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  • Jean Racine : Esther

    PROLOGUE

    LA PIÉTÉ fait le Prologue.

    LA PIÉTÉ, seule.

    Du séjour bienheureux de la Divinité,

    Je descends dans ce lieu par la Grâce habité.

    L’innocence s’y plaît ma compagne éternelle,

    Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle.

    Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints

    Tout un peuple naissant est formé par mes mains.

    Je nourris dans son coeur la semence féconde

    Des vertus, dont il doit sanctifier le monde.

    Un roi qui me protège, un roi victorieux

    A commis à mes soins ce dépôt précieux.

    C’est lui, qui rassembla ces colombes timides

    Éparses en cent lieux, sans secours, et sans guides.

    Pour elles à sa porte élevant ce palais,

    Il leur y fit trouver l’abondance et la paix.

    Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire.

    Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire

    Soient gravés de ta main au livre où sont écrits

    Les noms prédestinés des rois que tu chéris.

    Tu m’écoutes. Ma voix ne t’est point étrangère.

    Je suis la Piété, cette fille si chère,

    Qui t’offre de ce roi les plus tendres soupirs.

    Du feu de ton amour j’allume ses désirs.

    Du zèle, qui pour toi l’enflamme et le dévore,

    La chaleur se répand du couchant à l’aurore.

    Tu le vois tous les jours devant toi prosterné

    Humilier ce front de splendeur couronné,

    Et confondant l’orgueil par d’augustes exemples,

    Baiser avec respect le pavé de tes temples.

    De ta gloire animé, lui seul de tant de rois

    S’arme pour ta querelle, et combat pour tes droits.

    Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie

    S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie.

    La Discorde en fureur frémit de toutes parts.

    Tout semble abandonner tes sacrés étendards,

    Et l’Enfer couvrant tout de ses vapeurs funèbres

    Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres.

    Lui seul invariable, et fondé sur la foi,

    Ne cherche, ne regarde, et n’écoute que toi ;

    Et bravant du démon l’impuissant artifice,

    De la religion soutient tout l’édifice.

    Grand Dieu, juge ta cause ; et déploie aujourd’hui

    Ce bras, ce même bras, qui combattait pour lui,

    Lorsque des nations à sa perte animées

    Le Rhin vit tant de fois disperser les armées.

    Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil.

    Ils viennent se briser contre le même écueil.

    Déjà rompant partout leurs plus fermes barrières,

    Du débris de leurs forts il couvre ses frontières.

    Tu lui donnes un fils prompt à le seconder,

    Qui sait combattre, plaire, obéir, commander ;

    Un fils, qui comme lui suivi de la victoire,

    Semble à gagner son coeur borner toute sa gloire ;

    Un fils à tous ses voeux avec amour soumis,

    L’éternel désespoir de tous ses ennemis.

    Pareil à ces esprits que ta Justice envoie,

    Quand son roi lui dit : « Pars », il s’élance avec joie,

    Du tonnerre vengeur s’en va tout embraser,

    Et tranquille à ses pieds revient le déposer.

    Mais tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures,

    Vous, qui goûtez ici des délices si pures,

    S’il permet à son coeur un moment de repos,

    À vos jeux innocents appelez ce héros.

    Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse,

    Et sur l’impiété la foi victorieuse.

    Et vous, qui vous plaisez aux folles passions,

    Qu’allument dans vos coeurs les vaines fictions,

    Profanes amateurs de spectacles frivoles,

    Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles,

    Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité.

    Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité.

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Esther, Élise

    Le théâtre représente l’appartement d’Esther.

    ESTHER

    Est-ce toi, chère Élise ? Ô jour trois fois heureux !

    Que béni soit le ciel qui te rend à mes voeux ;

    Toi, qui de Benjamin comme moi descendue,

    Fus de mes premiers ans la compagne assidue ;

    Et qui d’un même joug souffrant l’oppression,

    M’aidais à soupirer les malheurs de Sion.

    Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !

    Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire ?

    Depuis plus de six mois que je te fais chercher,

    Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ?

    ÉLISE

    Au bruit de votre mort justement éplorée

    Du reste des humains je vivais séparée,

    Et de mes tristes jours n’attendais que la fin ;

    Quand tout à coup, Madame, un prophète divin :

     » C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse,

    Lève-toi, m’a-t-il dit ; prends ton chemin vers Suse.

    Là tu verras d’Esther la pompe et les honneurs,

    Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.

    Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées,

    Sion ; le jour approche, où le Dieu des armées

    Va de son bras puissant faire éclater l’appui ;

    Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui. »

    Il dit. Et moi de joie et d’horreur pénétrée,

    Je cours. De ce palais j’ai su trouver l’entrée.

    Ô spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux,

    Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux !

    Le fier Assuérus couronne sa captive,

    Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive.

    Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement

    Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ?

    ESTHER

    Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce

    De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place,

    Lorsque le roi contre elle enflammé de dépit

    La chassa de son trône, ainsi que de son lit.

    Mais il ne put sitôt en bannir la pensée.

    Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.

    Dans ses nombreux États il fallut donc chercher

    Quelque nouvel objet qui l’en pût détacher.

    De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent.

    Les filles de l’Égypte à Suse comparurent.

    Celles mêmes du Parthe, et du Scythe indompté

    Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.

    On m’élevait alors solitaire, et cachée,

    Sous les yeux vigilants du sage Mardochée.

    Tu sais combien je dois à ses heureux secours.

    La mort m’avait ravi les auteurs de mes jours.

    Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,

    Me tint lieu, chère Élise, et de père, et de mère.

    Du triste état des Juifs jour et nuit agité,

    Il me tira du sein de mon obscurité,

    Et sur mes faibles mains fondant leur délivrance,

    Il me fit d’un empire accepter l’espérance.

    À ses desseins secrets tremblante j’obéis.

    Je vins. Mais je cachai ma race et mon pays.

    Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales,

    Que formait en ces lieux ce peuple de rivales,

    Qui toutes disputant un si grand intérêt,

    Des yeux d’Assuérus attendaient leur arrêt ?

    Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages.

    L’une d’un sang fameux vantait les avantages.

    L’autre, pour se parer de superbes atours,

    Des plus adroites mains empruntait le secours.

    Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice,

    De mes larmes au ciel j’offrais le sacrifice.

    Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus.

    Devant ce fier monarque, Élise, je parus.

    Dieu tient le coeur des rois entre ses mains puissantes.

    Il fait que tout prospère aux âmes innocentes,

    Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé.

    De mes faibles attraits le roi parut frappé.

    Il m’observa longtemps dans un sombre silence.

    Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,

    Dans ce temps-là sans doute agissait sur son coeur.

    Enfin avec des yeux où régnait la douceur,

    « Soyez reine », dit-il ; et dès ce moment même

    De sa main sur mon front posa son diadème.

    Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,

    Il combla de présents tous les grands de sa cour,

    Et même ses bienfaits dans toutes ses provinces

    Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes.

    Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,

    Quelle était en secret ma honte, et mes chagrins !

    « Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise.

    La moitié de la terre à son sceptre est soumise.

    Et de Jérusalem l’herbe cache les murs !

    Sion, repaire affreux de reptiles impurs,

    Voit de son temple saint les pierres dispersées,

    Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées ! »

    ÉLISE

    N’avez-vous point au roi confié vos ennuis ?

    ESTHER

    Le roi, jusqu’à ce jour, ignore qui je suis.

    Celui par qui le ciel règle ma destinée,

    Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée.

    ÉLISE

    Mardochée ? Hé peut-il approcher de ces lieux ?

    ESTHER

    Son amitié pour moi le rend ingénieux.

    Absent je le consulte. Et ses réponses sages

    Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages.

    Un père a moins de soin du salut de son fils.

    Déjà même, déjà par ses secrets avis

    J’ai découvert au roi les sanglantes pratiques

    Que formaient contre lui deux ingrats domestiques.

    Cependant mon amour pour notre nation

    A rempli ce palais de filles de Sion,

    Jeunes et tendres fleurs, par le sort agitées,

    Sous un ciel étranger comme moi transplantées.

    Dans un lieu séparé de profanes témoins,

    Je mets à les former mon étude et mes soins.

    Et c’est là que fuyant l’orgueil du diadème,

    Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même,

    Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier,

    Et goûter le plaisir de me faire oublier.

    Mais à tous les Persans je cache leurs familles.

    Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles,

    Compagnes autrefois de ma captivité,

    De l’antique Jacob jeune postérité.

    SCÈNE II

    Esther, Élise, Le Choeur.

    UNE DES ISRAÈLITES, chante derrière le théâtre.

    Ma soeur, quelle voix nous appelle ?

    UNE AUTRE

    J’en reconnais les agréables sons.

    C’est la reine.

    TOUTES DEUX

    Courons, mes soeurs, obéissons.

    La reine nous appelle,

    Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

    TOUT LE CHOEUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits différents.

    La reine nous appelle,

    Allons, rangeons-nous auprès d’elle.

    ÉLISE

    Ciel ! Quel nombreux essaim d’innocentes beautés

    S’offre à mes yeux en foule, et sort de tous côtés !

    Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !

    Prospérez, cher espoir d’une nation sainte.

    Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents

    Monter comme l’odeur d’un agréable encens.

    Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques.

    ESTHER

    Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques,

    Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs,

    De la triste Sion célèbrent les malheurs.

    UNE ISRAÈLITE, seule, chante.

    Déplorable Sion, qu’as-tu fait de ta gloire ?

    Tout l’univers admirait ta splendeur.

    Tu n’es plus que poussière, et de cette grandeur

    Il ne nous reste plus que la triste mémoire.

    Sion, jusques au ciel élevée autrefois,

    Jusqu’aux enfers maintenant abaissée,

    Puissé-je demeurer sans voix,

    Si dans mes chants ta douleur retracée,

    Jusqu’au dernier soupir n’occupe ma pensée !

    TOUT LE CHOEUR

    Ô rives du Jourdain ! ô champs aimés des cieux !

    Sacrés monts, fertiles vallées

    Par cent miracles signalées !

    Du doux pays de nos aïeux

    Serons-nous toujours exilées ?

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Quand verrai-je, ô Sion ! relever tes remparts,

    Et de tes tours les magnifiques faîtes ?

    Quand verrai-je de toutes parts

    Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes ?

    TOUT LE CHOEUR

    Ô rives du Jourdain ! Ô champs aimés des cieux !

    Sacrés monts, fertiles vallées,

    Par cent miracles signalées !

    Du doux pays de nos aïeux

    Serons-nous toujours exilées ?

    SCÈNE III

    Esther, Mardochée, Élise, Le Choeur.

    Le choeur se retire vers le fond du théâtre.

    ESTHER

    Quel profane en ce lieu s’ose avancer vers nous ?

    Que vois-je ? Mardochée ? Ô mon père, est-ce vous ?

    Un ange du Seigneur sous son aile sacrée

    A donc conduit vos pas, et caché votre entrée ?

    Mais d’où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,

    Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux ?

    Que nous annoncez-vous ?

    MARDOCHÉE

    Ô Reine infortunée !

    Ô d’un peuple innocent barbare destinée !

    Lisez, lisez l’arrêt détestable, cruel.

    Nous sommes tous perdus, et c’est fait d’Israël.

    ESTHER

    Juste ciel ! Tout mon sang dans mes veines se glace.

    MARDOCHÉE

    On doit de tous les Juifs exterminer la race.

    Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés.

    Les glaives, les couteaux sont déjà préparés.

    Toute la nation à la fois est proscrite.

    Aman, l’impie Aman, race d’Amalécite,

    A pour ce coup funeste armé tout son crédit,

    Et le roi trop crédule a signé cet édit.

    Prévenu contre nous par cette bouche impure,

    Il nous croit en horreur à toute la nature.

    Ses ordres sont donnés, et dans tous ses États

    Le jour fatal est pris pour tant d’assassinats.

    Cieux ! éclairerez-vous cet horrible carnage ?

    Le fer ne connaîtra ni le sexe, ni l’âge.

    Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours,

    Et ce jour effroyable arrive dans dix jours.

    ESTHER

    Ô Dieu ! Qui vois former des desseins si funestes,

    As-tu donc de Jacob abandonné les restes ?

    UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

    Ciel ! Qui nous défendra, si tu ne nous défends ?

    MARDOCHÉE

    Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.

    En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères.

    Il faut les secourir. Mais les heures sont chères.

    Le temps vole, et bientôt amènera le jour

    Où le nom des Hébreux doit périr sans retour.

    Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,

    Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes.

    ESTHER

    Hélas ! Ignorez-vous quelles sévères lois

    Aux timides mortels cachent ici les rois ?

    Au fond de leur palais leur majesté terrible

    Affecte à leurs sujets de se rendre invisible.

    Et la mort est le prix de tout audacieux,

    Qui sans être appelé se présente à leurs yeux,

    Si le roi dans l’instant, pour sauver le coupable,

    Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.

    Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,

    Ni le rang, ni le sexe. Et le crime est égal.

    Moi-même sur son trône à ses côtés assise,

    Je suis à cette loi comme une autre soumise.

    Et sans le prévenir, il faut pour lui parler,

    Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler.

    MARDOCHÉE

    Quoi ! Lorsque vous voyez périr votre patrie,

    Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie !

    Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux !

    Que dis-je, votre vie, Esther, est-elle à vous ?

    N’est-elle pas au sang, dont vous êtes issue ?

    N’est-elle pas à Dieu, dont vous l’avez reçue ?

    Et qui sait, lorsque au trône il conduisit vos pas,

    Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ?

    Songez-y bien. Ce Dieu ne vous a pas choisie

    Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie,

    Ni pour charmer les yeux des profanes humains.

    Pour un plus noble usage il réserve ses saints.

    S’immoler pour son nom, et pour son héritage,

    D’un enfant d’Israël, voilà le vrai partage.

    Trop heureuse, pour lui de hasarder vos jours !

    Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ?

    Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ?

    En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre.

    Pour dissiper leur ligue, il n’a qu’à se montrer.

    Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer.

    Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble.

    Il voit comme un néant tout l’univers ensemble.

    Et les faibles mortels, vains jouets du trépas,

    Sont tous devant ses yeux, comme s’ils n’étaient pas.

    S’il a permis d’Aman l’audace criminelle,

    Sans doute qu’il voulait éprouver votre zèle.

    C’est lui qui m’excitant à vous oser chercher,

    Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher.

    Et s’il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles,

    Nous n’en verrons pas moins éclater ses merveilles.

    Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers

    Par la plus faible main qui soit dans l’univers.

    Et vous, qui n’aurez point accepté cette grâce,

    Vous périrez peut-être, et toute votre race.

    ESTHER

    Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus,

    À prier avec vous jour et nuit assidus,

    Me prêtent de leurs voeux le secours salutaire,

    Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère.

    Déjà la sombre nuit a commencé son tour.

    Demain quand le soleil rallumera le jour,

    Contente de périr, s’il faut que je périsse,

    J’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice.

    Qu’on s’éloigne un moment.

    SCÈNE IV

    Esther, Élise, Le Choeur.

    ESTHER

    Ô mon souverain Roi !

    Me voici donc tremblante, et seule devant toi.

    Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance,

    Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,

    Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,

    Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.

    Même tu leur promis de ta bouche sacrée,

    Une postérité d’éternelle durée.

    Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.

    La nation chérie a violé sa foi.

    Elle a répudié son époux, et son père,

    Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère.

    Maintenant elle sert sous un maître étranger.

    Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger.

    Nos superbes vainqueurs insultant à nos larmes,

    Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes,

    Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel

    Abolisse ton nom, ton peuple, et ton autel.

    Ainsi donc un perfide, après tant de miracles,

    Pourrait anéantir la foi de tes oracles ?

    Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons,

    Le saint que tu promets et que nous attendons ?

    Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,

    Ivres de notre sang, ferment les seules bouches

    Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits,

    Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.

    Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,

    Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,

    Et que je mets au rang des profanations

    Leur table, leurs festins, et leurs libations ;

    Que même cette pompe où je suis condamnée,

    Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée

    Dans ces jours solennels à l’orgueil dédiés,

    Seule, et dans le secret je le foule à mes pieds ;

    Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre,

    Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre.

    J’attendais le moment marqué dans ton arrêt,

    Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt.

    Ce moment est venu. Ma prompte obéissance

    Va d’un roi redoutable affronter la présence.

    C’est pour toi que je marche. Accompagne mes pas

    Devant ce fier lion, qui ne te connaît pas.

    Commande en me voyant que son courroux s’apaise,

    Et prête à mes discours un charme qui lui plaise.

    Les orages, les vents, les cieux te sont soumis.

    Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.

    SCÈNE V

    Le Choeur.

    Toute cette scène est chantée.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Pleurons, et gémissons, mes fidèles compagnes.

    À nos sanglots donnons un libre cours.

    Levons les yeux vers les saintes montagnes

    D’où l’innocence attend tout son secours.

    Ô mortelles alarmes !

    Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux.

    Il ne fut jamais sous les cieux

    Un si juste sujet de larmes.

    TOUT LE CHOEUR

    Ô mortelles alarmes !

    UNE AUTRE ISRAELITE

    N’était-ce pas assez qu’un vainqueur odieux,

    De l’auguste Sion eût détruit tous les charmes,

    Et traîné ses enfants captifs en mille lieux ?

    TOUT LE CHOEUR

    Ô mortelles alarmes !

    LA MÊME ISRAELITE

    Faibles agneaux, livrés à des loups furieux,

    Nos soupirs sont nos seules armes.

    TOUT LE CHOEUR

    Ô mortelles alarmes !

    UNE DES ISRAÈLITES

    Arrachons, déchirons tous ces vains ornements,

    Qui parent notre tête.

    UNE AUTRE

    Revêtons-nous d’habillements

    Conformes à l’horrible fête,

    Que l’impie Aman nous apprête.

    TOUT LE CHOEUR

    Arrachons, déchirons tous ces vains ornements,

    Qui parent notre tête.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Quel carnage de toutes parts !

    On égorge à la fois les enfants, les vieillards ;

    Et la soeur, et le frère ;

    Et la fille, et la mère ;

    Le fils dans les bras de son père.

    Que de corps entassés ! que de membres épars,

    Privés de sépulture !

    Grand Dieu ! tes saints sont la pâture

    Des tigres et des léopards.

    UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

    Hélas ! si jeune encore,

    Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

    Ma vie à peine a commencé d’éclore.

    Je tomberai comme une fleur,

    Qui n’a vu qu’une aurore.

    Hélas ! si jeune encore,

    Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?

    UNE AUTRE

    Des offenses d’autrui malheureuses victimes,

    Que nous servent, hélas ! ces regrets superflus ?

    Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus,

    Et nous portons la peine de leurs crimes.

    TOUT LE CHOEUR

    Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.

    Non, non, il ne souffrira pas

    Qu’on égorge ainsi l’innocence.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Hé quoi ! dirait l’impiété,

    Où donc est-il ce Dieu si redouté,

    Dont Israël nous vantait la puissance ?

    UNE AUTRE

    Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux ;

    Frémissez, peuples de la terre ;

    Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux

    Est le seul qui commande aux cieux.

    Ni les éclairs, ni le tonnerre

    N’obéissent point à vos dieux.

    UNE AUTRE

    Il renverse l’audacieux.

    UNE AUTRE

    Il prend l’humble sous sa défense.

    TOUT LE CHOEUR

    Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats.

    Non, non, il ne souffrira pas

    Qu’on égorge ainsi l’innocence.

    DEUX ISRAÈLITE

    Ô Dieu, que la gloire couronne !

    Dieu, que la lumière environne !

    Qui voles sur l’aile des vents,

    Et dont le trône est porté par les anges !

    DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES

    Dieu ! qui veux bien que de simples enfants

    Avec eux chantent tes louanges.

    TOUT LE CHOEUR

    Tu vois nos pressants dangers.

    Donne à ton nom la victoire.

    Ne souffre point que ta gloire

    Passe à des dieux étrangers.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Arme-toi, viens nous défendre.

    Descends tel qu’autrefois la mer te vit descendre.

    Que les méchants apprennent aujourd’hui

    À craindre ta colère.

    Qu’ils soient comme la poudre, et la paille légère

    Que le vent chasse devant lui.

    TOUT LE CHOEUR

    Tu vois nos pressants dangers.

    Donne à ton nom la victoire.

    Ne souffre point que ta gloire

    Passe à des dieux étrangers.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Aman, Hydaspe.

    Le théâtre représente la chambre où est le trône d’Assuérus.

    AMAN

    Hé quoi ? Lorsque le jour ne commence qu’à luire,

    Dans ce lieu redoutable oses-tu m’introduire ?

    HYDASPE

    Vous savez qu’on s’en peut reposer sur ma foi,

    Que ces portes, Seigneur, n’obéissent qu’à moi.

    Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre.

    AMAN

    Quel est donc le secret que tu me veux apprendre ?

    HYDASPE

    Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,

    Je me souviens toujours que je vous ai juré

    D’exposer à vos yeux par des avis sincères,

    Tout ce que ce palais renferme de mystères.

    Le roi d’un noir chagrin paraît enveloppé.

    Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé.

    Pendant que tout gardait un silence paisible,

    Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible.

    J’ai couru. Le désordre était dans ses discours.

    Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours.

    Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche,

    Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche.

    Il a dans ces horreurs passé toute la nuit.

    Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit,

    Pour écarter de lui ces images funèbres,

    Il s’est fait apporter ces annales célèbres,

    Où les faits de son règne avec soin amassés,

    Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.

    On y conserve écrits le service et l’offense,

    Monuments éternels d’amour et de vengeance.

    Le roi que j’ai laissé plus calme dans son lit,

    D’une oreille attentive écoute ce récit.

    AMAN

    De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ?

    HYDASPE

    Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire,

    Depuis le fameux jour qu’au trône de Cyrus,

    Le choix du sort plaça l’heureux Assuérus.

    AMAN

    Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée ?

    HYDASPE

    Entre tous les devins fameux dans la Chaldée,

    Il a fait assembler ceux qui savent le mieux

    Lire en un songe obscur les volontés des cieux.

    Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ?

    Votre âme en m’écoutant paraît tout interdite.

    L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ?

    AMAN

    Peux-tu le demander dans la place où je suis,

    Haï, craint, envié, souvent plus misérable

    Que tous les malheureux que mon pouvoir accable ?

    HYDASPE

    Hé ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux ?

    Vous voyez l’univers prosterné devant vous.

    AMAN

    L’univers ? Tous les jours un homme… un vil esclave,

    D’un front audacieux me dédaigne et me brave.

    HYDASPE

    Quel est cet ennemi de l’État, et du roi ?

    AMAN

    Le nom de Mardochée est-il connu de toi ?

    HYDASPE

    Qui ? Ce chef d’une race abominable, impie ?

    AMAN

    Oui, lui-même.

    HYDASPE

    Hé, Seigneur ! d’une si belle vie

    Un si faible ennemi peut-il troubler la paix ?

    AMAN

    L’insolent devant moi ne se courba jamais.

    En vain de la faveur du plus grand des monarques

    Tout révère à genoux les glorieuses marques.

    Lorsque d’un saint respect tous les Persans touchés,

    N’osent lever leurs fronts à la terre attachés,

    Lui fièrement assis, et la tête immobile,

    Traite tous ces honneurs d’impiété servile,

    Présente à mes regards un front séditieux,

    Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux.

    Du palais cependant il assiège la porte.

    À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte,

    Son visage odieux m’afflige, et me poursuit ;

    Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.

    Ce matin j’ai voulu devancer la lumière.

    Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière,

    Revêtu de lambeaux, tout pâle. Mais son oeil

    Conservait sous la cendre encor le même orgueil.

    D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ?

    Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe :

    Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ?

    Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ?

    HYDASPE

    Seigneur, vous le savez, son avis salutaire

    Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.

    Le roi promit alors de le récompenser.

    Le roi depuis ce temps paraît n’y plus penser.

    AMAN

    Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice.

    J’ai su de mon destin corriger l’injustice.

    Dans les mains des Persans jeune enfant apporté,

    Je gouverne l’empire, où je fus acheté.

    Mes richesses des rois égalent l’opulence.

    Environné d’enfants, soutiens de ma puissance,

    Il ne manque à mon front que le bandeau royal.

    Cependant, des mortels aveuglement fatal !

    De cet amas d’honneurs, la douceur passagère

    Fait sur mon coeur à peine une atteinte légère.

    Mais Mardochée assis aux portes du palais,

    Dans ce coeur malheureux enfonce mille traits :

    Et toute ma grandeur me devient insipide,

    Tandis que le soleil éclaire ce perfide.

    HYDASPE

    Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours.

    La nation entière est promise aux vautours.

    AMAN

    Ah ! que ce temps est long à mon impatience !

    C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance,

    C’est lui, qui devant moi refusant de ployer,

    Les a livrés au bras qui les va foudroyer.

    C’était trop peu pour moi d’une telle victime.

    La vengeance trop faible attire un second crime.

    Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter,

    Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.

    Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ;

    Qu’on tremble, en comparant l’offense et le supplice ;

    Que les peuples entiers dans le sang soient noyés.

    Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés :

    Il fut des Juifs. Il fut une insolente race.

    Répandus sur la terre, ils en couvraient la face.

    Un seul osa d’Aman attirer le courroux,

    Aussitôt de la terre ils disparurent tous.

    HYDASPE

    Ce n’est donc pas, Seigneur, le sang amalécite,

    Dont la voix à les perdre en secret vous excite ?

    AMAN

    Je sais que descendu de ce sang malheureux,

    Une éternelle haine a dû m’armer contre eux ;

    Qu’ils firent d’Amalec un indigne carnage ;

    Que jusqu’aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage ;

    Qu’un déplorable reste à peine fut sauvé.

    Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,

    Mon âme à ma grandeur tout entière attachée,

    Des intérêts du sang est faiblement touchée.

    Mardochée est coupable, et que faut-il de plus ?

    Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus.

    J’inventai des couleurs. J’armai la calomnie.

    J’intéressai sa gloire, il trembla pour sa vie.

    Je les peignis puissants, riches, séditieux ;

    Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.

    Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire,

    Et d’un culte profane infecte votre empire ?

    Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés,

    Du reste des humains ils semblent divisés,

    N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes,

    Et détestés partout, détestent tous les hommes.

    Prévenez, punissez leurs insolents efforts.

    De leur dépouille enfin grossissez vos trésors.

    Je dis, et l’on me crut. Le roi dès l’heure même

    Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême.

    Assure, me dit-il, le repos de ton roi.

    Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi.

    Toute la nation fut ainsi condamnée.

    Du carnage avec lui je réglai la journée.

    Mais de ce traître enfin le trépas différé,

    Fait trop souffrir mon coeur de son sang altéré.

    Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.

    Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ?

    HYDASPE

    Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ?

    Dites au roi, Seigneur, de vous l’abandonner.

    AMAN

    Je viens pour épier le moment favorable.

    Tu connais comme moi ce prince inexorable.

    Tu sais combien terrible en ses soudains transports,

    De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts.

    Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile.

    Mardochée à ses yeux est une âme trop vile.

    HYDASPE

    Que tardez-vous ? Allez, et faites promptement

    Élever de sa mort le honteux instrument.

    AMAN

    J’entends du bruit, je sors. Toi, si le roi m’appelle…

    HYDASPE

    Il suffit.

    SCÈNE II

    Assuerus, Hydaspe, Asaph, Suite d’Assuerus.

    ASSUÉRUS

    Ainsi donc, sans cet avis fidèle,

    Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi ?

    Qu’on me laisse, et qu’Asaph seul demeure avec moi.

    SCÈNE III

    Assuerus, Asaph.

    ASSUÉRUS, assis sur son trône.

    Je veux bien l’avouer. De ce couple perfide

    J’avais presque oublié l’attentat parricide.

    Et j’ai pâli deux fois au terrible récit

    Qui vient d’en retracer l’image à mon esprit.

    Je vois de quel succès leur fureur fut suivie,

    Et que dans les tourments ils laissèrent la vie.

    Mais ce sujet zélé, qui d’un oeil si subtil

    Sut de leur noir complot développer le fil,

    Qui me montra sur moi leur main déjà levée,

    Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée,

    Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu ?

    ASAPH

    On lui promit beaucoup, c’est tout ce que j’ai su.

    ASSUÉRUS

    Ô d’un si grand service oubli trop condamnable !

    Des embarras du trône effet inévitable !

    De soins tumultueux un prince environné,

    Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné.

    L’avenir l’inquiète, et le présent le frappe.

    Mais plus prompt que l’éclair le passé nous échappe.

    Et de tant de mortels à toute heure empressés

    À nous faire valoir leurs soins intéressés,

    Il ne s’en trouve point, qui touchés d’un vrai zèle,

    Prennent à notre gloire un intérêt fidèle,

    Du mérite oublié nous fassent souvenir,

    Trop prompts à nous parler de ce qu’il faut punir.

    Ah ! Que plutôt l’injure échappe à ma vengeance,

    Qu’un si rare bienfait à ma reconnaissance.

    Et qui voudrait jamais s’exposer pour son roi ?

    Ce mortel, qui montra tant de zèle pour moi,

    Vit-il encore ?

    ASAPH

    Il voit l’astre qui vous éclaire.

    ASSUÉRUS

    Et que n’a-t-il plutôt demandé son salaire ?

    Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ?

    ASAPH

    Assis le plus souvent aux portes du palais,

    Sans se plaindre de vous, ni de sa destinée,

    Il y traîne, Seigneur, sa vie infortunée.

    ASSUÉRUS

    Et je dois d’autant moins oublier la vertu,

    Qu’elle-même s’oublie. Il se nomme, dis-tu ?

    ASAPH

    Mardochée est le nom que je viens de vous lire.

    ASSUÉRUS

    Et son pays ?

    ASAPH

    Seigneur, puisqu’il faut vous le dire,

    C’est un de ces captifs à périr destinés,

    Des rives du Jourdain sur l’Euphrate amenés.

    ASSUÉRUS

    Il est donc Juif ? Ô ciel ! sur le point que la vie

    Par mes propres sujets m’allait être ravie,

    Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ?

    Un Juif m’a préservé du glaive des Persans ?

    Mais, puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit, il n’importe.

    Holà, quelqu’un !

    SCÈNE IV

    Assuerus, Hydaspe, Asaph.

    HYDASPE

    Seigneur.

    ASSUÉRUS

    Regarde à cette porte,

    Vois s’il s’offre à tes yeux quelque grand de ma cour.

    HYDASPE

    Aman à votre porte a devancé le jour.

    ASSUÉRUS

    Qu’il entre. Ses avis m’éclaireront, peut-être.

    SCÈNE V

    Assuérus, Aman, Hydaspe, Asaph.

    ASSUÉRUS

    Approche, heureux appui du trône de ton maître,

    Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois

    Du sceptre dans ma main as soulagé le poids.

    Un reproche secret embarrasse mon âme.

    Je sais combien est pur le zèle qui t’enflamme.

    Le mensonge jamais n’entra dans tes discours,

    Et mon intérêt seul est le but où tu cours.

    Dis-moi donc. Que doit faire un prince magnanime,

    Qui veut combler d’honneurs un sujet qu’il estime ?

    Par quel gage éclatant, et digne d’un grand roi

    Puis-je récompenser le mérite et la foi ?

    Ne donne point de borne à ma reconnaissance.

    Mesure tes conseils sur ma vaste puissance.

    AMAN, tout bas.

    C’est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer.

    Et quel autre que toi peut-on récompenser ?

    ASSUÉRUS

    Que penses-tu ?

    AMAN

    Seigneur, je cherche, j’envisage

    Des monarques persans la conduite, et l’usage.

    Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous.

    Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous ?

    Votre règne aux neveux doit servir de modèle.

    Vous voulez d’un sujet reconnaître le zèle.

    L’honneur seul peut flatter un esprit généreux.

    Je voudrais donc, Seigneur, que ce mortel heureux

    De la pourpre aujourd’hui paré comme vous-même,

    Et portant sur le front le sacré diadème,

    Sur un de vos coursiers pompeusement orné,

    Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené,

    Que pour comble de gloire, et de magnificence,

    Un seigneur éminent en richesse, en puissance,

    Enfin de votre empire après vous le premier,

    Par la bride guidât son superbe coursier ;

    Et lui-même marchant en habits magnifiques,

    Criât à haute voix dans les places publiques :

    Mortels, prosternez-vous. C’est ainsi que le roi

    Honore le mérite, et couronne la foi.

    ASSUÉRUS

    Je vois que la sagesse elle-même t’inspire.

    Avec mes volontés ton sentiment conspire.

    Va, ne perds point de temps. Ce que tu m’as dicté,

    Je veux de point en point qu’il soit exécuté.

    La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée.

    Aux portes du palais prends le Juif Mardochée.

    C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui.

    Ordonne son triomphe, et marche devant lui.

    Que Suse par ta voix de son nom retentisse,

    Et fais à son aspect que tout genou fléchisse.

    Sortez tous.

    AMAN

    Dieux !

    SCÈNE VI

    ASSUÉRUS, seul.

    Le prix est sans doute inouï.

    Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui.

    Mais plus la récompense est grande et glorieuse,

    Plus même de ce Juif la race est odieuse,

    Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat

    Combien Assuérus redoute d’être ingrat.

    On verra l’innocent discerné du coupable.

    Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable.

    Leurs crimes…

    SCÈNE VII

    Assuerus, Esther, Élise, Thamar, Partie du Choeur.

    Esther entre, s’appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent sa robe.

    ASSUÉRUS

    Sans mon ordre on porte ici ses pas ?

    Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?

    Gardes. C’est vous, Esther ? Quoi sans être attendue ?

    ESTHER

    Mes filles, soutenez votre reine éperdue.

    Je me meurs.

    (Elle tombe évanouie.)

    ASSUÉRUS

    Dieux puissants ! Quelle étrange pâleur

    De son teint tout à coup efface la couleur !

    Esther, que craignez-vous ? Suis-je pas votre frère ?

    Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ?

    Vivez. Le sceptre d’or, que vous tend cette main,

    Pour vous de ma clémence est un gage certain.

    ESTHER

    Quelle voix salutaire ordonne que je vive,

    Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?

    ASSUÉRUS

    Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ?

    Encore un coup vivez, et revenez à vous.

    ESTHER

    Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte

    L’auguste majesté sur votre front empreinte.

    Jugez combien ce front irrité contre moi

    Dans mon âme troublée a dû jeter d’effroi.

    Sur ce trône sacré, qu’environne la foudre,

    J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre.

    Hélas ! sans frissonner, quel coeur audacieux

    Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ?

    Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle…

    ASSUÉRUS

    Ô Soleil ! ô flambeaux de lumière immortelle !

    Je me trouble moi-même, et sans frémissement

    Je ne puis voir sa peine et son saisissement.

    Calmez, Reine, calmez la frayeur qui vous presse,

    Du coeur d’Assuérus souveraine maîtresse,

    Éprouvez seulement son ardente amitié.

    Faut-il de mes États vous donner la moitié ?

    ESTHER

    Hé ! se peut-il qu’un roi craint de la terre entière,

    Devant qui tout fléchit, et baise la poussière,

    Jette sur son esclave un regard si serein,

    Et m’offre sur son coeur un pouvoir souverain ?

    ASSUÉRUS

    Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire,

    Et ces profonds respects que la terreur inspire,

    À leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,

    Et fatiguent souvent leur triste possesseur.

    Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce,

    Qui me charme toujours, et jamais ne me lasse.

    De l’aimable vertu doux et puissants attraits !

    Tout respire en Esther l’innocence, et la paix.

    Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,

    Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.

    Que dis-je ? Sur ce trône assis auprès de vous,

    Des astres ennemis j’en crains moins le courroux.

    Et crois que votre front prête à mon diadème

    Un éclat, qui le rend respectable aux dieux même.

    Osez donc me répondre, et ne me cachez pas

    Quel sujet important conduit ici vos pas.

    Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?

    Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent.

    Parlez. De vos désirs le succès est certain,

    Si ce succès dépend d’une mortelle main.

    ESTHER

    Ô bonté, qui m’assure, autant qu’elle m’honore !

    Un intérêt pressant veut que je vous implore.

    J’attends ou mon malheur, ou ma félicité,

    Et tout dépend, Seigneur, de votre volonté.

    Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,

    Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines.

    ASSUÉRUS

    Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !

    ESTHER

    Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux,

    Si jamais à mes voeux vous fûtes favorable,

    Permettez avant tout qu’Esther puisse à sa table

    Recevoir aujourd’hui son souverain seigneur,

    Et qu’Aman soit admis à cet excès d’honneur.

    J’oserai devant lui rompre ce grand silence,

    Et j’ai, pour m’expliquer, besoin de sa présence.

    ASSUÉRUS

    Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez !

    Toutefois qu’il soit fait comme vous souhaitez.

    (À ceux de sa suite.)

    Vous, que l’on cherche Aman, et qu’on lui fasse entendre,

    Qu’invité chez la reine il ait soin de s’y rendre.

    HYDASPE

    Les savants Chaldéens par votre ordre appelés,

    Dans cet appartement, Seigneur, sont assemblés.

    ASSUÉRUS

    Princesse, un songe étrange occupe ma pensée.

    Vous-même en leur réponse êtes intéressée.

    Venez, derrière un voile écoutant leurs discours,

    De vos propres clartés me prêter le secours.

    Je crains pour vous, pour moi quelque ennemi perfide.

    ESTHER

    Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide,

    Sans craindre ici les yeux d’une profane cour,

    À l’abri de ce trône attendez mon retour.

    SCÈNE VIII

    Élise, Partie du Choeur.

    Cette scène est partie déclamée sans chant, et partie chantée.

    ÉLISE

    Que vous semble, mes soeurs, de l’état où nous sommes ?

    D’Esther, d’Aman, qui le doit emporter ?

    Est-ce Dieu, sont-ce les hommes,

    Dont les oeuvres vont éclater ?

    Vous avez vu quelle ardente colère

    Allumait de ce roi le visage sévère.

    UNE DES ISRAÈLITES

    Des éclairs de ses yeux l’oeil était ébloui.

    UNE AUTRE

    Et sa voix m’a paru comme un tonnerre horrible.

    ÉLISE

    Comment ce courroux si terrible

    En un moment s’est-il évanoui ?

    UNE DES ISRAÈLITES, chante.

    Un moment a changé ce courage inflexible.

    Le lion rugissant est un agneau paisible.

    Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son coeur

    Cet esprit de douceur.

    LE CHOEUR, chante.

    Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son coeur

    Cet esprit de douceur.

    LA MÊME ISRAELITE, chante.

    Tel qu’un ruisseau docile

    Obéit à la main qui détourne son cours,

    Et laissant de ses eaux partager le secours,

    Va rendre tout un champ fertile ;

    Dieu, de nos volontés arbitre souverain,

    Le coeur des rois est ainsi dans ta main.

    ÉLISE

    Ah ! Que je crains, mes soeurs, les funestes nuages

    Qui de ce prince obscurcissent les yeux !

    Comme il est aveuglé du culte de ses dieux !

    UNE DES ISRAÈLITES

    Il n’atteste jamais que leurs noms odieux.

    UNE AUTRE

    Aux feux inanimés dont se parent les cieux,

    Il rend de profanes hommages.

    UNE AUTRE

    Tout son palais est plein de leurs images.

    LE CHOEUR, chante.

    Malheureux ! Vous quittez le maître des humains,

    Pour adorer l’ouvrage de vos mains.

    UNE ISRAÈLITE, chante.

    Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre.

    Des larmes de tes saints quand seras-tu touché ?

    Quand sera le voile arraché,

    Qui sur tout l’univers jette une nuit si sombre ?

    Dieu d’Israël, dissipe enfin cette ombre.

    Jusqu’à quand seras-tu caché ?

    UNE DES PLUS JEUNES ISRAÈLITES

    Parlons plus bas, mes soeurs. Ciel ! Si quelque infidèle

    Écoutant nos discours nous allait déceler !

    ÉLISE

    Quoi ! Fille d’Abraham, une crainte mortelle

    Semble déjà vous faire chanceler ?

    Hé ! Si l’impie Aman dans sa main homicide

    Faisant luire à vos yeux un glaive menaçant,

    À blasphémer le nom du Tout-Puissant

    Voulait forcer votre bouche timide ?

    UNE AUTRE ISRAÈLITE

    Peut-être Assuérus frémissant de courroux,

    Si nous ne courbons les genoux

    Devant une muette idole,

    Commandera qu’on nous immole.

    Chère soeur, que choisirez-vous ?

    LA JEUNE ISRAÈLITE

    Moi ! Je pourrais trahir le Dieu que j’aime ?

    J’adorerais un dieu sans force, et sans vertu,

    Reste d’un tronc par les vents abattu,

    Qui ne peut se sauver lui-même ?

    LE CHOEUR, chante.

    Dieux impuissants, dieux sourds, tous ceux qui vous implorent,

    Ne seront jamais entendus.

    Que les démons, et ceux qui les adorent,

    Soient à jamais détruits et confondus.

    UNE ISRAÈLITE, chante.

    Que ma bouche, et mon coeur, et tout ce que je suis

    Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

    Dans les craintes, dans les ennuis,

    En ses bontés mon âme se confie.

    Veut-il par mon trépas que je le glorifie ?

    Que ma bouche et mon coeur, et tout ce que je suis,

    Rendent honneur au Dieu qui m’a donné la vie.

    ÉLISE

    Je n’admirai jamais la gloire de l’impie.

    UNE AUTRE ISRAÈLITE

    Au bonheur du méchant qu’une autre porte envie.

    ÉLISE

    Tous ses jours paraissent charmants.

    L’or éclate en ses vêtements.

    Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse.

    Jamais l’air n’est troublé de ses gémissements.

    Il s’endort, il s’éveille au son des instruments.

    Son coeur nage dans la mollesse.

    UNE AUTRE ISRAÈLITE

    Pour comble de prospérité,

    Il espère revivre en sa postérité :

    Et d’enfants à sa table une riante troupe

    Semble boire avec lui la joie à pleine coupe.

    (Tout ce reste est chanté.)

    LE CHOEUR

    Heureux, dit-on, le peuple florissant,

    Sur qui ces biens coulent en abondance !

    Plus heureux le peuple innocent,

    Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance !

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Pour contenter ses frivoles désirs,

    L’homme insensé vainement se consume.

    Il trouve l’amertume

    Au milieu des plaisirs.

    UNE AUTRE, seule.

    Le bonheur de l’impie est toujours agité.

    Il erre à la merci de sa propre inconstance.

    Ne cherchons la félicité,

    Que dans la paix de l’innocence.

    LA MÊME, avec une autre.

    Ô douce paix !

    Ô lumière éternelle !

    Beauté toujours nouvelle !

    Heureux le coeur épris de tes attraits !

    Ô douce paix !

    Ô lumière éternelle !

    Heureux le coeur, qui ne te perd jamais !

    LE CHOEUR

    Ô douce paix !

    Ô lumière éternelle !

    Beauté toujours nouvelle !

    Ô douce paix !

    Heureux le coeur qui ne te perd jamais !

    LA MÊME, seule.

    Nulle paix pour l’impie. Il la cherche : elle fuit ;

    Et le calme en son coeur ne trouve point de place.

    Le glaive au-dehors le poursuit.

    Le remords au dedans le glace.

    UNE AUTRE

    La gloire des méchants en un moment s’éteint.

    L’affreux tombeau pour jamais les dévore.

    Il n’en est pas ainsi de celui qui te craint,

    Il renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l’aurore.

    LE CHOEUR

    Ô douce paix !

    Heureux le coeur qui ne te perd jamais !

    ÉLISE, sans chanter.

    Mes soeurs, j ‘entends du bruit dans la chambre prochaine.

    On nous appelle, allons rejoindre notre reine.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Aman, Zarès.

    Le théâtre représente les jardins d’Esther et un des côtés du salon où se fait le festin.

    ZARÈS

    C’est donc ici d’Esther le superbe jardin,

    Et ce salon pompeux est le lieu du festin.

    Mais tandis que la porte en est encor fermée,

    Écoutez les conseils d’une épouse alarmée.

    Au nom du sacré noeud qui me lie avec vous,

    Dissimulez, Seigneur, cet aveugle courroux.

    Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte.

    Les rois craignent surtout le reproche et la plainte.

    Seul entre tous les grands par la reine invité,

    Ressentez donc aussi cette félicité.

    Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche.

    Je l’ai cent fois appris de votre propre bouche :

    Quiconque ne sait pas dévorer un affront,

    Ni de fausses couleurs se déguiser le front,

    Loin de l’aspect des rois qu’il s’écarte, qu’il fuie.

    Il est des contretemps qu’il faut qu’un sage essuie.

    Souvent avec prudence un outrage enduré

    Aux honneurs les plus hauts a servi de degré.

    AMAN

    Ô douleur ! ô supplice affreux à la pensée !

    Ô honte, qui jamais ne peut être effacée !

    Un exécrable Juif, l’opprobre des humains,

    S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains ?

    C’est peu qu’il ait sur moi remporté la victoire ;

    Malheureux, j’ai servi de héraut à sa gloire.

    Le traître ! Il insultait à ma confusion.

    Et tout le peuple même avec dérision,

    Observant la rougeur qui couvrait mon visage,

    De ma chute certaine en tirait le présage.

    Roi cruel ! Ce sont là les jeux où tu te plais.

    Tu ne m’as prodigué tes perfides bienfaits,

    Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie,

    Et m’accabler enfin de plus d’ignominie.

    ZARÈS

    Pourquoi juger si mal de son intention ?

    Il croit récompenser une bonne action.

    Ne faut-il pas, Seigneur, s’étonner au contraire,

    Qu’il en ait si longtemps différé le salaire ?

    Du reste, il n’a rien fait que par votre conseil.

    Vous-même avez dicté tout ce triste appareil.

    Vous êtes après lui le premier de l’empire.

    Sait-il toute l’horreur que ce Juif vous inspire ?

    AMAN

    Il sait qu’il me doit tout, et que pour sa grandeur

    J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur ;

    Qu’avec un coeur d’airain exerçant sa puissance,

    J’ai fait taire les lois, et gémir l’innocence ;

    Que pour lui des Persans bravant l’aversion,

    J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction.

    Et pour prix de ma vie à leur haine exposée,

    Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée ?

    ZARÈS

    Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter ?

    Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater,

    Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême,

    Entre-nous, avaient-ils d’autre objet que vous-même ?

    Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés

    N’est-ce pas à vous seul que vous les immolez ?

    Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste…

    Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.

    Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,

    Ce Juif comblé d’honneurs me cause quelque effroi.

    Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre ;

    Et sa race toujours fut fatale à la vôtre.

    De ce léger affront songez à profiter.

    Peut-être la Fortune est prête à vous quitter.

    Aux plus affreux excès son inconstance passe.

    Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse.

    Où tendez-vous plus haut ? Je frémis quand je vois

    Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi.

    La chute désormais ne peut être qu’horrible.

    Osez chercher ailleurs un destin plus paisible.

    Regagnez l’Hellespont, et ces bords écartés,

    Où vos aïeux errants jadis furent jetés,

    Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée

    Chassa tout Amalec de la triste Idumée.

    Aux malices du sort enfin dérobez-vous.

    Nos plus riches trésors marcheront devant nous.

    Vous pouvez du départ me laisser la conduite.

    Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite.

    N’ayez soin cependant que de dissimuler.

    Contente sur vos pas vous me verrez voler.

    La mer la plus terrible et la plus orageuse

    Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse.

    Mais à grands pas vers vous je vois quelqu’un marcher.

    C’est Hydaspe.

    SCÈNE II

    Aman, Zarès, Hydaspe.

    HYDASPE

    Seigneur, je courais vous chercher.

    Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;

    Et pour vous y conduire Assuérus m’envoie.

    AMAN

    Et Mardochée est-il aussi de ce festin ?

    HYDASPE

    À la table d’Esther portez-vous ce chagrin ?

    Quoi, toujours de ce Juif l’image vous désole ?

    Laissez-le s’applaudir d’un triomphe frivole.

    Croit-il d’Assuérus éviter la rigueur ?

    Ne possédez-vous pas son oreille et son coeur ?

    On a payé le zèle, on punira le crime,

    Et l’on vous a, Seigneur, orné votre victime.

    Je me trompe, ou vos voeux par Esther secondés

    Obtiendront plus encor que vous ne demandez.

    AMAN

    Croirai-je le bonheur, que ta bouche m’annonce ?

    HYDASPE

    J’ai des savants devins entendu la réponse.

    Ils disent que la main d’un perfide étranger

    Dans le sang de la reine est prête à se plonger.

    Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable,

    N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable.

    AMAN

    Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux.

    Il faut craindre surtout leur chef audacieux.

    La terre avec horreur dès longtemps les endure ;

    Et l’on n’en peut trop tôt délivrer la nature.

    Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu.

    HYDASPE

    Les compagnes d’Esther s’avancent vers ce lieu.

    Sans doute leur concert va commencer la fête.

    Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête.

    SCÈNE III

    Élise, Le Choeur.

    Ceci se récite sans chant.

    UNE DES ISRAÈLITES

    C’est Aman.

    UNE AUTRE

    C’est lui-même et j’en frémis, ma soeur.

    LA PREMIÈRE

    Mon coeur de crainte et d’horreur se resserre.

    L’AUTRE

    C’est d’Israël le superbe oppresseur.

    LA PREMIÈRE

    C’est celui qui trouble la terre.

    ÉLISE

    Peut-on en le voyant ne le connaître pas ?

    L’orgueil et le dédain sont peints sur son visage.

    UNE ISRAÈLITE

    On lit dans ses regards sa fureur et sa rage.

    UNE AUTRE

    Je croyais voir marcher la mort devant ses pas.

    UNE DES PLUS JEUNES

    Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie.

    Mais en nous regardant, mes soeurs, il m’a semblé

    Qu’il avait dans les yeux une barbare joie,

    Dont tout mon sang est encore troublé.

    ÉLISE

    Que ce nouvel honneur va croître son audace !

    Je le vois, mes soeurs, je le vois.

    À la table d’Esther l’insolent près du roi

    A déjà pris sa place.

    UNE DES ISRAÈLITES

    Ministres du festin, de grâce dites-nous,

    Quels mets à ce cruel, quel vin préparez-vous ?

    UNE AUTRE

    Le sang de l’orphelin,

    UNE TROISIÈME

    Les pleurs des misérables,

    LA SECONDE

    Sont ses mets les plus agréables.

    LA TROISIÈME

    C’est son breuvage le plus doux.

    Chères soeurs, suspendez la douleur qui vous presse,

    Chantons, on nous l’ordonne. Et que puissent nos chants

    Du coeur d’Assuérus adoucir la rudesse,

    Comme autrefois David par ses accords touchants

    Calmait d’un roi jaloux la sauvage tristesse.

    UNE ISRAÈLITE

    (Tout le reste de cette scène est chanté.)

    Que le peuple est heureux,

    Lorsqu’un roi généreux,

    Craint dans tout l’univers, veut encore qu’on l’aime !

    Heureux le peuple ! Heureux le roi lui-même !

    TOUT LE CHOEUR

    Ô repos ! Ô tranquillité !

    Ô d’un parfait bonheur assurance éternelle,

    Quand la suprême autorité

    Dans ses conseils a toujours auprès d’elle,

    La justice, et la vérité !

    UNE ISRAÈLITE

    (Ces quatre stances sont chantées alternativement par une voix seule et par tout le choeur.)

    Rois, chassez la calomnie.

    Ses criminels attentats

    Des plus paisibles États

    Troublent l’heureuse harmonie.

    Sa fureur de sang avide

    Poursuit partout l’innocent.

    Rois, prenez soin de l’absent

    Contre sa langue homicide.

    De ce monstre si farouche

    Craignez la feinte douceur.

    La vengeance est dans son coeur,

    Et la pitié dans sa bouche.

    La fraude adroite et subtile

    Sème de fleurs son chemin.

    Mais sur ses pas vient enfin

    Le repentir inutile.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    D’un souffle l’aquilon écarte les nuages,

    Et chasse au loin la foudre et les orages.

    Un roi sage, ennemi du langage menteur,

    Écarte d’un regard le perfide imposteur.

    UNE AUTRE

    J’admire un roi victorieux,

    Que sa valeur conduit triomphant en tous lieux.

    Mais un roi sage, et qui hait l’injustice,

    Qui sous la loi du riche impérieux

    Ne souffre point que le pauvre gémisse,

    Est le plus beau présent des cieux.

    UNE AUTRE

    La veuve en sa défense espère.

    UNE AUTRE

    De l’orphelin il est le père.

    TOUTES ENSEMBLE

    Et les larmes du juste implorant son appui

    Sont précieuses devant lui.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

    De tout conseil barbare et mensonger.

    Il est temps que tu t’éveilles.

    Dans le sang innocent ta main va se plonger,

    Pendant que tu sommeilles.

    Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles

    De tout conseil barbare et mensonger.

    UNE AUTRE

    Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière.

    Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis

    Le bruit de ta valeur te servir de barrière.

    S’ils t’attaquent, qu’ils soient en un moment soumis.

    Que de ton bras la force les renverse.

    Que de ton nom la terreur les disperse.

    Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats

    Comme d’enfants une troupe inutile.

    Et si par un chemin il entre en tes États,

    Qu’il en sorte par plus de mille.

    SCÈNE IV

    Assuerus, Esther, Aman, Élise, Le Choeur.

    ASSUÉRUS, à Esther.

    Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes.

    Une noble pudeur à tout ce que vous faites

    Donne un prix, que n’ont point ni la pourpre, ni l’or.

    Quel climat renfermait un si rare trésor ?

    Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance ?

    Et quelle main si sage éleva votre enfance ?

    Mais dites promptement ce que vous demandez.

    Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés ;

    Dussiez-vous, je l’ai dit, et veux bien le redire,

    Demander la moitié de ce puissant empire.

    ESTHER

    Je ne m’égare point dans ces vastes désirs.

    Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs,

    Puisque mon roi lui-même à parler me convie ;

    (Elle se jette aux pieds du roi.)

    J’ose vous implorer et pour ma propre vie,

    Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné,

    Qu’à périr avec moi vous avez condamné.

    ASSUÉRUS, la relevant.

    À périr ? Vous ? Quel peuple ? Et quel est ce mystère ?

    AMAN, tout bas.

    Je tremble.

    ESTHER

    Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père.

    De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.

    AMAN

    Ah, dieux !

    ASSUÉRUS

    Ah ! De quel coup me percez-vous le coeur ?

    Vous la fille d’un Juif ? Hé quoi ? Tout ce que j’aime,

    Cette Esther, l’innocence, et la sagesse même,

    Que je croyais du ciel les plus chères amours,

    Dans cette source impure aurait puisé ses jours ?

    Malheureux !

    ESTHER

    Vous pourrez rejeter ma prière.

    Mais je demande au moins que pour grâce dernière,

    Jusqu’à la fin, Seigneur, vous m’entendiez parler ;

    Et que surtout Aman n’ose point me troubler.

    ASSUÉRUS

    Parlez.

    ESTHER

    Ô Dieu ! confonds l’audace et l’imposture.

    Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature,

    Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,

    D’une riche contrée autrefois souverains,

    Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères,

    Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.

    Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux,

    N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux.

    L’Éternel est son nom. Le monde est son ouvrage.

    Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage,

    Juge tous les mortels avec d’égales lois,

    Et du haut de son trône interroge les rois.

    Des plus fermes États la chute épouvantable,

    Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable.

    Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser.

    Roi, peuples en un jour tout se vit disperser.

    Sous les Assyriens, leur triste servitude

    Devint le juste prix de leur ingratitude.

    Mais pour punir enfin nos maîtres à leur tour,

    Dieu fit choix de Cyrus, avant qu’il vît le jour,

    L’appela par son nom, le promit à la terre,

    Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre,

    Brisa les fiers remparts, et les portes d’airain,

    Mit des superbes rois la dépouille en sa main,

    De son temple détruit vengea sur eux l’injure.

    Babylone paya nos pleurs avec usure.

    Cyrus par lui vainqueur publia ses bienfaits,

    Regarda notre peuple avec des yeux de paix,

    Nous rendit et nos lois, et nos fêtes divines ;

    Et le temple déjà sortait de ses ruines.

    Mais de ce roi si sage, héritier insensé,

    Son fils interrompit l’ouvrage commencé,

    Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race,

    Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.

    Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux ?

    « Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,

    Disions-nous ; un roi règne, ami de l’innocence. »

    Partout du nouveau prince on vantait la clémence.

    Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris.

    Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits,

    Des princes les plus doux l’oreille environnée,

    Et du bonheur public la source empoisonnée ?

    Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté,

    Est venu dans ces lieux souffler la cruauté.

    Un ministre ennemi de votre propre gloire…

    AMAN

    De votre gloire ? Moi ? Ciel ! le pourriez-vous croire ?

    Moi, qui n’ai d’autre objet, ni d’autre dieu…

    ASSUÉRUS

    Tais-toi.

    Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ?

    ESTHER

    Notre ennemi cruel devant vous se déclare.

    C’est lui. C’est ce ministre infidèle et barbare,

    Qui d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu,

    Contre notre innocence arma votre vertu.

    Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyable,

    Aurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable ?

    Partout l’affreux signal en même temps donné,

    De meurtres remplira l’univers étonné.

    On verra sous le nom du plus juste des princes,

    Un perfide étranger désoler vos provinces,

    Et dans ce palais même en proie à son courroux,

    Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous.

    Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?

    Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?

    Les a-t-on vu marcher parmi vos ennemis ?

    Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?

    Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,

    Pendant que votre main sur eux appesantie

    À leurs persécuteurs les livrait sans secours,

    Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,

    De rompre des méchants les trames criminelles,

    De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.

    N’en doutez point, Seigneur, il fut votre soutien.

    Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien,

    Dissipa devant vous les innombrables Scythes,

    Et renferma les mers dans vos vastes limites.

    Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le dessein

    De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.

    Hélas ! Ce Juif jadis m’adopta pour sa fille.

    ASSUÉRUS

    Mardochée ?

    ESTHER

    Il restait seul de notre famille.

    Mon père était son frère. Il descend, comme moi,

    Du sang infortuné de notre premier roi.

    Plein d’une juste horreur pour un Amalécite,

    Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,

    Il n’a devant Aman, pu fléchir les genoux,

    Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous.

    De là contre les Juifs, et contre Mardochée,

    Cette haine, Seigneur, sous d’autres noms cachée.

    En vain de vos bienfaits Mardochée est paré.

    À la porte d’Aman est déjà préparé

    D’un infâme trépas l’instrument exécrable.

    Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,

    Des portes du palais par son ordre arraché,

    Couvert de votre pourpre y doit être attaché.

