ;

    Et ce sont de ces gens qui, je ne sais comment,
    Ont gagné, dans la cour, de parler hautement.
    545Dans tous les entretiens on les voit s’introduire ;
    Ils ne sauraient servir, mais ils peuvent vous nuire ;

    Et jamais, quelque appui qu’on puisse avoir d’ailleurs
    On ne doit se brouiller avec ces grands brailleurs.

    Alceste

    Enfin, quoi qu’il en soit, et sur quoi qu’on se fonde,

    550Vous trouvez des raisons pour souffrir tout le monde ;
    Et les précautions de votre jugement…

    Scène 3

    Alceste, Célimène, Basque.

    Basque

    Voici Clitandre encor, madame.

    Alceste

    Justement.

    (Il témoigne s’en vouloir aller.)

    Célimène

    Où courez-vous ?

    Alceste

    Je sors.

    Célimène

    Demeurez.

    Alceste

    Pour quoi faire ?

    Célimène

    Demeurez.

    Alceste

    Je ne puis.

    Célimène

    Je le veux.

    Alceste

    Point d’affaire.

    555Ces conversations ne font que m’ennuyer,
    Et c’est trop que vouloir me les faire essuyer.

    Célimène

    Je le veux, je le veux.

    Alceste

    Non, il m’est impossible.

    Célimène

    Hé bien ! allez, sortez, il vous est tout loisible.

    Scène 4

    Éliante, Philinte, Acaste, Clitandre, Alceste, Célimène, Basque.

    Éliante, à Célimène.

    Voici les deux marquis qui montent avec nous.

    560Vous l’est-on venu dire ?

    Célimène, à Basque.

    Oui. Des sièges pour tous.

    (Basque donne des sièges, et sort.)
    (À Alceste.)
    Vous n’êtes pas sorti ?

    Alceste

    Non ; mais je veux, madame,

    Ou pour eux, ou pour moi, faire expliquer votre âme.

    Célimène

    Taisez-vous.

    Alceste

     Aujourd’hui vous vous expliquerez.

    Célimène

    Vous perdez le sens.

    Alceste

     Point. Vous vous déclarerez.

    Célimène

    565Ah !

    Alceste

    Vous prendrez parti.

    Célimène

    Vous vous moquez, je pense.

    Alceste

    Non. Mais vous choisirez : c’est trop de patience.

    Clitandre

    Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,

    Madame, a bien paru ridicule achevé.
    N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,
    570D’un charitable avis lui prêter les lumières ?

    Célimène

    Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort ;

    Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;
    Et, lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,
    On le retrouve encor plus plein d’extravagance.

    Acaste

    575Parbleu ! s’il faut parler des gens extravagants,

    Je viens d’en essuyer un des plus fatigants ;
    Damon le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,
    Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise.

    Célimène

    C’est un parleur étrange, et qui trouve toujours

    580L’art de ne vous rien dire avec de grands discours :
    Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,
    Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.

    Éliante, à Philinte.

    Ce début n’est pas mal ; et, contre le prochain,

    La conversation prend un assez bon train.

    Clitandre

    585Timante encor, madame, est un bon caractère.

    Célimène

    C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,

    Qui vous jette, en passant, un coup d’œil égaré,
    Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.
    Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;
    590À force de façons, il assomme le monde :
    Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,
    Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien ;
    De la moindre vétille il fait une merveille,
    Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille.

    Acaste

    595Et Géralde, madame ?

    Célimène

    Ô l’ennuyeux conteur !

    Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur
    Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
    Et ne cite jamais que duc, prince, ou princesse
    La qualité l’entête ; et tous ses entretiens
    600Ne sont que de chevaux, d’équipage, et de chiens :
    Il tutaye en parlant ceux du plus haut étage,
    Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.

    Clitandre

    On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.

    Célimène

    Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien !

    605Lorsqu’elle vient me voir, je souffre le martyre ;
    Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;
    Et la stérilité de son expression
    Fait mourir à tous coups la conversation.
    En vain, pour attaquer son stupide silence,
    610De tous les lieux communs vous prenez l’assistance :
    Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,
    Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.
    Cependant sa visite, assez insupportable,
    Traîne en une longueur encore, épouvantable ;
    615Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,
    Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.

    Acaste

    Que vous semble d’Adraste ?

    Célimène

    Ah ! quel orgueil extrême !

    C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même.
    Son mérite jamais n’est content de la cour,
    620Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;
    Et l’on ne donne emploi, charge, ni bénéfice,
    Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

    Clitandre

    Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd’hui,

    Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?

    Célimène

    625Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,

    Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.

    Éliante

    Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.

    Célimène

    Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas ;

    C’est un fort méchant plat que sa sotte personne,
    630Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.

    Philinte

    On fait assez de cas de son oncle Damis ;

    Qu’en dites-vous, madame ?

    Célimène

    Il est de mes amis.

    Philinte

    Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.

    Célimène

    Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.

    635Il est guindé sans cesse ; et, dans tous ses propos,
    On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.
    Depuis que dans la tête il s’est mis d’être habile,
    Rien ne touche son goût, tant il est difficile.
    Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,
    640Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,
    Que c’est être savant que trouver à redire,
    Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire,
    Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,
    Il se met au-dessus de tous les autres gens.
    645Aux conversations même il trouve à reprendre ;
    Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;
    Et, les deux bras croisés, du haut de son esprit,
    Il regarde en pitié tout ce que chacun dit.

    Acaste

    Dieu me damne, voilà son portrait véritable.

    Clitandre, à Célimène

    650Pour bien peindre les gens vous êtes admirable.

    Alceste

    Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour ;

    Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :
    Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,
    Qu’on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre,
    655Lui présenter la main, et d’un baiser flatteur
    Appuyer les serments d’être son serviteur.

    Clitandre

    Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,

    Il faut que le reproche à madame s’adresse.

    Alceste

    Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisants

    660Tirent de son esprit tous ces traits médisants.
    Son humeur satirique est sans cesse nourrie
    Par le coupable encens de votre flatterie ;

    Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,
    S’il avait observé qu’on ne l’applaudît pas.
    665C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendre
    Des vices où l’on voit les humains se répandre.

    Philinte

    Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,

    Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?

    Célimène

    Et ne faut-il pas bien que Monsieur contredise ?

    670À la commune voix veut-on qu’il se réduise,
    Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieux
    L’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?
    Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire :
    Il prend toujours en main l’opinion contraire,
    675Et penserait paraître un homme du commun,
    Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.
    L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,
    Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;
    Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,
    680Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.

    Alceste

    Les rieurs sont pour vous, madame, c’est tout dire ;

    Et vous pouvez pousser contre moi la satire.

    Philinte

    Mais il est véritable aussi que votre esprit

    Se gendarme toujours contre tout ce qu’on dit ;
    685Et que, par un chagrin que lui-même il avoue,
    Il ne saurait souffrir qu’on blâme ni qu’on loue.

    Alceste

    C’est que jamais, morbleu ! les hommes n’ont raison,

    Que le chagrin contre eux est toujours de saison,
    Et que je vois qu’ils sont, sur toutes les affaires,
    690Loueurs impertinents, ou censeurs téméraires.

    Célimène

    Mais…

    Alceste

    Non, madame, non, quand j’en devrais mourir,

    Vous avez des plaisirs que je ne puis souffrir :

    Et l’on a tort ici de nourrir dans votre âme
    Ce grand attachement aux défauts qu’on y blâme.

    Clitandre

    695Pour moi, je ne sais pas ; mais j’avouerai tout haut

    Que j’ai cru jusqu’ici madame sans défaut.

    Acaste

    De grâces et d’attraits je vois qu’elle est pourvue ;

    Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.

    Alceste

    Ils frappent tous la mienne ; et, loin de m’en cacher,

    700Elle sait que j’ai soin de les lui reprocher.
    Plus on aime quelqu’un, moins il faut qu’on le flatte ;
    À ne rien pardonner le pur amour éclate ;
    Et je bannirais, moi, tous ces lâches amants
    Que je verrais soumis à tous mes sentiments,
    705Et dont, à tous propos, les molles complaisances
    Donneraient de l’encens à mes extravagances.

    Célimène

    Enfin, s’il faut qu’à vous s’en rapportent les cœurs,

    On doit, pour bien aimer, renoncer aux douceurs,
    Et du parfait amour mettre l’honneur suprême
    710À bien injurier les personnes qu’on aime.

    Éliante

    L’amour, pour l’ordinaire, est peu fait à ces lois,

    Et l’on voit les amants vanter toujours leur choix.
    Jamais leur passion n’y voit rien de blâmable,
    Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable ;
    715Ils comptent les défauts pour des perfections,
    Et savent y donner de favorables noms.
    La pâle est aux jasmins en blancheur comparable ;
    La noire à faire peur, une brune adorable ;
    La maigre a de la taille et de la liberté ;
    720La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
    La malpropre sur soi, de peu d’attraits chargée,
    Est mise sous le nom de beauté négligée ;
    La géante paraît une déesse aux yeux ;
    La naine un abrégé des merveilles des cieux ;
    725L’orgueilleuse a le cœur digne d’une couronne ;
    La fourbe a de l’esprit ; la sotte est toute bonne ;
    La trop grande parleuse est d’agréable humeur ;
    Et la muette garde une honnête pudeur.

    C’est ainsi qu’un amant dont l’ardeur est extrême
    730Aime jusqu’aux défauts des personnes qu’il aime.

    Alceste

    Et moi, je soutiens, moi…

    Célimène

    Brisons là ce discours,

    Et dans la galerie allons faire deux tours.
    Quoi ! vous vous en allez, messieurs ?

    Clitandre et Acaste

    Non pas, madame.

    Alceste

    La peur de leur départ occupe fort votre âme.

    735Sortez quand vous voudrez, messieurs ; mais j’avertis
    Que je ne sors qu’après que vous serez sortis.

    Acaste

    À moins de voir madame en être importunée,

    Rien ne m’appelle ailleurs de toute la journée.

    Clitandre

    Moi, pourvu que je puisse être au petit couché,

    740Je n’ai point d’autre affaire, où je sois attaché.

    Célimène, à Alceste.

    C’est pour rire, je crois.

    Alceste

    Non, en aucune sorte.

    Nous verrons si c’est moi que vous voudrez qui sorte.

    Scène 5

    Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, Basque.

    Basque, à Alceste.

    Monsieur, un homme est là qui voudrait vous parler

    Pour affaire, dit-il, qu’on ne peut reculer.

    Alceste

    745Dis-lui que je n’ai point d’affaires si pressées.

    Basque

    Il porte une jaquette à grand’basques plissées,

    Avec du dor dessus.

    Célimène, à Alceste.

    Allez voir ce que c’est,

    Ou bien faites-le entrer.

    Scène 6

    Alceste, Célimène, Éliante, Acaste, Philinte, Clitandre, un Garde de la maréchaussée.

    Alceste, allant au-devant du garde.

    Qu’est-ce donc, qu’il vous plaît ?

    Venez, Monsieur.

    Garde

    Monsieur, j’ai deux mots à vous dire.

    Alceste

    750Vous pouvez parler haut, monsieur, pour m’en instruire.

    Garde

    Messieurs les maréchaux, dont j’ai commandement,

    Vous mandent de venir les trouver promptement,
    Monsieur.

    Alceste

    Qui ? moi, monsieur ?

    Garde

    Vous-même.

    Alceste

    Et pour quoi faire ?

    Philinte, à Alceste

    C’est d’Oronte et de vous la ridicule affaire.

    Célimène

    Comment ?

    Philinte

    755Oronte et lui se sont tantôt bravés

    Sur certains petits vers, qu’il n’a pas approuvés ;
    Et l’on veut assoupir la chose en sa naissance.

    Alceste

    Moi, je n’aurai jamais de lâche complaisance.

    Philinte

    Mais il faut suivre l’ordre : allons, disposez-vous.

    Alceste

    760Quel accommodement veut-on faire entre nous ?

    La voix de ces messieurs me condamnera-t-elle
    À trouver bons les vers qui font notre querelle ?
    Je ne me dédis point de ce que j’en ai dit,
    Je les trouve méchants.

    Philinte

    Mais d’un plus doux esprit…

    Alceste

    765Je n’en démordrai point, les vers sont exécrables.

    Philinte

    Vous devez faire voir des sentiments traitables.

    Allons, venez.

    Alceste

    J’irai, mais rien n’aura pouvoir

    De me faire dédire.

    Philinte

    Allons vous faire voir.

    Alceste

    Hors qu’un commandement exprès du roi me vienne

    770De trouver bons les vers dont on se met en peine,
    Je soutiendrai toujours, morbleu ! qu’ils sont mauvais
    Et qu’un homme est pendable après les avoir faits.
    (À Clitandre et Acaste qui rient.)
    Par le sangbleu ! messieurs, je ne croyais pas être

    Si plaisant que je suis.

    Célimène

    Allez vite paraître

    Où vous devez.

    Alceste

    775J’y vais, madame, et sur mes pas

    Je reviens en ce lieu pour vider nos débats.

    Fin du second acte

    ACTE III

    Scène 1

    Clitandre, Acaste.

    Clitandre

    Cher marquis, je te vois l’âme bien satisfaite ;

    Toute chose t’égaie, et rien ne t’inquiète.
    En bonne foi, crois-tu, sans t’éblouir les yeux,
    780Avoir de grands sujets de paraître joyeux ?

    Acaste

    Parbleu ! je ne vois pas, lorsque je m’examine,

    Où prendre aucun sujet d’avoir l’âme chagrine ;
    J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
    Qui se peut dire noble, avec quelque raison ;
    785Et je crois par le rang que me donne ma race,
    Qu’il est fort peu d’emplois dont je ne sois en passe.
    Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
    On sait, sans vanité, que je n’en manque pas ;
    Et l’on m’a vu pousser dans le monde une affaire
    790D’une assez vigoureuse et gaillarde manière.
    Pour de l’esprit, j’en ai, sans doute ; et du bon goût,
    À juger sans étude et raisonner de tout ;
    À faire aux nouveautés dont je suis idolâtre,
    Figure de savant sur les bancs du théâtre ;
    795Y décider en chef, et faire du fracas
    À tous les beaux endroits qui méritent des has !

    Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
    Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
    Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
    800Qu’on serait mal venu de me le disputer.
    Je me vois dans l’estime autant qu’on y puisse être,
    Fort aimé du beau sexe, et bien auprès du maître.
    Je crois qu’avec cela, mon cher marquis, je croi
    Qu’on peut, par tout pays, être content de soi.

    Clitandre

    805Oui. Mais, trouvant ailleurs des conquêtes faciles,

    Pourquoi pousser ici des soupirs inutiles ?

    Acaste

    Moi ? Parbleu ! je ne suis de taille, ni d’humeur

    À pouvoir d’une belle essuyer la froideur.
    C’est aux gens mal tournés, aux mérites vulgaires,
    810À brûler constamment pour des beautés sévères,
    À languir à leurs pieds et souffrir leurs rigueurs,
    À chercher le secours des soupirs et des pleurs,
    Et tâcher, par des soins d’une très longue suite,
    D’obtenir ce qu’on nie à leur peu de mérite.
    815Mais les gens de mon air, marquis, ne sont pas faits
    Pour aimer à crédit et faire tous les frais.
    Quelque rare que soit le mérite des belles,
    Je pense, Dieu merci, qu’on vaut son prix comme elles ;
    Que pour se faire honneur d’un cœur comme le mien,
    820Ce n’est pas la raison qu’il ne leur coûte rien ;
    Et qu’au moins, à tout mettre en de justes balances,
    Il faut qu’à frais communs se fassent les avances.

    Clitandre

    Tu penses donc, marquis, être fort bien ici ?

    Acaste

    J’ai quelque lieu, marquis, de le penser ainsi.

    Clitandre

    825Crois-moi, détache-toi de cette erreur extrême :

    Tu te flattes, mon cher, et t’aveugles toi-même.

    Acaste

    Il est vrai, je me flatte et m’aveugle en effet.

    Clitandre

    Mais qui te fait juger ton bonheur si parfait ?

    Acaste

    Je me flatte.

    Clitandre

    Sur quoi fonder tes conjectures ?

    Acaste

    Je m’aveugle.

    Clitandre

    830En as-tu des preuves qui soient sûres ?

    Acaste

    Je m’abuse, te dis-je.

    Clitandre

    Est-ce que de ses vœux

    Célimène t’a fait quelques secrets aveux ?

    Acaste

    Non, je suis maltraité.

    Clitandre

    Réponds-moi, je te prie.

    Acaste

    Je n’ai que des rebuts.

    Clitandre

    Laissons la raillerie,

    835Et me dis quel espoir on peut t’avoir donné.

    Acaste

    Je suis le misérable, et toi le fortuné ;

    On a pour ma personne une aversion grande,
    Et quelqu’un de ces jours il faut que je me pende.

    Clitandre

    Oh ! çà, veux-tu, marquis, pour ajuster nos vœux,

    840Que nous tombions d’accord d’une chose tous deux ?
    Que qui pourra montrer une marque certaine
    D’avoir meilleure part au cœur de Célimène,
    L’autre ici fera place au vainqueur prétendu,
    Et le délivrera d’un rival assidu ?

    Acaste

    845Ah ! parbleu ! tu me plais avec un tel langage,

    Et du bon de mon cœur à cela je m’engage.
    Mais, chut.

    Scène 2

    Célimène, Acaste, Clitandre.

    Célimène

    Encore, ici ?

    Clitandre

    L’amour retient nos pas.

    Célimène

    Je viens d’ouïr entrer un carrosse là-bas

    Savez-vous qui c’est ?

    Clitandre

    Non.

    Scène 3

    Célimène, Acaste, Clitandre, Basque.

    Basque

    Arsinoé, madame,

    850Monte ici pour vous voir.

    Célimène

    Que me veut cette femme ?

    Basque

    Éliante là-bas est à l’entretenir.

    Célimène

    De quoi s’avise-t-elle, et qui la fait venir ?

    Acaste

    Pour prude consommée en tous lieux elle passe ;

    Et l’ardeur de son zèle…

    Célimène

    Oui, oui, franche grimace.

    855Dans l’âme elle est du monde ; et ses soins tentent tout
    Pour accrocher quelqu’un sans en venir à bout.
    Elle ne saurait voir qu’avec un œil d’envie
    Les amants déclarés dont une autre est suivie ;
    Et son triste mérite, abandonné de tous,
    860Contre le siècle aveugle est toujours en courroux.
    Elle tâche à couvrir d’un faux voile de prude
    Ce que chez elle on voit d’affreuse solitude ;
    Et, pour sauver l’honneur de ses faibles appas,
    Elle attache du crime au pouvoir qu’ils n’ont pas.
    865Cependant un amant plairait fort à la dame ;
    Et même pour Alceste elle a tendresse d’âme.
    Ce qu’il me rend de soins outrage ses attraits ;
    Elle veut que ce soit un vol que je lui fais ;
    Et son jaloux dépit, qu’avec peine, elle cache,
    870En tous endroits sous main contre moi se détache.
    Enfin je n’ai rien vu de si sot à mon gré ;

    Elle est impertinente au suprême degré,
    Et…


    Scène 4

    Arsinoé, Célimène, Clitandre, Acaste.

    Célimène

    Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?

    Madame, sans mentir, j’étais de vous en peine.

    Arsinoé

    875Je viens pour quelque avis que j’ai cru vous devoir.

    Célimène

    Ah ! mon Dieu, que je suis contente de vous voir !


    (Clitandre et Acaste sortent en riant.)

    Scène 5

    Arsinoé, Célimène.

    Arsinoé

    Leur départ ne pouvait plus à propos se faire.

    Célimène

    Voulons-nous nous asseoir ?

    Arsinoé

    Il n’est pas nécessaire

    Madame, l’amitié doit surtout éclater
    880Aux choses qui le plus nous peuvent importer ;
    Et comme il n’en est point de plus grande importance
    Que celles de l’honneur et de la bienséance,
    Je viens, par un avis qui touche votre honneur,
    Témoigner l’amitié que pour vous a mon cœur.
    885Hier j’étais chez des gens de vertu singulière,
    Où sur vous du discours on tourna la matière ;
    Et là, votre conduite avec ses grands éclats,
    Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas.
    Cette foule de gens dont vous souffrez visite,
    890Votre galanterie, et les bruits qu’elle excite,

    Trouvèrent des censeurs plus qu’il n’aurait fallu,
    Et bien plus rigoureux que je n’eusse voulu.
    Vous pouvez bien penser quel parti je sus prendre ;
    Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre ;
    895Je vous excusai fort sur votre intention,
    Et voulus de votre âme être la caution.
    Mais vous savez qu’il est des choses dans la vie
    Qu’on ne peut excuser, quoiqu’on en ait envie ;
    Et je me vis contrainte à demeurer d’accord
    900Que l’air dont vous vivez vous faisait un peu tort ;
    Qu’il prenait dans le monde une méchante face ;
    Qu’il n’est conte fâcheux que partout on n’en fasse,
    Et que, si vous vouliez, tous vos déportements
    Pourraient moins donner prise aux mauvais jugements.
    905Non que j’y croie au fond l’honnêteté blessée :
    Me préserve le ciel d’en avoir la pensée !
    Mais aux ombres du crime on prête aisément foi,
    Et ce n’est pas assez de bien vivre pour soi.
    Madame, je vous crois l’âme trop raisonnable
    910Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
    Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
    D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

    Célimène

    Madame, j’ai beaucoup de grâces à vous rendre.

    Un tel avis m’oblige ; et, loin de le mal prendre,
    915J’en prétends reconnaître à l’instant la faveur,
    Par un avis aussi qui touche votre honneur ;
    Et comme je vous vois vous montrer mon amie,
    En m’apprenant les bruits que de moi l’on publie,
    Je veux suivre, à mon tour, un exemple si doux,
    920En vous avertissant de ce qu’on dit de vous
    En un lieu, l’autre jour, où je faisais visite,
    Je trouvai quelques gens d’un très rare mérite,
    Qui, parlant des vrais soins d’une âme qui vit bien,
    Firent tomber sur vous, madame, l’entretien.
    925Là, votre pruderie et vos éclats de zèle
    Ne furent pas cités comme un fort bon modèle ;
    Cette affectation d’un grave extérieur,
    Vos discours éternels de sagesse et d’honneur,
    Vos mines et vos cris aux ombres d’indécence
    930Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.

    Cette hauteur d’estime où vous êtes de vous,
    Et ces yeux de pitié que vous jetez sur tous,
    Vos fréquentes leçons et vos aigres censures
    Sur des choses qui sont innocentes et pures ;
    935Tout cela, si je puis vous parler franchement,
    Madame, fut blâmé d’un commun sentiment.
    À quoi bon, disaient-ils, cette mine modeste,
    Et ce sage dehors, que dément tout le reste ?
    Elle est à bien prier exacte au dernier point ;
    940Mais elle bat ses gens, et ne les paye point.
    Dans tous les lieux dévots elle étale un grand zèle,
    Mais elle met du blanc, et veut paraître belle.
    Elle fait des tableaux couvrir les nudités ;
    Mais elle a de l’amour pour les réalités.
    945Pour moi, contre chacun je pris votre défense,
    Et leur assurai fort que c’était médisance ;
    Mais tous les sentiments combattirent le mien,
    Et leur conclusion fut que vous feriez bien
    De prendre moins de soin des actions des autres,
    950Et de vous mettre un peu plus en peine des vôtres ;
    Qu’on doit se regarder soi-même un fort long temps
    Avant que de songer à condamner les gens ;
    Qu’il faut mettre le poids d’une vie exemplaire
    Dans les corrections qu’aux autres on veut faire ;
    955Et qu’encor vaut-il mieux s’en remettre, au besoin,
    À ceux à qui le ciel en a commis le soin.
    Madame, je vous crois aussi trop raisonnable
    Pour ne pas prendre bien cet avis profitable,
    Et pour l’attribuer qu’aux mouvements secrets
    960D’un zèle qui m’attache à tous vos intérêts.

    Arsinoé

    À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,

    Je ne m’attendais pas à cette repartie,
    Madame ; et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
    Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.

    Célimène

    965Au contraire, madame ; et si l’on était sage,

    Ces avis mutuels seraient mis en usage ;
    On détruirait par là, traitant de bonne foi,
    Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
    Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle

    970Nous ne continuions cet office fidèle,
    Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
    Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.

    Arsinoé

    Ah ! madame, de vous je ne puis rien entendre ;

    C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.

    Célimène

    975Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout ;

    Et chacun a raison, suivant l’âge ou le goût
    Il est une saison pour la galanterie,
    Il en est une aussi propre à la pruderie.
    On peut, par politique, en prendre le parti,
    980Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti ;
    Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces.
    Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
    L’âge amènera tout ; et ce n’est pas le temps
    Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.

    Arsinoé

    985Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,

    Et vous faites sonner terriblement votre âge.
    Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
    N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir ;
    Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
    990Madame, à me pousser de cette étrange sorte.

    Célimène

    Et moi, je ne sais pas, madame, aussi pourquoi

    On vous voit en tous lieux vous déchaîner sur moi.
    Faut-il de vos chagrins sans cesse à moi vous prendre ?
    Et puis-je mais des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
    995Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
    Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
    Les vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
    Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute ;
    Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
    1000Que, pour les attirer, vous n’ayez des appas.

    Arsinoé

    Hélas ! et croyez-vous que l’on se mette en peine

    De ce nombre d’amants dont vous faites la vaine,
    Et qu’il ne nous soit pas fort aisé de juger

    À quel prix aujourd’hui on peut les engager ?
    1005Pensez-vous faire croire, à voir comme tout roule,
    Que votre seul mérite attire cette foule ?
    Qu’ils ne brûlent pour vous que d’un honnête amour,
    Et que pour vos vertus ils vous font tous la cour ?
    On ne s’aveugle point par de vaines défaites ;
    1010Le monde n’est point dupe ; et j’en vois qui sont faites
    À pouvoir inspirer de tendres sentiments,
    Qui chez elles pourtant ne fixent point d’amants :
    Et de là nous pouvons tirer des conséquences
    Qu’on n’acquiert point leurs cœurs sans de grandes avances,
    1015Qu’aucun, pour nos beaux yeux, n’est notre soupirant,
    Et qu’il faut acheter tous les soins qu’on nous rend.
    Ne vous enflez donc pas d’une si grande gloire,
    Pour les petits brillants d’une faible victoire ;
    Et corrigez un peu l’orgueil de vos appas,
    1020De traiter pour cela les gens de haut en bas.
    Si nos yeux enviaient les conquêtes des vôtres,
    Je pense qu’on pourrait faire comme les autres,
    Ne se point ménager, et vous faire bien voir
    Que l’on a des amants quand on en veut avoir.

    Célimène

    1025Ayez-en donc, madame, et voyons cette affaire ;

    Par ce rare secret efforcez-vous de plaire ;
    Et sans…

    Arsinoé

    Brisons, madame, un pareil entretien,

    Il pousserait trop loin votre esprit et le mien ;
    Et j’aurais pris déjà le congé qu’il faut prendre,
    1030Si mon carrosse encor ne m’obligeait d’attendre.

    Célimène

    Autant qu’il vous plaira vous pouvez arrêter,

    Madame, et là-dessus rien ne doit vous hâter.
    Mais, sans vous fatiguer de ma cérémonie,
    Je m’en vais vous donner meilleure compagnie ;
    1035Et monsieur, qu’à propos le hasard fait venir,
    Remplira mieux ma place à vous entretenir.


    Scène 6

    Alceste, Célimène, Arsinoé.

    Célimène

    Alceste, il faut que j’aille écrire un mot de lettre,

    Que, sans me faire tort, je ne saurais remettre.
    Soyez avec madame ; elle aura la bonté
    1040D’excuser aisément mon incivilité.


    Scène 7

    Alceste, Arsinoé.

    Arsinoé

    Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,

    Attendant un moment que mon carrosse vienne ;
    Et jamais tous ses soins ne pouvaient m’offrir rien
    Qui me fût plus charmant qu’un pareil entretien.
    1045En vérité, les gens d’un mérite sublime
    Entraînent de chacun et l’amour et l’estime ;
    Et le vôtre, sans doute, a des charmes secrets
    Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.
    Je voudrais que la cour, par un regard propice,
    1050À ce que vous valez rendît plus de justice.
    Vous avez à vous plaindre ; et je suis en courroux
    Quand je vois chaque jour qu’on ne fait rien pour vous.

    Alceste

    Moi, madame ? Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre ?

    Quel service à l’État est-ce qu’on m’a vu rendre ?
    1055Qu’ai-je fait, s’il vous plaît, de si brillant de soi,
    Pour me plaindre à la cour qu’on ne fait rien pour moi ?

    Arsinoé

    Tous ceux sur qui la cour jette des yeux propices

    N’ont pas toujours rendu de ces fameux services.
    Il faut l’occasion ainsi que le pouvoir ;
    1060Et le mérite enfin, que vous nous faites voir
    Devrait…

    Alceste

    Mon Dieu ! laissons mon mérite, de grâce :

    De quoi voulez-vous là que la cour s’embarrasse ?
    Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands
    D’avoir à déterrer le mérite des gens.

    Arsinoé

    1065Un mérite éclatant se déterre lui-même.

    Du vôtre en bien des lieux on fait un cas extrême,
    Et vous saurez de moi qu’en deux fort bons endroits
    Vous fûtes hier loué par des gens d’un grand poids.

    Alceste

    Hé ! madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde,

    1070Et le siècle par là n’a rien qu’on ne confonde.
    Tout est d’un grand mérite également doué ;
    Ce n’est plus un honneur que de se voir loué :
    D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
    Et mon valet de chambre est mis dans la gazette.

    Arsinoé

    1075Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,

    Une charge à la cour vous pût frapper les yeux.
    Pour peu que d’y songer vous nous fassiez les mines,
    On peut, pour vous servir, remuer des machines ;
    Et j’ai des gens en main que j’emploierai pour vous,
    1080Qui vous feront à tout un chemin assez doux.

    Alceste

    Et que voudriez-vous, madame, que j’y fisse ?

    L’humeur dont je me sens veut que je m’en bannisse ;
    Le ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour,
    Une âme compatible avec l’air de la cour.
    1085Je ne me trouve point les vertus nécessaires
    Pour y bien réussir, et faire mes affaires.
    Être franc et sincère est mon plus grand talent ;
    Je ne sais point jouer les hommes en parlant ;
    Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense
    1090Doit faire en ce pays fort peu de résidence.
    Hors de la cour sans doute on n’a pas cet appui
    Et ces titres d’honneur qu’elle donne aujourd’hui ;
    Mais on n’a pas aussi, perdant ces avantages,
    Le chagrin de jouer de fort sots personnages :
    1095On n’a point à souffrir mille rebuts cruels,
    On n’a point à louer les vers de messieurs tels,
    À donner de l’encens à madame une telle,
    Et de nos francs marquis essuyer la cervelle.

    Arsinoé

    Laissons, puisqu’il vous plaît, ce chapitre de cour :

    1100Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour ;
    Et pour vous découvrir là-dessus mes pensées,
    Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées.
    Vous méritez, sans doute, un sort beaucoup plus doux,
    Et celle qui vous charme est indigne de vous.

    Alceste

    1105Mais en disant cela, songez-vous, je vous prie,

    Que cette personne est, madame, votre amie ?

    Arsinoé

    Oui. Mais ma conscience est blessée en effet

    De souffrir plus longtemps le tort que l’on vous fait.
    L’état où je vous vois afflige trop mon âme,
    1110Et je vous donne avis qu’on trahit votre flamme.

    Alceste

    C’est me montrer, madame, un tendre mouvement,

    Et de pareils avis obligent un amant.

    Arsinoé

    Oui, toute mon amie, elle est, et je la nomme,

    Indigne d’asservir le cœur d’un galant homme
    1115Et le sien n’a pour vous que de feintes douceurs.

    Alceste

    Cela se peut, madame, on ne voit pas les cœurs ;

    Mais votre charité se serait bien passée
    De jeter dans le mien une telle pensée.

    Arsinoé

    Si vous ne voulez pas être désabusé,

    1120Il faut ne vous rien dire ; il est assez aisé.

    Alceste

    Non. Mais sur ce sujet, quoi que l’on nous expose,

    Les doutes sont fâcheux plus que toute autre chose ;
    Et je voudrais, pour moi, qu’on ne me fît savoir
    Que ce qu’avec clarté l’on peut me faire voir.

    Arsinoé

    1125Hé bien ! c’est assez dit ; et sur cette matière

    Vous allez recevoir une pleine lumière.

