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  • Lénine : Capitalisme et travail féminin (1913)

    Pravda, 5 mai 1913

    La société capitaliste est le lieu caché de nombreux cas de pauvreté et d’oppression qui ne sont pas directement visibles. Les familles éclatées originaires de la petite-bourgeoisie, d’artisans, d’ouvriers industriels, d’employés et de domestiques sont pauvres de manière indescriptible.

    Des millions et des millions de femmes dans de telles familles vivent (ou plutôt survivent) comme esclaves domestiques, enchaînées par l’effort quotidien désespérant de nourrir et vêtir leur famille avec quelques sous, économisant chaque chose sauf leur labeur.

    C’est de loin parmi ces femmes que les capitalistes sont plus avides de recruter des travailleuses ménagères et qui sont préparées à « accepter » des salaires monstrueusement bas pour apporter davantage de nourriture pour elles-mêmes et leur famille.

    C’est parmi elles que les capitalistes de tous les pays( comme les propriétaires d’esclaves de l’antiquité et les seigneurs féodaux du moyen-âge) choisissent nombre de concubines au plus favorable prix. Aucune « indignation morale » ( hypocrite dans 99% des cas) sur la prostitution ne peut rien faire pour empêcher ce commerce du corps des femmes ; aussi longtemps que l’esclavage salarié existera, la prostitution continuera inévitablement.

    A travers l’histoire, toutes les classes opprimées et exploitées ont toujours été réduites (leur exploitation consiste en cela) par leurs oppresseurs, en premier au travail non rémunéré, en second, leurs femmes à être les concubines des « maîtres ».

    Esclavage, féodalisme et capitalisme sont semblables à cet égard. Seule la forme d’exploitation change, l’exploitation demeure. A Paris, la capitale mondiale, le centre de la civilisation , une exposition a été consacrée au travail des « femmes exploitées travaillant à domicile » .

    Chaque élément de l’exposition portait une pancarte indiquant combien chaque femme recevait pour son type de labeur par jour et par heure.(…) Nos associations ouvrières et syndicats devraient organiser une « exposition » similaire . Cela ne rapportera pas les profits des expositions bourgeoises.

    Une exposition sur la pauvreté des femmes du prolétariat, rapporterait des bénéfices d’une autre sorte, cela aiderait les esclaves salariés, à la fois hommes et femmes à faire connaître leur condition d’existence, à mesurer ce que sont leurs propres « vies » et à penser à la manière de se délivrer eux-mêmes de l’éternelle oppression de la pauvreté, du manque, de la prostitution, et des autres humiliations subies par les pauvres.

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  • Lénine : De certaines particularités du développement historique du marxisme (1910)

    Zvezda, n° 2, 23 décembre 1910

    Notre doctrine, disait Engels de lui-même et de son célèbre ami, n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. Cette formule classique souligne avec force et de façon saisissante cet aspect du marxisme que l’on perd de vue à tout instant.

    Dès lors, nous faisons du marxisme une chose unilatérale, difforme et morte ; nous le vidons de sa quintessence, nous sapons ses bases théoriques fondamentales –- la dialectique, la doctrine de l’évolution historique, multiforme et pleine de contradictions ; nous affaiblissons son lien avec les problèmes pratiques et précis de l’époque, susceptibles de se modifier à chaque nouveau tournant de l’histoire.

    Or, de nos jours précisément, parmi ceux qu’intéressent les destinées du marxisme en Russie, on rencontre très fréquemment des gens qui perdent de vue cet aspect du marxisme.

    Pourtant, tout le monde se rend compte qu’en ces dernières années la Russie a traversé de brusques tournants qui modifiaient avec une rapidité vraiment étonnante la situation, la situation sociale et politique qui détermine d’une manière directe et immédiate les conditions de l’action et, par conséquent, les tâches de cette action. Bien entendu, je ne parle pas des tâches générales et essentielles qui ne changent pas aux tournants de l’Histoire, dès l’instant que ne se modifie par le rapport fondamental des classes.

    Il est bien évident que cette orientation générale de l’évolution économique (et pas seulement économique) de la Russie, de même que le rapport fondamental des différentes classes de la société russe, ne s’est pas modifiée, par exemple, au cours de ces six dernières années.

    Mais les tâches de l’action immédiate se sont très nettement modifiées pendant cette période, de même que la situation sociale et politique concrète ; dès lors, les divers aspects du marxisme, qui est une doctrine vivante, ne pouvaient pas ne pas apparaître au premier plan.

    Pour plus de clarté, voyons quels furent les changements intervenus dans la situation sociale et politique concrète en ces six dernières années.

    Il est aisé de constater que cette période se divise nettement en deux triennats : l’un se termine à peu près d’ans l’été de 1907 ; l’autre, dans l’été de 1910. Le premier triennat est caractérisé, du point de vue purement théorique, par une transformation rapide des traits essentiels du système d’Etat de la Russie, transformation s’opérant à une allure très inégale, l’amplitude des oscillations étant très forte dans les deux sens.

    La base sociale et économique de ces changements de la « superstructure » a été l’action de masse, ouverte et imposante, de toutes les classes de la société russe dans les domaines les plus divers (à la Douma, en dehors de la Douma, dans la presse, dans les syndicats, dans les réunions, etc.), action de masse comme on en voit rarement dans l’histoire.

    Par contre, le deuxième triennat est caractérisé – nous nous bornons cette fois, répétons-le, à un point de vue « sociologique » purement théorique – par une évolution si lente qu’elle équivaut presque à la stagnation. Aucune transformation tant soit peu sensible du régime politique. Aucune ou presque aucune action des classes , franche et multiple, dans la plupart des « arènes » où cette action s’est faite dans la période précédente.

    La similitude de ces deux périodes, c’est que l’évolution de la Russie est restée, dans l’une comme dans l’autre, l’ancienne évolution capitaliste. La contradiction entre cette évolution économique et l’existence de tout un ensemble d’institutions féodales, à caractère médiéval, ne fut pas supprimée ; elle resta la même et, loin de s’effacer, s’aggrava plutôt en se laissant pénétrer par des éléments partiellement bourgeois dans telles ou telles institutions.

    La différence entre l’une et l’autre période, c’est que pendant la première figura, à l’avant-scène de l’action historique, la question de savoir à quel résultat aboutiraient les transformations rapides et inégales mentionnées ci-dessus. Le fond de ces transformations ne pouvait pas ne pas être bourgeois, en raison du caractère capitaliste de l’évolution de la Russie. Mais il y a bourgeoisie et bourgeoisie.

    La moyenne et la grande bourgeoisie, qui s’en tenait à un libéralisme plus ou moins modéré, redoutait, en raison même de sa situation sociale, les transformations rapides et s’employait à conserver des fragments importants des vieilles institutions, tant dans le régime agraire que dans la « superstructure » politique.

    La petite bourgeoisie rurale s’entrecroisant avec la paysannerie qui vit « du travail de ses mains », ne pouvait pas ne pas aspirer à des transformations bourgeoises d’un autre genre , laissant beaucoup moins de place aux survivances féodales de toute sorte.

    Les ouvriers salariés, dans la mesure où ils s’intéressaient consciemment à ce qui se passait autour d’eux ne pouvaient manquer de se fixer une attitude bien définie devant ce choc de deux tendances diverses qui, toutes deux, bien que restées dans le cadre du régime bourgeois, déterminaient des formes absolument différentes de ce régime, une rapidité différente de son évolution, une ampleur différente de ses effets progressifs.

    Ainsi, la période triennale qui vient de s’écouler a mis au premier plan du marxisme, non par hasard mais par nécessité, les questions que l’on a coutume d’appeler questions de tactique.

    Rien n’est plus erroné que cette opinion selon laquelle les discussions et les divergences de vues sur ces problèmes auraient été des discussions d’ »intellectuels », une « lutte pour l’influence sur le prolétariat encore peu averti », une « adaptation des intellectuels au prolétariat », comme le croient les gens des Vékhi [1] et leurs amis.

    Au contraire, c’est parce que cette classe a atteint sa maturité qu’elle n’a pu rester insensible au choc de deux tendances distinctes de toute l’évolution bourgeoise de la Russie, et que les idéologues de cette classe devaient nécessairement donner des définitions théoriques correspondant (de près ou de loin, par image directe ou renversée) à ces diverses tendances.

    Au cours du deuxième triennat, il n’a pas été question du choc des diverses tendances de l’évolution bourgeoise de la Russie, ces deux tendances ayant été écrasées par les « réacteurs », rejetées en arrière, refoulées en elles-mêmes, étouffées pour un temps. Les réacteurs moyenâgeux n’emplissaient pas seulement l’avant-scène ; ils emplissaient aussi le coeur des plus larges milieux de la société bourgeoise par un sentiment d’abattement et de renoncement, qui est celui des Vékhi .

    Ce ne fut pas le choc de deux méthodes de réforme, mais la perte de toute confiance en une reforme quelconque, l’esprit de « soumission » et de « repentir », l’engouement pour les doctrines antisociales, la mode du mysticisme, etc. : voilà ce qui restait à la surface.

    Et ce changement singulièrement rapide ne fut ni un hasard, ni uniquement le résultat d’une pression « extérieure ». La période précédente avait remué si profondément les couches de la population restées, pendant des générations, pendant des siècles, à l’écart des problèmes politiques, – restées étrangères à ces problèmes, – que la « révision de toutes les valeurs », un nouvel examen des problèmes fondamentaux, un nouvel intérêt pour la théorie, pour l’abc, pour l’étude des rudiments, surgit de façon naturelle et inévitable.

    Les millions, réveillés brusquement de leur long sommeil et placés aussitôt devant les problèmes les plus importants, ne purent se maintenir longtemps à cette hauteur ; ils ne purent se passer d’une pause, d’un retour aux questions élémentaires, d’une nouvelle préparation qui leur permît de « s’assimiler » les leçons d’une si riche substance et d’offrir la possibilité à des masses, infiniment plus imposantes, d’avancer encore, cette fois d’un pas beaucoup plus ferme, plus conscient, plus assuré, plus droit.

    La dialectique du développement historique fut telle que dans la première période, il s’était agi de réaliser des réformes immédiates dans tous les domaines de la vie du pays ; et dans la seconde période, d’élaborer l’expérience acquise, de la faire assimiler par des milieux plus larges, de la faire pénétrer, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le sous-sol, dans les rangs retardataires des différentes classes.

    Précisément parce que le marxisme n’est pas un dogme mort, une doctrine achevée, toute prête, immuable, mais un guide vivant pour l’action, il ne pouvait manquer de refléter le changement singulièrement rapide des conditions de la vie sociale.

    Ce changement eut pour résultat une désagrégation profonde, le désarroi, des flottements de toutes sortes, en un mot : une grave crise intérieure du marxisme. Une action vigoureuse contre cette désagrégation une lutte énergique et opiniâtre pour la défense des principes du marxisme s’inscrit à nouveau à l’ordre du jour.

    Les couches extrêmement larges des classes qui ne peuvent éviter le marxisme pour formuler leurs tâches, se l’étaient assimilé à l’époque précédente de la façon la plus unilatérale, la plus difforme ; elles ont retenu tels ou tels « mots d’ordre », telles ou telles réponses aux questions tactiques, sans comprendre les critères marxistes de ces réponses.

    La « révision de toutes les valeurs » dans les différents domaines de la vie sociale conduisit à la « révision » des principes philosophiques les plus abstraits et les plus généraux du marxisme. L’influence de la philosophie bourgeoise, en ses nuances idéalistes les plus variées, se fit sentir dans l’épidémie du machisme qui se répandit parmi les marxistes.

    La répétition de « mots d’ordre » appris par coeur, mais ni compris, ni médités, conduisit à répandre largement une phraséologie creuse ; celle-ci aboutissait pratiquement à des tendances foncièrement contraires au marxisme et petites-bourgeoises, comme l’ »otzovisme [2] « , franc ou inavoué, ou le point de vue reconnaissant l’otzovisme comme une « nuance légitime » du marxisme.

    D’un autre côté, les tendances des Vékhi , l’esprit d’abandon qui s’est emparé des couches les plus larges de la bourgeoisie, ont pénétré aussi la tendance qui veut faire rentrer la théorie et la pratique marxistes dans le cadre de la « modération et de l’ordre ». Il n’y est resté de marxiste que la phraséologie, qui recouvre les raisonnements, tout imprégnés d’esprit libéral sur la « hiérarchie », l’ »hégémonie », etc.

    Le cadre de cet article ne peut certes pas comporter l’examen de ces développements. Il suffit de les signaler pour illustrer ce qui a été dit plus haut sur la gravité de la crise traversée par le marxisme, sur le lien qui la rattache à toute la situation sociale et économique de l’époque présente.

    On ne peut tourner le dos aux questions soulevées par cette crise. Rien n’est plus néfaste, plus contraire aux principes que de vouloir les éluder avec des phrases. Il n’y a rien de plus important que l’union de tous les marxistes ayant conscience de la profondeur de la crise et de la nécessité de la combattre pour défendre les bases théoriques du marxisme et ses principes fondamentaux, que l’on dénature de toutes parts en propageant l’influence bourgeoise sur les différents « compagnons de route » du marxisme.

    Le triennat précédent a fait participer consciemment à la vie sociale de larges milieux qui, aujourd’hui, ne font souvent que commencer véritablement à prendre connaissance du marxisme.

    La presse bourgeoise engendre à ce sujet beaucoup plus d’erreurs qu’avant, et elle les diffuse plus largement. Dès lors, la désagrégation au sein du marxisme devient particulièrement dangereuse. Aussi bien, comprendre ce qui rend cette désagrégation inévitable en ce moment et se grouper pour la combattre avec fermeté, constitue dans l’acception rigoureusement exacte du terme, la tâche imposée aux marxistes par notre époque.

    Notes

    [1] Les vékhistes , collaborateurs au recueil des cadets Vékhi [les Jalons], paru à Moscou au printemps de 1909 avec les articles de N. Berdiaïev, S. Boulgakov, P. Strouvé, M. Guerchenson et autres représentants de la bourgeoisie libérale contre-révolutionnaire. Dans leurs articles sur l’intelligence russe, les « vékhistes » se sont attachés à jeter le discrédit sur les traditions démocratiques révolutionnaires des meilleurs représentants du peuple russe, y compris Biélinski et Tchernychevski ; ils traînaient dans la boue le mouvement révolutionnaire de 1905 et remerciaient le gouvernement tsariste d’avoir, « par ses baïonnettes et ses prisons », sauvé la bourgeoisie « de la rage populaire ». Le recueil appelait les intellectuels à se mettre au service de l’autocratie. Lénine a comparé le programme des Vékhi , dans la philosophie comme dans le journalisme, au programme du journal ultra-réactionnaire Moskovskié Védomosti [Nouvelles de Moscou] ; il appelait ce recueil « encyclopédie du reniement libéral « , « flot d’ordures réactionnaires déversé sur la démocratie « .

    [2] Otzovisme  : courant bolchévique dirigé par A. Bogdanov. Se prononçaient pour un travail exclusivement illégal, le boycott de la III° Douma, etc. Se décompose à partir de 1913 pour se dissoudre définitivement en 1917.

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  • Lénine : Le mouvement étudiant et la situation politique actuelle (1908)

    « Proletari » n° 36, 3 (16) octobre 1908

    Les étudiants de l’Université de Pétersbourg sont en grève, ainsi que dans plusieurs autres établissements d’enseignement supérieur. Le mouvement a déjà gagné Moscou et Kharkov. A en juger par les informations des journaux russes et étrangers, et par les lettres que nous recevons de Russie, il s’agit d’un mouvement académique assez large.