    ASSUÉRUS

    Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ?

    Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme.

    J’étais donc le jouet… Ciel, daigne m’éclairer.

    Un moment sans témoins cherchons à respirer.

    (Le roi s’éloigne.)

    Appelez Mardochée, il faut aussi l’entendre.

    UNE ISRAÈLITE

    Vérité, que j’implore, achève de descendre.

    SCÈNE V

    Esther, Aman, Le Choeur.

    AMAN, à Esther.

    D’un juste étonnement je demeure frappé.

    Les ennemis des Juifs m’ont trahi, m’ont trompé.

    J’en atteste du ciel la puissance suprême,

    En les perdant j’ai cru vous assurer vous-même.

    Princesse, en leur faveur employez mon crédit.

    Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit.

    Je sais par quels ressorts on le pousse, on l’arrête,

    Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.

    Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés :

    Parlez. Vos ennemis aussitôt massacrés,

    Victimes de la foi que ma bouche vous jure,

    De ma fatale erreur répareront l’injure.

    Quel sang demandez-vous ?

    ESTHER

    Va, traître, laisse-moi.

    Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi.

    Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence,

    Tout prêt à te juger tient déjà sa balance.

    Bientôt son juste arrêt te sera prononcé.

    Tremble. Son jour approche, et ton règne est passé.

    AMAN

    Oui, ce Dieu, je l’avoue, est un Dieu redoutable.

    Mais veut-il que l’on garde une haine implacable ?

    C’en est fait. Mon orgueil est forcé de plier.

    L’inexorable Aman est réduit à prier.

    (Il se jette à ses pieds.)

    Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,

    Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race,

    Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux.

    Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.

    SCÈNE VI

    Assuerus, Esther, Aman, Élise, Gardes, Le Choeur.

    ASSUÉRUS

    Quoi ? Le traître sur vous porte ses mains hardies ?

    Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ;

    Et son trouble appuyant la foi de vos discours,

    De tous ses attentats me rappelle le cours.

    Qu’à ce monstre à l’instant l’âme soit arrachée.

    Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,

    Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,

    De mes peuples vengés il repaisse les yeux.

    (Aman est emmené par les gardes.)

    SCÈNE VII

    Assuerus, Esther, Mardochée, Élise, Le Choeur.

    ASSUÉRUS, continue en s’adressant à Mardochée.

    Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,

    Aux conseils des méchants ton roi n’est plus en proie.

    Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu.

    Viens briller près de moi dans le rang qui t’est dû.

    Je te donne d’Aman les biens, et la puissance.

    Possède justement son injuste opulence.

    Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis.

    Je leur livre le sang de tous leurs ennemis.

    À l’égal des Persans je veux qu’on les honore,

    Et que tout tremble au nom du Dieu qu’Esther adore.

    Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités.

    Que vos heureux enfants dans leurs solennités,

    Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire,

    Et qu’à jamais mon nom vive dans leur mémoire.

    SCÈNE VIII

    Assuerus, Esther, Mardochée, Asaph, Élise, Le Choeur.

    ASSUÉRUS

    Que veut Asaph ?

    ASAPH

    Seigneur, le traître est expiré,

    Par le peuple en fureur à moitié déchiré.

    On traîne, on va donner en spectacle funeste

    De son corps tout sanglant le misérable reste.

    MARDOCHÉE

    Roi, qu’à jamais le ciel prenne soin de vos jours.

    Le péril des Juifs presse, et veut un prompt secours.

    ASSUÉRUS

    Oui, je t’entends. Allons par des ordres contraires

    Révoquer d’un méchant les ordres sanguinaires.

    ESTHER

    Ô Dieu ! Par quelle route inconnue aux mortels,

    Ta sagesse conduit ses desseins éternels !

    SCÈNE DERNIÈRE

    Le Choeur.

    TOUT LE CHOEUR

    Dieu fait triompher l’innocence,

    Chantons, célébrons sa puissance.

    UNE ISRAÈLITE

    Il a vu contre nous les méchants s’assembler,

    Et notre sang prêt à couler.

    Comme l’eau sur la terre ils allaient le répandre.

    Du haut du ciel sa voix s’est fait entendre.

    L’homme superbe est renversé.

    Ses propres flèches l’ont percé.

    UNE AUTRE

    J’ai vu l’impie adoré sur la terre.

    Pareil au cèdre, il cachait dans les cieux

    Son front audacieux.

    Il semblait à son gré gouverner le tonnerre,

    Foulait aux pieds ses ennemis vaincus.

    Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.

    UNE AUTRE

    On peut des plus grands rois surprendre la justice.

    Incapables de tromper,

    Ils ont peine à s’échapper

    Des pièges de l’artifice.

    Un coeur noble ne peut soupçonner en autrui

    La bassesse et la malice,

    Qu’il ne sent point en lui.

    UNE AUTRE

    Comment s’est calmé l’orage ?

    UNE AUTRE

    Quelle main salutaire a chassé le nuage ?

    TOUT LE CHOEUR

    L’aimable Esther a fait ce grand ouvrage.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    De l’amour de son Dieu son coeur s’est embrasé.

    Au péril d’une mort funeste

    Son zèle ardent s’est exposé.

    Elle a parlé, le ciel a fait le reste.

    DEUX ISRAÈLITES

    Esther a triomphé des filles des Persans.

    La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

    L’UNE DES DEUX

    Tout ressent de ses yeux les charmes innocents.

    Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ?

    L’AUTRE

    Les charmes de son coeur sont encor plus puissants.

    Jamais tant de vertu fut-elle couronnée ?

    TOUTES DEUX, ensemble.

    Esther a triomphé des filles des Persans.

    La nature et le ciel à l’envi l’ont ornée.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Ton Dieu n’est plus irrité.

    Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière.

    Quitte les vêtements de ta captivité,

    Et reprends ta splendeur première.

    Les chemins de Sion à la fin sont ouverts.

    Rompez vos fers,

    Tribus captives.

    Troupes fugitives,

    Repassez les monts et les mers.

    Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

    TOUT LE CHOEUR

    Rompez vos fers,

    Tribus captives.

    Troupes fugitives,

    Repassez les monts et les mers.

    Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Je reverrai ces campagnes si chères.

    UNE AUTRE

    J’irai pleurer au tombeau de mes pères.

    TOUT LE CHOEUR

    Repassez les monts et les mers.

    Rassemblez-vous des bouts de l’univers.

    UNE ISRAÈLITE, seule.

    Relevez, relevez les superbes portiques

    Du temple où notre Dieu se plaît d’être adoré.

    Que de l’or le plus pur son autel soit paré,

    Et que du sein des monts le marbre soit tiré.

    Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques.

    Prêtres sacrés, préparez vos cantiques.

    UNE AUTRE

    Dieu descend, et revient habiter parmi nous.

    Terre, frémis d’allégresse et de crainte.

    Et vous, sous sa majesté sainte,

    Cieux, abaissez-vous.

    UNE AUTRE

    Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !

    Heureux, qui dès l’enfance en connaît la douceur !

    Jeune peuple, courez à ce maître adorable.

    Les biens les plus charmants n’ont rien de comparable

    Aux torrents de plaisirs qu’il répand dans un coeur.

    Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable !

    Heureux, qui dès l’enfance en connaît la douceur !

    UNE AUTRE

    Il s’apaise, il pardonne.

    Du coeur ingrat qui l’abandonne

    Il attend le retour.

    Il excuse notre faiblesse.

    À nous chercher même il s’empresse.

    Pour l’enfant qu’elle a mis au jour,

    Une mère a moins de tendresse.

    Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

    TROIS ISRAÈLITES

    Il nous fait remporter une illustre victoire.

    L’UNE DES TROIS

    Il nous a révélé sa gloire.

    TOUTES TROIS ENSEMBLE

    Ah ! qui peut avec lui partager notre amour ?

    TOUT LE CHOEUR

    Que son nom soit béni. Que son nom soit chanté.

    Que l’on célèbre ses ouvrages,

    Au delà des temps et des âges,

    Au delà de l’éternité.

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  • Jean Racine : Phèdre

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Hippolyte, Théramène.

    HIPPOLYTE

    Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène,

    Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.

    Dans le doute mortel dont je suis agité,

    Je commence à rougir de mon oisiveté.

    Depuis plus de six mois éloigné de mon père,

    J’ignore le destin d’une tête si chère.

    J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

    THÉRAMÈNE

    Et dans quels lieux, Seigneur, l’allez-vous donc chercher ?

    Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,

    J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe.

    J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords

    Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts.

    J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,

    Passé jusqu’à la mer, qui vit tomber Icare.

    Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats

    Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

    Qui sait même, qui sait si le roi votre père

    Veut que de son absence on sache le mystère ?

    Et si lorsque avec vous nous tremblons pour ses jours,

    Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,

    Ce héros n’attend point qu’une amante abusée…

    HIPPOLYTE

    Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.

    De ses jeunes erreurs désormais revenu,

    Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;

    Et fixant de ses voeux l’inconstance fatale,

    Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

    Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,

    Et je fuirai ces lieux que je n’ose plus voir.

    THÉRAMÈNE

    Hé depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présence

    De ces paisibles lieux, si chers à votre enfance,

    Et dont je vous ai vu préférer le séjour

    Au tumulte pompeux d’Athènes et de la cour ?

    Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

    HIPPOLYTE

    Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face

    Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé

    La fille de Minos et de Pasiphaé.

    THÉRAMÈNE

    J’entends. De vos douleurs la cause m’est connue,

    Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.

    Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,

    Que votre exil d’abord signala son crédit.

    Mais sa haine sur vous autrefois attachée,

    Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.

    Et d’ailleurs, quels périls vous peut faire courir

    Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?

    Phèdre atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,

    Lasse enfin d’elle-même, et du jour qui l’éclaire,

    Peut-elle contre vous former quelques desseins ?

    HIPPOLYTE

    Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.

    Hippolyte en partant fuit une autre ennemie.

    Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,

    Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

    THÉRAMÈNE

    Quoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?

    Jamais l’aimable soeur des cruels Pallantides

    Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?

    Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

    HIPPOLYTE

    Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.

    THÉRAMÈNE

    Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?

    Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte,

    Implacable ennemi des amoureuses lois,

    Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?

    Vénus par votre orgueil si longtemps méprisée,

    Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?

    Et vous mettant au rang du reste des mortels,

    Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?

    Aimeriez-vous, Seigneur ?

    HIPPOLYTE

    Ami, qu’oses-tu dire ?

    Toi qui connais mon coeur depuis que je respire,

    Des sentiments d’un coeur si fier, si dédaigneux,

    Peux-tu me demander le désaveu honteux ?

    C’est peu qu’avec son lait une mère amazone

    M’ait fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne.

    Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,

    Je me suis applaudi, quand je me suis connu.

    Attaché près de moi par un zèle sincère,

    Tu me contais alors l’histoire de mon père.

    Tu sais combien mon âme attentive à ta voix,

    S’échauffait au récit de ses nobles exploits ;

    Quand tu me dépeignais ce héros intrépide

    Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,

    Les monstres étouffés, et les brigands punis,

    Procuste, Cercyon, et Sciron, et Sinnis,

    Et les os dispersés du géant d’Épidaure,

    Et la Crète fumant du sang du Minotaure.

    Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,

    Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux,

    Hélène à ses parents dans Sparte dérobée,

    Salamine témoin des pleurs de Péribée,

    Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,

    Trop crédules esprits que sa flamme a trompés ;

    Ariane aux rochers contant ses injustices,

    Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;

    Tu sais comme à regret écoutant ce discours,

    Je te pressais souvent d’en abréger le cours.

    Heureux ! si j’avais pu ravir à la mémoire

    Cette indigne moitié d’une si belle histoire.

    Et moi-même à mon tour je me verrais lié ?

    Et les dieux jusque-là m’auraient humilié ?

    Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,

    Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,

    Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,

    Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui.

    Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,

    Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?

    Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés

    De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?

    Mon père la réprouve, et par des lois sévères

    Il défend de donner des neveux à ses frères ;

    D’une tige coupable il craint un rejeton.

    Il veut avec leur soeur ensevelir leur nom,

    Et que jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,

    Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.

    Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?

    Donnerai-je l’exemple à la témérité ?

    Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée…

    THÉRAMÈNE

    Ah, Seigneur ! si votre heure est une fois marquée,

    Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.

    Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer,

    Et sa haine irritant une flamme rebelle,

    Prête à son ennemie une grâce nouvelle.

    Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?

    S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?

    En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?

    Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?

    Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés !

    Vous-même où seriez-vous, vous qui la combattez,

    Si toujours Antiope à ses lois opposée,

    D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?

    Mais que sert d’affecter un superbe discours ?

    Avouez-le, tout change. Et depuis quelques jours

    On vous voit moins souvent, orgueilleux, et sauvage,

    Tantôt faire voler un char sur le rivage,

    Tantôt savant dans l’art par Neptune inventé,

    Rendre docile au frein un coursier indompté.

    Les forêts de nos cris moins souvent retentissent.

    Chargés d’un feu secret vos yeux s’appesantissent.

    Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez.

    Vous périssez d’un mal que vous dissimulez.

    La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?

    HIPPOLYTE

    Théramène, je pars, et vais chercher mon père.

    THÉRAMÈNE

    Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,

    Seigneur ?

    HIPPOLYTE

    C’est mon dessein, tu peux l’en avertir.

    Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.

    Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Oenone ?

    SCÈNE II

    Hippolyte, Oenone, Théramène.

    OENONE

    Hélas, Seigneur ! quel trouble au mien peut-être égal ?

    La reine touche presque à son terme fatal.

    En vain à l’observer jour et nuit je m’attache.

    Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.

    Un désordre éternel règne dans son esprit.

    Son chagrin inquiet l’arrache de son lit.

    Elle veut voir le jour ; et sa douleur profonde

    M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde…

    Elle vient.

    HIPPOLYTE

    Il suffit, je la laisse en ces lieux,

    Et ne lui montre point un visage odieux.

    SCÈNE III

    Phèdre, Oenone.

    PHÈDRE

    N’allons point plus avant. Demeurons, chère Oenone.

    Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne.

    Mes yeux sont éblouis du jour que je revois,

    Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.

    Hélas !

    Elle s’assied.

    OENONE

    Dieux tout-puissants ! Que nos pleurs vous apaisent.

    PHÈDRE

    Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !

    Quelle importune main, en formant tous ces noeuds,

    A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?

    Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire.

    OENONE

    Comme on voit tous ses voeux l’un l’autre se détruire !

    Vous-même condamnant vos injustes desseins,

    Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains.

    Vous-même rappelant votre force première,

    Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière ;

    Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,

    Vous haïssez le jour que vous veniez chercher ?

    PHÈDRE

    Noble et brillant auteur d’une triste famille,

    Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,

    Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,

    Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.

    OENONE

    Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?

    Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,

    Faire de votre mort les funestes apprêts ?

    PHÈDRE

    Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !

    Quand pourrai-je au travers d’une noble poussière

    Suivre de l’oeil un char fuyant dans la carrière ?

    OENONE

    Quoi, Madame !

    PHÈDRE

    Insensée, où suis-je ? et qu’ai-je dit ?

    Où laissé-je égarer mes voeux, et mon esprit ?

    Je l’ai perdu. Les dieux m’en ont ravi l’usage.

    Oenone, la rougeur me couvre le visage,

    Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs,

    Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

    OENONE

    Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence,

    Qui de vos maux encore aigrit la violence.

    Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,

    Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours ?

    Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?

    Quel charme ou quel poison en a tari la source ?

    Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux,

    Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;

    Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure,

    Depuis que votre corps languit sans nourriture.

    À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?

    De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?

    Vous offensez les dieux auteurs de votre vie.

    Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie,

    Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,

    Que vous précipitez sous un joug rigoureux.

    Songez qu’un même jour leur ravira leur mère,

    Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,

    À ce fier ennemi de vous, de votre sang,

    Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,

    Cet Hippolyte…

    PHÈDRE

    Ah dieux !

    OENONE

    Ce reproche vous touche.

    PHÈDRE

    Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?

    OENONE

    Hé bien, votre colère éclate avec raison.

    J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.

    Vivez donc. Que l’amour, le devoir vous excite.

    Vivez, ne souffrez pas que le fils d’une Scythe,

    Accablant vos enfants d’un empire odieux,

    Commande au plus beau sang de la Grèce, et des dieux.

    Mais ne différez point, chaque moment vous tue.

    Réparez promptement votre force abattue,

    Tandis que de vos jours prêts à se consumer

    Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.

    PHÈDRE

    J’en ai trop prolongé la coupable durée.

    OENONE

    Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?

    Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?

    Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?

    PHÈDRE

    Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.

    Plût aux dieux que mon coeur fût innocent comme elles !

    OENONE

    Et quel affreux projet avez-vous enfanté,

    Dont votre coeur encor doive être épouvanté ?

    PHÈDRE

    Je t’en ai dit assez. Épargne moi le reste.

    Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.

    OENONE

    Mourez donc, et gardez un silence inhumain.

    Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.

    Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,

    Mon âme chez les morts descendra la première.

    Mille chemins ouverts y conduisent toujours,

    Et ma juste douleur choisira les plus courts.

    Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue ?

    Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?

    Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.

    Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?

    PHÈDRE

    Quel fruit espères-tu de tant de violence ?

    Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.

    OENONE

    Et que me direz-vous, qui ne cède, grands dieux !

    À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?

    PHÈDRE

    Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m’accable,

    Je n’en mourrai pas moins, j’en mourrai plus coupable.

    OENONE

    Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,

    Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,

    Délivrez mon esprit de ce funeste doute.

    PHÈDRE

    Tu le veux. Lève-toi.

    OENONE

    Parlez. Je vous écoute.

    PHÈDRE

    Ciel ! que lui vais-je dire ? Et par où commencer ?

    OENONE

    Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.

    PHÈDRE

    Ô haine de Vénus ! Ô fatale colère !

    Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !

    OENONE

    Oublions-les, Madame. Et qu’à tout l’avenir

    Un silence éternel cache ce souvenir.

    PHÈDRE

    Ariane, ma soeur ! De quel amour blessée,

    Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ?

    OENONE

    Que faites-vous, Madame ? Et quel mortel ennui,

    Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?

    PHÈDRE

    Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

    Je péris la dernière, et la plus misérable.

    OENONE

    Aimez-vous ?

    PHÈDRE

    De l’amour j’ai toutes les fureurs.

    OENONE

    Pour qui ?

    PHÈDRE

    Tu vas ouïr le comble des horreurs.

    J’aime… à ce nom fatal je tremble, je frissonne.

    J’aime…

    OENONE

    Qui ?

    PHÈDRE

    Tu connais ce fils de l’Amazone,

    Ce prince si longtemps par moi-même opprimé.

    OENONE

    Hippolyte ! Grands dieux !

    PHÈDRE

    C’est toi qui l’as nommé.

    OENONE

    Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace.

    Ô désespoir ! Ô crime ! Ô déplorable race !

    Voyage infortuné ! Rivage malheureux !

    Fallait-il approcher de tes bords dangereux ?

    PHÈDRE

    Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée,

    Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

    Mon repos, mon bonheur semblait être affermi,

    Athènes me montra mon superbe ennemi.

    Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

    Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue.

    Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler,

    Je sentis tout mon corps et transir, et brûler.

    Je reconnus Vénus, et ses feux redoutables,

    D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.

    Par des voeux assidus je crus les détourner,

    Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.

    De victimes moi-même à toute heure entourée,

    Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

    D’un incurable amour remèdes impuissants !

    En vain sur les autels ma main brûlait l’encens.

    Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

    J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,

    Même au pied des autels que je faisais fumer,

    J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.

    Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

    Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

    Contre moi-même enfin j’osai me révolter.

    J’excitai mon courage à le persécuter.

    Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

    J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre,

    Je pressai son exil, et mes cris éternels

    L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.

    Je respirais, Oenone ; et depuis son absence,

    Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.

    Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,

    De son fatal hymen je cultivais les fruits.

    Vaines précautions ! Cruelle destinée !

    Par mon époux lui-même à Trézène amenée

    J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné.

    Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

    Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :

    C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

    J’ai conçu pour mon crime une juste terreur.

    J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur.

    Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,

    Et dérober au jour une flamme si noire.

    Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats.

    Je t’ai tout avoué, je ne m’en repens pas,

    Pourvu que de ma mort respectant les approches

    Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,

    Et que tes vains secours cessent de rappeler

    Un reste de chaleur, tout prêt à s’exhaler.

    SCÈNE IV

    Phèdre, Oenone, Panope.

    PANOPE

    Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,

    Madame. Mais il faut que je vous la révèle.

    La mort vous a ravi votre invincible époux,

    Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.

    OENONE

    Panope, que dis-tu ?

    PANOPE

    Que la reine abusée

    En vain demande au ciel le retour de Thésée,

    Et que par des vaisseaux arrivés dans le port

    Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.

    PHÈDRE

    Ciel !

    PANOPE

    Pour le choix d’un maître Athènes se partage.

    Au prince votre fils l’un donne son suffrage,

    Madame, et de l’État l’autre oubliant les lois

    Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.

    On dit même qu’au trône une brigue insolente

    Veut placer Aricie, et le sang de Pallante.

    J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.

    Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir,

    Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,

    Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.

    OENONE

    Panope, c’est assez. La reine qui t’entend,

    Ne négligera point cet avis important.

    SCÈNE V

    Phèdre, Oenone.

    OENONE

    Madame, je cessais de vous presser de vivre.

    Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre.

    Pour vous en détourner je n’avais plus de voix.

    Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.

    Votre fortune change et prend une autre face.

    Le roi n’est plus, Madame, il faut prendre sa place.

    Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,

    Esclave, s’il vous perd, et roi, si vous vivez.

    Sur qui dans son malheur voulez-vous qu’il s’appuie ?

    Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie.

    Et ses cris innocents portés jusques aux dieux,

    Iront contre sa mère irriter ses aïeux.

    Vivez, vous n’avez plus de reproche à vous faire.

    Votre flamme devient une flamme ordinaire.

    Thésée en expirant vient de rompre les noeuds,

    Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.

    Hippolyte pour vous devient moins redoutable,

    Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.

    Peut-être convaincu de votre aversion

    Il va donner un chef à la sédition.

    Détrompez son erreur, fléchissez son courage.

    Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage,

    Mais il sait que les lois donnent à votre fils

    Les superbes remparts que Minerve a bâtis.

    Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie.

    Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.

    PHÈDRE

    Hé bien ! À tes conseils je me laisse entraîner.

    Vivons, si vers la vie on peut me ramener,

    Et si l’amour d’un fils en ce moment funeste,

    De mes faibles esprits peut ranimer le reste.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Aricie, Ismène.

    ARICIE

    Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?

    Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?

    Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?

    ISMÈNE

    C’est le premier effet de la mort de Thésée.

    Préparez-vous, Madame, à voir de tous côtés

    Voler vers vous les coeurs par Thésée écartés.

    Aricie à la fin de son sort est maîtresse,

    Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.

    ARICIE

    Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?

    Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?

    ISMÈNE

    Non, Madame, les dieux ne vous sont plus contraires,

    Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.

    ARICIE

    Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?

    ISMÈNE

    On sème de sa mort d’incroyables discours.

    On dit que ravisseur d’une amante nouvelle

    Les flots ont englouti cet époux infidèle.

    On dit même, et ce bruit est partout répandu,

    Qu’avec Pirithoüs aux Enfers descendu

    Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,

    Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;

    Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,

    Et repasser les bords, qu’on passe sans retour.

    ARICIE

    Croirai-je qu’un mortel avant sa dernière heure

    Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?

    Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?

    ISMÈNE

    Thésée est mort, Madame, et vous seule en doutez.

    Athènes en gémit, Trézène en est instruite,

    Et déjà pour son roi reconnaît Hippolyte.

    Phèdre dans ce palais tremblante pour son fils,

    De ses amis troublés demande les avis.

    ARICIE

    Et tu crois que pour moi plus humain que son père

    Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ?

    Qu’il plaindra mes malheurs ?

    ISMÈNE

    Madame, je le crois.

    ARICIE

    L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?

    Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,

    Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?

    Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,

    Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.

    ISMÈNE

    Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite.

    Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte.

    Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté

    A redoublé pour lui ma curiosité.

    Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre.

    Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre.

    Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,

    Déjà pleins de langueur ne pouvaient vous quitter.

    Le nom d’amant peut-être offense son courage.

    Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.

    ARICIE

    Que mon coeur, chère Ismène, écoute avidement

    Un discours, qui peut-être a peu de fondement !

    Ô toi ! Qui me connais, te semblait-il croyable

    Que le triste jouet d’un sort impitoyable,

    Un coeur toujours nourri d’amertume et de pleurs,

    Dût connaître l’amour, et ses folles douleurs ?

    Reste du sang d’un roi, noble fils de la Terre,

    Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre,

    J’ai perdu dans la fleur de leur jeune saison

    Six frères, quel espoir d’une illustre maison !

    Le fer moissonna tout, et la terre humectée

    But à regret le sang des neveux d’Erechthée.

    Tu sais depuis leur mort quelle sévère loi

    Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi.

    On craint que de la soeur les flammes téméraires

    Ne raniment un jour la cendre de ses frères.

    Mais tu sais bien aussi de quel oeil dédaigneux

    Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux.

    Tu sais que de tout temps à l’amour opposée,

    Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée

    Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.

    Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.

    Non que par les yeux seuls lâchement enchantée

    J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée,

    Présents dont la nature a voulu l’honorer,

    Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer.

    J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,

    Les vertus de son père, et non point les faiblesses.

    J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux

    Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.

    Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée.

    Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée

    D’arracher un hommage à mille autres offert,

    Et d’entrer dans un coeur de toutes parts ouvert.

    Mais de faire fléchir un courage inflexible,

    De porter la douleur dans une âme insensible,

    D’enchaîner un captif de ses fers étonné,

    Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné :

    C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.

    Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte,

    Et vaincu plus souvent, et plutôt surmonté

    Préparait moins de gloire aux yeux qui l’ont dompté.

    Mais, chère Ismène, hélas ! Quelle est mon imprudence !

    On ne m’opposera que trop de résistance.

    Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,

    Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.

    Hippolyte aimerait ? Par quel bonheur extrême

    Aurais-je pu fléchir…

    ISMÈNE

    Vous l’entendrez lui-même,

    Il vient à vous.

    SCÈNE II

    Hippolyte, Aricie, Ismène.

    HIPPOLYTE

    Madame, avant que de partir,

    J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.

    Mon père ne vit plus. Ma juste défiance

    Présageait les raisons de sa trop longue absence.

    La mort seule bornant ses travaux éclatants

    Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.

    Les dieux livrent enfin à la Parque homicide

    L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.

    Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,

    Écoute sans regret ces noms qui lui sont dûs.

    Un espoir adoucit ma tristesse mortelle.

    Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.

    Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur,

    Vous pouvez disposer de vous, de votre coeur.

    Et dans cette Trézène aujourd’hui mon partage,

    De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,

    Qui m’a sans balancer reconnu pour son roi,

    Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.

    ARICIE

    Modérez des bontés, dont l’excès m’embarrasse.

    D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,

    Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,

    Sous ces austères lois, dont vous me dispensez.

    HIPPOLYTE

    Du choix d’un successeur Athènes incertaine

    Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.

    ARICIE

    De moi, Seigneur ?

    HIPPOLYTE

    Je sais, sans vouloir me flatter,

    Qu’une superbe loi semble me rejeter.

    La Grèce me reproche une mère étrangère.

    Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,

    Madame, j’ai sur lui de véritables droits

    Que je saurais sauver du caprice des lois.

    Un frein plus légitime arrête mon audace.

    Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,

    Un sceptre, que jadis vos aïeux ont reçu

    De ce fameux mortel que la Terre a conçu.

    L’adoption le mit entre les mains d’Égée.

    Athènes par mon père accrue, et protégée

    Reconnut avec joie un roi si généreux,

    Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.

    Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.

    Assez elle a gémi d’une longue querelle,

    Assez dans ses sillons votre sang englouti

    A fait fumer le champ dont il était sorti.

    Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète

    Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.

    L’Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous

    Réunir tous les voeux partagés entre nous.

    ARICIE

    De tout ce que j’entends étonnée et confuse

    Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.

    Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?

    Quel dieu, Seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?

    Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !

    Et que la vérité passe la renommée !

    Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !

    N’était-ce pas assez de ne me point haïr ?

    Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme

    De cette inimitié…

    HIPPOLYTE

    Moi, vous haïr, Madame ?

    Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,

    Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?

    Quelles sauvages moeurs, quelle haine endurcie

    Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?

    Ai-je pu résister au charme décevant…

    ARICIE

    Quoi, Seigneur ?

    HIPPOLYTE

    Je me suis engagé trop avant.

    Je vois que la raison cède à la violence.

    Puisque j’ai commencé de rompre le silence,

    Madame, il faut poursuivre. Il faut vous informer

    D’un secret, que mon coeur ne peut plus renfermer.

    Vous voyez devant vous un prince déplorable,

    D’un téméraire orgueil exemple mémorable.

    Moi, qui contre l’amour fièrement révolté,

    Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté,

    Qui des faibles mortels déplorant les naufrages,

    Pensais toujours du bord contempler les orages,

    Asservi maintenant sous la commune loi,

    Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !

    Un moment a vaincu mon audace imprudente.

    Cette âme si superbe est enfin dépendante.

    Depuis près de six mois honteux, désespéré,

    Portant partout le trait, dont je suis déchiré,

    Contre vous, contre moi vainement je m’éprouve.

    Présente je vous fuis, absente je vous trouve.

    Dans le fond des forêts votre image me suit.

    La lumière du jour, les ombres de la nuit,

    Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite.

    Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.

    Moi-même pour tout fruit de mes soins superflus,

    Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus.

    Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune.

    Je ne me souviens plus des leçons de Neptune.

    Mes seuls gémissements font retentir les bois,

    Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.

    Peut-être le récit d’un amour si sauvage

    Vous fait en m’écoutant rougir de votre ouvrage.

    D’un coeur qui s’offre à vous quel farouche entretien !

    Quel étrange captif pour un si beau lien !

    Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère.

    Songez que je vous parle une langue étrangère,

    Et ne rejetez pas des voeux mal exprimés,

    Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.

    SCÈNE III

    Hippolyte, Aricie, Théramène, Ismène.

    THÉRAMÈNE

    Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée.

    Elle vous cherche.

    HIPPOLYTE

    Moi !

    THÉRAMÈNE

    J’ignore sa pensée,

    Mais on vous est venu demander de sa part.

    Phèdre veut vous parler avant votre départ.

    HIPPOLYTE

    Phèdre ? Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…

    ARICIE

    Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre.

    Quoique trop convaincu de son inimitié,

    Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.

    HIPPOLYTE

    Cependant vous sortez. Et je pars. Et j’ignore

    Si je n’offense point les charmes que j’adore.

    J’ignore si ce coeur que je laisse en vos mains…

    ARICIE

    Partez, Prince, et suivez vos généreux desseins.

    Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.

    J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.

    Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,

    N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

    SCÈNE IV

    Hippolyte, Théramène.

    HIPPOLYTE

    Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.

    Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.

    Fais donner le signal, cours, ordonne, et reviens

    Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.

    SCÈNE V

    Phèdre, Hippolyte, Oenone.

    PHÈDRE, à OEnone.

    Le voici. Vers mon coeur tout mon sang se retire.

    J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.

    OENONE

    Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.

    PHÈDRE

    On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,

    Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes.

    Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.

    Mon fils n’a plus de père, et le jour n’est pas loin

    Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.

    Déjà mille ennemis attaquent son enfance,

    Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.

    Mais un secret remords agite mes esprits :

    Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris.

    Je tremble que sur lui votre juste colère

    Ne poursuive bientôt une odieuse mère.

    HIPPOLYTE

    Madame, je n’ai point des sentiments si bas.

    PHÈDRE

    Quand vous me haïriez je ne m’en plaindrais pas,

    Seigneur. Vous m’avez vue attachée à vous nuire :

    Dans le fond de mon coeur vous ne pouviez pas lire.

    À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir.

    Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir.

    En public, en secret contre vous déclarée,

    J’ai voulu par des mers en être séparée.

    J’ai même défendu par une expresse loi

    Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.

    Si pourtant à l’offense on mesure la peine,

    Si la haine peut seule attirer votre haine,

    Jamais femme ne fut plus digne de pitié,

    Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.

    HIPPOLYTE

    Des droits de ses enfants une mère jalouse

    Pardonne rarement au fils d’une autre épouse.

    Madame, je le sais. Les soupçons importuns

    Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.

    Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,

    Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.

    PHÈDRE

    Ah, Seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester,

    De cette loi commune a voulu m’excepter !

    Qu’un soin bien différent me trouble, et me dévore !

    HIPPOLYTE

    Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore.

    Peut-être votre époux voit encore le jour.

    Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.

    Neptune le protège, et ce dieu tutélaire

    Ne sera pas en vain imploré par mon père.

    PHÈDRE

    On ne voit point deux fois le rivage des morts,

    Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,

    En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie,

    Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.

    Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.

    Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.

    Je le vois, je lui parle, et mon coeur… Je m’égare,

    Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.

    HIPPOLYTE

    Je vois de votre amour l’effet prodigieux.

    Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux.

    Toujours de son amour votre âme est embrasée.

    PHÈDRE

    Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.

    Je l’aime, non point tel que l’ont vu les Enfers,

    Volage adorateur de mille objets divers,

    Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;

    Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,

    Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,

    Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois.

    Il avait votre port, vos yeux, votre langage.

    Cette noble pudeur colorait son visage,

    Lorsque de notre Crète il traversa les flots,

    Digne sujet des voeux des filles de Minos.

    Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte

    Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?

    Pourquoi trop jeune encor ne pûtes-vous alors

    Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?

    Par vous aurait péri le monstre de la Crète

    Malgré tous les détours de sa vaste retraite.

    Pour en développer l’embarras incertain

    Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.

    Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.

    L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.

    C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours

    Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.

    Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !

    Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.

    Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,

    Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,

    Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue,

    Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.

    HIPPOLYTE

    Dieux ! Qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous

    Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?

    PHÈDRE

    Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,

    Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?

    HIPPOLYTE

    Madame, pardonnez. J’avoue en rougissant,

    Que j’accusais à tort un discours innocent.

    Ma honte ne peut plus soutenir votre vue.

    Et je vais…

    PHÈDRE

    Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.

    Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.

    Hé bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur.

    J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,

    Innocente à mes yeux je m’approuve moi-même,

    Ni que du fol amour qui trouble ma raison

    Ma lâche complaisance ait nourri le poison.

    Objet infortuné des vengeances célestes,

    Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.

    Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc

    Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,

    Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle

    De séduire le coeur d’une faible mortelle.

    Toi-même en ton esprit rappelle le passé.

    C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.

    J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.

    Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.

    De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?

    Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.

    Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.

    J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.

    Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,

    Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.

    Que dis-je ? Cet aveu que je te viens de faire,

    Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?

    Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,

    Je te venais prier de ne le point haïr.

    Faibles projets d’un coeur trop plein de ce qu’il aime !

    Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.

    Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.

    Digne fils du héros qui t’a donné le jour,

    Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.

    La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?

    Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.

    Voilà mon coeur. C’est là que ta main doit frapper.

    Impatient déjà d’expier son offense

    Au devant de ton bras je le sens qui s’avance.

    Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,

    Si ta haine m’envie un supplice si doux,

    Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,

    Au défaut de ton bras prête moi ton épée.

    Donne.

    OENONE

    Que faites-vous, Madame ? Justes dieux !

    Mais on vient. Évitez des témoins odieux,

    Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

    SCÈNE VI

    Hippolyte, Théramène.

    THÉRAMÈNE

    Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?

    Pourquoi, Seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?

    Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur ?

    HIPPOLYTE

    Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.

    Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.

    Phèdre… Mais non, grands dieux ! Qu’en un profond oubli

    Cet horrible secret demeure enseveli.

    THÉRAMÈNE

    Si vous voulez partir, la voile est préparée.

    Mais Athènes, Seigneur, s’est déjà déclarée.

    Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus.

    Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.

    HIPPOLYTE

    Phèdre ?

    THÉRAMÈNE

    Un héraut chargé des volontés d’Athènes

    De l’État en ses mains vient remettre les rênes.

    Son fils est roi, Seigneur.

    HIPPOLYTE

    Dieux, qui la connaissez,

    Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?

    THÉRAMÈNE

    Cependant un bruit sourd veut que le roi respire.

    On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.

    Mais moi qui l’y cherchai, Seigneur, je sais trop bien…

    HIPPOLYTE

    N’importe, écoutons tout, et ne négligeons rien.

    Examinons ce bruit, remontons à sa source.

    S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,

    Partons, et quelque prix qu’il en puisse coûter,

    Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Phèdre, Oenone.

    PHÈDRE

    Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie.

    Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?

    De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?

    Cache-moi bien plutôt, je n’ai que trop parlé.

    Mes fureurs au dehors ont osé se répandre.

    J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.

    Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours

    L’insensible a longtemps éludé mes discours !

    Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !

    Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !

    Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?

    Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,

    A-t-il pâli pour moi ? Me l’a-t-il arrachée ?

    Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,

    Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains,

    Et ce fer malheureux profanerait ses mains.

    OENONE

    Ainsi dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,

    Vous nourrissez un feu, qu’il vous faudrait éteindre.

    Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,

    Dans de plus nobles soins chercher votre repos,

    Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,

    Régner, et de l’État embrasser la conduite ?

    PHÈDRE

    Moi régner ! Moi ranger un État sous ma loi !

    Quand ma faible raison ne règne plus sur moi,

    Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire,

    Quand sous un joug honteux à peine je respire,

    Quand je me meurs.

    OENONE

    Fuyez.

    PHÈDRE

    Je ne le puis quitter.

    OENONE

    Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter.

    PHÈDRE

    Il n’est plus temps. Il sait mes ardeurs insensées.

    De l’austère pudeur les bornes sont passées.

    J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,

    Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon coeur.

    Toi-même rappelant ma force défaillante,

    Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,

    Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer.

    Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.

    OENONE

    Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable,

    De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?

    Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,

    Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?

    Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée

    Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !

    Que son farouche orgueil le rendait odieux !

    Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !

    PHÈDRE

    Oenone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse.

    Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.

    Hippolyte endurci par de sauvages lois

    Entend parler d’amour pour la première fois.

    Peut-être sa surprise a causé son silence,

    Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.

    OENONE

    Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.

    PHÈDRE

    Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.

    OENONE

    Il a pour tout le sexe une haine fatale.

    PHÈDRE

    Je ne me verrai point préférer de rivale.

    Enfin, tous tes conseils ne sont plus de saison.

    Sers ma fureur, Oenone, et non point ma raison.

    Il oppose à l’amour un coeur inaccessible.

    Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible.

    Les charmes d’un empire ont paru le toucher.

    Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher.

    Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,

    Et la voile flottait aux vents abandonnée.

    Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,

    Oenone. Fais briller la couronne à ses yeux.

    Qu’il mette sur son front le sacré diadème.

    Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.

    Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.

    Il instruira mon fils dans l’art de commander.

    Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père.

    Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.

    Pour le fléchir enfin tente tous les moyens.

    Tes discours trouveront plus d’accès que les miens.

    Presse, pleure, gémis, plains-lui Phèdre mourante.

    Ne rougis point de prendre une voix suppliante.

    Je t’avouerai de tout, je n’espère qu’en toi.

    Va, j’attends ton retour pour disposer de moi.

    SCÈNE II

    PHÈDRE, seule.

    Ô toi ! qui vois la honte où je suis descendue,

    Implacable Vénus, suis-je assez confondue ?

    Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.

    Ton triomphe est parfait, tous tes traits ont porté.

    Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,

    Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.

    Hippolyte te fuit, et bravant ton courroux,

    Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux.

    Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.

    Déesse, venge-toi, nos causes sont pareilles.

    Qu’il aime ! Mais déjà tu reviens sur tes pas,

    Oenone ? On me déteste, on ne t’écoute pas.

    SCÈNE III

    Phèdre, Oenone.

    OENONE

    Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,

    Madame. Rappelez votre vertu passée.

    Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux,

    Thésée est arrivé. Thésée est en ces lieux.

    Le peuple, pour le voir, court et se précipite.

    Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,

    Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…

    PHÈDRE

    Mon époux est vivant, Oenone, c’est assez.

    J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage.

    Il vit. Je ne veux pas en savoir davantage.

    OENONE

    Quoi ?

    PHÈDRE

    Je te l’ai prédit, mais tu n’as pas voulu.

    Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.

    Je mourais ce matin digne d’être pleurée.

    J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.

    OENONE

    Vous mourez ?

    PHÈDRE

    Juste ciel ! Qu’ai-je fait aujourd’hui ?

    Mon époux va paraître, et son fils avec lui.

    Je verrai le témoin de ma flamme adultère

    Observer de quel front j’ose aborder son père,

    Le coeur gros de soupirs, qu’il n’a point écoutés,

    L’oeil humide de pleurs, par l’ingrat rebutés.

    Penses-tu que sensible à l’honneur de Thésée,

    Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?

    Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?

    Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?

    Il se tairait en vain. Je sais mes perfidies,

    Oenone, et ne suis point de ces femmes hardies,

    Qui goûtant dans le crime une tranquille paix

    Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.

    Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes.

    Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes

    Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser

    Attendent mon époux, pour le désabuser.

    Mourons. De tant d’horreurs, qu’un trépas me délivre.

    Est-ce un malheur si grand, que de cesser de vivre ?

    La mort aux malheureux ne cause point d’effroi.

    Je ne crains que le nom que je laisse après moi.

    Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !

    Le sang de Jupiter doit enfler leur courage.

    Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,

    Le crime d’une mère est un pesant fardeau.

    Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,

    Un jour ne leur reproche une mère coupable.

    Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux,

    L’un ni l’autre jamais n’ose lever les yeux.

    OENONE

    Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre.

    Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.

    Mais à de tels affronts, pourquoi les exposer ?

    Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?

    C’en est fait. On dira que Phèdre trop coupable,

    De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.

    Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours,

    Vous-même en expirant appuyiez ses discours.

    À votre accusateur, que pourrai-je répondre ?

    Je serai devant lui trop facile à confondre.

    De son triomphe affreux je le verrai jouir,

    Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.

    Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !

    Mais ne me trompez point, vous est-il cher encore ?

    De quel oeil voyez-vous ce prince audacieux ?

    PHÈDRE

    Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.

    OENONE

    Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?

    Vous le craignez… Osez l’accuser la première

    Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.

    Qui vous démentira ? Tout parle contre lui.

    Son épée en vos mains heureusement laissée,

    Votre trouble présent, votre douleur passée,

    Son père par vos cris dès longtemps prévenu,

    Et déjà son exil par vous-même obtenu.

    PHÈDRE

    Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !

    OENONE

    Mon zèle n’a besoin que de votre silence.

    Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.

    Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.

    Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,

    Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède.

    Je parlerai. Thésée aigri par mes avis,

    Bornera sa vengeance à l’exil de son fils.

    Un père en punissant, Madame, est toujours père.

    Un supplice léger suffit à sa colère.

    Mais le sang innocent dût-il être versé,

    Que ne demande point votre honneur menacé ?

    C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.

    Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,

    Madame, et pour sauver notre honneur combattu,

    Il faut immoler tout, et même la vertu.

    On vient, je vois Thésée.

    PHÈDRE

    Ah ! je vois Hippolyte.

    Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.

    Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.

    Dans le trouble où je suis, je ne peux rien pour moi.

    SCÈNE IV

    Thésée, Hippolyte, Phèdre, Oenone, Théramène.

    THÉSÉE

    La fortune à mes voeux cesse d’être opposée,

    Madame, et dans vos bras met…

    PHÈDRE

    Arrêtez, Thésée,

    Et ne profanez point des transports si charmants.

    Je ne mérite plus ces doux empressements.

    Vous êtes offensé. La fortune jalouse

    N’a pas en votre absence épargné votre épouse,

    Indigne de vous plaire, et de vous approcher,

    Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.

    SCÈNE V

    Thésée, Hippolyte, Théramène.

    THÉSÉE

    Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,

    Mon fils ?

    HIPPOLYTE

    Phèdre peut seule expliquer ce mystère.

    Mais si mes voeux ardents vous peuvent émouvoir,

    Permettez-moi, Seigneur, de ne la plus revoir.

    Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte

    Disparaisse des lieux que votre épouse habite.

    THÉSÉE

    Vous, mon fils, me quitter ?

    HIPPOLYTE

    Je ne la cherchais pas,

    C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.

    Vous daignâtes, Seigneur, aux rives de Trézène

    Confier en partant Aricie, et la reine.

    Je fus même chargé du soin de les garder.

    Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?

    Assez dans les forêts mon oisive jeunesse,

    Sur de vils ennemis a montré son adresse.

    Ne pourrai-je en fuyant un indigne repos,

    D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?

    Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,

    Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche

    Avait de votre bras senti la pesanteur.

    Déjà de l’insolence heureux persécuteur,

    Vous aviez des deux mers assuré les rivages.

    Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages.

    Hercule respirant sur le bruit de vos coups,

    Déjà de son travail se reposait sur vous.

    Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,

    Je suis même encor loin des traces de ma mère.

    Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper.

    Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,

    Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;

    Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,

    Éternisant des jours si noblement finis,

    Prouve à tout l’avenir que j’étais votre fils.

    THÉSÉE

    Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue

    Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?

    Si je reviens si craint, et si peu désiré,

    Ô ciel ! de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?

    Je n’avais qu’un ami. Son imprudente flamme

    Du tyran de l’Épire allait ravir la femme.

    Je servais à regret ses desseins amoureux.

    Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.

    Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.

    J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,

    Livré par ce barbare à des monstres cruels,

    Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.

    Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,

    Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres.

    Les dieux après six mois enfin m’ont regardé.

    J’ai su tromper les yeux de qui j’étais gardé.

    D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature.

    À ses monstres lui-même a servi de pâture.

    Et lorsqu’avec transport je pense m’approcher

    De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;

    Que dis-je ? quand mon âme à soi-même rendue

    Vient se rassasier d’une si chère vue ;

    Je n’ai pour tout accueil que des frémissements.

    Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.

    Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,

    Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.

    Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé.

    Qui m’a trahi ? Pourquoi ne suis-je pas vengé ?

    La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,

    A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?

    Vous ne répondez point. Mon fils, mon propre fils

    Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?

    Entrons. C’est trop garder un doute qui m’accable.

    Connaissons à la fois le crime et le coupable.

    Que Phèdre explique enfin le trouble où je la vois.

    SCÈNE VI

    Hippolyte, Théramène.

    HIPPOLYTE

    Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?

    Phèdre toujours en proie à sa fureur extrême,

    Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?

    Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison

    L’amour a répandu sur toute sa maison !

    Moi-même plein d’un feu que sa haine réprouve,

    Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !

    De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.

    Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter.

    Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse

    Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,

    Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,

    Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Thésée, Oenone.

    THÉSÉE

    Ah ! Qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire

    Préparait cet outrage à l’honneur de son père ?

    Avec quelle rigueur, Destin, tu me poursuis !

    Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.

    Ô tendresse ! Ô bonté trop mal récompensée !

    Projet audacieux ! détestable pensée !

    Pour parvenir au but de ses noires amours,

    L’insolent de la force empruntait le secours.

    J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,

    Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage.

    Tous les liens du sang n’ont pu le retenir !

    Et Phèdre différait à le faire punir !

    Le silence de Phèdre épargnait le coupable !

    OENONE

    Phèdre épargnait plutôt un père déplorable.

    Honteuse du dessein d’un amant furieux,

    Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux,

    Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtrière

    Éteignait de ses yeux l’innocente lumière.

    J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver.

    Moi seule à votre amour j’ai su la conserver ;

    Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,

    J’ai servi malgré moi d’interprète à ses larmes.

    THÉSÉE

    Le perfide ! Il n’a pu s’empêcher de pâlir.

    De crainte en m’abordant je l’ai vu tressaillir.

    Je me suis étonné de son peu d’allégresse.

    Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.

    Mais ce coupable amour dont il est dévoré,

    Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ?

    OENONE

    Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine.

    Un amour criminel causa toute sa haine.

    THÉSÉE

    Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?

    OENONE

    Je vous ai dit Seigneur, tout ce qui s’est passé.

    C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle.

    Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.

    SCÈNE II

    Thésée, Hippolyte.

    THÉSÉE

    Ah ! le voici. Grands dieux ! À ce noble maintien

    Quel oeil ne serait pas trompé comme le mien ?

    Faut-il que sur le front d’un profane adultère

    Brille de la vertu le sacré caractère ?

    Et ne devrait-on pas à des signes certains

    Reconnaître le coeur des perfides humains ?

    HIPPOLYTE

    Puis-je vous demander quel funeste nuage,

    Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ?

    N’osez-vous confier ce secret à ma foi ?

    THÉSÉE

    Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi ?

    Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,

    Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.

    Après que le transport d’un amour plein d’horreur,

    Jusqu’au lit de ton père a porté sa fureur,

    Tu m’oses présenter une tête ennemie,

    Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie,

    Et ne vas pas chercher sous un ciel inconnu

    Des pays où mon nom ne soit point parvenu.

    Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,

    Et tenter un courroux que je retiens à peine.

    C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel

    D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,

    Sans que ta mort encor honteuse à ma mémoire,

    De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.

    Fuis. Et si tu ne veux qu’un châtiment soudain

    T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,

    Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire

    Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.

    Fuis, dis-je, et sans retour précipitant tes pas,

    De ton horrible aspect purge tous mes États.

    Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage

    D’infâmes assassins nettoya ton rivage,

    Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux,

    Tu promis d’exaucer le premier de mes voeux.

    Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle

    Je n’ai point imploré ta puissance immortelle.

    Avare du secours que j’attends de tes soins

    Mes voeux t’ont réservé pour de plus grands besoins.

    Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père.

    J’abandonne ce traître à toute ta colère.

    Étouffe dans son sang ses désirs effrontés.

    Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.

    HIPPOLYTE

    D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte ?

    Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;

    Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,

    Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.

    THÉSÉE

    Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence,

    Phèdre ensevelirait ta brutale insolence.

    Il fallait en fuyant ne pas abandonner

    Le fer, qui dans ses mains aide à te condamner.

    Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,

    Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.

    HIPPOLYTE

    D’un mensonge si noir justement irrité,

    Je devrais faire ici parler la vérité,

    Seigneur. Mais je supprime un secret qui vous touche.

    Approuvez le respect qui me ferme la bouche ;

    Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,

    Examinez ma vie, et songez qui je suis.

    Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.

    Quiconque a pu franchir les bornes légitimes,

    Peut violer enfin les droits les plus sacrés.

    Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés.

    Et jamais on n’a vu la timide innocence

    Passer subitement à l’extrême licence.

    Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux

    Un perfide assassin, un lâche incestueux.

    Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,

    Je n’ai point de son sang démenti l’origine.

    Pitthée estimé sage entre tous les humains,

    Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.

    Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ;

    Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,

    Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater

    La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.

    C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.

    J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse.

    On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.

    Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon coeur,

    Et l’on veut qu’Hippolyte épris d’un feu profane…

    THÉSÉE

    Oui, c’est ce même orgueil, lâche, qui te condamne.

    Je vois de tes froideurs le principe odieux.

    Phèdre seule charmait tes impudiques yeux.

    Et pour tout autre objet ton âme indifférente

    Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.

    HIPPOLYTE

    Non, mon père, ce coeur (c’est trop vous le celer)

    N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.

    Je confesse à vos pieds ma véritable offense.

    J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.

    Aricie à ses lois tient mes voeux asservis.

    La fille de Pallante a vaincu votre fils.

    Je l’adore, et mon âme à vos ordres rebelle,

    Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.

    THÉSÉE

    Tu l’aimes ? Ciel ! Mais non, l’artifice est grossier.

    Tu te feins criminel pour te justifier.

    HIPPOLYTE

    Seigneur, depuis six mois je l’évite, et je l’aime.

    Je venais en tremblant vous le dire à vous-même.

    Hé quoi ? De votre erreur rien ne vous peut tirer ?

    Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?

    Que la terre, le ciel, que toute la nature…

    THÉSÉE

    Toujours les scélérats ont recours au parjure.

    Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,

    Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.

    HIPPOLYTE

    Elle vous paraît fausse, et pleine d’artifice ;

    Phèdre au fond de son coeur me rend plus de justice.

    THÉSÉE

    Ah ! que ton impudence excite mon courroux !

    HIPPOLYTE

    Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?

    THÉSÉE

    Fusses-tu par delà les colonnes d’Alcide,

    Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.

    HIPPOLYTE

    Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,

    Quels amis me plaindront quand vous m’abandonnez ?

    THÉSÉE

    Va chercher des amis, dont l’estime funeste

    Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;

    Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,

    Dignes de protéger un méchant tel que toi.

    HIPPOLYTE

    Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère !

    Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,

    Phèdre est d’un sang, Seigneur, vous le savez trop bien,

    De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.

    THÉSÉE

    Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ?

    Pour la dernière fois ôte-toi de ma vue.

    Sors, traître. N’attends pas qu’un père furieux

    Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.

    SCÈNE III

    THÉSÉE, seul.

    Misérable, tu cours à ta perte infaillible.

    Neptune par le fleuve aux dieux mêmes terrible,

    M’a donné sa parole, et va l’exécuter.

    Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.

    Je t’aimais. Et je sens que malgré ton offense,

    Mes entrailles pour toi se troublent par avance.

    Mais à te condamner tu m’as trop engagé.

    Jamais père en effet fut-il plus outragé ?

    Justes dieux, qui voyez la douleur qui m’accable,

    Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable ?

    SCÈNE IV

    Phèdre, Thésée.

    PHÈDRE

    Seigneur, je viens à vous pleine d’un juste effroi.

    Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi.

    Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.

    S’il en est temps encore, épargnez votre race.

    Respectez votre sang, j’ose vous en prier.

    Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier.

    Ne me préparez point la douleur éternelle

    De l’avoir fait répandre à la main paternelle.

    THÉSÉE

    Non, Madame, en mon sang ma main n’a point trempé.

    Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé.

    Une immortelle main de sa perte est chargée.

    Neptune me la doit, et vous serez vengée.

    PHÈDRE

    Neptune vous la doit ! Quoi ! Vos voeux irrités…

    THÉSÉE

    Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ?

    Joignez-vous bien plutôt à mes voeux légitimes.

    Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes.

    Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.

    Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus.

    Sa fureur contre vous se répand en injures.

    Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures.

    Il soutient qu’Aricie a son coeur, a sa foi,

    Qu’il l’aime.

    PHÈDRE

    Quoi, Seigneur !

    THÉSÉE

    Il l’a dit devant moi.

    Mais je sais rejeter un frivole artifice.

    Espérons de Neptune une prompte justice.

    Je vais moi-même encore au pied de ses autels,

    Le presser d’accomplir ses serments immortels.

    SCÈNE V

    PHÈDRE, seule.

    Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille ?

    Quel feu mal étouffé dans mon coeur se réveille ?

    Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis !

    Je volais toute entière au secours de son fils.

    Et m’arrachant des bras d’Oenone épouvantée,

    Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.

    Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?

    Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir,

    Peut-être si la voix ne m’eût été coupée,

    L’affreuse vérité me serait échappée.

    Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !

    Aricie a son coeur ! Aricie a sa foi !

    Ah dieux ! Lorsqu’à mes voeux l’ingrat inexorable

    S’armait d’un oeil si fier, d’un front si redoutable,

    Je pensais qu’à l’amour son coeur toujours fermé,

    Fût contre tout mon sexe également armé.

    Une autre cependant a fléchi son audace.

    Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.

    Peut-être a-t-il un coeur facile à s’attendrir.

    Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.

    Et je me chargerais du soin de le défendre !

    SCÈNE VI

    Phèdre, Oenone.

    PHÈDRE

    Chère Oenone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?

    OENONE

    Non. Mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.

    J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir.

    J’ai craint une fureur à vous-même fatale.

    PHÈDRE

    Oenone, qui l’eût crû ? J’avais une rivale.

    OENONE

    Comment ?

    PHÈDRE

    Hippolyte aime, et je n’en puis douter.

    Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,

    Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,

    Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,

    Soumis, apprivoisé reconnaît un vainqueur.

    Aricie a trouvé le chemin de son coeur.

    OENONE

    Aricie ?

    PHÈDRE

    Ah, douleur non encore éprouvée !

    À quel nouveau tourment je me suis réservée !

    Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,

    La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,

    Et d’un refus cruel l’insupportable injure

    N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.

    Ils s’aiment ! par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?

    Comment se sont-ils vus ? Depuis quand ? Dans quels lieux ?

    Tu le savais. Pourquoi me laissais-tu séduire ?

    De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?

    Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?

    Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?

    Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence.

    Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence.

    Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux.

    Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux.

    Et moi, triste rebut de la nature entière,

    Je me cachais au jour, je fuyais la lumière.

    La mort est le seul dieu que j’osais implorer.

    J’attendais le moment où j’allais expirer,

    Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,

    Encor dans mon malheur de trop près observée,

    Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir,

    Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir.

    Et sous un front serein déguisant mes alarmes,

    Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.

    OENONE

    Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?

    Ils ne se verront plus.

    PHÈDRE

    Ils s’aimeront toujours.

    Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !

    Ils bravent la fureur d’une amante insensée.

    Malgré ce même exil qui va les écarter,

    Ils font mille serments de ne se point quitter.

    Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage,

    Oenone. Prends pitié de ma jalouse rage.

    Il faut perdre Aricie. Il faut de mon époux

    Contre un sang odieux réveiller le courroux.

    Qu’il ne se borne pas à des peines légères.

    Le crime de la soeur passe celui des frères.

    Dans mes jaloux transports je le veux implorer.

    Que fais-je ? Où ma raison se va-t-elle égarer ?

    Moi jalouse ! Et Thésée est celui que j’implore !

    Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !

    Pour qui ? Quel est le coeur où prétendent mes voeux ?

    Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.

    Mes crimes désormais ont comblé la mesure.

    Je respire à la fois l’inceste et l’imposture.

    Mes homicides mains promptes à me venger,

    Dans le sang innocent brûlent de se plonger.

    Misérable ! Et je vis ? Et je soutiens la vue

    De ce sacré soleil dont je suis descendue ?

    J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux.

    Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux.

    Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.

    Mais que dis-je ? Mon père y tient l’urne fatale.

    Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains.

    Minos juge aux Enfers tous les pâles humains.

    Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,

    Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,

    Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,

    Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers ?

    Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?

    Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible,

    Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,

    Toi-même de ton sang devenir le bourreau.

    Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille.

    Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.

    Hélas ! Du crime affreux dont la honte me suit,

    Jamais mon triste coeur n’a recueilli le fruit.

    Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,

    Je rends dans les tourments une pénible vie.

    OENONE

    Hé ! repoussez, Madame, une injuste terreur.

    Regardez d’un autre oeil une excusable erreur.

    Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.

    Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

    Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?

    L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ?

    La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle.

    Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.

    Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps.

    Les dieux même, les dieux de l’Olympe habitants,

    Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,

    Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.

    PHÈDRE

    Qu’entends-je ? Quels conseils ose-t-on me donner ?

    Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner,

    Malheureuse ? Voilà comme tu m’as perdue.