    Oui, je veux que de tout vos yeux vous fassent foi.
    Donnez-moi seulement la main jusque chez moi ;
    Là, je vous ferai voir une preuve fidèle
    1130De l’infidélité du cœur de votre belle ;
    Et, si pour d’autres yeux le vôtre peut brûler,
    On pourra vous offrir de quoi vous consoler.

    Fin du troisième acte.

    ACTE IV

    Scène 1

    Éliante, Philinte.

    Philinte

    Non, l’on n’a point vu d’âme à manier si dure,

    Ni d’accommodement plus pénible à conclure :
    1135En vain de tous côtés on l’a voulu tourner,
    Hors de son sentiment on n’a pu l’entraîner ;
    Et jamais différend si bizarre, je pense,
    N’avait de ces messieurs occupé la prudence.
    « Non, messieurs, disait-il, je ne me dédis point,
    1140Et tomberai d’accord de tout, hors de ce point.
    De quoi s’offense-t-il ? et que veut-il me dire ?
    Y va-t-il de sa gloire à ne pas bien écrire ?
    Que lui fait mon avis, qu’il a pris de travers ?
    On peut être honnête homme, et faire mal des vers,
    1145Ce n’est point à l’honneur que touchent ces matières,
    Je le tiens galant homme en toutes les manières,
    Homme de qualité, de mérite et de cœur,
    Tout ce qu’il vous plaira, mais fort méchant auteur.
    Je louerai, si l’on veut, son train et sa dépense,
    1150Son adresse à cheval, aux armes, à la danse ;
    Mais, pour louer ses vers, je suis son serviteur ;
    Et, lorsque d’en mieux faire on n’a pas le bonheur,
    On ne doit de rimer avoir aucune envie,
    Qu’on n’y soit condamné sur peine de la vie. »

    1155Enfin, toute la grâce et l’accommodement
    Où s’est avec effort plié son sentiment,
    C’est de dire, croyant adoucir bien son style :
    « Monsieur, je suis fâché d’être si difficile ;
    Et, pour l’amour de vous, je voudrais, de bon cœur,
    1160Avoir trouvé tantôt votre sonnet meilleur. »
    Et dans une embrassade, on leur a, pour conclure,
    Fait vite envelopper toute la procédure.

    Éliante

    Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;

    Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier ;
    1165Et la sincérité dont son âme se pique
    A quelque chose en soi de noble et d’héroïque,
    C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,
    Et je la voudrais voir partout comme chez lui.

    Philinte

    Pour moi, plus je le vois, plus surtout je m’étonne

    1170De cette passion où son cœur s’abandonne.
    De l’humeur dont le ciel a voulu le former,
    Je ne sais pas comment il s’avise d’aimer ;
    Et je sais moins encor comment votre cousine
    Peut être la personne où son penchant l’incline.

    Éliante

    1175Cela fait assez voir que l’amour, dans les cœurs,

    N’est pas toujours produit par un rapport d’humeurs ;
    Et toutes ces raisons de douces sympathies,
    Dans cet exemple-ci, se trouvent démenties.

    Philinte

    Mais croyez-vous qu’on l’aime, aux choses qu’on peut voir ?

    Éliante

    1180C’est un point qu’il n’est pas fort aisé de savoir.

    Comment pouvoir juger s’il est vrai qu’elle l’aime ?
    Son cœur de ce qu’il sent n’est pas bien sûr lui-même ;
    Il aime quelquefois sans qu’il le sache bien,
    Et croit aimer aussi, parfois, qu’il n’en est rien.

    Philinte

    1185Je crois que notre ami, près de cette cousine,

    Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
    Et, s’il avait mon cœur, à dire vérité,
    Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté ;
    Et, par un choix plus juste, on le verrait, madame,

    1190Profiter des bontés que lui montre votre âme.

    Éliante

    Pour moi, je n’en fais point de façons, et je croi

    Qu’on doit sur de tels points être de bonne foi.
    Je ne m’oppose point à toute sa tendresse ;
    Au contraire, mon cœur pour elle s’intéresse ;
    1195Et, si c’était qu’à moi la chose pût tenir,
    Moi-même à ce qu’il aime on me verrait l’unir.
    Mais si dans un tel choix, comme tout se peut faire,
    Son amour éprouvait quelque destin contraire,
    S’il fallait que d’un autre on couronnât les feux,
    1200Je pourrais me résoudre à recevoir ses vœux ;
    Et le refus souffert en pareille occurrence
    Ne m’y ferait trouver aucune répugnance.

    Philinte

    Et moi, de mon côté, je ne m’oppose pas,

    Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
    1205Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
    De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.
    Mais si, par un hymen qui les joindrait eux deux,
    Vous étiez hors d’état de recevoir ses vœux,
    Tous les miens tenteraient la faveur éclatante
    1210Qu’avec tant de bonté votre âme lui présente.
    Heureux si, quand son cœur s’y pourra dérober,
    Elle pouvait sur moi, madame, retomber !

    Éliante

    Vous vous divertissez, Philinte.

    Philinte

    Non, madame,

    Et je vous parle ici du meilleur de mon âme.
    1215J’attends l’occasion de m’offrir hautement,
    Et, de tous mes souhaits, j’en presse le moment.

    Scène 2

    Alceste, Éliante, Philinte.

    Alceste

    Ah ! faites-moi raison, madame, d’une offense

    Qui vient de triompher de toute ma constance.

    Éliante

    Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous qui vous puisse émouvoir ?

    Alceste

    1220J’ai ce que, sans mourir, je ne puis concevoir ;

    Et le déchaînement de toute la nature
    Ne m’accablerait pas comme cette aventure.
    C’en est fait… Mon amour… Je ne saurais parler.

    Éliante

    Que votre esprit un peu tâche à se rappeler.

    Alceste

    1225Ô juste ciel ! faut-il qu’on joigne à tant de grâces

    Les vices odieux des âmes les plus basses !

    Éliante

    Mais encor, qui vous peut… ?

    Alceste

    Ah ! tout est ruiné ;

    Je suis, je suis trahi, je suis assassiné.
    Célimène… (eût-on pu croire cette nouvelle ? )
    1230Célimène me trompe, et n’est qu’une infidèle.

    Éliante

    Avez-vous, pour le croire, un juste fondement ?

    Philinte

    Peut-être est-ce un soupçon conçu légèrement ;

    Et votre esprit jaloux prend parfois des chimères…

    Alceste

    Ah ! morbleu ! mêlez-vous, monsieur, de vos affaires.

    à Éliante.
    1235C’est de sa trahison n’être que trop certain,
    Que l’avoir, dans ma poche, écrite de sa main.
    Oui, madame, une lettre écrite pour Oronte
    A produit à mes yeux ma disgrâce et sa honte ;
    Oronte, dont j’ai cru qu’elle fuyait les soins,
    1240Et que de mes rivaux je redoutais le moins.

    Philinte

    Une lettre peut bien tromper par l’apparence,

    Et n’est pas quelquefois si coupable qu’on pense.

    Alceste

    Monsieur, encore un coup, laissez-moi, s’il vous plaît,

    Et ne prenez souci que de votre intérêt.

    Éliante

    1245Vous devez modérer vos transports ; et l’outrage…

    Alceste

    Madame, c’est à vous qu’appartient cet ouvrage ;

    C’est à vous que mon cœur a recours aujourd’hui,
    Pour pouvoir s’affranchir de son cuisant ennui.
    Vengez-moi d’une ingrate et perfide parente
    1250Qui trahit lâchement une ardeur si constante ;
    Vengez-moi de ce trait qui doit vous faire horreur.

    Éliante

    Moi, vous venger ? Comment ?

    Alceste

    En recevant mon cœur.

    Acceptez-le, madame, au lieu de l’infidèle ;
    C’est par là que je puis prendre vengeance d’elle ;
    1255Et je la veux punir par les sincères vœux,
    Par le profond amour, les soins respectueux,
    Les devoirs empressés et l’assidu service,
    Dont ce cœur va vous faire un ardent sacrifice.

    Éliante

    Je compatis, sans doute, à ce que vous souffrez,

    1260Et ne méprise point le cœur que vous m’offrez ;
    Mais peut-être le mal n’est pas si grand qu’on pense,
    Et vous pourrez quitter ce désir de vengeance.
    Lorsque l’injure part d’un objet plein d’appas,
    On fait force desseins qu’on n’exécute pas :
    1265On a beau voir, pour rompre, une raison puissante,
    Une coupable aimée est bientôt innocente ;
    Tout le mal qu’on lui veut se dissipe aisément,
    Et l’on sait ce que c’est qu’un courroux d’un amant.

    Alceste

    Non, non, madame, non. L’offense est trop mortelle ;

    1270Il n’est point de retour, et je romps avec elle ;
    Rien ne saurait changer le dessein que j’en fais,
    Et je me punirais de l’estimer jamais.

    La voici. Mon courroux redouble à cette approche,
    Je vais de sa noirceur lui faire un vif reproche,
    1275Pleinement la confondre, et vous porter après
    Un cœur tout dégagé de ses trompeurs attraits.


    Scène 3

    Célimène, Alceste.

    Alceste, à part.

    Ô Ciel ! de mes transports puis-je être ici le maître ?

    Célimène, à Alceste.

    Ouais ! Quel est donc le trouble où je vous vois paraître ?

    Et que me veulent dire, et ces soupirs poussés,
    1280Et ces sombres regards que sur moi vous lancez ?

    Alceste

    Que toutes les horreurs dont une âme est capable

    À vos déloyautés n’ont rien de comparable ;
    Que le sort, les démons, et le ciel en courroux,
    N’ont jamais rien produit de si méchant que vous.

    Célimène

    1285Voilà certainement des douceurs que j’admire.

    Alceste

    Ah ! ne plaisantez point, il n’est pas temps de rire.

    Rougissez bien plutôt, vous en avez raison ;
    Et j’ai de sûrs témoins de votre trahison.
    Voilà ce que marquaient les troubles de mon âme ;
    1290Ce n’était pas en vain que s’alarmait ma flamme ;
    Par ces fréquents soupçons qu’on trouvait odieux,
    Je cherchais le malheur qu’ont rencontré mes yeux :
    Et, malgré tous vos soins et votre adresse à feindre,
    Mon astre me disait ce que j’avais à craindre.
    1295Mais ne présumez pas que, sans être vengé,
    Je souffre le dépit de me voir outragé.
    Je sais que sur les vœux on n’a point de puissance,
    Que l’amour veut partout naître sans dépendance,
    Que jamais par la force on n’entra dans un cœur,
    1300Et que toute âme est libre à nommer son vainqueur.
    Aussi ne trouverais-je aucun sujet de plainte,
    Si pour moi votre bouche avait parlé sans feinte ;
    Et, rejetant mes vœux dès le premier abord,
    Mon cœur n’aurait eu droit de s’en prendre qu’au sort.
    1305Mais d’un aveu trompeur voir ma flamme applaudie,

    C’est une trahison, c’est une perfidie,
    Qui ne saurait trouver de trop grands châtiments ;
    Et je puis tout permettre à mes ressentiments.
    Oui, oui, redoutez tout après un tel outrage :
    1310Je ne suis plus à moi, je suis tout à la rage.
    Percé du coup mortel dont vous m’assassinez,
    Mes sens par la raison ne sont plus gouvernés ;
    Je cède aux mouvements d’une juste colère,
    Et je ne réponds pas de ce que je puis faire.

    Célimène

    1315D’où vient donc, je vous prie, un tel emportement ?

    Avez-vous, dites-moi, perdu le jugement ?

    Alceste

    Oui, oui, je l’ai perdu, lorsque dans votre vue

    J’ai pris, pour mon malheur, le poison qui me tue,
    Et que j’ai cru trouver quelque sincérité
    1320Dans les traîtres appas dont je fus enchanté.

    Célimène

    De quelle trahison pouvez-vous donc vous plaindre ?

    Alceste

    Ah ! que ce cœur est double, et sait bien l’art de feindre !

    Mais, pour le mettre à bout, j’ai des moyens tout prêts.
    Jetez ici les yeux, et connaissez vos traits ;
    1325Ce billet découvert suffit pour vous confondre,
    Et contre ce témoin on n’a rien à répondre.

    Célimène

    Voilà donc le sujet qui vous trouble l’esprit !

    Alceste

    Vous ne rougissez pas en voyant cet écrit !

    Célimène

    Et par quelle raison faut-il que j’en rougisse ?

    Alceste

    1330Quoi ! vous joignez ici l’audace à l’artifice !

    Le désavouerez-vous pour n’avoir point de seing ?

    Célimène

    Pourquoi désavouer un billet de ma main ?

    Alceste

    Et vous pouvez le voir sans demeurer confuse

    Du crime dont vers moi son style vous accuse !

    Célimène

    1335Vous êtes, sans mentir, un grand extravagant.

    Alceste

    Quoi ! vous bravez ainsi ce témoin convaincant !

    Et ce qu’il m’a fait voir de douceur pour Oronte
    N’a donc rien qui m’outrage, et qui vous fasse honte ?

    Célimène

    Oronte ! Qui vous dit que la lettre est pour lui ?

    Alceste

    1340Les gens qui dans mes mains l’ont remise aujourd’hui.

    Mais je veux consentir qu’elle soit pour un autre,
    Mon cœur en a-t-il moins à se plaindre du vôtre ?
    En serez-vous, vers moi, moins coupable en effet ?

    Célimène

    Mais si c’est une femme à qui va ce billet,

    1345En quoi vous blesse-t-il, et qu’a-t-il de coupable ?

    Alceste

    Ah ! le détour est bon, et l’excuse admirable.

    Je ne m’attendais pas, je l’avoue, à ce trait
    Et me voilà par là convaincu tout à fait.
    Osez-vous recourir à ces ruses grossières ?
    1350Et croyez-vous les gens si privés de lumières ?
    Voyons, voyons un peu par quel biais, de quel air,
    Vous voulez soutenir un mensonge si clair ;
    Et comment vous pourrez tourner pour une femme
    Tous les mots d’un billet qui montre tant de flamme.
    1355Ajustez, pour couvrir un manquement de foi,
    Ce que je m’en vais lire…

    Célimène

    Il ne me plaît pas, moi.

    Je vous trouve plaisant d’user d’un tel empire
    Et de me dire au nez ce que vous m’osez dire !

    Alceste

    Non, non, sans s’emporter, prenez un peu souci

    1360De me justifier les termes que voici.

    Célimène

    Non, je n’en veux rien faire ; et, dans cette occurrence,

    Tout ce que vous croirez m’est de peu d’importance.

    Alceste

    De grâce, montrez-moi, je serai satisfait,

    Qu’on peut, pour une femme, expliquer ce billet.

    Célimène

    1365Non, il est pour Oronte ; et je veux qu’on le croie.

    Je reçois tous ses soins avec beaucoup de joie,
    J’admire ce qu’il dit, j’estime ce qu’il est,
    Et je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît.
    Faites, prenez parti, que rien ne vous arrête,
    1370Et ne me rompez pas davantage la tête.

    Alceste, à part.

    Ciel ! rien de plus cruel peut-il être inventé,

    Et jamais cœur fut-il de la sorte traité !
    Quoi ! d’un juste courroux je suis ému contre elle,
    C’est moi qui me viens plaindre, et c’est moi qu’on querelle !
    1375On pousse ma douleur et mes soupçons à bout,
    On me laisse tout croire, on fait gloire de tout ;
    Et cependant mon cœur est encore assez lâche
    Pour ne pouvoir briser la chaîne qui l’attache,
    Et pour ne pas s’armer d’un généreux mépris
    1380Contre l’ingrat objet dont il est trop épris !
    à Célimène.
    Ah ! que vous savez bien ici contre moi-même,
    Perfide, vous servir de ma faiblesse extrême,
    Et ménager pour vous l’excès prodigieux
    De ce fatal amour né de vos traîtres yeux !
    1385Défendez-vous au moins d’un crime qui m’accable,
    Et cessez d’affecter d’être envers moi coupable.
    Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent ;
    À vous prêter les mains ma tendresse consent.
    Efforcez-vous ici de paraître fidèle,
    1390Et je m’efforcerai, moi, de vous croire telle.

    Célimène

    Allez, vous êtes fou dans vos transports jaloux,

    Et ne méritez pas l’amour qu’on a pour vous.
    Je voudrais bien savoir qui pourrait me contraindre
    À descendre pour vous aux bassesses de feindre ;
    1395Et pourquoi, si mon cœur penchait d’autre côté,

    Je ne le dirais pas avec sincérité !
    Quoi ! de mes sentiments l’obligeante assurance
    Contre tous vos soupçons ne prend pas ma défense ?
    Auprès d’un tel garant sont-ils de quelque poids ?
    1400N’est-ce pas m’outrager que d’écouter leur voix ?
    Et puisque notre cœur fait un effort extrême
    Lorsqu’il peut se résoudre à confesser qu’il aime ;
    Puisque l’honneur du sexe, ennemi de nos feux,
    S’oppose fortement à de pareils aveux,
    1405L’amant qui voit pour lui franchir un tel obstacle
    Doit-il impunément douter de cet oracle ?
    Et n’est-il pas coupable, en ne s’assurant pas
    À ce qu’on ne dit point qu’après de grands combats ?
    Allez, de tels soupçons méritent ma colère ;
    1410Et vous ne valez pas que l’on vous considère.
    Je suis sotte, et veux mal à ma simplicité
    De conserver encor pour vous quelque bonté ;
    Je devrais autre part attacher mon estime,
    Et vous faire un sujet de plainte légitime.

    Alceste

    1415Ah ! traîtresse ! mon faible est étrange pour vous ;

    Vous me trompez, sans doute, avec des mots si doux ;
    Mais il n’importe, il faut suivre ma destinée ;
    À votre foi mon âme est tout abandonnée ;
    Je veux voir jusqu’au bout quel sera votre cœur,
    1420Et si de me trahir il aura la noirceur.

    Célimène

    Non, vous ne m’aimez point comme il faut que l’on aime.

    Alceste

    Ah ! rien n’est comparable à mon amour extrême ;

    Et dans l’ardeur qu’il a de se montrer à tous,
    Il va jusqu’à former des souhaits contre vous.
    1425Oui, je voudrais qu’aucun ne vous trouvât aimable,
    Que vous fussiez réduite en un sort misérable ;
    Que le ciel en naissant ne vous eût donné rien ;
    Que vous n’eussiez ni rang, ni naissance, ni bien ;
    Afin que de mon cœur l’éclatant sacrifice
    1430Vous pût d’un pareil sort réparer l’injustice ;
    Et que j’eusse la joie et la gloire en ce jour
    De vous voir tenir tout des mains de mon amour.

    Célimène

    C’est me vouloir du bien d’une étrange manière !

    Me préserve le ciel que vous ayez matière…
    1435Voici monsieur Dubois plaisamment figuré.


    Scène 4

    Célimène, Alceste, Dubois.

    Alceste

    Que veut cet équipage et cet air effaré ?

    Qu’as-tu ?

    Dubois

    Monsieur…

    Alceste

    Hé bien ?

    Dubois

    Voici bien des mystères.

    Alceste

    Qu’est-ce ?

    Dubois

    Nous sommes mal, monsieur, dans nos affaires.

    Alceste

    Quoi !

    Dubois

    Parlerai-je haut ?

    Alceste

    Oui, parle, et promptement.

    Dubois

    1440N’est-il point là quelqu’un ?

    Alceste

    Ah ! que d’amusement !

    Veux-tu parler ?

    Dubois

    Monsieur, il faut faire retraite.

    Alceste

    Comment ?

    Dubois

    Il faut d’ici déloger sans trompette.

    Alceste

    Et pourquoi ?

    Dubois

    Je vous dis qu’il faut quitter ce lieu.

    Alceste

    La cause ?

    Dubois

    Il faut partir, monsieur, sans dire adieu.

    Alceste

    1445Mais par quelle raison me tiens-tu ce langage ?

    Dubois

    Par la raison, monsieur, qu’il faut plier bagage.

    Alceste

    Ah ! je te casserai la tête assurément,

    Si tu ne veux, maraud, t’expliquer autrement.

    Dubois

    Monsieur, un homme noir et d’habit et de mine

    1450Est venu nous laisser, jusque dans la cuisine,
    Un papier griffonné d’une telle façon,
    Qu’il faudrait, pour le lire, être pis que démon.
    C’est de votre procès, je n’en fais aucun doute ;
    Mais le diable d’enfer, je crois, n’y verrait goutte.

    Alceste

    1455Hé bien ! quoi ? Ce papier, qu’a-t-il à démêler,

    Traître, avec le départ dont tu viens me parler ?

    Dubois

    C’est pour vous dire ici, monsieur, qu’une heure ensuite,

    Un homme qui souvent vous vient rendre visite,
    Est venu vous chercher avec empressement,
    1460Et, ne vous trouvant pas, m’a chargé doucement,
    Sachant que je vous sers avec beaucoup de zèle,
    De vous dire… Attendez, comme est-ce qu’il s’appelle ?

    Alceste

    Laisse là son nom, traître, et dis ce qu’il t’a dit.

    Dubois

    C’est un de vos amis ; enfin cela suffit.

    1465Il m’a dit que d’ici votre péril vous chasse,
    Et que d’être arrêté le sort vous y menace.

    Alceste

    Mais quoi ! n’a-t-il voulu te rien spécifier ?

    Dubois

    Non. Il m’a demandé de l’encre et du papier,

    Et vous a fait un mot, où vous pourrez, je pense,

    1470Du fond de ce mystère avoir la connaissance.

    Alceste

    Donne-le donc.

    Célimène

    Que peut envelopper ceci ?

    Alceste

    Je ne sais ; mais j’aspire à m’en voir éclairci.

    Auras-tu bientôt fait, impertinent au diable ?

    Dubois, après avoir longtemps cherché le billet.

    Ma foi, je l’ai, monsieur, laissé sur votre table.

    Alceste

    1475Je ne sais qui me tient.

    Célimène

    Ne vous emportez pas,

    Et courez démêler un pareil embarras.

    Alceste

    Il semble que le sort, quelque soin que je prenne,

    Ait juré d’empêcher que je vous entretienne ;
    Mais, pour en triompher, souffrez à mon amour
    1480De vous revoir, madame, avant la fin du jour.

    Fin du quatrième acte.

    ACTE V

    Scène 1

    Alceste, Philinte.

    Alceste

    La résolution en est prise, vous dis-je.

    Philinte

    Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu’il vous oblige… ?

    Alceste

    Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,

    Rien de ce que je dis ne peut me détourner ;
    1485Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,

    Et je veux me tirer du commerce des hommes.
    Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
    L’honneur, la probité, la pudeur et les lois ;
    On publie en tous lieux l’équité de ma cause,
    1490Sur la foi de mon droit mon âme se repose :
    Cependant je me vois trompé par le succès,
    J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès
    Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
    Est sorti triomphant d’une fausseté noire !
    1495Toute la bonne foi cède à sa trahison !
    Il trouve, en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
    Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
    Renverse le bon droit, et tourne la justice !
    Il fait par un arrêt couronner son forfait !
    1500Et, non content encor du tort que l’on me fait,
    Il court parmi le monde un livre abominable,
    Et de qui la lecture est même condamnable,
    Un livre à mériter la dernière rigueur,
    Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur !
    1505Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
    Et tâche méchamment d’appuyer l’imposture !
    Lui qui d’un honnête homme à la cour tient le rang,
    À qui je n’ai fait rien qu’être sincère et franc,
    Qui me vient malgré moi d’une ardeur empressée,
    1510Sur des vers qu’il a faits demander ma pensée ;
    Et parceque j’en use avec honnêteté
    Et ne le veux trahir, lui, ni la vérité,
    Il aide à m’accabler d’un crime imaginaire !
    Le voilà devenu mon plus grand adversaire !
    1515Et jamais de son cœur je n’aurai de pardon,
    Pour n’avoir pas trouvé que son sonnet fût bon !
    Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
    C’est à ces actions que la gloire les porte !
    Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
    1520La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
    Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge
    Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge.

    Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
    Traîtres, vous ne m’aurez de ma vie avec vous.

    Philinte

    1525Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes ;

    Et tout le mal n’est pas si grand que vous le faites.
    Ce que votre partie ose vous imputer
    N’a point eu le crédit de vous faire arrêter ;
    On voit son faux rapport lui-même se détruire,
    1530Et c’est une action qui pourrait bien lui nuire.

    Alceste

    Lui ! de semblables tours il ne craint point l’éclat.

    Il a permission d’être franc scélérat ;
    Et, loin qu’à son crédit nuise cette aventure,
    On l’en verra demain en meilleure posture.

    Philinte

    1535Enfin, il est constant qu’on n’a point trop donné

    Au bruit que contre vous sa malice a tourné ;
    De ce côté déjà vous n’avez rien à craindre :
    Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre,
    Il vous est en justice aisé d’y revenir,
    1540Et contre cet arrêt…

    Alceste

    Non, je veux m’y tenir.

    Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse,
    Je me garderai bien de vouloir qu’on le casse ;
    On y voit trop à plein le bon droit maltraité,
    Et je veux qu’il demeure à la postérité
    1545Comme une marque insigne, un fameux témoignage
    De la méchanceté des hommes de notre âge.
    Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
    Mais pour vingt mille francs j’aurai droit de pester
    Contre l’iniquité de la nature humaine,
    1550Et de nourrir pour elle une immortelle haine.

    Philinte

    Mais enfin…

    Alceste

    Mais enfin, vos soins sont superflus.

    Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus ?
    Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face,
    Excuser les horreurs de tout ce qui se passe ?

    Philinte

    1555Non, je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :

    Tout marche par cabale et par pur intérêt ;
    Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
    Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
    Mais est-ce une raison que leur peu d’équité,
    1560Pour vouloir se tirer de leur société ?
    Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie,
    Des moyens d’exercer notre philosophie :
    C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
    Et, si de probité tout était revêtu,
    1565Si tous les cœurs étaient francs, justes, et dociles,
    La plupart des vertus nous seraient inutiles,
    Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
    Supporter dans nos droits l’injustice d’autrui ;
    Et, de même qu’un cœur d’une vertu profonde…

    Alceste

    1570Je sais que vous parlez, monsieur, le mieux du monde ;

    En beaux raisonnements vous abondez toujours ;
    Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours.
    La raison, pour mon bien, veut que je me retire :
    Je n’ai point sur ma langue un assez grand empire :
    1575De ce que je dirais je ne répondrais pas,
    Et je me jetterais cent choses sur les bras.
    Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène.
    Il faut qu’elle consente au dessein qui m’amène ;
    Je vais voir si son cœur a de l’amour pour moi ;
    1580Et c’est ce moment-ci qui doit m’en faire foi.

    Philinte

    Montons chez Éliante, attendant sa venue.

    Alceste

    Non : de trop de souci je me sens l’âme émue.

    Allez-vous-en la voir, et me laissez enfin
    Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin.

    Philinte

    1585C’est une compagnie étrange pour attendre ;

    Et je vais obliger Éliante à descendre.

    Scène 2

    Oronte, Célimène, Alceste.

    Oronte

    Oui, c’est à vous de voir si, par des nœuds si doux,

    Madame, vous voulez m’attacher tout à vous.
    Il me faut de votre âme une pleine assurance :
    1590Un amant là-dessus n’aime point qu’on balance.
    Si l’ardeur de mes feux a pu vous émouvoir,
    Vous ne devez point feindre à me le faire voir ;
    Et la preuve, après tout, que je vous en demande,
    C’est de ne plus souffrir qu’Alceste vous prétende,
    1595De le sacrifier, madame, à mon amour,
    Et de chez vous enfin le bannir dès ce jour.

    Célimène

    Mais quel sujet si grand contre lui vous irrite,

    Vous à qui j’ai tant vu parler de son mérite ?

    Oronte

    Madame il ne faut point ces éclaircissements ;

    1600Il s’agit de savoir quels sont vos sentiments.
    Choisissez, s’il vous plaît, de garder l’un ou l’autre ;
    Ma résolution n’attend rien que la vôtre.

    Alceste, sortant du coin où il était.

    Oui, monsieur a raison ; madame, il faut choisir ;

    Et sa demande ici s’accorde à mon désir.
    1605Pareille ardeur me presse, et même soin m’amène ;
    Mon amour veut du vôtre une marque certaine :
    Les choses ne sont plus pour traîner en longueur,
    Et voici le moment d’expliquer votre cœur.

    Oronte

    Je ne veux point, monsieur, d’une flamme importune

    1610Troubler aucunement votre bonne fortune.

    Alceste

    Je ne veux point, monsieur, jaloux ou non jaloux,

    Partager de son cœur rien du tout avec vous.

    Oronte

    Si votre amour au mien lui semble préférable…

    Alceste

    Si du moindre penchant elle est pour vous capable…

    Oronte

    1615Je jure de n’y rien prétendre désormais.

    Alceste

    Je jure hautement de ne la voir jamais.

    Oronte

    Madame, c’est à vous de parler sans contrainte.

    Alceste

    Madame, vous pouvez vous expliquer sans crainte.

    Oronte

    Vous n’avez qu’à nous dire où s’attachent vos vœux.

    Alceste

    1620Vous n’avez qu’à trancher et choisir de nous deux.

    Oronte

    Quoi ! sur un pareil choix vous semblez être en peine.

    Alceste

    Quoi ! votre âme balance et paraît incertaine !

    Célimène

    Mon Dieu ! que cette instance est là hors de saison !

    Et que vous témoignez tous deux peu de raison !
    1625Je sais prendre parti sur cette préférence,
    Et ce n’est pas mon cœur maintenant qui balance :
    Il n’est point suspendu sans doute entre vous deux,
    Et rien n’est si tôt fait que le choix de nos vœux ;
    Mais je souffre, à vrai dire, une gêne trop forte
    1630À prononcer en face un aveu de la sorte :
    Je trouve que ces mots qui sont désobligeants,
    Ne se doivent point dire en présence des gens.
    Qu’un cœur de son penchant donne assez de lumière,
    Sans qu’on nous fasse aller jusqu’à rompre en visière ;
    1635Et qu’il suffit enfin que de plus doux témoins
    Instruisent un amant, du malheur de ses soins.

    Oronte

    Non, non, un franc aveu n’a rien que j’appréhende ;

    J’y consens pour ma part.

    Alceste

    Et moi, je le demande ;

    C’est son éclat surtout qu’ici j’ose exiger,
    1640Et je ne prétends point vous voir rien ménager.
    Conserver tout le monde est votre grande étude :
    Mais plus d’amusement, et plus d’incertitude ;
    Il faut vous expliquer nettement là-dessus ;

    Ou bien pour un arrêt je prends votre refus :
    1645Je saurai, de ma part, expliquer ce silence,
    Et me tiendrai pour dit tout le mal que j’en pense.

    Oronte

    Je vous sais fort bon gré, monsieur, de ce courroux,

    Et je lui dis ici même chose que vous.

    Célimène

    Que vous me fatiguez avec un tel caprice !

    1650Ce que vous demandez a-t-il de la justice ?
    Et ne vous dis-je pas quel motif me retient ?
    J’en vais prendre pour juge Éliante, qui vient.


    Scène 3

    Éliante, Philinte, Célimène, Oronte, Alceste.

    Célimène

    Je me vois, ma cousine, ici persécutée

    Par des gens dont l’humeur y paraît concertée.
    1655Ils veulent l’un et l’autre, avec même chaleur,
    Que je prononce entre eux le choix que fait mon cœur,
    Et que, par un arrêt qu’en face il me faut rendre,
    Je défende à l’un d’eux tous les soins qu’il peut prendre.
    Dites-moi si jamais cela se fait ainsi.

    Éliante

    1660N’allez point là-dessus me consulter ici ;

    Peut-être y pourriez-vous être mal adressée,
    Et je suis pour les gens qui disent leur pensée.

    Oronte

    Madame, c’est en vain que vous vous défendez.

    Alceste

    Tous vos détours ici seront mal secondés.

    Oronte

    1665Il faut, il faut parler, et lâcher la balance.

    Alceste

    Il ne faut que poursuivre à garder le silence.

    Oronte

    Je ne veux qu’un seul mot pour finir nos débats.

    Alceste

    Et moi je vous entends si vous ne parlez pas.

    Scène 4

    Arsinoé, Célimène, Éliante, Alceste, Philinte, Acaste, Clitandre, Oronte.

    Acaste, à Célimène.

    Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire,

    1670Éclaircir avec vous une petite affaire.

    Clitandre, à Oronte et à Alceste.

    Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici,

    Et vous êtes mêlés dans cette affaire aussi.