    Retour au passé, à la Russie pré-révolutionnaire : telle est la signification primordiale de ces événements.

    Comme autrefois, la réaction gouvernementale est en train de mettre au pas l’Université. La lutte contre les organisations étudiantes est une constante de la Russie autocratique : aujourd’hui, cette lutte a pris la forme d’une campagne du ministre Cent-Noirs Schwartz — agissant en plein accord avec le premier ministre Stolypine — contre l’autonomie qui avait été promise aux étudiants à l’automne 1905 (quelles promesses l’autocratie n’avait-elle faites alors sous la pression de la classe ouvrière révolutionnaire !).

    Cette autonomie, les étudiants en ont bénéficié tant que l’autocratie a eu d’autres « chats à fouetter ». Mais, puisqu’elle restait égale à elle-même, l’autocratie ne pouvait pas ne pas commencer à la leur retirer.

    Comme par le passé, la presse libérale s’afflige et se lamente. A son chœur se mêlent cette fois-ci les voix de quelques octobristes.

    Messieurs les professeurs font de même et implorent le gouvernement de ne pas s’engager dans la voie de la réaction et de ne pas laisser passer la magnifique occasion qui lui est offerte d’« assurer grâce à des réformes l’ordre et la paix » dans ce « pays recru de désordres » ; ils adjurent également les étudiants de ne pas recourir aux modes d’actions illégaux qui ne peuvent que favoriser la réaction, etc., etc.

    Quelles rengaines mille fois ressassées que tout cela, et qui nous replongent dans l’atmosphère d’il y a vingt ans, dans les années 80 du siècle dernier. La ressemblance entre cette époque et le moment présent sera particulièrement frappante, si on prend les événements actuels séparément, si on les détache des trois années de révolution que nous venons de traverser.

    A première vue, en effet, la Douma traduit d’une manière à peine modifiée un rapport de forces identique à celui qui existait avant la révolution : suprématie des hobereaux sauvages qui préfèrent à toutes les représentations leurs relations à la cour et leurs accointances dans l’administration ; soutien de cette même administration par les marchands (les octobristes), qui n’osent pas se séparer de leurs bienfaiteurs et patrons ; « opposition » des intellectuels bourgeois, dont le principal souci est de prouver leur loyalisme et qui identifient l’activité politique du libéralisme aux exhortations qu’ils adressent aux détenteurs du pouvoir.

    Pour ce qui est des députés ouvriers à la Douma, ils rappellent bien trop faiblement le rôle qu’a joué récemment le prolétariat par sa lutte de masse au grand jour. Dans ces conditions, pouvons-nous accorder de l’importance aux anciennes formes de la lutte étudiante, académiques et primitives ? Telle est la question qui se pose.

    Si les libéraux sont retombés au niveau de la « politique » des années 80 (il va de soi que si l’on parle de politique à leur sujet, ce ne peut être que sur le mode ironique), la social-démocratie ne va-t-elle pas rabaisser ses objectifs en considérant qu’il est nécessaire de soutenir, d’une façon ou d’une autre, la lutte universitaire ?

    Il semble que cette question est posée par un certain nombre d’étudiants social-démocrates. La rédaction de notre journal a du moins reçu une lettre d’un groupe d’étudiants social-démocrates dans laquelle on peut lire entre autres choses :

    « Le 13 septembre, un meeting des étudiants de l’Université de Pétersbourg a décidé d’appeler les étudiants à une grève nationale motivée par la tactique agressive de Schwartz. La plate-forme de la grève est académique. Le meeting est allé jusqu’à féliciter le conseil des professeurs de Moscou et de Pétersbourg pour les « premiers pas » qu’ils ont faits en faveur de l’autonomie.

    Nous ne savons pas quelle attitude prendre à l’égard de cette plate-forme académique adoptée par le meeting de Pétersbourg ; nous pensons en effet qu’elle est inadmissible dans les conditions actuelles et qu’elle ne peut rassembler les étudiants dans une lutte active et large.

    Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble, et qu’il ne peut en aucun cas être isolé. Nous ne voyons actuellement aucun élément susceptible d’unir les étudiants. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

    L’erreur des auteurs de cette lettre a une importance politique beaucoup plus grande qu’on pourrait le penser à première vue, car leur argumentation aborde une série de problèmes incomparablement plus vastes et plus importants que la question de savoir s’il faut ou non participer à une grève.

    « Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

    Cette façon de raisonner est fondamentalement erronée. Avec cette argumentation, en effet, le mot d’ordre révolutionnaire selon lequel il faut s’efforcer de coordonner l’action politique des étudiants avec celle du prolétariat, etc., cesse d’être un guide vivant pour une agitation de plus en plus large, de plus en plus générale, de plus en plus combative, et se transforme en dogme mort appliqué mécaniquement aux différentes étapes des différentes formes du mouvement.

    Il ne suffit pas de proclamer qu’une action politique coordonnée est nécessaire et de répéter le « dernier mot » des leçons de la révolution. Il faut savoir faire de la propagande en faveur de l’action politique et utiliser pour cela toutes les possibilités, toutes les conditions, et, en premier lieu, plus que tout, tous les conflits de masse qui opposent tels ou tels éléments d’avant-garde à l’autocratie.

    Il n’est pas question, bien entendu, de diviser à l’avance chaque mouvement étudiant en différents « stades » par où il devrait obligatoirement passer, de veiller à ce que chacun de ces stades ait bien été parcouru de bout en bout et de craindre les passages « prématurés » à l’action politique, etc. Une telle façon de voir relèverait du pédantisme le plus nuisible et ne pourrait mener qu’à une politique opportuniste.

    Mais l’erreur inverse qui consiste à refuser de prendre en considération la situation et les conditions réelles d’un mouvement de masse précis à cause d’un mot d’ordre mal compris et figé, est tout aussi nuisible : elle débouche inévitablement dans la phraséologie révolutionnaire.

    Il se peut que, dans certaines conditions, un mouvement académique provoque une baisse du niveau du mouvement politique, le morcelle ou empiète sur lui. Dans ce cas, les groupes d’étudiants social-démocrates doivent naturellement diriger toute leur propagande contre un tel mouvement.

    Mais, à l’heure actuelle, tout le monde peut voir que les conditions politiques sont différentes : aujourd’hui, le mouvement académique marque le début du mouvement d’une nouvelle « génération » d’étudiants qui s’est déjà plus ou moins habituée à une certaine autonomie, si étroite fût-elle ; d’autre part, ce mouvement a lieu à un moment où il n’existe aucune autre forme de lutte de masse, dans une période d’accalmie, alors que les larges masses continuent toujours à assimiler l’expérience des trois années de la révolution, en silence, lentement et en profondeur.

    Dans ces conditions, la social-démocratie commettrait une grave erreur si elle s’« opposait au mouvement académique ».

    Les groupes d’étudiants appartenant à notre parti doivent au contraire faire tout ce qui est en leur pouvoir pour soutenir, utiliser et élargir ce mouvement. Leur soutien, comme tous ceux que la social-démocratie apporte à des mouvements de forme primitive doit consister à influencer, sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, les plus larges couches éveillées par le conflit en question, qui constitue souvent leur première expérience des conflits politiques.

    Les jeunes qui sont entrés à l’université au cours des deux dernières années ont en effet vécus presque totalement isolés de la politique et ont été éduqués dans un esprit d’autonomisme académique étroit, non seulement par les professeurs à la solde de l’Etat et la presse du gouvernement, mais également par les professeurs libéraux et tout le parti cadet.

    Pour ces jeunes, une grande grève (s’ils sont en mesure d’organiser une grande grève, nous devons tout faire pour les y aider, mais il va de soi que ce n’est pas à nous, socialistes, à nous porter garants du succès d’un mouvement bourgeois), une grande grève donc marque le début du conflit politique, qu’ils en aient conscience ou non.

    Notre tâche est d’expliquer à la masse des protestataires « académiques » la signification objective de ce conflit, d’essayer de transformer leur mouvement en mouvement politique conscient, de décupler la propagande des groupes d’étudiants social-démocrates.

    Toute cette propagande doit avoir pour but de faire assimiler les conclusions qui découlent des trois années de la révolution, de faire comprendre qu’une nouvelle lutte révolutionnaire est inévitable, de faire en sorte que nos anciens mots d’ordre (le renversement de l’autocratie et la convocation d’une assemblée constituante), qui n’ont rien perdu de leur actualité, redeviennent un objet de discussion et la pierre de touche de la concentration politique des nouvelles générations de démocrates.

    Quelles que soient les conditions, les étudiants social-démocrates n’ont pas le droit de refuser de faire ce travail. Et, quelles que soient les difficultés rencontrées en ce moment, quels que soient les échecs essuyés par tel ou tel propagandiste dans telle ou telle université, telle ou telle association d’étudiants, tel ou tel meeting, etc., nous continuerons à répéter : frappez, et l’on vous ouvrira !

    Le travail d’agitation politique n’est jamais vain. Remporter un succès n’équivaut pas obligatoirement à obtenir immédiatement, d’emblée la majorité ou à faire accepter une action politique coordonnés. Il se peut que pour l’instant nous n’atteignions pas ces objectifs.

    Mais si nous sommes un parti prolétarien organisé, cela veut dire que, bien loin de nous laisser décourager par des échecs provisoires, nous devons continuer à effectuer avec constance, persévérance et opiniâtreté notre travail, même dans les conditions les plus difficiles.

    Nous publions ci-dessous l’appel du conseil unifié des étudiants de Saint-Pétersbourg. Cet appel montre que même les éléments étudiants les plus actifs demeurent sur des positions purement académiques et continuent à chanter la ritournelle cadette-octobriste.

    Ceci au moment où on peut voir toute la presse cadette-octobriste adopter l’attitude la plus honteuse vis-à-vis de la grève et tenter de prouver, au plus fort de la lutte, que cette grève est néfaste, criminelle, etc. Dans ces conditions, le comité de Pétersbourg de notre parti a jugé qu’il était nécessaire de riposter au conseil unifié et nous ne pouvons que l’en féliciter (voir la rubrique « La vie du parti ») (1)

    Il semble bien que les foudres de Schwartz ne suffiront pas à faire passer les étudiants d’aujourd’hui du terrain « académique » au terrain « politique ». Pour que de nouveaux cadres révolutionnaires soient complètement formés, il faudra qu’ils subissent encore maintes fois l’aiguillon de maint adjudant Cent-Noirs.

    Quant à nous, social-démocrates, qui comprenons clairement que l’autocratie étroitement unie à la Douma Cent-Noirs et octobriste aura à affronter de nouveaux conflits démocratiques bourgeois à l’échelle nationale, nous devons accorder une attention constante à ces cadres formés par toute la politique stolypinienne et par chacune des entreprises de la contre-révolution.

    Nous disons bien à l’échelle nationale, car, en ramenant la Russie en arrière, la contre-révolution Cent-Noirs est non seulement en train d’aguerrir de nouveaux combattants dans les rangs du prolétariat révolutionnaire, mais elle donnera inévitablement naissance à un nouveau mouvement non prolétarien, c’est-à-dire démocrate-bourgeois (nous entendons, naturellement par là non pas que toute l’opposition participera à la lutte, mais qu’il y aura une large participation des éléments réellement démocratiques, c’est-à-dire aptes à la lutte, de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie).

    Le fait qu’une lutte étudiante de masse ait commencé dans la Russie de 1908 est un symptôme politique, le symptôme de toute la situation actuelle créée par la contre-révolution.

    La jeunesse étudiante est rattachée par de multiples liens à la moyenne et à la petite bourgeoisie, aux petits fonctionnaires, à certains groupes de la paysannerie, du clergé, etc.

    Si, au printemps 1908, on a pu assister à des tentatives pour ressusciter l’« Union pour la libération » (2) et pour faire en sorte qu’elle soit plus à gauche que l’ancienne union cadette à moitié contaminée par les gros propriétaires fonciers et que représente P. Strouvé ; si à l’automne de la même année, la masse des jeunes qui sont les plus proches de la démocratie bourgeoise commence à s’agiter ; si les folliculaires à gages recommencent à tonner contre la révolution dans les écoles, avec une rage décuplée ; si les infâmes professeurs libéraux et dirigeants cadets se répandent en lamentations et déplorent ces grèves prématurées, dangereuses, désastreuses qui déplaisent à leurs chers octobristes et qui sont susceptibles de les « rebuter », eux qui détiennent le pouvoir, cela signifie que la poudre s’accumule dans la poudrière, que la réaction contre… la réaction a commencé, et pas seulement parmi les étudiants.

    Si faible et si embryonnaire que soit ce début de réaction, le parti de la classe ouvrière doit l’utiliser et l’utilise.

    Nous avons su travailler pendant des dizaines d’années avant la révolution ; nos mots d’ordre révolutionnaires, nous les avons développées d’abord dans de petits cercles, puis parmi les masses ouvrières, puis dans la rue, puis sur les barricades. Maintenant encore, nous devons parvenir avant tout à accomplir la tâche de l’heure, faute de quoi tout ce que nous pourrons dire sur l’action politique coordonnée ne sera que phrases vides.

    Cette tâche, c’est de construire une solide organisation prolétarienne qui mène en tous lieux et à tout moment l’agitation politique parmi les masses au nom de ses mots d’ordre révolutionnaires. C’est à ce travail d’organisation dans leur milieu étudiant, c’est à ce travail de propagande basé sur le mouvement actuel que doivent s’atteler nos groupes universitaires.

    Le prolétariat ne se fera pas attendre longtemps. Il lui arrive souvent de céder le pas aux démocrates bourgeois quand il s’agit de prendre la parole dans les banquets, dans les organisations légales, dans les universités, à la tribune des institutions parlementaires. Il ne le cède et ne le cédera jamais quand il y a une grande lutte de masse sérieuse.

    Les conditions de cette lutte mûrissent peut-être plus lentement et plus difficilement que tel ou tel d’entre nous l’aurait souhaité : le fait est qu’elles mûrissent inexorablement. Ce petit début de petits conflits académiques est en réalité un grand début, car il aura des prolongements importants, sinon aujourd’hui, du moins demain, sinon demain, du moins après-demain.

    Notes

    Il s’agit de la décision prise par le Comité de Petersbourg du P.O.S.D.R. et publiée dans la rubrique « La vie du parti », du journal Proletari n° 36 du 3 (16) octobre 1908.

    Le comité de Petersbourg appela les groupes étudiants social-démocrates à se désolidariser publiquement de l’appel du Conseil étudiant de coalition et de subordonner le mouvement étudiant à la réalisation des tâches que se fixait la social-démocratie et à la lutte d’ensemble contre le tsarisme.

    2 « Osvobojdénié », bi-mensuel, parut à l’étranger du 18 juin (1er juillet) 1902 au 5 (18) octobre 1905, son rédacteur fut P. Strouvé. La revue était l’organe de la bourgeoisie libérale russe et propageait les idées du libéralisme monarchique modéré.

    En 1903, autour de la revue se forme « L’Union de l’Osvobojdénié » (constituée officiellement en janvier 1904) ; elle exista jusqu’à octobre 1905. Ses membres constituèrent le noyau du Parti constitutionnel-démocrate (cadet), qui se forma en octobre 1905. Le parti cadet fut le principal parti bourgeois de Russie.