    Au jour que je fuyais, c’est toi qui m’as rendue.

    Tes prières m’ont fait oublier mon devoir.

    J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir.

    De quoi te chargeais-tu ? Pourquoi ta bouche impie

    A-t-elle en l’accusant osé noircir sa vie ?

    Il en mourra peut-être, et d’un père insensé

    Le sacrilège voeu peut-être est exaucé.

    Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable.

    Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.

    Puisse le juste ciel dignement te payer ;

    Et puisse ton supplice à jamais effrayer

    Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,

    Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,

    Les poussent au penchant où leur coeur est enclin,

    Et leur osent du crime aplanir le chemin :

    Détestables flatteurs, présent le plus funeste

    Que puisse faire aux rois la colère céleste.

    OENONE, seule.

    Ah, dieux ! Pour la servir, j’ai tout fait, tout quitté.

    Et j’en reçois ce prix ? Je l’ai bien mérité.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Hippolyte, Aricie.

    ARICIE

    Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?

    Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ?

    Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,

    Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,

    Partez, séparez-vous de la triste Aricie.

    Mais du moins en partant assurez votre vie.

    Défendez votre honneur d’un reproche honteux,

    Et forcez votre père à révoquer ses voeux.

    Il en est temps encor. Pourquoi ? Par quel caprice

    Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?

    Éclaircissez Thésée.

    HIPPOLYTE

    Hé ! que n’ai-je point dit ?

    Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?

    Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,

    D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?

    Vous seule avez percé ce mystère odieux.

    Mon coeur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.

    Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,

    Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.

    Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé.

    Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,

    Madame. Et que jamais une bouche si pure

    Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.

    Sur l’équité des dieux osons nous confier.

    Ils ont trop d’intérêt à me justifier ;

    Et Phèdre tôt ou tard de son crime punie,

    N’en saurait éviter la juste ignominie.

    C’est l’unique respect que j’exige de vous.

    Je permets tout le reste à mon libre courroux.

    Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite.

    Osez me suivre. Osez accompagner ma fuite.

    Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,

    Où la vertu respire un air empoisonné.

    Profitez pour cacher votre prompte retraite,

    De la confusion que ma disgrâce y jette.

    Je vous puis de la fuite assurer les moyens,

    Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens.

    De puissants défenseurs prendront notre querelle.

    Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle.

    À nos amis communs portons nos justes cris.

    Ne souffrons pas que Phèdre assemblant nos débris

    Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,

    Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.

    L’occasion est belle, il la faut embrasser.

    Quelle peur vous retient ? Vous semblez balancer ?

    Votre seul intérêt m’inspire cette audace.

    Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?

    Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?

    ARICIE

    Hélas ! qu’un tel exil, Seigneur, me serait cher !

    Dans quels ravissements, à votre sort liée

    Du reste des mortels je vivrais oubliée !

    Mais n’étant point unis par un lien si doux,

    Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?

    Je sais que sans blesser l’honneur le plus sévère

    Je me puis affranchir des mains de votre père.

    Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents,

    Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans ;

    Mais vous m’aimez, Seigneur ; et ma gloire alarmée…

    HIPPOLYTE

    Non, non : j’ai trop de soin de votre renommée.

    Un plus noble dessein m’amène devant vous.

    Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.

    Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,

    Le don de notre foi ne dépend de personne.

    L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.

    Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,

    Des princes de ma race antiques sépultures,

    Est un temple sacré formidable aux parjures.

    C’est là que les mortels n’osent jurer en vain.

    Le perfide y reçoit un châtiment soudain.

    Et craignant d’y trouver la mort inévitable,

    Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.

    Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel

    Nous irons confirmer le serment solennel.

    Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère.

    Nous le prierons tous deux de nous servir de père.

    Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom.

    Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,

    Et tous les dieux enfin témoins de mes tendresses

    Garantiront la foi de mes saintes promesses.

    ARICIE

    Le roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.

    Pour cacher mon départ je demeure un moment.

    Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,

    Qui conduise vers vous ma démarche timide.

    SCÈNE II

    Thèsée, Aracie, Ismène.

    THÉSÉE

    Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux

    Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux.

    ARICIE

    Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.

    SCÈNE III

    Thésée, Aricie.

    THÉSÉE

    Vous changez de couleur, et semblez interdite

    Madame ! que faisait Hippolyte en ce lieu ?

    ARICIE

    Seigneur, il me disait un éternel adieu.

    THÉSÉE

    Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;

    Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.

    ARICIE

    Seigneur, je ne vous puis nier la vérité.

    De votre injuste haine il n’a pas hérité.

    Il ne me traitait point comme une criminelle.

    THÉSÉE

    J’entends, il vous jurait une amour éternelle.

    Ne vous assurez point sur ce coeur inconstant.

    Car à d’autres que vous il en jurait autant.

    ARICIE

    Lui, Seigneur ?

    THÉSÉE

    Vous deviez le rendre moins volage.

    Comment souffriez-vous cet horrible partage ?

    ARICIE

    Et comment souffrez-vous que d’horribles discours

    D’une si belle vie osent noircir le cours ?

    Avez-vous de son coeur si peu de connaissance ?

    Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?

    Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux

    Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux ?

    Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.

    Cessez. Repentez-vous de vos voeux homicides.

    Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux

    Ne vous haïsse assez pour exaucer vos voeux.

    Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes.

    Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

    THÉSÉE

    Non, vous voulez en vain couvrir son attentat.

    Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.

    Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables.

    J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

    ARICIE

    Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains

    Ont de monstres sans nombre affranchi les humains.

    Mais tout n’est pas détruit ; et vous en laissez vivre

    Un… Votre fils, Seigneur, me défend de poursuivre.

    Instruite du respect qu’il veut vous conserver,

    Je l’affligerais trop, si j’osais achever.

    J’imite sa pudeur, et fuis votre présence

    Pour n’être pas forcée à rompre le silence.

    SCÈNE IV

    THÉSÉE, seul.

    Quelle est donc sa pensée ? Et que cache un discours

    Commencé tant de fois, interrompu toujours ?

    Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?

    Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?

    Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,

    Quelle plaintive voix crie au fond de mon coeur ?

    Une pitié secrète et m’afflige, et m’étonne.

    Une seconde fois interrogeons Oenone.

    Je veux de tout le crime être mieux éclairci.

    Gardes. Qu’Oenone sorte et vienne seule ici.

    SCÈNE V

    Thésée, Panope.

    PANOPE

    J’ignore le projet que la reine médite,

    Seigneur. Mais je crains tout du transport qui l’agite.

    Un mortel désespoir sur son visage est peint.

    La pâleur de la mort est déjà sur son teint.

    Déjà de sa présence avec honte chassée

    Dans la profonde mer Oenone s’est lancée.

    On ne sait point d’où part ce dessein furieux.

    Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.

    THÉSÉE

    Qu’entends-je ?

    PANOPE

    Son trépas n’a point calmé la reine.

    Le trouble semble croître en son âme incertaine.

    Quelquefois pour flatter ses secrètes douleurs

    Elle prend ses enfants, et les baigne de pleurs.

    Et soudain renonçant à l’amour maternelle,

    Sa main avec horreur les repousse loin d’elle.

    Elle porte au hasard ses pas irrésolus.

    Son oeil tout égaré ne nous reconnaît plus.

    Elle a trois fois écrit, et changeant de pensée

    Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.

    Daignez la voir, Seigneur, daignez la secourir.

    THÉSÉE

    Ô ciel ! Oenone est morte, et Phèdre veut mourir ?

    Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre,

    Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre.

    Ne précipite point tes funestes bienfaits,

    Neptune. J’aime mieux n’être exaucé jamais.

    J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles.

    Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.

    Ah ! de quel désespoir mes voeux seraient suivis !

    SCÈNE VI

    Thésée, Théramène.

    THÉSÉE

    Théramène est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?

    Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.

    Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?

    Que fait mon fils ?

    THÉRAMÈNE

    Ô soins tardifs, et superflus !

    Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.

    THÉSÉE

    Dieux !

    THÉRAMÈNE

    J’ai vu des mortels périr le plus aimable,

    Et j’ose dire encor, Seigneur, le moins coupable.

    THÉSÉE

    Mon fils n’est plus ? Hé quoi ! quand je lui tends les bras,

    Les dieux impatients ont hâté son trépas ?

    Quel coup me l’a ravi ? Quelle foudre soudaine ?

    THÉRAMÈNE

    À peine nous sortions des portes de Trézène,

    Il était sur son char. Ses gardes affligés

    Imitaient son silence, autour de lui rangés.

    Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes.

    Sa main sur ses chevaux laissait flotter les rênes.

    Ses superbes coursiers, qu’on voyait autrefois

    Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,

    L’oeil morne maintenant et la tête baissée

    Semblaient se conformer à sa triste pensée.

    Un effroyable cri sorti du fond des flots

    Des airs en ce moment a troublé le repos ;

    Et du sein de la terre une voix formidable

    Répond en gémissant à ce cri redoutable.

    Jusqu’au fond de nos coeurs notre sang s’est glacé.

    Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

    Cependant sur le dos de la plaine liquide

    S’élève à gros bouillons une montagne humide.

    L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

    Parmi des flots d’écume un monstre furieux.

    Son front large est armé de cornes menaçantes,

    Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes.

    Indomptable taureau, dragon impétueux,

    Sa croupe se recourbe en replis tortueux.

    Ses longs mugissements font trembler le rivage.

    Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage,

    La terre s’en émeut, l’air en est infecté,

    Le flot, qui l’apporta, recule épouvanté.

    Tout fuit, et sans s’armer d’un courage inutile

    Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

    Hippolyte lui seul digne fils d’un héros,

    Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

    Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre

    Il lui fait dans le flanc une large blessure.

    De rage et de douleur le monstre bondissant

    Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

    Se roule, et leur présente une gueule enflammée,

    Qui les couvre de feu, de sang, et de fumée.

    La frayeur les emporte, et sourds à cette fois,

    Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix.

    En efforts impuissants leur maître se consume.

    Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.

    On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux

    Un dieu, qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

    À travers des rochers la peur les précipite.

    L’essieu crie, et se rompt. L’intrépide Hippolyte

    Voit voler en éclats tout son char fracassé.

    Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

    Excusez ma douleur. Cette image cruelle

    Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

    J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

    Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

    Il veut les rappeler, et sa voix les effraie.

    Ils courent. Tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.

    De nos cris douloureux la plaine retentit.

    Leur fougue impétueuse enfin se ralentit.

    Ils s’arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques,

    Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.

    J’y cours en soupirant, et sa garde me suit.

    De son généreux sang la trace nous conduit.

    Les rochers en sont teints. Les ronces dégouttantes

    Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

    J’arrive, je l’appelle, et me tendant la main

    Il ouvre un oeil mourant, qu’il referme soudain.

    « Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.

    Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

    Cher ami, si mon père un jour désabusé

    Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,

    Pour apaiser mon sang, et mon ombre plaintive,

    Dis-lui, qu’avec douceur il traite sa captive,

    Qu’il lui rende… » À ce mot ce héros expiré

    N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré,

    Triste objet, où des dieux triomphe la colère,

    Et que méconnaîtrait l’oeil même de son père.

    THÉSÉE

    Ô mon fils ! Cher espoir que je me suis ravi !

    Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !

    À quels mortels regrets ma vie est réservée !

    THÉRAMÈNE

    La timide Aricie est alors arrivée.

    Elle venait, Seigneur, fuyant votre courroux,

    À la face des dieux l’accepter pour époux.

    Elle approche. Elle voit l’herbe rouge et fumante.

    Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !)

    Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur.

    Elle veut quelque temps douter de son malheur,

    Et ne connaissant plus ce héros qu’elle adore,

    Elle voit Hippolyte, et le demande encore.

    Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,

    Par un triste regard elle accuse les dieux,

    Et froide, gémissante, et presque inanimée,

    Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.

    Ismène est auprès d’elle. Ismène toute en pleurs

    La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.

    Et moi, je suis venu détestant la lumière

    Vous dire d’un héros la volonté dernière,

    Et m’acquitter, Seigneur, du malheureux emploi,

    Dont son coeur expirant s’est reposé sur moi.

    Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Thésée, Phèdre, Théramène, Panope, Gardes.

    THÉSÉE

    Hé bien vous triomphez, et mon fils est sans vie.

    Ah que j’ai lieu de craindre ! Et qu’un cruel soupçon

    L’excusant dans mon coeur, m’alarme avec raison !

    Mais, Madame, il est mort, prenez votre victime.

    Jouissez de sa perte injuste, ou légitime.

    Je consens que mes yeux soient toujours abusés,

    Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.

    Son trépas à mes pleurs offre assez de matières,

    Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,

    Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur,

    Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.

    Laissez-moi loin de vous, et loin de ce rivage

    De mon fils déchiré fuir la sanglante image.

    Confus, persécuté d’un mortel souvenir,

    De l’univers entier je voudrais me bannir.

    Tout semble s’élever contre mon injustice.

    L’éclat de mon nom même augmente mon supplice.

    Moins connu des mortels je me cacherais mieux.

    Je hais jusques au soin dont m’honorent les dieux.

    Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,

    Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.

    Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté

    Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.

    PHÈDRE

    Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence :

    Il faut à votre fils rendre son innocence.

    Il n’était point coupable.

    THÉSÉE

    Ah père infortuné !

    Et c’est sur votre foi que je l’ai condamné !

    Cruelle, pensez-vous être assez excusée…

    PHÈDRE

    Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée.

    C’est moi qui sur ce fils chaste et respectueux

    Osai jeter un oeil profane, incestueux.

    Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste.

    La détestable Oenone a conduit tout le reste.

    Elle a craint qu’Hippolyte instruit de ma fureur

    Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur.

    La perfide abusant de ma faiblesse extrême.

    S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.

    Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux

    A cherché dans les flots un supplice trop doux.

    Le fer aurait déjà tranché ma destinée.

    Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée.

    J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,

    Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

    J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

    Un poison que Médée apporta dans Athènes.

    Déjà jusqu’à mon coeur le venin parvenu

    Dans ce coeur expirant jette un froid inconnu ;

    Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

    Et le ciel, et l’époux que ma présence outrage ;

    Et la mort à mes yeux dérobant la clarté

    Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.

    PANOPE

    Elle expire, Seigneur.

    THÉSÉE

    D’une action si noire

    Que ne peut avec elle expirer la mémoire ?

    Allons de mon erreur, hélas ! trop éclaircis

    Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils.

    Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

    Expier la fureur d’un voeu que je déteste.

    Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mérités.

    Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,

    Que malgré les complots d’une injuste famille

    Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille.

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  • Jean Racine : Iphigénie

    ACTE I

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agamemnon, Arcas.

    AGAMEMNON

    Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.

    Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

    ARCAS

    C’est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin

    Vous a fait devancer l’Aurore de si loin ?

    À peine un faible jour vous éclaire et me guide.

    Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.

    Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?

    Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?

    Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.

    AGAMEMNON

    Heureux ! qui satisfait de son humble fortune,

    Libre du joug superbe où je suis attaché,

    Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché.

    ARCAS

    Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ?

    Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage

    Les dieux à vos désirs toujours si complaisants,

    Vous font-ils méconnaître, et haïr leurs présents ?

    Roi, Père, Époux heureux, fils du puissant Atrée,

    Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.

    Du sang de Jupiter issu de tous côtés,

    L’hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez.

    Le jeune Achille enfin vanté par tant d’Oracles,

    Achille à qui le Ciel promet tant de miracles,

    Recherche votre fille, et d’un hymen si beau

    Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.

    Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent

    Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,

    Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois

    N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?

    Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes.

    Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes

    D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.

    Mais parmi tant d’honneurs vous êtes homme enfin.

    Tandis que vous vivrez, le sort qui toujours change,

    Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.

    Bientôt… Mais quels malheurs dans ce billet tracés

    Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez ?

    Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?

    Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ?

    Qu’est ce qu’on vous écrit ? Daignez m’en avertir.

    AGAMEMNON

    Non, tu ne mourras point, je n’y puis consentir.

    ARCAS

    Seigneur…

    AGAMEMNON

    Tu vois mon trouble. Apprends ce qui le cause,

    Et juge s’il est temps, Ami, que je repose.

    Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés

    Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.

    Nous partions. Et déjà par mille cris de joie

    Nous menacions de loin les rivages de Troie.

    Un prodige étonnant fit taire ce transport.

    Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.

    Il fallut s’arrêter, et la rame inutile

    Fatigua vainement une mer immobile.

    Ce miracle inouï me fit tourner les yeux

    Vers la divinité qu’on adore en ces lieux.

    Suivi de Ménélas, de Nestor, et d’Ulysse,

    J’offris sur ses autels un secret sacrifice.

    Quelle fut sa réponse ! Et quel devins-je, Arcas,

    Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas !

    Vous armez contre Troie une puissance vaine,

    Si dans un sacrifice auguste et solennel

    Une fille du sang d’Hélène

    De Diane en ces lieux n’ensanglante l’autel.

    Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,

    Sacrifiez Iphigénie.

    ARCAS

    Votre fille !

    AGAMEMNON

    Surpris, comme tu peux penser,

    Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer,

    Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage,

    Que par mille sanglots qui se firent passage.

    Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,

    Fis voeu sur leurs autels de leur désobéir.

    Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée ?

    Je voulais sur-le-champ congédier l’Armée.

    Ulysse en apparence approuvant mes discours,

    De ce premier torrent laissa passer le cours.

    Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie,

    Il me représenta l’honneur et la Patrie,

    Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,

    Et l’Empire d’Asie à la Grèce promis.

    De quel front immolant tout l’État à ma fille,

    Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille !

    Moi-même ( je l’avoue avec quelque pudeur )

    Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,

    Ces noms de Roi des rois, et de chef de la Grèce

    Chatouillaient de mon coeur l’orgueilleuse faiblesse.

    Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits,

    Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,

    Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,

    Me venaient reprocher ma pitié sacrilège,

    Et présentant la foudre à mon esprit confus,

    Le bras déjà levé menaçaient mes refus.

    Je me rendis, Arcas, et vaincu par Ulysse,

    De ma fille en pleurant j’ordonnai le supplice.

    Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher.

    Quel funeste artifice il me fallut chercher !

    D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage,

    J’écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,

    Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,

    Voulait revoir ma fille, et partir son époux.

    ARCAS

    Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?

    Avez-vous prétendu que muet, et tranquille

    Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,

    Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?

    Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?

    AGAMEMNON

    Achille était absent. Et son père Pélée,

    D’un voisin ennemi redoutant les efforts,

    L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords,

    Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,

    Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.

    Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?

    Achille va combattre, et triomphe en courant.

    Et ce vainqueur suivant de près sa Renommée,

    Hier avec la nuit arriva dans l’Armée.

    Mais des noeuds plus puissants me retiennent le bras.

    Ma fille qui s’approche, et court à son trépas,

    Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère,

    Peut-être s’applaudit des bontés de son père,

    Ma fille… Ce nom seul, dont les droits sont si saints,

    Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains.

    Je plains mille vertus, une amour mutuelle,

    Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,

    Un respect, qu’en son coeur rien ne peut balancer,

    Et que j’avais promis de mieux récompenser.

    Non je ne croirai point, ô ciel ! que ta justice

    Approuve la fureur de ce noir sacrifice.

    Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver,

    Et tu me punirais si j’osais l’achever.

    Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence.

    Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.

    La Reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,

    T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi.

    Prends cette lettre. Cours au devant de la Reine.

    Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycènes.

    Dès que tu la verras défends-lui d’avancer.

    Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.

    Mais ne t’écarte point. Prends un fidèle guide.

    Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide,

    Elle est morte. Calchas qui l’attend en ces lieux,

    Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux,

    Et la Religion contre nous irritée

    Par les timides Grecs sera seule écoutée.

    Ceux même, dont ma gloire aigrit l’ambition,

    Réveilleront leur brigue et leur prétention,

    M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse…

    Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.

    Mais surtout ne va point par un zèle indiscret

    Découvrir à ses yeux mon funeste secret.

    Que s’il se peut ma fille à jamais abusée

    Ignore à quel péril je l’avais exposée.

    D’une mère en fureur épargne-moi les cris,

    Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris.

    Pour renvoyer la fille, et la mère offensée

    Je leur écris qu’Achille a changé de pensée,

    Et qu’il veut désormais jusques à son retour

    Différer cet hymen, que pressait son amour.

    Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille

    On accuse en secret cette jeune Ériphile,

    Que lui-même captive amena de Lesbos,

    Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.

    C’est leur en dire assez. Le reste, il le faut taire.

    Déjà le jour plus grand nous frappe, et nous éclaire.

    Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit.

    C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit.

    SCÈNE II

    Agamemnon, Achille, Ulysse.

    AGAMEMNON

    Quoi, Seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide

    La Victoire vous ait ramené dans l’Aulide ?

    D’un courage naissant sont-ce là les essais ?

    Quels triomphes suivront de si nobles succès !

    La Thessalie entière ou vaincue, ou calmée,

    Lesbos même conquise en attendant l’Armée,

    De toute autre valeur éternels monuments,

    Ne sont d’Achille oisif que les amusements.

    ACHILLE

    Seigneur, honorez moins une faible conquête.

    Et que puisse bientôt le Ciel, qui nous arrête,

    Ouvrir un champ plus noble à ce coeur excité

    Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté.

    Mais cependant, Seigneur, que faut-il que je croie

    D’un bruit qui me surprend, et me comble de joie ?

    Daignez-vous avancer le succès de mes voeux ?

    Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?

    On dit qu’Iphigénie en ces lieux amenée

    Doit bientôt à son sort unir ma destinée.

    AGAMEMNON

    Ma fille ! Qui vous dit qu’on la doit amener ?

    ACHILLE

    Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive étonner ?

    AGAMEMNON, à Ulysse.

    Juste ciel ! Saurait-il mon funeste artifice ?

    ULYSSE

    Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice.

    Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?

    Ô ciel ! Pour un hymen quel temps choisissez-vous ?

    Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée

    Trouble toute la Grèce, et consume l’armée,

    Tandis que pour fléchir l’inclémence des Dieux

    Il faut du sang peut-être, et du plus précieux ;

    Achille seul, Achille à son amour s’applique ?

    Voudrait-il insulter à la crainte publique,

    Et que le chef des Grecs, irritant les destins,

    Préparât d’un hymen la pompe et les festins ?

    Ah Seigneur ! Est-ce ainsi que votre âme attendrie

    Plaint le malheur des Grecs, et chérit la Patrie ?

    ACHILLE

    Dans les champs Phrygiens les effets feront foi

    Qui la chérit le plus ou d’Ulysse ou de moi.

    Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle.

    Vous pouvez à loisir faire des voeux pour elle.

    Remplissez les autels d’offrandes et de sang.

    Des victimes vous-même interrogez le flanc.

    Du silence des vents demandez-leur la cause.

    Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,

    Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure hâter

    Un hymen, dont les Dieux ne sauraient s’irriter.

    Transporté d’une ardeur, qui ne peut être oisive,

    Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive.

    J’aurais trop de regret si quelque autre guerrier

    Au Rivage Troyen descendait le premier.

    AGAMEMNON

    Ô ciel ! Pourquoi faut-il que ta secrète envie

    Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?

    N’aurai-je vu briller cette noble chaleur,

    Que pour m’en retourner avec plus de douleur !

    ULYSSE

    Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

    ACHILLE

    Seigneur, qu’osez-vous dire ?

    AGAMEMNON

    Qu’il faut, Princes, qu’il faut que chacun se retire,

    Que d’un crédule espoir trop longtemps abusés

    Nous attendons les vents, qui nous sont refusés.

    Le Ciel protège Troie. Et par trop de présages

    Son courroux nous défend d’en chercher les passages.

    ACHILLE

    Quels présages affreux nous marquent son courroux ?

    AGAMEMNON

    Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.

    Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête

    Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête.

    Mais on sait que pour prix d’un triomphe si beau

    Ils ont aux champs Troyens marqué votre tombeau,

    Que votre vie ailleurs et longue, et fortunée,

    Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.

    ACHILLE

    Ainsi pour vous venger tant de Rois assemblés

    D’un opprobre éternel retourneront comblés.

    Et Pâris couronnant son insolente flamme

    Retiendra sans péril la soeur de votre femme.

    AGAMEMNON

    Hé quoi ! Votre valeur, qui nous a devancés,

    N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?

    Les malheurs de Lesbos par vos mains ravagée

    Épouvantent encor toute la mer Égée.

    Troie en a vu la flamme. Et jusque dans ses ports

    Les flots en ont poussé le débris et les morts.

    Que dis-je ? Les Troyens pleurent une autre Hélène,

    Que vous avez captive envoyée à Mycènes.

    Car je n’en doute point, cette jeune beauté

    Garde en vain un secret que trahit sa fierté,

    Et son silence même accusant sa noblesse,

    Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.

    ACHILLE

    Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux.

    Vous lisez de trop loin dans le secret des Dieux.

    Moi je m’arrêterais à de vaines menaces ?

    Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces ?

    Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,

    Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit.

    Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans, sans gloire,

    Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.

    Mais puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,

    Voudrais-je, de la Terre inutile fardeau,

    Trop avare d’un sang reçu d’une Déesse,

    Attendre chez mon père une obscure vieillesse,

    Et toujours de la Gloire évitant le sentier,

    Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?

    Ah ! Ne nous formons point ces indignes obstacles.

    L’honneur parle, il suffit, ce sont là nos Oracles.

    Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains.

    Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

    Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?

    Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes,

    Et laissant faire au sort, courons où la valeur

    Nous promet un destin aussi grand que le leur.

    C’est à Troie, et j’y cours. Et quoi qu’on me prédise,

    Je ne demande aux Dieux, qu’un vent qui m’y conduise.

    Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,

    Patrocle et moi, Seigneur, nous irons vous venger.

    Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre.

    Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.

    Je ne vous presse plus d’approuver les transports

    D’un amour, qui m’allait éloigner de ces bords :

    Ce même amour soigneux de votre Renommée,

    Veut qu’ici mon exemple encourage l’Armée,

    Et me défend surtout de vous abandonner

    Aux timides conseils qu’on ose vous donner.

    SCÈNE III

    Agamemnon, Ulysse.

    ULYSSE

    Seigneur, vous entendez. Quelque prix qu’il en coûte,

    Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.

    Nous craignions son amour. Et lui-même aujourd’hui

    Par une heureuse erreur nous arme contre lui.

    AGAMEMNON

    Hélas !

    ULYSSE

    De ce soupir que faut-il que j’augure ?

    Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?

    Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?

    Est-ce donc votre coeur qui vient de nous parler ?

    Songez-y. Vous devez votre fille à la Grèce,

    Vous nous l’avez promise. Et sur cette promesse

    Calchas par tous les Grecs consulté chaque jour

    Leur a prédit des vents l’infaillible retour.

    À ses prédictions si l’effet est contraire,

    Pensez-vous que Calchas continue à se taire,

    Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser,

    Laissent mentir les Dieux, sans vous en accuser ?

    Et qui sait ce qu’aux Grecs frustrés de leur victime

    Peut permettre un courroux, qu’ils croiront légitime ?

    Gardez-vous de réduire un peuple furieux,

    Seigneur, à prononcer entre vous, et les Dieux.

    N’est-ce pas vous enfin, de qui la voix pressante

    Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe ?

    Et qui de ville en ville attestiez les serments

    Que d’Hélène autrefois firent tous les amants,

    Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère

    La demandaient en foule à Tyndare son père ?

    De quelque heureux époux que l’on dût faire choix,

    Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits,

    Et si quelque insolent lui volait sa conquête,

    Nos mains du ravisseur lui promirent la tête.

    Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté,

    Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ?

    Vous seul nous arrachant à de nouvelles flammes

    Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.

    Et quand de toutes parts assemblés en ces lieux,

    L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux,

    Quand la Grèce déjà vous donnant son suffrage,

    Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage,

    Que ses Rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,

    Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,

    Le seul Agamemnon refusant la victoire,

    N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ?

    Et dès le premier pas se laissant effrayer,

    Ne commande les Grecs, que pour les renvoyer ?

    AGAMEMNON

    Ah, Seigneur, qu’éloigné du malheur qui m’opprime

    Votre coeur aisément se montre magnanime !

    Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel

    Votre fils Télémaque approcher de l’autel,

    Nous vous verrions troublé de cette affreuse image

    Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,

    Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,

    Et courir vous jeter entre Calchas et lui !

    Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole,

    Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole ;

    Mais malgré tous mes soins si son heureux destin

    La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin,

    Souffrez que sans presser ce barbare spectacle,

    En faveur de mon sang j’explique cet obstacle,

    Que j’ose pour ma fille accepter le secours

    De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.

    Vos conseils sur mon coeur n’ont eu que trop d’empire ;

    Et je rougis…

    SCÈNE IV

    Agamemnon, Ulysse, Eurybate.

    EURYBATE

    Seigneur…

    AGAMEMNON

    Ah ! Que vient-on me dire ?

    EURYBATE

    La Reine, dont ma course a devancé les pas,

    Va remettre bientôt sa fille entre vos bras.

    Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée

    Dans ces bois, qui du camp semblent cacher l’entrée.

    À peine nous avons dans leur obscurité

    Retrouvé le chemin que nous avions quitté.

    AGAMEMNON

    Ciel !

    EURYBATE

    Elle amène aussi cette jeune Ériphile,

    Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille,

    Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas,

    Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.

    Déjà de leur abord la nouvelle est semée,

    Et déjà de soldats une foule charmée,

    Surtout d’Iphigénie admirant la beauté

    Pousse au ciel mille voeux pour sa félicité.

    Les uns avec respect environnaient la Reine,

    D’autres me demandaient le sujet qui l’amène.

    Mais tous ils confessaient, que si jamais les Dieux

    Ne mirent sur le trône un Roi plus glorieux,

    Également comblé de leurs faveurs secrètes,

    Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes.

    AGAMEMNON

    Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser.

    Le reste me regarde et je vais y penser.

    SCÈNE V

    Agamemnon, Ulysse.

    AGAMEMNON

    Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance

    Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !

    Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,

    Par des larmes au moins soulager ma douleur !

    Triste destin des Rois ! Esclaves que nous sommes

    Et des rigueurs du Sort, et des discours des Hommes.

    Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins,

    Et les plus malheureux osent pleurer le moins.

    ULYSSE

    Je suis père, Seigneur. Et faible comme un autre,

    Mon coeur se met sans peine en la place du vôtre,

    Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,

    Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer.

    Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime.

    Les dieux ont à Calchas amené leur victime.

    Il le sait, il l’attend : et s’il la voit tarder,

    Lui-même à haute voix viendra la demander.

    Nous sommes seuls encor. Hâtez-vous de répandre

    Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre.

    Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt sans pâlir,

    Considérez l’honneur qui doit en rejaillir.

    Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,

    Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,

    Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,

    Hélène par vos mains rendue à son époux.

    Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées

    Dans cette même Aulide avec vous retournées,

    Et ce triomphe heureux, qui s’en va devenir

    L’éternel entretien des siècles à venir.

    AGAMEMNON

    Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance.

    Je cède, et laisse aux dieux opprimer l’innocence,

    La victime bientôt marchera sur vos pas.

    Allez. Mais cependant faites taire Calchas.

    Et m’aidant à cacher ce funeste mystère,

    Laissez-moi de l’autel écarter une mère.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Ériphile, Doris.

    ÉRIPHILE

    Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous,

    Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux.

    Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,

    Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.

    DORIS

    Quoi, Madame, toujours irritant vos douleurs,

    Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?

    Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive,

    Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive.

    Mais dans le temps fatal que repassant les flots

    Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos,

    Lorsque dans son vaisseau prisonnière timide

    Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,

    Le dirai-je ? Vos yeux de larmes moins trempés

    À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.

    Maintenant tous vous rit. L’aimable Iphigénie

    D’une amitié sincère avec vous est unie.

    Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de soeur,

    Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.

    Vous vouliez voir l’Aulide, où son père l’appelle,

    Et l’Aulide vous voit arriver avec elle.

    Cependant par un sort que je ne conçois pas,

    Votre douleur redouble, et croît à chaque pas.

    ÉRIPHILE

    Hé ! Quoi te semble-t-il que la triste Ériphile

    Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?

    Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir

    À l’aspect d’un bonheur, dont je ne puis jouir ?

    Je vois Iphigénie entre les bras d’un père.

    Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère.

    Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,

    Remise dès l’enfance en des bras étrangers,

    Je reçus, et je vois le jour que je respire,

    Sans que mère ni père ait daigné me sourire.

    J’ignore qui je suis. Et pour comble d’horreur,

    Un Oracle effrayant m’attache à mon erreur,

    Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,

    Me dit, que sans périr, je ne me puis connaître.

    DORIS

    Non non, jusques au bout vous devez le chercher.

    Un Oracle toujours se plaît à se cacher.

    Toujours avec un sens il en présente un autre.

    En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.

    C’est là tout le danger que vous pouvez courir,

    Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.

    Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.

    ÉRIPHILE

    Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance.

    Et ton père, du reste infortuné témoin,

    Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.

    Hélas ! Dans cette Troie où j’étais attendue,

    Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue :

    J’allais en reprenant et mon nom et mon rang,

    Des plus grands Rois en moi reconnaître le sang.

    Déjà je découvrais cette fameuse ville,

    Le Ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille.

    Tout cède, tout ressent ses funestes efforts.

    Ton père enseveli dans la foule des morts,

    Me laisse dans les fers à moi-même inconnue.

    Et de tant de grandeurs, dont j’étais prévenue,

    Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver

    Que la fierté d’un sang, que je ne puis prouver.

    DORIS

    Ah ! Que perdant, Madame, un témoin si fidèle,

    La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !

    Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,

    Qui des secrets des Dieux fut toujours informé.

    Le Ciel souvent lui parle. Instruit par un tel maître,

    Il sait tout ce qui fut, et tout ce qui doit être.

    Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?

    Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.

    Bientôt Iphigénie en épousant Achille

    Vous va sous son appui présenter un asile.

    Elle vous l’a promis, et juré devant moi,

    Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.

    ÉRIPHILE

    Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste

    Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?

    DORIS

    Quoi, Madame ?

    ÉRIPHILE

    Tu vois avec étonnement

    Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.

    Écoute. Et tu te vas étonner que je vive.

    C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive.

    Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,

    Cet Achille l’auteur de tes maux et des miens,

    Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,

    Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,

    De qui jusques au nom tout doit m’être odieux,

    Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.

    DORIS

    Ah ! Que me dites-vous !

    ÉRIPHILE

    Je me flattais sans cesse

    Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse.

    Mais mon coeur trop pressé m’arrache ce discours,

    Et te parle une fois, pour se taire toujours.

    Ne me demande point sur quel espoir fondée

    De ce fatal amour je me vis possédée.

    Je n’en accuse point quelques feintes douleurs

    Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.

    Le Ciel s’est fait sans doute une joie inhumaine

    À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.

    Rappellerai-je encor le souvenir affreux

    Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux !

    Dans les cruelles mains, par qui je fus ravie,

    Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.

    Enfin mes faibles yeux cherchèrent la clarté.

    Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,

    Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage

    Craignais de rencontrer l’effroyable visage.

    J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,

    Et toujours détournant ma vue avec horreur.

    Je le vis. Son aspect n’avait rien de farouche.

    Je sentis le reproche expirer dans ma bouche.

    Je sentis contre moi mon coeur se déclarer,

    J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.

    Je me laissai conduire à cet aimable guide.

    Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.

    Iphigénie en vain s’offre à me protéger,

    Et me tend une main prompte à me soulager.

    Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !

    Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée,

    Que pour m’armer contre elle, et sans me découvrir,

    Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.

    DORIS

    Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?

    Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycènes,

    Éviter les tourments que vous venez chercher,

    Et combattre des feux contraints de se cacher ?

    ÉRIPHILE

    Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image

    Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,

    Au sort qui me traînait il fallut consentir.

    Une secrète voix m’ordonna de partir,

    Me dit qu’offrant ici ma présence importune

    Peut-être j’y pourrais porter mon infortune,

    Que peut-être approchant ces amants trop heureux,

    Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.

    Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience

    D’apprendre à qui je dois une triste naissance.

    Ou plutôt leur hymen me servira de loi.

    S’il s’achève, il suffit, tout est fini pour moi.

    Je périrai, Doris, et par une mort prompte

    Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,

    Sans chercher des parents si longtemps ignorés,

    Et que ma folle amour a trop déshonorés.

    DORIS

    Que je vous plains, Madame ! Et que pour notre vie…

    ÉRIPHILE

    Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.

    SCÈNE II

    Agamemnon, Iphigénie, Ériphile, Doris.

    IPHIGÉNIE

    Seigneur, où courez-vous ? Et quels empressements

    Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?

    À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?

    Mon respect a fait place aux transports de la Reine.

    Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?

    Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?

    Ne puis-je…

    AGAMEMNON

    Hé bien, ma fille, embrassez votre père.

    Il vous aime toujours.

    IPHIGÉNIE

    Que cette amour m’est chère !

    Quel plaisir de vous voir, et de vous contempler,

    Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !

    Quels honneurs ! Quel pouvoir ! Déjà la renommée

    Par d’étonnants récits m’en avait informée.

    Mais que voyant de près ce spectacle charmant,

    Je sens croître ma joie et mon étonnement !

    Dieux ! Avec quel amour la Grèce vous révère !

    Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !

    AGAMEMNON

    Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.

    IPHIGÉNIE

    Quelle félicité peut manquer à vos voeux ?

    À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?

    J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.

    AGAMEMNON

    Grands dieux ! À son malheur dois-je la préparer ?

    IPHIGÉNIE

    Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer.

    Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine.

    Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycènes ?

    AGAMEMNON

    Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.

    Mais les temps sont changés aussi bien que les lieux.

    D’un soin cruel ma joie est ici combattue.

    IPHIGÉNIE

    Hé ! Mon père, oubliez votre rang à ma vue.

    Je prévois la rigueur d’un long éloignement.

    N’osez-vous sans rougir être père un moment ?

    Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse,

    À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse.

    Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,

    J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.

    Que va-t-elle penser de votre indifférence ?

    Ai-je flatté ses voeux d’une fausse espérance ?

    N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?

    AGAMEMNON

    Ah ! Ma fille !

    IPHIGÉNIE

    Seigneur, poursuivez.

    AGAMEMNON

    Je ne puis.

    IPHIGÉNIE

    Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !

    AGAMEMNON

    Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.

    IPHIGÉNIE

    Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours.

    AGAMEMNON

    Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.

    IPHIGÉNIE

    Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.

    AGAMEMNON

    Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !

    IPHIGÉNIE

    L’offrira-t-on bientôt ?

    AGAMEMNON

    Plus tôt que je ne veux.

    IPHIGÉNIE

    Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?

    Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?

    AGAMEMNON

    Hélas !

    IPHIGÉNIE

    Vous vous taisez ?

    AGAMEMNON

    Vous y serez, ma fille.

    Adieu.

    SCÈNE III

    Iphigénie, Ériphile, Doris.

    IPHIGÉNIE

    De cet accueil que dois-je soupçonner ?

    D’une secrète horreur je me sens frissonner.

    Je crains malgré moi-même un malheur que j’ignore.

    Justes dieux, vous savez pour qui je vous implore.

    ÉRIPHILE

    Quoi parmi tous les soins qui doivent l’accabler,

    Quelque froideur suffit pour vous faire trembler ?

    Hélas ! À quels soupirs suis-je donc condamnée !

    Moi, qui de mes parents toujours abandonnée,

    Étrangère partout, n’ai pas même en naissant

    Peut-être reçu d’eux un regard caressant.

    Du moins si vos respects sont rejetés d’un père,

    Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère.

    Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,

    Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ?

    IPHIGÉNIE

    Je ne m’en défends point. Mes pleurs, belle Ériphile,

    Ne tiendraient pas longtemps contre les soins d’Achille.

    Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir

    Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.

    Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?

    Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,

    Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,

    Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,

    S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue

    Qu’avec tant de transports je croyais attendue :

    Pour moi, depuis deux jours, qu’approchant de ces lieux

    Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,

    Je l’attendais partout, et d’un regard timide

    Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,

    Mon coeur pour le chercher volait loin devant moi,

    Et je demande Achille à tout ce que je vois.

    Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.

    Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue.

    Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon

    Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.

    Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?

    Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?

    Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour

    Éteint dans tous les coeurs la tendresse et l’amour.

    Mais non. C’est l’offenser par d’injustes alarmes.

    C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.

    Il n’était point à Sparte entre tous ces amants,

    Dont le père d’Hélène a reçu les serments.

    Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,

    S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole,

    Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,

    Il veut même y porter le nom de mon époux.

    SCÈNE IV

    Clytemnestre, Ériphile, Doris.

    CLYTEMNESTRE

    Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,

    Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.

    Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait

    Votre père ait paru nous revoir à regret.

    Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,

    Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.

    Arcas s’est vu trompé par notre égarement,

    Et vient de me la rendre en ce même moment.

    Sauvons encore un coup notre gloire offensée.

    Pour votre hymen Achille a changé de pensée,

    Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,

    Jusques à son retour il veut le retarder.

    ÉRIPHILE

    Qu’entends-je ?

    CLYTEMNESTRE

    Je vous vois rougir de cet outrage.

    Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.

    Moi-même de l’ingrat approuvant le dessein,

    Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main.

    Et mon choix que flattait le bruit de sa noblesse

    Vous donnait avec joie au fils d’une Déesse.

    Mais puisque désormais son lâche repentir

    Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir,

    Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,

    Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.

    Lui ferons-nous penser par un plus long séjour,

    Que vos voeux de son coeur attendent le retour ?

    Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.

    J’ai fait de mon dessein avertir votre père.

    Je ne l’attends ici que pour m’en séparer,

    Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

    À Ériphile.

    Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre.

    En de plus chères mains ma retraite vous livre.

    De vos desseins secrets on est trop éclairci.

    Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.

    SCÈNE V

    Iphigénie, Ériphile, Doris.

    IPHIGÉNIE

    En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !

    Pour mon hymen Achille a changé de pensée.

    Il me faut sans honneur retourner sur mes pas.

    Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas ?

    ÉRIPHILE

    Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

    IPHIGÉNIE

    Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.

    Le sort injurieux me ravit un époux.

    Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?

    Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycènes.

    Me verra-t-on sans vous partir avec la Reine ?

    ÉRIPHILE

    Je voulais voir Calchas avant que de partir.

    IPHIGÉNIE

    Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir ?

    ÉRIPHILE

    D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

    IPHIGÉNIE

    Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.

    Mais, Madame, je vois que c’est trop vous presser.

    Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser.

    Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.

    ÉRIPHILE

    Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ?

    Moi j’aimerais, Madame, un vainqueur furieux,

    Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,

    Qui la flamme à la main, et de meurtres avide

    Mit en cendres Lesbos…

    IPHIGÉNIE

    Oui vous l’aimez, Perfide.

    Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,

    Ses bras que dans le sang vous avez vus baignés,

    Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,

    Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme,

    Et loin d’en détester le cruel souvenir,

    Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.

    Déjà plus d’une fois dans vos plaintes forcées

    J’ai dû voir, et j’ai vu le fond de vos pensées.

    Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté

    A remis le bandeau que j’avais écarté.

    Vous l’aimez. Que faisais-je ? Et quelle erreur fatale

    M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale.

    Crédule je l’aimais. Mon coeur même aujourd’hui

    De son parjure amant lui promettait l’appui.

    Voilà donc le triomphe où j’étais amenée.

    Moi-même à votre char je me suis enchaînée.

    Je vous pardonne, hélas ! Des voeux intéressés,

    Et la perte d’un coeur, que vous me ravissez.

    Mais que sans m’avertir du piège qu’on me dresse

    Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce

    L’ingrat, qui ne m’attend que pour m’abandonner,

    Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

    ÉRIPHILE

    Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,

    Madame. On ne m’a pas instruite à les entendre.

    Et les Dieux contre moi dès longtemps indignés

    À mon oreille encor les avaient épargnés.

    Mais il faut des amants excuser l’injustice.

    Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?

    Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon

    Achille préférât une fille sans nom,

    Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,

    C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?

    IPHIGÉNIE

    Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.

    Je n’avais pas encor senti tout mon malheur.

    Et vous ne comparez votre exil et ma gloire,

    Que pour mieux relever votre injuste victoire.

    Toutefois vos transports sont trop précipités.

    Ce même Agamemnon à qui vous insultez,

    Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime.

    Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.

    Mes larmes par avance avaient su le toucher.

    J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.

    Hélas ! De son accueil condamnant la tristesse,

    J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse.

    SCÈNE VI

    Achille, Ériphile, Doris.

    ACHILLE

    Il est donc vrai, Madame, et c’est vous que je vois !

    Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.

    Vous en Aulide ? Vous ? Hé qu’y venez-vous faire ?

    D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire.

    IPHIGÉNIE

    Seigneur, rassurez-vous. Vos voeux seront contents.

    Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.

    SCÈNE VII

    Achille, Ériphile, Doris.

    ACHILLE

    Elle me fuit ! Veillé-je ? Ou n’est-ce point un songe ?

    Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge ?

    Madame, je ne sais si sans vous irriter

    Achille devant vous pourra se présenter.

    Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,

    Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,

    Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas.

    Vous savez…

    ÉRIPHILE

    Quoi, Seigneur ? Ne le savez-vous pas ?

    Vous, qui depuis un mois brûlant sur ce rivage,

    Avez conclu vous-même, et hâté leur voyage ?

    ACHILLE

    De ce même rivage absent depuis un mois,

    Je le revis hier pour la première fois.

    ÉRIPHILE

    Quoi ? Lorsque Agamemnon écrivait à Mycènes,

    Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?

    Quoi vous qui de sa fille adoriez les attraits…

    ACHILLE

    Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,

    Madame. Et si l’effet eût suivi ma pensée,

    Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.

    Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?

    Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.

    Que dis-je ? En ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,

    De leur vaine éloquence employant l’artifice,

    Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer

    Que si j’en crois ma gloire il y faut renoncer.

    Quelle entreprise ici pourrait être formée ?

    Suis-je sans le savoir la fable de l’Armée ?

    Entrons. C’est un secret qu’il leur faut arracher.

    SCÈNE VIII

    Ériphile, Doris.

    ÉRIPHILE

    Dieux, qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?

    Orgueilleuse Rivale, on t’aime, et tu murmures ?

    Souffrirai-je à la fois ta gloire, et tes injures ?

    Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,

    Où sur eux quelque orage est tout prêt d’éclater.

    J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille.

    On trompe Iphigénie. On se cache d’Achille.

    Agamemnon gémit. Ne désespérons point.

    Et si le sort contre elle à ma haine se joint,

    Je saurai profiter de cette intelligence

    Pour ne pas pleurer seule, et mourir sans vengeance.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Agamemnon, Clytemnestre.

    CLYTEMNESTRE

    Oui, Seigneur, nous partions. Et mon juste courroux

    Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous.

    Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.

    Mais lui-même étonné d’une fuite si prompte,

    Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,

    Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter ?

    Il presse cet hymen, qu’on prétend qu’il diffère,

    Et vous cherche brûlant d’amour et de colère.

    Prêt d’imposer silence à ce bruit imposteur,

    Achille en veut connaître et confondre l’auteur.

    Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.

    AGAMEMNON

    Madame, c’est assez. Je consens qu’on le croie.

    Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits,

    Et ressens votre joie autant que je le puis.

    Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille.

    Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille.

    Je l’attends. Mais avant que de passer plus loin,

    J’ai voulu vous parler un moment sans témoin.

    Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée.

    Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée.

    Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,

    Un autel hérissé de dards, de javelots,

    Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille,

    Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille,

    Et les Grecs y verraient l’épouse de leur Roi

    Dans un état indigne et de vous et de moi.

    M’en croirez-vous ? Laissez de vos femmes suivie

    À cet hymen sans vous marcher Iphigénie.

    CLYTEMNESTRE

    Qui moi ? Que remettant ma fille en d’autres bras,

    Ce que j’ai commencé je ne l’achève pas ?

    Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide,

    Je refuse à l’autel de lui servir de guide ?

    Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?

    Et qui présentera ma fille à son époux ?

    Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?

    AGAMEMNON

    Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée.

    Vous êtes dans un camp…

    CLYTEMNESTRE

    Où tout vous est soumis,

    Où le sort de l’Asie en vos mains est remis,

    Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière,

    Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère.

    Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur,

    Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?

    AGAMEMNON

    Madame, au nom des dieux auteurs de notre race

    Daignez à mon amour accorder cette grâce.

    J’ai mes raisons.

    CLYTEMNESTRE

    Seigneur, au nom des mêmes Dieux,

    D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux.

    Daignez ne point ici rougir de ma présence.

    AGAMEMNON

    J’avais plus espéré de votre complaisance.

    Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,

    Puisqu’enfin ma prière a si peu de pouvoir,

    Vous avez entendu ce que je vous demande,

    Madame. Je le veux, et je vous le commande.

    Obéissez.

    SCÈNE II

    CLYTEMNESTRE, seule.

    D’où vient que d’un soin si cruel

    L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ?

    Fier de son nouveau rang m’ose-t-il méconnaître ?

    Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?

    Ou de l’empire encor timide possesseur,

    N’oserait-il d’Hélène ici montrer la soeur ?

    Et pourquoi me cacher ? Et par quelle injustice

    Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ?

    Mais n’importe. Il le veut, et mon coeur s’y résout.

    Ma fille, ton bonheur me console de tout.

    Le ciel te donne Achille, et ma joie est extrême

    De t’entendre nommer… Mais le voici lui-même.

    SCÈNE III

    Achille, Clytemnestre.

    ACHILLE

    Tout succède, Madame, à mon empressement.

    Le Roi n’a point voulu d’autre éclaircissement.

    Il en croit mes transports. Et sans presque m’entendre

    Il vient en m’embrassant de m’accepter pour gendre.

    Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté

    Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?

    Les dieux vont s’apaiser. Du moins Calchas publie

    Qu’avec eux dans une heure il nous réconcilie,

    Que Neptune et les Vents, prêts à nous exaucer,

    N’attendent que le sang que sa main va verser.

    Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie.

    Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.

    Pour moi, quoique le Ciel, au gré de mon amour,

    Dût encore des vents retarder le retour,

    Que je quitte à regret la rive fortunée

    Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée ;

    Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion

    D’aller du sang Troyen sceller notre union,

    Et de laisser bientôt sous Troie ensevelie

    Le déshonneur d’un nom, à qui le mien s’allie.

    SCÈNE IV

    Achille, Clytemnestre, Iphigénie, Ériphile, Doris, Aegine.

    ACHILLE

    Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous.

    Votre père à l’autel vous destine un époux.

    Venez-y recevoir un coeur qui vous adore.

    IPHIGÉNIE

    Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore.

    La Reine permettra que j’ose demander

    Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.

    Je viens vous présenter une jeune princesse.

    Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.

    De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés.

    Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.

    Moi-même ( où m’emportait une aveugle colère ! )

    J’ai tantôt sans respect affligé sa misère.

    Que ne puis-je aussi bien par d’utiles secours

    Réparer promptement mes injustes discours !

    Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.

    Vous seul pouvez, Seigneur, détruire votre ouvrage.

    Elle est votre captive, et ses fers que je plains,

    Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains.

    Commencez donc par là cette heureuse journée.

    Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.

    Montrez que je vais suivre au pied de nos autels

    Un Roi, qui non content d’effrayer les mortels,

    À des embrasements ne borne point sa gloire,

    Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,

    Et par les malheureux quelquefois désarmé

    Sait imiter en tout les Dieux qui l’ont formé.

    ÉRIPHILE

    Oui, Seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.

    La guerre dans Lesbos me fit votre captive.

    Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,

    Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.

    ACHILLE

    Vous, Madame ?

    ÉRIPHILE

    Oui, Seigneur, et sans compter le reste,

    Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste,

    Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs

    De la félicité de mes persécuteurs ?

    J’entends de toutes parts menacer ma patrie.

    Je vois marcher contre elle une armée en furie.

    Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,

    Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer.

    Souffrez que loin du camp, et loin de votre vue,

    Toujours infortunée, et toujours inconnue ;

    J’aille cacher un sort si digne de pitié,

    Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.

    ACHILLE

    C’est trop, belle Princesse. Il ne faut que nous suivre.

    Venez, qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre,

    Et que le doux moment de ma félicité

    Soit le moment heureux de votre liberté.

    SCÈNE V

    Clytemnestre, Achille, Iphigénie, Ériphile, Arcas, Aegine, Doris.

    ARCAS

    Madame, tout est prêt pour la cérémonie,

    Le Roi près de l’autel attend Iphigénie.

    Je viens la demander. Ou plutôt contre lui,

    Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.

    ACHILLE

    Arcas, que dites-vous ?

    CLYTEMNESTRE

    Dieux ! Que vient-il m’apprendre ?

    ARCAS, à Achille.

    Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.

    ACHILLE

    Contre qui ?

    ARCAS

    Je le nomme, et l’accuse à regret.

    Autant que je l’ai pu, j’ai gardé son secret.

    Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête :

    Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,

    Il faut parler.

    CLYTEMNESTRE

    Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.

    ACHILLE

    Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.

    ARCAS

    Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère,

    Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.

    CLYTEMNESTRE

    Pourquoi le craindrons-nous ?

    ACHILLE

    Pourquoi m’en défier ?

    ARCAS

    Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.

    ACHILLE

    Lui !

    CLYTEMNESTRE

    Sa fille !

    IPHIGÉNIE

    Mon père !

    ÉRIPHILE

    Ô ciel ! Quelle nouvelle !

    ACHILLE

    Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?

    Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?

    ARCAS

    Ah, Seigneur ! Plût au ciel que je pusse en douter.

    Par la voix de Calchas l’Oracle la demande.

    De toute autre victime il refuse l’offrande.

    Et les Dieux, jusque-là protecteurs de Pâris,

    Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.

    CLYTEMNESTRE

    Les Dieux ordonneraient un meurtre abominable ?

    IPHIGÉNIE

    Ciel ! Pour tant de rigueur de quoi suis-je coupable ?

    CLYTEMNESTRE

    Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel

    Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.

    IPHIGÉNIE, à Achille.

    Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée.

    ARCAS

    Le Roi pour vous tromper feignait cet hyménée.

    Tout le camp même encore est trompé comme vous.

    CLYTEMNESTRE

    Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.

    ACHILLE, la relevant.

    Ah, Madame !

    CLYTEMNESTRE

    Oubliez une gloire importune.

    Ce triste abaissement convient à ma fortune.

    Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir,

    Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.

    C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée.

    Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.

    C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord,

    Et votre nom, Seigneur, la conduit à la mort.

    Ira-t-elle des Dieux implorant la justice

    Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?

    Elle n’a que vous seul. Vous êtes en ces lieux

    Son père, son époux, son asile, ses Dieux.

    Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.

    Auprès de votre époux, ma Fille, je vous laisse.

    Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.

    À mon perfide époux je cours me présenter.

    Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.

    Il faudra que Calchas cherche une autre victime.

    Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,

    Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous.

    SCÈNE VI

    Achille, Iphigénie.

    ACHILLE

    Madame, je me tais, et demeure immobile.

    Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?

    Une mère pour vous croit devoir me prier.

    Une reine à mes pieds se vient humilier.

    Et me déshonorant par d’injustes alarmes

    Pour attendrir mon coeur on a recours aux larmes.

    Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?

    Ah ! Sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.

    L’outrage me regarde. Et quoi qu’on entreprenne,

    Je réponds d’une vie, où j’attache la mienne.

    Mais ma juste douleur va plus loin m’engager,

    C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,

    Et punir à la fois le cruel stratagème

    Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même.

    IPHIGÉNIE

    Ah ! Demeurez, Seigneur, et daignez m’écouter.

    ACHILLE

    Quoi, Madame, un barbare osera m’insulter ?

    Il voit que de sa soeur je cours venger l’outrage.

    Il sait que le premier lui donnant mon suffrage

    Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux.

    Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,

    Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire,

    Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire ;

    Content et glorieux du nom de votre époux

    Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous.

    Cependant aujourd’hui sanguinaire parjure,

    C’est peu de violer l’amitié, la nature,

    C’est peu que de vouloir sous un couteau mortel

    Me montrer votre coeur fumant sur un autel.

    D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,

    Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ?

    Que ma crédule main conduise le couteau ?

    Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau ?

    Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,

    Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?

    Quoi donc à leur fureur livrée en ce moment

    Vous iriez à l’autel me chercher vainement,

    Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,

    En accusant mon nom qui vous aurait trompée ?

    Il faut de ce péril, de cette trahison,

    Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.

    À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,

    Madame, vous devez approuver ma pensée.

    Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser

    Apprenne de quel nom il osait abuser.

    IPHIGÉNIE

    Hélas ! Si vous m’aimez, si pour grâce dernière

    Vous daignez d’une amante écouter la prière,

    C’est maintenant, Seigneur, qu’il faut me le prouver.

    Car enfin ce cruel, que vous allez braver,

    Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,

    Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.

    ACHILLE

    Lui votre père ? Après son horrible dessein

    Je ne le connais plus que pour votre assassin.

    IPHIGÉNIE

    C’est mon père, Seigneur, je vous le dis encore,

    Mais un père que j’aime, un père que j’adore,

    Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour

    Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.

    Mon coeur dans ce respect élevé dès l’enfance,

    Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense.

    Et loin d’oser ici par un prompt changement

    Approuver la fureur de votre emportement,

    Loin que par mes discours je l’attise moi-même ;

    Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime,

    Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux,

    Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.

    Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain, et barbare,

    Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?

    Quel père de son sang se plaît à se priver ?

    Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ?

    J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre.

    Faut-il le condamner avant que de l’entendre ?

    Hélas ! De tant d’horreurs son coeur déjà troublé

    Doit-il de votre haine être encore accablé ?

    ACHILLE

    Quoi, Madame, parmi tant de sujets de crainte,

    Ce sont là les frayeurs, dont vous êtes atteinte ?

    Un cruel ( comment puis-je autrement l’appeler ? )

    Par la main de Calchas s’en va vous immoler.

    Et lorsque à sa fureur j’oppose ma tendresse,

    Le soin de son repos est le seul qui vous presse ?

    On me ferme la bouche ? On l’excuse ? On le plaint ?

    C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint ?

    Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, Madame,

    Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ?

    IPHIGÉNIE

    Ah, cruel ! Cet amour dont vous voulez douter,

    Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ?

    Vous voyez de quel oeil, et comme indifférente

    J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.

    Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir

    À quel excès tantôt allait mon désespoir,

    Quand presque en arrivant un récit peu fidèle

    M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle !

    Quel trouble ! Quel torrent de mots injurieux

    Accusait à la fois les hommes et les Dieux !

    Ah ! Que vous auriez vu, sans que je vous le die ;

    De combien votre amour m’est plus chère que ma vie !

    Qui sait même, qui sait si le ciel irrité

    A pu souffrir l’excès de ma félicité ?

    Hélas ! Il me semblait qu’une flamme si belle

    M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle.

    ACHILLE

    Ah ! Si je vous suis cher, ma Princesse, vivez.