    Arsinoé, à Célimène.

    Madame, vous serez surprise de ma vue ;

    Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue :
    1675Tous deux ils m’ont trouvée, et se sont plaints à moi
    D’un trait à qui mon cœur ne saurait prêter foi.
    J’ai du fond de votre âme une trop haute estime
    Pour vous croire jamais capable d’un tel crime ;
    Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts,
    1680Et l’amitié passant sur de petits discords,
    J’ai bien voulu chez vous leur faire compagnie,
    Pour vous voir vous laver de cette calomnie.

    Acaste

    Oui, madame, voyons, d’un esprit adouci,

    Comment vous vous prendrez à soutenir ceci.
    1685Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre ?

    Clitandre

    Vous avez, pour Acaste, écrit ce billet tendre.

    Acaste, à Oronte et à Alceste.

    Messieurs, ces traits pour vous n’ont point d’obscurité,

    Et je ne doute pas que sa civilité
    À connaître sa main n’ait trop su vous instruire.
    1690Mais ceci vaut assez la peine de le lire.

    « Vous êtes un étrange homme de condamner mon enjouement, et de me reprocher que je n’ai jamais tant de joie que lorsque je ne suis pas avec vous. Il n’y a rien de plus injuste ; et, si vous ne venez bien vite me demander pardon de cette offense, je ne vous le pardonnerai de ma vie. Notre grand flandrin de vicomte…

    Il devrait être ici.


    » Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, est un homme qui ne saurait me revenir ; et, depuis que je l’ai vu, trois quarts d’heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, je n’ai jamais pu prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis…

    C’est moi-même, messieurs, sans nulle vanité.


    » Pour le petit marquis, qui me tint hier longtemps la main, je trouve qu’il n’y a rien de si mince que toute sa personne ; et ce sont de ces mérites qui n’ont que la cape et l’épée. Pour l’homme aux rubans verts…(À Alceste.)

    À vous le dé, monsieur.


    » Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où je le trouve le plus fâcheux du monde. Et pour l’homme au sonnet(À Oronte.)

    Voici votre paquet.


    » Et pour l’homme au sonnet, qui s’est jeté dans le bel esprit, et veut être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d’écouter ce qu’il dit ; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc en tête que je ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez ; que je vous trouve à dire, plus que je ne voudrais, dans toutes les parties où l’on m’entraîne ; et que c’est un merveilleux assaisonnement aux plaisirs qu’on goûte, que la présence des gens qu’on aime.

    Clitandre

    Me voici maintenant, moi.


    » Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, est le dernier des hommes pour qui j’aurais de l’amitié. Il est extravagant de se persuader qu’on l’aime, et vous l’êtes de croire qu’on ne vous aime pas. Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens ; et voyez-moi le plus que vous pourrez, pour m’aider à porter le chagrin d’en être obsédée. »

    D’un fort beau caractère on voit là le modèle,
    Madame, et vous savez comment cela s’appelle.
    Il suffit. Nous allons l’un et l’autre, en tous lieux,
    Montrer de votre cœur le portrait glorieux.

    Acaste

    1695J’aurais de quoi vous dire, et belle est la matière ;

    Mais je ne vous tiens pas digne de ma colère ;
    Et je vous ferai voir que les petits marquis
    Ont, pour se consoler, des cœurs de plus haut prix.


    Scène 5

    Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Oronte, Philinte.

    Oronte

    Quoi ! de cette façon je vois qu’on me déchire,

    1700Après tout ce qu’à moi je vous ai vu m’écrire !
    Et votre cœur, paré de beaux semblants d’amour,
    À tout le genre humain se promet tour à tour !
    Allez, j’étais trop dupe, et je vais ne plus l’être ;
    Vous me faites un bien, me faisant vous connaître :
    1705J’y profite d’un cœur qu’ainsi vous me rendez,
    Et trouve ma vengeance en ce que vous perdez.
    (À Alceste.)
    Monsieur, je ne fais plus d’obstacle à votre flamme,
    Et vous pouvez conclure affaire avec madame.


    Scène 6

    Célimène, Éliante, Arsinoé, Alceste, Philinte.

    Arsinoé, à Célimène.

    Certes, voilà le trait du monde le plus noir ;

    1710Je ne m’en saurais taire, et me sens émouvoir.
    Voit-on des procédés qui soient pareils aux vôtres ?
    Je ne prends point de part aux intérêts des autres ;
    (montrant Alceste.)
    Mais, monsieur, que chez vous fixait votre bonheur,

    Un homme, comme lui, de mérite et d’honneur,
    1715Et qui vous chérissait avec idolâtrie,
    Devait-il…

    Alceste

    Laissez-moi, madame, je vous prie,

    Vider mes intérêts moi-même là-dessus,
    Et ne vous chargez point de ces soins superflus.
    Mon cœur a beau vous voir prendre ici sa querelle,
    1720Il n’est point en état de payer ce grand zèle ;
    Et ce n’est point à vous que je pourrai songer,
    Si, par un autre choix, je cherche à me venger.

    Arsinoé

    Hé ! croyez-vous, monsieur, qu’on ait cette pensée,

    Et que de vous avoir on soit tant empressée ?
    1725Je vous trouve un esprit bien plein de vanité,
    Si de cette créance il peut s’être flatté.
    Le rebut de madame est une marchandise
    Dont on aurait grand tort d’être si fort éprise.
    Détrompez-vous, de grâce, et portez-le moins haut.
    1730Ce ne sont pas des gens comme moi qu’il vous faut.
    Vous ferez bien encor de soupirer pour elle,
    Et je brûle de voir une union si belle.


    Scène 7

    Célimène, Éliante, Alceste, Philinte.

    Alceste, à Célimène.

    Hé bien, je me suis tu, malgré ce que je voi,

    Et j’ai laissé parler tout le monde avant moi.
    1735Ai-je pris sur moi-même un assez long empire,
    Et puis-je maintenant… ?

    Célimène

    Oui, vous pouvez tout dire ;

    Vous en êtes en droit, lorsque vous vous plaindrez,
    Et de me reprocher tout ce que vous voudrez.
    J’ai tort, je le confesse ; et mon âme confuse
    1740Ne cherche à vous payer d’aucune vaine excuse.
    J’ai des autres ici méprisé le courroux ;
    Mais je tombe d’accord de mon crime envers vous.
    Votre ressentiment sans doute est raisonnable ;
    Je sais combien je dois vous paraître coupable,
    1745Que toute chose dit que j’ai pu vous trahir,

    Et qu’enfin vous avez sujet de me haïr.
    Faites-le, j’y consens.

    Alceste

    Hé ! le puis-je, traîtresse ?

    Puis-je ainsi triompher de toute ma tendresse ?
    Et quoique avec ardeur je veuille vous haïr,
    1750Trouvé-je un cœur en moi tout prêt à m’obéir ?
    (À Éliante et à Philinte.)
    Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
    Et je vous fais tous deux témoins de ma faiblesse.
    Mais, à vous dire vrai, ce n’est pas encor tout,
    Et vous allez me voir la pousser jusqu’au bout,
    1755Montrer que c’est à tort que sages on nous nomme,
    Et que dans tous les cœurs il est toujours de l’homme.
    (à Célimène.)
    Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
    J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
    Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
    1760Où le vice du temps porte votre jeunesse,
    Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
    Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains
    Et que dans mon désert où j’ai fait vœu de vivre,
    Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre.
    1765C’est par là seulement que, dans tous les esprits,
    Vous pouvez réparer le mal de vos écrits,
    Et qu’après cet éclat qu’un noble cœur abhorre,
    Il peut m’être permis de vous aimer encore.

    Célimène

    Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,

    1770Et dans votre désert aller m’ensevelir !

    Alceste

    Et, s’il faut qu’à mes feux votre flamme réponde,

    Que vous doit importer tout le reste du monde ?
    Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents ?

    Célimène

    La solitude effraye une âme de vingt ans.

    1775Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte,
    Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte.
    Si le don de ma main peut contenter vos vœux,
    Je pourrai me résoudre à serrer de tels nœuds ;
    Et l’hymen…

    Alceste

    Non, mon cœur à présent vous déteste,

    1780Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste.
    Puisque vous n’êtes point, en des liens si doux,
    Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous,
    Allez, je vous refuse ; et ce sensible outrage
    De vos indignes fers pour jamais me dégage.


    Scène dernière

    Éliante, Alceste, Philinte.

    Alceste, à Éliante

    1785Madame, cent vertus ornent votre beauté,

    Et je n’ai vu qu’en vous de la sincérité ;
    De vous depuis longtemps je fais un cas extrême ;
    Mais laissez-moi toujours vous estimer de même,
    Et souffrez que mon cœur, dans ses troubles divers,
    1790Ne se présente point à l’honneur de vos fers ;
    Je m’en sens trop indigne, et commence à connaître
    Que le ciel pour ce nœud ne m’avait point fait naître ;
    Que ce serait pour vous un hommage trop bas,
    Que le rebut d’un cœur qui ne vous valait pas ;
    1795Et qu’enfin…

    Éliante

    Vous pouvez suivre cette pensée :

    Ma main de se donner n’est pas embarrassée ;
    Et voilà votre ami, sans trop m’inquiéter,
    Qui, si je l’en priais, la pourrait accepter.

    Philinte

    Ah ! cet honneur, madame, est toute mon envie,

    1800Et j’y sacrifierais et mon sang et ma vie.

    Alceste

    Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements,

    L’un pour l’autre à jamais garder ces sentiments !
    Trahi de toutes parts, accablé d’injustices,
    Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices ;
    1805Et chercher sur la terre un endroit écarté
    Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

    Philinte

    Allons, madame, allons employer toute chose

    Pour rompre le dessein que son cœur se propose.

    Fin du Misanthrope.

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  • Molière : Dom Juan ou le Festin de pierre

    1665

    ACTE I, SCÈNE PREMIÈRE

    SGANARELLE, GUSMAN.

    SGANARELLE, tenant une tabatière.- Quoi que puisse dire Aristote, et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac, c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac, n’est pas digne de vivre ; non seulement il réjouit, et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner, à droit, et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai, que le tabac inspire des sentiments d’honneur, et de vertu, à tous ceux qui en prennent. Mais c’est assez de cette matière, reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire ta maîtresse, surprise de notre départ, s’est mise en campagne après nous ; et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici ? Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ; J’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

    GUSMAN.- Et la raison encore, dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t’inspirer une peur d’un si mauvais augure ? Ton maître t’a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t’a-t-il dit qu’il eût pour nous quelque froideur qui l’ait obligé à partir ?

    SGANARELLE.- Non pas, mais, à vue de pays , je connais à peu près le train des choses, et sans qu’il m’ait encore rien dit, je gagerais presque que l’affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper, mais enfin, sur de tels sujets, l’expérience m’a pu donner quelques lumières.

    GUSMAN.- Quoi, ce départ si peu prévu, serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?

    SGANARELLE.- Non, c’est qu’il est jeune encore, et qu’il n’a pas le courage.

    GUSMAN.- Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

    SGANARELLE.- Eh oui ; sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses.

    GUSMAN.- Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.

    SGANARELLE.- Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

    GUSMAN.- Je ne sais pas de vrai quel homme il peut être, s’il faut qu’il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point, comme après tant d’amour, et tant d’impatience témoignée, tant d’hommages pressants, de vœux, de soupirs, et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes, et de serments réitérés ; tant de transports enfin, et tant d’emportements qu’il a fait paraître, jusqu’à forcer dans sa passion l’obstacle sacré d’un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance ; je ne comprends pas, dis-je, comme après tout cela il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.

    SGANARELLE.- Je n’ai pas grande peine à le comprendre moi, et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu’il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n’en ai point de certitude encore ; tu sais que par son ordre je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m’a point entretenu, mais par précaution, je t’apprends (inter nos,) que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d’Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l’oreille à toutes les remontrances qu’on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu’il a épousé ta maîtresse, crois qu’il aurait plus fait pour sa passion, et qu’avec elle il aurait encore épousé toi, son chien, et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter, il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains, dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud, ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris, et changes de couleur à ce discours ; ce n’est là qu’une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d’autres coups de pinceau, suffit qu’il faut que le courroux du Ciel l’accable quelque jour : qu’il me vaudrait bien mieux d’être au diable, que d’être à lui, et qu’il me fait voir tant d’horreurs, que je souhaiterais qu’il fût déjà je ne sais où ; mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j’en aie, la crainte en moi fait l’office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d’applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais, séparons-nous ; écoute, au moins, je t’ai fait cette confidence avec franchise, et cela m’est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s’il fallait qu’il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Quel homme te parlait là, Il a bien de l’air ce me semble du bon Gusman de Done Elvire ?

    SGANARELLE.- C’est quelque chose aussi à peu près de cela.

    DOM JUAN.- Quoi, c’est lui ?

    SGANARELLE.- Lui-même.

    DOM JUAN.- Et depuis quand est-il en cette ville ?

    SGANARELLE.- D’hier au soir.

    DOM JUAN.- Et quel sujet l’amène ?

    SGANARELLE.- Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

    DOM JUAN.- Notre départ, sans doute ?

    SGANARELLE.- Le bonhomme en est tout mortifié, et m’en demandait le sujet.

    DOM JUAN.- Et quelle réponse as-tu faite ?

    SGANARELLE.- Que vous ne m’en aviez rien dit.

    DOM JUAN.- Mais encore, quelle est ta pensée là-dessus, que t’imagines-tu de cette affaire ?

    SGANARELLE.- Moi, je crois sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

    DOM JUAN.- Tu le crois ?

    SGANARELLE.- Oui.

    DOM JUAN.- Ma foi, tu ne te trompes pas, et je dois t’avouer qu’un autre objet a chassé Elvire de ma pensée.

    SGANARELLE.- Eh, mon Dieu, je sais mon Dom Juan, sur le bout du doigt, et connais votre cœur pour le plus grand coureur du monde, il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place.

    DOM JUAN.- Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ?

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur.

    DOM JUAN.- Quoi, parle ?

    SGANARELLE.- Assurément que vous avez raison, si vous le voulez, on ne peut pas aller là contre ; mais si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

    DOM JUAN.- Eh bien, je te donne la liberté de parler, et de me dire tes sentiments.

    SGANARELLE.- En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n’approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d’aimer de tous côtés comme vous faites.

    DOM JUAN.- Quoi ? tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux : non, non, la constance n’est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle, n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable, et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour ; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin, il n’est rien de si doux, que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

    SGANARELLE.- Vertu de ma vie, comme vous débitez ; il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre.

    DOM JUAN.- Qu’as-tu à dire là-dessus ?

    SGANARELLE.- Ma foi, j’ai à dire, je ne sais que dire ; car vous tournez les choses d’une manière, qu’il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l’avez pas. J’avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m’ont brouillé tout cela ; laissez faire, une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit, pour disputer avec vous.

    DOM JUAN.- Tu feras bien.

    SGANARELLE.- Mais, Monsieur, cela serait-il de la permission que vous m’avez donnée, si je vous disais que je suis tant soit peu scandalisé de la vie que vous menez ?

    DOM JUAN.- Comment, quelle vie est-ce que je mène ?

    SGANARELLE.- Fort bonne. Mais par exemple de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites.

    DOM JUAN.- Y a-t-il rien de plus agréable ?

    SGANARELLE.- Il est vrai, je conçois que cela est fort agréable, et fort divertissant, et je m’en accommoderais assez, moi, s’il n’y avait point de mal, mais, Monsieur, se jouer ainsi d’un mystère sacré, et…

    DOM JUAN.- Va, va, c’est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t’en mettes en peine.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j’ai toujours ouï dire, que c’est une méchante raillerie, que de se railler du Ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin.

    DOM JUAN.- Holà, maître sot, vous savez que je vous ai dit que je n’aime pas les faiseurs de remontrances.

    SGANARELLE.- Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m’en garde, vous savez ce que vous faites vous, et si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons ; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde, qui sont libertins, sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts, parce qu’ils croient que cela leur sied bien ; et si j’avais un maître comme cela, je lui dirais fort nettement le regardant en face : « Osez-vous bien ainsi vous jouer au Ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes ? C’est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j’ai dit), c’est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie, ce que tous les hommes révèrent. Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde, et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré, et des rubans couleur de feu, (ce n’est pas à vous que je parle, c’est à l’autre 😉 pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis, et qu’on n’ose vous dire vos vérités ? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt, ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort, et que… »

    DOM JUAN.- Paix.

    SGANARELLE.- De quoi est-il question ?

    DOM JUAN.- Il est question de te dire, qu’une beauté me tient au cœur, et qu’entraîné par ses appas, je l’ai suivie jusques en cette ville.

    SGANARELLE.- Et n’y craignez-vous rien, Monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi craindre, ne l’ai-je pas bien tué ? 

    SGANARELLE.- Fort bien, le mieux du monde, et il aurait tort de se plaindre.

    DOM JUAN.- J’ai eu ma grâce de cette affaire.

    SGANARELLE.- Oui, mais cette grâce n’éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis, et…

    DOM JUAN.- Ah ! n’allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle, est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu’elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d’amants, trois ou quatre jours, avant leur voyage. Jamais je n’ai vu deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l’émotion ; j’en fus frappé au cœur, et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble, le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême, à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j’ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd’hui régaler sa maîtresse d’une promenade sur mer ; sans t’en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j’ai une petite barque, et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle.

    SGANARELLE.- Ha ! Monsieur.

    DOM JUAN.- Hein ?

    SGANARELLE.- C’est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut, il n’est rien tel en ce monde, que de se contenter.

    DOM JUAN.- Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d’apporter toutes mes armes, afin que… Ah ! rencontre fâcheuse, traître tu ne m’avais pas dit qu’elle était ici elle-même.

    SGANARELLE.- Monsieur, vous ne me l’avez pas demandé.

    DOM JUAN.- Est-elle folle, de n’avoir pas changé d’habit, et de venir en ce lieu-ci, avec son équipage de campagne ?

     SCÈNE III

    DONE ELVIRE, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DONE ELVIRE.- Me ferez-vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté ?

    DOM JUAN.- Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

    DONE ELVIRE.- Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas, et vous êtes surpris à la vérité, mais tout autrement que je ne l’espérais, et la manière dont vous le paraissez, me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J’admire ma simplicité, et la faiblesse de mon cœur, à douter d’une trahison, que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte, pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir mes yeux, et mon jugement. J’ai cherché des raisons, pour excuser à ma tendresse, le relâchement d’amitié qu’elle voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du crime, dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j’en rejetais la voix, qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules, qui vous peignaient innocent à mon cœur ; mais enfin, cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue, m’apprend bien plus de choses, que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie ; et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

    DOM JUAN.- Madame, voilà Sganarelle, qui sait pourquoi je suis parti.

    SGANARELLE.- Moi, Monsieur, je n’en sais rien, s’il vous plaît.

    DONE ELVIRE.- Hé bien, Sganarelle, parlez, il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

    DOM JUAN, faisant signe d’approcher à Sganarelle.- Allons, parle donc à Madame.

    SGANARELLE.- Que voulez-vous que je dise ?

    DONE ELVIRE.- Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

    DOM JUAN.- Tu ne répondras pas ?

    SGANARELLE.- Je n’ai rien à répondre, vous vous moquez de votre serviteur.

    DOM JUAN.- Veux-tu répondre, te dis-je ?

    SGANARELLE.- Madame…

    DONE ELVIRE.- Quoi ?

    SGANARELLE, se retournant vers son maître.- Monsieur…

    DOM JUAN.- Si…

    SGANARELLE.- Madame, les conquérants, Alexandre, et les autres mondes sont causes de notre départ ; voilà, Monsieur, tout ce que je puis dire.

    DONE ELVIRE.- Vous plaît-il, Dom Juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

    DOM JUAN.- Madame, à vous dire la vérité…

    DONE ELVIRE.- Ah, que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ! que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner avis, qu’il faut que malgré vous vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible : qu’il est certain que vous brûlez de me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme. Voilà comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

    DOM JUAN.- Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que pour vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un couvent, que vous avez rompu des vœux, qui vous engageaient autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux céleste. J’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes. Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant me mettre le Ciel sur les bras, que par… ?

    DONE ELVIRE.- Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier, et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer ; mais sache que ton crime ne demeurera pas impuni ; et que le même Ciel dont tu te joues, me saura venger de ta perfidie.

    DOM JUAN.- Sganarelle, le Ciel !

    SGANARELLE.- Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

    DOM JUAN.- Madame…

    DONE ELVIRE.- Il suffit, je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de se faire expliquer trop sa honte ; et sur de tels sujets, un noble cœur au premier mot doit prendre son parti. N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures, non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage que tu me fais, et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme offensée.

    SGANARELLE.- Si le remords le pouvait prendre.

    DOM JUAN, après une petite réflexion.- Allons songer à l’éxécution de notre entreprise amoureuse.

    SGANARELLE.- Ah, quel abominable maître me vois-je obligé de servir !

    ACTE II, SCÈNE PREMIERE

    CHARLOTTE, PIERROT.

    CHARLOTTE.- Notre-dinse, Piarrot, tu t’es trouvé là bien à point.

    PIERROT.- Parquienne, il ne s’en est pas fallu l’épaisseur d’une éplinque qu’ils ne se sayant nayés tous deux.

    CHARLOTTE.- C’est donc le coup de vent da matin qui les avait renvarsés dans la mar.

    PIERROT.- Aga guien, Charlotte, je m’en vas te conter tout fin drait comme cela est venu : car, comme dit l’autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc, j’estions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste : car comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j’ai aparçu de tout loin queuque chose qui grouillait dans gliau, et qui venait comme envars nous par secousse. Je voyais cela fixiblement, et pis tout d’un coup je voyais que je ne voyais plus rien. « Eh ! Lucas, ç’ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. – Voire, ce m’a-t-il fait, t’as esté au trépassement d’un chat, t’as la vue trouble. Palsanquienne, ç’ai-je fait, je n’ai point la vue trouble, ce sont des hommes. Point du tout, ce m’a-t-il fait, t’as la barlue. Veux-tu gager, ç’ai-je fait, que je n’ai point la barlue, ç’ai-je fait, et que sont deux hommes, ç’ai-je fait, qui nageant droit ici ? ç’ai-je fait. Morquenne, ce m’a-t-il fait, je gage que non, oh çà, ç’ai-je fait, veux-tu gager dix sols que si ? Je le veux bian, ce m’a-t-il fait, et pour te montrer, vlà argent su jeu », ce m’a-t-il fait. Moi, je n’ai point esté ni fou, ni estourdi, j’ai bravement bouté à tarre quatre pièces tapées, et cinq sols en doubles, jergniguenne, aussi hardiment que si j’avais avalé un varre de vin ; car je ses hazardeux moi, et je vas à la débandade. Je savais bian ce que je faisais pourtant, queuque gniais ! Enfin donc, je n’avons pas putost eu gagé que j’avons vu les deux hommes tout à plain qui nous faisiant signe de les aller quérir, et moi de tirer auparavant les enjeux. « Allons, Lucas, ç’ai-je dit, tu vois bian qu’ils nous appelont : allons viste à leu secours. Non, ce m’a-t-il dit, ils m’ont fait pardre. » Oh donc tanquia, qu’à la parfin pour le faire court, je l’ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j’avons tant fait cahin, caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la mesme bande qui s’equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là à qui l’en a fait les doux yeux, vlà justement, Charlotte, comme tout ça s’est fait.

    CHARLOTTE.- Ne m’as-tu pas dit, Piarrot, qu’il y en a un qu’est bien pu mieux fait que les autres.

    PIERROT.- Oui, c’est le maître ; il faut que ce soit queuque gros gros Monsieur, car il a du dor à son habit tout depis le haut jusqu’en bas, et ceux qui le servont sont des Monsieux eux-mesmes, et stapandant, tout gros Monsieur qu’il est, il serait par ma fique nayé si je n’aviomme esté là.

    CHARLOTTE.- Ardez un peu.

    PIERROT.- Oh, parquenne, sans nous, il en avait pour sa maine de fèves.

    CHARLOTTE.- Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot ?

    PIERROT.- Nannain, ils l’avont rhabillé tout devant nous. Mon quieu, je n’en avais jamais vu s’habiller, que d’histoires et d’angigorniaux boutont ces messieus-là les courtisans, je me pardrais là dedans pour moi, et j’estais tout ébobi de voir ça. Quien, Charlotte, ils avont des cheveux qui ne tenont point à leu teste, et ils boutont ça après tout comme un gros bonnet de filace. Ils ant des chemises qui ant des manches où j’entrerions tout brandis toi et moi. En glieu d’haut-de-chausse, ils portont un garde-robe aussi large que d’ici à Pasque, en glieu de pourpoint, de petites brassières, qui ne leu venont pas usqu’au brichet, et en glieu de rabats un grand mouchoir de cou à reziau aveuc quatre grosses houppes de linge qui leu pendont sur l’estomaque. Ils avont itou d’autres petits rabats au bout des bras, et de grands entonnois de passement aux jambes, et parmi tout ça tant de rubans tant de rubans, que c’est une vraie piquié. Ignia pas jusqu’aux souliers qui n’en soiont farcis tout depis un bout jusqu’à l’autre, et ils sont faits d’eune façon que je me romprais le cou aveuc.

    CHARLOTTE.- Par ma fi, Piarrot, il faut que j’aille voir un peu ça.

    PIERROT.- Oh acoute un peu auparavant, Charlotte, j’ai queuque autre chose à te dire, moi.

    CHARLOTTE.- Et bian, dis, qu’est-ce que c’est ?

    PIERROT.- Vois-tu, Charlotte, il faut, comme dit l’autre, que je débonde mon cœur. Je t’aime, tu le sais bian, et je sommes pour estre mariés ensemble, mais marquenne, je ne suis point satisfait de toi.

    CHARLOTTE.- Quement ? qu’est-ce que c’est donc qu’iglia ?

    PIERROT.- Iglia que tu me chagraignes l’esprit, franchement.

    CHARLOTTE.- Et quement donc ?

    PIERROT.- Testiguienne, tu ne m’aimes point.

    CHARLOTTE.- Ah, ah, n’est que ça ?

    PIERROT.- Oui, ce n’est que ça, et c’est bian assez.

    CHARLOTTE.- Mon quieu, Piarrot, tu me viens toujou dire la mesme chose.

    PIERROT.- Je te dis toujou la mesme chose, parce que c’est toujou la mesme chose, et si ce n’était pas toujou la mesme chose, je ne te dirais pas toujou la mesme chose.

    CHARLOTTE.- Mais qu’est-ce qu’il te faut ? Que veux-tu ?

    PIERROT.- Jerniquenne, je veux que tu m’aimes.

    CHARLOTTE.- Est-ce que je ne t’aime pas ?

    PIERROT.- Non, tu ne m’aimes pas, et si je fais tout ce que je pis pour ça. Je t’achète sans reproche des rubans à tous les marciers qui passont, je me romps le cou à t’aller denicher des marles, je fais jouer pour toi les vielleux quand ce vient ta feste, et tout ça comme si je me frappais la teste contre un mur. Vois-tu, ça ni biau ni honneste de n’aimer pas les gens qui nous aimont.

    CHARLOTTE.- Mais, mon guieu, je t’aime aussi.

    PIERROT.- Oui, tu m’aimes d’une belle deguaine !

    CHARLOTTE.- Quement veux-tu donc qu’on fasse ?

    PIERROT.- Je veux que l’en fasse comme l’en fait quand l’en aime comme il faut.

    CHARLOTTE.- Ne t’aimé-je pas aussi comme il faut ?

    PIERROT.- Non, quand ça est, ça se voit, et l’en fait mille petites singeries aux personnes quand on les aime du bon du cœur. Regarde la grosse Thomasse comme elle est assotée du jeune Robain : alle est toujou autour de li à l’agacer, et ne le laisse jamais en repos. Toujou al li fait queuque niche, ou li baille quelque taloche en passant, et l’autre jour qu’il estait assis sur un escabiau, al fut le tirer de dessous li, et le fit choir tout de son long par tarre. Jarni vlà où l’en voit les gens qui aimont, mais toi, tu ne me dis jamais mot, t’es toujou là comme eune vraie souche de bois, et je passerais vingt fois devant toi que tu ne te grouillerais pas pour me bailler le moindre coup, ou me dire la moindre chose. Ventrequenne, ça n’est pas bian, après tout, et t’es trop froide pour les gens.

    CHARLOTTE.- Que veux-tu que j’y fasse ? c’est mon himeur, et je ne me pis refondre.

    PIERROT.- Ignia himeur qui quienne, quand en a de l’amiquié pour les personnes, l’an en baille toujou queuque petite signifiance.

    CHARLOTTE.- Enfin, je t’aime tout autant que je pis, et si tu n’es pas content de ça, tu n’as qu’à en aimer queuque autre.

    PIERROT.- Eh bien, vlà pas mon compte ? Testigué, si tu m’aimais, me dirais-tu ça ?

    CHARLOTTE.- Pourquoi me viens-tu aussi tarabuster l’esprit ?

    PIERROT.- Morqué, queu mal te fais-je ? Je ne te demande qu’un peu d’amiquié.

    CHARLOTTE.- Eh bian, laisse faire aussi, et ne me presse point tant ; peut-être que ça viendra tout d’un coup sans y songer.

    PIERROT.- Touche donc là, Charlotte.

    CHARLOTTE.- Eh bien, quien.

    PIERROT.- Promets-moi donc que tu tâcheras de m’aimer davantage.

    CHARLOTTE.- J’y ferai tout ce que je pourrai, mais il faut que ça vienne de lui-même. Pierrot, est-ce là ce Monsieur ?

    PIERROT.- Oui, le vlà.

    CHARLOTTE.- Ah, mon quieu, qu’il est genti, et que ç’aurait été dommage qu’il eût esté nayé !

    PIERROT.- Je revians tout à l’heure, je m’en vas boire chopaine pour me rebouter tant soit peu de la fatigue que j’ai eue.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE.

    DOM JUAN.- Nous avons manqué notre coup, Sganarelle, et cette bourrasque imprévue a renversé avec notre barque le projet que nous avions fait ; mais à te dire vrai, la paysanne que je viens de quitter répare ce malheur, et je lui ai trouvé des charmes qui effacent de mon esprit tout le chagrin que me donnait le mauvais succès de notre entreprise. Il ne faut pas que ce cœur m’échappe, et j’y ai déjà jeté des dispositions à ne pas me souffrir longtemps de pousser des soupirs.

    SGANARELLE.- Monsieur, j’avoue que vous m’étonnez ; à peine sommes-nous échappés d’un péril de mort, qu’au lieu de rendre grâce au Ciel de la pitié qu’il a daigné prendre de nous, vous travaillez tout de nouveau à attirer sa colère par vos fantaisies accoutumées, et vos amours cr… Paix, coquin que vous êtes, vous ne savez ce que vous dites, et Monsieur sait ce qu’il fait, allons.

    DOM JUAN, apercevant Charlotte.- Ah, ah, d’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l’autre ?

    SGANARELLE.- Assurément. Autre pièce nouvelle.

    DOM JUAN.- D’où me vient, la belle, une rencontre si agréable ? Quoi, dans ces lieux champêtres, parmi ces arbres et ces rochers, on trouve des personnes faites comme vous êtes ?

    CHARLOTTE.- Vous voyez, Monsieur.

    DOM JUAN.- Êtes-vous de ce village ?

    CHARLOTTE.- Oui, Monsieur.

    DOM JUAN.- Et vous y demeurez ?

    CHARLOTTE.- Oui, Monsieur.

    DOM JUAN.- Vous vous appelez ?

    CHARLOTTE.- Charlotte, pour vous servir.

    DOM JUAN.- Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont pénétrants ?

    CHARLOTTE.- Monsieur, vous me rendez toute honteuse.

    DOM JUAN.- Ah, n’ayez point de honte d’entendre dire vos vérités. Sganarelle, qu’en dis-tu ? Peut-on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous un peu, s’il vous plaît, ah que cette taille est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce, ah que ce visage est mignon ! Ouvrez vos yeux entièrement, ah qu’ils sont beaux ! Que je voie un peu vos dents, je vous prie, ah qu’elles sont amoureuses ! et ces lèvres appétissantes. Pour moi, je suis ravi, et je n’ai jamais vu une si charmante personne.

    CHARLOTTE.- Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais pas si c’est pour vous railler de moi.