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  • Lénine : Socialisme et religion (1905)

    « Novaïa Jizn » n° 28, 3 décembre 1905

    La société moderne est fondée tout entière sur l’exploitation des grandes masses de la classe ouvrière par une infime minorité de la population appartenant aux classes des propriétaires fonciers et des capitalistes.

    C’est une société d’esclavagistes, car les ouvriers « libres » qui travaillent toute leur vie pour le capital, n’ont « droit » qu’aux moyens d’existence strictement indispensables à l’entretien des esclaves produisant les bénéfices, qui permettent d’assurer et de perpétuer l’esclavage capitaliste.

    L’oppression économique qui pèse sur les ouvriers, provoque et engendre inévitablement sous diverses formes l’oppression politique, l’abaissement social, l’abrutissement et la dégradation de la vie intellectuelle et morale des masses.

    Les ouvriers peuvent obtenir une liberté politique plus ou moins grande afin de lutter pour leur affranchissement économique, mais aucune liberté ne les débarrassera de la misère, du chômage et de l’oppression tant que le pouvoir du capital ne sera pas aboli. La religion est un des aspects de l’oppression spirituelle qui accable toujours et partout les masses populaires, écrasées par un travail perpétuel au profit d’autrui, par la misère et l’isolement.

    La foi en une vie meilleure dans l’au-delà naît tout aussi inévitablement de l’impuissance des classes exploitées dans leur lutte contre les exploiteurs que la croyance aux dieux, aux diables, aux miracles naît de l’impuissance du sauvage dans sa lutte contre la nature. A ceux qui peinent toute leur vie dans la misère, la religion enseigne la patience et la résignation ici-bas, en les berçant de l’espoir d’une récompense céleste.

    Quant à ceux qui vivent du travail d’autrui, la religion leur enseigne la bienfaisance ici- bas, leur offrant ainsi une facile justification de leur existence d’exploiteurs et leur vendant à bon compte des billets donnant accès à la félicité divine. La religion est l’opium du peuple. La religion est une espèce d’alcool spirituel dans lequel les esclaves du capital noient leur image humaine et leur revendication d’une existence tant soit peu digne de l’homme.

    Mais l’esclave qui a pris conscience de sa condition et s’est levé pour la lutte qui doit l’affranchir, cesse déjà à moitié d’être un esclave. L’ouvrier conscient d’aujourd’hui, formé par la grande industrie, éduqué par la ville, écarte avec mépris les préjugés religieux, laisse le ciel aux curés et aux tartuffes bourgeois et s’attache à la conquête d’une meilleure existence sur cette terre.

    Le prolétariat moderne se range du côté du socialisme qui fait appel à la science pour combattre les fumées de la religion et, organisant l’ouvrier dans une lutte véritable pour une meilleure condition terrestre, le libère de la croyance en l’au-delà.

    La religion doit être déclarée affaire privée ; c’est ainsi qu’on définit ordinairement l’attitude des socialistes à l’égard de la religion. Mais il importe de déterminer exactement la signification de ces mots, afin d’éviter tout malentendu.

    Nous exigeons que la religion soit une affaire privée vis-à-vis de l’État, mais nous ne pouvons en aucune façon considérer la religion comme une affaire privée en ce qui concerne notre propre Parti. L’État ne doit pas se mêler de religion, les sociétés religieuses ne doivent pas être liées au pouvoir d’État.

    Chacun doit être parfaitement libre de professer n’importe quelle religion ou de n’en reconnaître aucune, c’est-à-dire d’être athée, comme le sont généralement les socialistes. Aucune différence de droits civiques motivée par des croyances religieuses ne doit être tolérée. Toute mention de la confession des citoyens dans les papiers officiels doit être incontestablement supprimée.

    L’État ne doit accorder aucune subvention ni à l’Église ni aux associations confessionnelles ou religieuses, qui doivent devenir des associations de citoyens coreligionnaires, entièrement libres et indépendantes à l’égard du pouvoir.

    Seule la réalisation totale de ces revendications peut mettre fin à ce passé honteux et maudit où l’Église était asservie à l’État, les citoyens russes étant à leur tour asservis à l’Église d’État, où existaient et étaient appliquées des lois inquisitoriales moyenâgeuses (maintenues jusqu’à ce jour dans nos dispositions (égaies), qui persécutaient la croyance ou l’incroyance, violaient la conscience et faisaient dépendre les promotions et les rémunérations officielles de la distribution de tel ou tel élixir clérical.

    La séparation complète de l’Église et de l’État, telle est la revendication du prolétariat socialiste à l’égard de l’État et de l’Église modernes.

    La révolution russe doit faire aboutir cette revendication comme une partie intégrante et indispensable de la liberté politique. Sous ce rapport, la révolution russe est placée dans des conditions particulièrement favorables, le détestable régime bureaucratique de l’autocratie féodale et policière ayant provoqué le mécontentement, l’effervescence et l’indignation dans le clergé même.

    Si misérable, si ignorant que fût le clergé orthodoxe russe, il s’est réveillé cependant au fracas de la chute de l’ancien régime, du régime médiéval en Russie.

    Le clergé lui-même soutient aujourd’hui la revendication de liberté, s’élève contre le bureaucratisme officiel et l’arbitraire administratif, le mouchardage policier imposé aux « ministres de Dieu ».

    Nous autres socialistes, nous devons appuyer ce mouvement en poussant jusqu’au bout les revendications des représentants honnêtes et sincères du clergé, en les prenant au mot quand ils parlent de liberté, en exigeant qu’ils brisent résolument tout lien entre la religion et la police.

    Ou bien vous êtes sincères, et vous devez dès lors réclamer la séparation complète de l’Église et de l’État, de l’école et de l’Église et demander que la religion soit déclarée affaire privée, et cela de façon absolue et catégorique.

    Ou bien vous ne souscrivez pas à ces revendications conséquentes de liberté, et cela signifie que vous êtes toujours prisonniers des traditions inquisitoriales, que vous voulez toujours avoir accès aux promotions et aux rémunérations officielles, que vous ne croyez pas à la puissance de vos armes spirituelles, que vous continuez à accepter les pots-de-vin de l’État ; et alors les ouvriers conscients de Russie vous déclarent une guerre sans merci.

    Par rapport au parti du prolétariat socialiste, la religion n’est pas une affaire privée. Notre Parti est une association de militants conscients d’avant-garde, combattant pour l’émancipation de la classe ouvrière. cette association ne peut pas et ne doit pas rester indifférente à l’inconscience, à l’ignorance ou à l’obscurantisme revêtant la forme de croyances religieuses.

    Nous réclamons la séparation complète de l’Église et de l’État afin de combattre le brouillard de la religion avec des armes purement et exclusivement idéologiques : notre presse, notre propagande. Mais notre association, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, lors de sa fondation, s’est donné pour but, entre autres, de combattre tout abêtissement religieux des ouvriers. Pour nous, la lutte des idées n’est pas une affaire privée ; elle intéresse tout le Parti, tout le prolétariat.

    Mais puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne nous déclarons-nous pas athées dans notre programme ? Pourquoi n’interdisons-nous pas aux chrétiens et aux croyants l’entrée de notre Parti ?

    La réponse à cette question fera ressortir la différence très importante des points de vue de la démocratie bourgeoise et de la social-démocratie sur la religion.

    Notre programme est fondé tout entier sur une philosophie scientifique, rigoureusement matérialiste. Pour expliquer notre programme il est donc nécessaire d’expliquer les véritables racines historiques et économiques du brouillard religieux.

    Notre propagande comprend nécessairement celle de l’athéisme ; et la publication à cette fin d’une littérature scientifique que le régime autocratique et féodal a proscrite et poursuivie sévèrement jusqu’à ce jour doit devenir maintenant une des branches de l’activité de notre Parti. Nous aurons probablement à suivre le conseil qu’Engels donna un jour aux socialistes allemands : traduire et répandre parmi les masses la littérature française du XVIII° siècle athée et démystifiante [1] .

    Mais en aucun cas nous ne devons nous fourvoyer dans les abstractions idéalistes de ceux qui posent le problème religieux on termes de « raison pure », en dehors de la lutte de classe, comme font souvent les démocrates radicaux issus de la bourgeoisie.

    Il serait absurde de croire que, dans une société fondée sur l’oppression sans bornes et l’abrutissement des masses ouvrières, les préjugés religieux puissent être dissipés par la seule propagande. Oublier que l’oppression religieuse de l’humanité n’est que le produit et le reflet de l’oppression économique au sein de la société serait faire preuve de médiocrité bourgeoise.

    Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte qu’il soutient lui-même contre les forces ténébreuses du capitalisme. L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel.

    Voilà pourquoi, dans notre programme, nous ne proclamons pas et nous ne devons pas proclamer notre athéisme ; voilà pourquoi nous n’interdisons pas et ne devons pas interdire aux prolétaires, qui ont conservé tels ou tels restes de leurs anciens préjugés, de se rapprocher de notre Parti.

    Nous préconiserons toujours la conception scientifique du monde ; il est indispensable que nous luttions contre l’inconséquence de certains « chrétiens », mais cela ne veut pas du tout dire qu’il faille mettre la question religieuse au premier plan, place qui ne lui appartient pas ; qu’il faille laisser diviser les forces engagées dans la lutte politique et économique véritablement révolutionnaire au nom d’opinions de troisième ordre ou de chimères, qui perdent rapidement toute valeur politique et sont très vite reléguées à la chambre de débarras, par le cours même de l’évolution économique.

    La bourgeoisie réactionnaire a partout eu soin d’attiser les haines religieuses – et elle commence à le faire chez nous – pour attirer de ce côté l’attention des masses et les détourner des problèmes économiques et politiques réellement fondamentaux, problèmes que résout maintenant le prolétariat russe, qui s’unit pratiquement dans sa lutte révolutionnaire.

    Cette politique réactionnaire de morcellement des forces prolétariennes, qui se manifeste aujourd’hui surtout par les pogromes des Cent-Noirs, trouvera peut-être demain des mesures plus subtiles. Nous lui opposerons dans tous les cas une propagande calme, ferme, patiente, qui se refuse à exciter des désaccords secondaires, la propagande de la solidarité prolétarienne et de la conception scientifique du monde.

    Le prolétariat révolutionnaire finira par imposer que la religion devienne pour l’État une affaire vraiment privée. Et, dans ce régime politique débarrassé de la moisissure médiévale, le prolétariat engagera une lutte large et ouverte pour la suppression de l’esclavage économique, cause véritable de l’abêtissement religieux de l’humanité.

    Notes

    [1] Voir F. Engels, La littérature politique des émigrés. Le programme des communards blanquistes émigrés.

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  • Lénine : Lettre au comité de combat près le comité de Saint-Pétersbourg (1905)

    16 octobre 1905

    Chers camarades ! Je vous suis très reconnaissant de m’avoir envoyé : 1° le rapport du Comité de combat, 2° la note sur l’organisation de la préparation insurrectionnelle, 3° le schéma de l’organisation.

    Ayant pris connaissance de ces documents, j’ai cru de mon devoir de m’adresser directement au Comité de combat afin d’avoir avec vous un échange fraternel de vues. Point n’est besoin de dire que je ne prétends pas juger les questions pratiques ; il n’est pas douteux que tout ce qu’il est possible de faire dans les conditions si difficiles où l’on se trouve en Russie se fait. Mais, à en juger par les documents, le travail risque de dégénérer en paperasserie.

    Tous ces schémas, tous ces plans d’organisation du Comité de combat donnent l’impression d’une vaste paperasserie formaliste. Je vous prie d’excuser la franchise de l’expression, j’espère bien que vous ne me suspecterez de chercher la petite bête.

    En pareilles circonstances les schémas, les discussions, les palabres sur les fonctions et les droits du Comité de combat sont aussi inopportuns que possible. Il faut une énergie dévorante et encore de l’énergie.

    Je vois avec horreur, mais vraiment avec horreur, que l’on parle des bombes depuis plus de six mois sans en avoir fait une seule. Et ce sont les gens les plus savants qui en parlent… Allez aux jeunes, messieurs ! voilà la seule panacée.

    Sinon, je vous assure, vous vous trouverez en retard (tout me l’indique) avec des mémoires « érudits », des plans, des graphiques, des schémas, des recettes magnifiques, mais sans organisation, sans travail vivant. Allez aux jeunes ! Formez sur-le-champ, en tous lieux, des groupes de combat, formez-en parmi les étudiants et surtout les ouvriers, etc., etc.

    Que des détachements de 3, 10, 30 hommes et plus se forment sur-le-champ. Qu’ils s’arment eux-mêmes sur-le-champ, comme ils peuvent, qui d’un revolver, qui d’un couteau, qui d’un chiffon imprégné de pétrole pour servir de brandon. Que ces détachements désignent tout de suite leurs chefs et se mettent autant que possible en relation avec le Comité de combat près le comité de Pétersbourg.

    N’exigez aucune formalité, moquez-vous, pour l’amour de Dieu, de tous les schémas, envoyez, pour l’amour de Dieu, les « fonctions, droits et privilèges » à tous les diables.

    N’exigez pas d’affiliation obligatoire au P.O.S.D.R., ce serait pour l’insurrection armée une revendication absurde. Ne refusez pas d’établir la liaison avec le moindre groupe, ne fût-il que trois hommes, à la seule condition qu’il soit pur de tout noyautage policier et prêt à se battre contre les troupes du tsar.

    Que les groupes qui le désirent s’affilient au P.O.S.D.R. ou se joignent à lui, ce sera parfait ; mais je considérerais comme une faute évidente d’exiger l’affiliation au Parti.

    Le rôle du Comité de combat près le comité de Pétersbourg doit être de venir en aide à ces détachements de l’armée révolutionnaire, de servir de « bureau » de liaison, etc. Tout détachement acceptera volontiers vos services, mais si vous commencez en pareil cas par des schémas et par des discours sur les « droits » du Comité de combat, vous perdrez tout, je vous le certifie, vous perdrez tout sans retour.

    Ce qu’il faut ici, c’est une large propagande. Que 5 à 10 hommes visitent en une semaine des centaines de cercles d’ouvriers et d’étudiants, pénètrent partout où l’on peut pénétrer, proposent partout un plan clair, bref, direct et simple : formez sur-le-champ un détachement, armez-vous comme vous pouvez, travaillez de toutes vos forces, nous vous aiderons comme nous pourrons, mais ne vous reposez pas sur nous, travaillez vous-mêmes.

    Le principal en pareil cas, c’est l’initiative de la masse formée par les petits cercles. Ils feront tout. Sans eux tout votre Comité de combat n’est rien. Je suis prêt à mesurer l’efficacité des travaux du Comité de combat au nombre des détachements avec lesquels il sera lié.

    Si, dans un mois ou deux, le Comité de combat n’a pas à Pétersbourg un minimum de 200 à 300 détachements, ce sera un Comité mort. Il faudra l’enterrer. Ne pas rassembler, dans l’effervescence actuelle, une centaine de détachements, c’est être en dehors de la vie.

    Les propagandistes doivent fournir à chaque détachement les recettes de bombes les plus simples et les plus concises, un exposé élémentaire du genre d’action à fournir, et leur laisser ensuite les mains libres. Les détachements doivent commencer sur-le-champ leur instruction militaire par des opérations de combat.