    SCÈNE VII

    Clytemnestre, Iphigénie, Achille, Aegine.

    CLYTEMNESTRE

    Tout est perdu, Seigneur, si vous ne nous sauvez.

    Agamemnon m’évite, et craignant mon visage,

    Il me fait de l’autel refuser le passage.

    Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,

    Nous ont de toutes parts défendu de passer.

    Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.

    ACHILLE

    Hé bien ! C’est donc à moi de prendre votre place.

    Il me verra, Madame, et je vais lui parler.

    IPHIGÉNIE

    Ah ! Madame… Ah Seigneur ! Où voulez-vous aller ?

    ACHILLE

    Et que prétend de moi votre injuste prière ?

    Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?

    CLYTEMNESTRE

    Quel est votre dessein, ma fille ?

    IPHIGÉNIE

    Au nom des dieux,

    Madame, retenez un amant furieux.

    De ce triste entretien détournons les approches.

    Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches.

    Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité,

    Et mon père est jaloux de son autorité.

    On ne connaît que trop la fierté des Atrides.

    Laissez parler, Seigneur, des bouches plus timides.

    Surpris, n’en doutez point, de mon retardement,

    Lui-même il me viendra chercher dans un moment.

    Il entendra gémir une mère oppressée.

    Et que ne pourra point m’inspirer la pensée

    De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,

    D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous !

    ACHILLE

    Enfin vous le voulez. Il faut donc vous complaire.

    Donnez-lui l’un et l’autre un conseil salutaire.

    Rappelez sa raison, persuadez-le bien,

    Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien,

    Je perds trop de moments en des discours frivoles.

    Il faut des actions, et non pas des paroles.

    À Clytemnestre.

    Madame, à vous servir je vais tout disposer.

    Dans votre appartement allez vous reposer.

    Votre fille vivra, je puis vous le prédire.

    Croyez du moins, croyez que tant que je respire,

    Les dieux auront en vain ordonné son trépas.

    Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Ériphile, Doris.

    DORIS

    Ah ! Que me dites-vous ? Quelle étrange manie

    Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?

    Dans une heure elle expire; Et jamais, dites-vous,

    Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.

    Qui le croira, Madame ? Et quel coeur si farouche…

    ÉRIPHILE

    Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche.

    Jamais de tant de soins mon esprit agité

    Ne porta plus d’envie à sa félicité.

    Favorables périls ! Espérance inutile !

    N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?

    J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.

    Ce héros si terrible au reste des humains,

    Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,

    Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,

    Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,

    Suça même le sang des lions et des ours,

    Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage,

    Elle l’a vu pleurer et changer de visage.

    Et tu la plains, Doris ? Par combien de malheurs

    Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs ?

    Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…

    Mais que dis-je, expirer ? Ne crois pas qu’elle meure.

    Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli

    Achille aura pour elle impunément pâli ?

    Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.

    Tu verras que les Dieux n’ont dicté cet oracle

    Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,

    Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.

    Hé quoi ! Ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?

    On supprime des dieux la sentence mortelle,

    Et quoique le bûcher soit déjà préparé,

    Le nom de la victime est encore ignoré.

    Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence

    Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?

    Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci

    Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici.

    Une mère en fureur, les larmes d’une fille,

    Les cris, le désespoir de toute une famille,

    Le sang à ces objets facile à s’ébranler,

    Achille menaçant tout prêt à l’accabler.

    Non, te dis-je, les Dieux l’ont en vain condamnée,

    Je suis, et je serai la seule infortunée.

    Ah ! Si je m’en croyais !

    DORIS

    Quoi ? Que méditez-vous ?

    ÉRIPHILE

    Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,

    Que par un prompt avis de tout ce qui se passe,

    Je ne coure des Dieux divulguer la menace,

    Et publier partout les complots criminels,

    Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.

    DORIS

    Ah ! Quel dessein, Madame !

    ÉRIPHILE

    Ah, Doris, quelle joie !

    Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie !

    Si troublant tous les Grecs et vengeant ma prison

    Je pouvais contre Achille armer Agamemnon,

    Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,

    Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,

    Et si de tout le camp mes avis dangereux

    Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux.

    DORIS

    J’entends du bruit, on vient, Clytemnestre s’avance.

    Remettez-vous, Madame, ou fuyez sa présence.

    ÉRIPHILE

    Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,

    Consultons des fureurs qu’autorisent les Dieux.

    SCÈNE II

    Clytemnestre, Aegine.

    CLYTEMNESTRE

    Aegine, tu le vois, il faut que je la fuie.

    Loin que ma fille pleure, et tremble pour sa vie,

    Elle excuse son père, et veut que ma douleur

    Respecte encor la main qui lui perce le coeur.

    Ô constance ! Ô respect ! Pour prix de sa tendresse

    Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse.

    Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,

    Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.

    Il vient. Sans éclater contre son injustice,

    Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.

    SCÈNE III

    Agamemnon, Clytemnestre, Aegine.

    AGAMEMNON

    Que faites-vous, Madame ? Et d’où vient que ces lieux

    N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?

    Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée,

    Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?

    À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?

    Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?

    Parlez.

    CLYTEMNESTRE

    S’il faut partir, ma fille est toute prête.

    Mais vous, n’avez-vous rien, Seigneur, qui vous arrête ?

    AGAMEMNON

    Moi, Madame ?

    CLYTEMNESTRE

    Vos soins ont-ils tout préparé ?

    AGAMEMNON

    Calchas est prêt, Madame, et l’autel est paré.

    J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.

    CLYTEMNESTRE

    Vous ne me parlez point, Seigneur, de la victime.

    AGAMEMNON

    Que me voulez-vous dire ? Et de quel soin jaloux…

    SCÈNE IV

    Iphigénie, Agamemnon, Clytemnestre, Aegine.

    CLYTEMNESTRE

    Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,

    Venez remercier un père qui vous aime,

    Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.

    AGAMEMNON

    Que vois-je ? Quel discours ? Ma fille, vous pleurez,

    Et baissez devant moi vos yeux mal assurés.

    Quel trouble… Mais tout pleure, et la fille, et la mère.

    Ah ! Malheureux Arcas, tu m’as trahi.

    IPHIGÉNIE

    Mon père,

    Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi.

    Quand vous commanderez vous serez obéi.

    Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre,

    Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.

    D’un oeil aussi content, d’un coeur aussi soumis

    Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,

    Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,

    Tendre au fer de Calchas une tête innocente,

    Et respectant le coup par vous-même ordonné,

    Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.

    Si pourtant ce respect, si cette obéissance

    Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense,

    Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis ;

    J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis,

    Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie,

    Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,

    Ni qu’en me l’arrachant un sévère destin

    Si près de ma naissance en eût marqué la fin.

    Fille d’Agamemnon, c’est moi qui la première,

    Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père.

    C’est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux,

    Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux,

    Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses,

    Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.

    Hélas ! Avec plaisir je me faisais conter

    Tous les noms des pays que vous allez dompter,

    Et déjà d’Ilion présageant la conquête

    D’un triomphe si beau je préparais la fête.

    Je ne m’attendais pas que pour le commencer

    Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.

    Non que la peur du coup, dont je suis menacée,

    Me fasse rappeler votre bonté passée.

    Ne craignez rien. Mon coeur de votre honneur jaloux

    Ne fera point rougir un père tel que vous.

    Et si je n’avais eu que ma vie à défendre

    J’aurais su renfermer un souvenir si tendre.

    Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,

    Une mère, un amant attachaient leur bonheur.

    Un roi digne de vous a cru voir la journée

    Qui devait éclairer notre illustre hyménée.

    Déjà sûr de mon coeur à sa flamme promis,

    Il s’estimait heureux, vous me l’aviez permis.

    Il sait votre dessein, jugez de ses alarmes.

    Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.

    Pardonnez aux efforts que je viens de tenter,

    Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

    AGAMEMNON

    Ma fille il est trop vrai. J’ignore pour quel crime

    La colère des dieux demande une victime.

    Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruel

    Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.

    Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,

    Mon amour n’avait pas attendu vos prières.

    Je ne vous dirai point combien j’ai résisté.

    Croyez-en cet amour, par vous-même attesté.

    Cette nuit même encore ( on a pu vous le dire )

    J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire.

    Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.

    Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.

    Arcas allait du camp vous défendre l’entrée.

    Les Dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée.

    Ils ont trompé les soins d’un père infortuné,

    Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.

    Ne vous assurez point sur ma faible puissance.

    Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,

    Quand les dieux nous livrant à son zèle indiscret,

    L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?

    Ma fille, il faut céder. Votre heure est arrivée.

    Songez bien dans quel rang vous êtes élevée.

    Je vous donne un conseil, qu’à peine je reçois,

    Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi.

    Montrez, en expirant, de qui vous êtes née.

    Faites rougir ces Dieux qui vous ont condamnée.

    Allez. Et que les Grecs, qui vont vous immoler,

    Reconnaissent mon sang en le voyant couler.

    CLYTEMNESTRE

    Vous ne démentez point une race funeste.

    Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste.

    Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin

    Que d’en faire à sa mère un horrible festin.

    Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice

    Que vos soins préparaient avec tant d’artifice.

    Quoi l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain

    N’a pas en le traçant arrêté votre main ?

    Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?

    Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?

    Où sont-ils ces combats que vous avez rendus ?

    Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?

    Quel débris parle ici de votre résistance ?

    Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?

    Voilà par quels témoins il fallait me prouver,

    Cruel, que votre amour a voulu la sauver.

    Un Oracle fatal ordonne qu’elle expire.

    Un Oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?

    Le Ciel, le juste ciel par le meurtre honoré

    Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?

    Si du crime d’Hélène on punit sa famille,

    Faites chercher à Sparte Hermione sa fille.

    Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix

    Sa coupable moitié, dont il est trop épris.

    Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?

    Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?

    Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc,

    Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?

    Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,

    Cette Hélène, qui trouble et l’Europe, et l’Asie,

    Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?

    Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ?

    Avant qu’un noeud fatal l’unît à votre frère,

    Thésée avait osé l’enlever à son père.

    Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,

    Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit,

    Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse,

    Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.

    Mais non, l’amour d’un frère, et son honneur blessé

    Sont les moindres des soins, dont vous êtes pressé.

    Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre,

    L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,

    Tous les droits de l’empire en vos mains confiés,

    Cruel, c’est à ces Dieux que vous sacrifiez.

    Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,

    Vous voulez vous en faire un mérite barbare.

    Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,

    De votre propre sang vous courez le payer,

    Et voulez par ce prix épouvanter l’audace

    De quiconque vous peut disputer votre place.

    Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison

    Cède à la cruauté de cette trahison.

    Un prêtre environné d’une foule cruelle,

    Portera sur ma fille une main criminelle ?

    Déchirera son sein ? Et d’un oeil curieux

    Dans son coeur palpitant consultera les Dieux ?

    Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,

    Je m’en retournerai, seule, et désespérée !

    Je verrai les chemins encor tout parfumés

    Des fleurs, dont sous ses pas on les avait semés !

    Non, je ne l’aurai point amenée au supplice,

    Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.

    Ni crainte, ni respect ne m’en peut détacher.

    De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.

    Aussi barbare époux qu’impitoyable père,

    Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.

    Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois

    Obéissez encor pour la dernière fois.

    SCÈNE V

    AGAMEMNON, seul.

    À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre,

    Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.

    Heureux, si dans le trouble, où flottent mes esprits,

    Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !

    Hélas ! En m’imposant une loi si sévère,

    Grands Dieux ! Me deviez-vous laisser un coeur de père ?

    SCÈNE VI

    Achille, Agamemnon.

    ACHILLE

    Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,

    Seigneur, je l’ai jugé trop peu digne de foi.

    On dit, et sans horreur je ne puis le redire,

    Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire.

    Que vous-même étouffant tout sentiment humain,

    Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.

    On dit que sous mon nom à l’autel appelée,

    Je ne l’y conduisais que pour être immolée,

    Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,

    Vous voulez me charger d’un emploi si honteux.

    Qu’en dites-vous, Seigneur ? Que faut-il que j’en pense ?

    Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?

    AGAMEMNON

    Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins,

    Ma fille ignore encor mes ordres souverains.

    Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,

    Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’Armée.

    ACHILLE

    Ah ! Je sais trop le sort que vous lui réservez.

    AGAMEMNON

    Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?

    ACHILLE

    Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! Le puis-je croire,

    Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire ?

    Vous croyez qu’approuvant vos desseins odieux,

    Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?

    Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?

    AGAMEMNON

    Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,

    Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?

    ACHILLE

    Oubliez-vous qui j’aime, et qui vous outragez ?

    AGAMEMNON

    Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?

    Ne pourrai-je sans vous disposer de ma fille ?

    Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?

    Et ne peut-elle…

    ACHILLE

    Non, elle n’est plus à vous.

    On ne m’abuse point par des promesses vaines.

    Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,

    Vous deviez à mon sort unir tous ses moments,

    Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.

    Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?

    AGAMEMNON

    Plaignez-vous donc aux Dieux qui me l’ont demandée,

    Accusez et Calchas, et le camp tout entier,

    Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.

    ACHILLE

    Moi !

    AGAMEMNON

    Vous, qui de l’Asie embrassant la conquête,

    Querellez tous les jours le Ciel qui vous arrête,

    Vous, qui vous offensant de mes justes terreurs,

    Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.

    Mon coeur pour la sauver vous ouvrait une voie.

    Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.

    Je vous fermais le champ, où vous voulez courir.

    Vous le voulez, partez, sa mort va vous l’ouvrir.

    ACHILLE

    Juste ciel ! Puis-je entendre, et souffrir ce langage ?

    Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?

    Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !

    Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?

    Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?

    Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,

    Et d’un père éperdu négligeant les avis,

    Vais-je y chercher la mort, tant prédite à leur fils ?

    Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre

    Aux champs Thessaliens osèrent-ils descendre ?

    Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur

    Me vint-il enlever ou ma femme, ou ma soeur ?

    Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?

    Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes,

    Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,

    Vous, que j’ai fait nommer et leur chef, et le mien,

    Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,

    Avant que vous eussiez assemblé votre armée.

    Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?

    Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?

    Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même

    Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?

    Seul d’un honteux affront votre frère blessé

    A-t-il droit de venger son amour offensé ?

    Votre fille me plut, je prétendis lui plaire.

    Elle est de mes serments seule dépositaire.

    Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,

    Ma foi lui promis tout, et rien à Ménélas.

    Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée.

    Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée.

    Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris.

    Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.

    AGAMEMNON

    Fuyez donc. Retournez dans votre Thessalie.

    Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.

    Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,

    Se couvrir des lauriers qui vous furent promis,

    Et par d’heureux exploits forçant la destinée,

    Trouveront d’Ilion la fatale journée.

    J’entrevois vos mépris, et juge à vos discours

    Combien j’achèterais vos superbes secours.

    De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre,

    Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.

    Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,

    Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.

    Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense.

    Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.

    Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux.

    Et je romps tous les noeuds, qui m’attachent à vous.

    ACHILLE

    Rendez grâce au seul noeud qui retient ma colère.

    D’Iphigénie encor je respecte le père.

    Peut-être sans ce nom, le chef de tant de Rois

    M’aurait osé braver pour la dernière fois.

    Je ne dis plus qu’un mot, c’est à vous de m’entendre.

    J’ai votre fille ensemble, et ma gloire à défendre.

    Pour aller jusqu’au coeur, que vous voulez percer,

    Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.

    SCÈNE VII

    AGAMEMNON, seul.

    Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.

    Ma fille toute seule était plus redoutable,

    Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,

    Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.

    Ne délibérons plus. Bravons sa violence.

    Ma gloire intéressée emporte la balance.

    Achille menaçant détermine mon coeur.

    Ma pitié semblerait un effet de ma peur.

    Holà, Gardes, à moi.

    SCÈNE VIII

    Agamemnon, Eurybate, Gardes.

    EURYBATE

    Seigneur.

    AGAMEMNON

    Que vais-je faire ?

    Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?

    Cruel ! À quel combat faut-il te préparer !

    Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer !

    Une mère m’attend, une mère intrépide,

    Qui défendra son sang contre un père homicide.

    Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,

    Respecter dans ses bras la fille de leur Roi.

    Achille nous menace, Achille nous méprise.

    Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise ?

    Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,

    Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?

    Que dis-je ? Que prétend mon sacrilège zèle ?

    Quels voeux en l’immolant formerai-je sur elle ?

    Quelques prix glorieux qui me soient proposés,

    Quels lauriers me plairont de son sang arrosés ?

    Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême ?

    Ah ! Quels dieux me seraient plus cruels que moi-même !

    Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,

    Et ne rougissons plus d’une juste pitié.

    Qu’elle vive. Mais quoi ? Peu jaloux de ma gloire

    Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?

    Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,

    Croira que je lui cède, et qu’il m’a fait trembler.

    De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ?

    Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?

    Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui.

    Il l’aime. Elle vivra pour un autre que lui.

    Eurybate, appelez la princesse, la Reine.

    Qu’elles ne craignent point.

    SCÈNE IX

    Agamemnon, Gardes.

    AGAMEMNON

    Grands dieux, si votre haine

    Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,

    Que peuvent devant vous tous les faibles humains ?

    Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,

    Je le sais. Mais, grands dieux, une telle victime

    Vaut bien que confirmant vos rigoureuses lois,

    Vous me la demandiez une seconde fois.

    SCÈNE X

    Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie, Ériphile, Eurybate, Doris, Gardes.

    AGAMEMNON

    Allez, Madame, allez, prenez soin de sa vie.

    Je vous rends votre fille, et je vous la confie.

    Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas.

    Mes gardes vous suivront commandés par Arcas.

    Je veux bien excuser son heureuse imprudence.

    Tout dépend du secret et de la diligence.

    Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé.

    Gardez que ce départ ne leur soit révélé.

    Cachez bien votre fille, et que tout le camp croie

    Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.

    Fuyez. Puissent les Dieux de mes larmes contents,

    À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !

    Gardes, suivez la Reine.

    CLYTEMNESTRE

    Ah Seigneur !

    IPHIGÉNIE

    Ah mon père !

    AGAMEMNON

    Prévenez de Calchas l’empressement sévère.

    Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,

    Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser,

    Je vais faire suspendre une pompe funeste,

    Et de ce jour au moins lui demander le reste.

    SCÈNE XI

    Ériphile, Doris.

    ÉRIPHILE

    Suis-moi. Ce n’est pas là, Doris, notre chemin.

    DORIS

    Vous ne les suivez pas ?

    ÉRIPHILE

    Ah ! Je succombe enfin.

    Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.

    Je n’emporterai point une rage inutile.

    Plus de raisons. Il faut, ou la perdre, ou périr.

    Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Iphignéie, Aegine.

    IPHIGÉNIE

    Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,

    Aegine, il faut des dieux apaiser la colère.

    Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,

    Regarde quel orage est tout prêt à tomber.

    Considère l’état où la Reine est réduite.

    Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite,

    Avec quelle insolence ils ont de toutes parts

    Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards.

    Nos gardes repoussés, la Reine évanouie…

    Ah ! C’est trop l’exposer, souffre que je la fuie.

    Et sans attendre ici ses secours impuissants,

    Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.

    Mon père même, hélas ! Puisqu’il faut te le dire,

    Mon père en me sauvant, ordonne que j’expire.

    AEGINE

    Lui, Madame ? Quoi donc ? Qu’est ce qui s’est passé ?

    IPHIGÉNIE

    Achille trop ardent l’a peut-être offensé.

    Mais le Roi, qui le hait, veut que je le haïsse.

    Il ordonne à mon coeur cet affreux sacrifice.

    Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits,

    Aegine, il me défend de lui parler jamais.

    AEGINE

    Ah, Madame !

    IPHIGÉNIE

    Ah sentence ! Ah, rigueur inouïe !

    Dieux plus doux ! Vous n’avez demandé que ma vie.

    Mourons, obéissons. Mais qu’est ce que je vois ?

    Dieux ! Achille ?

    SCÈNE II

    Achille, Iphigénie.

    ACHILLE

    Venez, Madame, suivez-moi.

    Ne craignez ni les cris, ni la foule impuissante

    D’un peuple qui se presse autour de cette tente.

    Paraissez. Et bientôt, sans attendre mes coups,

    Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.

    Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,

    De mes Thessaliens vous amènent l’élite.

    Tout le reste, assemblé près de mon étendard,

    Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.

    À vos persécuteurs opposons cet asile.

    Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.

    Quoi, Madame ? Est-ce ainsi que vous me secondez ?

    Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez.

    Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?

    Hâtons-nous. Votre père a déjà vu vos larmes.

    IPHIGÉNIE

    Je le sais bien, Seigneur. Aussi tout mon espoir

    N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.

    ACHILLE

    Vous, mourir ? Ah ! cessez de tenir ce langage.

    Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?

    Songez-vous ( pour trancher d’inutiles discours )

    Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?

    IPHIGÉNIE

    Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée,

    Attaché le bonheur de votre destinée.

    Notre amour nous trompait. Et les arrêts du Sort

    Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.

    Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire

    Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire.

    Ce champ si glorieux, où vous aspirez tous,

    Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.

    Telle est la loi des dieux à mon père dictée.

    En vain sourd à Calchas il l’avait rejetée.

    Par la bouche des Grecs contre moi conjurés,

    Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.

    Partez. À vos honneurs j’apporte trop d’obstacles.

    Vous-même, dégagez la foi de vos Oracles.

    Signalez ce héros à la Grèce promis,

    Tournez votre douleur contre ses ennemis.

    Déjà Priam pâlit. Déjà Troie en alarmes

    Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.

    Allez, et dans ses murs vides de citoyens,

    Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.

    Je meurs dans cet espoir satisfaite, et tranquille.

    Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,

    J’espère que du moins un heureux avenir

    À vos faits immortels joindra mon souvenir,

    Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire,

    Ouvrira le récit d’une si belle histoire.

    Adieu, Prince, vivez, digne race des Dieux.

    ACHILLE

    Non, je ne reçois point vos funestes adieux.

    En vain par ce discours votre cruelle adresse

    Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.

    En vain vous prétendez, obstinée à mourir,

    Intéresser ma gloire à vous laisser périr.

    Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,

    Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.

    Et qui de ma faveur se voudrait honorer,

    Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?

    Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre.

    Venez, Madame, il faut les en croire, et me suivre.

    IPHIGÉNIE

    Qui moi ? Que contre un père osant me révolter,

    Je mérite la mort, que j’irais éviter ?

    Où serait le respect ! Et ce devoir suprême…

    ACHILLE

    Vous suivrez un époux avoué par lui-même.

    C’est un titre qu’en vain il prétend me voler.

    Ne fait-il des serments que pour les violer ?

    Vous-même, que retient un devoir si sévère,

    Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?

    Suivez-vous seulement ses ordres absolus,

    Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?

    Enfin c’est trop tarder, ma Princesse, et ma crainte…

    IPHIGÉNIE

    Quoi, Seigneur ! Vous iriez jusques à la contrainte ?

    D’un coupable transport écoutant la chaleur,

    Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?

    Ma gloire vous serait moins chère que ma vie.

    Ah, Seigneur ! Épargnez la triste Iphigénie.

    Asservie à des lois que j’ai dû respecter,

    C’est déjà trop pour moi, que de vous écouter.

    Ne portez pas plus loin votre injuste victoire.

    Ou par mes propres mains immolée à ma gloire,

    Je saurai m’affranchir dans ces extrémités,

    Du secours dangereux que vous me présentez.

    ACHILLE

    Hé bien ! N’en parlons plus. Obéissez, cruelle,

    Et cherchez une mort, qui vous semble si belle.

    Portez à votre père un coeur, où j’entrevois

    Moins de respect pour lui, que de haine pour moi.

    Une juste fureur s’empare de mon âme.

    Vous allez à l’autel, et moi j’y cours, Madame,

    Si de sang et de morts le Ciel est affamé,

    Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.

    À mon aveugle amour tout sera légitime.

    Le prêtre deviendra la première victime.

    Le bûcher par mes mains détruit, et renversé,

    Dans le sang des bourreaux nagera dispersé.

    Et si dans les horreurs de ce désordre extrême

    Votre père frappé tombe, et périt lui-même,

    Alors de vos respects voyant les tristes fruits,

    Reconnaissez les coups, que vous aurez conduits.

    IPHIGÉNIE

    Ah, Seigneur ! Ah, cruel… Mais il fuit, il m’échappe.

    Ô toi, qui veux ma mort, me voilà seule, frappe,

    Termine, juste ciel, ma vie, et mon effroi.

    Et lance ici des traits, qui n’accablent que moi.

    SCÈNE III

    Clytemnestre, Aegine, Eurybate, Gardes.

    CLYTEMNESTRE

    Oui, je la défendrai contre toute l’armée,

    Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !

    EURYBATE

    Non, Madame, il suffit que vous nous commandiez.

    Vous nous verrez combattre, et mourir à vos pieds.

    Mais de nos faibles mains, que pouvez-vous attendre ?

    Contre tant d’ennemis qui pourra vous défendre ?

    Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé.

    C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.

    Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande.

    La piété sévère exige son offrande.

    Le Roi, de son pouvoir se voit déposséder.

    Et lui-même au torrent nous contraint de céder.

    Achille à qui tout cède, Achille à cet orage

    Voudrait lui-même en vain opposer son courage.

    Que fera-t-il, Madame ? Et qui peut dissiper

    Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?

    CLYTEMNESTRE

    Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,

    Et m’arrachent ce peu qui me reste de vie.

    La mort seule, la mort pourra rompre les noeuds

    Dont mes bras nous vont joindre, et lier toutes deux.

    Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,

    Que je souffre jamais… Ah ma fille !

    IPHIGÉNIE

    Ah Madame !

    Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour

    Le malheureux objet d’une si tendre amour ?

    Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?

    Vous avez à combattre et les Dieux et les hommes.

    Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?

    N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,

    Seule à me retenir vainement obstinée,

    Par des soldats peut-être indignement traînée,

    Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,

    Un spectacle à mes yeux, plus cruel que la mort.

    Allez. Laissez aux Grecs achever leur ouvrage,

    Et quittez pour jamais un malheureux rivage.

    Du bûcher, qui m’attend, trop voisin de ces lieux,

    La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.

    Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,

    Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.

    CLYTEMNESTRE

    Lui ! par qui votre coeur à Calchas présenté…

    IPHIGÉNIE

    Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?

    CLYTEMNESTRE

    Par quelle trahison le cruel m’a déçue !

    IPHIGÉNIE

    Il me cédait aux Dieux, dont il m’avait reçue.

    Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux.

    De l’amour qui vous joint vous avez d’autres noeuds.

    Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.

    Puisse-t-il être, hélas ! Moins funeste à sa mère !

    D’un peuple impatient, vous entendez la voix.

    Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,

    Madame, et rappelant votre vertu sublime…

    Eurybate, à l’autel conduisez la victime.

    SCÈNE IV

    Clytemnestre, Aegine, Gardes.

    CLYTEMNESTRE

    Ah ! Vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…

    Mais on se jette en foule au devant de mes pas.

    Perfides, contentez votre soif sanguinaire.

    AEGINE

    Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ?

    CLYTEMNESTRE

    Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;

    Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.

    Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ?

    AEGINE

    Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie,

    Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain

    Iphigénie avait retiré dans son sein ?

    Ériphile en ces lieux par vous-même conduite,

    A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.

    CLYTEMNESTRE

    Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !

    Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté.

    Quoi tu ne mourras point ? Quoi pour punir son crime…

    Mais où va ma douleur chercher une victime ?

    Quoi pour noyer les Grecs, et leurs mille vaisseaux ?

    Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?

    Quoi lorsque les chassant du port qui les recèle,

    L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,

    Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,

    Ne te couvriront pas de ces vaisseaux brisés ?

    Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée

    Reconnais l’héritier, et le vrai fils d’Atrée,

    Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,

    Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.

    Mais cependant, ô ciel ! Ô mère infortunée !

    De festons odieux ma fille couronnée

    Tend la gorge aux couteaux, par son père apprêtés,

    Calchas va dans son sang… Barbares, arrêtez.

    C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre.

    J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.

    Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.

    SCÈNE V

    Clytemnestre, Aegine, Arcas, Gardes.

    ARCAS

    N’en doutez point, Madame. Un Dieu combat pour vous.

    Achille en ce moment exauce vos prières.

    Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières.

    Achille est à l’autel. Calchas est éperdu.

    Le fatal sacrifice est encor suspendu.

    On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.

    Achille fait ranger autour de votre fille

    Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.

    Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,

    Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,

    Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.

    Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours

    De votre défenseur appuyer le secours.

    Lui-même de sa main de sang toute fumante

    Il veut entre vos bras remettre son amante.

    Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas.

    Ne craignez rien.

    CLYTEMNESTRE

    Moi, craindre ! Ah ! Courons, cher Arcas.

    Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse.

    J’irai partout. Mais Dieux ! Ne vois-je pas Ulysse ?

    C’est lui. Ma fille est morte, Arcas, il n’est plus temps.

    SCÈNE DERNIÈRE

    Ulysse, Arcas, Aegine, Gardes.

    ULYSSE

    Non, Madame, elle vit, et les Dieux sont contents.

    Rassurez-vous. Le ciel a voulu vous la rendre.

    CLYTEMNESTRE

    Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !

    ULYSSE

    Oui, c’est moi, qui longtemps contre elle et contre vous

    Ai cru devoir, Madame, affermir votre époux,

    Moi, qui jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,

    Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,

    Et qui viens, puisqu’enfin le ciel est apaisé,

    Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.

    CLYTEMNESTRE

    Ma fille ! Ah, Prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue.

    Quel miracle, Seigneur, quel Dieu me l’a rendue.

    ULYSSE

    Vous m’en voyez moi-même en cet heureux moment

    Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement.

    Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.

    Déjà de tout le camp la Discorde maîtresse

    Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,

    Et donné du combat le funeste signal.

    De ce spectacle affreux votre fille alarmée

    Voyait pour elle Achille, et contre elle l’Armée.

    Mais quoique seul pour elle, Achille furieux

    Épouvantait l’Armée, et partageait les Dieux.

    Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage.

    Déjà coulait le sang prémices du carnage.

    Entre les deux partis Calchas s’est avancé,

    L’oeil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,

    Terrible, et plein du Dieu, qui l’agitait sans doute.

    « Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute.

    Le Dieu, qui maintenant vous parle par ma voix,

    M’explique son Oracle, et m’instruit de son choix.

    Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie

    Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.

    Thésée avec Hélène uni secrètement

    Fit succéder l’hymen à son enlèvement.

    Une fille en sortit, que sa mère a celée.

    Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.

    Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours.

    D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.

    Sous un nom emprunté sa noire destinée,

    Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.

    Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux,

    Et c’est elle en un mot que demandent les Dieux. »

    Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile

    L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.

    Elle était à l’autel, et peut-être en son coeur

    Du fatal sacrifice accusait la lenteur.

    Elle-même tantôt d’une course subite

    Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.

    On admire en secret sa naissance, et son sort.

    Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,

    L’armée à haute voix se déclare contre elle,

    Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.

    Déjà pour la saisir Calchas lève le bras.

    « Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.

    Le sang de ces héros, dont tu me fais descendre,

    Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »

    Furieuse elle vole, et sur l’autel prochain

    Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.

    À peine son sang coule et fait rougir la terre ;

    Les Dieux font sur l’autel entendre le tonnerre,

    Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,

    Et la mer leur répond par ses mugissements.

    La rive au loin gémit blanchissante d’écume.

    La flamme du bûcher d’elle-même s’allume.

    Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous

    Jette une sainte horreur, qui nous rassure tous.

    Le soldat étonné dit que dans une nue

    Jusque sur le bûcher Diane est descendue,

    Et croit que s’élevant au travers de ses feux,

    Elle portait au ciel notre encens et nos voeux.

    Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie

    Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.

    Des mains d’Agamemnon venez la recevoir.

    Venez, Achille et lui brûlants de vous revoir,

    Madame, et désormais tous deux d’intelligence

    Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.

    CLYTEMNESTRE

    Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais

    Récompenser Achille, et payer tes bienfaits !

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  • Jean Racine : Mithridate

    ACTE I

    SCÈNE I

    Xipharès, Arbate.

    XIPHARÈS

    On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport.

    Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.

    Les Romains vers l’Euphrate ont attaqué mon père,

    Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.

    Après un long combat tout son camp dispersé

    Dans la foule des morts en fuyant l’a laissé,

    Et j’ai su qu’un soldat dans les mains de Pompée,

    Avec son diadème a remis son épée.

    Ainsi ce roi, qui seul a durant quarante ans

    Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,

    Et qui dans l’Orient balançant la fortune

    Vengeait de tous les rois la querelle commune,

    Meurt, et laisse après lui pour venger son trépas,

    Deux fils infortunés qui ne s’accordent pas.

    ARBATE

    Vous, Seigneur ! Quoi ? l’ardeur de régner en sa place

    Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace ?

    XIPHARÈS

    Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix

    D’un malheureux empire acheter le débris.

    Je sais en lui des ans respecter l’avantage.

    Et content des États marqués pour mon partage,

    Je verrai sans regret tomber entre ses mains

    Tout ce que lui promet l’amitié des Romains.

    ARBATE

    L’amitié des Romains ? Le fils de Mithridate,

    Seigneur ? Est-il bien vrai ?

    XIPHARÈS

    N’en doute point, Arbate.

    Pharnace dès longtemps tout Romain dans le coeur

    Attend tout maintenant de Rome, et du vainqueur.

    Et moi plus que jamais à mon père fidèle

    Je conserve aux Romains une haine immortelle.

    Cependant et ma haine, et ses prétentions

    Sont les moindres sujets de nos divisions.

    ARBATE

    Et quel autre intérêt contre lui vous anime ?

    XIPHARÈS

    Je m’en vais t’étonner. Cette belle Monime

    Qui du roi notre père attira tous les voeux,

    Dont Pharnace après lui se déclare amoureux…

    ARBATE

    Hé bien, Seigneur ?

    XIPHARÈS

    Je l’aime, et ne veux plus m’en taire

    Puisqu’enfin pour rival je n’ai plus que mon frère.

    Tu ne t’attendais pas sans doute à ce discours.

    Mais ce n’est point, Arbate, un secret de deux jours.

    Cet amour s’est longtemps accru dans le silence.

    Que n’en puis-je à tes yeux marquer la violence,

    Et mes premiers soupirs et mes derniers ennuis ?

    Mais en l’état funeste où nous sommes réduits,

    Ce n’est guère le temps d’occuper ma mémoire

    À rappeler le cours d’une amoureuse histoire.

    Qu’il te suffise donc, pour me justifier,

    Que je vis, que j’aimai la reine le premier,

    Que mon père ignorait jusqu’au nom de Monime,

    Quand je conçus pour elle un amour légitime.

    Il la vit. Mais au lieu d’offrir à ses beautés

    Un hymen, et des voeux dignes d’être écoutés,

    Il crut que sans prétendre une plus haute gloire,

    Elle lui céderait une indigne victoire.

    Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,

    Et que lassé d’avoir vainement combattu,

    Absent, mais toujours plein de son amour extrême,

    Il lui fit par tes mains porter son diadème.

    Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains,

    M’annoncèrent du roi l’amour, et les desseins,

    Quand je sus qu’à son lit Monime réservée

    Avait pris avec toi le chemin de Nymphée.

    Hélas ! ce fut encor dans ce temps odieux,

    Qu’aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux,

    Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,

    Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,

    Elle trahit mon père, et rendit aux Romains

    La place, et les trésors confiés en ses mains.

    Quel devins-je au récit du crime de ma mère !

    Je ne regardai plus mon rival dans mon père.

    J’oubliai mon amour par le sien traversé.

    Je n’eus devant les yeux que mon père offensé.

    J’attaquai les Romains, et ma mère éperdue

    Me vit, en reprenant cette place rendue,

    À mille coups mortels contre eux me dévouer,

    Et chercher en mourant à la désavouer.

    L’Euxin depuis ce temps fut libre, et l’est encore.

    Et des rives de Pont, aux rives du Bosphore

    Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux

    N’eurent plus d’ennemis que les vents et les eaux.

    Je voulais faire plus. Je prétendais, Arbate,

    Moi-même à son secours m’avancer vers l’Euphrate,

    Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.

    Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,

    Monime, qu’en tes mains mon père avait laissée,

    Avec tous ses attraits revint en ma pensée.

    Que dis-je ? En ce malheur je tremblai pour ses jours.

    Je redoutai du roi les cruelles amours.

    Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses

    Ont pris soin d’assurer la mort de ses maîtresses.

    Je volai vers Nymphée. Et mes tristes regards

    Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.

    J’en conçus, je l’avoue, un présage funeste.

    Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.

    Pharnace en ses desseins toujours impétueux,

    Ne dissimula point ses voeux présomptueux.

    De mon père à la reine il conta la disgrâce,

    L’assura de sa mort, et s’offrit en sa place.

    Comme il le dit, Arbate, il veut l’exécuter.

    Mais enfin à mon tour je prétends éclater.

    Autant que mon amour respecta la puissance

    D’un père, à qui je fus dévoué dès l’enfance,

    Autant ce même amour maintenant révolté

    De ce nouveau rival brave l’autorité.

    Ou Monime à ma flamme elle-même contraire

    Condamnera l’aveu que je prétends lui faire,

    Ou bien quelques malheurs qu’il en puisse advenir

    Ce n’est que par ma mort qu’on la peut obtenir.

    Voilà tous les secrets que je voulais t’apprendre.

    C’est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,

    Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,

    L’esclave des Romains, ou le fils de ton roi.

    Fier de leur amitié Pharnace croit peut-être

    Commander dans Nymphée et me parler en maître.

    Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien.

    Le Pont est son partage et Colchos est le mien.

    Et l’on sait que toujours la Colchide et ses princes

    Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.

    ARBATE

    Commandez-moi, Seigneur. Si j’ai quelque pouvoir

    Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir.

    Avec le même zèle, avec la même audace

    Que je servais le père, et gardais cette place,

    Et contre votre frère, et même contre vous,

    Après la mort du roi je vous sers contre tous.

    Sans vous ne sais-je pas que ma mort assurée

    De Pharnace en ces lieux allait suivre l’entrée ?

    Sais-je pas que mon sang par ses mains répandu

    Eût souillé ce rempart contre lui défendu.

    Assurez-vous du coeur et du choix de la reine.

    Du reste, ou mon crédit n’est plus qu’une ombre vaine,

    Ou Pharnace laissant le Bosphore en vos mains,

    Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.

    XIPHARÈS

    Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême ?

    Mais on vient. Cours, ami, c’est Monime, elle-même.

    SCÈNE II

    Monime, Xipharès.

    MONIME

    Seigneur, je viens à vous. Car enfin aujourd’hui

    Si vous m’abandonnez, quel sera mon appui ?

    Sans parents, sans amis, désolée, et craintive,

    Reine longtemps de nom, mais en effet captive,

    Et veuve maintenant sans avoir eu d’époux,

    Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.

    Je tremble à vous nommer l’ennemi qui m’opprime.

    J’espère toutefois qu’un coeur si magnanime

    Ne sacrifiera point les pleurs des malheureux

    Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.

    Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace.

    C’est lui, Seigneur, c’est lui, dont la coupable audace

    Veut la force à la main m’attacher à son sort

    Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.

    Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née ?

    Au joug d’un autre hymen sans amour destinée,

    À peine je suis libre, et goûte quelque paix,

    Qu’il faut que je me livre à tout ce que je hais.

    Peut-être je devrais plus humble en ma misère

    Me souvenir du moins que je parle à son frère.

    Mais soit raison, destin, soit que ma haine en lui

    Confonde les Romains dont il cherche l’appui,

    Jamais hymen formé sous le plus noir auspice

    De l’hymen que je crains n’égala le supplice.

    Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,

    Si je n’ai plus pour moi que mon seul désespoir,

    Au pied du même autel où je suis attendue,

    Seigneur, vous me verrez à moi-même rendue

    Percer ce triste coeur qu’on veut tyranniser,

    Et dont jamais encor je n’ai pu disposer.

    XIPHARÈS

    Madame, assurez-vous de mon obéissance.

    Vous avez dans ces lieux une entière puissance.

    Pharnace ira, s’il veut, se faire craindre ailleurs.

    Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.

    MONIME

    Hé ! quel nouveau malheur peut affliger Monime,

    Seigneur ?

    XIPHARÈS

    Si vous aimer c’est faire un si grand crime,

    Pharnace n’en est pas seul coupable aujourd’hui,

    Et je suis mille fois plus criminel que lui.

    MONIME

    Vous !

    XIPHARÈS

    Mettez ce malheur au rang des plus funestes.

    Attestez, s’il le faut, les puissances célestes

    Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,

    Père, enfants animés à vous persécuter.

    Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre

    Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,

    Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher

    Des maux que j’ai soufferts en le voulant cacher.

    Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace

    Je vous serve aujourd’hui pour me mettre en sa place.

    Vous voulez être à vous, j’en ai donné ma foi,

    Et vous ne dépendrez ni de lui, ni de moi.

    Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,

    En quels lieux avez-vous choisi votre retraite ?

    Sera-ce loin, Madame, ou près de mes États ?

    Me sera-t-il permis d’y conduire vos pas ?

    Verrez-vous d’un même oeil le crime et l’innocence ?

    En fuyant mon rival fuirez-vous ma présence ?

    Pour prix d’avoir si bien secondé vos souhaits,

    Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais ?

    MONIME

    Ah ! que m’apprenez-vous ?

    XIPHARÈS

    Hé quoi, belle Monime,

    Si le temps peut donner quelque droit légitime,

    Faut-il vous dire ici que le premier de tous

    Je vous vis, je formai le dessein d’être à vous,

    Quand vos charmes naissants inconnus à mon père,

    N’avaient encor paru qu’aux yeux de votre mère ?

    Ah ! si par mon devoir forcé de vous quitter

    Tout mon amour alors ne put pas éclater,

    Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,

    Combien je me plaignis de ce devoir funeste ?

    Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,

    Quelle vive douleur attendrit mes adieux ?

    Je m’en souviens tout seul. Avouez-le, Madame.

    Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.

    Tandis que loin de vous sans espoir de retour,

    Je nourrissais encor un malheureux amour,

    Contente et résolue à l’hymen de mon père,

    Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.

    MONIME

    Hélas !

    XIPHARÈS

    Avez-vous plaint un moment mes ennuis ?

    MONIME

    Prince… n’abusez point de l’état où je suis.

    XIPHARÈS

    En abuser ! Ô ciel ! Quand je cours vous défendre,

    Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre.

    Que vous dirai-je enfin ? Lorsque je vous promets

    De vous mettre en état de ne me voir jamais.

    MONIME

    C’est me promettre plus que vous ne sauriez faire.

    XIPHARÈS

    Quoi, malgré mes serments vous croyez le contraire ?

    Vous croyez qu’abusant de mon autorité,

    Je prétends attenter à votre liberté !

    On vient, Madame, on vient… Expliquez-vous de grâce.

    Un mot.

    MONIME

    Défendez-moi des fureurs de Pharnace.

    Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir,

    Vous n’aurez pas besoin d’un injuste pouvoir.

    XIPHARÈS

    Ah ! Madame…

    MONIME

    Seigneur, vous voyez votre frère.

    SCÈNE III

    Monime, Pharnace, Xipharès.

    PHARNACE

    Jusques à quand, Madame, attendrez-vous mon père ?

    Des témoins de sa mort viennent à tous moments

    Condamner votre doute et vos retardements.

    Venez, fuyez l’aspect de ce climat sauvage,

    Qui ne parle à vos yeux que d’un triste esclavage.

    Un peuple obéissant vous attend à genoux

    Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous.

    Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine,

    Vous en portez encor la marque souveraine ;

    Et ce bandeau royal fut mis sur votre front

    Comme un gage assuré de l’empire de Pont.

    Maître de cet État que mon père me laisse,

    Madame, c’est à moi d’accomplir sa promesse.

    Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,

    Ainsi que notre hymen presser notre départ.

    Nos intérêts communs, et mon coeur le demandent.

    Prêts à vous recevoir mes vaisseaux vous attendent,

    Et du pied de l’autel vous y pouvez monter,

    Souveraine des mers, qui vous doivent porter.

    MONIME

    Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.

    Mais puisque le temps presse, et qu’il faut vous répondre,

    Puis-je laissant la feinte et les déguisements,

    Vous découvrir ici mes secrets sentiments ?

    PHARNACE

    Vous pouvez tout.

    MONIME

    Je crois que je vous suis connue.

    Éphèse est mon pays. Mais je suis descendue

    D’aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros, qu’autrefois

    Leur vertu chez les Grecs mit au dessus des rois.

    Mithridate me vit. Éphèse et l’Ionie

    À son heureux empire était alors unie.

    Il daigna m’envoyer ce gage de sa foi.

    Ce fut pour ma famille une suprême loi.

    Il fallut obéir. Esclave couronnée

    Je partis pour l’hymen où j’étais destinée.

    Le roi qui m’attendait au sein de ses États,

    Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas ;

    Et tandis que la guerre occupait son courage

    M’envoya dans ces lieux éloignés de l’orage.

    J’y vins. J’y suis encor. Mais cependant, Seigneur,

    Mon père paya cher ce dangereux honneur,

    Et les Romains vainqueurs pour première victime

    Prirent Philopoemen le père de Monime.

    Sous ce titre funeste il se vit immoler.

    Et c’est de quoi, Seigneur, j’ai voulu vous parler.

    Quelque juste fureur dont je sois animée,

    Je ne puis point à Rome opposer une armée.

    Inutile témoin de tous ses attentats,

    Je n’ai pour me venger ni sceptre, ni soldats.

    Enfin, je n’ai qu’un coeur. Tout ce que je puis faire,

    C’est de garder la foi que je dois à mon père,

    De ne point dans son sang aller tremper mes mains,

    En épousant en vous l’allié des Romains.

    PHARNACE

    Que parlez-vous de Rome, et de son alliance ?

    Pourquoi tout ce discours et cette défiance ?

    Qui vous dit qu’avec eux je prétends m’allier ?

    MONIME

    Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier ?

    Comment m’offririez-vous l’entrée et la couronne

    D’un pays que partout leur armée environne,

    Si le traité secret qui vous lie aux Romains

    Ne vous en assurait l’empire et les chemins ?

    PHARNACE

    De mes intentions je pourrais vous instruire,

    Et je sais les raisons que j’aurais à vous dire,

    Si laissant en effet les vains déguisements,

    Vous m’aviez expliqué vos secrets sentiments.

    Mais enfin je commence après tant de traverses,

    Madame, à rassembler vos excuses diverses.

    Je crois voir l’intérêt que vous voulez celer,

    Et qu’un autre qu’un père ici vous fait parler.

    XIPHARÈS

    Quel que soit l’intérêt qui fait parler la reine,

    La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine ?

    Et contre les Romains votre ressentiment

    Doit-il pour éclater balancer un moment ?

    Quoi ? nous aurons d’un père entendu la disgrâce ?

    Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,

    Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli ?

    Il est mort. Savons-nous s’il est enseveli ?

    Qui sait si dans le temps que votre âme empressée

    Forme d’un doux hymen l’agréable pensée,

    Ce roi, que l’Orient tout plein de ses exploits

    Peut nommer justement le dernier de ses rois,

    Dans ses propres États privé de sépulture

    Ou couché sans honneur dans une foule obscure,

    N’accuse point le ciel qui le laisse outrager,

    Et des indignes fils qui n’osent le venger ?

    Ah ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore,

    Si dans tout l’univers quelque roi libre encore,

    Parthe, Scythe, ou Sarmate, aime sa liberté,

    Voilà nos alliés. Marchons de ce côté.

    Vivons ou périssons dignes de Mithridate,

    Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,

    À défendre du joug et nous et nos États,

    Qu’à contraindre des coeurs, qui ne se donnent pas.

    PHARNACE

    Il sait vos sentiments. Me trompais-je, Madame ?

    Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,

    Ce père, ces Romains que vous me reprochez.

    XIPHARÈS

    J’ignore de son coeur les sentiments cachés.

    Mais je m’y soumettrais, sans vouloir rien prétendre,

    Si comme vous, Seigneur, je croyais les entendre.

    PHARNACE

    Vous feriez bien, et moi je fais ce que dois.

    Votre exemple n’est pas une règle pour moi.

    XIPHARÈS

    Toutefois en ces lieux je ne connais personne,

    Qui ne doive imiter l’exemple que je donne.

    PHARNACE

    Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.

    XIPHARÈS

    Je le puis à Colchos, et je le puis ici.

    PHARNACE

    Ici ? Vous y pourriez rencontrer votre perte…

    SCÈNE IV

    Monime, Pharnace, Xipharès, Phoedime.

    PHOEDIME

    Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte,

    Et bientôt démentant le faux bruit de sa mort

    Mithridate lui-même arrive dans le port.

    MONIME

    Mithridate !

    XIPHARÈS

    Mon père !

    PHARNACE

    Ah ! que viens-je d’entendre ?

    PHOEDIME

    Quelques vaisseaux légers sont venus nous l’apprendre,

    C’est lui-même. Et déjà pressé de son devoir

    Arbate loin du bord l’est allé recevoir.

    XIPHARÈS

    Qu’avons-nous fait !

    MONIME, à Xipharès.

    Adieu, Prince. Quelle nouvelle !

    SCÈNE V

    Pharnace, Xipharès.

    PHARNACE

    Mithridate revient ? Ah ! Fortune cruelle !

    Ma vie et mon amour tous deux courent hasard.

    Les Romains que j’attends arriveront trop tard.

    Comment faire ?

    À Xipharès.

    J’entends que votre coeur soupire,

    Et j’ai conçu l’adieu qu’elle vient de vous dire,

    Prince. Mais ce discours demande un autre temps.

    Nous avons aujourd’hui des soins plus importants.

    Mithridate revient, peut-être inexorable.

    Plus il est malheureux, plus il est redoutable.

    Le péril est pressant, plus que vous ne pensez.

    Nous sommes criminels, et vous le connaissez.

    Rarement l’amitié désarme sa colère.

    Ses propres fils n’ont point de juge plus sévère.

    Et nous l’avons vu même à ses cruels soupçons

    Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.

    Craignons pour vous, pour moi, pour la reine elle-même.

    Je la plains, d’autant plus que Mithridate l’aime.

    Amant avec transport, mais jaloux sans retour

    Sa haine va toujours plus loin que son amour.

    Ne vous assurez point sur l’amour qu’il vous porte.

    Sa jalouse fureur n’en sera que plus forte.

    Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,

    Et j’aurai des secours que je n’explique pas.

    M’en croirez-vous ? Courons assurer notre grâce.

    Rendons-nous vous et moi maîtres de cette place.

    Et faisons qu’à ses fils il ne puisse dicter

    Que les conditions qu’ils voudront accepter.

    XIPHARÈS

    Je sais quel est mon crime, et je connais mon père.

    Et j’ai par-dessus vous le crime de ma mère.

    Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,

    Quand mon père paraît je ne sais qu’obéir.

    PHARNACE

    Soyons-nous donc au moins fidèles l’un à l’autre.

    Vous savez mon secret, j’ai pénétré le vôtre.

    Le roi toujours fertile en dangereux détours

    S’armera contre nous de nos moindres discours.

    Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses

    Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.

    Allons. Puisqu’il le faut, je marche sur vos pas.

    Mais en obéissant ne nous trahissons pas.

    ACTE II

    SCÈNE PREMIÈRE

    Monime, Phoedime.

    PHOEDIME

    Quoi, vous êtes ici quand Mithridate arrive,

    Quand, pour le recevoir chacun court sur la rive,

    Que faites-vous, Madame ? Et quel ressouvenir

    Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir ?

    N’offenserez-vous point un roi qui vous adore,

    Qui presque votre époux…

    MONIME

    Il ne l’est pas encore,

    Phoedime, et jusque-là je crois que mon devoir

    Est de l’attendre ici, sans l’aller recevoir.

    PHOEDIME

    Mais ce n’est point, Madame, un amant ordinaire.

    Songez qu’à ce grand roi promise par un père,

    Vous avez de ses feux un gage solennel,

    Qu’il peut quand il voudra, confirmer à l’autel.

    Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.

    MONIME

    Regarde en quel état tu veux que je me montre.

    Vois ce visage en pleurs, et loin de le chercher,

    Dis-moi plutôt, dis-moi que je m’aille cacher.

    PHOEDIME

    Que dites-vous ? Ô dieux !

    MONIME

    Ah retour qui me tue !

    Malheureuse ! Comment paraîtrai-je à sa vue,

    Son diadème au front, et dans le fond du coeur,

    Phoedime… Tu m’entends, et tu vois ma rougeur.

    PHOEDIME

    Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes,

    Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes ?

    Et toujours Xipharès revient vous traverser ?

    MONIME

    Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.

    Xipharès ne s’offrait alors à ma mémoire,

    Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire.

    Et je ne savais pas que pour moi plein de feux

    Xipharès des mortels fût le plus amoureux.

    PHOEDIME

    Il vous aime, Madame ! Et ce héros aimable…

    MONIME

    Est aussi malheureux que je suis misérable.

    Il m’adore, Phoedime, et les mêmes douleurs

    Qui m’affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.

    PHOEDIME

    Sait-il en sa faveur jusqu’où va votre estime ?

    Sait-il que vous l’aimez ?

    MONIME

    Il l’ignore, Phoedime,

    Les dieux m’ont secourue, et mon coeur affermi

    N’a rien dit, ou du moins n’a parlé qu’à demi.

    Hélas ! si tu savais, pour garder le silence,

    Combien ce triste coeur s’est fait de violence !

    Quels assauts, quels combats j’ai tantôt soutenus !

    Phoedime, si je puis je ne le verrai plus.

    Malgré tous les efforts que je pourrais me faire,

    Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.

    Il viendra, malgré moi, m’arracher cet aveu.

    Mais n’importe, s’il m’aime il en jouira peu.

    Je lui vendrai si cher ce bonheur qu’il ignore,

    Qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il l’ignorât encore.

    PHOEDIME

    On vient. Que faites-vous, Madame ?

    MONIME

    Je ne puis.

    Je ne paraîtrai point dans le trouble où je suis.

    SCÈNE II

    Mithridate, Pharnace, Xipharès, Arbate, Gardes.

    MITHRIDATE

    Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire

    Votre devoir ici n’a point dû vous conduire,

    Ni vous faire quitter en de si grands besoins

    Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.

    Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.

    Vous avez cru des bruits que j’ai semés moi-même.

    Je vous crois innocents puisque vous le voulez.

    Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés.

    Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,

    Je médite un dessein digne de mon courage.

    Vous en serez tantôt instruits plus amplement.

    Allez, et laissez-moi reposer un moment.

    SCÈNE III

    Mithridate, Arbate.

    MITHRIDATE

    Enfin après un an, tu me revois, Arbate,

    Non plus comme autrefois cet heureux Mithridate,

    Qui de Rome toujours balançant le destin,

    Tenais entre elle et moi l’univers incertain.

    Je suis vaincu. Pompée a saisi l’avantage

    D’une nuit, qui laissait peu de place au courage.

    Mes soldats presque nus dans l’ombre intimidés,

    Les rangs de toutes parts mal pris, et mal gardés,

    Le désordre partout redoublant les alarmes,

    Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,

    Les cris, que les rochers renvoyaient plus affreux,

    Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux :

    Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?

    Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste.

    Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,

    Qu’au bruit de mon trépas que je laisse après moi.

    Quelque temps inconnu j’ai traversé le Phase.

    Et de là pénétrant jusqu’au pied du Caucase,

    Bientôt dans des vaisseaux sur l’Euxin préparés

    J’ai rejoint de mon camp les restes séparés.

    Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore

    J’y trouve des malheurs qui m’attendaient encore.

    Toujours du même amour tu me vois enflammé.

    Ce coeur nourri de sang, et de guerre affamé,

    Malgré le faix des ans et du sort qui m’opprime,

    Traîne partout l’amour qui l’attache à Monime,

    Et n’a point d’ennemis, qui lui soient odieux,

    Plus que deux fils ingrats, que je trouve en ces lieux.

    ARBATE

    Deux fils, Seigneur ?

    MITHRIDATE

    Écoute. À travers ma colère

    Je veux bien distinguer Xipharès de son frère.

    Je sais que de tout temps à mes ordres soumis

    Il hait autant que moi nos communs ennemis.

    Et j’ai vu sa valeur à me plaire attachée

    Justifier pour lui ma tendresse cachée.

    Je sais même, je sais avec quel désespoir,

    À tout autre intérêt préférant son devoir,

    Il courut démentir une mère infidèle

    Et tira de son crime une gloire nouvelle.

    Et je ne puis encor, ni n’oserais penser

    Que ce fils si fidèle ait voulu m’offenser.

    Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre ?

    L’un et l’autre à la reine ont-ils osé prétendre ?

    Avec qui semble-t-elle en secret s’accorder ?

    Moi-même de quel oeil dois-je ici l’aborder ?

    Parle. Quelque désir qui m’entraîne auprès d’elle,

    Il me faut de leurs coeurs rendre un compte fidèle.

    Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’as-tu vu ? Que sais-tu ?

    Depuis quel temps, pourquoi, comment t’es-tu rendu ?

    ARBATE

    Seigneur, depuis huit jours l’impatient Pharnace

    Aborda le premier au pied de cette place.

    Et de votre trépas autorisant le bruit

    Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.

    Je ne m’arrêtai point à ce bruit téméraire.

    Et je n’écoutais rien, si le prince son frère

    Bien moins par ses discours, Seigneur, que par ses pleurs

    Ne m’eût en arrivant confirmé vos malheurs.

    MITHRIDATE

    Enfin que firent-ils ?

    ARBATE

    Pharnace entrait à peine

    Qu’il courut de ses feux entretenir la reine,

    Et s’offrir d’assurer par un hymen prochain

    Le bandeau qu’elle avait reçu de votre main.

    MITHRIDATE

    Traître ! sans lui donner le loisir de répandre

    Les pleurs que son amour aurait dûs à ma cendre !

    Et son frère ?

    ARBATE

    Son frère, au moins jusqu’à ce jour,

    Seigneur, dans ses desseins n’a point marqué d’amour,

    Et toujours avec vous son coeur d’intelligence

    N’a semblé respirer que guerre et que vengeance.

    MITHRIDATE

    Mais encor quel dessein le conduisait ici ?

    ARBATE

    Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.

    MITHRIDATE

    Parle, je te l’ordonne, et je veux tout apprendre.

    ARBATE

    Seigneur, jusqu’à ce jour, ce que j’ai pu comprendre,

    Ce prince a cru pouvoir après votre trépas

    Compter cette province au rang de ses États.

    Et sans connaître ici de lois que son courage,

    Il venait par la force appuyer son partage.

    MITHRIDATE

    Ah ! c’est le moindre prix qu’il se doit proposer,

    Si le ciel de mon sort me laisse disposer.

    Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême.