    DOM JUAN.- Moi, me railler de vous ? Dieu m’en garde, je vous aime trop pour cela, et c’est du fond du cœur que je vous parle.

    CHARLOTTE.- Je vous suis bien obligée, si ça est.

    DOM JUAN.- Point du tout, vous ne m’êtes point obligée de tout ce que je dis, et ce n’est qu’à votre beauté que vous en êtes redevable.

    CHARLOTTE.- Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi, et je n’ai pas d’esprit pour vous répondre.

    DOM JUAN.- Sganarelle, regarde un peu ses mains.

    CHARLOTTE.- Fi, Monsieur, elles sont noires comme je ne sais quoi.

    DOM JUAN.- Ha que dites-vous là, elles sont les plus belles du monde, souffrez que je les baise, je vous prie.

    CHARLOTTE.- Monsieur, c’est trop d’honneur que vous me faites, et si j’avais su ça tantôt, je n’aurais pas manqué de les laver avec du son.

    DOM JUAN.- Et dites-moi un peu, belle Charlotte, vous n’êtes pas mariée sans doute ?

    CHARLOTTE.- Non, Monsieur, mais je dois bientôt l’être avec Piarrot, le fils de la voisine Simonette.

    DOM JUAN.- Quoi ? une personne comme vous serait la femme d’un simple paysan ? Non, non, c’est profaner tant de beautés, et vous n’êtes pas née pour demeurer dans un village, vous méritez sans doute une meilleure fortune, et le Ciel qui le connaît bien, m’a conduit ici tout exprès pour empêcher ce mariage, et rendre justice à vos charmes : car enfin, belle Charlotte, je vous aime de tout mon cœur, et il ne tiendra qu’à vous que je vous arrache de ce misérable lieu, et ne vous mette dans l’état où vous méritez d’être, cet amour est bien prompt sans doute ; mais quoi, c’est un effet, Charlotte, de votre grande beauté, et l’on vous aime autant en un quart d’heure, qu’on ferait une autre en six mois.

    CHARLOTTE.- Aussi vrai, Monsieur, je ne sais comment faire quand vous parlez, ce que vous dites me fait aise, et j’aurais toutes les envies du monde de vous croire, mais on m’a toujou dit, qu’il ne faut jamais croire les Monsieux, et que vous autres courtisans êtes des enjoleus, qui ne songez qu’à abuser les filles.

    DOM JUAN.- Je ne suis pas de ces gens-là.

    SGANARELLE.- Il n’a garde.

    CHARLOTTE.- Voyez-vous, Monsieur, il n’y a pas plaisir à se laisser abuser, je suis une pauvre paysanne, mais j’ai l’honneur en recommandation, et j’aimerais mieux me voir morte que de me voir déshonorée.

    DOM JUAN.- Moi, j’aurais l’âme assez méchante pour abuser une personne comme vous, je serais assez lâche pour vous déshonorer ? Non, non, j’ai trop de conscience pour cela, je vous aime, Charlotte, en tout bien et en tout honneur, et pour vous montrer que je vous dis vrai, sachez que je n’ai point d’autre dessein que de vous épouser, en voulez-vous un plus grand témoignage, m’y voilà prêt quand vous voudrez, et je prends à témoin l’homme que voilà de la parole que je vous donne.

    SGANARELLE.- Non, non, ne craignez point, il se mariera avec vous tant que vous voudrez.

    DOM JUAN.- Ah, Charlotte, je vois bien que vous ne me connaissez pas encore, vous me faites grand tort de juger de moi par les autres, et s’il y a des fourbes dans le monde, des gens qui ne cherchent qu’à abuser des filles, vous devez me tirer du nombre, et ne pas mettre en doute la sincérité de ma foi, et puis votre beauté vous assure de tout. Quand on est faite comme vous, on doit être à couvert de toutes ces sortes de crainte, vous n’avez point l’air, croyez-moi, d’une personne qu’on abuse, et pour moi, je l’avoue, je me percerais le cœur de mille coups, si j’avais eu la moindre pensée de vous trahir.

    CHARLOTTE.- Mon Dieu, je ne sais si vous dites vrai ou non, mais vous faites que l’on vous croit.

    DOM JUAN.- Lorsque vous me croirez, vous me rendrez justice assurément, et je vous réitère encore la promesse que je vous ai faite, ne l’acceptez-vous pas ? et ne voulez-vous pas consentir à être ma femme ?

    CHARLOTTE.- Oui, pourvu que ma tante le veuille.

    DOM JUAN.- Touchez donc là, Charlotte, puisque vous le voulez bien de votre part.

    CHARLOTTE.- Mais au moins, Monsieur, ne m’allez pas tromper, je vous prie, il y aurait de la conscience à vous, et vous voyez comme j’y vais à la bonne foi.

    DOM JUAN.- Comment, il semble que vous doutiez encore de ma sincérité ? Voulez-vous que je fasse des serments épouvantables ? Que le Ciel…

    CHARLOTTE.- Mon Dieu, ne jurez point, je vous crois.

    DOM JUAN.- Donnez-moi donc un petit baiser pour gage de votre parole.

    CHARLOTTE.- Oh, Monsieur, attendez que je soyons mariés, je vous prie, après ça, je vous baiserai tant que vous voudrez.

    DOM JUAN.- Eh bien, belle Charlotte, je veux tout ce que vous voulez, abandonnez-moi seulement votre main, et souffrez que par mille baisers je lui exprime le ravissement où je suis…

     SCÈNE III

    DOM JUAN, SGANARELLE, PIERROT, CHARLOTTE.

    PIERROT, se mettant entre-deux et poussant Dom Juan.- Tout doucement, Monsieur, tenez-vous, s’il vous plaît, vous vous échauffez trop, et vous pourriez gagner la purésie.

    DOM JUAN, repoussant rudement Pierrot.- Qui m’amène cet impertinent ?

    PIERROT.- Je vous dis qu’ou vous tegniez, et qu’ou ne caressiais point nos accordées.

    DOM JUAN continue de le repousser.- Ah, que de bruit !

    PIERROT.- Jerniquenne, ce n’est pas comme ça qu’il faut pousser les gens.

    CHARLOTTE, prenant Pierrot par le bras.- Et laisse-le faire aussi, Piarrot.

    PIERROT.- Quement, que je le laisse faire. Je ne veux pas, moi.

    DOM JUAN.- Ah.

    PIERROT.- Testiguenne, parce qu’ous êtes Monsieu, ous viendrez caresser nos femmes à note barbe, allez-v’s-en caresser les vôtres.

    DOM JUAN.- Heu ?

    PIERROT.- Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh, jernigué, (Autre soufflet.) Ventrequé, (Autre soufflet.) Palsanqué, Morquenne, ça n’est pas bian de battre les gens, et ce n’est pas là la récompense de v’s avoir sauvé d’estre nayé.

    CHARLOTTE.- Piarrot, ne te fâche point.

    PIERROT.- Je me veux fâcher, et t’es une vilaine, toi, d’endurer qu’on te cajole.

    CHARLOTTE.- Oh, Piarrot, ce n’est pas ce que tu penses, ce Monsieur veut m’épouser, et tu ne dois pas te bouter en colère.

    PIERROT.- Quement ? Jerni, tu m’es promise.

    CHARLOTTE.- Ça n’y fait rien, Piarrot, si tu m’aimes, ne dois-tu pas être bien aise que je devienne Madame ?

    PIERROT.- Jerniqué, non, j’aime mieux te voir crevée que de te voir à un autre.

    CHARLOTTE.- Va, va, Piarrot, ne te mets point en peine ; si je sis Madame, je te ferai gagner queuque chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous.

    PIERROT.- Ventrequenne, je gni en porterai jamais, quand tu m’en poyrais deux fois autant. Est-ce donc comme ça que t’escoutes ce qu’il te dit ? Morquenne, si j’avais su ça tantost, je me serais bian gardé de le tirer de gliau, et je gli aurais baillé un bon coup d’aviron sur la teste.

    DOM JUAN, s’approchant de Pierrot pour le frapper.- Qu’est-ce que vous dites ?

    PIERROT, s’éloignant derrière Charlotte.- Jerniquenne, je ne crains parsonne.

    DOM JUAN passe du côté où est Pierrot.- Attendez-moi un peu.

    PIERROT repasse de l’autre côté de Charlotte.- Je me moque de tout, moi.

    DOM JUAN court après Pierrot.- Voyons cela.

    PIERROT se sauve encore derrière Charlotte.- J’en avons bien vu d’autres.

    DOM JUAN.- Houais.

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur, laissez là ce pauvre misérable. C’est conscience de le battre. Écoute, mon pauvre garçon, retire-toi, et ne lui dis rien.

    PIERROT passe devant Sganarelle, et dit fièrement à Dom Juan.- Je veux lui dire, moi.

    DOM JUAN lève la main pour donner un soufflet à Pierrot, qui baisse la tête, et Sganarelle reçoit le soufflet.- Ah, je vous apprendrai.

    SGANARELLE, regardant Pierrot qui s’est baissé pour éviter le soufflet.- Peste soit du maroufle.

    DOM JUAN.- Te voilà payé de ta charité.

    PIERROT.- Jarni, je vas dire à sa tante tout ce ménage-ci.

    DOM JUAN.- Enfin je m’en vais être le plus heureux de tous les hommes, et je ne changerais pas mon bonheur à toutes les choses du monde. Que de plaisirs quand vous serez ma femme, et que…

     SCÈNE IV

    DOM JUAN, SGANARELLE, CHARLOTTE, MATHURINE.

    SGANARELLE, apercevant Mathurine.- Ah, ah.

    MATHURINE, à Dom Juan.- Monsieur, que faites-vous donc là avec Charlotte, est-ce que vous lui parlez d’amour aussi ?

    DOM JUAN, à Mathurine.- Non, au contraire, c’est elle qui me témoignait une envie d’être ma femme, et je lui répondais que j’étais engagé à vous.

    CHARLOTTE.- Qu’est-ce que c’est donc que vous veut Mathurine ?

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Elle est jalouse de me voir vous parler, et voudrait bien que je l’épousasse, mais je lui dis que c’est vous que je veux.

    MATHURINE.- Quoi, Charlotte…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Tout ce que vous lui direz sera inutile, elle s’est mis cela dans la tête.

    CHARLOTTE.- Quement donc Mathurine…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- C’est en vain que vous lui parlerez, vous ne lui ôterez point cette fantaisie.

    MATHURINE.- Est-ce que…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Il n’y a pas moyen de lui faire entendre raison.

    CHARLOTTE.- Je voudrais…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Elle est obstinée comme tous les diables.

    MATHURINE.- Vrament…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Ne lui dites rien, c’est une folle.

    CHARLOTTE.- Je pense…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la là, c’est une extravagante.

    MATHURINE.- Non, non, il faut que je lui parle.

    CHARLOTTE.- Je veux voir un peu ses raisons.

    MATHURINE.- Quoi…

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Je gage qu’elle va vous dire que je lui ai promis de l’épouser.

    CHARLOTTE.- Je…

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Gageons qu’elle vous soutiendra que je lui ai donné parole de la prendre pour femme.

    MATHURINE.- Holà, Charlotte, ça n’est pas bien de courir sur le marché des autres.

    CHARLOTTE.- Ça n’est pas honnête, Mathurine, d’être jalouse que Monsieur me parle.

    MATHURINE.- C’est moi que Monsieur a vue la première.

    CHARLOTTE.- S’il vous a vue la première, il m’a vue la seconde, et m’a promis de m’épouser.

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Eh bien, que vous ai-je dit ?

    MATHURINE.- Je vous baise les mains, c’est moi, et non pas vous qu’il a promis d’épouser.

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- N’ai-je pas deviné ?

    CHARLOTTE.- À d’autres, je vous prie, c’est moi, vous dis-je.

    MATHURINE.- Vous vous moquez des gens, c’est moi, encore un coup.

    CHARLOTTE.- Le vlà qui est pour le dire, si je n’ai pas raison.

    MATHURINE.- Le vlà qui est pour me démentir, si je ne dis pas vrai.

    CHARLOTTE.- Est-ce, Monsieur, que vous lui avez promis de l’épouser ?

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Vous vous raillez de moi.

    MATHURINE.- Est-il vrai, Monsieur, que vous lui avez donné parole d’être son mari ?

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Pouvez-vous avoir cette pensée ?

    CHARLOTTE.- Vous voyez qu’al le soutient.

    DOM JUAN, bas, à Charlotte.- Laissez-la faire.

    MATHURINE.- Vous êtes témoin comme al l’assure.

    DOM JUAN, bas, à Mathurine.- Laissez-la dire.

    CHARLOTTE.- Non, non, il faut savoir la vérité.

    MATHURINE.- Il est question de juger ça.

    CHARLOTTE.- Oui, Mathurine, je veux que Monsieur vous montre votre bec jaune .

    MATHURINE.- Oui, Charlotte, je veux que Monsieur vous rende un peu camuse.

    CHARLOTTE.- Monsieur, videz la querelle, s’il vous plaît.

    MATHURINE.- Mettez-nous d’accord, Monsieur.

    CHARLOTTE, à Mathurine.- Vous allez voir.

    MATHURINE, à Charlotte- Vous allez voir vous-même.

    CHARLOTTE, à Dom Juan.- Dites.

    MATHURINE, à Dom Juan.- Parlez.

    DOM JUAN, embarrassé, leur dit à toutes deux.- Que voulez-vous que je dise ? Vous soutenez également toutes deux que je vous ai promis de vous prendre pour femmes. Est-ce que chacune de vous ne sait pas ce qui en est, sans qu’il soit nécessaire que je m’explique davantage ? Pourquoi m’obliger là-dessus à des redites ? Celle à qui j’ai promis effectivement n’a-t-elle pas en elle-même de quoi se moquer des discours de l’autre, et doit-elle se mettre en peine, pourvu que j’accomplisse ma promesse ? Tous les discours n’avancent point les choses, il faut faire, et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles. Aussi n’est-ce rien que par là que je vous veux mettre d’accord, et l’on verra quand je me marierai, laquelle des deux a mon cœur. (Bas, à Mathurine.) Laissez-lui croire ce qu’elle voudra. (Bas, à Charlotte.) Laissez-la se flatter dans son imagination. (Bas, à Mathurine.) Je vous adore. (Bas, à Charlotte.) Je suis tout à vous. (Bas, à Mathurine.) Tous les visages sont laids auprès du vôtre. (Bas, à Charlotte.) On ne peut plus souffrir les autres quand on vous a vue. J’ai un petit ordre à donner, je viens vous retrouver dans un quart d’heure.

    CHARLOTTE, à Mathurine.- Je suis celle qu’il aime, au moins.

    MATHURINE.- C’est moi qu’il épousera.

    SGANARELLE.- Ah, pauvres filles que vous êtes, j’ai pitié de votre innocence, et je ne puis souffrir de vous voir courir à votre malheur. Croyez-moi l’une et l’autre, ne vous amusez point à tous les contes qu’on vous fait, et demeurez dans votre village.

    DOM JUAN, revenant.- Je voudrais bien savoir pourquoi Sganarelle ne me suit pas.

    SGANARELLE.- Mon maître est un fourbe, il n’a dessein que de vous abuser, et en a bien abusé d’autres, c’est l’épouseur du genre humain, et… (Il aperçoit Dom Juan.) Cela est faux, et quiconque vous dira cela, vous lui devez dire qu’il en a menti. Mon maître n’est point l’épouseur du genre humain, il n’est point fourbe, il n’a pas dessein de vous tromper, et n’en a point abusé d’autres. Ah, tenez, le voilà, demandez-le plutôt à lui-même.

    DOM JUAN.- Oui.

    SGANARELLE.- Monsieur, comme le monde est plein de médisants, je vais au-devant des choses, et je leur disais que si quelqu’un leur venait dire du mal de vous, elles se gardassent bien de le croire, et ne manquassent pas de lui dire qu’il en aurait menti.

    DOM JUAN.- Sganarelle.

    SGANARELLE.- Oui, Monsieur est homme d’honneur, je le garantis tel.

    DOM JUAN.- Hon.

    SGANARELLE.- Ce sont des impertinents.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, LA RAMÉE, CHARLOTTE, MATHURINE, SGANARELLE.

    LA RAMÉE.- Monsieur, je viens vous avertir qu’il ne fait pas bon ici pour vous.

    DOM JUAN.- Comment ?

    LA RAMÉE.- Douze hommes à cheval vous cherchent, qui doivent arriver ici dans un moment, je ne sais pas par quel moyen ils peuvent vous avoir suivi, mais j’ai appris cette nouvelle d’un paysan qu’ils ont interrogé, et auquel ils vous ont dépeint. L’affaire presse, et le plus tôt que vous pourrez sortir d’ici, sera le meilleur.

    DOM JUAN, à Charlotte et Mathurine.- Une affaire pressante m’oblige de partir d’ici, mais je vous prie de vous ressouvenir de la parole que je vous ai donnée, et de croire que vous aurez de mes nouvelles avant qu’il soit demain au soir. Comme la partie n’est pas égale, il faut user de stratagème, et éluder adroitement le malheur qui me cherche, je veux que Sganarelle se revête de mes habits, et moi…

    SGANARELLE.- Monsieur, vous vous moquez, m’exposer à être tué sous vos habits, et…

    DOM JUAN.- Allons vite, c’est trop d’honneur que je vous fais, et bien heureux est le valet qui peut avoir la gloire de mourir pour son maître.

    SGANARELLE.- Je vous remercie d’un tel honneur. Ô Ciel, puisqu’il s’agit de mort, fais-moi la grâce de n’être point pris pour un autre.

     ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE

    DOM JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en médecin.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, avouez que j’ai eu raison, et que nous voilà l’un et l’autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n’était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.

    DOM JUAN.- Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

    SGANARELLE.- Oui ? C’est l’habit d’un vieux médecin qui a été laissé en gage au lieu où je l’ai pris, et il m’en a coûté de l’argent pour l’avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l’on me vient consulter ainsi qu’un habile homme ?

    DOM JUAN.- Comment donc ?

    SGANARELLE.- Cinq ou six paysans et paysannes en me voyant passer me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.

    DOM JUAN.- Tu leur as répondu que tu n’y entendais rien ?

    SGANARELLE.- Moi, point du tout, j’ai voulu soutenir l’honneur de mon habit, j’ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

    DOM JUAN.- Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j’en ai pris par où j’en ai pu attraper, j’ai fait mes ordonnances à l’aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu’on m’en vînt remercier.

    DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Par quelle raison n’aurais-tu pas les mêmes privilèges qu’ont tous les autres médecins ? Ils n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.

    SGANARELLE.- Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

    DOM JUAN.- C’est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

    SGANARELLE.- Quoi, vous ne croyez pas au séné, ni à la casse, ni au vin émétique ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi veux-tu que j’y croie ?

    SGANARELLE.- Vous avez l’âme bien mécréante. Cependant vous voyez depuis un temps que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n’y a pas trois semaines que j’en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

    DOM JUAN.- Et quel ?

    SGANARELLE.- Il y avait un homme qui depuis six jours était à l’agonie, on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien, on s’avisa à la fin de lui donner de l’émétique.

    DOM JUAN.- Il réchappa, n’est-ce pas ?

    SGANARELLE.- Non, il mourut.

    DOM JUAN.- L’effet est admirable.

    SGANARELLE.- Comment ? il y avait six jours entiers qu’il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d’un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

    DOM JUAN.- Tu as raison.

    SGANARELLE.- Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses : car cet habit me donne de l’esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.

    DOM JUAN.- Eh bien !

    SGANARELLE.- Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

    DOM JUAN.- Laissons cela.

    SGANARELLE.- C’est-à-dire que non. Et à l’Enfer ?

    DOM JUAN.- Eh.

    SGANARELLE.- Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

    DOM JUAN.- Oui, oui.

    SGANARELLE.- Aussi peu. Ne croyez-vous point l’autre vie ?

    DOM JUAN.- Ah, ah, ah.

    SGANARELLE.- Voilà un homme que j’aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu’est ce que vous croyez ?

    DOM JUAN.- Ce que je crois ?

    SGANARELLE.- Oui.

    DOM JUAN.- Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

    SGANARELLE.- La belle croyance, que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ? Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons, n’est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même ? Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre, ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces… ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… Oh dame, interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l’on ne m’interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

    DOM JUAN.- J’attends que ton raisonnement soit fini.

    SGANARELLE.- Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner…
    Il se laisse tomber en tournant.

    DOM JUAN.- Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

    SGANARELLE.- Morbleu, je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez, il m’importe bien que vous soyez damné.

    DOM JUAN.- Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés ? Appelle un peu cet homme que voilà là-bas pour lui demander le chemin.

    SGANARELLE.- Holà ho, l’homme, ho, mon compère, ho l’ami, un petit mot, s’il vous plaît.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE, UN PAUVRE.

    SGANARELLE.- Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

    LE PAUVRE.- Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

    DOM JUAN.- Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

    LE PAUVRE.- Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône.

    DOM JUAN.- Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois.

    LE PAUVRE.- Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.

    DOM JUAN.- Eh, prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

    SGANARELLE.- Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.

    DOM JUAN.- Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

    LE PAUVRE.- De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

    DOM JUAN.- Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.

    LE PAUVRE.- Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

    DOM JUAN.- Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

    LE PAUVRE.- Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

    DOM JUAN.- Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah, ah, je m’en vais te donner un Louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

    LE PAUVRE.- Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

    DOM JUAN.- Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un Louis d’or ou non, en voici un que je te donne si tu jures, tiens il faut jurer.

    LE PAUVRE.- Monsieur.

    SGANARELLE.- Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

    DOM JUAN.- Prends, le voilà, prends te dis-je, mais jure donc.

    LE PAUVRE.- Non Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

    DOM JUAN.- Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

     SCÈNE III

    DOM JUAN, DOM CARLOS, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Mon maître est un vrai enragé d’aller se présenter à un péril qui ne le cherche pas, mais, ma foi, le secours a servi, et les deux ont fait fuir les trois.

    DOM CARLOS, l’épée à la main.- On voit par la fuite de ces voleurs de quel secours est votre bras, souffrez, Monsieur, que je vous rende grâce d’une action si généreuse, et que…

    DOM JUAN, revenant l’épée à la main.- Je n’ai rien fait, Monsieur, que vous n’eussiez fait en ma place. Notre propre honneur est intéressé dans de pareilles aventures, et l’action de ces coquins était si lâche, que c’eût été y prendre part que de ne s’y pas opposer, mais par quelle rencontre vous êtes-vous trouvé entre leurs mains ?

    DOM CARLOS.- Je m’étais par hasard égaré d’un frère, et de tous ceux de notre suite, et comme je cherchais à les rejoindre, j’ai fait rencontre de ces voleurs, qui d’abord ont tué mon cheval, et qui sans votre valeur en auraient fait autant de moi.

    DOM JUAN.- Votre dessein est-il d’aller du côté de la ville ?

    DOM CARLOS.- Oui, mais sans y vouloir entrer, et nous nous voyons obligés mon frère et moi à tenir la campagne pour une de ces fâcheuses affaires qui réduisent les gentilshommes à se sacrifier eux et leur famille à la sévérité de leur honneur, puisque enfin le plus doux succès en est toujours funeste, et que si l’on ne quitte pas la vie, on est contraint de quitter le royaume, et c’est en quoi je trouve la condition d’un gentilhomme malheureuse, de ne pouvoir point s’assurer sur toute la prudence et toute l’honnêteté de sa conduite, d’être asservi par les lois de l’honneur au dérèglement de la conduite d’autrui, et de voir sa vie, son repos, et ses biens dépendre de la fantaisie du premier téméraire, qui s’avisera de lui faire une de ces injures pour qui un honnête homme doit périr.

    DOM JUAN.- On a cet avantage qu’on fait courir le même risque, et passer aussi mal le temps à ceux qui prennent fantaisie de nous venir faire une offense de gaieté de cœur. Mais ne serait-ce point une indiscrétion que de vous demander quelle peut être votre affaire ?

    DOM CARLOS.- La chose en est aux termes de n’en plus faire de secret, et lorsque l’injure a une fois éclaté, notre honneur ne va point à vouloir cacher notre honte, mais à faire éclater notre vengeance, et à publier même le dessein que nous en avons. Ainsi, Monsieur, je ne feindrai point de vous dire que l’offense que nous cherchons à venger, est une sœur séduite et enlevée d’un couvent, et que l’auteur de cette offense est un Dom Juan Tenorio, fils de Dom Louis Tenorio. Nous le cherchons depuis quelques jours, et nous l’avons suivi ce matin sur le rapport d’un valet, qui nous a dit qu’il sortait à cheval accompagné de quatre ou cinq, et qu’il avait pris le long de cette côte, mais tous nos soins ont été inutiles, et nous n’avons pu découvrir ce qu’il est devenu.

    DOM JUAN.- Le connaissez-vous, Monsieur, ce Dom Juan dont vous parlez ?

    DOM CARLOS.- Non, quant à moi. Je ne l’ai jamais vu, et je l’ai seulement ouï dépeindre à mon frère, mais la renommée n’en dit pas force bien, et c’est un homme dont la vie…

    DOM JUAN.- Arrêtez, Monsieur, s’il vous plaît, il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté que d’en ouïr dire du mal.

    DOM CARLOS.- Pour l’amour de vous, Monsieur, je n’en dirai rien du tout, et c’est bien la moindre chose que je vous doive, après m’avoir sauvé la vie, que de me taire devant vous d’une personne que vous connaissez, lorsque je ne puis en parler sans en dire du mal : mais quelque ami que vous lui soyez, j’ose espérer que vous n’approuverez pas son action, et ne trouverez pas étrange que nous cherchions d’en prendre la vengeance.

    DOM JUAN.- Au contraire, je vous y veux servir, et vous épargner des soins inutiles ; je suis ami de Dom Juan, je ne puis pas m’en empêcher, mais il n’est pas raisonnable qu’il offense impunément des gentilshommes, et je m’engage à vous faire faire raison par lui.

    DOM CARLOS.- Et quelle raison peut-on faire à ces sortes d’injures ?

    DOM JUAN.- Toute celle que votre honneur peut souhaiter, et sans vous donner la peine de chercher Dom Juan davantage, je m’oblige à le faire trouver au lieu que vous voudrez, et quand il vous plaira.

    DOM CARLOS.- Cet espoir est bien doux, Monsieur, à des cœurs offensés ; mais après ce que je vous dois, ce me serait une trop sensible douleur, que vous fussiez de la partie.

    DOM JUAN.- Je suis si attaché à Dom Juan, qu’il ne saurait se battre que je ne me batte aussi : mais enfin j’en réponds comme de moi-même, et vous n’avez qu’à dire quand vous voulez qu’il paraisse, et vous donne satisfaction.

    DOM CARLOS.- Que ma destinée est cruelle ! Faut-il que je vous doive la vie, et que Dom Juan soit de vos amis ?

     SCÈNE IV

    DOM ALONSE, et trois suivants, DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM ALONSE.- Faites boire là mes chevaux, et qu’on les amène après nous, je veux un peu marcher à pied. Ô Ciel, que vois-je ici ? Quoi, mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel ?

    DOM CARLOS.- Notre ennemi mortel ?

    DOM JUAN, se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée.- Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l’avantage du nombre ne m’obligera pas à vouloir déguiser mon nom.

    DOM ALONSE.- Ah, traître, il faut que tu périsses, et…

    DOM CARLOS.- Ah, mon frère, arrêtez, je lui suis redevable de la vie, et sans le secours de son bras, j’aurais été tué par des voleurs que j’ai trouvés.

    DOM ALONSE.- Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance ? Tous les services que nous rend une main ennemie, ne sont d’aucun mérite pour engager notre âme ; et s’il faut mesurer l’obligation à l’injure, votre reconnaissance, mon frère, est ici ridicule ; et comme l’honneur est infiniment plus précieux que la vie, c’est ne devoir rien proprement, que d’être redevable de la vie à qui nous a ôté l’honneur.

    DOM CARLOS.- Je sais la différence, mon frère, qu’un gentilhomme doit toujours mettre entre l’un et l’autre, et la reconnaissance de l’obligation n’efface point en moi le ressentiment de l’injure : mais souffrez que je lui rende ici ce qu’il m’a prêté, que je m’acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois par un délai de notre vengeance, et lui laisse la liberté de jouir durant quelques jours du fruit de son bienfait.

    DOM ALONSE.- Non, non, c’est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l’occasion de la prendre peut ne plus revenir ; le Ciel nous l’offre ici, c’est à nous d’en profiter. Lorsque l’honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures, et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n’avez qu’à vous retirer, et laisser à ma main la gloire d’un tel sacrifice.

    DOM CARLOS.- De grâce, mon frère…

    DOM ALONSE.- Tous ces discours sont superflus ; il faut qu’il meure.

    DOM CARLOS.- Arrêtez-vous, dis-je, mon frère, je ne souffrirai point du tout qu’on attaque ses jours, et je jure le Ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu’il a sauvée, et pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez.

    DOM ALONSE.- Quoi vous prenez le parti de notre ennemi contre moi, et loin d’être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur ?

    DOM CARLOS.- Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n’ait rien de farouche, et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison, et non point par le mouvement d’une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m’acquitte avant toute chose. Notre vengeance pour être différée n’en sera pas moins éclatante ; au contraire, elle en tirera de l’avantage, et cette occasion de l’avoir pu prendre, la fera paraître plus juste aux yeux de tout le monde.

    DOM ALONSE.- Ô l’étrange faiblesse, et l’aveuglement effroyable d’hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d’une obligation chimérique !

    DOM CARLOS.- Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine ; si je fais une faute, je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur, je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d’un jour que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de le satisfaire. Dom Juan, vous voyez que j’ai soin de vous rendre le bien que j’ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m’acquitte avec même chaleur de ce que je dois, et que je ne serai pas moins exact à vous payer l’injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connaissez assez la grandeur de l’offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu’elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire ; il en est de violents et de sanglants ; mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m’avez donné parole de me faire faire raison par Dom Juan ; songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que hors d’ici je ne dois plus qu’à mon honneur.

    DOM JUAN.- Je n’ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j’ai promis.

    DOM CARLOS.- Allons, mon frère, un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Holà, hé, Sganarelle.

    SGANARELLE.- Plaît-il ?

    DOM JUAN.- Comment, coquin, tu fuis quand on m’attaque ?

    SGANARELLE.- Pardonnez-moi, Monsieur, je viens seulement d’ici près, je crois que cet habit est purgatif, et que c’est prendre médecine que de le porter.

    DOM JUAN.- Peste soit l’insolent, couvre au moins ta poltronnerie d’un voile plus honnête, sais-tu bien qui est celui à qui j’ai sauvé la vie.

    SGANARELLE.- Moi ? Non.

    DOM JUAN.- C’est un frère d’Elvire.

    SGANARELLE.- Un…

    DOM JUAN.- Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j’ai regret d’avoir démêlé avec lui.

    SGANARELLE.- Il vous serait aisé de pacifier toutes choses.

    DOM JUAN.- Oui, mais ma passion est usée pour Done Elvire, et l’engagement ne compatit point avec mon humeur. J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour, et à le garder tant qu’elles le pourront. Mais quel est le superbe édifice que je vois entre ces arbres ?

    SGANARELLE.- Vous ne le savez pas ?

    DOM JUAN.- Non, vraiment.

    SGANARELLE.- Bon, c’est le tombeau que le Commandeur faisait faire lorsque vous le tuâtes.

    DOM JUAN.- Ah, tu as raison, je ne savais pas que c’était de ce côté-ci qu’il était. Tout le monde m’a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du Commandeur, et j’ai envie de l’aller voir.

    SGANARELLE.- Monsieur, n’allez point là.

    DOM JUAN.- Pourquoi ?

    SGANARELLE.- Cela n’est pas civil, d’aller voir un homme que vous avez tué.

    DOM JUAN.- Au contraire, c’est une visite dont je lui veux faire civilité, et qu’il doit recevoir de bonne grâce, s’il est galant homme ; allons, entrons dedans.

    Le tombeau s’ouvre, où l’on voit un superbe mausolée, et la statue du Commandeur.

    SGANARELLE.- Ah, que cela est beau ! les belles statues ! le beau marbre ! les beaux piliers ! Ah, que cela est beau, qu’en dites-vous, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Qu’on ne peut voir aller plus loin l’ambition d’un homme mort, et ce que je trouve admirable, c’est qu’un homme qui s’est passé durant sa vie d’une assez simple demeure, en veuille avoir une si magnifique pour quand il n’en a plus que faire.