    Les uns entreprendront tout de suite de tuer un mouchard, de faire sauter un poste de police, les autres d’attaquer une banque pour y confisquer les fonds nécessaires à l’insurrection, d’autres encore feront des manœuvres ou dresseront les plans des localités, etc.

    L’indispensable est de commencer tout de suite l’instruction par l’action : ne craignez pas ces tentatives d’agression.

    Elles peuvent naturellement dégénérer. Mais ce sera le mal de demain ; notre inertie, notre raideur doctrinaire, notre savante immobilité, notre crainte sénile de l’initiative, voilà le mal d’aujourd’hui.

    Que chaque détachement fasse lui-même son apprentissage, ne serait-ce qu’en assommant les agents de police : l’expérience acquise par des centaines de combattants, qui entraîneront demain au combat des centaines de milliers d’hommes, nous dédommagera largement de la perte de quelques dizaines d’hommes.

    Forte poignée de main, camarades, et souhaits de bon succès. Je n’impose nullement mon opinion, mais je crois de mon devoir d’élever ma voix consultative.

    Votre Lénine

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  • Lénine : La guerre de Chine (1900)

    Iskra, n° 1, décembre 1900

    La Russie touche au terme de la guerre [1] avec la Chine : toute une série de régions militaires ont été mobilisées, des centaines de millions de roubles dépensés, des dizaines de milliers de soldats envoyés en Chine, bien des batailles livrées, bien des victoires remportées, — des victoires, à vrai dire, moins sur des armées régulières de l’ennemi que sur des insurgés, et plus souvent encore sur des Chinois désarmés qu’on a noyés et massacrés, sans reculer devant l’assassinat de femmes et d’enfants, et nous ne parlons pas du sac des palais, des maisons et des boutiques.

    Et le gouvernement russe, avec les journaux à sa dévotion, célèbre la victoire, exulte à l’occasion des nouveaux exploits de ses troupes valeureuses, magnifie l’écrasement de la barbarie chinoise par la civilisation européenne, les nouveaux succès de la « mission civilisatrice » de la Russie en Extrême-Orient.

    Mais ce qu’on n’entend pas, dans ce concert d’allégresse, c’est la voix des ouvriers conscients, de ces représentants d’avant-garde des millions d’hommes qui forment le peuple laborieux.

    Pourtant c’est sur le peuple laborieux que retombe tout le poids de ces nouvelles campagnes triomphales : c’est de son sein que l’on arrache les travailleurs pour les envoyer au bout du monde, c’est sur lui qu’on prélève des impôts tout spécialement alourdis pour trouver les millions nécessaires. Essayons donc de tirer ces questions au clair : comment les socialistes doivent-ils considérer cette guerre ? à qui profite-t-elle ? quelle est la véritable signification de la politique suivie par le gouvernement russe ?

    Notre gouvernement assure, avant toute chose, qu’il ne fait pas du tout la guerre à la Chine : il ne fait que réprimer un soulèvement, mater des rebelles, aider le gouvernement légitime chinois à rétablir l’ordre légal. La guerre n’a pas été déclarée mais cela ne change rien au fond des choses, puisqu’elle a quand même lieu.

    Qu’est-ce qui a suscité l’attaque des Chinois contre les Européens, cette rébellion réprimée avec tant de zèle par les Anglais, les Français, les Allemands, les Russes, les Japonais, etc. ? C’est « l’animosité de la race jaune contre la race blanche », « la haine des Chinois contre la culture et la civilisation européennes », affirment les partisans de la guerre.

    En effet, les Chinois haïssent les Européens, mais quels Européens haïssent-ils, et pour quelles raisons ?

    Ce ne sont pas les peuples européens que les Chinois haïssent — ils ne sont jamais entrés en conflit avec eux –, ce sont les capitalistes européens et les gouvernements européens aux ordres de ces derniers. Comment les Chinois pourraient-ils ne pas haïr des gens qui ne sont venus en Chine que par amour du lucre, qui ne se sont servis de leur civilisation tant vantée que pour tromper, piller et exercer des violences, qui ont fait la guerre à la Chine pour obtenir le droit de vendre l’opium qui abrutit le peuple (guerre de l’Angleterre et de la France contre la Chine en 1856), qui ont hypocritement mené une politique de pillage sous le couvert de la propagation du christianisme ?

    Cette politique de pillage est pratiquée depuis longtemps à l’égard de la Chine par les gouvernements bourgeois d’Europe mais, maintenant, le gouvernement autocratique russe s’y engage à son tour. L’on a coutume de baptiser cette politique de pillage du nom de politique coloniale.

    Tout pays qui possède une industrie capitaliste en plein développement en arrive très vite à chercher des colonies, c’est-à-dire des pays où l’industrie est faiblement développée, qui vivent sous un régime plus ou moins patriarcal et où l’on peut écouler des produits manufacturés et réaliser de coquets bénéfices.

    Et, pour enrichir une poignée de capitalistes, les gouvernements bourgeois ont entrepris des guerres interminables, ont fait périr des régiments entiers dans des pays tropicaux au climat insalubre, ont gaspillé par millions l’argent soutiré au peuple, ont acculé les populations à des révoltes désespérées ou à la mort par la famine. Rappelez-vous le soulèvement des indigènes de l’Inde contre l’Angleterre [2] et la famine en Inde ou bien la guerre actuelle des Anglais contre les Boers [3] .

    Et voilà que maintenant les griffes avides des capitalistes européens se sont tendues vers la Chine. Parmi eux, un des tout premiers, le gouvernement russe, qui s’évertue tant aujourd’hui à prouver son « désintéressement ». Au nom de ce « désintéressement », il a enlevé Port-Arthur à la Chine et commencé à construire un chemin de fer en Mandchourie, sous la protection des troupes russes.

    L’un après l’autre, les gouvernements européens se sont mis avec tant de zèle à piller — pardon, « à prendre à bail » — le sol chinois qu’on en est venu, non sans raison, à parler d’un partage de la Chine. Et, pour appeler les choses par leur nom, il faut dire que les gouvernements européens (et parmi eux le gouvernement russe l’un des tout premiers) ont déjà commencé ce partage. Toutefois, ils s’y sont pris non pas ouvertement mais en catimini, comme des voleurs.

    Ils ont commencé à dépouiller la Chine comme on dépouille un cadavre et, quand ce prétendu cadavre a essayé de résister, ils se sont jetés sur lui comme des bêtes féroces, réduisant en cendres des villages entiers, noyant dans le fleuve Amour, fusillant ou perçant de leurs baïonnettes les habitants désarmés, leurs femmes et leurs enfants. Et tous ces exploits chrétiens s’accompagnent de déclamations contre ces barbares de Chinois qui osent lever la main sur des Européens civilisés.

    L’occupation de Niou-Tchouang et l’entrée des troupes russes sur le territoire de la Mandchourie ne sont que des mesures temporaires, déclare le gouvernement autocratique de Russie, dans sa note circulaire aux puissances en date du 12 août 1900 ; ces mesures « sont suscitées uniquement par la nécessité de repousser les agressions des rebelles chinois » ; elles « ne sauraient en aucun cas témoigner de desseins intéressés, qui sont absolument étrangers à la politique du gouvernement impérial ».

    Pauvre gouvernement impérial ! Il est si chrétiennement désintéressé, et on l’offense si injustement ! Il s’est emparé d’une façon toute désintéressée de Port-Arthur, il y a quelques années, et maintenant il s’empare avec non moins de désintéressement de la Mandchourie, il a infesté dans le même esprit désintéressé les régions chinoises limitrophes de la Russie d’une meute d’entrepreneurs, d’ingénieurs et d’officiers dont le comportement a réussi à faire se rebeller les Chinois, pourtant connus pour leur docilité.

    Sur les chantiers de construction du chemin de fer chinois, les ouvriers chinois recevaient 10 kopecks par jour pour leur entretien : n’est-ce pas là encore du désintéressement de la part de la Russie ?

    Mais comment expliquer que notre gouvernement mène en Chine cette politique insensée ? A qui profite-t-elle ?

    Elle profite à une poignée de gros capitalistes qui font du commerce avec la Chine, à une poignée de patrons de fabrique qui produisent des marchandises destinées au marché asiatique, à une poignée de soumissionnaires qui gagnent à présent un argent fou sur les commandes militaires urgentes (certaines usines fabriquant du matériel de guerre, des munitions pour l’armée, etc., travaillent maintenant à plein régime et embauchent des centaines de nouveaux ouvriers à la journée).

    Cette politique profite à une poignée de nobles occupant de hauts postes civils et militaires. Ils ont besoin d’une politique d’aventures parce qu’on peut y gagner des faveurs, y faire carrière, s’y illustrer par des « exploits ».

    Et notre gouvernement sacrifie sans hésiter les intérêts du peuple tout entier à ceux de cette poignée de capitalistes et de fripouilles de la haute administration. Dans ce cas comme dans tous les autres, le gouvernement tsariste autocratique apparaît comme un gouvernement de fonctionnaires irresponsables, à plat ventre devant les gros capitalistes et les nobles.

    Quel profit la classe ouvrière et tout le peuple laborieux de Russie retireront-ils des conquêtes faites en Chine ?

    Des milliers de familles ruinées dont les soutiens ont été envoyés à la guerre, un énorme accroissement des dettes et des dépenses de l’Etat, l’augmentation des impôts, le renforcement du pouvoir des capitalistes, exploiteurs des ouvriers, le sort des ouvriers qui va empirant, le dépérissement accéléré de la paysannerie, la famine en Sibérie, voilà ce que promet d’apporter et ce qu’apporte déjà la guerre de Chine.

    Toute la presse russe, tous les journaux et toutes les revues sont asservis, ils n’osent rien imprimer sans l’autorisation des fonctionnaires du gouvernement, et c’est pourquoi nous ne possédons aucune donnée précise sur ce que la guerre de Chine coûte au peuple mais il ne fait pas de doute qu’elle exige des centaines de millions de roubles .

    D’après certains renseignements, le gouvernement a donné d’un seul coup pour la guerre, par un décret non publié, 150 millions de roubles ; en outre, les dépenses courantes pour la guerre engloutissent un million de roubles tous les trois ou quatre jours.

    Et ces sommes folles sont gaspillées par un gouvernement qui rogne sans cesse les subsides aux paysans affamés, marchandant chaque kopeck, qui ne trouve pas d’argent pour l’instruction publique, qui, comme le premier koulak venu, fait suer sang et eau aux ouvriers des usines de l’Etat, aux petits employés des postes, etc. !

    Le ministre des Finances Witte a déclaré qu’au 1° janvier 1900, le Trésor disposait d’une encaisse de 250 millions de roubles : actuellement, cet argent n’existe plus, il a été dépensé pour la guerre ; le gouvernement cherche à emprunter, augmente les impôts, renonce faute d’argent aux dépenses nécessaires, arrête la construction des voies ferrées.

    Le gouvernement tsariste est menacé de banqueroute, et il se lance dans une politique de conquêtes, une politique qui non seulement exige d’énormes ressources financières mais risque de l’entraîner dans des guerres plus dangereuses encore. Les puissances européennes qui se sont jetées sur la Chine commencent déjà à se disputer pour le partage du butin et personne ne saurait dire comment ces disputes se termineront.

    Mais la politique du gouvernement tsariste en Chine n’est pas seulement une insulte aux intérêts du peuple, elle vise à corrompre la conscience politique des masses populaires.

    Les gouvernements qui ne s’appuient que sur la force des baïonnettes et qui sont constamment obligés de contenir ou de réprimer des soulèvements populaires ont depuis longtemps compris cette vérité que rien ne saurait venir à bout du mécontentement populaire ; il faut tâcher de le détourner du gouvernement sur quelqu’un d’autre.

    C’est ainsi qu’on attise, par exemple, la haine contre les Juifs : des journaux orduriers s’en prennent furieusement aux Juifs, comme si l’ouvrier juif ne souffrait pas tout autant que l’ouvrier russe du joug que font peser le capital et le gouvernement policier.

    Actuellement, la presse mène campagne contre les Chinois et se répand en clameurs sur la barbarie de la race jaune et sa haine de la civilisation, sur la mission civilisatrice de la Russie, l’enthousiasme avec lequel les soldats russes vont au feu, etc., etc. A plat ventre devant le gouvernement et le sac d’écus, les journalistes se mettent en quatre pour attiser dans le peuple la haine de la Chine.

    Mais le peuple chinois n’a jamais ni d’aucune façon opprimé le peuple russe, le peuple chinois souffre des mêmes maux que le peuple russe : d’un gouvernement asiatique, pressurant d’impôts les paysans affamés et écrasant par les armes toute aspiration à la liberté, et du joug du capital, qui s’est insinué aussi dans l’Empire du Milieu.

    La classe ouvrière russe commence à sortir de l’état d’abrutissement et d’ignorance politiques dans lequel végète la masse du peuple. C’est pourquoi tous les ouvriers conscients ont le devoir de s’opposer de toutes leurs forces à ceux qui attisent les haines nationales et détournent l’attention du peuple travailleur de ses véritables ennemis.

    La politique du gouvernement tsariste en Chine est une politique criminelle qui accentue encore la ruine du peuple, qui le corrompt et l’asservit encore davantage.

    Non seulement le gouvernement tsariste tient notre peuple en esclavage mais il l’envoie pacifier d’autres peuples, soulevés contre leur propre esclavage (comme ce fut le cas en 1849, quand les troupes russes écrasèrent la révolution hongroise).

    Non seulement il aide les capitalistes russes à exploiter leurs ouvriers dont il lie les mains afin qu’ils n’aient pas l’audace de s’unir et de se défendre mais il envoie encore ses soldats piller d’autres peuples au profit d’une poignée de richards et de nobles. Pour se débarrasser du nouveau fardeau que la guerre fait peser sur le peuple laborieux, il n’est qu’un seul moyen : convoquer les représentants du peuple, qui mettront fin au pouvoir absolu du gouvernement et l’obligeront à tenir compte d’autre chose que des intérêts d’une clique de courtisans.

    Notes

    [1] A la fin du XIX° siècle, la pénétration des grandes puissances en Chine s’accentua, aboutissant à un véritable dépècement du pays en zones d’influence. Cette oppression étrangère provoqua un mouvement d’hostilité violente, mouvement de caractère national, à base populaire, qui explosa en 1900 avec la révolte des « Boxers ». Les puissances impérialistes installées en Chine — dont la Russie tsariste — montèrent alors une expédition punitive commune, qui reprit Pékin, écrasa la révolte et la réprima de manière féroce.

    [2] Allusion à la révolte des cipayes (1857-1859) contre la domination britannique.

    [3] Au moment où Lénine écrit, ce conflit opposait depuis octobre 1899 l’Angleterre aux deux républiques sud-africaines du Transvaal et de l’Orange. Après une guerre éprouvante, les deux Républiques perdront leur indépendance en 1902.

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  • Le MLPD, le capitalisme monopoliste d’État et la question de la guerre impérialiste

    Le MLPD, Parti Marxiste-Léniniste d’Allemagne, est la seule structure marxiste-léniniste à s’être maintenue depuis les années 1960-1970 en Allemagne de l’Ouest. Il a été l’un des principaux initiateurs de la Coordination Internationale des Partis et Organisations Révolutionnaires (ICOR), regroupant depuis 2010 une cinquantaine de structures se revendiquant du marxisme-léninisme et, le plus souvent, d’une manière ou d’une autre, de Mao Zedong.