    Je tremblais, je l’avoue, et pour un fils que j’aime,

    Et pour moi, qui craignais de perdre un tel appui,

    Et d’avoir à combattre un rival tel que lui.

    Que Pharnace m’offense, il offre à ma colère

    Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,

    Qui toujours des Romains admirateur secret

    Ne s’est jamais contre eux déclaré qu’à regret.

    Et s’il faut que pour lui Monime prévenue

    Ait pu porter ailleurs une amour qui m’est due,

    Malheur au criminel qui vient me la ravir,

    Et qui m’ose offenser, et n’ose me servir.

    L’aime-t-elle ?

    ARBATE

    Seigneur, je vois venir la reine.

    MITHRIDATE

    Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,

    Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher

    Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher.

    Arbate, c’est assez, qu’on me laisse avec elle.

    SCÈNE IV

    Mithridate, Monime.

    MITHRIDATE

    Madame, enfin le ciel près de vous me rappelle,

    Et secondant du moins mes plus tendres souhaits

    Vous rend à mon amour plus belle que jamais.

    Je ne m’attendais pas que de notre hyménée

    Je dusse voir si tard arriver la journée,

    Ni qu’en vous retrouvant mon funeste retour

    Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.

    C’est pourtant cet amour qui de tant de retraites

    Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes ;

    Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux

    Si ma présence ici n’en est point un pour vous.

    C’est vous en dire assez si vous voulez m’entendre.

    Vous devez à ce jour dès longtemps vous attendre,

    Et vous portez, Madame, un gage de ma foi

    Qui vous dit tous les jours que vous êtes à moi.

    Allons donc assurer cette foi mutuelle.

    Ma gloire loin d’ici vous et moi nous appelle,

    Et sans perdre un moment pour ce noble dessein,

    Aujourd’hui votre époux, il faut partir demain.

    MONIME

    Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire

    Vous ont cédé sur moi leur souverain empire.

    Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,

    Je ne vous répondrai qu’en vous obéissant.

    MITHRIDATE

    Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime

    Vous n’allez à l’autel que comme une victime :

    Et moi, tyran d’un coeur qui se refuse au mien,

    Même en vous possédant je ne vous devrai rien.

    Ah Madame ! est-ce là de quoi me satisfaire ?

    Faut-il que désormais renonçant à vous plaire

    Je ne prétende plus qu’à vous tyranniser ?

    Mes malheurs en un mot me font-ils mépriser ?

    Ah ! pour tenter encor de nouvelles conquêtes

    Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes,

    Quand le sort ennemi m’aurait jeté plus bas,

    Vaincu, persécuté, sans secours, sans États,

    Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,

    Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,

    Apprenez que suivi d’un nom si glorieux

    Partout de l’univers j’attacherais les yeux,

    Et qu’il n’est point de rois, s’ils sont dignes de l’être,

    Qui sur le trône assis n’enviassent peut-être

    Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,

    Que Rome, et quarante ans ont à peine achevé.

    Vous-même d’un autre oeil me verriez-vous, Madame,

    Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre âme ?

    Et puisqu’il faut enfin que je sois votre époux,

    N’était-il pas plus noble, et plus digne de vous,

    De joindre à ce devoir votre propre suffrage,

    D’opposer votre estime au destin qui m’outrage,

    Et de me rassurer, en flattant ma douleur,

    Contre la défiance attachée au malheur ?

    Hé quoi ? N’avez-vous rien, Madame, à me répondre ?

    Tout mon empressement ne sert qu’à vous confondre.

    Vous demeurez muette, et loin de me parler,

    Je vois malgré vos soins vos pleurs prêts à couler.

    MONIME

    Moi, Seigneur ? Je n’ai point de larmes à répandre.

    J’obéis. N’est-ce pas assez me faire entendre ?

    Et ne suffit-il pas…

    MITHRIDATE

    Non, ce n’est pas assez.

    Je vous entends ici mieux que vous ne pensez.

    Je vois qu’on m’a dit vrai. Ma juste jalousie

    Par vos propres discours est trop bien éclaircie.

    Je vois qu’un fils perfide épris de vos beautés

    Vous a parlé d’amour, et que vous l’écoutez.

    Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles.

    Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,

    Madame, et désormais tout est sourd à mes lois,

    Ou bien vous l’avez vu pour la dernière fois.

    Appelez Xipharès.

    MONIME

    Ah ! que voulez-vous faire ?

    Xipharès…

    MITHRIDATE

    Xipharès n’a point trahi son père.

    Vous vous pressez en vain de le désavouer,

    Et ma tendre amitié ne peut que s’en louer.

    Ma honte en serait moindre ainsi que votre crime,

    Si ce fils en effet digne de votre estime

    À quelque amour encore avait pu vous forcer.

    Mais qu’un traître qui n’est hardi qu’à m’offenser,

    De qui nulle vertu n’accompagne l’audace,

    Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place ?

    Qu’il soit aimé, Madame, et que je sois haï ?

    SCÈNE V

    Mithridate, Monime, Xipharès.

    MITHRIDATE

    Venez, mon fils, venez, votre père est trahi.

    Un fils audacieux insulte à ma ruine,

    Traverse mes desseins, m’outrage, m’assassine,

    Aime la reine enfin, lui plaît, et me ravit

    Un coeur que son devoir à moi seul asservit.

    Heureux pourtant, heureux ! que dans cette disgrâce

    Je ne puisse accuser que la main de Pharnace,

    Qu’une mère infidèle, un frère audacieux

    Vous présentent en vain leur exemple odieux.

    Oui mon fils, c’est vous seul sur qui je me repose,

    Vous seul qu’aux grands desseins que mon coeur se propose,

    J’ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,

    L’héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.

    Pharnace en ce moment, et ma flamme offensée

    Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée.

    D’un voyage important les soins et les apprêts,

    Mes vaisseaux qu’à partir il faut tenir tout prêts,

    Mes soldats dont je veux tenter la complaisance

    Dans ce même moment demandent ma présence.

    Vous cependant ici veillez pour mon repos.

    D’un rival insolent arrêtez les complots.

    Ne quittez point la reine, et s’il se peut vous-même

    Rendez-la moins contraire aux voeux d’un roi qui l’aime.

    Détournez-la, mon fils, d’un choix injurieux.

    Juge sans intérêt vous la convaincrez mieux.

    En un mot, c’est assez éprouver ma faiblesse.

    Qu’elle ne pousse point cette même tendresse,

    Que sais-je ? à des fureurs, dont mon coeur outragé

    Ne se repentirait qu’après s’être vengé.

    SCÈNE VI

    Monime, Xipharès.

    XIPHARÈS

    Que dirai-je, Madame ? Et comment dois-je entendre

    Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre ?

    Serait-il vrai, grands dieux ! que trop aimé de vous

    Pharnace eût en effet mérité ce courroux ?

    Pharnace aurait-il part à ce désordre extrême ?

    MONIME

    Pharnace ? Ô ciel ! Pharnace ? Ah qu’entends-je moi-même ?

    Ce n’est donc pas assez que ce funeste jour

    À tout ce que j’aimais m’arrache sans retour,

    Et que de mon devoir esclave infortunée

    À d’éternels ennuis je me voie enchaînée ?

    Il faut qu’on joigne encor l’outrage à mes douleurs.

    À l’amour de Pharnace on impute mes pleurs.

    Malgré toute ma haine on veut qu’il m’ait su plaire.

    Je le pardonne au roi, qu’aveugle sa colère,

    Et qui de mes secrets ne peut être éclairci.

    Mais vous, Seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi ?

    XIPHARÈS

    Ah, Madame, excusez un amant qui s’égare,

    Qui lui-même lié par un devoir barbare,

    Se voit prêt de tout perdre, et n’ose se venger.

    Mais des fureurs du roi que puis-je enfin juger ?

    Il se plaint qu’à ses voeux un autre amour s’oppose.

    Quel heureux criminel en peut être la cause ?

    Qui ? Parlez.

    MONIME

    Vous cherchez, Prince, à vous tourmenter.

    Plaignez votre malheur sans vouloir l’augmenter.

    XIPHARÈS

    Je sais trop quel tourment je m’apprête moi-même.

    C’est peu de voir un père épouser ce que j’aime.

    Voir encore un rival honoré de vos pleurs,

    Sans doute c’est pour moi le comble des malheurs.

    Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.

    Madame, par pitié, faites-le moi connaître.

    Quel est-il cet amant ? Qui dois-je soupçonner ?

    MONIME

    Avez-vous tant de peine à vous l’imaginer ?

    Tantôt quand je fuyais une injuste contrainte,

    À qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte ?

    Sous quel appui tantôt mon coeur s’est-il jeté ?

    Quel amour ai-je enfin sans colère écouté ?

    XIPHARÈS

    Ô ciel ! Quoi, je serais ce bienheureux coupable

    Que vous avez pu voir d’un regard favorable ?

    Vos pleurs pour Xipharès auraient daigné couler ?

    MONIME

    Oui, Prince, il n’est plus temps de le dissimuler.

    Ma douleur pour se taire a trop de violence.

    Un rigoureux devoir me condamne au silence.

    Mais il faut bien enfin malgré ses dures lois,

    Parler pour la première et la dernière fois.

    Vous m’aimez dès longtemps. Une égale tendresse,

    Pour vous depuis longtemps m’afflige et m’intéresse.

    Songez depuis quel jour ces funestes appas

    Firent naître un amour qu’ils ne méritaient pas.

    Rappelez un espoir, qui ne vous dura guère,

    Le trouble où vous jeta l’amour de votre père,

    Le tourment de me perdre, et de le voir heureux,

    Les rigueurs d’un devoir contraire à tous vos voeux :

    Vous n’en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,

    Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire,

    Et lorsque ce matin j’en écoutais le cours,

    Mon coeur vous répondait tous vos mêmes discours.

    Inutile, ou plutôt funeste sympathie !

    Trop parfaite union par le sort démentie !

    Ah ! Par quel soin cruel le ciel avait-il joint

    Deux coeurs que l’un pour l’autre il ne destinait point ?

    Car quel que soit vers vous le penchant qui m’attire,

    Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire.

    Ma gloire me rappelle, et m’entraîne à l’autel

    Où je vais vous jurer un silence éternel.

    J’entends, vous gémissez. Mais telle est ma misère.

    Je ne suis point à vous, je suis à votre père.

    Dans ce dessein vous-même il faut me soutenir,

    Et de mon faible coeur m’aider à vous bannir.

    J’attends du moins, j’attends de votre complaisance,

    Que désormais partout vous fuirez ma présence.

    J’en viens de dire assez pour vous persuader

    Que j’ai trop de raisons de vous le commander.

    Mais après ce moment, si ce coeur magnanime

    D’un véritable amour a brûlé pour Monime,

    Je ne reconnais plus la foi de vos discours,

    Qu’au soin que vous prendrez de m’éviter toujours.

    XIPHARÈS

    Quelle marque, grands dieux ! d’un amour déplorable !

    Combien en un moment heureux et misérable !

    De quel comble de gloire, et de félicités

    Dans quel abîme affreux vous me précipitez !

    Quoi ! j’aurai pu toucher un coeur comme le vôtre ?

    Vous aurez pu m’aimer ? Et cependant un autre

    Possédera ce coeur dont j’attirais les voeux ?

    Père injuste, cruel, mais d’ailleurs malheureux !

    Vous voulez que je fuie, et que je vous évite ?

    Et cependant le roi m’attache à votre suite.

    Que dira-t-il ?

    MONIME

    N’importe, il me faut obéir.

    Inventez des raisons qui puissent l’éblouir.

    D’un héros tel que vous c’est là l’effort suprême :

    Cherchez, Prince, cherchez pour vous trahir vous-même,

    Tout ce que pour jouir de leurs contentements

    L’amour fait inventer aux vulgaires amants.

    Enfin je me connais, il y va de ma vie.

    De mes faibles efforts ma vertu se défie.

    Je sais qu’en vous voyant, un tendre souvenir

    Peut m’arracher du coeur quelque indigne soupir,

    Que je verrai mon âme en secret déchirée

    Revoler vers le bien, dont elle est séparée.

    Mais je sais bien aussi que s’il dépend de vous,

    De me faire chérir un souvenir si doux,

    Vous n’empêcherez pas que ma gloire offensée

    N’en punisse aussitôt la coupable pensée,

    Que ma main dans mon coeur ne vous aille chercher,

    Pour y laver ma honte, et vous en arracher.

    Que dis-je ? En ce moment, le dernier qui nous reste,

    Je me sens arrêter par un plaisir funeste.

    Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,

    Je cherche à prolonger le péril que je fuis.

    Il faut pourtant, il faut se faire violence,

    Et sans perdre en adieux un reste de constance.

    Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m’éviter,

    Et méritez les pleurs que vous m’allez coûter.

    XIPHARÈS

    Ah ! Madame… Elle fuit, et ne veut plus m’entendre.

    Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre ?

    On t’aime, on te bannit, toi-même tu vois bien

    Que ton propre devoir s’accorde avec le sien.

    Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.

    Toutefois attendons que son sort s’éclaircisse,

    Et s’il faut qu’un rival la ravisse à ma foi,

    Du moins, en expirant, ne la cédons qu’au roi.

    ACTE III

    SCÈNE PREMIÈRE

    Mithridate, Pharnace, Xipharès.

    MITHRIDATE

    Approchez, mes enfants. Enfin l’heure est venue

    Qu’il faut que mon secret éclate à votre vue.

    À mes nobles projets je vois tout conspirer.

    Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer.

    Je fuis, ainsi le veut la Fortune ennemie.

    Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie,

    Pour croire que longtemps soigneux de me cacher

    J’attende en ces déserts qu’on me vienne chercher.

    La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces.

    Déjà plus d’une fois retournant sur mes traces,

    Tandis que l’ennemi par ma fuite trompé

    Tenait après son char un vain peuple occupé,

    Et gravant en airain ses frêles avantages

    De mes États conquis enchaînait les images,

    Le Bosphore m’a vu, par de nouveaux apprêts,

    Ramener la terreur du fond de ses marais,

    Et chassant les Romains de l’Asie étonnée

    Renverser en un jour l’ouvrage d’une année.

    D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accablé

    Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.

    Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes

    De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.

    Des biens des nations ravisseurs altérés,

    Le bruit de nos trésors les a tous attirés :

    Il y courent en foule, et jaloux l’un de l’autre,

    Désertent leur pays pour inonder le nôtre.

    Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis

    Ma funeste amitié pèse à tous mes amis.

    Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.

    Le grand nom de Pompée assure sa conquête.

    C’est l’effroi de l’Asie. Et loin de l’y chercher,

    C’est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.

    Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-être

    Que le seul désespoir aujourd’hui le fait naître.

    J’excuse votre erreur. Et pour être approuvés,

    De semblables projets veulent être achevés.

    Ne vous figurez point, que de cette contrée

    Par d’éternels remparts Rome soit séparée.

    Je sais tous les chemins par où je dois passer,

    Et si la mort bientôt ne me vient traverser,

    Sans reculer plus loin l’effet de ma parole,

    Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.

    Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux jours

    Aux lieux où le Danube y vient finir son cours,

    Que du Scythe avec moi l’alliance jurée

    De l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ?

    Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats

    Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.

    Daces, Pannoniens, la fière Germanie,

    Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie.

    Vous avez vu l’Espagne, et surtout les Gaulois

    Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefois,

    Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce

    Par des ambassadeurs accuser ma paresse.

    Ils savent que sur eux prêt à se déborder

    Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder.

    Et vous les verrez tous prévenant son ravage,

    Guider dans l’Italie, et suivre mon passage.

    C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin,

    Vous trouverez partout l’horreur du nom romain,

    Et la triste Italie encor toute fumante

    Des feux qu’a rallumés sa liberté mourante.

    Non, Princes, ce n’est point au bout de l’univers

    Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers ;

    Et de près inspirant les haines les plus fortes,

    Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

    Ah ! S’ils ont pu choisir pour leur libérateur,

    Spartacus, un esclave, un vil gladiateur,

    S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent,

    De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangent

    Sous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux,

    Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux ?

    Que dis-je ? En quel état croyez-vous la surprendre ?

    Vide de légions qui la puissent défendre,

    Tandis que tout s’occupe à me persécuter,

    Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m’arrêter ?

    Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre

    Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.

    Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers.

    Qu’ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.

    Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme,

    Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.

    Noyons-la dans son sang justement répandu.

    Brûlons ce Capitole, où j’étais attendu.

    Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître

    La honte de cent rois, et la mienne peut-être ;

    Et la flamme à la main effaçons tous ces noms

    Que Rome y consacrait à d’éternels affronts.

    Voilà l’ambition dont mon âme est saisie.

    Ne croyez point pourtant qu’éloigné de l’Asie,

    J’en laisse les Romains tranquilles possesseurs.

    Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.

    Je veux que d’ennemis partout enveloppée

    Rome rappelle en vain le secours de Pompée.

    Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,

    Consent de succéder à ma juste fureur.

    Prêt d’unir avec moi sa haine et sa famille,

    Il me demande un fils pour époux à sa fille.

    Cet honneur vous regarde, et j’ai fait choix de vous,

    Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux.

    Demain, sans différer, je prétends que l’aurore

    Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.

    Vous que rien n’y retient, partez dès ce moment,

    Et méritez mon choix par votre empressement.

    Achevez cet hymen. Et repassant l’Euphrate

    Faites voir à l’Asie un autre Mithridate.

    Que nos tyrans communs en pâlissent d’effroi,

    Et que le bruit à Rome en vienne jusqu’à moi.

    PHARNACE

    Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.

    J’écoute avec transport cette grande entreprise.

    Je l’admire. Et jamais un plus hardi dessein

    Ne mit à des vaincus les armes à la main.

    Surtout j’admire en vous ce coeur infatigable

    Qui semble s’affermir sous le faix qui l’accable.

    Mais si j’ose parler avec sincérité,

    En êtes-vous réduit à cette extrémité ?

    Pourquoi tenter si loin des courses inutiles

    Quand vos États encor vous offrent tant d’asiles,

    Et vouloir affronter des travaux infinis,

    Dignes plutôt d’un chef de malheureux bannis,

    Que d’un roi, qui naguère, avec quelque apparence,

    De l’aurore au couchant portait son espérance,

    Fondait sur trente États son trône florissant,

    Dont le débris est même un empire puissant ?

    Vous seul, Seigneur, vous seul, après quarante années

    Pouvez encor lutter contre les destinées ;

    Implacable ennemi de Rome, et du repos,

    Comptez-vous vos soldats pour autant de héros ?

    Pensez-vous que ces coeurs tremblants de leur défaite,

    Fatigués d’une longue et pénible retraite,

    Cherchent avidement sous un ciel étranger

    La mort, et le travail pire que le danger ?

    Vaincus plus d’une fois aux yeux de la patrie,

    Soutiendront-ils ailleurs un vainqueur en furie ?

    Sera-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux

    Dans le sein de sa ville, à l’aspect de ses dieux ?

    Le Parthe vous recherche, et vous demande un gendre.

    Mais ce Parthe, Seigneur, ardent à nous défendre

    Lorsque tout l’univers semblait nous protéger,

    D’un gendre sans appui voudra-t-il se charger ?

    M’en irai-je moi seul, rebut de la Fortune,

    Essuyer l’inconstance au Parthe si commune,

    Et peut-être pour fruit d’un téméraire amour

    Exposer votre nom au mépris de sa cour ?

    Du moins s’il faut céder, si contre notre usage

    Il faut d’un suppliant emprunter le visage,

    Sans m’envoyer du Parthe embrasser les genoux,

    Sans vous-même implorer des rois moindres que vous,

    Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie ?

    Jetons-nous dans les bras qu’on nous tend avec joie.

    Rome en votre faveur facile à s’apaiser…

    XIPHARÈS

    Rome, mon frère ! ô ciel ! Qu’osez-vous proposer ?

    Vous voulez que le roi s’abaisse et s’humilie ?

    Qu’il démente en un jour tout le cours de sa vie ?

    Qu’il se fie aux Romains, et subisse des lois

    Dont il a quarante ans défendu tous les rois ?

    Continuez, Seigneur. Tout vaincu que vous êtes,

    La guerre, les périls sont vos seules retraites.

    Rome poursuit en vous un ennemi fatal,

    Plus conjuré contre elle, et plus craint qu’Annibal.

    Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire,

    N’en attendez jamais qu’une paix sanguinaire,

    Telle qu’en un seul jour un ordre de vos mains

    La donna dans l’Asie à cent mille Romains.

    Toutefois épargnez votre tête sacrée.

    Vous-même n’allez point de contrée en contrée

    Montrer aux nations Mithridate détruit,

    Et de votre grand nom diminuer le bruit.

    Votre vengeance est juste, il la faut entreprendre.

    Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre.

    Mais c’est assez pour vous d’en ouvrir les chemins.

    Faites porter ce feu par de plus jeunes mains,

    Et tandis que l’Asie occupera Pharnace,

    De cette autre entreprise honorez mon audace.

    Commandez. Laissez-nous de votre nom suivis

    Justifier partout que nous sommes vos fils.

    Embrasez par nos mains le couchant et l’aurore.

    Remplissez l’univers, sans sortir du Bosphore.

    Que les Romains pressés de l’un à l’autre bout

    Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.

    Dès ce même moment ordonnez que je parte.

    Ici tout vous retient. Et moi tout m’en écarte.

    Et si ce grand dessein surpasse ma valeur,

    Du moins ce désespoir convient à mon malheur.

    Trop heureux d’avancer la fin de ma misère,

    J’irai… J’effacerai le crime de ma mère,

    Seigneur. Vous m’en voyez rougir à vos genoux.

    J’ai honte de me voir si peu digne de vous.

    Tout mon sang doit laver une tache si noire.

    Mais je cherche un trépas utile à votre gloire,

    Et Rome unique objet d’un désespoir si beau,

    Du fils de Mithridate est le digne tombeau.

    MITHRIDATE, se levant.

    Mon fils, ne parlons plus d’une mère infidèle.

    Votre père est content, il connaît votre zèle,

    Et ne vous verra point affronter de danger

    Qu’avec vous son amour ne veuille partager.

    Vous me suivrez, je veux que rien ne nous sépare.

    Et vous, à m’obéir, Prince, qu’on se prépare.

    Les vaisseaux sont tout prêts. J’ai moi-même ordonné

    La suite, et l’appareil qui vous est destiné.

    Arbate à cet hymen chargé de vous conduire

    De votre obéissance aura soin de m’instruire.

    Allez. Et soutenant l’honneur de vos aïeux,

    Dans cet embrassement recevez mes adieux.

    PHARNACE

    Seigneur…

    MITHRIDATE

    Ma volonté, Prince, vous doit suffire.

    Obéissez. C’est trop vous le faire redire.

    PHARNACE

    Seigneur, si pour vous plaire il ne faut que périr,

    Plus ardent qu’aucun autre on m’y verra courir.

    Combattant à vos yeux permettez que je meure.

    MITHRIDATE

    Je vous ai commandé de partir tout à l’heure.

    Mais après ce moment… Prince, vous m’entendez,

    Et vous êtes perdu si vous me répondez.

    PHARNACE

    Dussiez vous présenter mille morts à ma vue,

    Je ne saurais chercher une fille inconnue.

    Ma vie est en vos mains.

    MITHRIDATE

    Ah ! c’est où je t’attends.

    Tu ne saurais partir, perfide, et je t’entends.

    Je sais pourquoi tu fuis l’hymen où je t’envoie.

    Il te fâche en ces lieux d’abandonner ta proie.

    Monime te retient. Ton amour criminel

    Prétendait l’arracher à l’hymen paternel.

    Ni l’ardeur dont tu sais que je l’ai recherchée,

    Ni déjà sur son front ma couronne attachée,

    Ni cet asile même où je la fais garder,

    Ni mon juste courroux n’ont pu t’intimider.

    Traître, pour les Romains tes lâches complaisances

    N’étaient pas à mes yeux d’assez noires offenses.

    Il te manquait encor ces perfides amours,

    Pour être le supplice et l’horreur de mes jours.

    Loin de t’en repentir, je vois sur ton visage

    Que ta confusion ne part que de ta rage.

    Il te tarde déjà qu’échappé de mes mains

    Tu ne coures me perdre, et me vendre aux Romains.

    Mais avant que partir je me ferai justice.

    Je te l’ai dit.

    SCÈNE II

    Mithridate, Pharnace, Xipharès, Gardes.

    MITHRIDATE

    Holà, gardes. Qu’on le saisisse.

    Oui, lui-même, Pharnace. Allez, et de ce pas

    Qu’enfermé dans la tour on ne le quitte pas.

    PHARNACE

    Hé bien ! Sans me parer d’une innocence vaine,

    Il est vrai mon amour mérite votre haine.

    J’aime. L’on vous a fait un fidèle récit.

    Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit.

    C’est le moindre secret qu’il pouvait vous apprendre.

    Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre,

    Que des mêmes ardeurs dès longtemps enflammé,

    Il aime aussi la reine, et même en est aimé.

    SCÈNE III

    Mithridate, Xipahrès.

    XIPHARÈS

    Seigneur, le croirez-vous qu’un dessein si coupable…

    MITHRIDATE

    Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable.

    Me préserve le ciel de soupçonner jamais

    Que d’un prix si cruel vous payez mes bienfaits ;

    Qu’un fils, qui fut toujours le bonheur de ma vie,

    Ait pu percer ce coeur qu’un père lui confie.

    Je ne le croirai point. Allez. Loin d’y songer,

    Je ne vais désormais penser qu’à nous venger.

    SCÈNE IV

    MITHRIDATE

    Je ne le croirai point ? Vain espoir qui me flatte !

    Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate.

    Xipharès mon rival ? Et d’accord avec lui

    La reine aurait osé me tromper aujourd’hui ?

    Quoi ! De quelque côté que je tourne la vue,

    La foi de tous les coeurs est pour moi disparue ?

    Tout m’abandonne ailleurs ? Tout me trahit ici ?

    Pharnace, amis, maîtresse ? Et toi, mon fils, aussi ?

    Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce…

    Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace ?

    Quelle faiblesse à moi d’en croire un furieux,

    Qu’arme contre son frère un courroux envieux,

    Ou dont le désespoir me troublant par des fables,

    Grossit pour se sauver le nombre des coupables ?

    Non, ne l’en croyons point. Et sans trop nous presser,

    Voyons, examinons. Mais par où commencer ?

    Qui m’en éclaircira ? Quels témoins ? Quel indice ?

    Le ciel en ce moment m’inspire un artifice.

    Qu’on appelle la reine. Oui sans aller plus loin,

    Je veux l’ouïr. Mon choix s’arrête à ce témoin.

    L’amour avidement croit tout ce qui le flatte.

    Qui peut de son vainqueur mieux parler que l’ingrate ?

    Voyons, qui son amour accusera des deux.

    S’il n’est digne de moi, le piège est digne d’eux.

    Trompons qui nous trahit. Et pour connaître un traître

    Il n’est point de moyens… Mais je la vois paraître.

    Feignons. Et de son coeur d’un vain espoir flatté

    Par un mensonge adroit tirons la vérité.

    SCÈNE V

    Mithridate, Monime.

    MITHRIDATE

    Enfin j’ouvre les yeux, et je me fais justice.

    C’est faire à vos beautés un triste sacrifice,

    Que de vous présenter, Madame, avec ma foi

    Tout l’âge, et le malheur que je traîne avec moi.

    Jusqu’ici la Fortune, et la Victoire mêmes

    Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.

    Mais ce temps-là n’est plus. Je régnais, et je fuis.

    Mes ans se sont accrus. Mes honneurs sont détruits.

    Et mon front dépouillé d’un si noble avantage

    Du temps, qui l’a flétri, laisse voir tout l’outrage,

    D’ailleurs mille desseins partagent mes esprits.

    D’un camp prêt à partir vous entendez les cris.

    Sortant de mes vaisseaux, il faut que j’y remonte.

    Quel temps pour un hymen, qu’une fuite si prompte,

    Madame ! Et de quel front vous unir à mon sort,

    Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort ?

    Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace,

    Quand je me fais justice il faut qu’on se la fasse.

    Je ne souffrirai point que ce fils odieux,

    Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,

    Possédant une amour, qui me fut déniée,

    Vous fasse des Romains devenir l’alliée.

    Mon trône vous est dû. Loin de m’en repentir,

    Je vous y place même, avant que de partir ;

    Pourvu que vous vouliez, qu’une main qui m’est chère,

    Un fils, le digne objet de l’amour de son père,

    Xipharès en un mot devenant votre époux,

    Me venge de Pharnace, et m’acquitte envers vous.

    MONIME

    Xipharès ! Lui, Seigneur !

    MITHRIDATE

    Oui lui-même, Madame.

    D’où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ?

    Contre un si juste choix qui peut vous révolter ?

    Est-ce quelque mépris qu’on ne puisse dompter ?

    Je le répète encor. C’est un autre moi-même,

    Un fils victorieux, qui me chérit, que j’aime,

    L’ennemi des Romains, l’héritier, et l’appui

    D’un empire et d’un nom qui va renaître en lui.

    Et quoi que votre amour ait osé se promettre,

    Ce n’est qu’entre ses mains que je puis vous remettre.

    MONIME

    Que dites-vous ? Ô ciel ! Pourriez-vous approuver…

    Pourquoi, Seigneur, pourquoi voulez-vous m’éprouver ?

    Cessez de tourmenter une âme infortunée.

    Je sais que c’est à vous que je fus destinée.

    Je sais qu’en ce moment pour ce noeud solennel

    La victime, Seigneur, nous attend à l’autel.

    Venez.

    MITHRIDATE

    Je le vois bien, quelque effort que je fasse,

    Madame, vous voulez vous garder à Pharnace.

    Je reconnais toujours vos injustes mépris,

    Ils ont même passé sur mon malheureux fils.

    MONIME

    Je le méprise !

    MITHRIDATE

    Hé bien ! n’en parlons plus, Madame.

    Continuez. Brûlez d’une honteuse flamme.

    Tandis qu’avec mon fils je vais loin de vos yeux

    Chercher au bout du monde un trépas glorieux ;

    Vous cependant ici servez avec son frère,

    Et vendez aux Romains le sang de votre père.

    Venez. Je ne saurais mieux punir vos dédains,

    Qu’en vous mettant moi-même en ses serviles mains.

    Et sans plus me charger du soin de votre gloire,

    Je veux laisser de vous jusqu’à votre mémoire.

    Allons, Madame, allons. Je m’en vais vous unir.

    MONIME

    Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir.

    MITHRIDATE

    Vous résistez en vain, et j’entends votre fuite.

    MONIME

    En quelle extrémité, Seigneur, suis-je réduite ?

    Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser

    Qu’à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.

    Les dieux me sont témoins, qu’à vous plaire bornée,

    Mon âme à tout son sort s’était abandonnée.

    Mais si quelque faiblesse avait pu m’alarmer,

    Si de tous mes efforts mon coeur a dû s’armer,

    Ne croyez point, Seigneur, qu’auteur de mes alarmes,

    Pharnace m’ait jamais coûté les moindres larmes.

    Ce fils victorieux que vous favorisez,

    Cette vivante image en qui vous vous plaisez,

    Cet ennemi de Rome et cet autre vous-même,

    Enfin ce Xipharès que vous voulez que j’aime…

    MITHRIDATE

    Vous l’aimez ?

    MONIME

    Si le sort ne m’eût donnée à vous,

    Mon bonheur dépendait de l’avoir pour époux ;

    Avant que votre amour m’eût envoyé ce gage,

    Nous nous aimions… Seigneur, vous changez de visage.

    MITHRIDATE

    Non, Madame. Il suffit. Je vais vous l’envoyer.

    Allez. Le temps est cher. Il le faut employer.

    Je vois qu’à m’obéir vous êtes disposée.

    Je suis content.

    MONIME, en s’en allant.

    Ô ciel ! Me serais-je abusée ?

    SCÈNE VI

    MITHRIDATE

    Ils s’aiment. C’est ainsi qu’on se jouait de nous.

    Ah fils ingrat ! Tu vas me répondre pour tous.

    Tu périras. Je sais combien ta renommée,

    Et tes fausses vertus ont séduit mon armée.

    Perfide, je te veux porter des coups certains,

    Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins,

    Et faisant à mes yeux partir les plus rebelles,

    Ne garder près de moi que des troupes fidèles.

    Allons. Mais sans montrer un visage offensé,

    Dissimulons encor, comme j’ai commencé.

    ACTE IV

    SCÈNE PREMIÈRE

    Monime, Phoedime.

    MONIME

    Phoedime, au nom des dieux, fais ce que je désire.

    Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire.

    Je ne sais. Mais mon coeur ne se peut rassurer.

    Mille soupçons affreux viennent me déchirer.

    Que tarde Xipharès ? Et d’où vient qu’il diffère

    À seconder des voeux qu’autorise son père ?

    Son père en me quittant me l’allait envoyer.

    Mais il feignait peut-être, il fallait tout nier.

    Le roi feignait ? Et moi découvrant ma pensée…

    Ô dieux ! en ce péril m’auriez-vous délaissée ?

    Et se pourrait-il bien qu’à son ressentiment

    Mon amour indiscret eût livré mon amant ?

    Quoi, Prince ! quand tout plein de ton amour extrême,

    Pour savoir mon secret tu me pressais toi-même,

    Mes refus trop cruels vingt fois te l’ont caché.

    Je t’ai même puni de l’avoir arraché ;

    Et quand de toi peut-être un père se défie,

    Que dis-je ? quand peut-être il y va de ta vie,

    Je parle et trop facile à me laisser tromper,

    Je lui marque le coeur où sa main doit frapper.

    PHOEDIME

    Ah ! traitez-le, Madame, avec plus de justice.

    Un grand roi descend-il jusqu’à cet artifice ?

    À prendre ce détour qui l’aurait pu forcer ?

    Sans murmure, à l’autel vous l’alliez devancer.

    Voulait-il perdre un fils qu’il aime avec tendresse ?

    Jusqu’ici les effets secondent sa promesse.

    Madame, il vous disait qu’un important dessein

    Malgré lui le forçait à vous quitter demain.

    Ce seul dessein l’occupe, et hâtant son voyage,

    Lui-même ordonne tout présent sur le rivage.

    Ses vaisseaux en tous lieux se chargent de soldats,

    Et partout Xipharès accompagne ses pas.

    D’un rival en fureur est-ce là la conduite ?

    Et voit-on ses discours démentis par la suite ?

    MONIME

    Pharnace cependant par son ordre arrêté

    Trouve en lui d’un rival toute la dureté.

    Phoedime, à Xipharès fera-t-il plus de grâce ?

    PHOEDIME

    C’est l’ami des Romains qu’il punit en Pharnace.

    L’amour a peu de part à ses justes soupçons.

    MONIME

    Autant que je le puis je cède à tes raisons.

    Elles calment un peu l’ennui qui me dévore.

    Mais pourtant Xipharès ne paraît point encore.

    PHOEDIME

    Vaine erreur des amants, qui pleins de leurs désirs,

    Voudraient que tout cédât au soin de leurs plaisirs !

    Qui prêts à s’irriter contre le moindre obstacle…

    MONIME

    Ma Phoedime, et qui peut concevoir ce miracle ?

    Après deux ans d’ennuis, dont tu sais tout le poids,

    Quoi ! je puis respirer pour la première fois ?

    Quoi, cher Prince ! avec toi je me verrais unie ?

    Et loin que ma tendresse eût exposé ta vie,

    Tu verrais ton devoir, je verrais ma vertu

    Approuver un amour si longtemps combattu ?

    Je pourrais tous les jours t’assurer que je t’aime ?

    Que ne viens-tu…

    SCÈNE II

    Monime, Xipharès, Phoedime.

    MONIME

    Seigneur, je parlais de vous-même.

    Mon âme souhaitait de vous voir en ce lieu,

    Pour vous…

    XIPHARÈS

    C’est maintenant qu’il faut vous dire adieu.

    MONIME

    Adieu ! Vous ?

    XIPHARÈS

    Oui, Madame, et pour toute ma vie.

    MONIME

    Qu’entends-je ? On me disait… Hélas ! ils m’ont trahie.

    XIPHARÈS

    Madame, je ne sais quel ennemi couvert

    Révélant nos secrets vous trahit, et me perd.

    Mais le roi, qui tantôt n’en croyait point Pharnace,

    Maintenant dans nos coeurs sait tout ce qui se passe.

    Il feint, il me caresse, et cache son dessein.

    Mais moi, qui dès l’enfance élevé dans son sein,

    De tous ses mouvements ai trop d’intelligence,

    J’ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.

    Il presse, il fait partir tous ceux, dont mon malheur

    Pourrait à la révolte exciter la douleur.

    De ses fausses bontés j’ai connu la contrainte.

    Un mot même d’Arbate a confirmé ma crainte.

    Il a su m’aborder, et les larmes aux yeux,

    On sait tout, m’a-t-il dit, sauvez-vous de ces lieux.

    Ce mot m’a fait frémir du péril de ma reine.

    Et ce cher intérêt est le seul qui m’amène.

    Je vous crains pour vous-même, et je viens à genoux

    Vous prier ma Princesse, et vous fléchir pour vous.

    Vous dépendez ici d’une main violente,

    Que le sang le plus cher rarement épouvante.

    Et je n’ose vous dire à quelle cruauté

    Mithridate jaloux s’est souvent emporté.

    Peut-être c’est moi seul que sa fureur menace.

    Peut-être en me perdant il veut vous faire grâce.

    Daignez, au nom des dieux, daignez en profiter.

    Par de nouveaux refus n’allez point l’irriter.

    Moins vous l’aimez, et plus tâchez de lui complaire.

    Feignez. Efforcez-vous. Songez qu’il est mon père.

    Vivez, et permettez que dans tous mes malheurs

    Je puisse à votre amour ne coûter que des pleurs.

    MONIME

    Ah ! je vous ai perdu !

    XIPHARÈS

    Généreuse Monime,

    Ne vous imputez point le malheur qui m’opprime.

    Votre seule bonté n’est point ce qui me nuit.

    Je suis un malheureux que le destin poursuit.

    C’est lui qui m’a ravi l’amitié de mon père,

    Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère,

    Et vient de susciter dans ce moment affreux,

    Un secret ennemi pour nous trahir tous deux.

    MONIME

    Hé quoi ? Cet ennemi vous l’ignorez encore ?

    XIPHARÈS

    Pour surcroît de douleur, Madame, je l’ignore.

    Heureux ! si je pouvais avant que m’immoler,

    Percer le traître coeur qui m’a pu déceler.

    MONIME

    Hé bien, Seigneur, il faut vous le faire connaître.

    Ne cherchez point ailleurs, cet ennemi, ce traître,

    Frappez. Aucun respect ne vous doit retenir.

    J’ai tout fait. Et c’est moi que vous devez punir.

    XIPHARÈS

    Vous !

    MONIME

    Ah ! si vous saviez, Prince, avec quelle adresse

    Le cruel est venu surprendre ma tendresse !

    Quelle amitié sincère il affectait pour vous !

    Content, s’il vous voyait devenir mon époux.

    Qui n’aurait crû… Mais non, mon amour plus timide

    Devait moins vous livrer à sa bonté perfide.

    Les dieux qui m’inspiraient, et que j’ai mal suivis,

    M’ont fait taire trois fois par de secrets avis.

    J’ai dû continuer. J’ai dû dans tout le reste…

    Que sais-je enfin ? J’ai dû vous être moins funeste,

    J’ai dû craindre du roi les dons empoisonnés,

    Et je m’en punirai si vous me pardonnez.

    XIPHARÈS

    Quoi ! Madame ? C’est vous, c’est l’amour qui m’expose ?

    Mon malheur est parti d’une si belle cause ?

    Trop d’amour a trahi nos secrets amoureux ?

    Et vous vous excusez de m’avoir fait heureux ?

    Que voudrais-je de plus ? Glorieux, et fidèle,

    Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle.

    Consentez-y, Madame, et sans plus résister

    Achevez un hymen qui vous y fait monter.

    MONIME

    Quoi vous me demandez que j’épouse un barbare,

    Dont l’odieux amour pour jamais nous sépare ?

    XIPHARÈS

    Songez que ce matin, soumise à ses souhaits

    Vous deviez l’épouser et ne me voir jamais.

    MONIME

    Et connaissais-je alors toute sa barbarie ?

    Ne voudriez-vous point qu’approuvant sa furie,

    Après vous avoir vu tout percé de ses coups,

    Je suivisse à l’autel un tyrannique époux,

    Et que dans une main de votre sang fumante

    J’allasse mettre, hélas ! la main de votre amante ?

    Allez, de ses fureurs songez à vous garder,

    Sans perdre ici le temps à me persuader.

    Le ciel m’inspirera quel parti je dois prendre.

    Que serait-ce, grands dieux ! s’il venait vous surprendre ?

    Que dis-je ? On vient. Allez. Courez. Vivez enfin,

    Et du moins attendez quel sera mon destin.

    SCÈNE III

    Monime, Phoedime.

    PHOEDIME

    Madame, à quels périls il exposait sa vie !

    C’est le roi.

    MONIME

    Cours l’aider à cacher sa sortie.

    Va, ne le quitte point ; et qu’il se garde bien

    D’ordonner de son sort, sans être instruit du mien.

    SCÈNE IV

    Mithridate, Monime.

    MITHRIDATE

    Allons, Madame, allons. Une raison secrète

    Me fait quitter ces lieux, et hâter ma retraite.

    Tandis que mes soldats prêts à suivre leur roi

    Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi,

    Venez, et qu’à l’autel ma promesse accomplie

    Par des noeuds éternels l’un à l’autre nous lie.

    MONIME

    Nous, Seigneur ?

    MITHRIDATE

    Quoi, Madame ! osez-vous balancer ?

    MONIME

    Et ne m’avez-vous pas défendu d’y penser ?

    MITHRIDATE

    J’eus mes raisons alors. Oublions-les, Madame.

    Ne songez maintenant qu’à répondre à ma flamme.

    Songez que votre coeur est un bien qui m’est dû.

    MONIME

    Hé pourquoi donc, Seigneur, me l’avez-vous rendu ?

    MITHRIDATE

    Quoi ! pour un fils ingrat toujours préoccupée

    Vous croiriez…

    MONIME

    Quoi, Seigneur ! vous m’auriez donc trompée ?

    MITHRIDATE

    Perfide ! Il vous sied bien de tenir ce discours,

    Vous, qui gardant au coeur d’infidèles amours,

    Quand je vous élevais au comble de la gloire

    M’avez des trahisons préparé la plus noire.

    Ne vous souvient-il plus, coeur ingrat et sans foi,

    Plus que tous les Romains conjuré contre moi,

    De quel rang glorieux j’ai bien voulu descendre,

    Pour vous porter au trône, où vous n’osiez prétendre ?

    Ne me regardez point vaincu, persécuté.

    Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.

    Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,

    Aux filles de cent rois je vous ai préférée,

    Et négligeant pour vous tant d’heureux alliés,

    Quelle foule d’États je mettais à vos pieds.

    Ah ! si d’un autre amour le penchant invincible

    Dès lors à mes bontés vous rendait insensible,

    Pourquoi chercher si loin un odieux époux ?

    Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous ?

    Attendiez-vous pour faire un aveu si funeste

    Que le sort ennemi m’eût ravi tout le reste ;

    Et que de toutes parts me voyant accabler,

    J’eusse en vous le seul bien qui me pût consoler ?

    Cependant quand je veux oublier cet outrage,

    Et cacher à mon coeur cette funeste image,

    Vous osez à mes yeux rappeler le passé,

    Vous m’accusez encor, quand je suis offensé.

    Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.

    À quelle épreuve, ô ciel ! réduis-tu Mithridate !

    Par quel charme secret laissé-je retenir

    Ce courroux si sévère, et si prompt à punir ?

    Profitez du moment que mon amour vous donne.

    Pour la dernière fois venez, je vous l’ordonne.

    N’attirez point sur vous des périls superflus,

    Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.

    Sans vous parer pour lui d’une foi qui m’est due

    Perdez-en la mémoire, aussi bien que la vue ;

    Et désormais sensible à ma seule bonté,

    Méritez le pardon qui vous est présenté.

    MONIME

    Je n’ai point oublié quelle reconnaissance,

    Seigneur, m’a dû ranger sous votre obéissance.

    Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,

    Leur gloire de si loin n’éblouit point mes yeux.

    Je songe avec respect de combien je suis née

    Au-dessous des grandeurs d’un si noble hyménée ;

    Et malgré mon penchant, et mes premiers desseins

    Pour un fils, après vous, le plus grand des humains,

    Du jour que sur mon front on mit ce diadème,

    Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.

    Tous deux d’intelligence à nous sacrifier,

    Loin de moi par mon ordre il courait m’oublier.

    Dans l’ombre du secret ce feu s’allait éteindre ;

    Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,

    Puisque enfin aux dépens de mes voeux les plus doux,

    Je faisais le bonheur d’un héros tel que vous.

    Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m’avez arrachée

    À cette obéissance, où j’étais attachée ;

    Et ce fatal amour, dont j’avais triomphé,

    Ce feu que dans l’oubli je croyais étouffé,

    Dont la cause à jamais s’éloignait de ma vue,

    Vos détours l’ont surpris, et m’en ont convaincue.

    Je vous l’ai confessé, je le dois soutenir.

    En vain vous en pourriez perdre le souvenir,

    Et cet aveu honteux, où vous m’avez forcée

    Demeurera toujours présent à ma pensée.

    Toujours je vous croirais incertain de ma foi ;

    Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi,

    Que le lit d’un époux, qui m’a fait cet outrage,

    Qui s’est acquis sur moi ce cruel avantage,

    Et qui me préparant un éternel ennui,

    M’a fait rougir d’un feu, qui n’était pas pour lui.

    MITHRIDATE

    C’est donc votre réponse ? Et sans plus me complaire

    Vous refusez l’honneur que je voulais vous faire ?

    Pensez-y bien. J’attends pour me déterminer.

    MONIME

    Non, Seigneur, vainement vous croyez m’étonner.

    Je vous connais. Je sais tout ce que je m’apprête,

    Et je vois quels malheurs j’assemble sur ma tête.

    Mais le dessein est pris. Rien ne peut m’ébranler.

    Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,

    Et m’emporte au-delà de cette modestie

    Dont jusqu’à ce moment je n’étais point sortie.

    Vous vous êtes servi de ma funeste main

    Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein.

    De ses feux innocents j’ai trahi le mystère ;

    Et quand il n’en perdrait que l’amour de son père,

    Il en mourra, Seigneur. Ma foi, ni mon amour

    Ne seront point le prix d’un si cruel détour.

    Après cela jugez. Perdez une rebelle.

    Armez-vous du pouvoir qu’on vous donna sur elle.

    J’attendrai mon arrêt, vous pouvez commander.

    Tout ce qu’en vous quittant j’ose vous demander,

    Croyez ( à la vertu je dois cette justice )

    Que je vous trahis seule, et n’ai point de complice,

    Et que d’un plein succès vos voeux seraient suivis,

    Si j’en croyais, Seigneur, les voeux de votre fils.

    SCÈNE V

    MITHRIDATE

    Elle me quitte ! Et moi dans un lâche silence,

    Je semble de sa fuite approuver l’insolence ?

    Peu s’en faut que mon coeur penchant de son côté

    Ne me condamne encor de trop de cruauté !

    Qui suis-je ? Est-ce Monime ? Et suis-je Mithridate ?

    Non, non, plus de pardon, plus d’amour pour l’ingrate.

    Ma colère revient, et je me reconnais.

    Immolons en partant trois ingrats à la fois.

    Je vais à Rome, et c’est par de tels sacrifices

    Qu’il faut à ma fureur rendre les dieux propices.

    Je le dois, je le puis, ils n’ont plus de support.

    Les plus séditieux sont déjà loin du bord.

    Sans distinguer entre eux qui je hais, ou qui j’aime,

    Allons, et commençons par Xipharès lui-même.

    Mais quelle est ma fureur ? Et qu’est-ce que je dis ?

    Tu vas sacrifier, qui, malheureux ! ton fils !

    Un fils que Rome craint ? Qui peut venger son père ?

    Pourquoi répandre un sang qui m’est si nécessaire ?

    Ah ! dans l’état funeste où ma chute m’a mis,

    Est-ce que mon malheur m’a laissé trop d’amis ?

    Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse.

    J’ai besoin d’un vengeur, et non d’une maîtresse.

    Quoi ! Ne vaut-il pas mieux, puisqu’il faut m’en priver,

    La céder à ce fils, que je veux conserver ?

    Cédons-la. Vains efforts ! qui ne font que m’instruire

    Des faiblesses d’un coeur qui cherche à se séduire !

    Je brûle, je l’adore, et loin de la bannir…

    Ah ! C’est un crime encor dont je la veux punir.

    Quelle pitié retient mes sentiments timides ?

    N’en ai-je pas déjà puni de moins perfides ?

    Ô Monime ! Ô mon fils ! Inutile courroux !

    Et vous heureux Romains ! Quel triomphe pour vous,

    Si vous saviez ma honte, et qu’un avis fidèle

    De mes lâches combats vous portât la nouvelle !

    Quoi ! des plus chères mains craignant les trahisons,

    J’ai pris soin de m’armer contre tous les poisons ;

    J’ai su par une longue et pénible industrie

    Des plus mortels venins prévenir la furie.

    Ah ! qu’il eût mieux valu, plus sage, et plus heureux,

    Et repoussant les traits d’un amour dangereux,

    Ne pas laisser remplir d’ardeurs empoisonnées

    Un coeur déjà glacé par le froid des années ?

    De ce trouble fatal par où dois-je sortir ?

    SCÈNE VI

    Mithridate, Arbate.

    ARBATE

    Seigneur, tous vos soldats refusent de partir.

    Pharnace les retient. Pharnace leur révèle

    Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.

    MITHRIDATE

    Pharnace ?

    ARBATE

    Il a séduit ses gardes les premiers,

    Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.

    De mille affreux périls ils se forment l’image.

    Les uns avec transport embrassent le rivage.

    Les autres qui partaient s’élancent dans les flots,

    Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots.

    Le désordre est partout. Et loin de nous entendre

    Ils demandent la paix, et parlent de se rendre.

    Pharnace est à leur tête, et flattant leurs souhaits

    De la part des Romains il leur promet la paix.

    MITHRIDATE

    Ah le traître ! Courez. Qu’on appelle son frère,

    Qu’il me suive, qu’il vienne au secours de son père.

    ARBATE

    J’ignore son dessein. Mais un soudain transport

    L’a déjà fait descendre, et courir vers le port.

    Et l’on dit que suivi d’un gros d’amis fidèles.

    On l’a vu se mêler au milieu des rebelles.

    C’est tout ce que j’en sais.

    MITHRIDATE

    Ah ! qu’est-ce que j’entends ?

    Perfides, ma vengeance a tardé trop longtemps.

    Mais je ne vous crains point. Malgré leur insolence

    Les mutins n’oseraient soutenir ma présence.

    Je ne veux que les voir, je ne veux qu’à leurs yeux

    Immoler de ma main deux fils audacieux.

    SCÈNE VII

    Mithridate, Arbate, Arcas.

    ARCAS

    Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Pharnace,

    Les Romains sont en foule autour de cette place.

    MITHRIDATE

    Les Romains !

    ARCAS

    De Romains le rivage est chargé.

    Et bientôt dans ces murs vous êtes assiégé.

    MITHRIDATE

    Ciel ! Courons.

    À Arcas.

    Écoutez. Du malheur qui me presse

    Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.

    ACTE V

    SCÈNE PREMIÈRE

    Monime, Phoedime.

    PHOEDIME

    Madame, où courez-vous ? Quels aveugles transports

    Vous font tenter sur vous de criminels efforts ?

    Hé quoi ! vous avez pu trop cruelle à vous-même,

    Faire un affreux lien d’un sacré diadème ?

    Ah ! ne voyez-vous pas, que les dieux plus humains

    Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains ?

    MONIME

    Hé ! par quelle fureur obstinée à me suivre

    Toi-même malgré moi veux-tu me faire vivre ?

    Xipharès ne vit plus. Le roi désespéré

    Lui-même n’attend plus qu’un trépas assuré.

    Quel fruit te promets-tu de ta coupable audace ?

    Perfide, prétends-tu me livrer à Pharnace ?

    PHOEDIME

    Ah ! du moins attendez qu’un fidèle rapport

    De son malheureux frère ait confirmé la mort.

    Dans la confusion que nous venons d’entendre,

    Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre ?

    D’abord, vous le savez, un bruit injurieux

    Le rangeait du parti d’un camp séditieux ;

    Maintenant on vous dit que ces mêmes rebelles

    Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.

    Jugez de l’un par l’autre. Et daignez écouter…

    MONIME

    Xipharès ne vit plus, il n’en faut point douter.

    L’événement n’a point démenti mon attente.

    Quand je n’en aurais pas la nouvelle sanglante,

    Il est mort, et j’en ai pour garants trop certains

    Son courage et son nom trop suspects aux Romains.

    Ah ! Que d’un si beau sang dès longtemps altérée,

    Rome tient maintenant sa victoire assurée !

    Quel ennemi son bras leur allait opposer !

    Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t’excuser ?

    Quoi ! Tu ne veux pas voir que c’est toi qui l’opprimes,

    Et dans tous ses malheurs reconnaître tes crimes ?

    De combien d’assassins l’avais-je enveloppé ?

    Comment à tant de coups serait-il échappé ?

    Il évitait en vain les Romains et son frère.

    Ne le livrais-je pas aux fureurs de son père ?

    C’est moi, qui les rendant l’un de l’autre jaloux,

    Vins allumer le feu qui les embrase tous,

    Tison de la discorde, et fatale furie,

    Que le démon de Rome a formée et nourrie.

    Et je vis ? Et j’attends que de leur sang baigné

    Pharnace des Romains revienne accompagné !

    Qu’il étale à mes yeux sa parricide joie ?

    La mort au désespoir ouvre plus d’une voie.

    Oui, cruelles, en vain vos injustes secours

    Me ferment du tombeau les chemins les plus courts.

    Je trouverai la mort jusque dans vos bras même.

    Et toi fatal tissu, malheureux diadème,

    Instrument et témoin de toutes mes douleurs,

    Bandeau que mille fois j’ai trempé de mes pleurs,

    Au moins en terminant ma vie, et mon supplice,

    Ne pouvais-tu me rendre un funeste service ?

    À mes tristes regards va, cesse de t’offrir.

    D’autres armes sans toi sauront me secourir.

    Et périsse le jour, et la main meurtrière

    Qui jadis sur mon front t’attacha la première.

    PHOEDIME

    On vient, Madame, on vient. Et j’espère qu’Arcas

    Pour bannir vos frayeurs porte vers vous ses pas.

    SCÈNE II

    Monime, Phoedime, Arcas.

    MONIME

    En est-ce fait, Arcas ? Et le cruel Pharnace…

    ARCAS

    Ne me demandez rien de tout ce qui se passe,

    Madame. On m’a chargé d’un plus funeste emploi,

    Et ce poison vous dit la volonté du roi.

    PHOEDIME

    Malheureuse Princesse !

    MONIME

    Ah quel comble de joie !

    Donnez. Dites, Arcas, au roi qui me l’envoie,

    Que de tous les présents que m’a fait sa bonté

    Je reçois le plus cher et le plus souhaité.

    À la fin je respire ; et le ciel me délivre

    Des secours importuns qui me forçaient de vivre.

    Maîtresse de moi-même, il veut bien qu’une fois

    Je puisse de mon sort disposer à mon choix.

    PHOEDIME

    Hélas !

    MONIME

    Retiens tes cris, et par d’indignes larmes

    De cet heureux moment ne trouble point les charmes.

    Si tu m’aimais, Phoedime, il fallait me pleurer,

    Quand d’un titre funeste on me vint honorer,

    Et lorsque m’arrachant du doux sein de la Grèce

    Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.

    Retourne maintenant chez ces peuples heureux ;

    Et si mon nom encor s’est conservé chez eux,

    Dis leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,

    Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire.

    Et toi, qui de ce coeur, dont tu fus adoré,

    Par un jaloux destin fus toujours séparé.

    Héros, avec qui même en terminant ma vie,

    Je n’ose en un tombeau demander d’être unie,

    Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment

    Ce poison expier le sang de mon amant.

    SCÈNE III

    Monime, Phoedime, Arcas.

    ARBATE

    Arrêtez, arrêtez.

    ARCAS

    Que faites-vous, Arbate ?

    ARBATE

    Arrêtez. J’accomplis l’ordre de Mithridate.

    MONIME

    Ah ! laissez-moi.

    ARBATE, jetant le poison.

    Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,

    Madame, exécuter les volontés du roi.

    Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle

    Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.

    SCÈNE IV

    Monime, Arbate, Phoedime.

    MONIME

    Ah ! trop cruel Arbate, à quoi m’exposez-vous ?

    Est-ce qu’on croit encor mon supplice trop doux ?

    Et le roi m’enviant une mort si soudaine

    Veut-il plus d’un trépas pour contenter sa haine ?

    ARBATE

    Vous l’allez voir paraître, et j’ose m’assurer

    Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.

    MONIME

    Quoi le roi…

    ARBATE

    Le roi touche à son heure dernière,

    Madame, et ne voit plus qu’un reste de lumière.

    Je l’ai laissé sanglant, porté par des soldats,

    Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.

    MONIME

    Xipharès ? Ah grands dieux ? Je doute si je veille,

    Et n’ose qu’en tremblant en croire mon oreille.

    Xipharès vit encor, Xipharès, que mes pleurs…

    ARBATE

    Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.

    De sa mort en ces lieux la nouvelle semée

    Ne vous a pas vous seule, et sans cause alarmée.

    Les Romains, qui partout l’appuyaient par des cris,

    Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.

    Le roi trompé lui-même en a versé des larmes.

    Et désormais certain du malheur de ses armes,

    Par un rebelle fils de toutes parts pressé,

    Sans espoir de secours tout prêt d’être forcé,

    Et voyant pour surcroît de douleur et de haine

    Parmi ses étendards porter l’aigle romaine ;

    Il n’a plus aspiré qu’à s’ouvrir des chemins,

    Pour éviter l’affront de tomber dans leurs mains.

    D’abord il a tenté les atteintes mortelles

    Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles.

    Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.

    « Vain secours, a-t-il dit, que j’ai trop combattu !

    Contre tous les poisons soigneux de me défendre,

    J’ai perdu tout le fruit que j’en pouvais attendre.