    SGANARELLE.- Voici la statue du Commandeur.

    DOM JUAN.- Parbleu, le voilà bon avec son habit d’empereur romain.

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, voilà qui est bien fait. Il semble qu’il est en vie, et qu’il s’en va parler. Il jette des regards sur nous qui me feraient peur si j’étais tout seul, et je pense qu’il ne prend pas plaisir de nous voir.

    DOM JUAN.- Il aurait tort, et ce serait mal recevoir l’honneur que je lui fais. Demande-lui s’il veut venir souper avec moi.

    SGANARELLE.- C’est une chose dont il n’a pas besoin, je crois.

    DOM JUAN.- Demande-lui, te dis-je.

    SGANARELLE.- Vous moquez-vous ? Ce serait être fou que d’aller parler à une statue.

    DOM JUAN.- Fais ce que je te dis.

    SGANARELLE.- Quelle bizarrerie ! Seigneur Commandeur… je ris de ma sottise, mais c’est mon maître qui me la fait faire. Seigneur Commandeur, mon maître Dom Juan vous demande si vous voulez lui faire l’honneur de venir souper avec lui. (La statue baisse la tête.) Ha !

    DOM JUAN.- Qu’est-ce ? qu’as-tu, dis donc, veux-tu parler ?

    SGANARELLE fait le même signe que lui a fait la statue et baisse la tête.- La statue…

    DOM JUAN.- Eh bien, que veux-tu dire, traître ?

    SGANARELLE.- Je vous dis que la statue…

    DOM JUAN.- Eh bien, la statue ? Je t’assomme si tu ne parles.

    SGANARELLE.- La statue m’a fait signe.

    DOM JUAN.- La peste le coquin.

    SGANARELLE.- Elle m’a fait signe, vous dis-je, il n’est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir ; peut-être…

    DOM JUAN.- Viens, maraud, viens, je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie, prends garde. Le seigneur Commandeur voudrait-il venir souper avec moi ?

    La statue baisse encore la tête.

    SGANARELLE.- Je ne voudrais pas en tenir dix pistoles. Eh bien, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Allons, sortons d’ici.

    SGANARELLE.- Voilà de mes esprits forts qui ne veulent rien croire.

    ACTE IV, SCÈNE PREMIÈRE

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Quoi qu’il en soit, laissons cela, c’est une bagatelle, et nous pouvons avoir été trompés par un faux jour, ou surpris de quelque vapeur qui nous ait troublé la vue.

    SGANARELLE.- Eh, Monsieur, ne cherchez point à démentir ce que nous avons vu des yeux que voilà. Il n’est rien de plus véritable que ce signe de tête, et je ne doute point que le Ciel scandalisé de votre vie, n’ait produit ce miracle pour vous convaincre, et pour vous retirer de…

    DOM JUAN.- Écoute. Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M’entends-tu bien ?

    SGANARELLE.- Fort bien, Monsieur, le mieux du monde, vous vous expliquez clairement, c’est ce qu’il y a de bon en vous, que vous n’allez point chercher de détours, vous dites les choses avec une netteté admirable.

    DOM JUAN.- Allons, qu’on me fasse souper le plus tôt que l’on pourra, une chaise, petit garçon.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.

    LA VIOLETTE.- Monsieur, voilà votre marchand, M. Dimanche, qui demande à vous parler.

    SGANARELLE.- Bon, voilà ce qu’il nous faut qu’un compliment de créancier. De quoi s’avise-t-il de nous venir demander de l’argent, et que ne lui disais-tu que Monsieur n’y est pas ?

    LA VIOLETTE.- Il y a trois quarts d’heure que je lui dis, mais il ne veut pas le croire, et s’est assis là-dedans pour attendre.

    SGANARELLE.- Qu’il attende, tant qu’il voudra.

    DOM JUAN.- Non, au contraire, faites-le entrer, c’est une fort mauvaise politique que de se faire celer aux créanciers. Il est bon de les payer de quelque chose, et j’ai le secret de les renvoyer satisfaits sans leur donner un double.

     SCÈNE III

    DOM JUAN, M. DIMANCHE, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN, faisant de grandes civilités.- Ah, Monsieur Dimanche, approchez. Que je suis ravi de vous voir, et que je veux de mal à mes gens de ne vous pas faire entrer d’abord ! J’avais donné ordre qu’on ne me fît parler personne, mais cet ordre n’est pas pour vous, et vous êtes en droit de ne trouver jamais de porte fermée chez moi.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je vous suis fort obligé.

    DOM JUAN, parlant à ses laquais.- Parbleu, coquins, je vous apprendrai à laisser M. Dimanche dans une antichambre, et je vous ferai connaître les gens.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, cela n’est rien.

    DOM JUAN.- Comment ? vous dire que je n’y suis pas, à M. Dimanche, au meilleur de mes amis ?

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis votre serviteur. J’étais venu…

    DOM JUAN.- Allons vite, un siège pour M. Dimanche.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis bien comme cela.

    DOM JUAN.- Point, point, je veux que vous soyez assis contre moi.

    M. DIMANCHE.- Cela n’est point nécessaire.

    DOM JUAN.- Ôtez ce pliant, et apportez un fauteuil.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, vous vous moquez, et…

    DOM JUAN.- Non, non, je sais ce que je vous dois, et je ne veux point qu’on mette de différence entre nous deux.

    M. DIMANCHE.- Monsieur…

    DOM JUAN.- Allons, asseyez-vous.

    M. DIMANCHE.- Il n’est pas besoin, Monsieur, et je n’ai qu’un mot à vous dire. J’étais…

    DOM JUAN.- Mettez-vous là, vous dis-je.

    M. DIMANCHE.- Non, Monsieur, je suis bien, je viens pour…

    DOM JUAN.- Non, je ne vous écoute point si vous n’êtes assis.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je fais ce que vous voulez. Je…

    DOM JUAN.- Parbleu, Monsieur Dimanche, vous vous portez bien.

    M. DIMANCHE.- Oui, Monsieur, pour vous rendre service. Je suis venu…

    DOM JUAN.- Vous avez un fonds de santé admirable, des lèvres fraîches, un teint vermeil, et des yeux vifs.

    M. DIMANCHE.- Je voudrais bien…

    DOM JUAN.- Comment se porte Madame Dimanche, votre épouse ?

    M. DIMANCHE.- Fort bien, Monsieur, Dieu merci.

    DOM JUAN.- C’est une brave femme.

    M. DIMANCHE.- Elle est votre servante, Monsieur. Je venais…

    DOM JUAN.- Et votre petite fille Claudine, comment se porte-t-elle ?

    M. DIMANCHE.- Le mieux du monde.

    DOM JUAN.- La jolie petite fille que c’est ! Je l’aime de tout mon cœur.

    M. DIMANCHE.- C’est trop d’honneur que vous lui faites, Monsieur. Je vous…

    DOM JUAN.- Et le petit Colin, fait-il toujours bien du bruit avec son tambour ?

    M. DIMANCHE.- Toujours de même, Monsieur. Je…

    DOM JUAN.- Et votre petit chien Brusquet ? gronde-t-il toujours aussi fort, et mord-il toujours bien aux jambes les gens qui vont chez vous ?

    M. DIMANCHE.- Plus que jamais, Monsieur, et nous ne saurions en chevir.

    DOM JUAN.- Ne vous étonnez pas si je m’informe des nouvelles de toute la famille, car j’y prends beaucoup d’intérêt.

    M. DIMANCHE.- Nous vous sommes, Monsieur, infiniment obligés. Je…

    DOM JUAN, lui tendant la main.- Touchez donc là, Monsieur Dimanche. Êtes-vous bien de mes amis ?

    M. DIMANCHE.- Monsieur, je suis votre serviteur.

    DOM JUAN.- Parbleu ! je suis à vous de tout mon cœur.

    M. DIMANCHE.- Vous m’honorez trop. Je…

    DOM JUAN.- Il n’y a rien que je ne fisse pour vous.

    M. DIMANCHE.- Monsieur, vous avez trop de bonté pour moi.

    DOM JUAN.- Et cela sans intérêt, je vous prie de le croire.

    M. DIMANCHE.- Je n’ai point mérité cette grâce assurément, mais, Monsieur…

    DOM JUAN.- Oh çà, Monsieur Dimanche, sans façon, voulez-vous souper avec moi ?

    M. DIMANCHE.- Non, Monsieur, il faut que je m’en retourne tout à l’heure. Je…

    DOM JUAN, se levant.- Allons, vite un flambeau pour conduire Monsieur Dimanche, et que quatre ou cinq de mes gens prennent des mousquetons pour l’escorter.

    M. DIMANCHE, se levant de même.- Monsieur, il n’est pas nécessaire, et je m’en irai bien tout seul. Mais…

    Sganarelle ôte les sièges promptement.

    DOM JUAN.- Comment ? Je veux qu’on vous escorte, et je m’intéresse trop à votre personne, je suis votre serviteur, et de plus votre débiteur.

    M. DIMANCHE.- Ah, Monsieur…

    DOM JUAN.- C’est une chose que je ne cache pas, et je le dis à tout le monde.

    M. DIMANCHE.- Si…

    DOM JUAN.- Voulez-vous que je vous reconduise ?

    M. DIMANCHE.- Ah, Monsieur, vous vous moquez. Monsieur…

    DOM JUAN.- Embrassez-moi donc, s’il vous plaît, je vous prie encore une fois d’être persuadé que je suis tout à vous, et qu’il n’y a rien au monde que je ne fisse pour votre service.

    Il sort.

    SGANARELLE.- Il faut avouer que vous avez en Monsieur un homme qui vous aime bien.

    M. DIMANCHE.- Il est vrai, il me fait tant de civilités et tant de compliments que je ne saurais jamais lui demander de l’argent.

    SGANARELLE.- Je vous assure que toute sa maison périrait pour vous, et je voudrais qu’il vous arrivât quelque chose, que quelqu’un s’avisât de vous donner des coups de bâton, vous verriez de quelle manière…

    M. DIMANCHE.- Je le crois, mais, Sganarelle, je vous prie de lui dire un petit mot de mon argent.

    SGANARELLE.- Oh, ne vous mettez pas en peine. Il vous payera le mieux du monde.

    M. DIMANCHE.- Mais vous, Sganarelle, vous me devez quelque chose en votre particulier.

    SGANARELLE.- Fi, ne parlez pas de cela.

    M. DIMANCHE.- Comment ? Je…

    SGANARELLE.- Ne sais-je pas bien que je vous dois ?

    M. DIMANCHE.- Oui, mais…

    SGANARELLE.- Allons, Monsieur Dimanche, je vais vous éclairer.

    M. DIMANCHE.- Mais mon argent…

    SGANARELLE, prenant M. Dimanche par le bras.- Vous moquez-vous ?

    M. DIMANCHE.- Je veux…

    SGANARELLE, le tirant.- Eh.

    M. DIMANCHE.- J’entends…

    SGANARELLE, le poussant.- Bagatelles.

    M. DIMANCHE.- Mais…

    SGANARELLE, le poussant.- Fi.

    M. DIMANCHE.- Je…

    SGANARELLE, le poussant tout à fait hors du théâtre.- Fi, vous dis-je.

     SCÈNE IV

    DOM LOUIS, DOM JUAN, LA VIOLETTE, SGANARELLE.

    LA VIOLETTE.- Monsieur, voilà Monsieur votre père.

    DOM JUAN.- Ah, me voici bien, il me fallait cette visite pour me faire enrager.

    DOM LOUIS.- Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma venue. À dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre, et si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements. Hélas, que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au Ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos souhaits aveugles, et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs nonpareilles, je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables, et ce fils que j’obtiens, en fatiguant le Ciel de vœux, est le chagrin et le supplice de cette vie même dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation. De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine aux yeux du monde d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires, qui nous réduisent à toutes heures à lasser les bontés du Souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services, et le crédit de mes amis ? Ah, quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? Et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ? Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sorti d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres, qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler, et cet éclat de leurs actions qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leurs vertus, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né, ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage, au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal, est un monstre dans la nature, que la vertu est le premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu’on signe, qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur, qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous.

    DOM JUAN.- Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler.

    DOM LOUIS.- Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions, que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre une borne à tes dérèglements, prévenir sur toi le courroux du Ciel, et laver par ta punition la honte de t’avoir fait naître.

    Il sort.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM JUAN.- Eh, mourez le plus tôt que vous pourrez, c’est le mieux que vous puissiez faire. Il faut que chacun ait son tour, et j’enrage de voir des pères qui vivent autant que leurs fils.

    Il se met dans son fauteuil.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, vous avez tort.

    DOM JUAN.- J’ai tort ?

    SGANARELLE.- Monsieur.

    DOM JUAN, se lève de son siège.- J’ai tort ?

    SGANARELLE.- Oui, Monsieur, vous avez tort d’avoir souffert ce qu’il vous a dit, et vous le deviez mettre dehors par les épaules. A-t-on jamais rien vu de plus impertinent ? Un père venir faire des remontrances à son fils, et lui dire de corriger ses actions, de se ressouvenir de sa naissance, de mener une vie d’honnête homme, et cent autres sottises de pareille nature. Cela se peut-il souffrir à un homme comme vous, qui savez comme il faut vivre ? J’admire votre patience, et si j’avais été en votre place, je l’aurais envoyé promener. Ô complaisance maudite, à quoi me réduis-tu ?

    DOM JUAN.- Me fera-t-on souper bientôt ?

     SCÈNE VI

    DOM JUAN, DONE ELVIRE, RAGOTIN, SGANARELLE.

    RAGOTIN.- Monsieur, voici une dame voilée qui vient vous parler.

    DOM JUAN.- Que pourrait-ce être ?

    SGANARELLE.- Il faut voir.

    DONE ELVIRE.- Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C’est un motif pressant qui m’oblige à cette visite, et ce que j’ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j’ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j’étais ce matin. Ce n’est plus cette Done Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l’âme irritée ne jetait que menaces, et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d’un attachement criminel, tous ces honteux emportements d’un amour terrestre et grossier, et il n’a laissé dans mon cœur pour vous qu’une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

    DOM JUAN, à Sganarelle.- Tu pleures, je pense.

    SGANARELLE.- Pardonnez-moi.

    DONE ELVIRE.- C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel qui m’a touché le cœur, et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m’a inspiré de vous venir trouver, et de vous dire de sa part que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête de tomber sur vous, qu’il est en vous de l’éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n’avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde. Je suis revenue, grâces au Ciel, de toutes mes folles pensées, ma retraite est résolue, et je ne demande qu’assez de vie pour pouvoir expier la faute que j’ai faite, et mériter par une austère pénitence le pardon de l’aveuglement où m’ont plongée les transports d’une passion condamnable ; mais, dans cette retraite, j’aurais une douleur extrême qu’une personne que j’ai chérie tendrement, devînt un exemple funeste de la justice du Ciel, et ce me sera une joie incroyable, si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête, l’épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation, ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n’êtes point touché de votre intérêt ; soyez-le au moins de mes prières, et m’épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

    SGANARELLE.- Pauvre femme !

    DONE ELVIRE.- Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous, j’ai oublié mon devoir pour vous, j’ai fait toutes choses pour vous, et toute la récompense que je vous en demande, c’est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes, et si ce n’est assez des larmes d’une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

    SGANARELLE.- Cœur de tigre !

    DONE ELVIRE.- Je m’en vais après ce discours, et voilà tout ce que j’avais à vous dire.

    DOM JUAN.- Madame, il est tard, demeurez ici, on vous y logera le mieux qu’on pourra.

    DONE ELVIRE.- Non, Dom Juan, ne me retenez pas davantage.

    DOM JUAN.- Madame, vous me ferez plaisir de demeurer, je vous assure.

    DONE ELVIRE.- Non, vous dis-je, ne perdons point de temps en discours superflus, laissez-moi vite aller, ne faites aucune instance pour me conduire, et songez seulement à profiter de mon avis.

     SCÈNE VII

    DOM JUAN, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN.- Sais-tu bien que j’ai encore senti quelque peu d’émotion pour elle, que j’ai trouvé de l’agrément dans cette nouveauté bizarre, et que son habit négligé, son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ?

    SGANARELLE.- C’est-à-dire que ses paroles n’ont fait aucun effet sur vous.

    DOM JUAN.- Vite à souper.

    SGANARELLE.- Fort bien.

    DOM JUAN, se mettant à table.- Sganarelle, il faut songer à s’amender pourtant.

    SGANARELLE.- Oui-da.

    DOM JUAN.- Oui, ma foi, il faut s’amender, encore vingt ou trente ans de cette vie-ci, et puis nous songerons à nous.

    SGANARELLE.- Oh.

    DOM JUAN.- Qu’en dis-tu ?

    SGANARELLE.- Rien. Voilà le soupé.

    Il prend un morceau d’un des plats qu’on apporte,
    et le met dans sa bouche.

    DOM JUAN.- Il me semble que tu as la joue enflée, qu’est-ce que c’est ? Parle donc, qu’as-tu là ?

    SGANARELLE.- Rien.

    DOM JUAN.- Montre un peu, parbleu c’est une fluxion qui lui est tombée sur la joue, vite une lancette pour percer cela. Le pauvre garçon n’en peut plus, et cet abcès le pourrait étouffer, attends, voyez comme il était mûr. Ah, coquin que vous êtes !

    SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, je voulais voir si votre cuisinier n’avait point mis trop de sel ou trop de poivre.

    DOM JUAN.- Allons, mets-toi là, et mange. J’ai affaire de toi quand j’aurai soupé, tu as faim, à ce que je vois.

    SGANARELLE se met à table.- Je le crois bien, Monsieur, je n’ai point mangé depuis ce matin. Tâtez de cela, voilà qui est le meilleur du monde. (Un laquais ôte les assiettes de Sganarelle d’abord qu’il y a dessus à manger. Mon assiette, mon assiette. Tout doux, s’il vous plaît. Vertubleu, petit compère, que vous êtes habile à donner des assiettes nettes, et vous, petit la Violette, que vous savez présenter à boire à propos.

    Pendant qu’un laquais donne à boire à Sganarelle, l’autre laquais ôte encore son assiette.

    DOM JUAN.- Qui peut frapper de cette sorte ?

    SGANARELLE.- Qui diable nous vient troubler dans notre repas ?

    DOM JUAN.- Je veux souper en repos au moins, et qu’on ne laisse entrer personne.

    SGANARELLE.- Laissez-moi faire, je m’y en vais moi-même.

    DOM JUAN.- Qu’est-ce donc ? Qu’y a-t-il ?

    SGANARELLE, baissant la tête comme a fait la statue.- Le… qui est là !

    DOM JUAN.- Allons voir, et montrons que rien ne me saurait ébranler.

    SGANARELLE.- Ah, pauvre Sganarelle, où te cacheras-tu ?

     SCÈNE VIII

    DOM JUAN, LA STATUE DU COMMANDEUR, qui vient se mettre à table, SGANARELLE, Suite.

    DOM JUAN.- Une chaise et un couvert, vite donc. (À Sganarelle.) Allons, mets-toi à table.

    SGANARELLE.- Monsieur, je n’ai plus de faim.

    DOM JUAN.- Mets-toi là, te dis-je. À boire. À la santé du Commandeur, je te la porte, Sganarelle. Qu’on lui donne du vin.

    SGANARELLE.- Monsieur, je n’ai pas soif.

    DOM JUAN.- Bois et chante ta chanson pour régaler le Commandeur.

    SGANARELLE.- Je suis enrhumé, Monsieur.

    DOM JUAN.- Il n’importe, allons. Vous autres venez, accompagnez sa voix.

    LA STATUE.- Dom Juan, c’est assez, je vous invite à venir demain souper avec moi, en aurez-vous le courage ?

    DOM JUAN.- Oui, j’irai, accompagné du seul Sganarelle.

    SGANARELLE.- Je vous rends grâce, il est demain jeûne pour moi.

    DOM JUAN, à Sganarelle.- Prends ce flambeau.

    LA STATUE.- On n’a pas besoin de lumière, quand on est conduit par le Ciel.

     ACTE V, SCÈNE PREMIERE

    DOM LOUIS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM LOUIS.- Quoi, mon fils, serait-il possible que la bonté du Ciel eût exaucé mes vœux ? Ce que vous me dites est-il bien vrai ? Ne m’abusez-vous point d’un faux espoir, et puis-je prendre quelque assurance sur la nouveauté surprenante d’une telle conversion ?

    DOM JUAN, faisant l’hypocrite.- Oui, vous me voyez revenu de toutes mes erreurs, je ne suis plus le même d’hier au soir, et le Ciel tout d’un coup a fait en moi un changement qui va surprendre tout le monde. Il a touché mon âme, et dessillé mes yeux, et je regarde avec horreur le long aveuglement où j’ai été, et les désordres criminels de la vie que j’ai menée. J’en repasse dans mon esprit toutes les abominations, et m’étonne comme le Ciel les a pu souffrir si longtemps, et n’a pas vingt fois sur ma tête laissé tomber les coups de sa justice redoutable. Je vois les grâces que sa bonté m’a faites en ne me punissant point de mes crimes, et je prétends en profiter comme je dois, faire éclater aux yeux du monde un soudain changement de vie, réparer par là le scandale de mes actions passées, et m’efforcer d’en obtenir du Ciel une pleine rémission. C’est à quoi je vais travailler, et je vous prie, Monsieur, de vouloir bien contribuer à ce dessein, et de m’aider vous-même à faire choix d’une personne qui me serve de guide, et sous la conduite de qui je puisse marcher sûrement dans le chemin où je m’en vais entrer.

    DOM LOUIS.- Ah, mon fils, que la tendresse d’un père est aisément rappelée, et que les offenses d’un fils s’évanouissent vite au moindre mot de repentir ! Je ne me souviens plus déjà de tous les déplaisirs que vous m’avez donnés, et tout est effacé par les paroles que vous venez de me faire entendre. Je ne me sens pas, je l’avoue ; je jette des larmes de joie, tous mes vœux sont satisfaits, et je n’ai plus rien désormais à demander au Ciel. Embrassez-moi, mon fils, et persistez, je vous conjure, dans cette louable pensée. Pour moi, j’en vais tout de ce pas porter l’heureuse nouvelle à votre mère, partager avec elle les doux transports du ravissement où je suis, et rendre grâce au Ciel des saintes résolutions qu’il a daigné vous inspirer.

     SCÈNE II

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, que j’ai de joie de vous voir converti ! Il y a longtemps que j’attendais cela, et voilà, grâce au Ciel, tous mes souhaits accomplis.

    DOM JUAN.- La peste, le benêt.

    SGANARELLE.- Comment, le benêt ?

    DOM JUAN.- Quoi ? tu prends pour de bon argent ce que je viens de dire, et tu crois que ma bouche était d’accord avec mon cœur ?

    SGANARELLE.- Quoi, ce n’est pas… vous ne… votre… Oh quel homme ! quel homme ! quel homme !

    DOM JUAN.- Non, non, je ne suis point changé, et mes sentiments sont toujours les mêmes.

    SGANARELLE.- Vous ne vous rendez pas à la surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante ?

    DOM JUAN.- Il y a bien quelque chose là-dedans que je ne comprends pas, mais quoi que ce puisse être, cela n’est pas capable, ni de convaincre mon esprit, ni d’ébranler mon âme, et si j’ai dit que je voulais corriger ma conduite, et me jeter dans un train de vie exemplaire, c’est un dessein que j’ai formé par pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire, où je veux me contraindre pour ménager un père dont j’ai besoin, et me mettre à couvert du côté des hommes de cent fâcheuses aventures qui pourraient m’arriver. Je veux bien, Sganarelle, t’en faire confidence, et je suis bien aise d’avoir un témoin du fond de mon âme et des véritables motifs qui m’obligent à faire les choses.

    SGANARELLE.- Quoi ? vous ne croyez rien du tout, et vous voulez cependant vous ériger en homme de bien ?

    DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Il y en a tant d’autres comme moi qui se mêlent de ce métier, et qui se servent du même masque pour abuser le monde.

    SGANARELLE.- Ah ! quel homme ! quel homme !

    DOM JUAN.- Il n’y a plus de honte maintenant à cela, l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée, et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui de sa main ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie à force de grimaces une société étroite avec tous les gens du parti ; qui en choque un, se les jette tous sur les bras, et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés : ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres, ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse, qui par ce stratagème ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens, et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes, mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai sans me remuer prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers, et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui sans connaissance de cause crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

    SGANARELLE.- Ô Ciel ! qu’entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d’être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m’emporte, et je ne puis m’empêcher de parler. Faites-moi tout ce qu’il vous plaira, battez-moi, assommez-moi de coups, tuez-moi, si vous voulez, il faut que je décharge mon cœur, et qu’en valet fidèle je vous dise ce que je dois. Sachez, Monsieur, que tant va la cruche à l’eau, qu’enfin elle se brise ; et comme dit fort bien cet auteur que je ne connais pas, l’homme est en ce monde ainsi que l’oiseau sur la branche, la branche est attachée à l’arbre, qui s’attache à l’arbre suit de bons préceptes, les bons préceptes valent mieux que les belles paroles, les belles paroles se trouvent à la cour. À la cour sont les courtisans, les courtisans suivent la mode, la mode vient de la fantaisie, la fantaisie est une faculté de l’âme, l’âme est ce qui nous donne la vie, la vie finit par la mort, la mort nous fait penser au Ciel, le ciel est au-dessus de la terre, la terre n’est point la mer, la mer est sujette aux orages, les orages tourmentent les vaisseaux, les vaisseaux ont besoin d’un bon pilote, un bon pilote a de la prudence, la prudence n’est point dans les jeunes gens, les jeunes gens doivent obéissance aux vieux, les vieux aiment les richesses, les richesses font les riches, les riches ne sont pas pauvres, les pauvres ont de la nécessité, nécessité n’a point de loi, qui n’a point de loi vit en bête brute, et par conséquent vous serez damné à tous les diables.

    DOM JUAN.- Ô beau raisonnement !

    SGANARELLE.- Après cela, si vous ne vous rendez, tant pis pour vous.

     SCÈNE III

    DOM CARLOS, DOM JUAN, SGANARELLE.

    DOM CARLOS.- Dom Juan, je vous trouve à propos, et suis bien aise de vous parler ici plutôt que chez vous, pour vous demander vos résolutions. Vous savez que ce soin me regarde, et que je me suis en votre présence chargé de cette affaire. Pour moi, je ne le cèle point, je souhaite fort que les choses aillent dans la douceur, et il n’y a rien que je ne fasse pour porter votre esprit à vouloir prendre cette voie, et pour vous voir publiquement confirmer à ma sœur le nom de votre femme.

    DOM JUAN, d’un ton hypocrite.- Hélas ! je voudrais bien de tout mon cœur vous donner la satisfaction que vous souhaitez, mais le Ciel s’y oppose directement, il a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie, et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller au plus tôt de toutes sortes de vanités, et de corriger désormais par une austère conduite tous les déréglements criminels où m’a porté le feu d’une aveugle jeunesse.

    DOM CARLOS.- Ce dessein, Dom Juan, ne choque point ce que je dis, et la compagnie d’une femme légitime peut bien s’accommoder avec les louables pensées que le Ciel vous inspire.

    DOM JUAN.- Hélas point du tout, c’est un dessein que votre sœur elle-même a pris, elle a résolu sa retraite, et nous avons été touchés tous deux en même temps.

    DOM CARLOS.- Sa retraite ne peut nous satisfaire, pouvant être imputée au mépris que vous feriez d’elle et de notre famille, et notre honneur demande qu’elle vive avec vous.

    DOM JUAN.- Je vous assure que cela ne se peut, j’en avais pour moi toutes les envies du monde, et je me suis même encore aujourd’hui conseillé au Ciel pour cela ; mais lorsque je l’ai consulté, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devais point songer à votre sœur, et qu’avec elle assurément je ne ferais point mon salut.

    DOM CARLOS.- Croyez-vous, Dom Juan, nous éblouir par ces belles excuses ?

    DOM JUAN.- J’obéis à la voix du Ciel.

    DOM CARLOS.- Quoi vous voulez que je me paye d’un semblable discours ?

    DOM JUAN.- C’est le Ciel qui le veut ainsi.

    DOM CARLOS.- Vous aurez fait sortir ma sœur d’un couvent, pour la laisser ensuite ?

    DOM JUAN.- Le Ciel l’ordonne de la sorte.

    DOM CARLOS.- Nous souffrirons cette tache en notre famille ?

    DOM JUAN.- Prenez-vous-en au Ciel.

    DOM CARLOS.- Eh quoi toujours le Ciel ?

    DOM JUAN.- Le Ciel le souhaite comme cela.

    DOM CARLOS.- Il suffit, Dom Juan, je vous entends, ce n’est pas ici que je veux vous prendre, et le lieu ne le souffre pas ; mais avant qu’il soit peu, je saurai vous trouver.

    DOM JUAN.- Vous ferez ce que vous voudrez, vous savez que je ne manque point de cœur, et que je sais me servir de mon épée quand il le faut, je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent, mais je vous déclare pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre, le Ciel m’en défend la pensée, et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera.

    DOM CARLOS.- Nous verrons, de vrai, nous verrons.

     SCÈNE IV

    DOM JUAN, SGANARELLE.

    SGANARELLE.- Monsieur, quel diable de style prenez-vous là ? Ceci est bien pis que le reste, et je vous aimerais bien mieux encore comme vous étiez auparavant, j’espérais toujours de votre salut, mais c’est maintenant que j’en désespère, et je crois que le Ciel qui vous a souffert jusques ici, ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur.

    DOM JUAN.- Va, va, le Ciel n’est pas si exact que tu penses ; et si toutes les fois que les hommes…

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est le Ciel qui vous parle, et c’est un avis qu’il vous donne.

    DOM JUAN.- Si le Ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende.

     SCÈNE V

    DOM JUAN, UN SPECTRE en femme voilée, SGANARELLE.

    LE SPECTRE, en femme voilée.- Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel, et s’il ne se repent ici, sa perte est résolue.

    SGANARELLE.- Entendez-vous, Monsieur ?

    DOM JUAN.- Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, c’est un spectre, je le reconnais au marcher.

    DOM JUAN.- Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

    Le Spectre change de figure, et représente
    le temps avec sa faux à la main.

    SGANARELLE.- Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

    DOM JUAN.- Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou un esprit.

    Le Spectre s’envole dans le temps que
    Dom Juan le veut frapper.

    SGANARELLE.- Ah, Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

    DOM JUAN.- Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir, allons, suis-moi.

     SCÈNE VI

    LA STATUE, DOM JUAN, SGANARELLE.

    LA STATUE.- Arrêtez, Dom Juan, vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

    DOM JUAN.- Oui, où faut-il aller ?

    LA STATUE.- Donnez-moi la main.

    DOM JUAN.- La voilà.

    LA STATUE.- Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie, ouvrent un chemin à sa foudre.

    DOM JUAN.- Ô Ciel, que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent, ah !

    Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs
    sur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme, et il sort
    de grands feux de l’endroit où il est tombé.

    SGANARELLE.- Voilà par sa mort un chacun satisfait, Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content ; il n’y a que moi seul de malheureux, qui après tant d’années de service, n’ai point d’autre récompense que de voir à mes yeux l’impiété de mon maître, punie par le plus épouvantable châtiment du monde.

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  • Molière : Tartuffe ou l’Imposteur

    ACTE I

    Scène 1

    Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Damis, Dorine, Flipote.

    Madame Pernelle

    Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.

    Elmire

    Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.

    Madame Pernelle

    Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;

    Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

    Elmire

    5De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte.

    Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

    Madame Pernelle

    C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,

    Et que de me complaire on ne prend nul souci.
    Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
    10Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée ;
    On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
    Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud.

    Dorine

    Si…

    Madame Pernelle

    Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

    Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente ;
    15Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

    Damis

    Mais…

    Madame Pernelle

    Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;

    C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
    Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
    Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement,
    20Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

    Mariane

    Je crois…

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! sa sœur, vous faites la discrète,

    Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
    Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,
    Et vous menez sous chape un train que je hais fort.

    Elmire

    25Mais, ma mère…

    Madame Pernelle

    Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,

    Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
    Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
    Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
    Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
    30Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
    Quiconque à son mari veut plaire seulement,
    Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

    Cléante

    Mais, madame, après tout…

    Madame Pernelle

    Pour vous, monsieur son frère,

    Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
    35Mais enfin si j’étais de mon fils son époux,
    Je vous prierais bien fort de n’entrer point chez nous.
    Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
    Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
    Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
    40Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur.