    La ligne du MLPD et de l’ICOR est classiquement néo-révisionniste : le révisionnisme est dénoncé, mais dans les faits c’est le révisionnisme lui-même qui est assumé. On peut le voir très simplement avec la thèse du « capitalisme monopoliste d’État ».

    Cette thèse est révisionniste.

    Le capitalisme monopoliste d’État serait un nouveau stade de l’impérialisme. L’État aurait acquis un grand niveau d’indépendance par rapport aux classes, il serait « rationnel » et en s’appuyant sur lui, le capitalisme atteindrait un stade « organisé ». L’État, au moyen de la socialisation des pertes, empêcherait le capitalisme monopoliste de sombrer.

    Développée par Eugen Varga, cette thèse a été strictement rejetée dans l’immédiate après-guerre en URSS, dans le cadre d’une grande bataille idéologique. Puis, Nikita Khrouchtchev en a fait un dispositif officiel de l’idéologie révisionniste. Et, malheureusement, la plupart des organisations marxistes-léninistes se définissant comme anti-révisionnistes en Europe de l’Ouest ont maintenu cette thèse du « capitalisme monopoliste d’État ». C’est le cas du MLPD.

    Le MLPD ne dit pas que l’État est neutre et qu’il serait possible de l’arracher aux mains du capital monopoliste. Cela le distingue de ceux pratiquant un révisionnisme ouvert. Cependant, il maintient la thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » théorisé par Eugen Varga comme une nouvelle étape de l’impérialisme. Willi Dickhut, le principal théoricien du MLPD à sa fondation en 1982 jusqu’à son décès en 1992, l’assume tout à fait dès 1973 et cette position est documentée par le MLPD lui-même en 2019.

    Le MLPD dit exactement la même chose qu’Eugen Varga et cette thèse a été strictement rejetée par l’URSS à l’époque de Staline, dans une vaste polémique. Voici comment le MLPD présente la chose :

    « En liaison avec la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un saut qualitatif : dans tous les pays impérialistes a mûri la transition de l’impérialisme capitaliste monopoliste à l’impérialisme monopoliste d’État. »

    Cette thèse est totalement révisionniste, indéfendable historiquement du point de vue communiste, puisqu’elle a été proposée par Eugen Varga, dénoncée par l’URSS de Staline, assumée par le révisionnisme en URSS et systématisée dans tous les partis révisionnistes dans le monde. L’idée d’un « saut qualitatif » dans l’histoire de l’impérialisme a été rejetée par Staline. Il n’a jamais été question d’une nouvelle étape de l’impérialisme.

    Il faut en saisir les conséquences. En effet, la thèse d’Eugen Varga d’un « capitalisme monopoliste d’État » implique que l’État vient systématiquement à la rescousse des monopoles, étant même seulement un appendice de ceux-ci. L’activité qui en découle est celle des révisionnistes d’Europe occidentale des années 1960 : il faudrait « démasquer » le régime. Le MLPD dit ainsi en 2017 :

    « La démocratie bourgeoise masque que nous vivons en Allemagne dans un capitalisme monopoliste d’État, une dictature des monopoles. »

    Et comme nous vivons déjà dans une dictature des monopoles selon le MLPD, alors l’analyse communiste du fascisme disparaît. Il ne peut plus y en avoir en effet de tentative des monopoles de prendre le contrôle de l’État au moyen du fascisme, puisque les monopoles ont en effet déjà le pouvoir. Les monopoles arrachent donc le profit nécessaire grâce à l’État « organisateur » faisant payer la société. Plus besoin du fascisme, plus besoin de la guerre impérialiste.

    La thèse défendue par Staline en 1952 sur l’inéluctabilité des guerres pour le capitalisme, visant précisément Eugen Varga, est rejetée. On a, à la place, la thèse socialiste des années 1920 d’un prétendu capitalisme organisé. Le MLPD assume tout à fait cette conception et, pour satisfaire sa formulation, a mis en place plusieurs concepts : les « surmonopoles », la « seule domination du capital financier international », la formation de nouveaux pays impérialistes, la « manière prolétarienne de penser ».

    Le MLPD dit ainsi :

    « Le capital financier international dominant seul est une petite couche disparaissante de la bourgeoisie, qui se forme de groupements des surmonopoles internationaux avec différentes bases et liaisons national-étatiques. »

    Par « surmonopoles », le MLPD entend les 500 entreprises les plus puissantes dans le monde. Elles formeraient donc un « capitalisme financier international » dominant le capitalisme à l’échelle mondiale et épaulée par des États leur étant soumis. Non seulement le capital non monopoliste, mais même le capitaliste monopoliste est soumis à ces « surmonopoles ».

    Et ces surmonopoles n’ont pas fait que fusionner leur propres organes avec ceux de l’appareil d’État, ils poussent au démantèlement des États eux-mêmes. C’est là la thèse du capitalisme organisé théorisé par la social-démocratie dans les années 1920, avec un ultra-impérialisme se formant parallèlement à la possibilité d’un socialisme mondial, et modernisé dans les années 1940 avec la thèse du « capitalisme monopoliste d’État ».

    Pour démasquer ce capitalisme organisé, il faudrait avoir selon le MLPD une « manière prolétarienne de penser », qui permettrait de découvrir la situation réelle. Mais, de manière fort logique, la seule révolution possible est contre ces « surmonopoles » et on aboutit alors à la thèse trotskiste de la révolution mondiale unitaire.

    Le programme du MLPD est explicite :

    « Dans les conditions de la production internationalisée, la révolution socialiste prendra un caractère international. La collaboration internationale des impérialistes dans l’organisation de la contre-révolution et l’interaction avec la lutte de classe internationale font qu’aujourd’hui il est pratiquement impossible qu’un processus révolutionnaire isolé dans un pays puisse être mené victorieusement (…).

    Dans ce processus révolutionnaire mondial seront en interaction indissoluble des grèves de masse, des manifestations de masse, des luttes et soulèvements anti-impérialistes, démocratiques et révolutionnaires. C’est pourquoi la stratégie et la tactique prolétarienne dans chaque pays doit essentiellement être comprise et réalisée comme préparation à la révolution socialiste internationale. »

    C’est là du trotskisme. Et il reste un problème fondamental à expliquer pour le MLPD : pourquoi y a-t-il encore une tendance à la guerre très nette qui se dessine ? Il a bien fallu trouver une explication. Le MLPD dit alors la chose suivante : oui, la guerre est inévitable dans le capitalisme, parce que les États s’affrontent pour leurs intérêts.

    Or, ce n’est pas du tout là l’enseignement de Lénine. Le léninisme explique que l’impérialisme est la superstructure d’un capitalisme national. La guerre impérialiste est donc portée par le capitalisme lui-même, car une fois développée la fraction monopoliste l’emporte.

    Il a par conséquent été nécessaire pour le MLPD de faire sauter cette définition et d’élargir le concept de pays impérialiste. Stefan Engel, dirigeant du MLPD, a exprimé en 2011 pour la première fois publiquement cette conception « élargie ».

    Seraient désormais des pays impérialistes l’Arabie Saoudite, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, la Corée du Sud, l’Argentine, le Qatar, les Émirats Arabes Unis, l’Iran. A cela s’ajoute la Chine et la Russie, ainsi qu’Israël que le MLPD considérait déjà comme impérialiste. On voit tout de suite le paradoxe, puisque le MLPD explique lui-même que ces 14 pays rassemblent 3,7 milliards de personnes, plus de la moitié de la population mondiale. Si on ajoute donc la population des pays impérialistes restant (États-Unis, les pays d’Europe de l’Ouest, le Japon), alors ne pas vivre dans un pays impérialiste ne concernerait finalement que 35 % de la population mondiale !

    C’est là totalement renverser le principe du développement inégal et de la nature parasitaire de l’impérialisme. D’ailleurs, le MLPD ne reconnaît pas le concept de pays semi-féodal semi-colonial, parlant de « néo-colonialisme ». Le MLPD a besoin de toute cette fiction pour prétendre ne pas être sorti des enseignements communistes. Le MLPD dénonce ainsi la guerre, dit bien qu’elle est de fruit de la concurrence entre impérialistes.

    Ce que le MLPD n’avoue pas directement, par contre, c’est que pour lui cette concurrence se déroule dans ce qu’il appelle le « système impérialiste mondial ». Il s’agit pour lui d’une sorte de sous-produit de la domination mondiale des « surmonopoles ». C’est donc le fruit d’un militarisme étatique en quête de territoires à contrôler – on retombe ici sur la thèse erronée de Rosa Luxembourg comme quoi une guerre impérialiste ne se fonde que sur le principe de conquérir des territoires pour élargir l’accumulation du capital.

    Pour le MLPD, il y a un impérialisme mondial, unifié, et en son sein une concurrence entre États. C’est pour cela que des pays sans production industrielle à part pour le pétrole et le gaz, tels le Qatar ou les Émirats Arabes Unis peuvent être définis comme « impérialistes ». Comme ils s’approprient une « part du gâteau » mondial, ils sont en concurrence avec les autres.

    Tout cela n’a rien à voir avec les enseignements du communisme et la juste compréhension du développement inégal des pays semi-féodaux semi-coloniaux, faisant qu’il y a effectivement des différences entre le Gabon et la Corée du Sud, le Chili et l’Inde. Néanmoins, un pays semi-féodal semi-colonial ne peut se transformer qu’en expansionnisme et pas en impérialisme, car il est lui-même enchaîné à un ou plusieurs pays impérialistes.

    L’Iran pratique l’expansionnisme, tout comme Israël, mais aucun des deux n’est un impérialisme. Cela répond à des besoins propres au capitalisme bureaucratique en crise, qui a besoin de s’en sortir par la guerre. Mais leur dimension semi-féodale et semi-coloniale est évidente. Rien que le poids des religions dans les institutions montre la dimension non démocratique présente, le maintien de structures sociales arriérées, incompatibles avec un capitalisme libéré et allant jusqu’à l’impérialisme.

    Il y a effectivement une tendance à la guerre, mais ce n’est pas de l’impérialisme en substance – ou alors on dénature la notion d’impérialisme en la réduisant à une définition bourgeoise de « géopolitique ».

    Voilà pourquoi, au-delà de quelques remarques rhétoriques, le MLPD ne fait pas de la guerre impérialiste l’un de ses thèmes de prédilection. La guerres impérialiste n’est pour lui qu’un aspect secondaire, propre à la concurrence interne d’États dans un « système impérialiste mondial ». C’est là une analyse entièrement révisionniste.

  • Gonzalo : de la pensée guide à la pensée par la jefatura

    Dans son document Sur la pensée Gonzalo de 1988, le Parti Communiste du Pérou présente l’émergence de la pensée guide et sa signification. Voici le début du document :

    « Au cours du processus de son développement toute révolution qui lutte pour le prolétariat comme classe dirigeante et, surtout, pour le Parti Communiste, ce défenseur des inaltérables intérêts de classe, engendre un groupe de chefs et, principalement un qui la représente et la dirige, un chef doué d’une autorité et d’un ascendant reconnus.

    Dans notre réalité cela s’est matérialisé, par nécessité et par hasard historiques, en la personne du Président Gonzalo, le chef du Parti et de la révolution.

    Mais, de plus, et ceci représente le fondement de toute direction [=jefatura], les révolutions engendrent une pensée qui les guide et qui est le résultat de l’application de la vérité universelle de l’idéologie du prolétariat international aux conditions concrètes de chaque révolution.

    Cette pensée guide est indispensable pour obtenir la victoire et conquérir le Pouvoir et, plus encore, pour poursuivre la révolution et maintenir toujours le cap sur l’unique et grandiose but : le Communisme.

    Cette pensée guide, quand elle réalise un bond qualitatif d’importance décisive pour le processus révolutionnaire qu’elle dirige, s’identifie au nom de l’homme qui l’élabora théoriquement et pratiquement.

    Dans notre cas, ce phénomène fut d’abord spécifié comme pensée guide, puis comme pensée guide du Président Gonzalo et, postérieurement, comme pensée Gonzalo, parce que c’est le Président qui l’a engendrée en appliquant, d’une façon créative, le marxisme-léninisme-maoïsme aux conditions concrètes de la réalité péruvienne, dotant ainsi le Parti et la révolution d’une arme indispensable qui garantit le triomphe.

    La pensée Gonzalo s’est forgée au long de longues années d’une intense, tenace et incessante lutte en arborant, défendant et appliquant le marxisme-léninisme-maoïsme, reprenant le chemin de Mariátegui et le développant, reconstituant le Parti et, principalement en entreprenant, maintenant et développant la guerre populaire au Pérou en servant la révolution mondiale et en faisant que le marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme, soit, en théorie et dans la pratique, l’unique guide aux commandes de la guerre populaire au Pérou. »

    Un peu plus loin, on lit :

    « La pensée guide étant arrivée à un bond qualitatif d’importance décisive pour le Parti et la révolution, elle devint pensée Gonzalo marquant ainsi un jalon dans la vie du Parti. »

    On a ici une mise en perspective qui laisse possible deux cas de figures.

    Lorsqu’on prend le premier extrait, on a en apparence un parcours de trois moments. On a ainsi, disons une personne X, dont l’expression idéologique-théorique / concrète-pratique passe par les étapes de la pensée guide, de la pensée guide de X, puis de la pensée X.

    Cependant, le second extrait n’intercale pas le second moment, puisqu’on passe de la pensée guide à la pensée X.

    Comment faut-il envisager la chose ? Il y a ici deux interprétations possibles. L’une est correcte, matérialiste dialectique, la seconde est mécanique-formelle.

    L’interprétation mécanique-formelle

    En quoi consiste l’analyse mécanique-formelle ? Elle prend sans intelligence dialectique le mouvement en trois parties du premier extrait et elle dit : voilà le cheminement. Elle se focalise sur le fait que, dans le premier extrait, il soit parlé pour la seconde étape non seulement de la pensée guide de X, mais en fait de la pensée guide du Président X.

    Pourquoi Président ? Car il existe des territoires libérées et que le dirigeant du Parti est devenu, concrètement, également le dirigeant de ceux-ci, devant assumer par-là même l’orientation concrète du Pouvoir, de son application révolutionnaire.

    Conséquemment, cela signifie que l’étape d’avant est celle de la pensée guide où il n’y a pas encore de territoires libérées, ni même possiblement de guerre populaire ; au sens strict même, la guerre populaire étant fondée sur le principe de la libération de territoires pour former des bases, c’est une conséquence inévitable de l’emploi ici du concept de Président dans le document du Parti Communiste du Pérou.

    Puis, on a donc la dernière étape marquée par l’utilisation directe du nom de la personne accolée au terme « pensée ». Cela signifie ici que, auparavant, la pensée guide concernait des points théoriques et des points concrets, mais sans atteindre encore la qualité permettant d’amener une direction générale sur le long terme, pour toute la période révolutionnaire.

    Quelle est la raison, dans cette interprétation mécanique-formelle, permettant le saut qualitatif à l’étape finale de la pensée ? Qu’est-ce qui a permis dans la pensée guide le « bond qualitatif d’importance décisive pour le Parti et la révolution » ?

    C’est la guerre populaire, c’est-à-dire le second moment (ou plus exactement ce qu’il est sensé être).

    L’interprétation mécanique-formelle est faussement dialectique. On a :

    1. la pensée guide [=thèse] 2. la pensée guide du Président (d’un territoire, donc issu du succès de la guerre populaire [anti-thèse] 3. la pensée X [synthèse]

    Pourquoi cette interprétation est-elle pseudo-dialectique ? Car elle plaque une lecture dialectique formelle sur la réalité, sans reconnaître sa dignité, et l’interprète qui plus est mécaniquement.