    Essayons maintenant des secours plus certains,

    Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains. »

    Il parle, et défiant leurs nombreuses cohortes

    Du palais à ces mots, il fait ouvrir les portes.

    À l’aspect de ce front, dont la noble fureur

    Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,

    Vous les eussiez vu tous, retournant en arrière,

    Laisser entre eux et nous une large carrière ;

    Et déjà quelques-uns couraient épouvantés,

    Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.

    Mais le dirai-je, ô ciel ! Rassurés par Pharnace,

    Et la honte en leurs coeurs réveillant leur audace,

    Ils reprennent courage, ils attaquent le roi,

    Qu’un reste de soldats défendait avec moi.

    Qui pourrait exprimer, par quels faits incroyables,

    Quels coups, accompagnés de regards effroyables,

    Son bras se signalant pour la dernière fois,

    À de ce grand héros terminé les exploits ?

    Enfin las, et couvert de sang et de poussière,

    Il s’était fait de morts une noble barrière.

    Un autre bataillon s’est avancé vers nous.

    Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups.

    Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.

    Mais lui, C’en est assez, m’a-t-il dit, cher Arbate.

    Le sang, et la fureur m’emportent trop avant.

    Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.

    Aussitôt dans son sein il plonge son épée.

    Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.

    Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,

    Faible, et qui s’irritait contre un trépas si lent,

    Et se plaignant à moi de ce reste de vie,

    Il soulevait encor sa main appesantie,

    Et marquant à mon bras la place de son coeur,

    Semblait d’un coup plus sûr implorer la faveur.

    Tandis que possédé de ma douleur extrême

    Je songe bien plutôt à me percer moi-même,

    De grands cris ont soudain attiré mes regards.

    J’ai vu, qui l’aurait cru ? J’ai vu de toutes parts,

    Vaincus, et renversés les Romains, et Pharnace,

    Fuyant vers leurs vaisseaux abandonner la place,

    Et le vainqueur vers nous s’avançant de plus près,

    À mes yeux éperdus a montré Xipharès.

    MONIME

    Juste ciel !

    ARBATE

    Xipharès, toujours resté fidèle,

    Et qu’au fort du combat une troupe rebelle

    Par ordre de son frère avait enveloppé ;

    Mais qui d’entre leurs bras à la fin échappé,

    Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,

    Heureux et plein de joie en ce moment funeste,

    À travers mille morts, ardent, victorieux,

    S’était fait vers son père un chemin glorieux.

    Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.

    Son bras aux pieds du roi l’allait jeter sans vie.

    Mais on court, on s’oppose à son emportement.

    Le roi m’a regardé dans ce triste moment,

    Et m’a dit d’une voix qu’il poussait avec peine :

    S’il en est temps encor, cours, et sauve la reine.

    Ces mots m’ont fait trembler pour vous, pour Xipharès.

    J’ai craint, j’ai soupçonné quelques ordres secrets.

    Tout lassé que j’étais, ma frayeur, et mon zèle,

    M’ont donné pour courir une force nouvelle,

    Et malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux

    D’avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.

    MONIME

    Ah ! que de tant d’horreurs justement étonnée,

    Je plains de ce grand roi la triste destinée !

    Hélas ! et plût aux dieux, qu’à son sort inhumain

    Moi-même j’eusse pu ne point prêter la main,

    Et que simple témoin du malheur qui l’accable

    Je le pusse pleurer sans en être coupable !

    Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits

    Le sang du père, ô ciel, et les larmes du fils !

    SCÈNE DERNIÈRE

    Mithridate, Monime, Xipharès, Arbate, Arcas, gardes qui soutiennent Mithridate.

    MONIME

    Ah que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre !

    MITHRIDATE

    Cessez, et retenez vos larmes l’un et l’autre.

    En montrant Xipharès.

    Mon sort de sa tendresse, et de votre amitié

    Veut d’autres sentiments que ceux de la pitié ;

    Et ma gloire plutôt digne d’être admirée

    Ne doit point par des pleurs être déshonorée.

    J’ai vengé l’univers autant que je l’ai pu ;

    La mort dans ce projet m’a seule interrompu.

    Ennemi des Romains, et de la tyrannie,

    Je n’ai point de leur joug subi l’ignominie ;

    Et j’ose me flatter qu’entre les noms fameux,

    Qu’une pareille haine a signalés contre eux,

    Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,

    Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.

    Le ciel n’a pas voulu, qu’achevant mon dessein

    Rome en cendre me vît expirer dans son sein.

    Mais au moins quelque joie en mourant me console.

    J’expire environné d’ennemis, que j’immole.

    Dans leur sang odieux j’ai pu tremper mes mains,

    Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.

    À mon fils Xipharès je dois cette fortune.

    Il épargne à ma mort leur présence importune.

    Que ne puis-je payer ce service important

    De tout ce que mon trône eut de plus éclatant ?

    Mais vous me tenez lieu d’empire, de couronne.

    Vous seule me restez. Souffrez que je vous donne,

    Madame, et tous ces voeux que j’exigeais de vous,

    Mon coeur pour Xipharès vous les demande tous.

    MONIME

    Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,

    Et pour sa liberté qui sur vous seul se fonde.

    Vivez, pour triompher d’un ennemi vaincu,

    Pour venger…

    MITHRIDATE

    C’en est fait, Madame et j’ai vécu.

    Mon fils, songez à vous. Gardez-vous de prétendre

    Que de tant d’ennemis vous puissiez vous défendre.

    Bientôt tous les Romains de leur honte irrités

    Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.

    Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite

    À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.

    Tant de Romains sans vie en cent lieux dispersés

    Suffisent à ma cendre, et l’honorent assez.

    Cachez leur pour un temps vos noms, et votre vie.

    Allez, réservez-vous…

    XIPHARÈS

    Moi, Seigneur, que je fuie !

    Que Pharnace impuni, les Romains triomphants

    N’éprouvent pas bientôt…

    MITHRIDATE

    Non, je vous le défends.

    Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.

    Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.

    Mais je sens affaiblir ma force, et mes esprits.

    Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils.

    Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,

    Venez, et recevez l’âme de Mithridate.

    MONIME

    Il expire.

    XIPHARÈS

    Ah, Madame ! unissons nos douleurs,

    Et par tout l’univers cherchons-lui des vengeurs.

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  • Les prétendues scissions dans l’Internationale

    Circulaire privée du Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs, 1872. 

    Jusqu’à ce jour le Conseil Général s’est imposé une réserve absolue quant aux luttes intérieures de l’Internationale et n’a jamais répondu publiquement aux attaques publiques, lancées pendant plus de deux ans contre lui par des membres de l’Association.

    Mais si la persistance de quelques intrigants, à entretenir à dessein une confusion entre l’Internationale et une Société qui, dès son origine, lui a été hostile, pouvait permettre de garder plus longtemps le silence, l’appui que la réaction européenne trouve dans les scandales provoqués par cette Société, à un moment où l’Internationale traverse la crise la plus sérieuse, depuis sa fondation, obligerait le Conseil Général à faire l’histoire de toutes ces intrigues.

    I

    Après la chute de la Commune de Paris, le premier acte du Conseil Général fut de publier son Manifeste sur « la Guerre civile en France », dans lequel il se rendit solidaire de tous les actes de la Commune, qui, justement à ce moment servaient à la bourgeoisie, à la presse et aux gouvernements de l’Europe centrale à accabler sous les calomnies les plus infâmes les vaincus de Paris. Une partie de la classe ouvrière même n’avait pas encore compris que son drapeau venait de succomber.

    Le Conseil en acquit une preuve, entre autres, par les démissions de deux de ses membres, les citoyens Odger et Lucraft, répudiant toute solidarité avec ce Manifeste. On peut dire que de sa publication dans tous les pays civilisés, date l’unité de vues de la classe ouvrière sur les événements de Paris.

    D’un autre côté, l’Internationale trouva un autre moyen de propagande des plus puissants dans la presse bourgeoise et surtout la grande presse anglaise, forcée par ce Manifeste de s’engager dans une polémique soutenue par les répliques du Conseil Général.

    L’arrivée à Londres de nombreux réfugiés de la Commune obligea le Conseil général à se constituer en Comité de secours et à exercer, pendant plus de 8 mois, cette fonction tout à fait en dehors de ses attributions régulières. Il va sans dire que les vaincus et les exilés de la Commune n’avaient rien à espérer de la bourgeoisie. Quant à la classe ouvrière, les demandes de secours venaient dans un moment difficile.

    La Suisse et la Belgique avaient déjà reçu leur contingent de réfugiés qu’elles avaient à soutenir ou dont elles avaient à faciliter le passage vers Londres. Les sommes recueillies en Allemagne, en Autriche et en Espagne étaient envoyées en Suisse. En Angleterre, la grande lutte pour la journée de 9 heures de travail, dont la bataille décisive fut menée à Newcastle, avait absorbé et les contributions individuelles des ouvriers et les fonds organisés des Trade unions, fonds qui, du reste, d’après les statuts même, ne peuvent être affectés qu’aux luttes de métier.

    Cependant, par des démarches et correspondances incessantes, le Conseil put réunir par petites sommes, l’argent qu’il distribuait chaque semaine. Les ouvriers américains ont répondu plus largement à son appel. Encore si le Conseil avait pu réaliser les millions que l’imagination terrifiée de la bourgeoisie dépose si généreusement dans le coffre-fort international !

    Après mai 1871, un certain nombre de réfugiés de la Commune furent appelés à remplacer au Conseil l’élément français qui, par suite de la guerre, ne s’y trouvait plus représenté. Parmi les membres ainsi adjoints, il y avait d’anciens Internationaux et une majorité composée d’hommes connus par leur énergie révolutionnaire et dont l’élection fut un hommage rendu à la Commune de Paris.

    C’est au milieu de ces préoccupations que le Conseil dut faire les travaux préparatoires pour la Conférence des délégués qu’il venait de convoquer.

    Les mesures violentes prises contre l’Internationale par le gouvernement bonapartiste, avaient empêché la réunion du Congrès de Paris, prescrite par le Congrès de Bâle. Usant du droit conféré par l’article 4 des Statuts, le Conseil général, dans sa circulaire du 12 juillet 1871, convoqua le congrès à Mayence.

    Dans les lettres adressées en même temps aux différentes fédérations, il leur proposa de transférer le siège du Conseil général d’Angleterre en un autre pays et demanda de munir les délégués de mandats impératifs à ce sujet. Les Fédérations se prononcèrent à l’unanimité pour son maintien à Londres. La guerre franco-allemande, éclatant peu de jours après, rendit tout Congrès impossible. C’est alors que les Fédérations consultées nous donnèrent le pouvoir de fixer la date du prochain Congrès d’après les événements.

    Aussitôt que la situation politique parut le permettre, le Conseil Général convoqua une Conférence privée, convocation appuyée sur les précédents de la Conférence de 1865 et des séances administratives privées de chaque Congrès.

    — Un Congrès public était impossible et n’eut fait que dénoncer les délégués continentaux, à un moment où la réaction européenne célébrait ses orgies; où Jules Favre demandait l’extradition des réfugiés comme criminels de droit commun, à tous les gouvernements, même à celui de l’Angleterre; où Dufaure proposait à l’Assemblée rurale une loi mettant l’Internationale hors la loi et dont Malou plus tard servait aux Belges une contrefaçon hypocrite; où, en Suisse, un réfugié de la Commune était arrêté préventivement, en attendant la décision du gouvernement fédéral sur la demande d’extradition; où la chasse aux Internationaux était la base ostensible d’une alliance entre Beust et Bismarck, dont Victor Emmanuel s’empressa d’adopter la clause dirigée contre l’Internationale; ou le gouvernement espagnol, se mettant entièrement çà la disposition des bourreaux de Versailles, forçait le bureau fédéral de Madrid à chercher un refuge en Portugal; au moment enfin où l’Internationale avait pour premier devoir de resserrer son organisation et de relever le gant jeté par les gouvernements.

    Toutes les sections en rapports réguliers avec le Conseil Général furent en temps opportun convoquées à la Conférence qui, bien que n’étant pas un Congrès public, rencontra de sérieuses difficultés. Il va sans dire que la France, dans l’état où elle se trouvait, ne pouvait élire de délégués. En Italie, la seule section, organisée alors, était celle de Naples: au moment de nommer un délégué elle fut dissoute par la force armée. En Autriche et en Hongrie, les membres les plus actifs étaient emprisonnés.

    En Allemagne, quelques uns des membres les plus connus étaient poursuivis pour crime de haute trahison, d’autres étaient en prison, et les moyens pécuniaires du parti étaient absorbés par la nécessité de venir en aide à leurs familles. Les Américains, tout en adressant à la Conférence un Mémoire détaillé sur la situation de l’Internationale dans leur pays, employèrent les frais de délégation au soutien des réfugiés. Du reste, toutes les fédérations reconnurent la nécessité de substituer la Conférence privée au Congrès public.

    La Conférence, après avoir siégé à Londres du 17 au 23 septembre 1871, laissa au Conseil général le soin de publier ses résolutions, de codifier les règlements administratifs et de les publier avec les Statuts généraux, revus et corrigés, en trois langues, d’exécuter la résolution substituant les timbres adhésifs aux cartes de membres, de réorganiser l’Internationale en Angleterre, et enfin de subvenir aux dépenses nécessitées par ces divers travaux.

    Dès la publication des travaux de la Conférence, la presse réactionnaire, de Paris à Moscou, de Londres à New-York, dénonça la résolution sur la politique de la classe ouvrière comme renfermant des desseins si dangereux — le Times l’accusa « d’une audace froidement calculée » — qu’il était urgent de mettre l’Internationale hors la loi.

    D’autre part, la résolution faisant justice des sections sectaires interlopes, fut le prétexte pour la police internationale aux aguets de revendiquer bruyamment la liberté autonome des ouvriers, ses protégés, contre le despotisme avilissant du Conseil général et de la Conférence. La classe ouvrière se sentait si « lourdement opprimée » que le Conseil général reçut de l’Europe, de l’Amérique, de l’Australie et même des Indes orientales des adhésions et des avis de la formation de nouvelles sections.

    II

    Les dénonciations de la presse bourgeoise ainsi que les lamentations de la police internationale trouvaient un écho sympathique même dans notre Association. Des intrigues, dirigées en apparence contre le Conseil général et en réalité contre l’Association, furent tramées dans son sein. Au fond de ces intrigues se trouve l’inévitable Alliance internationale de la Démocratie socialiste enfantée par le Russe Michel Bakounine.

    A son retour de la Sibérie, il prêcha dans le Kolokol de Herzen, comme fruit de sa longue expérience, le panslavisme et la guerre des races. Plus tard, durant son séjour en Suisse, il fut nommé au Comité directeur de la « Ligue de la paix et de la liberté », fondée en opposition à l’Internationale. Les affaires de cette société bourgeoise allant de mal en pis, son président, M. G. Vogt, sur l’avis de Bakounine, proposa une alliance au Congrès international réuni à Bruxelles en septembre 1868.

    Le Congrès déclara à l’unanimité que de deux choses l’une: ou la Ligue poursuivait le même but que l’Internationale, et dans ce cas elle n’avait aucune raison d’être, ou son but était différent, et alors l’alliance était impossible. Au Congrès de la Ligue, tenu à Berne, quelques jours après, Bakounine opéra sa conversion. Il y proposa un programme d’occasion dont la valeur scientifique peut être jugée par cette seule phrase: l’égalisation économique et sociale des classes.

    Soutenu par une infime minorité, il rompit avec la Ligue pour entrer dans l’Internationale, déterminé à substituer son programme de circonstance, repoussé par la Ligue, aux statuts généraux de l’Internationale et sa dictature personnelle au Conseil général. Dans ce but, il se créa un instrument spécial, l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, destinée à devenir une Internationale dans l’Internationale.

    Bakounine trouva les éléments nécessaires à la formation de cette société dans les relations qu’il avait nouées durant son séjour en Italie et dans un noyau de Russes exilés, lui servant d’émissaires et de recruteurs parmi les membres de l’Internationale en Suisse, en France et en Espagne.

    Ce ne fut cependant que sur les refus réitérés des Conseils fédéraux belge et parisien de reconnaître l’Alliance qu’il se décida à soumettre à l’approbation du Conseil général les statuts de sa nouvelle société, lesquels n’étaient que la reproduction fidèle du programme « incompris » de Berne. Le Conseil répondit par la circulaire suivante, en date du 22 décembre 1868:

    Il y a un mois environ qu’un certain nombre de citoyens s’est constitué à Genève comme Comité central initiateur d’une nouvelle Société internationale dite « l’Alliance Internationale de la Démocratie socialiste se donnant pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques sur la base même de ce grand principe de l’égalité », etc. »
    Le programme et le règlement imprimés de ce Comité initiateur n’ont été communiqués au Conseil général de l’Association Internationale des Travailleurs que le 15 décembre 1868.

    D’après ces documents, ladite Alliance est « fondue entièrement dans l’Internationale » en même temps qu’elle est fondée entièrement en dehors de cette association. À côté du Conseil général de l’Internationale élu par les Congrès successifs de Genève, Lausanne et Bruxelles, il y aura, d’après le règlement initiateur, un autre Conseil général à Genève qui s’est nommé lui-même.

    À côté des groupes locaux de l’Internationale, il y aura les groupes locaux de l’Alliance qui, par l’intermédiaire de leurs bureaux nationaux, fonctionnant en dehors des bureaux nationaux de l’Internationale, « demanderont au Bureau central de l’Alliance leur admission dans l’Internationale », le Comité central de l’Alliance s’arrogeant ainsi le droit d’admission dans l’Internationale.

    En dernier lieu, le Congrès général de l’Association internationale des travailleurs trouvera encore sa doublure dans le Congrès général de l‘Alliance, car, dit le règlement initiateur, au congrès annuel des travailleurs, la délégation de l’Alliance de la démocratie socialiste, comme branche de l’Association internationale des travailleurs, « tiendra ses séances publiques dans un local séparé. »

    Considérant
    Que la présence d’un deuxième corps international fonctionnant à l’intérieur et à l’extérieur de l’Association internationale des travailleurs serait le moyen le plus infaillible de la désorganiser ;

    Que n’importe quel autre groupe d’individus, résidant dans une localité quelconque, aurait le droit d’imiter le groupe initiateur de Genève et, sous des prétextes plus ou moins plausibles, de greffer sur l’Association internationale des travailleurs d’autres associations internationales avec d’autres « missions spéciales » ;

    Que de cette manière l’Association internationale des travailleurs deviendrait bientôt le jouet des intrigants de toute race et de toute nationalité ;

    Que d’ailleurs les statuts de l’Association internationale des travailleurs n’admettent dans son cadre que des branches locales et nationales (voir l’article 1 et l’article 6 des statuts) ;
    Que défense est faite aux sections de l’Association internationale de se donner des statuts ou règlements administratifs contraires aux statuts généraux et aux règlements administratifs de l’Association internationale (voir l’article 12) ;

    Que les statuts et règlements administratifs de l’Association internationale ne peuvent être révisés que par un congrès général où deux tiers des délégués présents voteraient en faveur d’une telle révision (voir l’article 13 des règlements administratifs) ;

    Que la question a déjà été jugée par les résolutions contre la Ligue de la paix, adoptées à l’unanimité par le Conseil général de Bruxelles ;
    Que, dans ses résolutions, le congrès déclarait que la Ligue de la paix n’avait aucune raison d’être, puisque, d’après ses récentes déclarations, son but et ses principes étaient identiques à ceux de l’Association internationale des travailleurs ;

    Que plusieurs membres du groupe initiateur de l’Alliance, en leur qualité de délégués au Congrès de Bruxelles, ont voté ces résolutions:

    Le Conseil général, dans sa séance du 22 décembre 1868, a unanimement résolu:

    1 ) Tous les articles du règlement de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste, statuant sur ses relations avec l’Association internationale des travailleurs, sont déclarés nuls et de nul effet ;
    2) L’Alliance internationale de la démocratie socialiste n’est pas admise comme branche de l’Association internationale des travailleurs .
    G. ODGER, président de la séance.
    V. SHAW, secrétaire général.
    Londres, 22 décembre 1868.

    Quelques mois après, l’Alliance s’adressa de nouveau au Conseil général et lui demanda si, oui ou non, il en admettait les principes ? En cas affirmatif, l’Alliance se déclarait prête à se dissoudre en sections internationales. Elle reçut en réponse la circulaire suivante du 9 mars 1869:

    Le Conseil général au Comité central de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste

    D’après l’article premier de nos statuts, l’Association internationale des travailleurs admet toutes les Sociétés ouvrières qui poursuivent le même but, savoir: le concours mutuel, le progrès et l’émancipation complète de la classe ouvrière ».

    Les sections de la classe ouvrière dans les divers pays se trouvant placées dans des conditions diverses de développement, il s’ensuit nécessairement que leurs opinions théoriques, qui reflètent le mouvement réel, sont aussi divergentes.

    Cependant, la communauté d’action établie par l’Association Internationale des Travailleurs, l’échange des idées facilité par la publicité faite par les organes des différentes sections nationales, enfin les discussions directes aux Congrès généraux ne manquent pas d’engendrer graduellement un programme théorique commun.
    Ainsi, il est en dehors des attributions du Conseil général de faire l’examen critique du Programme de l’Alliance. Nous n’avons pas à rechercher si, oui ou non, c’est une expression adéquate du mouvement prolétaire. Pour nous, il s’agit seulement de savoir s’il ne contient rien de contraire à la tendance générale de notre association, c’est-à-dire à l’émancipation complète de la classe ouvrière. Il y a une phrase dans votre programme qui de ce point de vue fait défaut. Dans l’article II, on lit :

    « Elle [Alliance] veut avant tout l’égalisation politique, économique et sociale des classes . »

    L’égalisation des classe, interprétée littéralement, aboutit à l’harmonie du Capital et du Travail, si importunément prêchée par les socialistes bourgeois. Ce n’est pas l’égalisation des classes — contre-sens logique, impossible à réaliser, mais au contraire l’abolition des Classes, ce véritable secret du mouvement prolétaire, qui forme le grand but de l’Association Internationale des Travailleurs.

    Cependant, considérant le contexte dans lequel cette phrase: égalisation des classes se trouve, elle semble s’y être glissée comme une erreur de plume.

    Le Conseil général ne doute pas que vous voudrez bien éliminer de votre programme une phrase prêtant à des malentendus si dangereux. A la réserve des cas où la tendance générale de notre Association serait contredite, il correspond à ses principes de laisser à chaque section la liberté de formuler librement son programme théorique.

    Il n’existe donc pas d’obstacle pour la conversion des sections de l’Alliance en sections de l’Association Internationale des Travailleurs.
    Si la dissolution de l’Alliance et l’entrée des sections dans l’Internationale étaient définitivement décidées, il deviendrait nécessaire, d’après nos règlements, d’informer le Conseil du lieu et de la force numérique de chaque nouvelle section.

    Séance du Conseil général du 9 mars 1869.

    L’Alliance ayant accepté ces conditions, fut admise dans l’Internationale par le Conseil général, lequel, induit en erreur par quelques signatures du programme Bakounine, la supposa reconnue par le Conseil fédéral romand de Genève, qui, au contraire, ne cessa jamais de la tenir à l’écart.

    Désormais, elle avait atteint son but immédiat: se faire représenter au Congrès de Bâle. En dépit des moyens déloyaux dont ses partisans se servirent — moyens employés, à cette occasion, et cette fois-là seulement dans un Congrès de l’Internationale, Bakounine fut déçu dans son attente de voir le Congrès transférer à Genève le siège du Conseil Général et sanctionner officiellement la vieillerie St-Simonienne, l’abolition immédiate du droit d’héritage, dont Bakounine avait fait le point de départ pratique du socialisme.

    Ce fut le signal de la guerre ouverte  et incessante que fit l’Alliance; non seulement au Conseil Général, mais encore à toutes les sections de l’Internationale, qui refusèrent d’adopter le programme de cette coterie sectaire et surtout la doctrine de l’abstention absolue en matière politique.

    Déjà avant le Congrès de Bâle, Netchaïeff étant venu à Genève, Bakounine entra en relations avec lui, et fonda en Russie une société secrète parmi les étudiants. Cachant toujours sa propre personne sous le nom de différents « comités révolutionnaires », il revendiqua des pouvoirs autocratiques, entés sur toutes les duperies et mystifications du temps de Cagliostro.

    Le grand moyen de propagande de cette société consistait à compromettre des personnes innocentes vis-à-vis de la police russe, en leur adressant de Genève des communications sous enveloppes jaunes, revêtues à l’extérieur, en langue russe, de l’estampille du « Comité révolutionnaire secret ». Les rapports publics du procès Netchaïeff prouvent qu’il a été fait un abus infâme du nom de l’Internationale [1].

    L’Alliance commença dans ce temps une polémique publique contre le Conseil général, d’abord dans le Progrès de Locle, puis dans l’Egalité de Genève, journal officiel de la fédération romande où s’étaient glissés quelques membres de l’Alliance à la suite de Bakounine.

    Le Conseil général, qui avait dédaigné les attaques du Progrès, organe personnel de Bakounine, ne pouvait ignorer celles de l’Egalité, qu’il devait croire approuvées par le Comité fédéral romand. Il publia alors la circulaire du 1er janvier 1870 où il est dit:

    « Nous lisons dans l’Egalité, numéro du 11 décembre 1869:

    Il est « certain que le Conseil général néglige des choses extrêmement importantes.

    Nous lui rappelons ses obligations avec l’article premier du règlement: le Conseil général est obligé d’exécuter les résolutions du Congrès, etc… Nous aurions assez de questions à poser au Conseil général, pour que ses réponses constituent un assez long bulletin.

    Elles viendront plus tard… En attendant, etc… » Le Conseil général ne connaît pas d’article, soit dans les statuts, soit dans les règlements, qui l’obligeât d’entrer en correspondance ou en polémique avec l’Egalité ou de faire des « réponses aux questions » des journaux.

    Ce n’est que le Comité fédéral de Genève qui, vis-à-vis du Conseil général, représente les branches de la Suisse romande. Lorsque le Comité fédéral romand nous adressera des demandes ou des réprimandes par la seule voie légitime, c’est-à-dire par son secrétaire, le Conseil général sera toujours prêt à y répondre.

    Mais le Comité fédéral romand n’a le droit ni d’abdiquer ses fonctions entre les mains des rédacteurs de l’Egalité et du Progrès, ni de laisser ces journaux usurper ses fonctions. Généralement parlant, la correspondance administrative du Conseil général avec les Comités nationaux et locaux ne pourrait pas être publiée sans porter un grand préjudice à l’intérêt général de l’Association.

    Donc, si les autres organes de l’Internationale imitaient le Progrès et l’Egalité, le Conseil général se trouverait placé dans l’alternative, ou de se discréditer devant le public en se taisant ou de violer ses devoirs en répondant publiquement. L’Egalité s’est jointe au Progrès pour inviter « le Travail » (journal parisien) à attaquer de son côté le Conseil général. C’est presque une Ligue du bien public. »

    Cependant, avant d’avoir connaissance de cette circulaire, le Comité fédéral romand avait déjà éloigné de la rédaction de l’Egalité les partisans de l’Alliance.

    La circulaire du 1er janvier 1870, comme celle du 22 décembre 1868 et du 9 mars 1869, furent approuvées par toutes les sections de l’Internationale.

    Il va sans dire qu’aucune des conditions acceptées par l’Alliance, n’a jamais été remplie. Ses prétendues sections restaient un mystère pour le Conseil général. Bakounine cherchait à retenir sous sa direction personnelle les quelques groupes épars en Espagne et en Italie et la section de Naples qu’il avait détachée de l’Internationale. Dans les autres villes italiennes, il correspondait avec des petits noyaux, composés non d’ouvriers, mais d’avocats, de journalistes et autres

    bourgeois doctrinaires. A Barcelone, quelques amis maintenaient son influence. Dans quelques villes du Midi de la France, l’Alliance s’efforçait de fonder des sections séparatistes sous la direction d’Albert Richard et de Gaspard Blanc, de Lyon, sur lesquels nous aurons à revenir. En un mot, la Société internationale dans l’Internationale continuait à s’agiter.

    Le grand coup de l’Alliance, la tentative pour s’emparer de la direction de la Suisse romande, devait être frappé au Congrès de La Chaux-de-Fonds, ouvert le 4 avril 1870.

    La lutte s’engagea sur le droit d’admission des délégués de l’Alliance, droit contesté par les délégués de la fédération genévoise et des sections de La Chaux-de-Fonds.

    Bien que, d’après leur propre recensement, les partisans de l’Alliance ne fussent que la représentation du cinquième des membres de la fédération, ils réussirent, grâce à la répétition des manœuvres de Bâle, à se procurer une majorité fictive d’une ou deux voix, majorité qui, au dire de leur propre organe (voir la Solidarité du 7 mai 1870) ne représentait que quinze sections, tandis qu’à Genève seule il y en avait trente !

    Sur ce vote, le Congrès romand se divisa en deux partis qui continuèrent leurs séances séparément. Les partisans de l’Alliance se considérant comme les représentants légaux de toute la fédération, transférère[nt] le siège du Comité fédéral romand à La Chaux-de-Fonds, et fondèrent à Neufchâtel leur organe officiel, la Solidarité rédigé par le citoyen Guillaume.

    Ce jeune écrivain avait pour mission spéciale de décrier « les ouvriers de fabrique » de Genève, ces « bourgeois odieux », de faire la guerre à l’Egalité, journal de la fédération romande, et de prêcher l’abstention absolue en matière politique. Les articles les plus marquants relatifs à ce dernier sujet eurent pour auteurs, à Marseille, Bastelica et à Lyon les deux grands piliers de l’Alliance, Albert Richard et Gaspard Blanc.

    A leur tour, les délégués de Genève convoquèrent leurs sections en une assemblée générale qui, malgré l’opposition de Bakounine et de ses amis, approuva leurs actes au Congrès de La Chaux-de-Fonds. A quelques temps de là, Bakounine et ses acolytes les plus actifs furent exclus de la fédération romande.

    A peine le Congrès était-il clos que le nouveau Comité de La Chaux-de-Fonds en appelait à l’intervention du Conseil Général, dans une lettre signée F. Robert, secrétaire, et Henri Chevalley, président, dénoncé deux mois plus tard comme voleur, par l’organe du Comité, la Solidarité du 7 juillet.

    Après avoir examiné les pièces justificatives des deux parties, le Conseil Général décida, le 28 juin 1870, de maintenir le Comité fédéral de Genève dans ses anciennes fonctions et d’inviter le nouveau Comité fédéral de La Chaux-de-Fonds à prendre un nom local.

    Devant cette déception, qui trompait ses désirs, le Comité de La Chaux-de-Fonds dénonça l’autoritarisme du Conseil Général, oubliant que, le premier, il en avait demandé l’intervention. Le trouble que sa persistance à usurper le nom du Comité fédéral romand jetait dans la fédération suisse obligea le Conseil Général de suspendre toutes relations officielles avec ce Comité.

    Louis Bonaparte venait de livrer son armée à Sedan. De toutes parts s’élevèrent les protestations des Internationaux contre la continuation de la guerre. Le Conseil Général, dans son Manifeste du 9 septembre, dénonçant les projets de conquête de la Prusse, montrait le danger de son triomphe pour la cause prolétaire et prédisait aux ouvriers allemands qu’ils en seraient les premières victimes.

    Il provoquait en Angleterre des meetings qui contrecarrèrent les tendances prussiennes de la Cour. En Allemagne, les ouvriers internationaux firent des démonstrations réclamant la reconnaissance de la République et « une paix honorable pour la France… »

    De son côté, la nature belliqueuse du bouillant Guillaume (de Neufchâtel) lui suggéra l’idée lumineuse d’un manifeste anonyme, publié en supplément et sous le couvert du journal officiel la Solidarité, demandant la formation de corps francs suisses pour aller combattre les Prussiens, ce qu’il fut toujours empêché de faire, sans aucun doute par ses convictions abstentionnistes.

    Survint l’insurrection de Lyon. Bakounine accourut et, appuyé sur Albert Richard, Gaspard Blanc et Bastelica, s’installa, le 28 septembre, à l’Hôtel de Ville, dont il s’abstint de garder les abords comme d’un acte politique. Il en fut chassé piteusement par quelques gardes nationaux au moment où, après un enfantement laborieux, son décret sur l’abolition de l’État venait enfin de voir le jour.

    En octobre 1870, le Conseil Général, en l’absence de ses membres français, s’adjoignit le citoyen Paul Robin, réfugié de Brest, un des partisans les plus connus de l’Alliance et, de plus, l’auteur des attaques lancées dans l’Egalité contre le Conseil Général où, depuis ce moment, il ne cessait de fonctionner comme correspondant officieux du Comité de La Chaux-de-Fonds. Le 14 mars 1871 il provoqua la convocation d’une Conférence privée de l’Internationale pour vider le différend suisse.

    Le Conseil, prévoyant que de grands événements se préparaient à Paris, refusa net. Robin revint à la charge à plusieurs reprises et proposa même au Conseil de prendre une décision définitive sur le différend. Le 25 juillet, le Conseil Général décida que cette affaire serait une des questions soumises à la Conférence qui serait convoquée pour le mois de septembre 1871.

    Le 10 août, l’Alliance, peu désireuse de voir ses agissements scrutés par une Conférence, déclarait qu’elle était dissoute depuis le 6 du même mois. Mais le 15 septembre, elle reparait et demande son admission au Conseil, sous le nom de Section des athées socialistes.

    D’après la résolution administrative n° V du Congrès de Bâle, le Conseil n’aurait pu l’admettre sans consulter le Comité fédéral de Genève, qui était fatigué des deux années de lutte avec les sections sectaires. D’ailleurs, le Conseil avait déjà déclaré aux sociétés ouvrières chrétiennes anglaises (Young mens’ Christian Association) que l’Internationale ne reconnaît pas de sections théologiques.

    Le 6 août, date de la dissolution de l’Alliance, le Comité fédéral de la Chaux-de-Fonds, tout en renouvelant sa demande d’entrer en relations officielles avec le Conseil, lui déclare qu’il continuera d’ignorer la résolution du 28 juin et de se poser, vis-à-vis de Genève, en comité fédéral romand; et « que c’est au Congrès général qu’il appartient à juger cette affaire ».

    Le 4 septembre, le même Comité envoya une protestation contre la compétence de la Conférence dont il avait cependant demandé le premier la convocation. La Conférence aurait pu demander à son tour, quelle était la compétence du Conseil fédéral de Paris, que ce Comité avait requis, avant le siège, de décider sur le différend suisse ? Elle se contenta de confirmer la décision du Conseil Général du 28 juin 1870. ( Voir les motifs dans l’Egalité de Genève du 21 octobre 1871).

    III

    La présence en Suisse de quelques-uns des proscrits français qui y avaient trouvé refuge vint redonner une lueur de vie à l’Alliance.

    Les internationaux de Genève firent pour les proscrits, tout ce qui était en leurs pouvoirs. Ils leur assurèrent des secours dès le premier moment et empêchèrent, par une agitation puissante, les autorités suisses d’accorder l’extradition demandée par le gouvernement de Versailles.

    Plusieurs coururent de graves dangers en allant en France aider des réfugiés à gagner la frontière. Quel ne fut donc pas l’étonnement des ouvriers genévois en voyant quelques meneurs, tels que B. Malon [2], se mettre aussitôt en rapport avec les hommes de l’ Alliance et avec l’aide de N. Joukowsky, l’ex-secrétaire de l’Alliance, essayer de fonder à Genève, en dehors de la Fédération romande, la nouvelle « Section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste ».

    Dans le premier article de ses statuts, elle « déclare adhérer aux statuts généraux de l’Association Internationale des Travailleurs, en se réservant toute la liberté d’action et d’initiative qui lui est donnée comme conséquence logique du principe d’autonomie et de fédération reconnu par les statuts et les Congrès de l’Association.  » En d’autres termes, elle se réserve toute liberté de continuer l’œuvre de l’Alliance.

    Dans une lettre de Malon, du 20 octobre 1871, cette nouvelle section adressa au Conseil général, pour la troisième fois, la demande de son admission dans l’Internationale. Conformément à la résolution V du Congrès de Bâle, le Conseil consulta le Comité fédéral de Genève, qui protesta vivement contre la reconnaissance par le Conseil de ce nouveau « foyer d’intrigues et de dissensions ». Le Conseil fut, en effet, assez « autoritaire » pour ne pas vouloir imposer à toute une Fédération les volontés de B. Malon et de N. Joukowsky, ex-secrétaire de l’Alliance.

    La Solidarité ayant cessé d’exister, les nouveaux adhérents de l’Alliance fondèrent la Révolution Sociale, sous la direction supérieure de Madame André Léo, qui venait de déclarer au Congrès de la Paix à Lausanne: que « Raoul Rigault et Ferré étaient les deux figures sinistres de la Commune, qui jusque-là (jusqu’à l’exécution des otages) n’avaient cessé, toujours en vain, de réclamer des mesures sanglantes ».

    Dès son premier numéro, ce journal s’empressa de se mettre au niveau du Figaro, du Gaulois, du Paris-Journal et autres organes orduriers, dont il réédita les saletés contre le Conseil général. Le moment lui parut opportun d’allumer, même dans l’Internationale, le feu des haines nationales. D’après lui, le Conseil général était un comité allemand, dirigé par un cerveau bismarkien3.

    Après avoir bien établi que certains membres du Conseil général ne pouvaient se piquer d’être « Gaulois avant tout », la Révolution sociale ne sut que s’emparer du deuxième mot d’ordre que la police européenne faisait circuler et dénoncer l’autoritarisme du Conseil.

    Quels étaient donc les faits sur lesquels s’appuyaient ces criailleries puériles ? Le Conseil général avait laissé mourir l’Alliance de sa mort naturelle et, d’accord avec le Comité fédéral de Genève, en avait empêché la résurrection. En outre, il avait requis le Comité de la Chaux-de-Fonds de prendre un nom qui lui permit de vivre en paix avec la grande majorité des Internationaux romands.

    En dehors de ces actes « autoritaires », quel usage le Conseil général avait-il fait, depuis octobre 1869 jusqu’en octobre 1871, des pouvoirs assez étendus que lui avait conféré le Congrès de Bâle ?

    1) Le 8 février 1870, la « Société des prolétaires positivistes » de Paris demanda au Conseil général son admission. Le Conseil répondit que les principes positivistes ayant trait au capital, énoncés dans les statuts particuliers de la Société, étaient en contradiction flagrante avec les considérants des statuts généraux; qu’il fallait donc les rayer et entrer dans l’Internationale non comme « positivistes » mais comme « prolétaires », tout en restant libres de concilier leurs opinions théoriques avec les principes généraux de l’Association. La section, ayant reconnu la justesse de cette décision, entra dans l’Internationale.

    2) A Lyon, il y avait eu scission entre la section de 1865 et une section de formation récente, où, au milieu d’honnêtes ouvriers, l’Alliance était représentée par Albert Richard et Gaspard Blanc. Comme il est d’usage dans pareils cas, le jugement d’une cour d’arbitrage, formée en Suisse, ne fut pas reconnu. Le 15 février 1870, la section de formation récente ne demanda pas seulement au Conseil général de statuer sur ce différend, en vertu de la résolution VII du Congrès de Bâle, mais elle lui envoya un jugement tout prêt, excluant et marquant d’infâmie les membres de la section de 1865, jugement qu’il devait signer et renvoyer par le retour du courrier.

    Le Conseil blâma cette procédure inouïe et requit des pièces justificatives. A la même demande, la section de 1865 répondit que, les pièces à charge contre Albert Richard ayant été soumises à la cour d’arbitrage, Bakounine s’en était emparé et refusait de les rendre, et par conséquent elle ne pouvait satisfaire d’une manière absolue aux désirs du Conseil général. La décision du Conseil, en date du 8 mars, sur cette affaire, ne souleva aucune objection ni d’un côté ni de l’autre.

    3 ) La branche française de Londres, ayant admis des éléments d’un caractère plus que douteux, s’était peu à peu transformée en une commandite de M. Félix Pyat. Elle lui servait à organiser des démonstrations compromettantes pour l’assassinat de L. Bonaparte, etc. , et à propager en France, sous le couvert de l’Internationale, ses manifestes ridicules. Le Conseil général se borna à déclarer dans les organes de l’Association, que M. Pyat n’étant pas membre de l’Internationale, elle ne pouvait être responsable de ses faits et gestes. La branche française déclara alors qu’elle ne reconnaissait ni le Conseil général, ni les Congrès: elle fit afficher sur les murs de Londres qu’en dehors d’elle, l’Internationale était une société anti-révolutionnaire.

    L’arrestation des internationaux français, à la veille du plébiscite, sous le prétexte d’une conspiration, ourdie en réalité par la police, et à laquelle les manifestes pyatistes donnèrent un air de vraisemblance, força le Conseil général à publier dans la Marseillaise et le Réveil sa résolution du 10 mai 1870, déclarant que la soi-disant branche française n’appartenait plus à l’Internationale depuis plus de deux ans, et que ses agissements étaient l’œuvre d’agents policiers.

    La nécessité de cette démarche est prouvée par la déclaration du Comité fédéral de Paris, dans les mêmes journaux, et par celle des Internationaux parisiens, lors de leur procès, – toutes deux s’appuyant sur la résolution du Conseil. La branche française disparut au commencement de la guerre, mais, comme l’Alliance en Suisse, elle devait reparaître à Londres avec de nouveaux alliés et sous d’autres noms.

    Dans les derniers jours de la Conférence, il se forma à Londres, parmi les proscrits de la Commune, une « section française de 1871 » forte d’environ 35 membres. Le premier acte « autoritaire » du Conseil général fut de dénoncer publiquement le secrétaire de cette section, Gustave Durand, comme espion de la police française.

    Les documents que nous possédons, prouvent l’intention de la police de faire assister Durand, d’abord à la Conférence et de l’introduire plus tard au sein du Conseil général. Les statuts de la nouvelle section enjoignant à ses membres de « n’accepter aucune délégation au Conseil général autre que de sa section », les citoyens Theisz et Bastelica se retirèrent du Conseil.

    Le 17 octobre, la section délégua au Conseil deux de ses membres, porteurs de mandats impératifs, dont l’un n’était autre que M. Chautard, ex-membre du Comité d’artillerie, que le Conseil déclina de s’adjoindre avant d’avoir examiné les statuts de « la section de 1871 » [4]. Il suffira de rappeler ici les points principaux du débat auquel ont donné lieu ces statuts. Ils portent, dans l’article 2 : « Pour être reçu membre de sa section, il faut justifier de ses moyens d’existence, présenter des garanties de moralité, etc. » Dans sa résolution du 17 octobre 1871, le Conseil proposa de rayer les mots: justifier de ses moyens d’existence.

    « Dans des cas douteux, disait le Conseil, une section peut bien prendre des informations sur les moyens d’existence comme « garantie de moralité », tandis qu’en d’autres cas, tels que ceux des réfugiés, des ouvriers en grève, etc., l’absence des moyens d’existence peut bien être une garantie de moralité. Mais demander aux candidats de justifier de leurs moyens d’existence comme condition générale pour être admis dans l’Internationale, serait une innovation bourgeoise, contraire à l’esprit et à la lettre des statuts généraux ».

    La section répondit: « que les statuts généraux rendent les sections responsables de la moralité de leurs membres et leur reconnaissent par conséquent le droit de prendre, comme elles l’entendent, leurs garanties ». A cela le Conseil général répliquait le 7 novembre: « D’après cette manière de voir, une section internationale fondée par les teetotallers ( sociétés de tempérance) pourrait installer dans ses statuts particuliers un article ainsi conçu: Pour être reçu membre de la section, il faut jurer de s’abstenir de toute boisson alcoolique. En un mot, les conditions d’admission, dans l’Internationale, les plus absurdes et les plus disparates, pourraient être imposées par les statuts particuliers des sections, toujours sous le prétexte qu’elles entendent, de cette manière, s’assurer de la moralité de leurs membres…

    « Les moyens d’existence des grévistes, ajoute la section française de 1871, consistent dans la caisse des grèves.» On peut répondre à cette phrase, d’abord que cette caisse est souvent fictive… De plus, des enquêtes officielles anglaises ont prouvée que la majorité des ouvriers anglais… est forcée – soit par la grève ou le chômage, soit par l’insuffisance des salaires ou par suite des termes de paiement ou bien d’autres causes encore – d’avoir recours sans cesse au Mont-de-Piété ou aux dettes, moyens d’existence dont on ne pourrait exiger la justification sans s’immiscer d’une manière inqualifiable dans la vie privée des citoyens. Or, de deux choses l’une: ou la section ne cherche dans les moyens d’existence que des garanties de moralité… et alors la proposition du Conseil général remplit ce but… ou la section, dans l’article II de ses statuts, a intentionnellement parlé de la justification des moyens d’existence comme condition d’admission en outre des garanties de moralité… et dans ce cas, le Conseil affirme que c’est une innovation bourgeoise contraire à la lettre et à l’esprit des statuts généraux ».

    Dans l’article XI de leurs statuts, il est dit: « Un ou plusieurs délégués seront envoyés au Conseil général ». Le Conseil demanda que cet article fut rayé, « parce que les statuts généraux de l’Internationale ne reconnaissent aucun droit aux sections d’envoyer des délégués au Conseil général ». «  Les statuts généraux, – ajouta-t-il, – ne reconnaissent que deux modes d’élection pour les membres du Conseil général: soit leur élection par le Congrès, soit leur adjonction par le Conseil général… ». Il est bien vrai que les différentes sections existant à Londres avaient été invitées à envoyer des délégués au Conseil général qui, pour ne pas enfreindre les statuts généraux, a toujours procédé de la manière suivante: Il a d’abord déterminé le nombre de délégués à envoyer par chaque section, se réservant le droit de les accepter ou de les refuser, suivant qu’il les jugeait propres aux fonctions générales qu’il doivent remplir.

    Ces délégués devenaient membres du Conseil général non en vertu de la délégation qu’ils avaient reçue de leurs sections, mais en vertu du droit que les statuts généraux donnent au Conseil de s’adjoindre de nouveaux membres. Ayant fonctionné jusqu’à la décision prise par la dernière Conférence, et comme le Conseil général de l’Association Internationale, et comme le Conseil central pour l’Angleterre, le Conseil de Londres trouva utile d’admettre, en dehors des membres qu’il s’adjoignait directement, des membres délégués en premier lieu par leurs sections respectives. On se tromperait étrangement en voulant assimiler le mode d’élection du Conseil général à celui du Conseil fédéral de Paris, lequel n’était même pas un Conseil national, nommé par un Congrès national, comme par exemple le Conseil fédéral de Bruxelles ou celui de Madrid.

    Le Conseil fédéral de Paris n’était qu’une délégation des sections parisiennes… Le mode d’élection du Conseil général est déterminé par les statuts généraux… et ses membres ne sauraient accepter d’autre mandat impératif que celui des statuts et règlements généraux… Si l’on prend en considération le paragraphe qui le précède, l’article XI n’a d’autre sens que de changer complètement la composition du Conseil général et d’en faire, contrairement à l’article III des statuts généraux, une délégation des sections de Londres où l’influence des groupes locaux se substituerait à celle de toute l’Association Internationale des Travailleurs. » Enfin, le Conseil général, dont le premier devoir consiste en l’exécution des décisions des Congrès (voir l’article 1 du règlement administratif du Congrès de Genève) dit qu’il « considère comme n’ayant nullement trait à la question… les idées émises par la section française de 1871 sur un changement radical à apporter dans les articles des statuts généraux relatifs à sa constitution ».

    D’ailleurs le Conseil déclara qu’il admettrait deux délégués de la section aux mêmes conditions que ceux des autres sections de Londres.

    La « section de 1871 », loin d’être satisfaite de cette réponse, publia, le 14 décembre, une « déclaration » signée par tous ses membres dont le nouveau secrétaire fut peu de temps après expulsé comme indigne, de la société des réfugiés. D’après cette déclaration, le Conseil général, en refusant d’usurper des attributions législatives, se rendit coupable « d’une rétrogradation toute naturaliste de l’idée sociale. »

    Voici maintenant quelques échantillons de la bonne foi qui a présidé à l’élaboration de ce document.

    La Conférence de Londres avait approuvé la conduite des ouvriers allemands pendant la guerre. Il était évident que cette résolution, proposée par un délégué suisse, appuyée par un délégué belge, et votée à l’unanimité, n’avait trait qu’aux internationaux allemands, qui ont expié dans la prison et expient encore leur conduite antichauvinique pendant la guerre.

    De plus, pour obvier à toute interprétation malveillante, le secrétaire du Conseil général pour la France venait d’expliquer dans une lettre, publiée par le Qui vive!, la Constitution, le Radical, l’Emancipation, l’Europe, etc, le véritable sens de la résolution.

    Néanmoins, huit jours après, le 20 novembre 1871, quinze membres de la « section française de 1871 » inséraient dans le Qui vive! une « protestation » pleine d’injures contre les ouvriers allemands et dénonçait la résolution de la Conférence comme la preuve irrécusable de « l’idée pangermanique » qui possède le Conseil général. De son côté, toute la presse féodale, libérale et policière de l’Allemagne s’empara avidement de cet incident pour démontrer aux ouvriers allemands le néant de leurs rêves internationaux. Après tout, la protestation du 20 novembre fut endossée par toute la section de 1871 dans sa déclaration du 14 décembre.

    Pour établir « la pente indéfinie de l’autoritarisme sur laquelle glisse le Conseil général », elle cite « la publication par ce même Conseil général d’une édition officielle des statuts généraux révisés par lui. »

    Il suffit de jeter un coup d’œil sur la nouvelle édition des statuts pour voir qu’à chaque alinéa se trouve, dans l’appendice, le renvoi établissant aux sources de son authenticité ! Quant aux mots « édition officielle », le premier Congrès de l’Internationale avait décidé que « le texte officiel et obligatoire des statuts et règlements généraux serait publié par le Conseil général ». (Voir Congrès ouvrier de l’Association internationale des travailleurs tenu à Genève du 3 au 8 septembre 1866, page 27, note.)

    Il va sans dire que la section de 1871 était en rapports suivis avec les dissidents de Genève et de Neufchâtel. Un de ses membres qui avait déployé plus d’énergie à attaquer le Conseil général qu’il n’en mit jamais à défendre la Commune, Chalain, se vit tout à coup réhabilité par B. Malon, qui naguère encore portait contre lui des accusations très graves, dans une lettre à un membre du Conseil. Du reste la « section française de 1871 » venait à peine de lancer sa déclaration, quand la guerre civile éclata dans ses rangs.

    D’abord Theisz, Avrial et Camélinat s’en retirèrent. Dès lors elle se morcela en plusieurs petits groupes, dont l’un est dirigé par le sieur Pierre Venisier, expulsé du Conseil général pour ses calomnies contre Varlin et autres, et puis chassé de l’Internationale par la Commission belge, que le Congrès de Brucelles, 1868, avait nommée.

    Un autre de ces groupes est fondé par B. Landeck, que la fuite imprévue du préfet de police Pietri, au 4 septembre, a libéré de son engagement « scrupuleusement tenu de ne plus s’occuper d’affaires politiques ni de l’Internationale en France ! » (Voir Troisième procès de l’Association Internationale des Travailleurs de Paris, 1870, p. 4). De l’autre côté, la masse des réfugiés français à Londres a formé une section qui est en harmonie complète avec le Conseil général.

    IV

    Les hommes de l’Alliance, cachés derrière le Comité fédéral de Neufchâtel, voulant tenter un nouvel effort, sur un plus vaste terrain, pour désorganiser l’Internationale, convoquèrent un Congrès de leurs sections à Sonvillier pour le 12 novembre 1871. — déjà en juillet, deux lettres de maître Guillaume à son ami Robin menaçaient le Conseil général d’une pareille campagne, s’il ne consentait à leur donner raison contre « les brigands de Genève » .

    Le congrès de Sonviller se composait de seize délégués, prétendant représenter en tout neuf sections, dont la nouvelle « section de propagande et d’action révolutionnaire socialiste » de Genève.

    Les seize firent leur début par le décret anarchiste, déclarant dissoute la fédération romande, laquelle s’empressa de rendre les Alliancistes à leur « autonomie » en les chassant de toutes les sections. Du reste, le Conseil doit reconnaître qu’un éclair de bon sens leur fit accepter le nom de Fédération Jurassienne que leur avait donné la Conférence de Londres.

    Ensuite le Congrès des seize procéda à la « réorganisation de l’Internationale », en laçant contre la Conférence et le Conseil général une « circulaire à toutes les fédérations de l’Association Internationale des Travailleurs ».

    Les auteurs de la circulaire accusent d’abord le Conseil général d’avoir, en 1871, convoqué une conférence au lieu d’un Congrès. Des explications précédemment données il résulte que ces attaques s’adressent directement à toute l’Internationale qui, dans son ensemble, avait accepté la convocation d’une conférence à laquelle, d’ailleurs, l’Alliance se trouvait convenablement représentée par les citoyens Robin et Bastelica.

    A chaque Congrès, le Conseil général a eu ses délégués; au Congrès de Bâle, par exemple, il y en avait six. Les seize prétendent que « la majorité de la Conférence a été faussée d’avance par l’admission de six délégués du Conseil général avec voix délibérative ». En réalité, parmi les délégués du Conseil général à la Conférence, les conscrits français n’étaient autres que les représentants de la Commune de Paris, tandis que ses membres anglais et suisses ne purent qu’exceptionnellement prendre part aux séances, comme l’attestent les procès-verbaux qui seront soumis au prochain Congrès.

    Un délégué du Conseil avait un mandat d’une fédération nationale. D’après une lettre adressée à la Conférence, le mandat d’un autre fut retenu à cause de l’annonce de sa mort par les journaux. Reste un délégué, de sorte que les Belges seuls étaient relativement comme 6 est à 1.

    La police internationale, tenue à l’écart en la personne de Gustave Durand, s’était plaint amèrement de la violation des statuts généraux par la convocation d’une Conférence « secrète » . Elle n’était pas encore assez au courant de nos règlements généraux pour savoir que les séances administratives des Congrès sont obligatoirement privées.

    Ses plaintes, néanmoins, trouvèrent un écho sympathique chez les 16 de Sonvillier qui s’écrièrent: « Et pour couronner l’édifice, une décision de cette conférence porte le Conseil général fixera lui-même la date et le lieu du prochain Congrès ou de la Conférence qui le remplacera ; en sorte que nous voilà menacés de la suppression des Congrès généraux, ces grandes assises publiques de l’Internationale. »

    Les seize n’ont pas voulu voir que cette décision ne vient qu’affirmer, vis-à-vis des gouvernements, que, malgré toutes les mesures répressives, l’Internationale a la résolution inébranlable de tenir ses réunions générales d’une manière ou d’une autre.

    Dans l’Assemblée générale des sections genevoises, du 2 décembre 1871, qui faisait mauvais accueil aux citoyens Malon et Lefrançais, ces derniers soumirent une proposition tendant à confirmer les décrets rendus par les seize de Sonvillier et renfermant un blâme contre le Conseil général, ainsi que le désaveu de la Conférence. —  La conférence avait décidé que « les résolutions de la Conférence qui ne sont pas destinées à la publicité, seront communiquées aux Conseils fédéraux des divers pays par les secrétaires correspondants du Conseil général. »

    Cette résolution entièrement conforme aux statuts et règlements généraux, fut falsifiée par B. Malon et ses amis de la manière suivante: « Une partie des résolutions de la conférence ne sera communiquée qu’aux conseils fédéraux et aux secrétaires correspondants. » Ils accusent encore le Conseil général d’avoir « manqué au principe de la sincérité » en se refusant de livrer à la police, par la « publicité », des résolutions qui ont pour but exclusif la réorganisation de l’Internationale dans les pays où elle est proscrite.

    Les citoyens Malon et Lefrançais se plaignent de plus, que « la Conférence a porté atteinte à la liberté de la pensée et de son expression… en donnant au Conseil général le droit de dénoncer et de désavouer tout organe de publicité des sections et fédérations, traitant soit des principes sur lesquels repose l’Association, soit des intérêts respectifs des sections et fédérations, soit enfin des intérêts généraux de l’Association tout entière » (voir l’Egalité du 21décembre).

    Et, qu’y a t-il dans l’Egalité du 21 décembre ? Une résolution de la Conférence où elle « donne avis que désormais le Conseil général sera tenu de dénoncer et de désavouer publiquement tous les journaux se disant organes de l’Internationale, lesquels, suivant l’exemple donné par le Progrès et la Solidarité, discuteraient dans leurs colonnes, devant le public bourgeois, des questions qu’on ne doit discuter que dans le sein des comités locaux, des comités fédéraux et du Conseil général, ou, dans les séances privées et administratives des Congrès, soit fédéraux, soit nationaux ».

    Pour bien apprécier la lamentation aigre-douce de B. Malon, il faut considérer que cette résolution met fin une fois pour toutes aux tentatives de quelques journalistes désireux de se substituer aux comités responsables de l’Internationale et de jouer dans son milieu le même rôle que la bohème journaliste joue dans le monde bourgeois. Par suite d’une pareille tentative, le Comité fédéral de Genève avait vu des membres de l’Alliance rédiger l’organe officiel de la Fédération Romande, l’Egalité, dans un sens qui lui était entièrement hostile.

    D’ailleurs, le Conseil général n’avait pas besoin de la Conférence de Londres pour « dénoncer et désavouer publiquement » les abus du journalisme, car le Congrès de Bâle a décidé (Rés. II) que:

    «Tous les journaux contenant des attaques contre l’Association doivent être aussitôt envoyés au Conseil général par les sections », – « Il est évident, dit le Comité fédéral romand, dans sa déclaration du 20 décembre 1871 (Egalité du 24 déc.), que cet article n’était pas fait dans l’intention que le Conseil général garde dans ses archives les journaux qui attaquent l’Association, mais pour répondre et détruire au besoin l’effet pernicieux des calomnies et des dénigrements malveillants. Il est évident aussi que cet article se rapporte en général à tous les journaux, et que si nous ne vouons pas tolérer gratuitement les attaques des journaux bourgeois, à plus forte raison nous devons désavouer par l’organe de notre délégation centrale, par le Conseil général, les journaux dont les attaques contre nous se couvrent du nom de notre Association. »

    Remarquons en passant que le Times, ce Léviathan de la presse capitaliste, le Progrès (de Lyon), journal de la bourgeoisie libérale, et le Journal de Genève, journal ultra-révolutionnaire, accablèrent la Conférence des mêmes reproches et se servaient presque des mêmes termes que les citoyens Malon et Lefrançais.