    Damis

    Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute…

    Madame Pernelle

    C’est un homme de bien qu’il faut que l’on écoute ;

    Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux,
    De le voir querellé par un fou comme vous.

    Damis

    45Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique

    Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
    Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
    Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

    Dorine

    S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,

    50On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
    Car il contrôle tout, ce critique zélé.

    Madame Pernelle

    Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.

    C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
    Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.

    Damis

    55Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père ni rien,

    Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
    Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
    Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte :
    J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied-plat
    60Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.

    Dorine

    Certes, c’est une chose aussi qui scandalise

    De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
    Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
    Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
    65En vienne jusque-là que de se méconnaître,
    De contrarier tout, et de faire le maître.

    Madame Pernelle

    Eh ! merci de ma vie, il en irait bien mieux

    Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.

    Dorine

    Il passe pour un saint dans votre fantaisie :

    70Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.

    Madame Pernelle

    Voyez la langue !

    Dorine

    À lui, non plus qu’à son Laurent,

    Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

    Madame Pernelle

    J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;

    Mais pour homme de bien je garantis le maître.
    75Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
    Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
    C’est contre le péché que son cœur se courrouce
    Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

    Dorine

    Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,

    80Ne saurait-il souffrir qu’aucun hante céans ?
    En quoi blesse le ciel une visite honnête,
    Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
    Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…
    (Montrant Elmire.)
    Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux.

    Madame Pernelle

    85Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.

    Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
    Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
    Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
    Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
    90Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
    Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
    Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.

    Cléante

    Hé ! voulez-vous, madame, empêcher qu’on ne cause ?

    Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
    95Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
    Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
    Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
    Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
    Contre la médisance il n’est point de rempart.
    100À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;

    Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
    Et laissons aux causeurs une pleine licence.

    Dorine

    Daphné, notre voisine, et son petit époux,

    Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
    105Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
    Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
    Ils ne manquent jamais de saisir promptement
    L’apparente lueur du moindre attachement,
    D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
    110Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie ;
    Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
    Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
    Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
    Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
    115Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
    De ce blâme public dont ils sont trop chargés.

    Madame Pernelle

    Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire.

    On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
    Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su, par des gens,
    120Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.

    Dorine

    L’exemple est admirable, et cette dame est bonne !

    Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
    Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
    Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
    125Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
    Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
    Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
    Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
    Et du voile pompeux d’une haute sagesse
    130De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
    Ce sont là les retours des coquettes du temps :
    Il leur est dur de voir déserter les galants.
    Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

    Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
    135Et la sévérité de ces femmes de bien
    Censure toute chose, et ne pardonne à rien.
    Hautement d’un chacun elles blâment la vie,
    Non point par charité, mais par un trait d’envie,
    Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs
    140Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs.

    Madame Pernelle, à Elmire.

    Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,

    Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
    Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
    Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
    145Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
    Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
    Que le ciel au besoin l’a céans envoyé
    Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
    Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
    150Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
    Ces visites, ces bals, ces conversations,
    Sont du malin esprit toutes inventions.
    Là, jamais on n’entend de pieuses paroles ;
    Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles :
    155Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
    Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
    Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
    De la confusion de telles assemblées :
    Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
    160Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
    C’est véritablement la tour de Babylone,
    Car chacun y babille, et tout du long de l’aune ;

    Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…
    (Montrant Cléante.)
    Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
    165Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
    (À Elmire.)
    Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
    Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
    Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
    (Donnant un soufflet à Flipote.)
    Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles.
    170Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
    Marchons, gaupe, marchons.

    Scène 2

    Cléante, Dorine.

    Cléante

    Je n’y veux point aller,

    De peur qu’elle ne vînt encor me quereller,
    Que cette bonne femme…

    Dorine

     Ah ! certes, c’est dommage

    Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
    175Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
    Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom !

    Cléante

    Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !

    Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !

    Dorine

    Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :

    180Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
    Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,

    Et, pour servir son prince, il montra du courage.
    Mais il est devenu comme un homme hébété
    Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
    180Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
    Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
    C’est de tous ses secrets l’unique confident,
    Et de ses actions le directeur prudent ;
    Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
    190On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
    À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
    Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
    Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
    Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide.
    195Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
    Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
    Ses moindres actions lui semblent des miracles,
    Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
    Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,

    200Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ;
    Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
    Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
    Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon,
    Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
    205Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
    Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
    Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
    Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
    Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
    210Avec la sainteté les parures du diable.

    Scène 3

    Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine.

    Elmire, à Cléante.

    Vous êtes bien heureux de n’être point venu

    Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
    Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue,
    Je veux aller là-haut attendre sa venue.

    Cléante

    215Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement ;

    Et je vais lui donner le bonjour seulement.

    Scène 4

    Cléante, Damis, Dorine.

    Damis

    De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose :

    J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
    Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
    220Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
    Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
    La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
    Et s’il fallait…

    Dorine

    Il entre.

    Scène 5

    Orgon, Cléante, Dorine.

    Orgon

     Ah ! mon frère, bonjour.

    Cléante

    Je sortais, et j’ai joie à vous voir de retour.

    225La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

    Orgon

    Dorine… (À Cléante.) Mon beau-frère, attendez, je vous prie.

    Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
    Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
    (À Dorine.)
    Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
    230Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?

    Dorine

    Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,

    Avec un mal de tête étrange à concevoir.

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Tartuffe ! Il se porte à merveille,

    Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

    Orgon

    235Le pauvre homme !

    Dorine

    Le soir elle eut un grand dégoût,

    Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
    Tant sa douleur de tête était encor cruelle !

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Il soupa, lui tout seul, devant elle ;

    Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
    240Avec une moitié de gigot en hachis.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    La nuit se passa tout entière

    Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
    Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
    Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.

    Orgon

    245Et Tartuffe ?

    Dorine

    Pressé d’un sommeil agréable,

    Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
    Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
    Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    À la fin, par nos raisons gagnée,

    250Elle se résolut à souffrir la saignée ;
    Et le soulagement suivit tout aussitôt.

    Orgon

    Et Tartuffe ?

    Dorine

    Il reprit courage comme il faut ;

    Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
    Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
    255But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

    Orgon

    Le pauvre homme !

    Dorine

    Tous deux se portent bien enfin ;

    Et je vais à madame annoncer, par avance,
    La part que vous prenez à sa convalescence.

    Scène 6

    Orgon, Cléante.

    Cléante

    À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :

    260Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
    Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
    A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
    Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
    À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
    265Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
    Vous en veniez au point… ?

    Orgon

     Halte-là, mon beau-frère,

    Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.

    Cléante

    Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;

    Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…

    Orgon

    270Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;

    Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
    C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
    Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
    Et comme du fumier regarde tout le monde.
    275Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
    Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
    De toutes amitiés il détache mon âme ;
    Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    Cléante

    280Les sentiments humains, mon frère, que voilà !

    Orgon

    Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

    Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
    Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
    Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
    285Il attirait les yeux de l’assemblée entière
    Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
    Il faisait des soupirs, de grands élancements,
    Et baisait humblement la terre à tous moments :
    Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
    290Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.

    Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
    Et de son indigence, et de ce qu’il était,
    Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
    Il me voulait toujours en rendre une partie.
    295C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
    Je ne mérite pas de vous faire pitié.
    Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
    Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
    Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
    300Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
    Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
    Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
    Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
    Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
    305Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
    Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
    Un rien presque suffit pour le scandaliser,
    Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
    D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
    310Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

    Cléante

    Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi.

    Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
    Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

    Orgon

    Mon frère, ce discours sent le libertinage :

    315Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
    Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
    Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

    Cléante

    Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

    Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
    320C’est être libertin que d’avoir de bons yeux ;
    Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
    N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
    Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
    Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
    325De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.

    Il est de faux dévots ainsi que de faux braves :
    Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
    Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
    Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
    330Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
    Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
    Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
    Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
    Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
    335Égaler l’artifice à la sincérité,
    Confondre l’apparence avec la vérité,
    Estimer le fantôme autant que la personne,
    Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?
    Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
    340Dans la juste nature on ne les voit jamais :
    La raison a pour eux des bornes trop petites ;
    En chaque caractère ils passent ses limites,
    Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
    Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
    345Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.

    Orgon

    Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu’on révère,

    Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
    Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
    Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
    350Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

    Cléante

    Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,

    Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
    Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
    Du faux avec le vrai faire la différence.
    355Et comme je ne vois nul genre de héros
    Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
    Aucune chose au monde et plus noble, et plus belle,
    Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
    Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
    360Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
    Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,

    De qui la sacrilège et trompeuse grimace
    Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
    De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
    365Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
    Font de dévotion métier et marchandise,
    Et veulent acheter crédit et dignités
    À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
    Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
    370Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
    Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
    Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
    Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
    Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
    375Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
    De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
    D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
    Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
    Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
    380Veut nous assassiner avec un fer sacré :
    De ce faux caractère on en voit trop paraître.
    Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
    Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
    Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
    385Regardez Ariston, regardez Périandre,
    Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
    Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
    Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
    On ne voit point en eux ce faste insupportable,
    390Et leur dévotion est humaine, est traitable :
    Ils ne censurent point toutes nos actions,
    Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
    Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
    C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
    395L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
    Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
    Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
    On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
    Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,

    400Ils attachent leur haine au péché seulement,
    Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
    Les intérêts du ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
    Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
    Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
    405Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle :
    C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
    Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

    Orgon

    Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?

    Cléante

     Oui.

    Orgon, s’en allant.

    Je suis votre valet.

    Cléante

     De grâce, un mot, mon frère.

    410Laissons là ce discours. Vous savez que Valère,
    Pour être votre gendre, a parole de vous.

    Orgon

    Oui.

    Cléante

     Vous aviez pris jour pour un lien si doux.

    Orgon

    Il est vrai.

    Cléante

     Pourquoi donc en différer la fête ?

    Orgon

    Je ne sais.

    Cléante

     Auriez-vous autre pensée en tête ?

    Orgon

    415Peut-être.

    Cléant

     Vous voulez manquer à votre foi ?

    Orgon

    Je ne dis pas cela.

    Cléante

     Nul obstacle, je croi,

    Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.

    Orgon

    Selon.

    Cléante

     Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?

    Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

    Orgon

    420Le ciel en soit loué !

    Cléante

     Mais que lui reporter ?

    Orgon

    Tout ce qu’il vous plaira.

    Cléante

     Mais il est nécessaire

    De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

    Orgon

     De faire

    Ce que le ciel voudra.

    Cléante

     Mais parlons tout de bon.

    Valère a votre foi ; la tiendrez-vous, ou non ?

    Orgon

    425Adieu.

    Cléante, seul.

     Pour son amour je crains une disgrâce,

    Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.

    Fin du premier acte.

    ACTE II

    Scène 1

    Orgon, Mariane.

    Orgon

    Mariane !

    Mariane

     Mon père ?

    Orgon

     Approchez. J’ai de quoi

    Vous parler en secret.

    Mariane, à Orgon, qui regarde dans un petit cabinet.

     Que cherchez-vous ?

    Orgon

     Je voi

    Si quelqu’un n’est point là qui pourrait nous entendre,
    430Car ce petit endroit est propre pour surprendre.
    Or sus, nous voilà bien. J’ai, Mariane, en vous
    Reconnu de tout temps un esprit assez doux,
    Et de tout temps aussi vous m’avez été chère.

    Mariane

    Je suis fort redevable à cet amour de père.

    Orgon

    435C’est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,

    Vous devez n’avoir soin que de me contenter.

    Mariane

    C’est où je mets aussi ma gloire la plus haute.

    Orgon

    Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe notre hôte ?

    Mariane

    Qui, moi ?

    Orgon

     Vous. Voyez bien comme vous répondrez.

    Mariane

    440Hélas ! j’en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.

    Scène 2

    Orgon, Mariane, Dorine, entrant doucement et se tenant derrière Orgon, sans être vue.

    Orgon

    C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille,

    Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
    Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
    De le voir par mon choix devenir votre époux.
    445Hé ?

    (Mariane se recule avec surprise.)

    Mariane

     Hé ?

    Orgon

     Qu’est-ce ?

    Mariane

     Plaît-il ?

    Orgon

     Quoi ?

    Mariane

    Me suis-je méprise ?

    Orgon

    Comment ?

    Mariane

     Qui voulez-vous, mon père, que je dise

    Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
    De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

    Orgon

    Tartuffe.

    Mariane

     Il n’en est rien, mon père, je vous jure.

    450Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

    Orgon

    Mais je veux que cela soit une vérité ;

    Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

    Mariane

    Quoi ! vous voulez, mon père ?…

    Orgon

     Oui, je prétends, ma fille,

    Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
    455Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
    (Apercevant Dorine.)
    Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
    La curiosité qui vous presse est bien forte,
    Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

    Dorine

    Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part

    460De quelque conjecture ou d’un coup de hasard ;
    Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
    Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

    Orgon

    Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?

    Dorine

     À tel point

    Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

    Orgon

    465Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

    Dorine

    Oui ! oui ! vous nous contez une plaisante histoire !

    Orgon

    Je conte justement ce qu’on verra dans peu.

    Dorine

    Chansons !

    Orgon

     Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.

    Dorine

    Allez, ne croyez point à monsieur votre père ;

    470Il raille.

    Orgon

     Je vous dis…

    Dorine

     Non, vous avez beau faire,

    On ne vous croira point.

    Orgon

     À la fin, mon courroux…

    Dorine

    Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous.

    Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
    Et cette large barbe au milieu du visage,
    475Vous soyez assez fou pour vouloir… ?

    Orgon

     Écoutez :

    Vous avez pris céans certaines privautés
    Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

    Dorine

    Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie.

    Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
    480Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
    Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
    Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
    À quel sujet aller, avec tout votre bien,
    Choisir un gendre gueux ?…

    Orgon

     Taisez-vous. S’il n’a rien,

    485Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
    Sa misère est sans doute une honnête misère ;
    Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
    Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver

    Par son trop peu de soin des choses temporelles,
    490Et sa puissante attache aux choses éternelles.
    Mais mon secours pourra lui donner les moyens
    De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
    Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
    Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

    Dorine

    495Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité,

    Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
    Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
    Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
    Et l’humble procédé de la dévotion
    500Souffre mal les éclats de cette ambition.
    À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
    Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
    Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
    D’une fille comme elle un homme comme lui ?
    505Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
    Et de cette union prévoir les conséquences ?
    Sachez que d’une fille on risque la vertu,
    Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
    Que le dessein d’y vivre en honnête personne
    510Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
    Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
    Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
    Il est bien difficile enfin d’être fidèle
    À de certains maris faits d’un certain modèle ;
    515Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
    Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
    Songez à quels périls votre dessein vous livre.

    Orgon

    Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !

    Dorine

    Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.

    Orgon

    520Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;

    Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
    J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
    Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
    Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
    525Je ne remarque point qu’il hante les églises.

    Dorine

    Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises,

    Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

    Orgon

    Je ne demande pas votre avis là-dessus.

    Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
    530Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
    Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
    Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
    Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
    Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
    535À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
    Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

    Dorine

    Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure.

    Orgon

    Ouais ! quels discours !

    Dorine

     Je dis qu’il en a l’encolure

    Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
    540Sur toute la vertu que votre fille aura.

    Orgon

    Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire,

    Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

    Dorine, elle l’interrompt toujours au moment où il se retourne pour parler à sa fille.

    Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.

    Orgon

    C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.

    Dorine

    545Si l’on ne vous aimait…

    Orgon

     Je ne veux pas qu’on m’aime.

    Dorine

    Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.

    Orgon

    Ah !

    Dorine

     Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir

    Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

    Orgon

    Vous ne vous tairez point ?

    Dorine

     C’est une conscience

    550Que de vous laisser faire une telle alliance.

    Orgon

    Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés… ?

    Dorine

    Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

    Orgon

    Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises,

    Et tout résolument je veux que tu te taises.

    Dorine

    555Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.

    Orgon

    Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins.

    (Se retournant vers sa fille.)
    À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
    J’ai pesé mûrement toutes choses.

    Dorine, à part.

     J’enrage

    De ne pouvoir parler.

    Orgon

     Sans être damoiseau,

    560Tartuffe est fait de sorte…

    Dorine

     Oui, c’est un beau museau !

    Orgon

    Que, quand tu n’aurais même aucune sympathie

    Pour tous les autres dons…

    Dorine, à part.

     La voilà bien lotie !

    (Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
    Si j’étais en sa place, un homme assurément
    Ne m’épouserait pas de force impunément ;

    565Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
    Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

    Orgon, à Dorine.

    Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

    Dorine

    De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

    Orgon

    Qu’est-ce que tu fais donc ?

    Dorine

     Je me parle à moi-même.

    Orgon, à part.

    570Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,

    Il faut que je lui donne un revers de ma main.
    (Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
    Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
    Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
    (À Dorine)
    Que ne te parles-tu ?

    Dorine

     Je n’ai rien à me dire.

    Orgon

    575Encore un petit mot.

    Dorine

     Il ne me plaît pas, moi.

    Orgon

    Certes, je t’y guettais.

    Dorine

     Quelque sotte, ma foi !…

    Orgon

    Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance ;

    Et montrer pour mon choix entière déférence.

    Dorine, en s’enfuyant.

    Je me moquerais fort de prendre un tel époux.

    Orgon, après avoir manqué de donner un souffler à Dorine.

    580Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,

    Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.

    Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
    Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
    Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.

    Scène 3

    Dorine, Mariane.

    Dorine

    585Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole ?

    Et faut-il qu’en ceci je fasse votre rôle ?
    Souffrir qu’on vous propose un projet insensé,
    Sans que du moindre mot vous l’ayez repoussé !

    Mariane

    Contre un père absolu que veux-tu que je fasse ?

    Dorine

    590Ce qu’il faut pour parer une telle menace.

    Mariane

    Quoi ?

    Dorine

     Lui dire qu’un cœur n’aime point par autrui ;

    Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui ;
    Qu’étant celle pour qui se fait toute l’affaire,
    C’est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
    595Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
    Il le peut épouser sans nul empêchement.

    Mariane

    Un père, je l’avoue, a sur nous tant d’empire,

    Que je n’ai jamais eu la force de rien dire.

    Dorine

    Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :

    600L’aimez-vous, je vous prie, ou ne l’aimez-vous pas ?

    Mariane

    Ah ! qu’envers mon amour ton injustice est grande,

    Dorine ! me dois-tu faire cette demande ?
    T’ai-je pas là-dessus ouvert cent fois mon cœur ?
    Et sais-tu pas pour lui jusqu’où va mon ardeur ?

    Dorine

    605Que sais-je si le cœur a parlé par la bouche,

    Et si c’est tout de bon que cet amant vous touche ?

    Mariane

    Tu me fais un grand tort, Dorine, d’en douter ;

    Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.

    Dorine

    Enfin, vous l’aimez donc ?

    Mariane

     Oui, d’une ardeur extrême.

    Dorine

    610Et, selon l’apparence, il vous aime de même ?

    Mariane

    Je le crois.

    Dorine

     Et tous deux brûlez également

    De vous voir mariés ensemble ?

    Mariane

     Assurément.

    Dorine

    Sur cette autre union quelle est donc votre attente ?

    Mariane

    De me donner la mort, si l’on me violente.

    Dorine

    615Fort bien. C’est un recours où je ne songeais pas ;

    Vous n’avez qu’à mourir pour sortir d’embarras.
    Le remède, sans doute est merveilleux. J’enrage,
    Lorsque j’entends tenir ces sortes de langage.

    Mariane

    Mon Dieu ! de quelle humeur, Dorine, tu te rends !

    620Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.

    Dorine

    Je ne compatis point à qui dit des sornettes,

    Et dans l’occasion mollit comme vous faites.

    Mariane

    Mais que veux-tu ? si j’ai de la timidité…

    Dorine

    Mais l’amour dans un cœur veut de la fermeté.

    Mariane

    625Mais n’en gardé-je pas pour les feux de Valère ?

    Et n’est-ce pas à lui de m’obtenir d’un père ?

    Dorine

    Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé,

    Qui s’est de son Tartuffe entièrement coiffé
    Et manque à l’union qu’il avait arrêtée,
    630La faute à votre amant doit-elle être imputée ?

    Mariane

    Mais, par un haut refus, et d’éclatants mépris,

    Ferai-je, dans mon choix, voir un cœur trop épris ?
    Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
    De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
    635Et veux-tu que mes feux par le monde étalés… ?

    Dorine

    Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez

    Être à Monsieur Tartuffe, et j’aurais, quand j’y pense,
    Tort de vous détourner d’une telle alliance.
    Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
    640Le parti de soi-même est fort avantageux.
    Monsieur Tartuffe ! oh ! oh ! n’est-ce rien qu’on propose ?
    Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose,
    N’est pas un homme, non, qui se mouche du pied ;
    Et ce n’est pas peu d’heur que d’être sa moitié,
    645Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
    Il est noble chez lui, bien fait de sa personne ;
    Il a l’oreille rouge et le teint bien fleuri :
    Vous vivrez trop contente avec un tel mari.

    Mariane

    Mon Dieu !…

    Dorine

     Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme,

    650Quand d’un époux si beau vous vous verrez la femme !

    Mariane

    Ah ! cesse, je te prie, un semblable discours ;

    Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
    C’en est fait, je me rends, et suis prête à tout faire.

    Dorine

    Non, il faut qu’une fille obéisse à son père,

    655Voulût-il lui donner un singe pour époux.
    Votre sort est fort beau : de quoi vous plaignez-vous ?
    Vous irez par le coche en sa petite ville,
    Qu’en oncles et cousins vous trouverez fertile,
    Et vous vous plairez fort à les entretenir.

    660D’abord chez le beau monde on vous fera venir.
    Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
    Madame la baillive et madame l’élue,
    Qui d’un siège pliant vous feront honorer.
    Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
    665Le bal et la grand’bande, assavoir, deux musettes,
    Et parfois Fagotin, et les marionnettes ;
    Si pourtant votre époux…

    Mariane

     Ah ! tu me fais mourir !

    De tes conseils plutôt songe à me secourir.

    Dorine

    Je suis votre servante.

    Mariane

     Hé ! Dorine, de grâce…

    Dorine

    670Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.

    Mariane

    Ma pauvre fille !

    Dorine

     Non.

    Mariane

     Si mes vœux déclarés…

    Dorine

    Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tâterez.

    Mariane

    Tu sais qu’à toi toujours je me suis confiée :

    Fais-moi…

    Dorine

     Non, vous serez, ma foi, tartufiée.

    Mariane

    675Hé bien ! puisque mon sort ne saurait t’émouvoir,

    Laisse-moi désormais toute à mon désespoir :
    C’est de lui que mon cœur empruntera de l’aide ;
    Et je sais de mes maux l’infaillible remède.
    (Elle veut s’en aller.)

    Dorine

    Hé ! là, là, revenez. Je quitte mon courroux.

    680Il faut, nonobstant tout, avoir pitié de vous.

    Mariane

    Vois-tu, si l’on m’expose à ce cruel martyre,

    Je te le dis, Dorine, il faudra que j’expire.

    Dorine

    Ne vous tourmentez point. On peut adroitement

    Empêcher… Mais voici Valère, votre amant.

    Scène 4

    Valère, Mariane, Dorine.

    Valère

    685On vient de débiter, madame, une nouvelle

    Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.

    Mariane

    Quoi ?

    Valère

     Que vous épousez Tartuffe.

    Mariane

     Il est certain

    Que mon père s’est mis en tête ce dessein.

    Valère

    Votre père, madame…

    Mariane

     A changé de visée :

    690La chose vient par lui de m’être proposée.

    Valère

    Quoi ! sérieusement ?

    Mariane

     Oui, sérieusement.

    Il s’est pour cet hymen déclaré hautement.

    Valère

    Et quel est le dessein où votre âme s’arrête.

    Madame ?

    Mariane

     Je ne sais.

    Valère

     La réponse est honnête.

    695Vous ne savez ?

    Mariane

     Non.

    Valère

     Non ?

    Mariane

     Que me conseillez-vous ?

    Valère

    Je vous conseille, moi, de prendre cet époux.

    Mariane

    Vous me le conseillez ?

    Valère

     Oui.

    Mariane

     Tout de bon ?

    Valère

     Sans doute.

    Le choix est glorieux et vaut bien qu’on l’écoute.

    Mariane

    Hé bien ! c’est un conseil, monsieur, que je reçois.

    Valère

    700Vous n’aurez pas grand-peine à le suivre, je crois.

    Mariane

    Pas plus qu’à le donner en a souffert votre âme.

    Valère

    Moi, je vous l’ai donné pour vous plaire, madame.

    Mariane

    Et moi, je le suivrai pour vous faire plaisir.

    Dorine, se retirant dans le fond du théâtre.

    Voyons ce qui pourra de ceci réussir.

    Valère

    705C’est donc ainsi qu’on aime ? Et c’était tromperie,

    Quand vous…

    Mariane

     Ne parlons point de cela, je vous prie.

    Vous m’avez dit tout franc que je dois accepter
    Celui que pour époux on me veut présenter,
    Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
    710Puisque vous m’en donnez le conseil salutaire.

    Valère

    Ne vous excusez point sur mes intentions.

    Vous aviez pris déjà vos résolutions ;
    Et vous vous saisissez d’un prétexte frivole
    Pour vous autoriser à manquer de parole.

    Mariane

    715Il est vrai, c’est bien dit.

    Valère

     Sans doute ; et votre cœur

    N’a jamais eu pour moi de véritable ardeur.

    Mariane

    Hélas ! permis à vous d’avoir cette pensée.

    Valère

    Oui, oui, permis à moi : mais mon âme offensée

    Vous préviendra peut-être en un pareil dessein ;
    720Et je sais où porter et mes vœux et ma main.

    Mariane

    Ah ! je n’en doute point ; et les ardeurs qu’excite

    Le mérite…

    Valère

     Mon Dieu ! laissons là le mérite.

    J’en ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi.
    Mais j’espère aux bontés qu’une autre aura pour moi :
    725Et j’en sais de qui l’âme, à ma retraite ouverte,
    Consentira sans honte à réparer ma perte.

    Mariane

    La perte n’est pas grande, et de ce changement

    Vous vous consolerez assez facilement.

    Valère

    J’y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.

    730Un cœur qui nous oublie engage notre gloire ;
    Il faut à l’oublier mettre aussi tous nos soins ;
    Si l’on n’en vient à bout, on le doit feindre au moins.
    Et cette lâcheté jamais ne se pardonne,
    De montrer de l’amour pour qui nous abandonne.

    Mariane

    735Ce sentiment sans doute est noble et relevé.

    Valère

    Fort bien ; et d’un chacun il doit être approuvé.

    Hé quoi ! vous voudriez qu’à jamais dans mon âme
    Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
    Et vous visse, à mes yeux, passer en d’autres bras,
    740Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?

    Mariane

    Au contraire ; pour moi, c’est ce que je souhaite ;

    Et je voudrais déjà que la chose fût faite.

    Valère

    Vous le voudriez ?

    Mariane

     Oui.

    Valère

     C’est assez m’insulter,

    Madame ; et, de ce pas je vais vous contenter.
    (Il fait un pas pour s’en aller.)

    Mariane

    745Fort bien.

    Valère, revenant.

     Souvenez-vous au moins que c’est vous-même

    Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.

    Mariane

    Oui.

    Valère, revenant encore.

     Et que le dessein que mon âme conçoit

    N’est rien qu’à votre exemple.

    Mariane

     À mon exemple, soit.

    Valère, en sortant.

    Suffit : vous allez être à point nommé servie.

    Mariane

    750Tant mieux.

    Valère, revenant encore.

     Vous me voyez, c’est pour toute ma vie.

    Mariane

    À la bonne heure !

    Valère, s’en va, et, lorsqu’il est vers la porte, il se retourne.

     Hé ?

    Mariane

     Quoi ?

    Valère

     Ne m’appelez-vous pas ?

    Mariane

    Moi ? Vous rêvez.

    Valère

     Hé bien, je poursuis donc mes pas.

    Adieu, madame.

    (Il s’en va lentement.)

    Mariane

     Adieu, monsieur.

    Dorine, à Mariane.

     Pour moi, je pense

    Que vous perdez l’esprit par cette extravagance :
    755Et je vous ai laissé tout du long quereller,
    Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
    Holà ! seigneur Valère.

    (Elle arrête Valère par le bras.)

    Valère, feignant de résister.

     Hé ! que veux-tu, Dorine ?

    Dorine

    Venez ici.

    Valère

     Non, non, le dépit me domine.

    Ne me détourne point de ce qu’elle a voulu.

    Dorine

    760Arrêtez.

    Valère

     Non, vois-tu, c’est un point résolu.

    Dorine

    Ah !

    Mariane, à part.

     Il souffre à me voir, ma présence le chasse,

    Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.

    Dorine, quittant Valère et courant à Mariane.

    À l’autre ! Où courez-vous ?

    Mariane

     Laisse.

    Dorine

     Il faut revenir.

    Mariane

    Non, non, Dorine ; en vain tu veux me retenir.

    Valère, à part

    765Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice ;

    Et, sans doute, il vaut mieux que je l’en affranchisse.

    Dorine, quittant Mariane et courant à Valère.

    Encor ? Diantre soit fait de vous ! Si, je le veux.

    Cessez ce badinage ; et venez çà tous deux.
    (Elle prend Valère et Mariane par la main, et les ramène.)

    Valère, à Dorine.

    Mais quel est ton dessein ?

    Mariane, à Dorine.

     Qu’est-ce que tu veux faire ?

    Dorine

    770Vous bien remettre ensemble, et vous tirer d’affaire.

    (À Valère.)
    Êtes-vous fou d’avoir un pareil démêlé ?

    Valère

    N’as-tu pas entendu comme elle m’a parlé ?

    Dorine

    Êtes-vous folle, vous, de vous être emportée ?

    Mariane

    N’as-tu pas vu la chose, et comme il m’a traitée ?

    Dorine, à Valère.

    780Sottise des deux parts. Elle n’a d’autre soin

    Que de se conserver à vous, j’en suis témoin.
    À Mariane.
    Il n’aime que vous seule, et n’a point d’autre envie
    Que d’être votre époux ; j’en réponds sur ma vie.

    Mariane, à Valère.

    Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?

    Valère, à Mariane.

    Pourquoi m’en demander sur un sujet pareil ?

    Dorine

    Vous êtes fous tous deux. Çà, la main l’un et l’autre.

    (À Valère)
    Allons, vous.

    Valère, en donnant sa main à Dorine.

     À quoi bon ma main ?

    Dorine, à Mariane.

     Ah çà ! la vôtre.

    Mariane, en donnant aussi sa main.

    De quoi sert tout cela ?

    Dorine

     Mon Dieu ! vite, avancez.

    Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.

    (Valère et Mariane se tiennent quelque temps par la main sans se regarder.)

    Valère, se tournant vers Mariane.

    785Mais ne faites donc point les choses avec peine ;

    Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
    (Mariane se tourne du côté de Valère en lui souriant.)

    Dorine

    À vous dire le vrai, les amants sont bien fous !

    Valère, à Mariane.

    Oh çà ! n’ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?

    Et, pour n’en point mentir, n’êtes vous pas méchante
    790De vous plaire à me dire une chose affligeante ?

    Mariane

    Mais vous, n’êtes-vous pas l’homme le plus ingrat…

    Dorine

    Pour une autre saison laissons tout ce débat,

    Et songeons à parer ce fâcheux mariage.

    Mariane

    Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.

    Dorine

    795Nous en ferons agir de toutes les façons.

    (À Mariane.)
    Votre père se moque,
    (À Valère.)
    et ce sont des chansons.
    (À Mariane.)
    Mais, pour vous, il vaut mieux qu’à son extravagance
    D’un doux consentement vous prêtiez l’apparence,
    Afin qu’en cas d’alarme il vous soit plus aisé
    800De tirer en longueur cet hymen proposé.
    En attrapant du temps, à tout on remédie.
    Tantôt vous payerez de quelque maladie
    Qui viendra tout à coup, et voudra des délais ;
    Tantôt vous payerez de présages mauvais ;
    805Vous aurez fait d’un mort la rencontre fâcheuse,
    Cassé quelque miroir, ou songé d’eau bourbeuse :
    Enfin, le bon de tout, c’est qu’à d’autres qu’à lui
    On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
    Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
    810Qu’on ne vous trouve point tous deux parlant ensemble.
    (À Valère.)
    Sortez ; et, sans tarder, employez vos amis,

    Pour vous faire tenir ce qu’on vous a promis.
    Nous allons réveiller les efforts de son frère,
    Et dans notre parti jeter la belle-mère.
    815Adieu.

    Valère, à Mariane

     Quelques efforts que nous préparions tous,

    Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.

    Mariane, à Valère

    Je ne vous réponds pas des volontés d’un père ;

    Mais je ne serai point à d’autre qu’à Valère.

    Valère

    Que vous me comblez d’aise ! et, quoi que puisse oser…

    Dorine

    820Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.

    Sortez, vous dis-je.

    Valère, il fait un pas et revient.

     Enfin…

    Dorine

     Quel caquet est le vôtre !