    La question de l’incarnation

    En réalité, le premier extrait ne fait qu’exposer l’affirmation au Pérou de la Pensée Gonzalo, le document racontant d’ailleurs toutes ses batailles politiques-idéologiques. Il n’y a nulle part marqué qu’il y aurait forcément trois étapes et, d’ailleurs, le second extrait ne le mentionne pas.

    L’interprétation mécanique-formelle méconnaît, en fait, le principe de jefatura, concept absolument clef pour le Parti Communiste du Pérou.

    On peut traduire jefatura de manière sommaire (ou caricaturale) par « cheffature », de manière plus subtile par « commandement » ou direction. Dans le document en français, il est traduit par direction.

    Cependant, c’est n’est pas une direction en général : le terme espagnol de jefatura implique une direction incarnée. La direction n’est pas un « principe » qu’on pourrait aménager selon ses exigences (par exemple avec une « collégialité ou quoi que ce soit de ce genre). Elle est portée par une personne.

    Pourquoi cela ? Il en va de la dignité du réel.

    De par la contradiction de l’universel et du particulier, c’est un particulier qui retrouve l’universel dans un particulier, pour retrouver l’universel.

    Concrètement, une personne (le particulier) retrouve l’universel (le communisme) dans le particulier (un pays donné) et par là retrouve l’universel (le marxisme-léninisme-maoïsme).

    C’est comme cela que Gonzalo a pu saisir que le maoïsme était la troisième étape du marxisme. En définissant une pensée guide dans les conditions concrètes du Pérou, c’est-à-dire en adoptant une position de communiste saisissant le mouvement communiste de la matière au Pérou, Gonzalo a été en mesure par son activité d’obtenir un point de vue général. D’où la compréhension meilleure du marxisme et la saisie de l’universalité des apports de Mao Zedong.

    Le caractère désincarné de l’interprétation mécanique-formelle

    L’interprétation mécanique-formelle ne saisit rien de tout cela. Elle rejette le principe d’incarnation ou plus exactement, elle le renverse. Au lieu d’avoir le marxisme-léninisme-maoïsme incarné par Gonzalo, on a Gonzalo incarné par le marxisme-léninisme-maoïsme.

    L’interprétation mécanique-formelle pose la chose suivante : Gonzalo est arrivé, il a posé une pensée guide, c’est-à-dire une analyse correcte de la situation. Il est devenu Président par la guerre populaire. C’est par la guerre populaire qu’on arrive à la pensée Gonzalo.

    Donc, ce n’est pas la pensée qui fait la guerre populaire, mais la guerre populaire la pensée. Comme évidemment cela ne se tient pas debout, car il y a une pensée guide au début du processus… l’interprétation mécanique-formelle en conclut qu’il n’y a qu’une seule pensée, celle de Gonzalo, qui était en même temps déjà la pensée guide du départ du processus.

    C’est là une lecture militariste, tout d’abord, et c’est l’aspect principal, car c’est l’aspect pratique. L’interprétation mécanique-formelle aboutit nécessairement à la liquidation du matérialisme historique pour chercher uniquement à pousser en avant la violence, comprise de manière littéralement syndicaliste révolutionnaire. On en revient aux thèses de Georges Sorel sur la « violence ». Ici, le mythe de la « grève générale » est remplacée par celui de la « guerre populaire ».

    Sa conséquence inévitable est également – c’est l’aspect secondaire, car c’est l’aspect théorique – la réfutation de la validité universelle du principe de pensée guide, pourtant affirmée par le Parti Communiste du Pérou. On aurait un parcours individualisé de Gonzalo par la guerre populaire – et Gonzalo devient alors en tant que tel un classique du marxisme-léninisme-maoïsme… de manière totalement désincarnée.

    Pour « retrouver » ce Gonzalo ici désincarné, il faudrait simplement adopter le principe de guerre populaire et reprendre tous les principes appliqués au Pérou. C’est là une sorte de fétichisme intellectuel empêchant la saisie du marxisme-léninisme-maoïsme comme universel et la pensée guide comme particulier portant l’universel.

    L’interprétation matérialiste dialectique

    En réalité, c’est la pensée guide qui aboutit à la guerre populaire, car c’est la synthèse théorique-idéologique permettant la détermination – elle ne peut être que portée que par un particulier l’assumant concrètement, comme particulier (c’est-à-dire comme simple personne) se confrontant à l’universel (c’est-à-dire la société), comme communiste (et donc universel) se confrontant au particulier (le pays donné).

    Il n’y a pas de pensée Gonzalo abstraite, hors histoire, fournissant des recettes techniques pour une perspective militariste-idéaliste. Il y a la pensée Gonzalo comme application concrète du marxisme-léninisme-maoïsme dans les conditions concrètes du Pérou, particulier s’élevant par là à l’universel et ayant l’honneur d’être le premier historiquement à avoir saisi le maoïsme comme troisième étape du marxisme, après le léninisme.

    La pensée guide reflète un processus historique, qui lui-même porte et ainsi contient déjà en son noyau la guerre populaire – la contradiction est interne et c’est en sens qu’il faut comprendre cette description fournie par le Parti Communiste du Pérou :

    « La pensée guide étant arrivée à un bond qualitatif d’importance décisive pour le Parti et la révolution, elle devint pensée Gonzalo marquant ainsi un jalon dans la vie du Parti. »

    Il n’y pas d’intervention « extérieure » à la pensée, pas de « phénomène » jouant le rôle de « moteur » mettant en branle la pensée vers une nouvelle étape. La pensée est le produit de l’Histoire et produit, dialectiquement, l’Histoire.

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  • Le quatrième congrès de la seconde Internationale et l’impérialisme

    Le quatrième congrès aborda dans une très longue résolution la « question économique et industrielle ». L’objectif est présenté comme tel :

    « la socialisation de tous les moyens de production, de transport, de distribution et d’échange »

    « des mesures bien définies de socialisation, de nationalisation et de communalisation »

    C’est là la dimension « sociale ». La dimension « démocrate » est contenue dans la précision suivante :

    « le tout devant être contrôlé par une organisation complètement démocratique dans l’intérêt de la communauté toute entière, de manière à émanciper la classe ouvrière et le peuple tout entier de la domination du capitalisme »

    La dimension internationale de la question est considérée comme toujours plus importante…

    « vue la disparition de la concurrence libre et de la croissance rapide des monopoles nationaux et internationaux contrôlés par des organisations vastes de la classe capitaliste »

    Ce que le congrès constate, c’est ce que Lénine définira comme le passage à l’impérialisme du capitalisme : le capitalisme se maintient comme base, mais il dispose d’une superstructure impérialiste.

    De manière très intéressante, une résolution du quatrième congrès aborde le phénomène de l’émigration et de l’immigration, en soulignant le grand danger politique qui existe avec ce que le congrès de 1893 de Zurich désignait comme « le caractère cosmopolite de leurs populations » :

    En raison des grandes émigrations d’Europe en Amérique et autres continents : ce qui donne à un capitalisme extrêmement concentré le moyen de réduire les salaires et de triompher des résistances des ouvriers à l’oppression et à la dégradation; En vue aussi du fait que beaucoup d’émigrants qui étaient auparavant attachés aux partis ouvriers et aux organisations des pays d’où ils venaient, n’arrivent généralement pas (surtout à cause de leur ignorance de la langue anglaise) à entrer en relation avec des groupes ouvriers de leur pays d’adoption, de sorte que les forces perdues pour le mouvement européen par l’immigration sont de même complètement perdues pour le mouvement international ;

    Le Congrès recommande que l’on s’arrange entre l’Europe et l’Amérique et les continents transocéaniques pour la distribution parmi les émigrants dans les ports européens et à bord des bateaux pour les émigrants, de bulletins contenant les informations nécessaires, et aussi pour les agitateurs socialistes dont ces continents peuvent demander le concours, afin d’organiser la partie étrangère de leur prolétariat.

    Face à cette question impérialiste, le congrès ne fait toutefois pas la même réponse que Lénine fera par la suite. Cela va littéralement sceller le destin de la seconde Internationale. Le congrès affirme en effet qu’il faut attendre l’organisation de la totalité des ouvriers avant que quelque chose puisse être mis en œuvre.

    Il est dit en même temps que cette organisation ne peut pas encore exister, même qu’elle est très difficile et qu’une grève générale internationale est impossible en raison des disparités selon les pays. Il faut toutefois aller dans le sens d’une organisation internationale des syndicats de travailleurs.

    On a ici la matrice de la ligné légaliste, réformiste-possibiliste qui finira par triompher. La résolution sur la « question économique et industrielle » fait ainsi du Parti l’appendice de l’organisation syndicale de masse.

    Voilà comment la chose est expliquée, avec en gras la phrase capitale, fatidique :

    La lutte économique et syndicale des ouvriers est indispensable pour combattre la toute-puissance du capital et pour améliorer la situation des ouvriers dans la société actuelle. Pas de syndicats ouvriers, pas de salaires suffisants, pas de réduction des heures de travail.

    Mais cette lutte économique ne peut pas supprimer l’exploitation capitaliste, elle ne fait que l’adoucir. L’exploitation des ouvriers ne prendra fin que lorsque la société elle-même aura pris possession de tous les moyens de production, y compris le sol et les moyens de transport.

    Cette socialisation des moyens de production a comme condition sine qua non tout un système de mesures législatives. Ces mesures ne seront réalisées que si la classe ouvrière possède le pouvoir politique.

    Mais ce pouvoir politique ne peut être conquis qu’au fur et à mesure que la classe ouvrière sera organisée. Les syndicats constituent la classe ouvrière en puissance politique en organisant les ouvriers.

    L’organisation de la classe ouvrière est incomplète et insuffisante, tant qu’elle n’est organisée que politiquement. Mais la lutte syndicale des ouvriers exige aussi l’action politique de la classe ouvrière.

    Ce que les ouvriers ont conquis par la lutte syndicale contre leurs exploiteurs, ils doivent toujours l’assurer par des mesures législatives pour le maintenir définitivement. Dans d’autres cas, les réformes législatives conquises évitent des conflits économiques.

    Ces thèses sont très précisément le contraire de ce qu’est le bolchevisme avec Lénine…. Et donc, forcément, des thèses social-démocrates traditionnelles à ce sujet, celles du programme d’Erfurt de la social-démocratie allemande.

    Cette tendance, issue du compromis réalisé pour faire face à l’anarchisme et maintenir une unité y compris avec des variantes non social-démocrates, allait fournir la base de la vague révisionniste ébranlant la seconde Internationale à la toute fin du XIXe siècle.

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  • Le quatrième congrès de la seconde Internationale et l’unité d’action

    Si la seconde Internationale tint le choc face aux menées anarchistes, à la pression pro-syndicalisme, c’est que sur le plan culturel, un solide fond avait été mis en place. Le point sur l’éducation et le développement physique est ici tout à fait représentatif de la morale social-démocrate.

    La résolution à ce sujet, tout à fait dans l’approche marxiste, affirme en effet que :

    « Dans le système actuel d’exploitation capitaliste, les enfants des masses ouvrières sont arrêtés dans leur croissance physique, dépourvus de tout loisirs, – condition expresse d’un développement harmonieux, enfin privés de toute accession à l’éducation et aux connaissances scientifiques, héritage commun de toute la race humaine. »

    La seconde Internationale se situe dans la dénonciation de la déchéance du prolétariat ; elle veut l’émancipation des ouvriers, c’est-à-dire la mise au niveau sur le plan culturel, scientifique, l’épanouissement du corps et de l’esprit.

    Cette tradition, authentiquement social-démocrate, est le véritable noyau dur de la seconde Internationale, sa valeur essentielle. C’est elle qui pousse à aller de l’avant, à former une identité commune.

    Constatant justement que les congrès forment désormais une tradition mais que la structuration internationale est en retrait, le congrès appela à la création d’un « comité international permanent avec un secrétaire responsable, comité qui siégerait dans la partie de l’Europe la plus propre à son action ».

    C’est de fait la ville de Londres, lieu du congrès, qui fut choisie. Dans le même esprit d’unité plus avancée, une conférence interparlementaire est mise en place, avec un délégué par pays. C’est le Français Édouard Vaillant qui sert d’interface. Tout cela fut cependant un échec et le congrès suivant reprit tout à zéro, mais l’orientation était établie.

    Un réel effort programmatique fut également fait, avec ainsi une résolution sur l’action politique particulièrement dense :

    L’action politique.

    1. Le Congrès entend par action politique la lutte organisée sous toutes les formes, pour la conquête du pouvoir politique et son usage législatif et administratif, dans l’État et la commune, par la classe ouvrière, pour son émancipation ;

    2. Le Congrès déclare que la conquête du pouvoir politique est, pour les travailleurs, le moyen par excellence par lequel ils peuvent arriver à leur émancipation, à l’affranchissement de l’homme et du citoyen, par lequel ils peuvent établir la République socialiste. Il fait appel aux travailleurs de tous les pays et les invite à s’unir en un parti distinct de tous les partis politiques bourgeois et à revendiquer :

    Le Suffrage Universel de tous les adultes ;

    Le droit de vote pour chaque adulte ;

    Le scrutin de ballotage ;

    Le droit d’initiative et le referendum, local et national ;

    3. Le Congrès déclare aussi que l’émancipation de la femme est inséparable de celle du travailleur, et il fait appel aux femmes de tous les pays à l’effet de s’organiser politiquement avec les travailleurs ;

    4. Le Congrès se déclare en faveur de l’autonomie de toutes les nationalités. Il exprime sa sympathie aux travailleurs de tous les pays, souffrant actuellement sous le joug du despotisme militaire ou national et de tout autre despotisme ; et il fait appel aux travailleurs de tous les pays pour combattre côte à côte avec la classe ouvrière de tous les pays et s’organiser avec elle, afin de jeter bas le capitalisme international, et d’instituer la démocratie socialiste internationale;

    5. Le Congrès déclare que, quel que soit le prétexte religieux ou soi-disant civilisateur, de de la politique coloniale, elle n’est que l’extension du champ d’exploitation capitaliste dans l’intérêt exclusif de la classe capitaliste.

    On a ici les fondamentaux politiques de la seconde internationale. En fait, tant que les succès étaient là, la base culturelle suffisait à maintenir l’unité et même à la renforcer en maîtrisant davantage les fondamentaux. Mais de par le caractère éclectique du mouvement et même au sein de certains regroupements comme en France, tout retrait devait provoquer une certaine instabilité.

    Le changement d’époque, avec l’émergence de l’impérialisme, allait précisément en dessiner les traits.

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  • Le quatrième congrès de la seconde Internationale et le risque d’implosion

    Le quatrième congrès de la seconde Internationale se déroula à Londres, du 27 juillet au 1er août 1896, trois ans après le précédent. La veille de l’ouverture, 150 000 personnes manifestèrent, avec notamment 50 orchestres, pour une mobilisation antimilitariste.

    Parmi les orateurs prenant la parole à la fin, dans le parc au centre de Londres nommé Hyde Park, on trouvait notamment les Allemands August Bebel et Wilhelm Liebknecht, les Français Paul Lafargue et Jean Jaurès, le britannique Henry Hyndman, l’Autrichien Victor Adler.