    Après s’être élevé contre la convocation de la Conférence, puis contre sa composition et son caractère, soi-disant secret, la circulaire des seize s’attaque aux résolutions elles-mêmes.

    Constatant, d’abord, que le Congrès de Bâle avait abdiqué « en donnant au Conseil général le droit de refuser d’admettre ou de suspendre des sections de l’Internationale », elle impute, plus loin, ce péché à la Conférence: « Cette Conférence a… pris des résolutions… qui tendent à faire de l’Internationale, libre fédération de sections autonomes, une organisation hiérarchique et autoritaire de sections disciplinées, placées entièrement sous la main d’un Conseil général qui peut à son gré refuser leur admission ou bien suspendre leur activité !! » Plus loin, elle revient au Congrès de Bâle, qui aurait « dénaturé les attributions du conseil général ».

    Toutes ces contradictions de la circulaire des seize reviennent à ceci: la Conférence de 1871 est responsable du Congrès de Bâle de 1869, et le Conseil général est coupable d’avoir observé les statuts qui lui enjoignent d’exécuter les résolutions des Congrès.

    En réalité, le véritable mobile de toutes ces attaques contre la Conférence est d’une nature plus intime. D’abord, par ses résolutions, elle venait de contrecarrer les intrigues pratiques des hommes de l’Alliance en Suisse. De plus, les promoteurs de l’Alliance avaient, en Italie, en Espagne, dans une partie de la Suisse et de la Belgique, créé et entretenu avec une merveilleuse persistance, une confusion calculée entre le programme d’occasion de Bakounine et le programme de l’Association internationale des travailleurs.

    La Conférence mit en relief ce malentendu intentionnel par ses deux résolutions sur la politique prolétaire et sur les sections sectaires. La première, faisant justice de l’abstention politique prêchée par le programme Bakounine, est pleinement justifiée par ses considérants, appuyés sur les statuts généraux, sur la résolution du Congrès de Lausanne et autres précédents.5

    Passons maintenant aux sections sectaires.

    La première phase dans la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est marquée par le mouvement sectaire. Il a sa raison d’être à une époque où le prolétariat n’est pas encore assez développé pour agir comme classe. Des penseurs individuels font la critique des antagonismes sociaux, et en donnant des solutions fantastiques que les ouvriers n’ont qu’à accepter, à propager, à mettre en pratique.

    Par leur nature même, les sectes formées par ces initiateurs sont abstentionnistes, étrangères à toute action réelle, à la politique, aux grèves, aux coalitions, en un mot à tout mouvement d’ensemble. La masse du prolétariat reste toujours indifférente où même hostile à leur propagande. Les ouvriers de Paris et de Lyon ne voulaient pas plus des Saint-Simoniens, des Fouriéristes, des Icariens, que les chartistes et les trade-unionistes anglais ne voulaient des Owenistes.

    Ces sectes, leviers du mouvement à leur origine, lui font obstacle dès qu’il les dépasse; alors elles deviennent réactionnaires; témoin, les sectes en France et en Angleterre, et dernièrement les Lassalliens en Allemagne qui, après avoir entravé pendant des années l’organisation du prolétariat, ont fini par devenir de simples instruments de police. Enfin, c’est là l’enfance du mouvement prolétaire, comme l’astrologie et l’alchimie sont l’enfance de la science. Pour que la fondation de l’Internationale fût possible, il fallait que le prolétariat eût dépassé cette phase.

    En face des organisations fantaisistes et antagonistes des sectes, l’Internationale est l’organisation réelle et militante de la classe prolétaire dans tous les pays, liés les uns avec les autres, dans leur lutte commune contre les capitalistes, les propriétaires fonciers et leur pouvoir organisé dans l’État. Aussi les statuts de l’Internationale ne connaissent-ils que des simples sociétés « ouvrières » poursuivant toutes le même but et acceptant toutes le même programme, qui se limite à tracer les grands traits du mouvement prolétaire et en laisse l’élaboration théorique à l’impulsion donnée par les nécessités de la lutte pratique, et à l’échange des idées qui se fait dans les sections, admettant indistinct toutes les convictions socialistes dans leurs organes et leurs Congrès.

    De même que dans toute nouvelle phase historique les vieilles erreurs reparaissent un instant pour disparaître bientôt après; de même l’Internationale a vu renaître dans son sein des sections sectaires, quoique sous une forme peu accentuée.

    L’Alliance, tout en considérant comme un progrès immense la résurrection des sectes, est une preuve concluante que leur temps est passé. Car, tandis qu’à leur origine elle représentaient les éléments du progrès, le programme de l’Alliance, à la remorque d’un « Mahomet sans Koran », ne représente qu’un ramassis d’idées d’outre-tombe, déguisées sous des phrases sonores, ne pouvant effrayer que des bourgeois idiots, ou servir de pièces à conviction contre les internationaux aux procureurs bonapartistes ou autres.6

    La Conférence, où étaient représentées toutes les nuances socialistes, acclama à l’unanimité la résolution contre les sections sectaires, convaincue que cette résolution, en ramenant l’Internationale sur son véritable terrain, marquerait une nouvelle phase de sa marche.

    Les partisans de l’Alliance, se sentant frappés à mort par cette résolution, n’y virent qu’une victoire du Conseil général sur l’Internationale, par laquelle, comme le dit leur circulaire, il fit « prédominer le programme spécial » de quelques uns de ses membres, « leur doctrine personnelle », « la doctrine orthodoxe », « la théorie officielle ayant seule droit de cité dans l’Association ». Du reste, ce n’était pas la faute de ces quelques membres, c’était la conséquence nécessaire, « l’effet corrupteur » du fait qu’ils faisaient partie du Conseil général, car « il est absolument impossible qu’un homme qui a pouvoir (!) sur ses semblables, demeure un homme moral. Le Conseil général devient un foyer d’intrigues. »

    Selon l’opinion des Seize, on pouvait déjà reprocher aux statuts généraux un tort grave, celui de donner au Conseil général le droit de s’adjoindre de nouveaux membres. Muni de ce pouvoir, disent-ils, « le Conseil pouvait, après coup, s’adjoindre tout un personnel qui en aurait modifié complètement la majorité et les tendances. » Il paraît que pour eux, le seul fait que des hommes appartiennent au Conseil général, suffit non seulement pour détruire leur moralité, mais aussi leur sens commun. Comment supposer autrement qu’une majorité se transforme elle-même en minorité par des adjonctions volontaires ?

    Du reste, les Seize eux-mêmes ne paraissent pas très convaincus de tout cela; car plus loin, ils se plaignent de ce que le Conseil général a été « composé pendant cinq ans des mêmes hommes, toujours réélus », et immédiatement après ils répètent: « la plupart d’entre eux ne sont pas nos mandataires réguliers, n’ayant pas été élus par un Congrès. »

    Le fait est que le personnel du Conseil général a constamment changé, bien que quelques-uns des fondateurs y soient restés, comme dans les Conseils fédéraux belge, romand, etc.

    Le Conseil général est soumis à trois conditions essentielles à l’accomplissement de son mandat. En premier lieu, il exige un personnel assez nombreux pour exécuter la multiplicité de ses travaux; ensuite, une composition des travailleurs appartenant aux différentes nations représentées dans l’Association internationale, et enfin la prédominance de l’élément ouvrier. Comment, alors que les exigences du travail pour l’ouvrier sont une cause incessante de changement dans le personnel du Conseil général, celui-ci pourrait-il réunir ces conditions indispensables sans le droit d’adjonction ? Néanmoins, une définition plus exacte de ce droit lui paraît nécessaire, comme il en a exprimé le désir à la dernière Conférence.

    La réélection du Conseil général, tel qu’il était composé, par les congrès successifs, et auxquels l’Angleterre était à peine représentée, semblerait prouver qu’il a fait son devoir dans les limites de ses moyens. Les Seize, au contraire, n’y voient que la preuve de la « confiance aveugle des Congrès », confiance poussée, à Bâle, « jusqu’à une sorte d’abdication volontaire entre les mains du Conseil général.»

    D’après eux, le « rôle normal » du Conseil doit être «  celui d’un simple bureau de correspondance et de statistique ». Ils appuient cette définition de plusieurs articles tirés d’une fausse traduction des Statuts.

    A l’encontre des statuts de toutes les sociétés bourgeoises, les statuts généraux de l’Internationale effleurent à peine son organisation administrative. Ils en laissent le développement à la pratique et la régularisation aux futurs Congrès. Néanmoins, comme l’unité et l’ensemble d’action des sections des divers pays pouvaient seuls leur conférer le caractère distinctif d’internationalité, les statuts s’occupent plus du Conseil général que des autres parties de l’organisation.

    L’article V des statuts originaux dit: « Le Conseil général fonctionnera comme agent international entre les différents groupes nationaux et locaux » et donne ensuite quelques exemples de la manière dont il devra agir. Parmi ces exemples mêmes, il se trouve l’instruction pour le Conseil de faire en sorte « que l’action immédiate étant réclamée, comme dans le cas des querelles internationales, tous les groupes de l’Association puissent agir simultanément et d’une manière uniforme ». L’article continue: « Suivant qu’il le jugera opportun, le Conseil général prendra l’initiative des propositions à soumettre aux sociétés locales et nationales ».

    En outre, les statuts définissent le rôle du Conseil dans la convocation et la préparation des Congrès, et le chargent de certains travaux qu’il devra leur soumettre. Les statuts originaux mettent si peu en opposition l’action spontanée des groupes avec l’unité d’action de l’Association, que l’article 6 dit: « Puisque le mouvement ouvrier dans chaque pays ne peut être assuré que par la force résultant de l’union et de l’association; que d’autre part, l’action du Conseil général sera plus efficace… les membres de l’Internationale devront faire tout leur possible pour réunir les sociétés ouvrières encore isolées de leurs pays respectifs, en associations nationales, représentées par des organes centraux. »

    La première résolution administrative du Congrès de Genève (art. 1er) porte: [«] Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des Congrès ». Cette résolution légalisa la position occupée par le Conseil Général dès son origine: celle de délégation exécutive de l’Association. Il serait difficile d’exécuter des ordres sans « autorité » morale à défaut de toute autre « autorité librement consentie. » Le Congrès de Genève, en même temps, charge le Conseil général de publier « le texte officiel et obligatoire des statuts ».

    Le même Congrès résolut (Rés. admin. de Genève, art. 14): « Chaque section a le droit de rédiger ses statuts et règlements particuliers, adaptés aux circonstances locales et aux lois de son pays; mais ils ne doivent être contraire en rien aux statuts et règlements généraux ».

    Remarquons d’abord qu’il n’y a pas la moindre allusion à des déclarations particulières de principes, ni à des missions spéciales, dont telle ou telle section se changerait [chargerait ?] en dehors du but commun poursuivi par tous les groupes de l’Internationale. Il s’agit tout simplement du droit des sections d’adapter les statuts et règlements généraux « aux circonstances locales et aux lois de leur pays ».

    En deuxième lieu, par qui la conformité des statuts particuliers aux statuts généraux devrait-elle être constatée ? Évidemment, s’il n’y avait pas d’ « autorité » chargée de cette fonction, la résolution était nulle et non avenue. Non seulement il pouvait se former des sections policières ou hostiles, mais aussi l’intrusion de sectaires déclassés et de philanthropes bourgeois dans l’Association pouvait en dénaturer le caractère et, par leur nombre, aux Congrès, écraser les ouvriers.

    Dès leur origine, les fédérations nationales ou locales s’attribuèrent dans leurs pays respectifs ce droit d’admettre ou de refuser des nouvelles sections, selon que les statuts de celles-ci étaient ou n’étaient pas conformes aux statuts généraux. L’exercice de la même fonction par le Conseil Général est prévu par l’article VI des statuts généraux laissant aux sociétés locales indépendantes, c’est-à-dire à des sociétés se constituant en dehors des liens fédéraux de leur pays, le droit de se mettre en relation directe avec lui. L’Alliance ne dédaigna pas d’exercer ce droit, afin d’être dans les conditions requises pour envoyer des délégués au Congrès de Bâle.

    L’article VI des statuts prévoit aussi des obstacles légaux s’opposant à la formations de fédérations nationales dans certains pays où, par conséquent, le Conseil général est appelé à fonctionner comme Conseil fédéral. (voir procès-verbaux du congrès, etc., de Lausanne, 1867, p. 13.)

    Depuis la chute de la Commune, ces obstacles légaux n’ont fait que s’accroître dans différents pays et y rendre plus indispensable encore l’action du Conseil général, pour tenir les éléments véreux en dehors de l’Association. C’est ainsi que dernièrement des comités en France ont demandé l’intervention du Conseil général pour se débarrasser des mouchards, et que, dans un autre grand pays, les Internationaux l’ont requis de ne reconnaître aucune section n’étant fondée par ses mandataires.

    Ils motivaient leur demande par la nécessité d’éloigner ainsi des agents provocateurs dont le zèle bruyant se manifestait par la formation rapide de sections d’un radicalisme sans pareil. D’un autre côté, des sections soi-disant anti-autoritaires, n’hésitent pas à en appeler au Conseil, dès qu’un différend surgit dans leur sein, ni même de lui demander de frapper à tour de bras sur leurs adversaires, comme cela eut lieu pour le différend lyonnais. Plus récemment, depuis la Conférence, la « Fédération ouvrière de Turin » résolut de se déclarer: section de l’Internationale. Par suite d’une scission, la minorité fonda la société: « Émancipation de prolétaire. » Elle adhéra à l’Internationale et débuta par une résolution en faveur des Jurassiens.

    Son journal fourmille de phrases indignées contre tout autoritarisme. En envoyant les cotisations de la société, son secrétaire prévint le Conseil général que l’ancienne fédération enverrait probablement aussi ses cotisations. Puis il continue: « Comme vous avez lu dans le Proletario, la société Émancipation du Prolétaire… a déclaré.. refuser toute solidarité avec la bourgeoisie sous le masque ouvrier composant la fédération ouvrière » et il prie le Conseil général de communiquer cette résolution à toutes les sections et de refuser les 10 centimes de cotisations au cas où ils lui seraient envoyés.7

    A l’égal de tous les groupes internationaux, le Conseil général a le devoir de faire de la propagande. Il l’a rempli par ses manifestes et par ses mandataires qui ont jeté les premières assises de l’Internationale dans l’Amérique du Nord, dans l’Allemagne et dans beaucoup de villes de France.

    Une autre fonction du Conseil général consiste à venir en aide aux grèves, en leur assurant le secours de toute l’Internationale (Voir les rapports du Conseil général aux différents Congrès).

    Entre autres, le fait suivant prouve de quel poids a été son intervention dans les grèves. La Société de résistance des fondeurs en fer anglais est par elle-même une Trade’s-union internationale, possédant des branches dans d’autres pays, notamment dans les États-Unis. Néanmoins, dans une grève des fondeurs américains, ces derniers trouvèrent nécessaire d’invoquer l’interception du Conseil général pour empêcher l’importation de fondeurs anglais dans leur pays.

    Le développement de l’Internationale imposa au Conseil général, ainsi qu’aux Conseils fédéraux, la fonction d’arbitre.

    Le Congrès de Bruxelles résolut: « Les Conseils fédéraux sont tenus d’envoyer chaque trimestre au Conseil général un rapport sur l’administration et l’état financier de leur ressort ». (Résol. administ. n°3).

    Enfin, le Congrès de Bâle, qui provoqua la fureur bilieuse des Seize, ne fit que régulariser les rapports administratifs nés du développement de l’Association. S’il étendit outre mesure les limites des attributions du Conseil général, à qui la faute, sinon à Bakounine, Schwitzguebel, F. Robert, Guillaume et autres délégués de l’Alliance, qui le demandèrent à grands cris ? S’accuseraient-ils, par hasard, de « confiance aveugle » dans le Conseil général de Londres ?

    Voici deux résolutions du Congrès de Bâle:

    N° IV. Chaque nouvelle Section ou Société qui se forme et veut faire partie de l’Internationale, doit annoncer immédiatement son adhésion au Conseil général », et N° V : « Le Conseil général a le droit d’admettre ou de refuser l’affiliation de toute nouvelle société ou groupe, sauf l’appel au prochain congrès. [»]

    Quant aux sociétés locales indépendantes, se formant en dehors des liens fédératifs, ces articles ne font que confirmer la pratique observée dès l’origine de l’Internationale, et dont le maintien est une question de vie ou de mort pour l’Association. Mais on allait trop loin en généralisant la pratique et en l’appliquant indistinctement à toute section ou société en voie de formation.

    Ces articles donnent en effet au Conseil général le droit de s’immiscer dans la vie intérieure des fédérations; mais aussi n’ont-ils jamais été appliqués dans ce sens par le Conseil général. Il met au défi les Seize de citer un seul cas où il se serait immiscé dans les affaires des sections nouvelles, voulant s’affilier à des groupes ou à des fédérations existantes.

    Les résolutions que nous venons de citer se rapportent aux sections en voie de formation et les résolutions suivantes aux sections déjà reconnues:

    VI. – Le Conseil général a également le droit de suspendre, jusqu’au prochain Congrès, une section de l’Internationale. VII. – Lorsque des démêlés s’élèveront entre des sociétés ou branches d’un groupe national, ou entre des groupes de différentes nationalités, le Conseil général aura le droit de décider sur le différend, sauf l’appel au Congrès prochain qui décidera définitivement.

    Ces deux articles sont nécessaires pour des cas extrêmes, quoique jusqu’à présent, le Conseil général n’y ait jamais eu recours. L’historique donné plus haut prouve qu’il n’a suspendu aucune section, et qu’en cas de différends, il n’a agi que comme arbitre invoqué par les deux parties.

    Nous arrivons enfin à une fonction imposée au Conseil général pour les besoins de la lutte. Quelque blessant que ce soit pour les partisans de l’Alliance, le Conseil général, par la persistance même des attaques dont il est l’objet de la part de tous les ennemis du mouvement prolétaire, se trouve placé à l’avant-garde des défenseurs de l’Association Internationale des Travailleurs.

    V

    Après avoir fait justice de l’Internationale telle qu’elle est, les Seize nous disent ce qu’elle devrait être.

    D’abord, le Conseil Général serait nominalement un simple bureau de correspondance et de statistique. Ses fonctions administratives cessant, ses correspondances se réduiraient nécessairement à la reproduction des renseignements déjà publiés dans les journaux de l’Association. Le bureau de correspondance serait donc éludé. Quant à la statistique, c’est un travail irréalisable sans une puissante organisation, et surtout, comme le disent expressément les statuts originaux, sans une direction commune.  

    Or, comme tout, cela sent fortement « l’autoritarisme », il y aura peut-être un bureau, mais certainement pas de statistique. En un mot, le Conseil Général disparaît. La même logique frappe Conseils fédéraux, Comités locaux et autres centres « autoritaires ». Restent seules les sections autonomes.

    Quelle sera maintenant la mission »le ces « sections autonomes », librement fédérées et heureusement débarrassées de toute autorité, « cette autorité fût-elle élue et constituée par les travailleurs ? »

    Ici, il devient nécessaire de compléter la circulaire par le rapport du Comité fédéral Jurassien soumis au Congrès des Seize. « Pour faire de la classe ouvrière la véritable représentante des intérêts nouveaux de l’humanité », il faut que leur Organisation soit « guidée par l’idée qui doit triompher. Dégager cette idée des besoins de noire époque, des tendances intimes de l’humanité par une étude suivie des phénomènes de la vie sociale, faire ensuite pénétrer cette idée au sein de nos organisations ouvrières, tel doit être le but, etc. » Enfin, il faut former, « au sein de nos populations ouvrières, une véritable école socialiste révolutionnaire ».

    Ainsi, les sections autonomes d’ouvriers se convertissent tout d’un coup en écoles, dont ces Messieurs de l’Alliance seront les maîtres. Ils dégagent l’idée par « des études suivies », qui ne laissent pas la moindre trace. Ils la « font ensuite pénétrer au sein de nos organisations ouvrières. » Pour eux, la classe ouvrière est une matière brute, un chaos, qui, pour prendre forme, a besoin du souffle de leur Esprit Saint.

    Tout cela n’est qu’une paraphrase de l’ancien programme «le l’Alliance, commençant par ces mots : « La minorité socialiste de la Ligue de la Paix et de la Liberté s’étant séparée de celle Ligue, » se propose de fonder « une nouvelle Alliance de la démocratie socialiste… se donnant pour mission spéciale d’étudier les questions politiques et philosophiques… » Voilà l’idée qui s‘en « dégage ! » Une pareille entreprise… donnera aux démocrates socialistes sincères de l’Europe et de l’Amérique, le moyen de s’entendre et d’affirmer leurs idées.8

    Ainsi, de son propre aveu, la minorité d’une société bourgeoise ne s’est glissée dans l’Internationale, quelque temps avant le Congrès de Bâle, que pour s’en servir comme moyen de se poser, vis-à-vis des masses ouvrières, en hiérarques d’une science occulte, science de quatre phrases, dont le point culminant est « l’égalité économique et sociale des classes ».

    En dehors de cette « mission théorique », la nouvelle organisation proposée pour l’Internationale a aussi son côté pratique. « La Société future, dit la circulaire des Seize, ne doit être rien autre chose que l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée. Nous devons donc avoir soin de rapprocher le plus possible cette organisation de notre idéal ».

    « Comment voudrait-on qu’une société égalitaire et libre sortît d’une organisation autoritaire? C’est impossible. L’Internationale, embryon de la future société humaine, est tenue d’être dès maintenant. l’image fidèle de nos principes de liberté et de fédération ».

    En d’autres mots, comme les couvents du moyen-âge représentaient l’image de la vie céleste, l’Internationale doit être l’image de la nouvelle Jérusalem, dont l’Alliance porte « l’embryon » dans ses flancs. Les fédérés de Paris n’eussent pas succombé si, comprenant que la Commune était « l’embryon de la future société humaine », ils s’étaient débarrassés de toute discipline et de toutes armes, choses qui doivent disparaître dès qu’il n’y aura plus de guerres !

    Mais pour bien établir que, malgré leurs « études suivies », les Seize n’ont pas couvé ce joli projet de désorga­nisation et de désarmement de l’Internationale,au moment où elle combat pour son existence, Bnkounine vient d’en publier le texte original dans son mémoire sur l’organisation de l’Internationale. (Voir Almanach du Peuple pour 1872, Genève.)

    VI

    Maintenant, lisez le rapport présenté par le Comité Jurassien au Congrès des Seize. « Cette lecture, dit leur journal officiel la Révolution sociale (16 novembre), don­nera la mesure exacte de ce qu’on peut attendre de dévoue­ment et d’intelligence pratique de la part des adhérents à la Fédération Jurassienne ». Il commence par attribuer à « ces terribles événements »— la guerre franco-allemande et la guerre civile en France — une influence « en partie démoralisante… sur la situation des sections del’Inter­nationale ».

    Si, en effet, la guerre franco-allemande a dû tendre à la désorganisation des sections,en enrôlant un grand nom­bre d’ouvriers dans les deux armées, il n’en est pas moins vrai que la chute de l’Empire et la proclamation ouverte de la guerre de conquête par Bismarck, provoquèrent en Allemagne et en Angleterre une lutte passionnée entre la bourgeoisie prenant parti pour les Prussiens et le proléta­riat affirmant plus que jamais ses sentiments internatio­naux.

    Par cela même, l’Internationale devait gagner du terrain dans ces deux pays. En Amérique, le même fait produisit une scission dans l’immense émigration prolé­taire allemande ; le parti international se sépara nettement du parti chauviniste.

    D’un autre côté, l’avènement de la Commune de Paris a donné un essor sans précédent au développement exté­rieur de l’Internationale, et à la revendication virile de ses principes par les sections de toutes nationalités — excepté cependant les Jurassiens dont le rapport continue ainsi : depuis « le commencement de la lutte gigantesque… la réflexion est imposée… les uns s’en vont cacher leur faiblesse… Pour beaucoup celle situation (dans leurs rangs} est un signe de décrépitude, » mais « c’est au contraire… une situation propre à transformer l’Internationale » d’après leur image. On comprendra ce modeste désir après un examen plus approfondi d’une situation si prospère.

    Laissant de côté l’Alliance dissoute et. remplacée de­puis par la section Malon, le Comité avait à justifier de la situation de vingt sections. Parmi elles, sept lui tournent tout bonnement le dos, mais voici ce qu’en dit le rapport :

    « La section des monteurs de boites et celle des gra­veurs et guillocheurs de Bienne n’ont jamais répondu à aucune des communications que nous leur avons adres­sées.

    « Les sections des métiers de Neuchâtel, soit menui­siers, monteurs sur boites, graveurs et guillocheurs, n’ont fait aucune réponse aux communications du Comité fédé­ral.

    « Nous n’avons pu obtenir aucune nouvelle de la section du Val-de-Ruz.

    « La section des graveurs et guillocheurs de Locle n’a donné aucune réponse aux communications du Comité fédéral ».

    Voici ce qui s’appelle un commerce libre de sections autonomes avec leur Comité fédéral.

    Une autre section, celle « des graveurs guillocheurs du district de Courtelary, après trois années de persévérance opiniâtre… en ce moment… se constitue en société de ré­sistance « en dehors de l’ Internationale, ce qui ne les em­pêche nullement de se faire représenter par deux délégués au Congrès des Seize.

    Viennent alors quatre sections bien mortes :

    « La section centrale de Bienne est momentanément tombée, l’un de ses membres dévoués nous écrivait cepen­dant dernièrement que tout espoir à voir renaître l’Inter­nationale à Bienne n’était pas perdu.

    « La Section de Saint Biaise est tombée.

    « La section de Catébat, après avoir eu une existence brillante, dût céder devant les intrigues ourdies par les sei­gneurs (!) de cette localité pour dissoudre cette vaillante (!) section ».

    « Enfin la section de Corgémont, elle aussi, fut victime des intrigues patronales.

    Vient ensuite la section centrale du district de Courtelary, qui « prit une mesure sage : elle suspendit son action » ; ce qui ne l’empêche pas d’envoyer deux délégués au Congrès des Seize.

    Viennent maintenant quatre sections d’une existence plus que problématique.

    « La section de Grange se trouve réduite à un petit noyau d’ouvriers socialistes… Leur action locale se trouve paralysée par leur nombre restreint.

    « La Section centrale de Neufchâtel a eu à souffrir considérablement des événements, et n’eût été le dévoue­ment — l’activité de quelques-uns de ses membres, la chute était certaine.

    « La Section centrale du Locle, entre la vie et la mort pendant quelques mois, avait fini par se dissoudre. Tout récemment elle s’est reconstituée », évidemment pour le seul but, d’envoyer deux délégués au Congrès des Seize.

    « La section de propagande socialiste de La Chaux-de- Fonds est dans une situation critique… Sa position, loin de s’améliorer, tend plutôt à empirer ».

    Puis viennent deux sections, les cercles d’études de St-Imier et de Sonvillier, qui ne sont mentionnées qu’en passant et sur la condition desquelles pas un mot n’est dit.

    Reste la section modèle, qui, à en juger par son nom de section centrale, n’est elle-même que le résidu d’autres sections disparues.

    « La section centrale de Mouliers est certes celle qui a le moins souffert… Son comité a été en relation suivie avec le comité fédéral… des sections ne sont pas encore fondées.., » Cela s’explique : « L’action de la section de Moutiers se trouve tout particulièrement favorisée par les excellentes dispositions d’une population ouvrière… aux mœurs populaires ; nous aimerions voir la classe ouvrière de cette contrée se rendre encore plus indépendante des éléments politiques ».

    On voit en effet que ce rapport a donne la mesure exacte de ce qu’on peut attendre de dévouement et d’intelligence pratique dela part des adhérents à la Fédération Jurassienne ». Ils l’auraient pu compléter en ajoutant que les ouvriers de la Chaux-de-Fonds, siège primitif de leur co­mité, ont toujours répudié toute relation avec eux. Récemment encore, dans rassemblée générale du 18 janvier 1872, ils ont répondu à la circulaire des Seize par des vo­tes unanimes confirmant les résolutions de la Conférence de Londres, ainsi que la résolution du Congrès Romand, de mai 1871 : « d’exclure à jamais de l’Internationale les Bakounine, Guillaume et leurs adeptes. »

    Faut-il ajouter encore un seul mot sur la valeur de ce prétendu Congrès de Sonvillier, qui, selon ses propres pa­roles, a fait « éclater la guerre, la guerre ouverte au sein de l’internationale ? »

    Certainement, ces hommes, qui font plus de bruit qu’ils ne sont gros, ont eu un succès incontestable. Toute la presse libérale et policière a pris ouvertement leur parti ; ils ont été secondés, dans leurs calomnies personnelles contre le Conseil Général et leurs attaques anodines contre l’Internationale, par les prétendus réformateurs de tous les pays, — en Angleterre, par les républicains bourgeois, dont le Conseil Général a déjoué les intrigues ; en Italie, parles libres-penseurs dogmatiques, qui sous la bannière de Stefanoni, viennent de fonder une « Société universelle des rationalistes », ayant siège obligatoire à Home, orga­nisation « autoritaire » et « hiérarchique », couvents de moines et de nonnes athées, et dont les statuts décernent un buste en marbre dans la salle du Congrès, à tout bourgeois donateur de dix mille francs ; enfin, en Allemagne, par les socialistes bismarckiens qui, en dehors de leur journal policier, le Neue Social Demokrat, jouent les blouses blanches de l’empire prusso-allemand.

    Le conclave de Sonvillier demande à toutes les sections internationales, dans un appel pathétique, d’insister sur l’urgence d’un congrès immédiat, « pour réprimer», comme le disent les citoyens Malon et Lefrançais, « les empiétements successifs du Conseil de Londres, » — en réalité, pour substituer l’Alliance l’Internationale. Cet appel a reçu un écho si encourageant qu’ils en ont été aussitôt ré­duits à falsifier un vole du dernier Congrès belge. Ils disent dans leur organe officiel (Révolution Sociale, 4 jan­vier 1872):

    « Enfin, chose grave, les sections belges se sont réunies en Congrès, à Bruxelles, le 24 et 25 Décembre, et ont voté à l’unanimité une résolution identique à celle du Congrès de Sonvillier, sur l’urgence de provoquer un Congrès Général. » Il importe de constater que le Congrès belge a voté tout le contraire. Il a chargé le Congrès belge, dont la réunion n’aura lieu qu’en juin, d’élaborer un projet de nouveaux statuts généraux pour être soumis au prochain Congrès de l’Internationale.

    D’accord avec l’immense majorité de l’Internationale, le Conseil Général ne convoquera le Congrès annuel que pour septembre 1872.

    VII

    Quelques semaines après la Conférence, arrivèrent à Londres les sieurs Albert Richard et Gaspard Blanc, mem­bres les plus influents et les plus ardents de l’Alliance, chargés de recruter parmi les réfugiés français des auxi­liaires prêts à travailler pour la restauration de l’Empire, seul moyen, selon eux, de se débarrasser de Thiers et de ne pas rester le gousset vide. Le Conseil Général avisa les intéressés et, entre autres, le Conseil fédéral de Bruxelles de leurs menées bonapartistes.

    En janvier 1872, ils jetèrent le masque en publiant la brochure : « L’Empire et la France nouvelle. Appel du peuple et de la jeunesse à la conscience française, par Albert Richard et Gaspard Blanc. Bruxelles, 1872. »

    Avec la modestie ordinaire des charlatans de l’Alliance, ils récitent ainsi leur boniment : « Nous qui avions formé « la grande armée du prolétariat français…, nous, les « chefs les plus influents de l’Internationale en France…9 heureusement, nous ne sommes pas fusillés, nous, et nous sommes là pour planter, en face d eux (les parlementaires ambitieux, les républicains repus, les prétendus démocrates de toute espèce), le drapeau à l’ombre duquel nous combattons, et pour lancer à l’Europe étonnée, malgré les calomnies, malgré les menaces, malgré les attaques de toutes sortes qui nous attendent, ce cri qui sort du fond de notre conscience, et qui retentira bientôt dans le cœur de tous les Français :

    VIVE L’EMPEREUR ! »

    A Napoléon III, honni et conspué, il faut une réhabili­tation splendide, et MM. Albert Richard et Gaspard Rlanc, payés sur les fonds secret d’Invasion III, sont spécialement chargés de celle réhabilitation.

    Du reste, avouent-ils : « C’est la progression normale de nos idées qui nous ont rendus impérialistes ». Voilà une confession qui doit agréablement chatouiller leurs coreligionnaires de l’Alliance. Comme aux beaux jours de la Solidarité, A. Richard et G. Rlanc débitant leurs vieilles phrases sur « l’abstentionnisme politique » qui, d’après les données de leur « progression normale », ne devient une réalité que sous le despotisme le plus absolu où, alors, les travailleurs s’abstiennent de toute ingérence politique, comme le prisonnier s’abstient de toute promenade au soleil.

    «Le temps des révolutionnaires, disent-ils, est passé… le communisme est relégué en Allemagne et en Angleterre, en Allemagne surtout. C’est là, d’ailleurs, qu’il s’est éla­boré sérieusement, depuis longtemps, pour se répandre ensuite dans toute l’Internationale, et cette progression inquiétante de l’influence allemande dans l’Association n’a pas peu contribué à en arrêter le développement, ou plutôt à lui donner un nouveau cours dans les sections du Centre et du Midi de la France, qui n’ont jamais reçu le mot d’or­dre d’aucun Allemand ».

    Ne croirait-on pas entendre le grand Hiérophante lui-même s’attribuant, dès la fondation.de l’Alliance, en sa qualité de Russe, la mission spéciale de représenter les races latines ? ou « les véritables missionnaires » de la Révolution sociale (2 novembre 1871), dénonçant « la marche à rebours que travaillent à imprimer à l’Internationale les cervelles allemandes et bismarckiennes ? »

    Mais heureusement que la véritable tradition n’est pas perdue, et que MM. Albert Richard et Gaspard Blanc ne sont pas fusillés ! Aussi leur travail à eux consiste-t-il à « donner un nouveau cours » à l’Internationale, dans le centre et le midi de la France, en essayant de fonder des sections bonapartistes, par cela même essentiellement « autonomes »

    Quant à la constitution du prolétariat en parti politique, recommandée par la Conférence de Londres, « Après la restauration de l’Empire, nous » — Richard et Blanc —, « nous en aurons bientôt fini, non seulement avec les théo­ries socialistes, mais avec le commencement de réalisation qu’elles révèlent par l’organisation révolutionnaire des masses. »

    En un mot, exploitant le grand « principe d’autonomie des sections » « qui constitue la véritable force de l’Inter­nationale spécialement dans le pays de race latine » (Révolution sociale du 4 janvier), ces messieurs spéculent sur l’anarchie dans l’Internationale.

    L’Anarchie, voilà le grand cheval de bataille de leur maître Bakounine, qui des systèmes socialistes n’a pris que les étiquettes. Tous les socialistes entendent par Anar­chie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes, une fois atteinte, le pouvoir de l’État qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité exploitante peu nombreuse, disparaît, et les fonc­tions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. L’Alliance prend la chose au rebours.

    Elle proclame l’Anarchie dans les rangs prolétai­res comme le moyen le plus infaillible de briser la puis­sante concentration des forces sociales et politiques entre les mains des exploiteurs. Sous ce prétexte, elle demande à l’Internationale, au moment où le vieux monde cherche à l’écraser, de remplacer son organisation par l’Anarchie. La police internationale ne demande rien de plus pour éterni­ser la République-Thiers, en la couvrant du manteau impé­rial10.

    Le Conseil Général:

    Applegarth, Antoine Arnaud, M. T. Boon, F. Bradnnik, G. H. Buttay, F. Cournet, Delahaye, Eugène Du­pont, W. Hales, Hurliman, Jules Johannard, Harriett Law, F. Lessner, Lochner, Margueritte, Constant-Martin, L. Maurice, Henry Mavo, Georges Milner, Char­les Murray, Pfander, Vitale Régis, J. Roswadowski, John Hoach, Rühl, G. Ranvier, Sadler, Cowell. Stepney, Alf Taylor, W. Townshend, Ed. Vaillant, John Weston, F. J. Yarrow.

    Secrétaires correspondants :

    Karl Marx, Allemagne et Russie ; Léo Frankel, Autri­che et Hongrie; A. Herman, Belgique; Th. Mottershead, Danemark; J. G. Eccarius, Etats-Unis; Le Moussu, sec­tions françaises des Etats-Unis ; Aug. Serraillier, France; Charles Rochat, Hollande; J. P. Mac Donnel, Irlande; Fred. Engels, Italie et Espagne; Walery Wroblewski, Pologne; H. Jung, Suisse.

    Charles Longuet, président de la séance.

    Hermann Jung, trésorier,

    John Hales, secrétaire général.

    Rathbone Place. W.

    Londres, le 5 mars 1872.

    Notes

    1 Un extrait du procès Netchaïeff sera prochainement publié. Le lecteur y trouvera un échantillon des maximes à la fois sottes et infâmes dont les amis de Bakounine ont fait peser la responsabilité sur l’Internationale.

    2 Les amis de B. Malon qui, dans une réclame stéréotypée, l’appellent depuis trois mois fondateur de l’Internationale, qui annoncent son livre comme le seul ouvrage indépendant sur la Commune, savent-ils l’attitude prise par l’adjoint des Batignolles, à la veille des élections de Février ? A cette époque, B. Malon, qui ne prévoyait pas encore la Commune et n’avait en vue que le succès de son élection à l’Assemblée, intrigua pour se faire admettre sur la liste des quatre comités comme International. Dans ce but, il nia effrontément l’existence du Conseil fédéral parisien et soumit aux comités la liste d’une section fondée par lui aux Batignolles, comme émanant de l’Association tout entière. – Plus tard, le 19 mars, il insultait dans un document public les promoteurs de la grande Révolution accomplie la veille. – Aujourd’hui, cet anarchiste à tout crin imprime ou laisse imprimer ce qu’il disait déjà il y a un an aux quatre comités: l’Internationale, c’est moi ! B. Malon a trouvé le moyen de parodier à la fois Louis XIV et le chocolatier Perron. Encore celui-ci ne déclare-t-il pas que son chocolat est le seul… mangeable.

    3 Voici quelle était la composition, par nationalités, de ce conseil: 20 Anglais, 15 Français, 7 Allemands (dont 5 fondateurs de l’Internationale), 3 Suisses, deux Hongrois, un Polonais, un Belge, un Irlandais, un Danois et un Italien.

    4 Peu de temps après, ce Chautard qu’on avait voulu imposer au Conseil général, était expulsé de sa section comme agent de la police de Thiers. Il était accusé par ceux-là mêmes qui l’avaient jugé digne entre tous de les représenter au Conseil général.

    5 Voici la résolution de la Conférence sur l’action politique de la classe ouvrière :
    Vu les considérants des Statuts originaux, où il est dit: « L’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen »;
    Vu l’adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs (1864) qui dit: « Les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques. Bien loin de pousser à l’émancipation du travail, ils continueront à y opposer les plus d’obstacles possibles… La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière »;
    Vu la Résolution du Congrès de Lausanne (1867) à cet effet: « L’émancipation sociale des Travailleurs est inséparable de leur émancipation politique »;
    Vu la déclaration du Conseil général sur le prétendu complot des Internationaux français à la veille du plébiscite (1870), où il est dit: « D’après la teneur de nos statuts, certainement toutes nos sections en Angleterre, sur le continent et en Amérique, ont la mission spéciale, non seulement de servir de centres à l’organisation militante de la classe ouvrière, mais aussi de soutenir dans leurs pays respectifs tout mouvement politique tendant à l’accomplissement de notre but final: – l’émancipation économique de la classe ouvrière »;
    Attendu que des traductions infidèles de nos Statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses, qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’Association Internationale des Travailleurs;
    En présence d’une réaction sans frein qui étouffe violemment tout effort d’émancipation de la part des travailleurs, et prétend maintenir par la force brutale la distinction des classes, et la domination politique des classes possédantes qui en résulte;
    Considérant en outre:
    Que contre ce pouvoir collectif des classes possédantes le prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct, opposé à tous les anciens partis formés par les classes possédantes;
    Que cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but suprême: l’abolition des classes;
    Que la coalition des forces ouvrières déjà obtenue par les luttes économiques doit aussi servir de levier aux mains de cette classe dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs;
    La Conférence rappelle aux membres de l’Internationale:
    Que dans l’état militant de la classe ouvrière, son mouvement économique et son action politique sont indissolublement unis.

    6 Les travaux policiers publiés dans ces derniers temps sur l’Internationale, sans en excepter ni la circulaire de Jules Favre aux puissances étrangères, ni le rapport du rural Sacaze sur le projet Dufaure, fourmillent de citations empruntées aux pompeux manifestes de l’Alliance. La phraséologie de ces sectaires, dont tout le radicalisme est dans les mots, sert à merveille les désirs de la réaction.

    7 Telles étaient à cette époque les opinions apparentes de la société: Emancipation du prolétaire, représentée par son secrétaire correspondant, ami de Bakounine. En réalité, les tendances de cette section étaient toutes autres. Après avoir expulsé, pour détournement de fonds et aussi pour ses relations amicales avec le chef de la police de Turin, ce représentant doublement infidèle, cette société a donné des éclaircissements qui ont fait disparaître tout malentendu entre elle et le Conseil général.

    8 Les hommes de. l’Alliance qui ne cessent pas de reprocher au Conseil général la convocation d’une Conférence privée à un moment où la réunion d’un Congrès public eût été le comble de la trahison ou de la .sottise, les partisans absolus de l’éclat et du grand jour ont, au mépris de nos statuts, organisé au sein de l’Internationale, une véritable société occulte, dirigée contre l’Internationale même, dans le but de placer ses sections à leur insu, sous la direction sacerdotale de Bakounine.
    Le Conseil général se propose de réclamer du prochain Congrès une requête sur cette organisation secrète et ses promoteurs dans certains pays, par exemple en Espagne.

    9 Sous le titre « Au Pilori », l’Égalité (de Genève) du 15 février 1872 dit :« Le jour n’est pas encore venu pour raconter l’histoire de la défaite du mouvement communaliste dans le midi de la France; mais ce que nous pouvons annoncer dès aujourd’hui, nous qui. pour la plupart, avons été témoins de la déplorable défaite de l’insurrection du 30 avril à Lyon, c’est que cette insurrection a en partie échoué, grâce à la lâcheté, à la trahison, au vol de G. Blanc, qui se faufilait partout, en exécutant les ordres d A. Richard. qui se tenait dans l’ombre. Par leurs manœuvres intentionnelles, ces misérables sont parvenus à compromettre plusieurs noms qui prenaient part aux travaux préparatoires des Comités insurrectionnels. De plus ces traîtres sont parvenus à discréditer l’Internationale à Lyon, à tel point qu’au moment de la révolution parisienne, l’Internatio­nale inspirait aux ouvriers lyonnais la plus grande défiance. De là, absence totale d’organisation ; de là, défaite de l’insurrection : défaite qui a dû nécessairement entraîner la chute de la Commune, abandonnée à ses forces isolées ! Ce n’est que depuis cette sanglante leçon que notre propagande a su rallier les ouvriers lyonnais autour du drapeau de l’Internationale. Albert Richard a été l’enfant gâté, le prophète de Bakounine et consorts. »

    10 Dans le rapport sur la loi Dufaure, le rural Sacaze en veut, avant tout à l’organisation de l’Internationale. Cette organisation est sa bête noire. Après avoir constaté la « marche ascendante de cette formidable As­sociation » il continue : « Cette Association rejette… les pratiques téné­breuses des sectes qui l’ont précédée. Son organisation s’est faite et mo­difiée au grand jour. Grâce à la puissance de cette organisation… elle a étendu successivement sa sphère d’action et d’influence. Elle s’ouvre tous les territoires. »

    Puis, il en décrit « sommairement l’organisation » et conclut : « Telle est. dans sa savante unité… le plan de cette vaste orga­nisation. Sa force est dans cette conception même. Elle est aussi dans la masse de ses adhérents, liés à une action simultanée, et enfin dans l’in­vincible impulsion qui peut les faire mouvoir ».

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  • Friedrich Engels : Le panslavisme démocratique

    Paru dans La Nouvelle Gazette Rhénane, 14 février 1849

    Nous avons souvent indiqué que les douces songeries nées après les révolutions de février et de mars, que les rêves exaltés de fraternisation générale des peuples, de république fédérative européenne et de paix mondiale éternelle ne faisaient au fond que dissimuler la perplexité et l’inaction sans bornes des porte-parole d’alors.

    On ne voyait pas, ou on ne voulait pas voir, ce qu’il fallait faire pour sauvegarder la révolution; on ne put, ou on ne voulut imposer aucune mesure vraiment révolutionnaire; l’étroitesse d’esprit des uns, les intrigues contre-révolutionnaires des autres s’accordèrent pour ne donner au peuple qu’une phraséologie sentimentale au lieu d’actes révolutionnaires. Lamartine, ce gredin aux belles paroles, était le héros classique de cette époque de trahison du peuple, dissimulée sous les fleurs de la poésie et le clinquant de la rhétorique.

    Les peuples qui ont fait la révolution savent quel prix il leur a fallu payer pour, dans leur généreuse naïveté, avoir cru aux grands mots et aux assurances pompeuses.

    Au lieu de la sauvegarde de la révolution, partout des Chambres réactionnaires qui la sapèrent; au lieu de la réalisation des promesses faites sur les barricades, les contre-révolutions de Naples, Paris, Vienne, Berlin, la chute de Milan, la guerre contre la Hongrie; au lieu de la fraternisation des peuples, le renouvellement  de la Sainte Alliance sur la base la plus large et sous la houlette de l’Angleterre et de la Russie.

    Et les mêmes hommes qui, en avril et en mai, applaudissaient encore aux phrases ronflantes d’alors ne pensent qu’en rougissant à la façon dont ils se sont fait berner par des sots et des coquins.

    Une expérience douloureuse nous a appris que la « fraternisation des peuples d’Europe » ne s’établit pas avec de simples phrases et des vœux pieux mais avec des révolutions radicales et des luttes sanglantes; qu’il ne s’agit pas d’une fraternisation de tous les peuples européens sous un drapeau républicain mais de l’alliance des peuples révolutionnaires contre les contre-révolutionnaires, d’une alliance qui se conclut non sur le papier mais uniquement sur le champ de bataille.

    Dans toute l’Europe occidentale ces expériences amères mais nécessaires ont privé de tout crédit les belles phrases lamartiniennes.

    À l’Est, en revanche, il y a toujours des fractions soi-disant démocratiques et révolutionnaires qui ne se lassent pas de faire écho à cette phraséologie sentimentale et de prêcher l’évangile de la fraternité des peuples européens.

    Ces fractions – nous passons sous silence quelques rêveurs ignorants de langue allemande comme M. Ruge et consorts – ce sont les panslavistes démocratiques des différents peuples slaves.

    Nous avons devant les yeux le programme du panslavisme démocratique exposé dans une brochure :  Appel aux Slaves, éditée à Köthen en 1848 et émanant d’un patriote russe, Michel Bakounine, membre du Congrès des Slaves qui s’est tenu à Prague.

    Bakounine est notre ami. Cela ne nous empêchera pas de soumettre sa brochure à la critique.

    Écoutons comment, dès le début de son appel, Bakounine renoue avec les illusions de mars et avril derniers.

    « Le premier signe de vie de la révolution fut aussitôt un cri de haine contre l’ancienne oppression, un cri de sympathie et d’amour pour toutes les nationalités opprimées.

    Les peuples … sentaient enfin l’ignominie dont la vieille diplomatie a chargé l’humanité, et reconnaissaient que le salut des nations n’est jamais assuré tant que quelque part en Europe un seul peuple vit dans l’oppression. À bas les oppresseurs, fut le cri unanime.

    Salut aux opprimés, aux Polonais, aux Italiens, à tous  ! Plus de guerre de conquête, il faut mener jusqu’à son terme la dernière guerre, le bon combat de la révolution pour la libération définitive de tous les peuples  !

    À bas les barrières artificielles que les congrès des despotes ont érigées par la violence d’après de prétendues nécessités historiques, géographiques, commerciales et stratégiques  ! Il ne doit plus y avoir d’autres lignes de démarcation que les frontières dessinées par la nature et tracées par la justice dans un esprit démocratique, que la volonté souveraine des peuples détermine elle-même sur la base de leurs particularités nationales. C’est ainsi que cet appel retentit chez tous les peuples. »

    Nous retrouvons déjà dans ce passage tout l’enthousiasme délirant des premiers mois qui ont suivi la révolution. Il n’est nullement question des obstacles réels à une telle libération générale, des degrés de civilisation complètement différents des peuples et des besoins politiques aussi différents qu’ils déterminent.

    Le mot « liberté » remplace tout. De la réalité, pas un mot, ou bien, dans la mesure où on la considère, elle est dépeinte comme une création arbitraire des « congrès de despotes et de diplomates » absolument condamnables. Face à cette vilaine réalité, la prétendue volonté du peuple avec son impératif catégorique, avec son exigence absolue de « liberté » tout simplement.

    Nous avons vu qui était le plus fort. La prétendue volonté du peuple n’a été aussi ignominieusement dupée que pour s’être laissée entraîner à s’abstraire, de façon si délirante, de la situation réelle.

    « De son propre chef la révolution a déclaré dissous les États despotiques, dissous le royaume de Prusse, l’Autriche, l’empire ottoman, dissous enfin l’empire de Russie, cette dernière consolation des despotes … et elle a fixé comme but définitif à atteindre – la fédération générale des républiques européennes. » (p. 8)

    Nous autres Occidentaux, nous pouvons en effet trouver curieux que l’on puisse tenir pour grands et méritoires ces jolis plans que nous avons vu échouer à la première tentative de réalisation. Le drame en effet, ce fut que la révolution « prononce » certes « de son propre chef la dissolution » et qu’en même temps, « de son propre chef », elle ne bouge pas le petit doigt pour mettre son décret à exécution.

    C’est alors que le Congrès des Slaves fut convoqué. Il adopta entièrement ce point de vue, ces illusions.

    Que l’on écoute plutôt :

    « Sentant avec force les liens communs de l’histoire » (?) « et du sang, nous jurons de ne plus laisser dissocier nos destins.

    Maudissant la politique dont nous avons été si longtemps les victimes, nous avons instauré nous-mêmes notre droit à une indépendance totale et nous avons promis solennellement qu’elle sera désormais commune à tous les peuples slaves. Nous avons reconnu à la Bohême et à la Moravie leur indépendance…, nous avons tendu au peuple allemand, à l’Allemagne démocratique notre main fraternelle. Au nom de ceux d’entre nous qui vivent en Hongrie, nous avons offert aux Magyars, aux ennemis furieux de notre race … une union fraternelle.

    Nous n’avons pas oublié non plus dans notre alliance libératrice ceux de nos frères qui gémissent sous le joug des Turcs. Nous avons condamné solennellement la politique criminelle qui a déchiré trois fois la Pologne. Voilà ce que nous avons déclaré, et avec les démocrates de tous les peuples. » (?) « Nous avons exigé :  la liberté, l’égalité, la fraternité de toutes les nations. » (p. 10)

    Ces exigences, le panslavisme démocratique les formule aujourd’hui encore.

    « Nous nous sentions alors sûrs de notre cause la justice et l’humanité étaient toutes deux à nos côtés; nos ennemis n’avaient avec eux que l’illégalité et la barbarie. Ce n’étaient pas des songes creux auxquels nous nous abandonnions, c’étaient les idées de la seule politique vraie et nécessaire, la politique de la révolution. »

    « Justice », « humanité », « liberté », « égalité », « fraternité », « indépendance » – jusque-là nous n’avons rien trouvé d’autre dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales; elles sonnent bien, certes, mais, dans des questions historiques et politiques elles ne prouvent absolument rien.

    La « justice », l’« humanité », la « liberté » peuvent bien exprimer mille et mille fois telle ou telle exigence; si la chose est impossible, elle ne se produit pas et reste malgré tout un « songe creux ».

    Partant du rôle que la masse des Slaves a joué depuis le Congrès de Prague, les panslavistes auraient pu dissiper leurs illusions, ils auraient pu se rendre compte que les vœux pieux et les beaux rêves ne sont d’aucun pouvoir contre la dure réalité, que leur politique, pas plus que celle de la république française, ne fut jamais la « politique de la révolution ».

    Et pourtant, ils nous reviennent encore aujourd’hui, en janvier 1849, avec les mêmes vieilles phrases, responsables de la déception infligée à l’Europe occidentale par la plus sanglante des contre-révolutions  !

    Un mot seulement sur la « fraternisation générale des peuples » et le tracé de « frontières que la volonté souveraine des peuples détermine elle-même sur la base de leurs particularités nationales ». Les États-Unis et le Mexique sont deux républiques; dans les deux, le peuple est souverain.

    Comment se fait-il qu’entre ces deux républiques qui, conformément à la théorie morale, devraient être « fraternelles » et « fédérées », comment se fait-il qu’une guerre ait éclaté ait sujet du Texas ? Comment se fait-il que la « volonté souveraine » du peuple américain, appuyée sur la vaillance des volontaires américains, ait déplacé à quelques centaines de lieues plus au Sud les frontières tracées par la nature « pour des nécessités géographiques, commerciales et stratégiques » ?

    Et Bakounine reprochera-t-il aux Américains une « guerre de conquête » qui porte, certes, un rude coup à sa théorie fondée sur la « justice et l’humanité » mais qui fut menée purement et simplement dans l’intérêt de la civilisation  ?

    On bien est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire ?

    Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant rapidement les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires, qu’ils concentrent en peu d’années sur cette rive éloignée de l’Océan Pacifique une population dense et un commerce étendu, qu’ils fondent de grandes villes, qu’ils créent de nouvelles liaisons maritimes, qu’ils établissent une voie ferrée de New York à San Francisco, qu’ils ouvrent vraiment pour la première fois l’Océan Pacifique à la civilisation et que, pour la troisième fois dans l’histoire, ils donnent au commerce mondial une nouvelle direction  ?

    L’« indépendance » de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la « justice » et autres principes moraux peuvent être violés ça et là, mais qu’est-ce en regard de faits si importants pour l’histoire du monde  ?

    Nous remarquons d’ailleurs que cette théorie de la fraternisation générale des peuples qui, sans égard à leur situation historique, au degré de leur évolution sociale, ne veut rien d’autre que fraterniser dans le vague, a été combattue longtemps déjà avant la révolution par les rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane et ce, contre leurs meilleurs amis, les démocrates anglais et français.

    Les journaux démocratiques anglais, français et belges de cette époque en fournissent la preuve [1].

    Quant au panslavisme en particulier, nous avons développé dans le n° 194 de la Nouvelle Gazette rhénane comment, abstraction faite des illusions partant d’un bon naturel, les panslavistes démocratiques n’ont en réalité pas d’autre but que de donner d’une part en Russie, et d’autre part dans la double monarchie autrichienne dominée par la majorité slave et dépendante de la Russie, un point de ralliement aux Slaves autrichiens dispersés et sous la dépendance historique, littéraire, politique, commerciale et industrielle des Allemands et des Magyars.

    Nous avons développé comment des petites nations remorquées depuis des siècles contre leur propre volonté par l’histoire, étaient nécessairement contre-révolutionnaires, et comment leur position dans la révolution de 1848 fut réellement contre-révolutionnaire. Face au manifeste panslaviste démocratique qui réclame l’indépendance de tous les Slaves sans distinction, il nous faut revenir sur ce point.

    Remarquons d’abord que le romantisme et la sentimentalité politiques des démocrates au Congrès des Slaves ont beaucoup d’excuses.

    À l’exception des Polonais – les Polonais ne sont pas panslavistes pour des raisons évidentes – ils appartiennent tous à des peuples qui, ou bien comme les Slaves du Sud sont nécessairement contre-révolutionnaires de par toute leur position historique, ou bien qui, comme les Russes, sont encore bien loin de faire une révolution et sont de ce fait contre-révolutionnaires, du moins pour l’instant.

    Ces fractions démocratiques, grâce à la culture qu’elles ont acquise à l’étranger, cherchent à mettre en harmonie leurs opinions démocratiques et leur sentiment national qui, on le sait, est très marqué chez les Slaves; et comme le monde réel, la véritable situation de leur pays n’offre à cette réconciliation que des amorces inexistantes ou imaginaires, il ne leur reste rien que le lointain « royaume aérien du rêve [2] », le royaume des vœux pieux, la politique de la fantaisie.

    Comme ce serait beau si Croates, Pandoures et Cosaques constituaient la première ligne de la démocratie européenne, si l’ambassadeur de la république de Sibérie remettait à Paris ses lettres de créance  ! Perspectives certainement très réjouissantes, mais même le panslaviste le plus enthousiaste n’exigera pas que la démocratie européenne attende leur réalisation – et ce sont présentement les nations dont le manifeste réclame particulièrement l’indépendance qui sont tout particulièrement les ennemies de la démocratie.

    Nous le répétons :  en dehors des Polonais, des Russes et à la rigueur des Slaves de Turquie, aucun peuple slave n’a d’avenir pour la simple raison que les conditions premières de l’indépendance et de la viabilité, conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles manquent aux autres Slaves.

    Des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité, ne peuvent jamais parvenir à quelque autonomie que ce soit.

    Et tel a été le sort des Slaves autrichiens. Les Tchèques au nombre desquels nous compterons même les Moraves et les Slovaques, bien qu’ils soient linguistiquement et historiquement différents, n’ont jamais eu d’histoire. Depuis Charlemagne, la Bohême est enchaînée à l’Allemagne.

    La nation tchèque s’émancipe un instant et forme le royaume de Moravie, pour être aussitôt assujettie de nouveau et servir cinq cents ans de ballon avec quoi jouent l’Allemagne, la Hongrie et la Pologne.

    Puis la Bohême et la Moravie passent définitivement à l’Allemagne, les régions de Slovaquie restant hongroises. Et cette « nation » qui, historiquement n’existe pas, a des prétentions à l’indépendance  ?

    Il en est de même de ceux qu’on appelle les Slaves du Sud.