    Tirez de cette part, et vous, tirez de l’autre.
    (Dorine les pousse chacun par l’épaule, et les oblige de se séparer.)

    Fin du second acte.

    ACTE III

    Scène 1

    Damis, Dorine.

    Damis

    Que la foudre sur l’heure achève mes destins,

    Qu’on me traite partout du plus grand des faquins,
    825S’il est aucun respect ni pouvoir qui m’arrête,
    Et si je ne fais pas quelque coup de ma tête !

    Dorine

    De grâce, modérez un tel emportement :

    Votre père n’a fait qu’en parler simplement.

    On n’exécute pas tout ce qui se propose ;
    830Et le chemin est long du projet à la chose.

    Damis

    Il faut que de ce fat j’arrête les complots,

    Et qu’à l’oreille un peu je lui dise deux mots.

    Dorine

    Ah ! tout doux ! envers lui, comme envers votre père,

    Laissez agir les soins de votre belle-mère.
    835Sur l’esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
    Il se rend complaisant à tout ce qu’elle dit,
    Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
    Plût à Dieu qu’il fût vrai ! la chose serait belle.
    Enfin, votre intérêt l’oblige à le mander :
    840Sur l’hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
    Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
    Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
    S’il faut qu’à ce dessein il prête quelque espoir.
    Son valet dit qu’il prie, et je n’ai pu le voir ;
    845Mais ce valet m’a dit qu’il s’en allait descendre.
    Sortez donc, je vous prie, et me laissez l’attendre.

    Damis

    Je puis être présent à tout cet entretien.

    Dorine

    Point. Il faut qu’ils soient seuls.

    Damis

     Je ne lui dirai rien.

    Dorine

    Vous vous moquez : on sait vos transports ordinaires, ;

    850Et c’est le vrai moyen de gâter les affaires.
    Sortez.

    Damis

     Non ; je veux voir, sans me mettre en courroux.

    Dorine

    Que vous êtes fâcheux ! Il vient. Retirez-vous.


    Damis va se cacher dans un cabinet qui est au fond du théâtre.

    Scène 2

    Tartuffe, Laurent, Dorine.

    Tartuffe, parlant bas à son valet, qui est dans la maison, dès qu’il aperçoit Dorine.

    Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

    Et priez que toujours le ciel vous illumine.
    855Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
    Des aumônes que j’ai, partager les deniers.

    Dorine, à part.

    Que d’affectation et de forfanterie !

    Tartuffe

    Que voulez-vous ?

    Dorine

     Vous dire…

    Tartuffe, tirant un mouchoir de sa poche.

     Ah ! mon Dieu ! je vous prie,

    Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.

    Dorine

    860Comment !

    Tartuffe

     Couvrez ce sein que je ne saurais voir.

    Par de pareils objets les âmes sont blessées,
    Et cela fait venir de coupables pensées.

    Dorine

    Vous êtes donc bien tendre à la tentation ;

    Et la chair sur vos sens fait grande impression !

    865Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
    Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte :
    Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
    Que toute votre peau ne me tenterait pas.

    Tartuffe

    Mettez dans vos discours un peu de modestie,

    870Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.

    Dorine

    Non, non, c’est moi qui vais vous laisser en repos,

    Et je n’ai seulement qu’à vous dire deux mots.
    Madame va venir dans cette salle basse,
    Et d’un mot d’entretien vous demande la grâce.

    Tartuffe

    875Hélas ! très volontiers.

    Dorine, à part.

     Comme il se radoucit !

    Ma foi, je suis toujours pour ce que j’en ai dit.

    Tartuffe

    Viendra-t-elle bientôt ?

    Dorine

     Je l’entends, ce me semble.

    Oui, c’est elle en personne, et je vous laisse ensemble.

    Scène 3

    Elmire, Tartuffe.

    Tartuffe

    Que le ciel à jamais, par sa toute-bonté,

    880Et de l’âme et du corps vous donne la santé,
    Et bénisse vos jours autant que le désire
    Le plus humble de ceux que son amour inspire !

    Elmire

    Je suis fort obligée à ce souhait pieux.

    Mais prenons une chaise, afin d’être un peu mieux.

    Tartuffe, assis.

    885Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?

    Elmire, assise.

    Fort bien ; et cette fièvre a bientôt quitté prise.

    Tartuffe

    Mes prières n’ont pas le mérite qu’il faut

    Pour avoir attiré cette grâce d’en haut :
    Mais je n’ai fait au ciel nulle dévote instance

    890Qui n’ait eu pour objet votre convalescence.

    Elmire

    Votre zèle pour moi s’est trop inquiété.

    Tartuffe

    On ne peut trop chérir votre chère santé ;

    Et pour la rétablir, j’aurais donné la mienne.

    Elmire

    C’est pousser bien avant la charité chrétienne ;

    895Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.

    Tartuffe

    Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.

    Elmire

    J’ai voulu vous parler en secret d’une affaire,

    Et suis bien aise, ici, qu’aucun ne nous éclaire.

    Tartuffe

    J’en suis ravi de même ; et sans doute, il m’est doux

    900Madame, de me voir seul à seul avec vous.
    C’est une occasion qu’au ciel j’ai demandée,
    Sans que, jusqu’à cette heure, il me l’ait accordée.

    Elmire

    Pour moi, ce que je veux, c’est un mot d’entretien,

    Où tout votre cœur s’ouvre, et ne me cache rien.

    Damis, sans se montrer, entr’ouvre la porte du cabinet dans lequel il s’était retiré, pour entendre la conversation.

    Tartuffe

    905Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,

    Que montrer à vos yeux mon âme tout entière,
    Et vous faire serment que les bruits que j’ai faits
    Des visites qu’ici reçoivent vos attraits
    Ne sont pas envers vous l’effet d’aucune haine,
    910Mais plutôt d’un transport de zèle qui m’entraîne,
    Et d’un pur mouvement…

    Elmire

     Je le prends bien aussi,

    Et crois que mon salut vous donne ce souci.

    Tartuffe, prenant la main d’Elmire, et lui serrant les doigts.

    Oui, madame, sans doute, et ma ferveur est telle…

    Elmire

    Ouf ! vous me serrez trop.

    Tartuffe

     C’est par excès de zèle.

    915De vous faire autre mal je n’eus jamais dessein,
    Et j’aurais bien plutôt…
    (Il met la main sur les genoux d’Elmire.)

    Elmire

     Que fait là votre main ?

    Tartuffe

    Je tâte votre habit : l’étoffe en est moelleuse.

    Elmire

    Ah ! de grâce, laissez, je suis fort chatouilleuse.

    (Elmire recule son fauteuil, et Tartuffe rapproche d’elle.)

    Tartuffe, maniant le fichu d’Elmire.

    Mon Dieu ! que de ce point l’ouvrage est merveilleux !

    920On travaille aujourd’hui d’un air miraculeux :
    Jamais, en toute chose, on n’a vu si bien faire.

    Elmire

    Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.

    On tient que mon mari veut dégager sa foi,
    Et vous donner sa fille : Est-il vrai ? dites-moi.

    Tartuffe

    925Il m’en a dit deux mots : mais, madame, à vrai dire,

    Ce n’est pas le bonheur après quoi je soupire ;
    Et je vois autre part les merveilleux attraits
    De la félicité qui fait tous mes souhaits.

    Elmire

    C’est que vous n’aimez rien des choses de la terre.

    Tartuffe

    930Mon sein n’enferme pas un cœur qui soit de pierre.

    Elmire

    Pour moi, je crois qu’au ciel tendent tous vos soupirs,

    Et que rien ici-bas n’arrête vos désirs.

    Tartuffe

    L’amour qui nous attache aux beautés éternelles

    N’étouffe pas en nous l’amour des temporelles :
    935Nos sens facilement peuvent être charmés
    Des ouvrages parfaits que le ciel a formés.
    Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles ;
    Mais il étale en vous ses plus rares merveilles :

    Il a sur votre face épanché des beautés
    940Dont les yeux sont surpris, et les cœurs transportés ;
    Et je n’ai pu vous voir, parfaite créature,
    Sans admirer en vous l’auteur de la nature,
    Et d’une ardente amour sentir mon cœur atteint,
    Au plus beau des portraits où lui-même il s’est peint.
    945D’abord j’appréhendai que cette ardeur secrète
    Ne fût du noir esprit une surprise adroite,
    Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
    Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
    Mais enfin je connus, ô beauté tout aimable,
    950Que cette passion peut n’être point coupable,
    Que je puis l’ajuster avecque la pudeur,
    Et c’est ce qui m’y fait abandonner mon cœur.
    Ce m’est, je le confesse, une audace bien grande
    Que d’oser de ce cœur vous adresser l’offrande :
    955Mais j’attends en mes vœux tout de votre bonté,
    Et rien des vains efforts de mon infirmité.
    En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude ;
    De vous dépend ma peine ou ma béatitude ;
    Et je vais être enfin, par votre seul arrêt,
    960Heureux, si vous voulez ; malheureux, s’il vous plaît.

    Elmire

    La déclaration est tout à fait galante ;

    Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
    Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein,
    Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
    965Un dévot comme vous, et que partout on nomme…

    Tartuffe

    Ah ! pour être dévot, je n’en suis pas moins homme :

    Et, lorsqu’on vient à voir vos célestes appas,
    Un cœur se laisse prendre, et ne raisonne pas.

    Je sais qu’un tel discours de moi paraît étrange :
    970Mais, madame, après tout, je ne suis pas un ange ;
    Et, si vous condamnez l’aveu que je vous fais,
    Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
    Dès que j’en vis briller la splendeur plus qu’humaine,
    De mon intérieur vous fûtes souveraine ;
    975De vos regards divins l’ineffable douceur
    Força la résistance où s’obstinait mon cœur ;
    Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
    Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
    Mes yeux et mes soupirs vous l’ont dit mille fois ;
    980Et pour mieux m’expliquer j’emploie ici la voix.
    Que si vous contemplez d’une âme un peu bénigne,
    Les tribulations de votre esclave indigne ;
    S’il faut que vos bontés veuillent me consoler,
    Et jusqu’à mon néant daignent se ravaler,
    985J’aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
    Une dévotion à nulle autre pareille.
    Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
    Et n’a nulle disgrâce à craindre de ma part.
    Tous ces galants de cour, dont les femmes sont folles,
    990Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs paroles ;
    De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
    Ils n’ont point de faveurs qu’ils n’aillent divulguer ;
    Et leur langue indiscrète, en qui l’on se confie,
    Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.
    995Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret,
    Avec qui, pour toujours, on est sûr du secret.
    Le soin que nous prenons de notre renommée
    Répond de toute chose à la personne aimée ;
    Et c’est en nous qu’on trouve, acceptant notre cœur,
    1000De l’amour sans scandale, et du plaisir sans peur.

    Elmire

    Je vous écoute dire, et votre rhétorique

    En termes assez forts à mon âme s’explique.
    N’appréhendez-vous point que je ne sois d’humeur
    À dire à mon mari cette galante ardeur,
    1005Et que le prompt avis d’un amour de la sorte
    Ne pût bien altérer l’amitié qu’il vous porte ?

    Tartuffe

    Je sais que vous avez trop de bénignité,

    Et que vous ferez grâce à ma témérité ;
    Que vous m’excuserez, sur l’humaine faiblesse,
    1010Des violents transports d’un amour qui vous blesse,
    Et considérerez, en regardant votre air,
    Que l’on n’est pas aveugle, et qu’un homme est de chair.

    Elmire

    D’autres prendraient cela d’autre façon peut-être ;

    Mais ma discrétion se veut faire paraître.
    1015Je ne redirai point l’affaire à mon époux ;
    Mais je veux, en revanche, une chose de vous :
    C’est de presser tout franc, et sans nulle chicane,
    L’union de Valère avecque Mariane,
    De renoncer vous-même à l’injuste pouvoir
    1020Qui veut du bien d’un autre enrichir votre espoir ;
    Et…

    Scène 4

    Elmire, Damis, Tartuffe.

    Damis, sortant du cabinet où il s’était retiré.

     Non, Madame, non ; ceci doit se répandre.

    J’étais en cet endroit, d’où j’ai pu tout entendre ;
    Et la bonté du ciel m’y semble avoir conduit
    Pour confondre l’orgueil d’un traître qui me nuit,
    1025Pour m’ouvrir une voie à prendre la vengeance
    De son hypocrisie et de son insolence,
    À détromper mon père, et lui mettre en plein jour
    L’âme d’un scélérat qui vous parle d’amour.

    Elmire

    Non, Damis, il suffit qu’il se rende plus sage,

    1030Et tâche à mériter la grâce où je m’engage.
    Puisque je l’ai promis, ne m’en dédites pas.
    Ce n’est point mon humeur de faire des éclats ;
    Une femme se rit de sottises pareilles,
    Et jamais d’un mari n’en trouble les oreilles.

    Damis

    1035Vous avez vos raisons pour en user ainsi ;

    Et pour faire autrement, j’ai les miennes aussi.
    Le vouloir épargner est une raillerie ;
    Et l’insolent orgueil de sa cagoterie
    N’a triomphé que trop de mon juste courroux,
    1040Et que trop excité de désordre chez nous.

    Le fourbe, trop longtemps, a gouverné mon père,
    Et desservi mes feux avec ceux de Valère.
    Il faut que du perfide il soit désabusé ;
    Et le ciel, pour cela, m’offre un moyen aisé.
    1045De cette occasion je lui suis redevable,
    Et, pour la négliger, elle est trop favorable :
    Ce serait mériter qu’il me la vînt ravir,
    Que de l’avoir en main et ne m’en pas servir.

    Elmire

    Damis…

    Damis

     Non, s’il vous plaît, il faut que je me croie.

    1050Mon âme est maintenant au comble de sa joie ;
    Et vos discours en vain prétendent m’obliger
    À quitter le plaisir de me pouvoir venger.
    Sans aller plus avant, je vais vider d’affaire ;
    Et voici justement de quoi me satisfaire.

    Scène 5

    Orgon, Elmire, Damis, Tartuffe.

    Damis

    1055Nous allons régaler, mon père, votre abord

    D’un incident tout frais qui vous surprendra fort.
    Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
    Et monsieur d’un beau prix reconnaît vos tendresses.
    Son grand zèle pour vous vient de se déclarer :
    1060Il ne va pas à moins qu’à vous déshonorer ;
    Et je l’ai surpris là qui faisait à madame
    L’injurieux aveu d’une coupable flamme.
    Elle est d’une humeur douce, et son cœur trop discret
    Voulait à toute force en garder le secret ;
    1065Mais je ne puis flatter une telle impudence,
    Et crois que vous la taire est vous faire une offense.

    Elmire

    Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos

    On ne doit d’un mari traverser le repos ;
    Que ce n’est point de là que l’honneur peut dépendre,
    1070Et qu’il suffit, pour nous, de savoir nous défendre.
    Ce sont mes sentiments ; et vous n’auriez rien dit,
    Damis, si j’avais eu sur vous quelque crédit.

    Scène 6

    Orgon, Damis, Tartuffe.

    Orgon

    Ce que je viens d’entendre, ô ciel ! est-il croyable ?

    Tartuffe

    Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,

    1075Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
    Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
    Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
    Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
    Et je vois que le ciel, pour ma punition,
    1080Me veut mortifier en cette occasion.
    De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
    Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
    Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
    Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
    1085Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
    Que je n’en aie encor mérité davantage.

    Orgon, à son fils.

    Ah ! traître, oses-tu bien par cette fausseté,

    Vouloir de sa vertu ternir la pureté ?

    Damis

    Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite

    1090Vous fera démentir…

    Orgon

     Tais-toi, peste maudite.

    Tartuffe

    Ah ! laissez-le parler ; vous l’accusez à tort,

    Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
    Pourquoi, sur un tel fait, m’être si favorable ?
    Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable ?
    1095Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
    Et, pour tout ce qu’on voit, me croyez-vous meilleur ?
    Non, non : vous vous laissez tromper à l’apparence,
    Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu’on pense.
    Tout le monde me prend pour un homme de bien ;
    1100Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
    (S’adressant à Damis.)
    Oui, mon cher fils, parlez ; traitez-moi de perfide,

    D’infâme, de perdu, de voleur, d’homicide ;
    Accablez-moi de noms encor plus détestés :
    Je n’y contredis point, je les ai mérités ;
    1105Et j’en veux à genoux souffrir l’ignominie,
    Comme une honte due aux crimes de ma vie.

    Orgon, à Tartuffe.

    Mon frère, c’en est trop.

    (À son fils.)
     Ton cœur ne se rend point,
    Traître !

    Damis

     Quoi ! ses discours vous séduiront au point…

    Orgon, relevant Tartuffe.

    Tais-toi, pendard. Mon frère, hé ! levez-vous, de grâce !

    (À son fils)
    1110Infâme !

    Damis

     Il peut…

    Orgon

     Tais-toi.

    Damis

     J’enrage. Quoi ! je passe…

    Orgon

    Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.

    Tartuffe

    Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas !

    J’aimerais mieux souffrir la peine la plus dure,
    Qu’il eût reçu pour moi la moindre égratignure.

    Orgon, à son fils.

    1115Ingrat !

    Tartuffe

     Laissez-le en paix. S’il faut, à deux genoux,

    Vous demander sa grâce…

    Orgon, se jetant aussi à genoux, et embrassant Tartuffe.

     Hélas ! vous moquez-vous ?

    (À son fils.)
    Coquin ! vois sa bonté !

    Damis

     Donc…

    Orgon

     Paix.

    Damis

     Quoi ! je…

    Orgon

     Paix, dis-je ;

    Je sais bien quel motif à l’attaquer t’oblige.
    Vous le haïssez tous, et je vois aujourd’hui
    1120Femme, enfants et valets, déchaînés contre lui.
    On met impudemment toute chose en usage
    Pour ôter de chez moi ce dévot personnage :
    Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir,
    Plus j’en veux employer à l’y mieux retenir ;
    1125Et je vais me hâter de lui donner ma fille,
    Pour confondre l’orgueil de toute ma famille.

    Damis

    À recevoir sa main on pense l’obliger ?

    Orgon

    Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.

    Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
    1130Qu’il faut qu’on m’obéisse, et que je suis le maître.
    Allons, qu’on se rétracte ; et qu’à l’instant, fripon,
    On se jette à ses pieds pour demander pardon.

    Damis

    Qui ? moi ! de ce coquin, qui, par ses impostures…

    Orgon

    Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?

    (À Tartuffe.)
    1135Un bâton ! un bâton ! Ne me retenez pas.
    (À son fils.)
    Sus ; que de ma maison on sorte de ce pas,
    Et que d’y revenir on n’ait jamais l’audace.

    Damis

    Oui, je sortirai ; mais…

    Orgon

     Vite, quittons la place.

    Je te prive, pendard, de ma succession,
    1140Et te donne, de plus, ma malédiction.

    Scène 7

    Orgon, Tartuffe.

    Orgon

    Offenser de la sorte une sainte personne !

    Tartuffe

    Ô ciel ! pardonne-lui comme je lui pardonne !

    (À Orgon.)
    Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
    Je vois qu’envers mon frère on tâche à me noircir… !

    Orgon

    1145Hélas !

    Tartuffe

     Le seul penser de cette ingratitude

    Fait souffrir à mon âme un supplice si rude…
    L’horreur que j’en conçois… J’ai le cœur si serré
    Que je ne puis parler, et crois que j’en mourrai.

    Orgon, courant tout en larmes à la porte par où il a chassé son fils.

    Coquin ! je me repens que ma main t’ait fait grâce,

    1150Et ne t’ait pas d’abord assommé sur la place.
    (À Tartuffe.)
    Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.

    Tartuffe

    Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.

    Je regarde céans quels grands troubles j’apporte,
    Et crois qu’il est besoin, mon frère, que j’en sorte.

    Orgon

    1155Comment ! vous moquez-vous ?

    Tartuffe

     On m’y hait, et je voi

    Qu’on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.

    Orgon

    Qu’importe ! Voyez-vous que mon cœur les écoute ?

    Tartuffe

    On ne manquera pas de poursuivre, sans doute ;

    Et ces mêmes rapports qu’ici vous rejetez,
    1160Peut-être, une autre fois, seront-ils écoutés.

    Orgon

    Non, mon frère, jamais.

    Tartuffe

     Ah ! mon frère, une femme

    Aisément d’un mari peut bien surprendre l’âme.

    Orgon

    Non, non.

    Tartuffe

     Laissez-moi vite, en m’éloignant d’ici,

    Leur ôter tout sujet de m’attaquer ainsi.

    Orgon

    1165Non, vous demeurerez ; il y va de ma vie.

    Tartuffe

    Hé bien ! il faudra donc que je me mortifie.

    Pourtant, si vous vouliez…

    Orgon

     Ah !

    Tartuffe

     Soit : n’en parlons plus.

    Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
    L’honneur est délicat, et l’amitié m’engage
    1170À prévenir les bruits et les sujets d’ombrage.
    Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez…

    Orgon

    Non, en dépit de tous vous la fréquenterez.

    Faire enrager le monde est ma plus grande joie ;
    Et je veux qu’à toute heure avec elle on vous voie.
    1175Ce n’est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
    Je ne veux point avoir d’autre héritier que vous ;
    Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
    Vous faire de mon bien donation entière.
    Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
    1180M’est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
    N’accepterez-vous pas ce que je vous propose ?

    Tartuffe

    La volonté du ciel soit faite en toute chose !

    Orgon

    Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit :

    Et que puisse l’envie en crever de dépit !

    Fin du troisième acte.

    ACTE IV

    Scène 1

    Cléante, Tartuffe

    Cléante

    1185Oui, tout le monde en parle, et vous m’en pouvez croire,

    L’éclat que fait ce bruit n’est point à votre gloire ;
    Et je vous ai trouvé, monsieur, fort à propos,
    Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
    Je n’examine point à fond ce qu’on expose ;
    1190Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
    Supposons que Damis n’en ait pas bien usé,
    Et que ce soit à tort qu’on vous ait accusé :
    N’est-il pas d’un chrétien de pardonner l’offense,
    Et d’éteindre en son cœur tout désir de vengeance ?
    1195Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
    Que du logis d’un père un fils soit exilé ?
    Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
    Il n’est petit, ni grand, qui ne s’en scandalise ;
    Et si vous m’en croyez, vous pacifierez tout,
    1200Et ne pousserez point les affaires à bout.
    Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
    Et remettez le fils en grâce avec le père.

    Tartuffe

    Hélas ! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur ;

    Je ne garde pour lui, monsieur, aucune aigreur ;
    1205Je lui pardonne tout ; de rien je ne le blâme,
    Et voudrais le servir du meilleur de mon âme :
    Mais l’intérêt du ciel n’y saurait consentir ;
    Et, s’il rentre céans, c’est à moi d’en sortir.
    Après son action, qui n’eut jamais d’égale,

    1210Le commerce entre nous porterait du scandale :
    Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait ;
    À pure politique on me l’imputerait :
    Et l’on dirait partout que, me sentant coupable,
    Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
    1215Que mon cœur l’appréhende, et veut le ménager
    Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

    Cléante

    Vous nous payez ici d’excuses colorées ;

    Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
    Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
    1220Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
    Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
    Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
    Et ne regardez point aux jugements humains,
    Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
    1225Quoi ! le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
    D’une bonne action empêchera la gloire ?
    Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
    Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.

    Tartuffe

    Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne ;

    1230Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne :
    Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
    Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.

    Cléante

    Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille

    À ce qu’un pur caprice à son père conseille ?
    1235Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
    Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

    Tartuffe

    Ceux qui me connaîtront n’auront pas la pensée

    Que ce soit un effet d’une âme intéressée.
    Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
    1240De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
    Et si je me résous à recevoir du père
    Cette donation qu’il a voulu me faire,
    Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
    Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
    1245Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
    En fassent dans le monde un criminel usage,

    Et ne s’en servent pas, ainsi que j’ai dessein,
    Pour la gloire du ciel et le bien du prochain.

    Cléante

    Hé ! monsieur, n’ayez point ces délicates craintes,

    1250Qui d’un juste héritier peuvent causer les plaintes.
    Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
    Qu’il soit, à ses périls, possesseur de son bien ;
    Et songez qu’il vaut mieux encor qu’il en mésuse,
    Que si de l’en frustrer il faut qu’on vous accuse.
    1255J’admire seulement que, sans confusion,
    Vous en ayez souffert la proposition.
    Car enfin le vrai zèle a-t-il quelque maxime
    Qui montre à dépouiller l’héritier légitime ?
    Et, s’il faut que le ciel dans votre cœur ait mis
    1260Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
    Ne vaudrait-il pas mieux qu’en personne discrète
    Vous fissiez de céans une honnête retraite,
    Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
    Qu’on en chasse pour vous le fils de la maison ?
    1265Croyez-moi, c’est donner de votre prud’hommie,
    Monsieur…

    Tartuffe

     Il est, monsieur, trois heures et demie :

    Certain devoir pieux me demande là-haut,
    Et vous m’excuserez de vous quitter si tôt.

    Cléante, seul.

    Ah !

    Scène 2

    Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.

    Dorine

     De grâce, avec nous employez-vous pour elle,

    1270Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle ;
    Et l’accord que son père a conclu pour ce soir
    La fait, à tous moments, entrer en désespoir.
    Il va venir. Joignons nos efforts, je vous prie,
    Et tâchons d’ébranler, de force ou d’industrie,
    1275Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.

    Scène 3

    Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Dorine.

    Orgon

    Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.

    (À Mariane.)
    Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
    Et vous savez déjà ce que cela veut dire.

    Mariane, aux genoux d’Orgon.

    Mon père, au nom du ciel, qui connaît ma douleur,

    1280Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
    Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
    Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
    Ne me réduisez point, par cette dure loi,
    Jusqu’à me plaindre au ciel de ce que je vous doi ;
    1285Et cette vie, hélas ! que vous m’avez donnée,
    Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
    Si, contre un doux espoir que j’avais pu former,
    Vous me défendez d’être à ce que j’ose aimer,
    Au moins, par vos bontés, qu’à vos genoux j’implore,
    1290Sauvez-moi du tourment d’être à ce que j’abhorre ;
    Et ne me portez point à quelque désespoir,
    En vous servant sur moi de tout votre pouvoir

    Orgon, se sentant attendrir.

    Allons, ferme, mon cœur ! point de faiblesse humaine !

    Mariane

    Vos tendresses pour lui ne me font point de peine ;

    1295Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
    Et, si ce n’est assez, joignez-y tout le mien ;
    J’y consens de bon cœur, et je vous l’abandonne :
    Mais, au moins, n’allez pas jusques à ma personne ;
    Et souffrez qu’un couvent, dans les austérités,
    1300Use les tristes jours que le ciel m’a comptés.

    Orgon

    Ah ! voilà justement de mes religieuses,

    Lorsqu’un père combat leurs flammes amoureuses !
    Debout. Plus votre cœur répugne à l’accepter,
    Plus ce sera pour vous matière à mériter.
    1305Mortifiez vos sens avec ce mariage,
    Et ne me rompez pas la tête davantage.

    Dorine

    Mais quoi !…

    Orgon

     Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot ;

    Je vous défends, tout net, d’oser dire un seul mot.

    Cléante

    Si par quelque conseil vous souffrez qu’on réponde…

    Orgon

    1310Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde ;

    Ils sont bien raisonnés, et j’en fais un grand cas :
    Mais vous trouverez bon que je n’en use pas.

    Elmire, à son mari.

    À voir ce que je vois, je ne sais plus que dire ;

    Et votre aveuglement fait que je vous admire.
    1315C’est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
    Que de nous démentir sur le fait d’aujourd’hui !

    Orgon

    Je suis votre valet, et crois les apparences.

    Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances ;
    Et vous avez eu peur de le désavouer
    1320Du trait qu’à ce pauvre homme il a voulu jouer.
    Vous étiez trop tranquille, enfin, pour être crue ;
    Et vous auriez paru d’autre manière émue.

    Elmire

    Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport,

    Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?
    1325Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
    Que le feu dans les yeux, et l’injure à la bouche ?
    Pour moi, de tels propos je me ris simplement ;
    Et l’éclat, là-dessus, ne me plaît nullement.
    J’aime qu’avec douceur nous nous montrions sages ;
    1330Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
    Dont l’honneur est armé de griffes et de dents,
    Et veut au moindre mot dévisager les gens.
    Me préserve le ciel d’une telle sagesse !
    Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
    1335Et crois que d’un refus la discrète froideur
    N’en est pas moins puissante à rebuter un cœur.

    Orgon

    Enfin je sais l’affaire, et ne prends point le change.

    Elmire

    J’admire, encore un coup, cette faiblesse étrange :

    Mais que me répondrait votre incrédulité,
    1340Si je vous faisais voir qu’on vous dit vérité ?

    Orgon

    Voir ?

    Elmire

     Oui.

    Orgon

     Chansons.

    Elmire

     Mais quoi ! si je trouvais manière

    De vous le faire voir avec pleine lumière ?…

    Orgon

    Contes en l’air.

    Elmire

     Quel homme ! Au moins, répondez-moi.

    Je ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
    1345Mais supposons ici que, d’un lieu qu’on peut prendre,
    On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
    Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?

    Orgon

    En ce cas, je dirais que… Je ne dirais rien,

    Car cela ne se peut.

    Elmire

     L’erreur trop longtemps dure,

    1350Et c’est trop condamner ma bouche d’imposture.
    Il faut que, par plaisir, et sans aller plus loin,
    De tout ce qu’on vous dit je vous fasse témoin.

    Orgon

    Soit. Je vous prends au mot. Nous verrons votre adresse,

    Et comment vous pourrez remplir cette promesse.

    Elmire, à Dorine.

    1355Faites-le-moi venir.

    Dorine, à Elmire.

     Son esprit est rusé,

    Et peut-être à surprendre il sera malaisé.

    Elmire, à Dorine.

    Non ; on est aisément dupé par ce qu’on aime,

    Et l’amour-propre engage à se tromper soi-même.
    Faites-le-moi descendre.
     (À Cléante et à Mariane.)
     Et vous, retirez-vous.

    Scène 4

    Elmire, Orgon.

    Elmire

    1360Approchons cette table, et vous mettez dessous.

    Orgon

    Comment !

    Elmire

     Vous bien cacher est un point nécessaire.

    Orgon

    Pourquoi sous cette table ?

    Elmire

     Ah ! mon Dieu ! laissez faire ;

    J’ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
    Mettez-vous là, vous dis-je ; et, quand vous y serez,
    1365Gardez qu’on ne vous voie et qu’on ne vous entende.

    Orgon

    Je confesse qu’ici ma complaisance est grande :

    Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.

    Elmire

    Vous n’aurez, que je crois, rien à me repartir.

    (À son mari, qui est sous la table.)
    Au moins, je vais toucher une étrange matière :
    1370Ne vous scandalisez en aucune manière.
    Quoi que je puisse dire, il doit m’être permis ;
    Et c’est pour vous convaincre, ainsi que j’ai promis.
    Je vais par des douceurs, puisque j’y suis réduite,
    Faire poser le masque à cette âme hypocrite,
    1375Flatter de son amour les désirs effrontés,
    Et donner un champ libre à ses témérités.
    Comme c’est pour vous seul, et pour mieux le confondre,
    Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
    J’aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
    1380Et les choses n’iront que jusqu’où vous voudrez.
    C’est à vous d’arrêter son ardeur insensée,
    Quand vous croirez l’affaire assez avant poussée ;
    D’épargner votre femme, et de ne m’exposer
    Qu’à ce qu’il vous faudra pour vous désabuser,

    1385Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître ;
    Et… L’on vient. Tenez-vous, et gardez de paraître.

    Scène 5

    Tartuffe, Elmire ; Orgon, sous la table.

    Tartuffe

    On m’a dit qu’en ce lieu vous me vouliez parler.

    Elmire

    Oui, l’on a des secrets à vous y révéler.

    Mais tirez cette porte avant qu’on vous les dise ;
    1390Et regardez partout de crainte de surprise.
    (Tartuffe va fermer la porte, et revient.)
    Une affaire pareille à celle de tantôt
    N’est pas assurément ici ce qu’il nous faut :
    Jamais il ne s’est vu de surprise de même.
    Damis m’a fait pour vous une frayeur extrême ;
    1395Et vous avez bien vu que j’ai fait mes efforts
    Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
    Mon trouble, il est bien vrai, m’a si fort possédée,
    Que de le démentir je n’ai point eu l’idée :
    Mais par là, grâce au ciel, tout a bien mieux été,
    1400Et les choses en sont dans plus de sûreté.
    L’estime où l’on vous tient a dissipé l’orage,
    Et mon mari de vous ne peut prendre d’ombrage.
    Pour mieux braver l’éclat des mauvais jugements,
    Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
    1405Et c’est par où je puis, sans peur d’être blâmée,
    Me trouver ici seule avec vous enfermée,
    Et ce qui m’autorise à vous ouvrir un cœur
    Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.