    Dans la salle du congrès, à l’endroit où s’asseyaient la présidence organisant sa tenue, avait été placé un portrait de Karl Marx encadré de guirlandes de fleurs et de branches vertes.

    L’ordre du jour du congrès fut le suivant :

    – la question agraire ;

    – l’action politique ;

    – l’éducation et le développement physique ;

    – l’organisation ;

    – la guerre ;

    – l’action économique et industrielle ;

    – les atteintes aux libertés ;

    – les conditions d’admission au prochain congrès.

    La situation politique avait connu des changements importants en raison des lois anti-socialistes en Allemagne, contre le droit de la presse et aux manifestations en France, contre les anarchistes en Italie, alors qu’aux États-Unis la grève des cheminots fut écrasée par l’armée.

    Dans une lettre à l’Autrichien Victor Adler du 17 juillet 1894, Friedrich Engels parla d’une agrégation de la réaction forçant à la défensive en France, en Italie, en Allemagne. Dans ces deux derniers pays, la résistance fut efficace, mais en France les partisans de Jules Guesde ne purent progresser et ce sont les forces syndicalistes-révolutionnaires qui l’emportèrent dans les syndicats. Aux Etats-Unis, la ligne prédominante resta farouchement sectaire.

    En fait, on peut dire qu’à ce moment, le marxisme prédominait totalement dans les pays slaves, il avait le dessus en Allemagne et en Autriche, il parvenait à se confronter à un anarchisme très fort dans les pays latins, il était installé dans les pays scandinaves, il regagnait du terrain en Grande-Bretagne.

    L’anarchisme continuait toutefois son offensive : sur les 700 délégués présents, seulement 589 furent reconnus comme valables, notamment car les anarchistes utilisaient de faux mandats ou des mandats syndicaux pour chercher à subvertir le congrès.

    Il fut néanmoins nécessaire de fermer une session du congrès après la lecture des rapports en raison de l’agitation anarchiste, ainsi que de fermer les galeries réservées au public.

    Il fut procédé à un vote pour valider la décision du congrès précédent excluant les anarchistes. 17 délégations votèrent en faveur de cela, la délégation italienne s’abstenant, les délégations française et néerlandaise s’y opposant. La délégation française vota le refus 57 voix contre 56 dans la délégation, en raison de la voix d’Errico Malatesta, figure anarchiste italienne bien connue, dont le mandat était fictif.

    L’anarchiste française Louise Michel était également présente au congrès, mais prétendait avoir un mandat italien.

    Malgré l’exclusion, les anarchistes ayant un mandat syndical étaient encore présents ; Joseph Tortelier put ainsi prendre la parole au congrès pour affirmer que « le peuple français ne veut plus rien savoir du parlementarisme et de la lutte politique ».

    Cela resta sans écho et finalement le « communiste libre » Ferdinand Domela Nieuwenhuis, une figure anarchisante depuis le début de la seconde internationale, quitta le congrès accompagné de neuf autres délégués néerlandais, rejoignant une conférence anarchiste organisée le 30 juillet.

    Restait le problème français. Dès le premier jour, il y eut un retard pour l’ouverture en raison du conflit entre les Français séparés en deux délégations, sur la base des multiples courants existant (guesdistes, blanquistes, syndicalistes, etc.)… le pianiste présent dans la salle en profitant pour jouer ironiquement la Marseillaise.

    Qui plus est, trois membres du groupe socialiste indépendant de la chambre des députés – Jean Jaurès, René Viviani et Alexandre Millerand – vinrent au congrès en exigeant l’admission directe par celui-ci, ce qui fut finalement accordé.

    Les Français se singularisèrent d’autant plus qu’ils tenaient leur propre congrès au même moment. La social-démocratie tenait cependant à une réunion franco-allemande, pour souligner l’internationalisme ; la venue allemande au congrès français à Lille ne fut toutefois matériellement pas possible.

    Un autre problème, non vu mais essentiel, fut un glissement fondamental. Le congrès de Londres ne fut en effet pas au sens strict un congrès ouvrier socialiste international, mais un congrès ouvrier et syndical socialiste international.

    Il y avait un certain basculement dans l’économisme – 100 résolutions furent envoyées comme propositions au congrès, dont 37 sur la lutte économique ouvrière. Le choix fait pour les invitations au congrès suivant se situe exactement dans la même perspective :

    « Le Bureau du Congrès est chargé de rédiger l’invitation au prochain Congrès, en faisant exclusivement appel :

    1. Aux représentants des groupements qui poursuivent la substitution de la propriété et de la production socialiste, à la propriété et à la production capitaliste, et qui considèrent l’action législative et Parlementaire comme l’un des moyens nécessaires pour arriver à ce but ;

    2. Aux organisations purement corporatives qui, bien que ne faisant pas de politique militante, déclarent reconnaître la nécessité de l’action législative et parlementaire. Par conséquent, les anarchistes sont exclus. La vérification du mandat des délégués sera faite par leur nationalité respective, sauf recours devant une commission spéciale, élue par toutes les nationalités représentées au Congrès. Les mandats de toutes les nationalités représentées par moins de cinq délégués sont soumis à un Comité de vérification des mandats, ainsi que les mandats douteux. »

    La seconde internationale risquait d’imploser sous la pression. Elle avait cependant établi une réelle culture, ce qui lui permit de maintenir un cadre structurel.

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  • Le troisième congrès de la seconde Internationale

    Le troisième congrès de la seconde Internationale se tint à Zurich du 6 au 12 août 1893, en Suisse.

    L’ordre du jour pour les 416 délégués était le suivant :

    – Mesures à prendre pour la réalisation internationale de la journée de huit heures ;

    – Attitude de la démocratie socialiste en cas de guerre ;

    – le premier mai ;

    – la protection des ouvrières ;

    – la tactique politique des socialistes démocrates (parlementarisme et agitation électorale, législation directe par le peuple) ;

    – la question agraire ;

    – la formation nationale et internationale des syndicats professionnels ;

    – le suffrage universel ;

    – l’immigration des ouvriers en Amérique et en Australie ;

    – la question du Siam ;

    – la grève générale ;

    – l’organisation international de la démocratie socialiste.

    L’aspect principal de ce congrès fut un violent affrontement entre marxisme et anarchisme. L’invitation initiale avait encore une démarche extrêmement large, bien que légèrement modifiée par rapport au congrès précédent. La condition requise pour la présence au congrès était la suivante :

    « Sont admis au Congrès tous les syndicats professionnels ouvriers, ainsi que ceux des partis et associations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l’organisation ouvrière et de l’action politique. »

    La référence à l’État avait disparu, laissant le champ ouvert aux anarchistes et aux syndicalistes révolutionnaires, même si au sens strict, tant les uns que les autres réfutaient l’action politique. On avait en effet droit à toutes les variantes possibles.

    De plus, les trade-unionistes britanniques appelèrent même à un congrès international d’urgence à Londres au sujet de la journée de huit heures, ce que Friedrich Engels résuma bien en parlant de « déclaration de guerre ».

    Heureusement, les congrès des Français, des Espagnols puis des Allemands réfutèrent cet appel, au profit du congrès de Zurich, faisant pencher la balance. Cependant, lorsque des élections parlementaires furent annoncées pour le 20 août en France, le Parti Ouvrier Français relativisa sa participation concrète au congrès.

    On était retombé en arrière, dans un congrès ouvrier au sens le plus large possible. D’ailleurs, les trois premiers jours furent marqués par des débats au sujet de la question de la représentativité. Les anarchistes étaient présents malgré la condition formelle qu’il fallait reconnaître l’action politique afin d’être admis. Cela provoqua un affrontement idéologique.

    Les anarchistes furent finalement exclus au bout des trois jours, dans une bataille où ils expliquèrent notamment que les actions terroristes individuelles étaient de la politique et ne cessèrent de dénoncer la social-démocratie allemande. Inversement, il y eut une résolution commune aux figures de la social-démocratie allemande : August Bebel, Wilhelm Liebknecht, Karl Kautsky, avec également entre autres l’Autrichien Victor Adler. Celle-ci affirme :

    « Par action politique, il faut comprendre que les partis ouvriers utilisent ou cherchent à conquérir autant que possible les droits politiques et la machinerie instaurant les lois, afin de faire avancer les intérêts du prolétariat et pour la conquête du pouvoir politique. »

    Ce rejet de l’anarchisme alla de pair avec la tentative d’aller dans le sens d’une unité concrète… tout en considérant celle-ci comme non réalisable encore. Une résolution prise par le congrès dit la chose suivante, essentielle :

    « Considérant qu’il est désirable que les démocrates socialistes soient organisés internationalement sous un titre commun, mais attendu aussi que les restrictions imposées à la liberté d’association par les lois réactionnaires de plusieurs pays, sont un obstacle à la réalisation immédiate de ce désir ;

    Le Congrès reconnaît comme membres du parti socialiste démocratique révolutionnaire, toutes les organisations et sociétés qui admettent la lutte des classes et la nécessité de socialiser les moyens de production et qui acceptent les bases des congrès internationaux socialistes. »

    Il va de soi qu’en l’absence de centralisation et de vérification, une telle affirmation ne veut rien dire et implique une ouverture à une multitude de variantes.

    Néanmoins, en apparence l’anarchisme avait été vaincu ; la venue au congrès de Friedrich Engels le dernier jour fut l’occasion d’un discours de sa part reflétant une victoire politique pour le marxisme.

    A Zurich au moment du congrès : Ferdinand Simon, Frieda Simon (née Bebel), Clara Zetkine, Friedrich Engels, Julie Bebel, August Bebel, Ernsct Schattner, Regina Bernstein, Eduard Bernstein

    Mais la victoire n’était pas cimentée, loin de là.

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  • Le second congrès de la seconde Internationale

    L’opposition entre sociaux-démocrates et les « variantes » ne fut alors pas compris comme une lutte entre deux lignes et cela même par l’Internationale Communiste dans son bilan de la social-démocratie.

    Une telle lecture n’avait pas seulement besoin d’une saisie de la dialectique à laquelle a contribué Mao Zedong : l’absence de centralisme dans la seconde internationale donnait une impression d’importante diversité. Cela était d’ailleurs même vrai au sein de la social-démocratie et ce assez rapidement.

    Ainsi, malgré que les possibilistes aient été écartés au moment du premier congrès, les trade-unionistes britanniques et le Parti Ouvrier Belge demandèrent à ce qu’ils participent au second congrès.

    On retourna ainsi à la case départ avec le Congrès international ouvrier socialiste qui se tint à Bruxelles du 16 au 23 août 1891. 363 délégués de 15 pays y furent présents ; la condition requise pour la participation était simplement la suivante :

    « Il est décidé que ne pourront participer au prochain congrès de Zurich que les associations acceptant ces deux principes : l’intervention de l’État et l’organisation. »

    A l’ordre du jour, on trouve :

    – la législation du travail ;

    – « la question juive. De l’attitude que les travailleurs organisés de tous les pays doivent prendre concernant la question juive » ;

    – l’Organisation, les coalitions et l’agitation ;

    – le militarisme (De la position et des devoirs de la classe ouvrière vis-à-vis du militarisme) ;

    – le travail aux pièces et à forfait ;

    – l’abrogation de toutes les lois qui mettent la femme en dehors du droit commun ;

    – le premier Mai ;

    – le prochain congrès ;

    – l’organisation des travailleurs de la mer.

    Trois thèmes furent enlevés :

    – De l’usage du parlementarisme et du suffrage universel au profit de la cause ouvrière socialiste, de la tactique à employer pour arriver à l’émancipation des travailleurs, et des moyens à mettre en œuvre pour la réaliser ;

    – De l’alliance des partis ouvriers socialistes avec les partis bourgeois ;

    – Adoption d’une désignation générale uniforme pour indiquer le groupement de tous les partis ouvriers du monde. Propositions : Parti socialiste international (Paris), Parti ouvrier socialiste international (Belgique).

    Malgré différents désaccords, la tendance de fond fut la recherche de l’unité pour servir les ouvriers, comme avec cette résolution sur le travail aux pièces et au forfait :

    Le Congrès est d’avis que cet abominable système de surmenage est une conséquence nécessaire du régime capitaliste et disparaîtra en même temps que celui-ci ;

    Qu’il n’en est pas moins du devoir des organisations ouvrières de tous les pays de s’opposer par tous les moyens au développement de ce système ;

    Que le système du marchandage (sweating system) produit également des conséquences désastreuses et doit être combattu par les mêmes motifs.

    La résolution contre le militarisme était également importante. Il y avait deux personnes présentant cette question, le Français Édouard Vaillant et l’Allemand Wilhelm Liebknecht, afin de souligner le refus de l’affrontement franco-allemand.

    Wilhelm Liebknecht affirma notamment que :

    « Ce n’est pas ici le lieu d’examiner les conséquences du militarisme, de traiter des conséquences de la prochaine guerre. Dans la prochaine guerre, des millions d’hommes seront sous les drapeaux, l’Europe se fera face avec des armes, des peuples entiers seront jetées les uns contre les autres, une guerre sans précédent dans l’histoire du monde, à laquelle en comparaison la dernière guerre franco-allemande aura été un jeu entre enfants, et qui doit doit jeter un siècle en arrière notre civilisation.

    Le prolétariat, qui porte l’étendard de la culture, doit faire en sorte d’empêcher cela, de contrecarrer cela, avant que la culture commune ne soit ensevelie dans une grande catastrophe.

    Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter cette catastrophe. Lorsque la bête est réveillée chez l’homme, la raison se tait et l’humanité se voile la face.

    Si jamais les peuples se ruent l’un sur l’autre telle une avalanche, alors tout ce qui voudra s’y opposer sera broyé.

    Nous devons prouver que nous voulons éliminer cette paix armée, mais toutes les aspirations sont vouées à l’absence d’espoir tant que nous n’éliminons pas la lutte de classe qui fonde le militarisme. »

    On reconnaît ici une limite historique : la lutte de classe proviendrait de la bourgeoisie, qui empêche le développement finalement normalement pacifique de l’histoire.

    Voici la résolution adoptée au sujet du militarisme :

    Le Congrès,

    Déclare que le militarisme, qui pèse en ce moment sur l’Europe, est le résultat fatal de l’état permanent de guerre ouverte ou latente, imposé à la Société par le régime d’exploitation de l’homme par l’homme et la lutte des classes qui en est la conséquence ;

    Affirme que toutes les tentatives ayant pour objet l’abolition du militarisme et l’avènement de la paix entre les peuples – quelque généreuses qu’en soient les intentions – ne sauraient être qu’utopiques et impuissantes, si elles n’atteignent pas les sources économiques du mal ;

    Que seule la création d’un ordre socialiste mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, mettra fin au militarisme et assurera la paix définitive ;

    Que, par suite, le devoir et l’intérêt de tous ceux qui veulent en finir avec la guerre, est d’entrer dans la Social-Démocratie international qui est le véritable et unique Parti de la Paix.

    En conséquence, le Congrès,

    En présence de la situation chaque jour plus menaçante de l’Europe et des excitations chauvines des classes gouvernantes dans les différents pays, fait appel à tous les travailleurs pour protester par une agitation incessante contre toutes les velléités de guerre et les alliances qui les favorisent, et pour hâter, par le développement de l’organisation internationale du prolétariat, le triomphe du socialisme ;

    Déclare que c’est le seul moyen capable de conjurer la catastrophe d’une guerre générale, dont les travailleurs auraient à supporter tous les frais ;

    Et entend, dans tous les cas, rejeter, devant l’histoire et l’humanité, sur les classes dirigeantes, la responsabilité de tout ce qui peut survenir.

    Le second congrès est ainsi une victoire de par le prolongement du premier congrès ; il renforce la base de la seconde Internationale, il lui trace une perspective. Cependant, l’approche reste éclectique finalement, avec qui plus est des éléments perturbateurs tels des possibilistes ou des anarchistes. L’anarchiste italien Francesco Saverio Merlino dut ainsi être expulsé dès le début du congrès.

    L’exemple de la résolution sur la question juive témoigne de cet éclectisme de fond. Abraham Cahan, de la délégation des groupes socialistes américains de langue juive, qui regroupait 30 000 membres sur l’unique base de la langue yiddish, demanda un appel à l’unité entre personnes des milieux juifs et chrétiens dans la lutte ouvrière aux États-Unis.

    Le blanquiste français Albert Regnard, un antisémite complet, s’y opposa bien entendu et attaqua les « banquiers juifs », appuyé dans sa démarche par le socialiste français Paul Argyriadès qui dénonça « les provocations de certains sémites ».

    La résolution sur la question juive était ainsi une sorte de compromis entre une réfutation nette de l’antisémitisme et une sorte d’antisémitisme qui ne dit pas son nom sous prétexte que parmi les banquiers il y ait des juifs, tout en refusant toute prise de position au sens strict.

    La question Juive

    De l’attitude que les travailleurs organisés de tous les pays doivent prendre concernant la question juive.

    Le Congrès :

    Considérant que les partis socialistes et ouvriers de tous les pays ont toujours affirmé qu’il ne pouvait y avoir pour eux d’antagonisme ou de combats de races ou de nationalités mais seulement la lutte de la classe des prolétaires de toutes les races contre les capitalistes de toutes les races ;

    Considérant que pour les populations ouvrières de langue juive, il n’y a pas d’autre moyen d’émancipation que leur union avec les partis ouvriers ou socialistes de leurs pays respectifs;

    Tout en condamnant les excitations antisémitiques et philosémitiques, comme une des manœuvres par lesquelles la classe capitaliste et la classe gouvernementale cherchent à faire dévier le mouvement socialiste et à diviser les travailleurs ;

    Décide, qu’il n’y a pas lieu de traiter la question proposée par la délégation des groupes socialistes américains de langue juive et passe à l’ordre du jour.

    Il y a ici une sous-estimation très profonde de l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique qui gangrène les secteurs non authentiquement social-démocrates de la seconde Internationale, notamment les Belges et les Français.

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  • Social-démocratie et variantes socialistes dans la seconde Internationale

    Les années suivant le premier congrès ouvriers socialiste internationale furent marquées par l’élan provoqué et profitèrent du modèle de la social-démocratie en Allemagne.

    Friedrich Engels y menait par ailleurs une intense correspondance avec les principaux dirigeants ouvriers, alors que le vecteur intellectuel du mouvement était constitué principalement du Français Paul Lafargue, du Russe Georgi Plekhanov, de l’Italien Antonion Labriola, de l’Allemand Franz Mehring et du Tchèque Karl Kautsky.

    C’est ce dernier qui allait devenir le grand idéologue de la social-démocratie allemande – et donc internationale – à la mort de Friedrich Engels en 1895.

    L’immense compagnon de Karl Marx, Friedrich Engels

    Le modèle se répandait dans toute l’Europe. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Suède se fonda en 1889, alors que l’Union social-démocrate du Danemark date déjà de 1878. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Roumanie naquit en mars 1893, le Parti Ouvrier Social-Démocrate bulgare en février 1894. Aux Pays-Bas l’opportunisme anarchisant prédominait mais une rupture donna naissance à un Parti Ouvrier Social-Démocrate des Pays-Bas en août 1894.

    En 1893 était également né la Social-démocratie du royaume de Pologne, avec notamment Rosa Luxembourg. Ce mouvement devint en 1899, à la suite d’une fusion, la Social-démocratie du royaume de Pologne et de Lituanie.

    Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie se fonde lui en 1898. Le Parti social-démocrate de Hongrie existe quant à lui depuis 1890, le Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche depuis 1889.

    Le Parti autrichien profitait d’une tradition déjà solide ; dans une lettre du 17 juillet 1894, Engels dit aux ouvriers d’Autriche :

    « Vous êtes dans un mouvement politique ascendant… Vous êtes à l’offensive, et une à qui sans aucun doute la victoire est assurée.

    A l’opposé, nos gens ne sont en France, en Allemagne, en Italie, même pas dans une défensive pleine d’espoir… Vous attaquez, gagnez pas à pas du terrain, chaque partie de terrain obtenue et occupée renforce non seulement votre position, mais amènent des renforts à vos masses…

    Déjà maintenant, le fait qu’en Autriche sera donné une réforme électorale de quelque type que ce soit a assuré le droit de vote général en Allemagne.

    Vous avez ainsi en ce moment une mission très importante. Vous devez former l’avant-garde du prolétariat européen, initier l’offensive générale. »

    Le Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche vit ses effectifs passer de 15 000 à 45 000 en l’espace de deux ans, parvenant à faire du premier mai 1890 une affirmation de grande force, amenant Friedrich Engels à être impressionné :

    « La fête de masse du prolétariat a fait époque non seulement par son caractère absolument général, en faisant le premier acte international de la classe ouvrière en lutte.

    Cela a également permis d’enregistrer des progrès des plus satisfaisants dans les différentes parties du pays.

    Ennemi et ami s’accordent pour dire que, dans toute l’Autriche en tant que telle et à Vienne, la fête du prolétariat a été célébrée de la manière la plus brillante et la plus digne, et que la classe ouvrière autrichienne, surtout viennoise, a conquis une position tout à fait différente dans le mouvement [ouvrier international].

    Il y a quelques années, le mouvement autrichien était presque tombé à zéro, les ouvriers des terres allemandes et slaves étaient divisés en partis hostiles, leurs forces s’épuisant dans le combat interne.

    On se serait moqué de quiconque aurait affirmé il y a seulement trois ans que le premier mai 1890, Vienne et l’ensemble de l’Autriche montreraient à tous les autres un exemple de la manière de célébrer une fête de classe prolétarienne.

    On rendra justice à ce fait en n’oubliant pas cela lorsqu’on jugera les querelles des luttes internes dans lesquelles les travailleurs d’autres pays amenuisent encore aujourd’hui leurs forces, par exemple en France. Qui veut affirmer que Paris ne pourrait pas faire ce que Vienne a fait?

    Vienne, cependant, a été réduite à néant le 4 mai par Londres. »

    C’est qu’en Grande-Bretagne se produisait la période dite du New Unionism, où les syndicats étaient désormais rejoint en masse et non plus le rassemblement d’une minorité d’ouvriers qualifiés, alors que le pays perdait du terrain à l’arrière-plan dans le capitalisme mondial.

    La grève très partagée de 1889 provoqua notamment un afflux, les membres des syndicats passant de 860 000 à presque 1,5 million. En 1893 se forma alors un Parti travailliste indépendant.

    C’était là une nuance importante dans le choix du nom, car il y avait d’un côté la tradition social-démocrate, de l’autre différentes variantes. Parmi ces dernières, on a le Parti Ouvrier Norvégien, fondé en 1887, ou encore le Parti Ouvrier de Finlande, né en 1887 mais prenant en 1903 le nom de Parti Social-Démocrate, reflétant le changement de perspective.

    Les fondateurs de la social-démocratie allemande, avec Karl Marx au centre, en haut August Bebel et Wilhelm Liebknecht pour la tradition du SDAP, en bas Carl Wilhelm Tölcke et Ferdinand Lassalle pour celle de l’ADAV

    Il y a, en quelque sorte, d’un côté ceux qui combinent « social » et « démocrate », avec un arrière-plan marxiste assumé même si plus ou moins développé, et de l’autre ceux qui veulent un parti « ouvrier », ou bien « socialiste ». On a ici bien entendu le Parti ouvrier belge, fondé en avril 1885, et le Parti Ouvrier Français de Jules Guesde.

    Né en 1882, il se développait également relativement, malgré une base idéologique très faible compensée par le volontarisme mais affrontant une répression sanglante, comme l’écrasement par l’armée du premier mai 1891 à Fourmies dans le Nord, faisant neuf morts, 35 blessés, avec neuf ouvriers condamnés à plusieurs mois de prison.

    L’agitation sociale traversait tout le pays, comme dans le Sud à Carmaux avec les grèves des mineurs en 1892 et celle des ouvriers de la verrerie en 1895. C’est en fait seulement dans le Nord, avec une base ouvrière de masse, que le courant marxiste s’imposait parmi les socialistes, la ville de Paris étant inversement un bastion anarchisant de par la prédominance de l’artisanat et de la petite industrie.

    Les brillants succès électoraux de 1893, dans le contexte du scandale de la corruption pour la construction du canal de Panama, avec 250 000 voix pour le Parti Ouvrier Français, autant pour les autres courants socialistes, amenèrent toutefois l’irruption d’un profond opportunisme. Jules Guesde, élu député à Roubaix, présenta son élection comme une « révolution », le socialisme entrant selon lui au Palais Bourbon. Le Parti Ouvrier Français appuya même les députés réformistes d’Alexandre Millerand.

    Un autre exemple de variante non social-démocrate était le Parti Socialiste Italien, qui se fonda lors de son congrès de Gênes en 1892, mais dont le programme ne contenait aucune référence ni à la lutte des classes, ni à la dictature du prolétariat. Le Parti socialiste ouvrier espagnol, né en 1879, progressait quant à lui difficilement dans un pays fortement marqué par l’anarchisme.

    Le Parti du Travail Socialiste d’Amérique (Socialist Labor Party of America) possédait quant à lui une orientation sectaire, d’esprit syndicaliste révolutionnaire, sous l’influence de Daniel De Leon.

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  • Seconde Internationale : le modèle allemand et le programme d’Erfurt

    C’est la social-démocratie allemande qui servait de moteur et de modèle à la seconde internationale. C’est elle qui donnait les impulsions sur les plans théorique et pratique, c’est elle qui analysait les différents phénomènes historiques. Son parcours était exemplaire, son organisation de grande ampleur, son programme abouti.

    À l’origine, le mouvement ouvrier allemand s’appuyait sur l’ADAV (Allgemeiner Deutscher Arbeiterverein, Association générale allemande des ouvriers), fondé en 1863 par Ferdinand Lassalle, ainsi que sa scission, le SDAP (Sozialdemokratische Arbeiterpartei, Parti Ouvrier Social-Démocrate) d’August Bebel et Wilhelm Liebknecht, fondé en 1869.

    Liberté, égalité, fraternité!
    L’unité rend fort!

    Bannière de l’ADAV

    La ligne de Lassalle était celle du réformisme de type étatiste, avec en perspective la socialisation légaliste de la société, alors que la ligne de Bebel et Liebknecht était davantage combative ; la ligne des deux organisations ne dépassaient cependant pas le niveau idéaliste de la bataille pour un État « vraiment » démocratique obtenu au moyen de réformes.

    L’unification se déroula lors du congrès à Gotha, du 22 au 27 mai 1875, donnant naissance au SAP (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands, Parti socialiste ouvrier d’Allemagne). Karl Marx avait émis une critique très forte, en raison du poids idéologique de l’ADAV et de Ferdinand Lassalle, sa « critique du programme de Gotha » devenant une œuvre classique du mouvement ouvrier.

    Les progrès de la fraction révolutionnaire finirent par écraser la tendance formée par Ferdinand Lassalle (qui lui-même était mort en 1864), mais l’empire allemand nouvellement instauré interdit la social-démocratie en 1878.

    Le Vorwärts (« En avant »), l’organe central paraissant trois fois par semaines à sa fondation en 1876, continua pourtant son existence dans l’illégalité, sous le nom de « Der Sozialdemokrat », réussissant à être diffusé clandestinement dans toute l’Allemagne depuis la Suisse.

    Premier numéro du Vorwärts,
    le premier octobre 1876

    Et malgré que la répression ait amené l’interdiction de 155 périodiques, de 1200 imprimés non périodiques, condamnant 1500 personnes à en tout 1000 années de prison, l’organisation se maintint jusqu’à sa légalisation en 1890.

    Eut alors lieu le congrès de 1891 à Erfurt, du 14 au 20 octobre. Le nouveau nom devint « Parti Social-démocrate d’Allemagne », avec l’adoption d’un programme écrit par Karl Kautsky et Edouard Bernstein.

    Ce programme dit d’Erfurt, qui resta tel quel pendant 30 ans, dépassait celui de Gotha de 1895 en bien des points, grâce à une critique pointue de Friedrich Engels. Rédigé surtout par Karl Kautsky, il se situait sur le terrain du marxisme, même s’il évitait d’aborder les questions essentielles des tâches démocratiques de la révolution allemande, ainsi que la dictature du prolétariat.

    Sa thèse essentielle, c’est la primauté du politique :

    « La lutte de la classe ouvrière contre l’exploitation capitaliste est nécessairement une lutte politique. La classe ouvrière ne peut mener ses luttes économiques et ne peut développer son organisation économique sans droits politiques.

    Elle ne peut réaliser le passage des moyens de production au sein de la collectivité sans être entrée en possession de la puissance politique.

    Rendre cette lutte de la classe ouvrière consciente et unitaire et lui montrer son but nécessaire, telle est la tâche du Parti social-démocrate. »

    Le socialisme y est présenté comme une synthèse effectué par les socialistes, pas comme un produit mécanique de la lutte des classes. Cela est dit très clairement :

    « Les socialistes n’ont nullement reconnu dès le début le rôle que le prolétariat combattant est appelé à jouer dans le mouvement socialiste.

    Bien sûr, ils ne pouvaient pas faire cela tant qu’un prolétariat combattant n’existait pas.

    Mais le socialisme est plus ancien que la lutte de classe du prolétariat. Il est aussi vieux que l’apparition du prolétariat en tant que phénomène de masse. »

    Ce programme, avec cette thèse comme noyau dur, marqua particulièrement les esprits alors, notamment celui de Lénine. Ce dernier le présenta encore comme une puissante contribution, un modèle du genre, lors du VIII congrès du Parti Communiste (bolchévik) de Russie, en mars 1919 :

    « Nous sommes tenus de partir de cette idée marxiste, reconnue de tous, qu’un programme doit être édifié sur une base scientifique.

    Il doit expliquer aux masses comment la révolution communiste est née, pourquoi elle est inévitable, quelle est sa signification, son essence et sa force, ce qu’elle doit résoudre. Notre programme doit être un guide pour la propagande, un guide tout comme le furent tous les programmes, comme l’était par exemple celui d’Erfurt.

    Chacun de ses paragraphes contenait en puissance des centaines de milliers de discours et d’articles de propagande. »

    La social-démocratie allemande, désormais légalisée, s’imposait comme un mouvement de masse sur une base marxiste, obtenant 23,3 % aux élections de 1895, après en avoir obtenu 19 % à celles de 1890.

    Friedrich Engels, dans une lettre à Pablo Iglesias du 26 mars 1894, note ainsi

    « En Allemagne les choses se développent de manière régulière. C’est une armée bien organisée et bien disciplinée, qui devient chaque jour plus grande et avance d’un pas assuré, sans se laisser détourner de son but. En Allemagne, on peut pour ainsi dire calculer d’avance le jour où notre parti sera le seul en mesure de prendre en main le pouvoir. »

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