    Tartuffe

    Ce langage à comprendre est assez difficile,

    1410Madame ; et vous parliez tantôt d’un autre style.

    Elmire

    Ah ! si d’un tel refus vous êtes en courroux,

    Que le cœur d’une femme est mal connu de vous !
    Et que vous savez peu ce qu’il veut faire entendre
    Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
    1415Toujours notre pudeur combat, dans ces moments,
    Ce qu’on peut nous donner de tendres sentiments.
    Quelque raison qu’on trouve à l’amour qui nous dompte,

    On trouve à l’avouer toujours un peu de honte.
    On s’en défend d’abord : mais de l’air qu’on s’y prend,
    1420On fait connaître assez que notre cœur se rend ;
    Qu’à nos vœux, par honneur, notre bouche s’oppose,
    Et que de tels refus promettent toute chose.
    C’est vous faire, sans doute, un assez libre aveu,
    Et sur notre pudeur me ménager bien peu.
    1425Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
    À retenir Damis me serais-je attachée,
    Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
    Écouté tout au long l’offre de votre cœur,
    Aurais-je pris la chose ainsi qu’on m’a vu faire,
    1430Si l’offre de ce cœur n’eût eu de quoi me plaire ?
    Et, lorsque j’ai voulu moi-même vous forcer
    À refuser l’hymen qu’on venait d’annoncer,
    Qu’est-ce que cette instance a dû vous faire entendre,
    Que l’intérêt qu’en vous on s’avise de prendre,
    1435Et l’ennui qu’on aurait que ce nœud qu’on résout
    Vînt partager du moins un cœur que l’on veut tout ?

    Tartuffe

    C’est sans doute, madame, une douceur extrême

    Que d’entendre ces mots d’une bouche qu’on aime ;
    Leur miel, dans tous mes sens, fait couler à longs traits
    1440Une suavité qu’on ne goûta jamais.
    Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
    Et mon cœur de vos vœux fait sa béatitude ;
    Mais ce cœur vous demande ici la liberté
    D’oser douter un peu de sa félicité.
    1445Je puis croire ces mots un artifice honnête
    Pour m’obliger à rompre un hymen qui s’apprête ;
    Et, s’il faut librement m’expliquer avec vous,
    Je ne me fierai point à des propos si doux,
    Qu’un peu de vos faveurs, après quoi je soupire,
    1450Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire,
    Et planter dans mon âme une constante foi
    Des charmantes bontés que vous avez pour moi.

    Elmire, après avoir toussé pour avertir son mari.

    Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse,

    Et d’un cœur tout d’abord épuiser la tendresse ?
    1455On se tue à vous faire un aveu des plus doux.
    Cependant ce n’est pas encore assez pour vous ;

    Et l’on ne peut aller jusqu’à vous satisfaire
    Qu’aux dernières faveurs on ne pousse l’affaire ?

    Tartuffe

    Moins on mérite un bien, moins on l’ose espérer.

    1460Nos vœux sur des discours ont peine à s’assurer.
    On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire,
    Et l’on veut en jouir avant que de le croire.
    Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
    Je doute du bonheur de mes témérités ;
    1465Et je ne croirai rien, que vous n’ayez, madame,
    Par des réalités su convaincre ma flamme.

    Elmire

    Mon Dieu ! que votre amour en vrai tyran agit !

    Et qu’en un trouble étrange il me jette l’esprit !
    Que sur les cœurs il prend un furieux empire !
    1470Et qu’avec violence il veut ce qu’il désire !
    Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
    Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
    Sied-il bien de tenir une rigueur si grande ?
    De vouloir sans quartier les choses qu’on demande,
    1475Et d’abuser ainsi, par vos efforts pressants,
    Du faible que pour vous vous voyez qu’ont les gens ?

    Tartuffe

    Mais, si d’un œil bénin vous voyez mes hommages,

    Pourquoi m’en refuser d’assurés témoignages ?

    Elmire

    Mais comment consentir à ce que vous voulez,

    1480Sans offenser le ciel, dont toujours vous parlez ?

    Tartuffe

    Si ce n’est que le ciel qu’à mes vœux on oppose,

    Lever un tel obstacle est à moi peu de chose ;
    Et cela ne doit pas retenir votre cœur.

    Elmire

    Mais des arrêts du ciel on nous fait tant de peur !

    Tartuffe

    1485Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,

    Madame, et je sais l’art de lever les scrupules.
    Le ciel défend, de vrai, certains contentements ;
    Mais on trouve avec lui des accommodements.

    Selon divers besoins, il est une science
    1490D’étendre les liens de notre conscience,
    Et de rectifier le mal de l’action
    Avec la pureté de notre intention.
    De ces secrets, madame, on saura vous instruire ;
    Vous n’avez seulement qu’à vous laisser conduire.
    1495Contentez mon désir, et n’ayez point d’effroi ;
    Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
    (Elmire tousse plus fort.)
    Vous toussez fort, madame.

    Elmire

     Oui, je suis au supplice.

    Tartuffe

    Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?

    Elmire

    C’est un rhume obstiné, sans doute ; et je vois bien

    1500Que tous les jus du monde ici ne feront rien.

    Tartuffe

    Cela, certe, est fâcheux.

    Elmire

     Oui, plus qu’on ne peut dire.

    Tartuffe

    Enfin votre scrupule est facile à détruire.

    Vous êtes assurée ici d’un plein secret,
    Et le mal n’est jamais que dans l’éclat qu’on fait.

    1505Le scandale du monde est ce qui fait l’offense,
    Et ce n’est pas pécher que pécher en silence.

    Elmire, après avoir encore toussé et frappé sur la table.

    Enfin je vois qu’il faut se résoudre à céder ;

    Qu’il faut que je consente à vous tout accorder ;
    Et qu’à moins de cela, je ne dois point prétendre
    1510Qu’on puisse être content, et qu’on veuille se rendre.
    Sans doute il est fâcheux d’en venir jusque-là,
    Et c’est bien malgré moi que je franchis cela ;
    Mais, puisque l’on s’obstine à m’y vouloir réduire,
    Puisqu’on ne veut point croire à tout ce qu’on peut dire,
    1515Et qu’on veut des témoins qui soient plus convaincants,
    Il faut bien s’y résoudre, et contenter les gens.
    Si ce consentement porte en soi quelque offense,
    Tant pis pour qui me force à cette violence ;
    La faute assurément n’en doit pas être à moi.

    Tartuffe

    1520Oui, madame, on s’en charge ; et la chose de soi…

    Elmire

    Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,

    Si mon mari n’est point dans cette galerie.

    Tartuffe

    Qu’est-il besoin pour lui du soin que vous prenez ?

    C’est un homme, entre nous, à mener par le nez.
    1525De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
    Et je l’ai mis au point de voir tout sans rien croire.

    Elmire

    Il n’importe. Sortez, je vous prie, un moment ;

    Et partout là dehors voyez exactement.

    Scène 6

    Orgon, Elmire.

    Orgon, sortant de dessous la table.

    Voilà, je vous l’avoue, un abominable homme !

    1530Je n’en puis revenir, et tout ceci m’assomme.

    Elmire

    Quoi ! vous sortez si tôt ? Vous vous moquez des gens.

    Rentrez sous le tapis, il n’est pas encor temps ;
    Attendez jusqu’au bout, pour voir les choses sûres,
    Et ne vous fiez point aux simples conjectures.

    Orgon

    1535Non, rien de plus méchant n’est sorti de l’enfer.

    Elmire

    Mon Dieu ! l’on ne doit point croire trop de léger.

    Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre ;
    Et ne vous hâtez point, de peur de vous méprendre.
    (Elmire fait mettre Orgon derrière elle.)

    Scène 7

    Tartuffe, Elmire, Orgon.

    Tartuffe, sans voir Orgon.

    Tout conspire, madame, à mon contentement.

    1540J’ai visité de l’œil tout cet appartement.
    Personne ne s’y trouve ; et mon âme ravie…

    (Dans le temps que Tartuffe s’avance les bras ouverts pour embrasser Elmire, elle se retire, et Tartuffe aperçoit Orgon.)

    Orgon, arrêtant Tartuffe.

    Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie,

    Et vous ne devez pas vous tant passionner,
    Ah ! ah ! l’homme de bien, vous m’en voulez donner !
    1545Comme aux tentations s’abandonne votre âme !
    Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
    J’ai douté fort longtemps que ce fût tout de bon,
    Et je croyais toujours qu’on changerait de ton ;
    Mais c’est assez avant pousser le témoignage :
    1550Je m’y tiens, et n’en veux, pour moi, pas davantage.

    Elmire, à Tartuffe

    C’est contre mon humeur que j’ai fait tout ceci ;

    Mais on m’a mise au point de vous traiter ainsi.

    Tartuffe, à Orgon.

    Quoi ! vous croyez… ?

    Orgon

     Allons, point de bruit, je vous prie,

    Dénichons de céans, et sans cérémonie.

    Tartuffe

    1555Mon dessein…

    Orgon

     Ces discours ne sont plus de saison ;

    Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.

    Tartuffe

    C’est à vous d’en sortir, vous qui parlez en maître.

    La maison m’appartient, je le ferai connaître,
    Et vous montrerai bien qu’en vain on a recours,
    1560Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
    Qu’on n’est pas où l’on pense en me faisant injure ;
    Que j’ai de quoi confondre et punir l’imposture,
    Venger le ciel qu’on blesse, et faire repentir
    Ceux qui parlent ici de me faire sortir.

    Scène 8

    Elmire, Orgon.

    Elmire

    1565Quel est donc ce langage, et qu’est-ce qu’il veut dire ?

    Orgon

    Ma foi, je suis confus, et n’ai pas lieu de rire.

    Elmire

    Comment ?

    Orgon

     Je vois ma faute aux choses qu’il me dit ;

    Et la donation m’embarrasse l’esprit.

    Elmire

    La donation…

    Orgon

     Oui. C’est une affaire faite

    1570Mais j’ai quelque autre chose encor qui m’inquiète.

    Elmire

    Et quoi ?

    Orgon

     Vous saurez tout. Mais voyons au plus tôt

    Si certaine cassette est encore là-haut.


    Fin du quatrième acte.

    ACTE V

    Scène 1

    Orgon, Cléante.

    Cléante

    Où voulez-vous courir ?

    Orgon

     Las ! que sais-je ?

    Cléante

     Il me semble

    Que l’on doit commencer par consulter ensemble
    1575Les choses qu’on peut faire en cet événement.

    Orgon

    Cette cassette-là me trouble entièrement.

    Plus que le reste encore elle me désespère.

    Cléante

    Cette cassette est donc un important mystère ?

    Orgon

    C’est un dépôt qu’Argas, cet ami que je plains,

    1580Lui-même en grand secret m’a mis entre les mains.
    Pour cela dans sa fuite il me voulut élire ;
    Et ce sont des papiers, à ce qu’il m’a pu dire,
    Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.

    Cléante

    Pourquoi donc les avoir en d’autres mains lâchés ?

    Orgon

    1585Ce fut par un motif de cas de conscience.

    J’allai droit à mon traître en faire confidence ;
    Et son raisonnement me vint persuader
    De lui donner plutôt la cassette à garder,
    Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,

    1590J’eusse d’un faux-fuyant la faveur toute prête,
    Par où ma conscience eût pleine sûreté
    À faire des serments contre la vérité.

    Cléante

    Vous voilà mal, au moins, si j’en crois l’apparence :

    Et la donation et cette confidence,
    1595Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
    Des démarches par vous faites légèrement.
    On peut vous mener loin avec de pareils gages ;
    Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
    Le pousser est encor grande imprudence à vous ;
    1600Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.

    Orgon

    Quoi ! sous un beau semblant de ferveur si touchante

    Cacher un cœur si double, une âme si méchante !
    Et moi qui l’ai reçu gueusant et n’ayant rien…
    C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien ;
    1605J’en aurai désormais une horreur effroyable
    Et m’en vais devenir, pour eux, pire qu’un diable.

    Cléante

    Hé bien ! ne voilà pas de vos emportements !

    Vous ne gardez en rien les doux tempéraments.
    Dans la droite raison jamais n’entre la vôtre ;
    1610Et toujours d’un excès vous vous jetez dans l’autre.
    Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
    Que par un zèle feint vous étiez prévenu ;
    Mais pour vous corriger quelle raison demande
    Que vous alliez passer dans une erreur plus grande,
    1615Et qu’avecque le cœur d’un perfide vaurien
    Vous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
    Quoi ! parce qu’un fripon vous dupe avec audace,
    Sous le pompeux éclat d’une austère grimace,
    Vous voulez que partout on soit fait comme lui,
    1620Et qu’aucun vrai dévot ne se trouve aujourd’hui ?
    Laissez aux libertins ces sottes conséquences :
    Démêlez la vertu d’avec ses apparences,
    Ne hasardez jamais votre estime trop tôt,

    Et soyez pour cela dans le milieu qu’il faut.
    1625Gardez-vous, s’il se peut, d’honorer l’imposture ;
    Mais au vrai zèle aussi n’allez pas faire injure,
    Et s’il vous faut tomber dans une extrémité,
    Péchez plutôt encor de cet autre côté.

    Scène 2

    Orgon, Cléante, Damis.

    Damis

    Quoi ! mon père, est-il vrai qu’un coquin vous menace ?

    1630Qu’il n’est point de bienfait qu’en son âme il n’efface,
    Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux,
    Se fait de vos bontés des armes contre vous ?

    Orgon

    Oui, mon fils ; et j’en sens des douleurs nonpareilles.

    Damis

    Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.

    1635Contre son insolence on ne doit point gauchir :
    C’est à moi tout d’un coup de vous en affranchir ;
    Et, pour sortir d’affaire, il faut que je l’assomme.

    Cléante

    Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.

    Modérez, s’il vous plaît, ces transports éclatants.
    1640Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
    Où par la violence on fait mal ses affaires.

    Scène 3

    Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Madame Pernelle

    Qu’est-ce ? J’apprends ici de terribles mystères !

    Orgon

    Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins,

    Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
    1645Je recueille avec zèle un homme en sa misère,
    Je le loge, et le tiens comme mon propre frère ;
    De bienfaits chaque jour il est par moi chargé ;
    Je lui donne ma fille et tout le bien que j’ai :
    Et, dans le même temps, le perfide, l’infâme,
    1650Tente le noir dessein de suborner ma femme ;
    Et, non content encor de ces lâches essais,
    Il m’ose menacer de mes propres bienfaits,

    Et veut, à ma ruine, user des avantages
    Dont le viennent d’armer mes bontés trop peu sages,
    1655Me chasser de mes biens où je l’ai transféré,
    Et me réduire au point d’où je l’ai retiré.

    Dorine

    Le pauvre homme !

    Madame Pernelle

     Mon fils, je ne puis du tout croire

    Qu’il ait voulu commettre une action si noire.

    Orgon

    Comment ?

    Madame Pernelle

     Les gens de bien sont enviés toujours.

    Orgon

    1660Que voulez-vous donc dire avec votre discours,

    Ma mère ?

    Madame Pernelle

     Que chez vous on vit d’étrange sorte,

    Et qu’on ne sait que trop la haine qu’on lui porte.

    Orgon

    Qu’a cette haine à faire avec ce qu’on vous dit ?

    Madame Pernelle

    Je vous l’ai dit cent fois quand vous étiez petit :

    1665La vertu dans le monde est toujours poursuivie ;
    Les envieux mourront, mais non jamais l’envie.

    Orgon

    Mais que fait ce discours aux choses d’aujourd’hui ?

    Madame Pernelle

    On vous aura forgé cent sots contes de lui.

    Orgon

    Je vous ai dit déjà que j’ai vu tout moi-même.

    Madame Pernelle

    1670Des esprits médisants la malice est extrême.

    Orgon

    Vous me feriez damner, ma mère ! Je vous di

    Que j’ai vu de mes yeux un crime si hardi.

    Madame Pernelle

    Les langues ont toujours du venin à répandre,

    Et rien n’est ici-bas qui s’en puisse défendre.

    Orgon

    1675C’est tenir un propos de sens bien dépourvu.

    Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
    Ce qu’on appelle vu. Faut-il vous le rebattre
    Aux oreilles cent fois, et crier comme quatre ?

    Madame Pernelle

    Mon Dieu ! le plus souvent l’apparence déçoit :

    1680Il ne faut pas toujours juger sur ce qu’on voit.

    Orgon

    J’enrage !

    Madame Pernelle

     Aux faux soupçons la nature est sujette,

    Et c’est souvent à mal que le bien s’interprète.

    Orgon

    Je dois interpréter à charitable soin

    Le désir d’embrasser ma femme !

    Madame Pernelle

     Il est besoin,

    1685Pour accuser les gens, d’avoir de justes causes ;
    Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.

    Orgon

    Hé ! diantre ! le moyen de m’en assurer mieux ?

    Je devais donc, ma mère, attendre qu’à mes yeux
    Il eût… Vous me feriez dire quelque sottise.

    Madame Pernelle

    1690Enfin d’un trop pur zèle on voit son âme éprise,

    Et je ne puis du tout me mettre dans l’esprit
    Qu’il ait voulu tenter les choses que l’on dit.

    Orgon

    Allez, je ne sais pas, si vous n’étiez ma mère,

    Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.

    Dorine, à Orgon.

    1695Juste retour, monsieur, des choses d’ici-bas ;

    Vous ne vouliez point croire, et l’on ne vous croit pas.

    Cléante

    Nous perdons des moments en bagatelles pures,

    Qu’il faudrait employer à prendre des mesures.
    Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.

    Damis

    1700Quoi ! son effronterie irait jusqu’à ce point ?

    Elmire

    Pour moi, je ne crois pas cette instance possible,

    Et son ingratitude est ici trop visible.

    Cléante, à Orgon.

    Ne vous y fiez pas ; il aura des ressorts

    Pour donner contre vous raison à ses efforts,
    1705Et sur moins que cela le poids d’une cabale
    Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
    Je vous le dis encore : armé de ce qu’il a,
    Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.

    Orgon

    Il est vrai ; mais qu’y faire ? À l’orgueil de ce traître,

    1710De mes ressentiments je n’ai pas été maître.

    Cléante

    Je voudrais de bon cœur qu’on pût entre vous deux

    De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.

    Elmire

    Si j’avais su qu’en main il a de telles armes,

    Je n’aurais pas donné matière à tant d’alarmes,
    1715Et mes…

    Orgon, à Dorine, voyant entrer monsieur Loyal.

     Que veut cet homme ? Allez tôt le savoir,

    Je suis bien en état que l’on me vienne voir !

    Scène 4

    Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Mariane, Cléante, Damis, Dorine, Monsieur Loyal.

    Monsieur Loyal, à Dorine, dans le fond du théâtre.

    Bonjour, ma chère sœur ; faites, je vous supplie,

    Que je parle à monsieur.

    Dorine

     Il est en compagnie ;

    Et je doute qu’il puisse à présent voir quelqu’un.

    Monsieur Loyal

    1720Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.

    Mon abord n’aura rien, je crois, qui lui déplaise ;
    Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.

    Dorine

    Votre nom ?

    Monsieur Loyal

     Dites-lui seulement que je viens

    De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.

    Dorine, à Orgon.

    1725C’est un homme qui vient, avec douce manière,

    De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
    Dont vous serez, dit-il, bien aise.

    Cléante, à Orgon.

     Il vous faut voir

    Ce que c’est que cet homme et ce qu’il peut vouloir.

    Orgon, à Cléante.

    Pour nous raccommoder il vient ici peut-être :

    1730Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître ?

    Cléante

    Votre ressentiment ne doit point éclater ;

    Et s’il parle d’accord, il le faut écouter.

    Monsieur Loyal, à Orgon.

    Salut, monsieur. Le ciel perde qui vous veut nuire,

    Et vous soit favorable autant que je désire !

    Orgon, bas, à Cléante.

    1735Ce doux début s’accorde avec mon jugement

    Et présage déjà quelque accommodement.

    Monsieur Loyal

    Toute votre maison m’a toujours été chère,

    Et j’étais serviteur de monsieur votre père.

    Orgon

    Monsieur, j’ai grande honte et demande pardon

    1740D’être sans vous connaître ou savoir votre nom.

    Monsieur Loyal

    Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,

    Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.
    J’ai, depuis quarante ans, grâce au ciel, le bonheur
    D’en exercer la charge avec beaucoup d’honneur,
    1745Et je vous viens, monsieur, avec votre licence,
    Signifier l’exploit de certaine ordonnance…

    Orgon

    Quoi ! vous êtes ici…

    Monsieur Loyal

     Monsieur, sans passion.

    Ce n’est rien seulement qu’une sommation,
    Un ordre de vider d’ici, vous et les vôtres,
    1750Mettre vos meubles hors, et faire place à d’autres,
    Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.

    Orgon

    Moi ! sortir de céans ?

    Monsieur Loyal

     Oui, monsieur, s’il vous plaît.

    La maison à présent, comme savez de reste,
    Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
    1755De vos biens désormais il est maître et seigneur,
    En vertu d’un contrat duquel je suis porteur.
    Il est en bonne forme, et l’on n’y peut rien dire.

    Damis, à M. Loyal.

    Certes cette impudence est grande, et je l’admire !

    Monsieur Loyal, à Damis.

    Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous ;

    (Montrant Orgon.)
    1760C’est à monsieur : il est et raisonnable et doux,
    Et d’un homme de bien il sait trop bien l’office,
    Pour se vouloir du tout opposer à justice.

    Orgon

    Mais…

    Monsieur Loyal

     Oui, monsieur, je sais que pour un million

    Vous ne voudriez pas faire rébellion,
    1765Et que vous souffrirez en honnête personne
    Que j’exécute ici les ordres qu’on me donne.

    Damis

    Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,

    Monsieur l’huissier à verge, attirer le bâton.

    Monsieur Loyal, à Orgon.

    Faites que votre fils se taise ou se retire,

    1770Monsieur. J’aurais regret d’être obligé d’écrire,
    Et de vous voir couché dans mon procès-verbal.

    Dorine, à part.

    Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal.

    Monsieur Loyal

    Pour tous les gens de bien j’ai de grandes tendresses,

    Et ne me suis voulu, monsieur, charger des pièces
    1775Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
    Que pour ôter par là le moyen d’en choisir
    Qui, n’ayant pas pour vous le zèle qui me pousse,
    Auraient pu procéder d’une façon moins douce.

    Orgon

    Et que peut-on de pis que d’ordonner aux gens

    1780De sortir de chez eux ?

    Monsieur Loyal

     On vous donne du temps ;

    Et jusques à demain je ferai surséance
    À l’exécution, monsieur, de l’ordonnance.
    Je viendrai seulement passer ici la nuit
    Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
    1785Pour la forme, il faudra, s’il vous plaît, qu’on m’apporte,
    Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
    J’aurai soin de ne pas troubler votre repos,
    Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
    Mais demain, du matin, il vous faut être habile
    1790À vider de céans jusqu’au moindre ustensile ;
    Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
    Pour vous faire service à tout mettre dehors.
    On n’en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
    Et comme je vous traite avec grande indulgence,
    1795Je vous conjure aussi, monsieur, d’en user bien,
    Et qu’au dû de ma charge on ne me trouble en rien.

    Orgon, à part.

    Du meilleur de mon cœur je donnerais, sur l’heure

    Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure,
    Et pouvoir, à plaisir, sur ce mufle assener
    1800Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.

    Cléante, bas, à Orgon.

    Laissez, ne gâtons rien.

    Damis

     À cette audace étrange

    J’ai peine à me tenir, et la main me démange.

    Dorine

    Avec un si bon dos, ma foi, monsieur Loyal,

    Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.

    Monsieur Loyal

    1805On pourrait bien punir ces paroles infâmes,

    Mamie ; et l’on décrète aussi contre les femmes.

    Cléante, à monsieur Loyal.

    Finissons tout cela, monsieur ; c’en est assez.

    Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.

    Monsieur Loyal

    Jusqu’au revoir. Le ciel vous tienne tous en joie !

    Orgon

    1810Puisse-t-il te confondre, et celui qui t’envoie !

    Scène 5

    Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Orgon

    Hé bien ! vous le voyez, ma mère, si j’ai droit ;

    Et vous pouvez juger du reste par l’exploit.
    Ses trahisons enfin vous sont-elles connues ?

    Madame Pernelle

    Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues !

    Dorine, à Orgon.

    1815Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez,

    Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
    Dans l’amour du prochain sa vertu se consomme :
    Il sait que très souvent les biens corrompent l’homme,
    Et, par charité pure, il veut vous enlever
    1820Tout ce qui vous peut faire obstacle à vous sauver.

    Orgon

    Taisez-vous. C’est le mot qu’il vous faut toujours dire.

    Cléante, à Orgon.

    Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.

    Elmire

    Allez faire éclater l’audace de l’ingrat.

    Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
    1825Et sa déloyauté va paraître trop noire,
    Pour souffrir qu’il en ait le succès qu’on veut croire.

    Scène 6

    Valère, Orgon, Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Mariane, Damis, Dorine.

    Valère

    Avec regret, monsieur, je viens vous affliger ;

    Mais je m’y vois contraint par le pressant danger.
    Un ami, qui m’est joint d’une amitié fort tendre,
    1830Et qui sait l’intérêt qu’en vous j’ai lieu de prendre,
    A violé pour moi, par un pas délicat,
    Le secret que l’on doit aux affaires d’État,
    Et me vient d’envoyer un avis dont la suite
    Vous réduit au parti d’une soudaine fuite.
    1835Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
    Depuis une heure au prince a su vous accuser,
    Et remettre en ses mains, dans les traits qu’il vous jette,
    D’un criminel d’État l’importante cassette,
    Dont, au mépris, dit-il, du devoir d’un sujet,
    1840Vous avez conservé le coupable secret.
    J’ignore le détail du crime qu’on vous donne ;
    Mais un ordre est donné contre votre personne ;
    Et lui-même est chargé, pour mieux l’exécuter,
    D’accompagner celui qui vous doit arrêter.

    Cléante

    1845Voilà ses droits armés ; et c’est par où le traître

    De vos biens qu’il prétend cherche à se rendre maître.

    Orgon

    L’homme est, je vous l’avoue, un méchant animal !

    Valère

    Le moindre amusement vous peut être fatal.

    J’ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
    1850Avec mille louis qu’ici je vous apporte.
    Ne perdons point de temps : le trait est foudroyant ;
    Et ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant.
    À vous mettre en lieu sûr je m’offre pour conduite,
    Et veux accompagner, jusqu’au bout, votre fuite.

    Orgon

    1855Las ! que ne dois-je point à vos soins obligeants !

    Pour vous en rendre grâce, il faut un autre temps ;
    Et je demande au ciel de m’être assez propice
    Pour reconnaître un jour ce généreux service.
    Adieu : prenez le soin, vous autres.

    Cléante

     Allez tôt.

    1860Nous songerons, mon frère, à faire ce qu’il faut.

    Scène 7

    Tartuffe, un Exempt, Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Cléante, Mariane, Valère, Damis, Dorine.

    Tartuffe, arrêtant Orgon.

    Tout beau, monsieur, tout beau, ne courez point si vite :

    Vous n’irez pas fort loin pour trouver votre gîte ;
    Et de la part du prince on vous fait prisonnier.

    Orgon

    Traître ! tu me gardais ce trait pour le dernier :

    1865C’est le coup, scélérat, par où tu m’expédies ;
    Et voilà couronner toutes tes perfidies.

    Tartuffe

    Vos injures n’ont rien à me pouvoir aigrir ;

    Et je suis, pour le ciel, appris à tout souffrir.

    Cléante

    La modération est grande, je l’avoue.

    Damis

    1870Comme du ciel l’infâme impudemment se joue !

    Tartuffe

    Tous vos emportements ne sauraient m’émouvoir ;

    Et je ne songe à rien qu’à faire mon devoir.

    Mariane

    Vous avez de ceci grande gloire à prétendre ;

    Et cet emploi pour vous est fort honnête à prendre.

    Tartuffe

    1875Un emploi ne saurait être que glorieux

    Quand il part du pouvoir qui m’envoie en ces lieux.

    Orgon

    Mais t’es-tu souvenu que ma main charitable,

    Ingrat, t’a retiré d’un état misérable ?

    Tartuffe

    Oui, je sais quels secours j’en ai pu recevoir ;

    1880Mais l’intérêt du prince est mon premier devoir.
    De ce devoir sacré la juste violence
    Étouffe dans mon cœur toute reconnaissance :
    Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
    Ami, femme, parents, et moi-même avec eux.

    Elmire

    1885L’imposteur !

    Dorine

     Comme il sait, de traîtresse manière,

    Se faire un beau manteau de tout ce qu’on révère !

    Cléante

    Mais, s’il est si parfait que vous le déclarez,

    Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
    D’où vient que pour paraître il s’avise d’attendre
    1890Qu’à poursuivre sa femme il ait su vous surprendre
    Et que vous ne songez à l’aller dénoncer
    Que lorsque son honneur l’oblige à vous chasser ?
    Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
    Du don de tout son bien qu’il venait de vous faire ;
    1895Mais, le voulant traiter en coupable aujourd’hui,
    Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?

    Tartuffe, à l’Exempt

    Délivrez-moi, monsieur, de la criaillerie ;

    Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.

    L’Exempt

    Oui, c’est trop demeurer, sans doute, à l’accomplir ;

    1900Votre bouche à propos m’invite à le remplir :
    Et, pour l’exécuter, suivez-moi tout à l’heure
    Dans la prison qu’on doit vous donner pour demeure.

    Tartuffe

    Qui ? moi, monsieur ?

    L’Exempt

     Oui, vous.

    Tartuffe

     Pourquoi donc la prison ?

    L’Exempt

    Ce n’est pas vous à qui j’en veux rendre raison.

    (À Orgon.)
    1905Remettez-vous, monsieur, d’une alarme si chaude.
    Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
    Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
    Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
    D’un fin discernement sa grande âme pourvue
    1910Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
    Il donne aux gens de bien une gloire immortelle :
    Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
    1915Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
    À tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
    Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
    Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
    D’abord il a percé, par ses vives clartés
    1920Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
    Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même,
    Et, par un juste trait de l’équité suprême,
    S’est découvert au prince un fourbe renommé,
    Dont sous un autre nom il était informé ;
    1925Et c’est un long détail d’actions toutes noires
    Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
    Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
    Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
    À ses autres horreurs il a joint cette suite,
    1930Et ne m’a jusqu’ici soumis à sa conduite
    Que pour voir l’impudence aller jusques au bout,
    Et vous faire, par lui, faire raison de tout.
    Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
    Il veut qu’entre vos mains je dépouille le traître.
    1935D’un souverain pouvoir, il brise les liens
    Du contrat qui lui fait un don tous vos biens,
    Et vous pardonne enfin cette offense secrète
    Où vous a d’un ami fait tomber la retraite ;
    Et c’est le prix qu’il donne au zèle qu’autrefois
    1940On vous vit témoigner en appuyant ses droits,

    Pour montrer que son cœur sait, quand moins on y pense,
    D’une bonne action verser la récompense ;
    Que jamais le mérite avec lui ne perd rien ;
    Et que mieux que du mal, il se souvient du bien.

    Dorine

    1945Que le ciel soit loué !

    Madame Pernelle

     Maintenant je respire.

    Elmire

    Favorable succès !

    Mariane

     Qui l’aurait osé dire ?

    Orgon, à Tartuffe, que l’exempt emmène.

    Hé bien ! te voilà, traître !…

    Scène 8

    Madame Pernelle, Orgon, Elmire, Mariane, Cléante, Valère, Damis, Dorine.

    Cléante

     Ah ! mon frère, arrêtez,

    Et ne descendez point à des indignités.
    À son mauvais destin laissez un misérable,
    1950Et ne vous joignez point au remords qui l’accable.
    Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
    Au sein de la vertu fasse un heureux retour ;
    Qu’il corrige sa vie en détestant son vice,
    Et puisse du grand prince adoucir la justice ;
    1955Tandis qu’à sa bonté vous irez, à genoux,
    Rendre ce que demande un traitement si doux.

    Orgon

    Oui, c’est bien dit. Allons à ses pieds avec joie

    Nous louer des bontés que son cœur nous déploie :
    Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
    1960Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
    Et par un doux hymen couronner en Valère
    La flamme d’un amant généreux et sincère.

    Fin du Tartuffe

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