    Où est l’histoire des Slovènes d’Illyrie, des Dalmates, des Croates et des Scholazes [3]  ?

    Depuis le XI° siècle, ils ont perdu la dernière apparence d’indépendance politique et ont été placés sous la domination ou allemande ou vénitienne ou magyare. Et, avec ces loques déchirées, on veut bâcler une nation vigoureuse, indépendante et viable ?

    Bien plus. Si les Slaves d’Autriche formaient une masse compacte comme les Polonais, les Magyars, les Italiens, s’ils étaient en mesure de réunir sous leur direction un État de douze à vingt millions d’hommes, leurs prétentions auraient au moins encore un caractère de sérieux.

    Mais c’est tout le contraire  ! Les Allemands et les Magyars ont enfoncé jusqu’à l’extrémité des Carpathes, presque jusqu’à la Mer Noire, un large coin dans leur masse; ils ont séparé les Tchèques, les Moraves et les Slovaques des Slaves du Sud par une large bande de soixante à quatre-vingts lieues.

    Au Nord de cette bande, cinq millions et demi de Slaves, dans le Sud cinq millions et demi, séparés par une masse compacte de dix à onze millions d’Allemands et de Magyars que l’histoire et la nécessité coalisent.

    Mais pourquoi les cinq millions et demi de Tchèques, de Moraves et de Slovaques ne pourraient-ils former un empire, et pourquoi les cinq millions et demi de Slaves du Sud ne pourraient-ils en faire autant avec les Slaves de Turquie ?

    Que l’on considère sur la première carte linguistique venue la répartition des Tchèques et de leurs voisins.

    Ils sont enfoncés comme un coin en Allemagne, parlant une langue analogue, mais mangés, refoulés des deux côtés par l’élément allemand. Le tiers de la Bohême parle allemand; en Bohême pour vingt-quatre Tchèques il y a dix-sept Allemands.

    Et ce sont justement les Tchèques qui doivent former le noyau de l’empire slave que l’on se propose de créer; car les Moraves sont mêlés aux Allemands tout comme les Slovaques le sont aux Allemands et aux Magyars; ils sont de plus complètement démoralisés au point de vue national.

    Et que serait cet empire slave où finalement règnerait la bourgeoisie allemande des villes  ?

    Il en est de même pour les Slaves du Sud.

    Les Slovènes et les Croates séparent l’Allemagne et la Hongrie de la Mer Adriatique; l’Allemagne et la Hongrie ne peuvent pas se laisser couper de l’Adriatique pour des « nécessités géographiques et commerciales » qui ne sont certes pas un obstacle pour l’imagination de Bakounine, mais qui cependant existent et sont pour l’Allemagne et la Hongrie des questions vitales, comme par exemple la côte halte de Dantzig à Riga pour la Pologne.

    Et là où il s’agit de l’existence, du libre déploiement de toutes les ressources de grandes nations, comment la considération sentimentale de quelques Allemands ou de quelques Slaves dispersés serait-elle décisive  !

    Abstraction faite de ce que ces Slaves du Sud sont aussi partout mêlés à des éléments allemands, magyars et italiens, qu’ici aussi, le premier coup d’œil jeté sur la carte linguistique fait éclater en lambeaux incohérents l’empire projeté des Slaves du Sud et que, dans le meilleur des cas, tout l’empire sera livré aux mains des bourgeois* italiens de Trieste, Fiume et Zara, et des bourgeois* allemands d’Agram, Laibach, Karlstad, Semlin, Pancsova et Weisskirchen  !

    Mais ces Slaves du Sud ne pourraient-ils pas se rattacher aux Serbes, aux Bosniaques, aux Morlaques [4] et aux Bulgares  ? Bien sûr si n’existait pas, en plus des difficultés indiquées, la haine ancestrale du frontalier autrichien pour les Slaves de Turquie au-delà de la Save et de l’Unna; mais ces gens qui se connaissent mutuellement depuis des siècles comme canailles et comme bandits se haïssent malgré leur parenté de race infiniment plus que les Slaves et les Magyars.

    En fait, comme la position des Allemands et des Magyars serait agréable si les Slaves autrichiens recevaient de l’aide pour obtenir leurs prétendus « droits »  ! Un État moravo-bohémien indépendant enfoncé comme un coin entre la Silésie et l’Autriche, l’Autriche et la Styrie coupées par la « république des Slaves du Sud », de leur débouché naturel l’Adriatique et la Méditerranée, l’Est de l’Allemagne déchiqueté comme un pain rongé par des rats !

    Et tout cela en remerciement de la peine prise par les Allemands pour civiliser les Tchèques et les Slovènes à la tête dure, et pour introduire chez eux le commerce, l’industrie, une exploitation agricole rentable et la culture  !

    Mais le joug imposé aux Slaves sous prétexte de les civiliser constitue précisément un des grands crimes des Allemands et aussi des Magyars  ! Voyons donc :

    « C’est à bon droit que vous vous courroucez, c’est à bon droit que vous crachez votre vengeance contre cette maudite politique allemande qui n’a rien médité d’autre que votre perte, qui vous a asservis durant des siècles. » (p. 5)
    « … Les Magyars, les ennemis acharnés de notre race qui, comptant à peine quatre millions d’habitants, eurent la prétention de vouloir imposer leur joug à huit millions de Slaves … » (p. 9)
    « Ce que les Magyars ont fait contre nos frères slaves, ce qu’ils ont commis contre notre nationalité, la façon dont ils ont foulé aux pieds notre langue et notre indépendance, je sais tout cela. » (p. 30)

    Quels sont donc les grands et terribles crimes commis par les Allemands et les Magyars contre la nation slave  ? Nous ne parlons pas ici du partage de la Pologne qui n’est pas du tout notre sujet, nous parlons du « tort séculaire » qu’on aurait fait aux Slaves.

    Dans le Nord, les Allemands ont reconquis sur les Slaves le terrain autrefois allemand et plus tard slave qui s’étend de l’Elbe à la Warthe; c’était une conquête déterminée par des « nécessités géographiques et stratégiques » issues du partage de l’empire carolingien.

    Ces contrées slaves sont complètement germanisées, l’affaire est entendue et ne peut être remise en question à moins que les panslavistes retrouvent les langues sorabes, wendes et obotrites [5] qui se sont perdues et obligent les habitants de Leipzig, de Berlin et de Stettin à les parler. On n’a jusqu’à présent jamais mis en doute que cette conquête ait favorisé la civilisation.

    Au Sud, ils ont trouvé les tribus slaves déjà dispersées. Les Avares [6] – non slaves – qui occupaient le territoire dont se saisirent plus tard les Magyars s’en étaient chargés. Les Allemands se firent payer tribut par ces Slaves et entrèrent souvent en lutte avec eux.

    Ils combattirent de la même façon les Avares et les Magyars à qui ils prirent tout le pays qui va de l’Ems à la Leitha.

    Tandis qu’ils germanisaient cette région par la force, la germanisation des pays slaves se déroula sur un pied beaucoup plus pacifique par l’immigration, par l’influence de la nation la plus développée sur celle qui ne l’était pas. L’industrie allemande, le commerce allemand, la culture allemande apportèrent d’eux-mêmes la langue allemande dans le pays.

    En ce qui concerne « l’oppression », les Slaves n’ont pas été plus opprimés par les Allemands que la masse des Allemands elle-même.

    Quant aux Magyars, il y a aussi quantité d’Allemands en Hongrie et les Magyars n’ont jamais eu à se plaindre de la « maudite politique allemande », bien qu’ils fussent « à peine quatre millions »  ! Et si, durant huit siècles, ila fallu que les « huit millions de Slaves » supportent le joug de quatre millions de Magyars, voilà qui seul prouve suffisamment qui était plus viable et plus énergique, la masse des Slaves ou le petit nombre des Magyars  !

    Mais le plus grand « crime » des Allemands et des Magyars est certes d’avoir empêché ces douze millions de Slaves de devenir Turcs  ! Que serait-il advenu de ces petites nations émiettées qui ont joué dans l’histoire un si piètre rôle, que serait-il advenu d’elles si elles n’avaient pas été maintenues et conduites par les Magyars et les Allemands contre les armées de Mohammed et de Soliman, si leurs soi-disant « oppresseurs » n’avaient pas joué un rôle décisif dans les batailles livrées pour défendre ces faibles peuplades !

    Le destin de « douze millions de Slaves, Valaques et Grecs écrasés jusqu’à ce jour par « sept cent mille Osmans » (p. 8), ne voilà-t-il pas un témoignage suffisant ?

    Et finalement, quel « crime », quelle « maudite politique » est-ce donc, si à une époque où d’ailleurs en Europe les grandes monarchies devinrent une « nécessité historique », les Allemands et les Magyars ont réuni en un grand empire des groupuscules nationaux, étiolés et impuissants et les ont ainsi rendus capables de participer à une évolution historique qui leur serait restée complètement étrangère s’ils avaient été livrés à eux-mêmes  !

    Évidemment, de semblables réalisations sont impossibles sans écraser brutalement quelques tendres fleurettes nationales. Mais dans l’histoire rien ne se produit sans violence et sans une brutalité implacable.

    Et si Alexandre, César et Napoléon avaient montré la sensiblerie à laquelle le panslavisme fait appel en faveur de ses clients [7] décadents, que serait devenue l’histoire ! Et les Perses, les Celtes et les Germains convertis au christianisme ne valent-ils pas les Tchèques, les militaires d’Ogalin et les Manteaux rouges  ? [8]

    Or maintenant, du fait des progrès puissants de l’industrie, du commerce et des communications, la centralisation politique est devenue un besoin encore plus pressant qu’au XV° et au XVI° siècle. Tout ce qui peut encore se centraliser se centralise.

    Et maintenant les panslavistes arrivent et exigent que nous « libérions » ces Slaves à demi germanisés, que nous supprimions une centralisation imposée à ces Slaves par tous leurs intérêts matériels  !

    Bref, il s’avère que ces « crimes » des Allemands et des Magyars envers les Slaves en question appartiennent aux actions les meilleures et les plus remarquables dont notre peuple et le peuple magyar puissent se vanter dans l’histoire.

    Quant aux Magyars d’ailleurs, il faut encore remarquer spécialement que depuis la révolution notamment, ils ont procédé avec trop d’indulgence et de faiblesse avec les Croates pleins de suffisance. Il est notoire que Kossuth leur a fait toutes les concessions possibles, sauf celle de laisser leurs députés s’exprimer en croate à la Diète. Et cette indulgence envers une nation contre-révolutionnaire par nature est le seul reproche qu’on puisse faire aux Magyars.

    Notes

    [1] Cf. les articles d’Engels :  « La Fête des nations à Londres », les « Discours sur la Pologne » de Marx et d’Engels, les articles d’Engels :  « Le discours de Louis Blanc au banquet de Dijon ». « La majorité satisfaite », ainsi que le « Discours sur la question du libre-échange » que Marx avait prononcé le 9 janvier 1848 à la « Société démocratique de Bruxelles ».

    [2] Cf. Heine :  L’Allemagne, un conte d’hiver, chapitre VII.

    [3] Les Scholazes sont un peuple slave du Sud, de confession catholique romaine, établis dans le sud de la Hongrie et le nord de la Yougoslavie. Ils s’étaient enfuis de Bosnie au XVII° siècle devant l’avance turque.

    [4] Les Morlaques sont une partie de la population montagnarde de Dalmatie (Yougoslavie). Ils vivent dans la région de Zadar et de Split (Dalmatie du Nord) et dans le sud de l’Istrie. Ils sont les descendants de l’ancienne population de l’Illyrie conquise par les Romains. Au cours des derniers siècles, ils se sont mêlés aux Serbes leurs voisins, mais jusqu’au XVII° siècle, certaines tournures romanes avaient été conservées dans leur langue.

    [5] Idiomes de populations slaves de l’Ouest qui habitaient depuis les invasions barbares, c’est-à-dire depuis le V° siècle environ, le territoire qui s’étend entre l’Elbe, la Saale et l’Oder. Le nom de Wendes s’appliquait à l’origine à toutes les populations slaves et ce n’est que plus tard qu’il ne désigna plus que les Sorabes de Lusace. Les Obotrites désignaient des peuples slaves vivant sur la rive droite de l’Elbe inférieure et dans le Mecklembourg occidental.

    Au XII° siècle, ils furent soumis par des féodaux allemands et germanisés par la croix et par l’épée. Les Sorabes de Lusace jusqu’en 1945, avaient été la proie de l’oppression et de la germanisation..

    [6] Les Avares sont un peuple turco-tatare qui, venant d’Asie, pénétrèrent au XVl° siècle jusqu’au centre de l’Europe et s’établirent dans les Balkans. Du VlI° au IX° siècle ils furent battus par les Turcs, les Slaves, les Allemands et les Hongrois et finirent par disparaître de l’histoire.

    [7] Les clients étaient les plébéiens qui, à Rome, se plaçaient sous le patronage d’un patricien. Ce terme désigne toute personne qui se met sous une protection.

    [8] Depuis 1700 des troupes spéciales de cavalerie étaient adjointes aux troupes autrichiennes stationnées aux frontières.

    Elles étaient chargées de missions de renseignement et de la guérilla contre les attaques surprises des Turcs. Ces soldats étaient vêtus d’un manteau et d’un bonnet rouges, d’où leur nom. On les appelait aussi Sereschaner. Elles se distinguaient par leur cruauté.

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  • Manifeste des soixante

    [Manifeste proudhonien, anti-marxiste.]

    17 février 1864

    Au 31 mai 1863, les travailleurs de Paris, plus préoccupés du triomphe de l’opposition que de leur intérêt particulier, votèrent la liste publiée par les journaux. Sans hésiter, sans marchander leur concours, inspirés par leur dévouement à la liberté, ils en donnèrent une preuve nouvelle éclatante, irréfutable. Aussi la victoire de l’opposition fut-elle complète, telle qu’on la désirait ardemment, mais certes plus imposante que beaucoup n’osaient l’espérer.

    Une candidature ouvrière fut posée, il est vrai, mais défendue avec une modération que tout le monde fut forcé de reconnaître. On ne mit en avant pour la soutenir que des considérations secondaires et de parti pris, en face d’une situation exceptionnelle qui donnait aux élections générales un caractère particulier ; ses défenseurs s’abstinrent de poser le vaste problème du paupérisme.

    Ce fut avec une grande réserve de propagande et d’arguments que le prolétariat tenta de se manifester : le prolétariat, cette plaie de la société moderne, comme l’esclavage et le servage furent celles de l’antiquité et du moyen âge. Ceux qui agirent ainsi avaient prévu leur défaite, mais ils crurent bon de poser un premier jalon. Une pareille candidature leur semblait nécessaire pour affirmer l’esprit profondément démocratique de la grande cité.

    Aux prochaines élections la situation ne sera plus la même. Par l’élection de neuf députés, l’opposition libérale a obtenu à Paris une large satisfaction. Quels qu’ils fussent, choisis dans les mêmes conditions, les nouveaux élus n’ajouteraient rien à la signification du vote du 31 mai : quelle que soit leur éloquence, elle n’ajouterait guère à l’éclat que jette aujourd’hui la parole habile et brillante des orateurs de l’opposition.

    Il n’est pas un point du programme démocratique dont nous ne désirions comme elle la réalisation. Et disons-le une fois pour toutes, nous employons ce mot : Démocratie dans son sens le plus radical et le plus net.

    Mais si nous sommes d’accord en politique, le sommes-nous en économie sociale ? Les réformes que nous désirons, les institutions que nous demandons ; la liberté de fonder, sont-elles acceptées par tous ceux qui représentent au Corps législatif le parti libéral ? Là est la question, le nœud gordien de la situation.

    Un fait démontre d’une façon péremptoire et douloureuse, les difficultés de la position des ouvriers.

    Dans un pays dont la Constitution repose sur le suffrage universel, dans un pays où chacun invoque et prône les principes de 89, nous sommes obligés de justifier] des candidatures ouvrières, de dire minutieusement, longuement, les comment, les pourquoi, et cela pour éviter, non seulement les accusations injustes des timides et des conservateurs à outrance, mais encore les craintes et les répugnances de nos amis.

    Le suffrage universel nous a rendus majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le Tiers Etat sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens.

    Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. On a répété à satiété : il n’y a plus de classes ; depuis 1789, tous les Français sont égaux devant la loi.

    Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital ; nous qui vivons sous des lois exceptionnelles, telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation.

    Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer les députés, n’avons pas toujours le moyen d’apprendre à lire ; nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l’instruction professionnelle, et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion.

    Nous dont les enfants passent souvent leurs plus jeunes ans dans le milieu démoralisant et malsain des fabriques, ou dans l’apprentissage, qui n’est guère encore aujourd’hui qu’un état voisin de la domesticité ; nous dont les femmes désertent forcément le foyer pour un travail excessif, contraire à leur nature, et détruisant la famille ; nous qui n’avons pas le droit de nous entendre pour défendre pacifiquement notre salaire, pour nous assurer contre le chômage, nous affirmons que l’égalité écrite dans la loi n’est pas dans les mœurs, et qu’elle est encore à réaliser dans les faits.

    Ceux qui, dépourvus d’instruction et de capital ne peuvent résister par la liberté et la solidarité à des exigences égoïstes et oppressives, ceux-là subissent fatalement la domination du capital : leurs intérêts restent subordonnés à d’autres intérêts.

    Nous le savons, les intérêts ne se réglementent point ; ils échappent à la loi ; ils ne peuvent se concilier que par des conventions particulières, mobiles et changeantes comme ces intérêts eux-mêmes. Sans la liberté donnée à tous cette conciliation est impossible. Nous marcherons à la conquête de nos droits, pacifiquement légalement, mais avec énergie et persistance.

    Notre affranchissement montrerait bientôt les progrès réalisés dans l’esprit des classes laborieuses, de l’immense multitude qui végète dans ce qu’on appelle le prolétariat, et que, pour nous servir d’une expression plus juste, nous appellerons le salariat.

    A ceux qui croient voir s’organiser la résistance, la grève, aussitôt que nous revendiquons l’a liberté, nous disons : vous ne connaissez pas les ouvriers ; ils poursuivent un but bien autrement grand, bien autrement fécond que celui d’épuiser leurs forces dans des luttes journalières où, des deux côtés, les adversaires ne trouveraient en défini,tive que la ruine pour les uns et la misère pour les autres.

    Le Tiers Etat disait : Qu’est-ce que le Tiers Etat ? rien ! Que doit-il être ? tout ! Nous ne dirons pas : Qu’est-ce que l’ouvrier ? rien ! Que doit-il être ? tout ! Mais nous dirons : la bourgeoisie, notre aînée en émancipation, sut en 89, absorber la noblesse et détruire d’injustes privilèges ; il s’agit pour nous, non de détruire les droits dont jouissent justement les classes moyennes, mais de conquérir la même liberté d’action. En France, pays démocratique par excellence, tout droit politique, toute réforme sociale, tout instrument de progrès ne peut rester le privilège de quelques-uns.

    Par la force des choses, la nation qui possède inné l’esprit d’égalité tend irrésistiblement à en faire le patrimoine de tous. Tout moyen de progrès qui ne peut s’étendre, se vulgariser, de manière à concourir au bien-être général, en descendant jusqu’aux dernières couches de la société, n’est point complètement démocratique, car il constitue un privilège.

    La loi doit être assez large pour permettre à chacun, isolément ou collectivement, le développement de ses facultés, l’emploi de ses forces, de son épargne et de son intelligence, sans qu’on puisse y apporter d’autre limite que la liberté d’autrui, et non son intérêt.

    Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur un lit de Procuste, partage, maximum, impôt forcé, etc., etc. Non ! il est grand temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants.

    La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves. Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois ni prolétaires, ni patrons ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits.

    Mais, nous dit-on, toutes ces réformes dont vous avez besoin, les députés élus peuvent les demander comme vous, mieux que vous ; ils sont les représentants de tous et par tous nommés.

    Eh bien ! nous répondrons : non ! Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières. Nous savons qu’on ne dit pas candidatures industrielles, commerciales, militaires, journalistes, etc. ; mais la chose y est si le mot n’y est pas.

    Est-ce que la très grande majorité du Corps législatif n’est pas composée de grands propriétaires, industriels, commerçants, de généraux, de journalistes, etc., etc., etc., qui votent silencieusement ou qui ne parlent que dans les bureaux, et seulement sur des questions dont ils ont la spécialité ?

    Un très petit nombre prennent la parole sur les questions générales. Certes nous pensons que les ouvriers élus, devraient et pourraient défendre les intérêts généraux de la démocratie, mais lors même qu’ils se borneraient à défendre les intérêts particuliers de la classe la plus nombreuse, quelle spécialité ! Ils combleraient une lacune au Corps législatif où le travail manuel n’est pas représenté.

    Nous qui n’avons à notre service aucun de ces moyens, la fortune, les relations, les fonctions publiques, nous sommes bien forcés de donner à nos candidatures une dénomination claire et significative et d’appeler autant que nous le pouvons les choses par leur nom.

    Nous ne sommes point représentés car, dans une séance récente du Corps législatif, il y eut une manifestation unanime de sympathie en faveur de la classe ouvrière, mais aucune voix ne s’éleva pour formuler comme nous les entendons, avec modération mais avec fermeté, nos aspirations, nos désirs et nos droits.

    Nous ne sommes pas représentés, nous qui refusons de croire que la misère soit d’institution divine. La charité, institution chrétienne, a radicalement prouvé et reconnu elle-même son impuissance en tant qu’institution sociale.

    Sans doute, au bon vieux temps, au temps du droit divin, quand, imposés par Dieu, les rois et les nobles se croyaient les pères et les aînés du peuple, quand le bonheur et l’égalité étaient relégués dans le ciel, la charité devait être une institution sociale.

    Au temps de la souveraineté du peuple, du suffrage universel, elle n’est plus, ne peut plus être qu’une vertu privée.

    Hélas ! les vices et les infirmités de la nature humaine laisseront toujours à la fraternité un vaste champ pour s’exercer ; mais la misère imméritée celle qui, sous forme de maladie, de salaire insuffisant, de chômage, enferme l’immense majorité des hommes laborieux, de bonne volonté, dans un cercle fatal où ils se débattent en vain : cette misère là, nous l’attestons énergiquement, peut disparaître et elle disparaîtra.

    Pourquoi cette distinction n’a-t-elle été faite par personne ? Nous ne voulons pas être des clients ou des assistés : nous voulons devenir des égaux : nous repoussons l’aumône : nous voulons la justice.

    Non, nous ne sommes pas représentés, car personne n’a dit que l’esprit d’antagonisme s’affaiblissait tous les jours dans les classes populaires. Eclairés par l’expérience, nous ne haïssons pas les hommes, mais nous voulons changer les choses.

    Personne n’a dit que la loi sur les coalitions n’était plus qu’un épouvantail et qu’au lieu de faire cesser le mal, elle le perpétuait en fermant toute issue à celui qui se croit opprimé.

    Non, nous ne sommes pas représentés, car dans la question des chambres syndicales, une étrange confusion s’est établie dans l’esprit de ceux qui les recommandaient : suivant eux, la chambre syndicale serait composée de patrons et d’ouvriers, sorte de prud’hommes professionnels, arbitres chargés de décider au jour le jour, sur les questions qui surgissent. Or ce que nous demandons c’est une Chambre composée exclusivement d’ouvriers, élus par le suffrage universel, une Chambre du Travail, pourrions-nous dire par analogie avec la Chambre de commerce, et on nous répond par un tribunal.

    Non, nous ne sommes pas représentés car personne n’a dit le mouvement considérable qui se manifeste dans les classes ouvrières pour organiser le crédit. Qui sait aujourd’hui que trente-cinq sociétés de crédit mutuel fonctionnent obscurément dans Paris.

    Elles contiennent des germes féconds : mais ils auraient besoi1n, pour leur éclosion complète, du soleil de la liberté.

    En principe, peu de démocrates intelligents contestent la légitimité de nos réclamations, et aucun ne nous dénie le droit de les faire valoir nous-mêmes.

    L’opportunité, la capacité des candidats, l’obscurité probable de leurs noms, puisqu’ils seraient choisis parmi les travailleurs exerçant leur métier au moment du choix (et cela pour bien préciser le sens de leur candidature), voilà les questions qu’on soulève pour conclure que notre projet est irréalisable, et que du reste la publicité nous ferait défaut.

    D’abord nous maintenons que, après douze ans de patience, le moment opportun est venu : nous ne saurions admettre qu’il faille attendre les prochaines élections générales, c’est-à-dire six ans encore.

    Il faudrait à ce compte dix-huit ans pour que l’élection d’ouvriers fût opportune – vingt et un ans depuis 1848 ! Quelles meilleures circonscriptions pourrait-on choisir que la 1re et la 5e ! Là, plus que partout ailleurs, doivent se trouver des éléments de succès.

    Le vote du 31 mai a tranché d’une manière incontestable à Paris la grande question de la liberté.

    Le pays est calme : n’est-il point sage, politique, d’essayer aujourd’hui la puissance des institutions libres qui doivent faciliter la transition entre la vieille société, fondée sur le salariat et la société future qui sera fondée sur le droit commun ? N’y a-t-il pas danger à attendre les moments de crise, où les passions sont surexcitées par la détresse générale ?

    La réussite des candidatures ouvrières ne serait-elle pas d’un effet moral immense ? Elle prouverait que nos idées sont comprises, que nos sentiments de conciliation sont appréciés ; et qu’enfin on ne refuse plus de faire passer dans la pratique, ce qu’on reconnaît juste en théorie.

    Serait-il vrai que les ouvriers candidats dussent nécessairement posséder ces qualités éminentes d’orateur et de publiciste, qui signalent un homme à l’admiration de ses concitoyens ? Nous ne le pensons pas.

    Il suffirait qu’ils sussent faire appel à la justice en exposant avec droiture et clarté les réformes que nous demandons. Le vote de leurs électeurs ne donnerait-il pas, d’ailleurs, à leur parole une autorité plus grande que n’en possède le plus illustre orateur ?

    Sorties du sein des masses populaires, la signification de ces élections serait d’autant plus éclatante que les élus auraient été la veille plus obscurs et plus ignorés. Enfin le don de l’éloquence, le savoir universel, ont-ils donc été exigés comme conditions nécessaires des députés nommés jusqu’à ce jour ?

    En 1848, l’élection d’ouvriers consacra par un fait l’égalité politique ; en 1864 cette élection consacrerait l’égalité sociale.

    A moins de nier l’évidence, on doit reconnaître qu’il existe une classe spéciale de citoyens ayant besoin d’une représentation directe, puisque l’enceinte du Corps législatif est le SEUL endroit où les ouvriers pourraient dignement et librement exprimer leurs vœux et réclamer pour eux la part de droits dont jouissent les autres citoyens.

    Examinons la situation actuelle sans amertume et sans prévention. Que veut la bourgeoisie démocratique, que nous ne voulions comme elle avec la même ardeur ? Le suffrage universel dégagé de toute entrave ? Nous le voulons.

    La liberté de presse, de réunion régies par le droit commun ? Nous les voulons. La séparation complète de l’Eglise et de l’Etat, l’équilibre du budget, les franchises municipales ? Nous voulons tout cela.

    Eh bien ! sans notre concours, la bourgeoisie obtiendra ou conservera, difficilement, ces droits, ces libertés, qui sont l’essence d’une société démocratique.

    Que voulons-nous plus spécialement qu’elle, ou du moins plus énergiquement, parce que nous y sommes plus intéressés ? L’instruction primaire, gratuite et obligatoire, et la liberté du travail.

    L’instruction développe et fortifie le sentiment de la dignité de l’homme, c’est-à-dire la conscience de ses droits et de ses devoirs. Celui qui est éclairé fait appel. à la raison et non à la force pour réaliser ses désirs.

    Si la liberté du travail ne vient servir de contrepoids à la liberté commerciale, nous allons voir se constituer une autocratie financière.

    Les petits bourgeois, comme les ouvriers, ne seront bientôt que ses serviteurs. Aujourd’hui n’est-il pas évident que le crédit, loin de se généraliser, tend au contraire à se concentrer dans quelques mains ? Et la Banque de France ne donne-t-elle pas un exemple de contradiction flagrante de tout principe économique ? Elle jouit tout à la fois du monopole d’émettre du papier-monnaie et de la liberté d’élever sans limites le taux de l’intérêt.

    Sans nous, nous le répétons, la bourgeoisie ne peut rien asseoir de solide ; sans son concours notre émancipation peut être retardée longtemps encore.

    Unissons-nous donc dans un but commun : le triomphe de la vraie démocratie.

    Propagées par nous, appuyées par elle, les candidatures ouvrières seraient la preuve vivante de l’union sérieuse, durable des démocrates sans distinction de classe ni de position. Serons-nous abandonnés ? Serons-nous forcés de poursuivre isolément le triomphe de nos idées ? Espérons que non dans l’intérêt de tous.

    Résumons-nous pour éviter tout malentendu : La signification essentiellement politique des candidatures ouvrières serait celle-ci :

    Fortifier, en la complétant, l’action de l’opposition libérale. Elle a demandé dans les termes les plus modestes le nécessaire des libertés. Les ouvriers députés demanderaient le nécessaire des réformes économiques.

    Tel est le résumé sincère des idées générales émises par les ouvriers dans la période électorale qui précéda le 31 mai. Alors la candidature ouvrière eut de nombreuses difficultés à vaincre pour se produire.

    Aussi put-on l’accuser non sans quelque raison d’être tardive. Aujourd’hui le terrain est libre et comme à notre avis la nécessité des candidatures ouvrières est encore plus démontrée par ce qui s’est passé depuis cette époque, nous n’hésitons pas à prendre l’avance pour éviter le reproche qui nous avait été fait aux dernières élections.

    Nous posons publiquement la question afin qu’au premier jour de la période électorale, l’accord soit plus facile et plus prompt entre ceux qui partagent notre opinion. Nous disons franchement ce que nous sommes et ce que nous voulons.

    Nous désirons le grand jour de la publicité, et nous faisons appel aux journaux qui subissent le monopole créé par le fait de l’autorisation préalable ; mais nous sommes convaincus qu’ils tiendront à honneur de nous donner l’hospitalité, de témoigner ainsi en faveur de la véritable liberté ; en nous facilitant les moyens de manifester notre pensée, lors même qu’ils ne la partageraient pas.

    Nous appelons de tous nos vœux le moment de la discussion, la période électorale, le jour où les professions de foi des candidats ouvriers seront dans toutes les mains, où ils seront prêts à répondre à toutes les questions.

    Nous comptons sur le concours de ceux qui seront convaincus alors que notre cause est celle de l’égalité, indissolublement liée à la liberté, en un mot la cause de la JUSTICE.

    Ont signé les ouvriers dont les noms suivent :

    Aubert (Jean), Baraguet, Bouyer, Cohadon, Coutant, Carrat, Dujardin, Kin (Arsène), Ripert, Moret, Tolain (H.), Murat, Lagarde, Royanez, Garnier (Jean), Rampillon, Barbier, Revenu, Cuénot, Ch. Limousin, Aubert (Louis), Audoint, Beaumont, Hallereau, Perrachon, Piprel, Rouxel, Rainot, Vallier, Vanhamme, Vespierre, Blanc (J.-J.), Samson, Camélinat, Michel (Charles), Voirin, Langreni, Secretand, Thiercelin, Chevrier (B.), Loy, Vilhem, Messerer, Faillot, Flament, Halhen, Barra, Adinet, Camille, Murat père, Cheron, Bibal, Oudin, Chalon, Morel, Delahaye, Capet, Arblas, Cochu, Mauzon.

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  • Statuts de l’Association Internationale des Travailleurs

    [Rédigés par Karl Marx.]

    Considérant :

    • Que l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ; que la lutte pour l’émancipation de la classe ouvrière n’est pas une lutte pour des privilèges et des monopoles de classe, mais pour l’établissement de droits et de devoirs égaux, et pour l’abolition de toute domination de classe;
    • Que l’assujettissement économique du travailleur au détenteur des moyens du travail, c’est-à-dire des sources de la vie, est la cause première de la servitude dans toutes ses formes, de la misère sociale, de l’avilissement intellectuel et de la dépendance politique;
    • Que, par conséquent, l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen;
    • Que tous les efforts tendant à ce but ont jusqu’ici échoué, faute de solidarité entre les travailleurs des différentes professions dans le même pays et d’une union fraternelle entre les classes ouvrières des divers pays;
    • Que l’émancipation du travail, n’étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés;
    • Que le mouvement qui vient de renaître parmi les ouvriers des pays industriels avancés de l’Europe, tout en réveillant de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans les vieilles erreurs et de combiner le plus tôt possible les efforts encore isolés;

    Pour ces raisons, l’Association Internationale des Travailleurs a été fondée. Elle déclare :
    Que toutes les sociétés et individus y adhérant reconnaîtront comme base de leur comportement les uns envers les autres et envers tous les hommes, sans distinction de couleur, de croyance et de nationalité, la Vérité, la Justice et la Morale.
    Pas de devoirs sans droits, pas de droits sans devoirs.
    C’est dans cet esprit que les statuts suivants ont été conçus:

    Art. 1. – L’Association est établie pour créer un point central de communication et de coopération entre les sociétés ouvrières des différents pays aspirant au même but, savoir: la protection, le progrès et le complet affranchissement de la classe ouvrière.

    Art. 2. – Le nom de cette association sera: Association Internationale des Travailleurs.

    Art. 3. – Tous les ans aura lieu un Congrès ouvrier général composé de délégués des branches de l’Association. Ce Congrès proclamera les aspirations communes de la classe ouvrière, prendra l’initiative des mesures nécessaires pour le succès de l’oeuvre de l’Association Internationale et en nommera le Conseil général.

    Art. 4. – Chaque Congrès fixera la date et le siège de la réunion du Congrès suivant. Les délégués se réuniront aux lieu et jour désignés, sans qu’une convocation spéciale soit nécessaire. En cas de besoin, le Conseil général pourra changer le lieu du Congrès, sans en remettre toutefois la date. Tous les ans, le Congrès réuni désignera le siège du Conseil général et en nommera les membres. Le Conseil général ainsi élu aura le droit de s’adjoindre de nouveaux membres.
    A chaque Congrès annuel, le Conseil général fera un rapport public de ses travaux. Il pourra, en cas de besoin, convoquer le Congrès avant le terme fixé.

    Art. 5. – Le Conseil général se composera de travailleurs appartenant aux différentes nations représentées dans l’Association Internationale. Il choisira dans son sein les membres du bureau nécessaires pour la gestion des affaires, tels que trésorier, secrétaire général, secrétaires correspondants pour les différents pays, etc.

    Art. 6. – Le Conseil général fonctionnera comme agent international entre les différents groupes nationaux et locaux, de telle sorte que les ouvriers de chaque pays soient constamment au courant des mouvements de leur classe dans les autres pays; qu’une enquête sur l’état social soit faite simultanément et sous une direction commune; que les questions d’intérêt général, proposées par une société, soient examinées par toutes les autres, et que, l’action immédiate étant réclamée, comme dans le cas de querelles internationales, tous les groupes de l’Association puissent agir simultanément et d’une manière uniforme. Suivant qu’il le jugera opportun, le Conseil général prendra l’initiative des propositions à soumettre aux sociétés locales et nationales. Pour faciliter ses communications, il publiera un bulletin périodique.

    Art. 7. – Puisque le succès du mouvement ouvrier dans chaque pays ne peut être assuré que par la force de l’union et de l’association; que, d’autre part, l’action du Conseil général sera plus efficace, selon qu’il aura affaire à une multitude de petites sociétés locales, isolées les unes des autres, ou bien à quelques grands centres nationaux des sociétés ouvrières, les membres de l’Association Internationale feront tous leurs efforts pour réunir les sociétés ouvrières, isolées, de leurs pays respectifs en associations nationales, représentées par des organes centraux. Il va sans dire que l’application de cet article est subordonnée aux lois particulières à chaque pays, et que, abstraction faite d’obstacles légaux, chaque société locale indépendante aura le droit de correspondre directement avec le Conseil général.

    Art. 7a. – Dans sa lutte contre le pouvoir uni des classes possédantes, le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct et opposé à tous les anciens partis politiques créés par les classes possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est indispensable pour assurer le triomphe de la Révolution sociale et de sa fin suprême: l’abolition des classes.
    La coalition des forces de la classe ouvrière, déjà obtenue par la lutte économique, doit ainsi lui servir de levier dans sa lutte contre le Pouvoir politique de ses exploiteurs.
    Puisque les seigneurs de la terre et du capital utilisent toujours leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et pour subjuguer le travail, la conquête du Pouvoir politique est devenu le grand devoir du prolétariat [L’article 7a, synthèse de la résolution adoptée en 1871, à la Conférence de Londres, fut inclus dans les Statuts par décision du Congrès de la Première Internationale celébré à La Haye en septembre 1872.]

    Art. 8. – Chaque section a le droit de nommer ses secrétaires-correspondants au Conseil général.

    Art. 9. – Quiconque adopte et défend les principes de l’Association Internationale des Travailleurs peut en être membre. Chaque section est responsable pour l’intégrité de ses membres.

    Art. 10. – Chaque membre de l’Association Internationale, en changeant de pays, recevra l’appui fraternel des membres de l’Association.

    Art. 11. – Quoique unies par un lien fraternel de solidarité et de coopération, toutes les sociétés ouvrières adhérant à l’Association Internationale conserveront intacte leur organisation particulière .

    Art. 12. – La révision des Statuts présents peut être faite à chaque Congrès sur la demande des deux tiers des délégués présents.

    Art. 13. – Tout ce qui n’est pas prévu dans les présents Statuts sera déterminé par des règlements spéciaux que chaque Congrès pourra réviser.

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  • Manifeste inaugural de l’Association Internationale des Travailleurs

    Ouvriers,

    C’est un fait très remarquable que la misère des masses travailleuses n’a pas diminué de 1848 à 1864, et pourtant cette période défie toute comparaison pour le développement de l’industrie et l’extension du commerce. En 1850, un organe modéré de la bourgeoisie anglaise, très bien informé d’ordinaire, prédisait que si l’exportation et l’importation de l’Angleterre s’élevaient de 50 %, le paupérisme tomberait à zéro.

    Hélas ! le 7 avril 1864, le chancelier de l’Echiquier charmait son auditoire parlementaire en lui annonçant que le commerce anglais d’importation et d’exportation était monté en 1863 «à 443 955 000 livres sterling, somme étonnante qui surpasse presque des deux tiers le commerce de l’époque, relativement récente, de 1843».

    Mais en même temps, il parlait éloquemment de la «misère». «Songez, s’écria-t-il, à ceux qui vivent sur le bord de cet horrible état», aux «salaires qui n’augmentent point», à la «vie humaine qui, dans neuf cas sur dix, n’est qu’une lutte pour l’existence.» Encore ne disait-il rien des Irlandais que remplacent graduellement les machines dans le Nord, les troupeaux de moutons dans le Sud, quoique les moutons eux-mêmes diminuent dans ce malheureux pays, moins rapidement, il est vrai, que les hommes. Il ne répétait pas ce que venaient de dévoiler, dans un accès soudain de terreur, les représentants les plus élevés des dix mille supérieurs.

    Lorsque la panique des garrotteurs (Garrotteurs (garroters), bandes de brigands, dont les assauts dans les rues de Londres devinrent si nombreux au début des années 60 qu’ils provoquèrent un débat parlementaire.] atteignit un certain degré, la Chambre des Lords fit faire une enquête et un rapport sur la transportation et la servitude pénales.

    La vérité fut ainsi révélée dans le volumineux Livre bleu de 1863, et il fut démontré, par des faits et chiffres officiels, que les pires des criminels condamnés, les forçats de l’Angleterre et de l’Ecosse, travaillaient beaucoup moins et étaient beaucoup mieux nourris que les travailleurs agricoles des mêmes pays. Mais ce n’est pas tout. Quand la guerre civile d’Amérique eut jeté sur le pavé les ouvriers des comtés de Lancaster et de Chester, la même Chambre des Lords envoya un médecin dans les provinces manufacturières, en le chargeant de rechercher le minimum de carbone et d’azote, administrable sous la forme la plus simple et la moins chère, qui pût suffire en moyenne «à prévenir les maladies causées par la famine».

    Le docteur Smith, le médecin délégué, trouva que 28 000 grains de carbone et 1 330 grains d’azote par semaine étaient nécessaires, en moyenne, à un adulte… uniquement pour le préserver des maladies causées par la famine ; de plus, il trouva que cette quantité n’était pas fort éloignée de la maigre nourriture à laquelle l’extrême détresse venait de réduire les ouvriers cotonniers.

    Mais, écoutez encore. Le même savant médecin fut, un peu plus tard, délégué de nouveau par le département médical du Conseil privé, afin d’examiner la nourriture des classes travailleuses les plus pauvres. Le Sixième rapport sur l’état dis la santé publique, publié par ordre du Parlement, dans le courant de cette année, contient le résultat de ses recherches. Qu’a découvert le docteur ? Que les tisseurs en soie, les couturières, les gantiers, les tisserands de bas, etc., ne recevaient pas toujours, en moyenne, la misérable pitance des ouvriers cotonniers, pas même la quantité de carbone et d’azote «suffisant uniquement à prévenir les maladies causées par la famine».

    «En outre, nous citons textuellement le rapport, l’examen de l’état des familles agricoles a démontré que plus du cinquième d’entre elles est réduit à une quantité moins que suffisante d’aliments carboniques, et plus du tiers à une quantité moins que suffisante d’aliments azotés ; que dans trois comtés, Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire, l’insuffisance des aliments azotés est, en moyenne, le régime local.»

    «Il ne faut pas oublier, ajoute le rapport officiel, que la privation de nourriture n’est supportée qu’avec répugnance, et qu’en règle générale, le manque de nourriture suffisante n’arrive jamais que précédé de bien d’autres privations…

    La propreté même est regardée comme une chose très chère et difficile, et, quand le respect de soi-même s’efforce de l’entretenir, chaque effort de la sorte est nécessairement payé par un surcroît des tortures de la faim.»

    «Ce sont des réflexions d’autant plus douloureuses, qu’il ne s’agit pas ici de la misère méritée par la paresse, mais, dans tous les cas, de la détresse d’une population travailleuse. En fait, le travail qui n’assure qu’une si maigre pitance est, pour la plupart, extrêmement long.»

    Le rapport dévoile ce fait étrange et même inattendu que «de toutes les parties du Royaume-Uni» (c’est-à-dire l’Angleterre, le Pays de Galles, l’Ecosse et l’Irlande) «c’est la population agricole de l’Angleterre», précisément de la partie la plus opulente, «qui est incontestablement la plus mal nourrie», mais que même les plus pauvres laboureurs des comtés de Berks, d’Oxford et de Somerset sont beaucoup mieux nourris que la plupart des ouvriers de l’Etat de Londres, travaillant à domicile.

    Telles sont les données officielles publiées par ordre du Parlement, en 1864, dans le millénaire du libre-échange, au moment même où le chancelier de l’Echiquier racontait à la Chambre des Communes que «la condition des ouvriers anglais s’est améliorée, en moyenne, d’une manière si extraordinaire que nous n’en connaissons point d’exemple dans l’histoire d’aucun pays, ni d’aucun âge».

    De quel son discordant ces exaltations officielles sont percées par une brève remarque du non moins officiel Rapport sur l’état de la santé publique : «La santé publique d’un pays signifie la santé de ses masses, et il est presque impossible que les masses soient bien portantes, si elles ne jouissent pas, jusqu’au plus bas de l’échelle sociale, au moins du plus modeste bien-être.»

    Ebloui par le «Progrès de la Nation», le chancelier de l’Echiquier voit danser devant ses yeux les chiffres de ses statistiques.

    C’est avec un accent de véritable extase qu’il s’écrie : «De 1842 à 1852, le revenu imposable du pays s’est accru de 6 % ; dans les huit années de 1853 à 1861, il s’est accru de 20 %, si l’on prend pour base 1853 ; c’est un fait si étonnant qu’il est presque incroyable !… Cette vertigineuse montée de richesses et de puissance, ajoute W. Gladstone, se limite entièrement aux classes possédantes.»

    Si vous voulez savoir à quelles conditions de santé perdue, de morale flétrie et de ruine intellectuelle, cette «vertigineuse montée de richesses et de puissance, limitée entièrement aux classes possédantes», a été et est produite par les classes laborieuses, voyez la description qui est faite des ateliers de couture pour hommes et pour dames, et d’imprimeries, dans le dernier «Rapport sur l’état de la santé publique».

    Comparez le «Rapport de la commission pour examiner le travail des enfants», où il est constaté, par exemple, que la classe des potiers, hommes et femmes, présente une population très dégénérée, tant sous le rapport physique que sous le rapport intellectuel ; que «les enfants infirmes deviennent ensuite des parents infirmes» ; que «la dégénération de la race en est une conséquence absolue»; que «la dégénération de la population du comté de Staffer serait beaucoup plus avancée, n’était le recrutement continuel des pays adjacents et les mariages mixtes avec des races plus robustes».

    Jetez un coup d’oeil sur le Livre bleu de M. Tremenheere : Griefs et plaintes des journaliers boulangers.

    Et qui n’a pas frissonné en lisant ce paradoxe des inspecteurs des fabriques, certifié par le Registrar General, d’après lequel la santé des ouvriers du comté de Lancaster s’est améliorée considérablement, quoiqu’ils soient réduits à la plus misérable nourriture, parce que le manque de coton les a chassés des fabriques cotonnières, que la mortalité infantile a diminué, parce que, enfin, il est permis aux mères de donner le sein aux nouveau-nés, au lieu du cordial de Godfrey.

    Mais retournez encore une fois la médaille ! Le Tableau de l’impôt des revenus et des propriétés, présenté à la Chambre des Communes le 20 juillet 1864, nous apprend que du 5 avril 1862 au 5 avril 1863, treize personnes ont grossi les rangs de ceux dont les revenus annuels sont évalués par le collecteur des impôts à 50 000 livres sterling et au-delà, c’est-à-dire que leur nombre est monté, en une seule année, de 67 à 80.

    Le même Tableau dévoile le fait curieux que 3 000 personnes à peu près partagent entre elles un revenu annuel d’environ 25 000 000 de livres sterling, plus que la somme totale distribuée annuellement entre tous les laboureurs de l’Angleterre et du Pays de Galles.

    Ouvrez le registre du cens de 1861, et vous trouverez que le nombre des propriétaires terriens en Angleterre et dans le Pays de Galles s’est réduit de 16 934 en 1851 à 15 066 en 1861 ; qu’ainsi la concentration de la propriété du sol s’est accrue en dix années de 11 %. Si la concentration de la propriété foncière dans les mains d’un petit nombre suit toujours le même progrès, la question agraire deviendra singulièrement simplifiée, comme elle l’était dans l’Empire romain quand Néron eut un fin sourire à la nouvelle que la moitié de la province d’Afrique était possédée par six chevaliers.

    Nous nous sommes appesantis sur ces «faits si étonnants qu’ils sont presque incroyables», parce que l’Angleterre est à la tête de l’Europe commerciale et industrielle.

    Rappelez-vous qu’il y a quelques mois à peine, un des fils réfugiés de Louis-Philippe félicitait publiquement le travailleur agricole anglais de la supériorité de son lot par rapport à celui, moins prospère, de ses camarades de l’autre côté de la Manche.

    En vérité, si nous tenons compte de la différence des circonstances locales, nous voyons les faits anglais se reproduire sur une plus petite échelle, dans tous les pays industriels et progressifs du continent. Depuis 1848, un développement inouï de l’industrie et une expansion inimaginable des exportations et des importations ont eu lieu dans ces pays.

    Partout «la montée de richesses et de puissance entièrement limitée aux classes possédantes» a été réellement «vertigineuse».

    Partout, comme en Angleterre, une petite minorité de la classe ouvrière a obtenu une légère augmentation du salaire réel ; mais, dans la plupart des cas, la hausse du salaire nominal ne dénotait pas plus l’accroissement du bien-être des salariés que l’élévation du coût de l’entretien des pensionnaires, par exemple, à l’hôpital des pauvres ou dans l’asile des orphelins de la métropole, de 7 livres 7 shillings 4 pence en 1852, à 9 livres 15 sh. 8 p. en 1861, ne leur bénéficie ni n’augmente leur bien-être.

    Partout les grandes masses de la classe laborieuse descendaient toujours plus bas, dans la même proportion au moins que les classes placées au-dessus d’elle montaient plus haut sur l’échelle sociale.

    Dans tous les pays de l’Europe — c’est devenu actuellement une vérité incontestable pour tout esprit impartial, et déniée par ceux-là seuls dont l’intérêt consiste à promettre aux autres monts et merveilles — , ni le perfectionnement des machines, ni l’application de la science à la production, ni la découverte de nouvelles communications, ni les nouvelles colonies, ni l’émigration, ni la création de nouveaux débouchés, ni le libre-échange, ni toutes ces choses ensemble ne supprimeront la misère des classes laborieuses ; au contraire, tant qu’existera la base défectueuse d’à-présent, chaque nouveau progrès des forces productives du travail aggravera de toute nécessité les contrastes sociaux et fera davantage ressortir l’antagonisme social.

    Durant cette «vertigineuse» époque de progression économique, la mort d’inanition s’est élevée à la hauteur d’une institution sociale dans la métropole britannique.

    Cette époque est marquée, dans les annales du monde, par les retours accélérés, par l’étendue de plus en plus vaste et par les effets de plus en plus meurtriers de la peste sociale appelée la crise commerciale et industrielle.

    Après la défaite des révolutions de 1848, toutes les associations et tous les journaux politiques des classes ouvrières furent écrasés sur le continent par la main brutale de la force ; les plus avancés parmi les fils du travail s’enfuirent désespérés outre Atlantique, aux Etats-Unis, et les rêves éphémères d’affranchissement s’évanouirent devant une époque de fièvre industrielle, de marasme moral et de réaction politique.

    Dû en partie à la diplomatie anglaise qui agissait, alors comme maintenant dans un esprit de fraternelle solidarité avec le cabinet de Saint-Pétersbourg, l’échec de la classe ouvrière continentale répandit bientôt ses effets contagieux de ce côté de la Manche.

    La défaite de leurs frères du continent, en faisant perdre tout courage aux ouvriers anglais, toute foi dans leur propre cause, rendait en même temps aux seigneurs terriens et aux puissances d’argent leur confiance quelque peu ébranlée. Ils retirèrent insolemment les concessions déjà annoncées.

    La découverte de nouveaux terrains aurifères amena une immense émigration et creusa un vide irréparable dans les rangs du prolétariat de la Grande-Bretagne.

    D’autres, parmi ses membres les plus actifs jusque-là, furent séduits par l’appât temporaire d’un travail plus abondant et de salaires plus élevés et devinrent ainsi des «briseurs de grève politiques». En vain essaya-t-on d’entretenir ou de réformer le mouvement chartiste, tous les efforts échouèrent complètement.

    Dans la presse, les organes de la classe ouvrière moururent l’un après l’autre de l’apathie des masses et, en fait, jamais l’ouvrier anglais n’avait paru accepter si entièrement sa nullité politique. Si autrefois il n’y avait pas eu solidarité d’action entre la classe ouvrière de la Grande-Bretagne et celle du continent, maintenant il y a, en tout cas, entre elles, solidarité de défaite.

    Cependant cette période écoulée depuis les révolutions de 1848 a eu aussi ses compensations. Nous n’indiquerons ici que deux faits très importants.

    Après une lutte de trente années, soutenue avec la plus admirable persévérance, la classe ouvrière anglaise, profitant d’une brouille momentanée entre les maîtres de la terre et les maîtres de l’argent, réussit à enlever le bill de dix heures.

    Les immenses bienfaits physiques, moraux et intellectuels qui en résultèrent pour les ouvriers des manufactures ont été enregistrés dans les rapports bisannuels des inspecteurs des fabriques et, de tous côtés, on se plaît maintenant à les reconnaître.

    La plupart des gouvernements continentaux furent obligés d’accepter la loi anglaise dans les manufactures, sous une forme plus ou moins modifiée, et le Parlement anglais est lui-même chaque année forcé d’étendre et d’élargir le cercle de son action.

    Mais à côté de son utilité pratique, il y a dans la loi certains autres caractères bien faits pour en rehausser le merveilleux succès.

    Par la bouche de ses savants les plus connus, tels que le docteur Ure, le professeur Senior et autres philosophes de cette trempe, la classe moyenne avait prédit et allait répétant que toute intervention de la loi pour limiter les heures de travail devait sonner le glas de l’industrie anglaise qui, semblable au vampire, ne pouvait vivre que de sang, et du sang des enfants, par-dessus le marché.

    Jadis, le meurtre d’un enfant était un rite mystérieux de la religion de Moloch, mais on ne le pratiquait qu’en des occasions très solennelles, une fois par an peut-être, et encore Moloch n’avait-il pas de penchant exclusif pour les enfants du pauvre.

    Ce qui dans cette question de la limitation légale des heures de travail, donnait au conflit un véritable caractère d’acharnement et de fureur, c’est que, sans parler de l’avarice en émoi, il s’agissait là de la grande querelle entre le jeu aveugle de l’offre et de la demande, qui est toute l’économie politique de la classe bourgeoise, et la production sociale contrôlée et régie par la prévoyance sociale, qui constitue l’économie politique de la classe ouvrière.

    Le bill des dix heures ne fut donc pas seulement un important succès pratique ; ce fut aussi le triomphe d’un principe; pour la première fois, au grand jour, l’économie politique de la bourgeoisie avait été battue par l’économie politique de la classe ouvrière.

    Mais il était réservé à l’économie politique du travail de remporter bientôt un triomphe plus complet encore sur l’économie politique de la propriété.

    Nous voulons parler du mouvement coopératif et surtout des manufactures coopératives créées par l’initiative isolée de quelques «bras» [Hands, mot-à-mot « mains », signifie également ouvriers] entreprenants.

    La valeur de ces grandes expériences sociales ne saurait être surfaite.

    Elles ont montré par des faits, non plus par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d’une classe de patrons employant une classe de salariés; elles ont montré qu’il n’était pas nécessaire pour le succès de la production que l’instrument de travail fût monopolisé et servît d’instrument de domination et d’extorsion contre le travailleur lui-même; elles ont montré que comme le travail esclave, comme le travail serf, le travail salarié n’était qu’une forme transitoire et inférieure, destinée à disparaître devant le travail associé exécuté avec entrain, dans la joie et le bon vouloir.

    En Angleterre, c’est Robert Owen qui jeta les germes du système coopératif ; les entreprises des ouvriers, tentées sur le continent, ne furent en fait que la réalisation pratique des théories non découvertes, mais hautement proclamées en 1848.

    En même temps, l’expérience de cette période (1848-1864) a prouvé jusqu’à l’évidence que, si excellent qu’il fût en principe, si utile qu’il se montrât dans l’application, le travail coopératif, limité étroitement aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers, ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leurs misères.

    C’est peut-être précisément le motif qui a décidé de grands seigneurs bien intentionnés, des hâbleurs-philanthropes bourgeois et même des économistes pointus à accabler tout à coup d’éloges affadissants ce système coopératif qu’ils avaient en vain essayé d’écraser, lorsqu’il venait à peine d’éclore, ce système coopératif qu’ils représentaient alors d’un ton railleur comme une utopie de rêveur, ou qu’ils anathématisaient comme un sacrilège de socialiste.

    Pour affranchir les masses travailleuses, la coopération doit atteindre un développement national et, par conséquent, être soutenue et propagée par des moyens nationaux.

    Mais les seigneurs de la terre et les seigneurs du capital se serviront toujours de leurs privilèges politiques pour défendre et perpétuer leurs privilèges économiques. Bien loin de pousser à l’émancipation du travail, ils continueront à y opposer le plus d’obstacles possible.

    Qu’on se rappelle avec quel dédain lord Palmerston rembarra les défenseurs du bill sur les droits des tenanciers irlandais présenté pendant la dernière session. «La Chambre des Communes, s’écria-t-il, est une chambre de propriétaires fonciers !»

    La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière. Elle semble l’avoir compris, car en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, on a vu renaître en même temps ces aspirations communes, et en même temps aussi des efforts ont été faits pour réorganiser politiquement le parti des travailleurs.

    Il est un élément de succès que ce parti possède: il a le nombre; mais le nombre ne pèse dans la balance que s’il est uni par l’association et guidé par le savoir. L’expérience du passé nous a appris comment l’oubli de ces liens fraternels qui doivent exister entre les travailleurs des différents pays et les exciter à se soutenir les uns les autres dans toutes leurs luttes pour l’affranchissement, sera puni par la défaite commune de leurs entreprises divisées.

    C’est poussés par cette pensée que les travailleurs de différents pays, réunis en un meeting public à Saint-Martin’s Hall le 28 septembre 1864, ont résolu de fonder l’Association Internationale

    Une autre conviction encore a inspiré ce meeting.

    Si l’émancipation des classes travailleuses requiert leur union et leur concours fraternels, comment pourraient-elles accomplir cette grande mission si une politique étrangère, qui poursuit des desseins criminels, met en jeu les préjugés nationaux et fait couler dans des guerres de piraterie le sang et dilapide le bien du peuple?

    Ce n’est pas la prudence des classes gouvernantes de l’Angleterre, mais bien la résistance héroïque de la classe ouvrière à leur criminelle folie qui a épargné à l’Europe occidentale l’infamie d’une croisade pour le maintien et le développement de l’esclavage outre Atlantique.

    L’approbation sans pudeur, la sympathie dérisoire ou l’indifférence stupide avec lesquelles les classes supérieures d’Europe ont vu la Russie saisir comme une proie les montagnes-forteresses du Caucase et assassiner l’héroïque Pologne, les empiétements immenses et sans entrave de cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont on retrouve la main dans tous les cabinets d’Europe, ont appris aux travailleurs qu’il leur fallait se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir, et enfin lorsqu’ils seraient impuissants à rien empêcher, s’entendre pour une protestation commune et revendiquer les simples lois de la morale et de la justice qui devraient gouverner les rapports entre individus, comme lois suprêmes dans le commerce des nations.

    Combattre pour une politique étrangère de cette nature, c’est prendre part à la lutte générale pour l’affranchissement des travailleurs.

    Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

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  • Statuts de la Ligue des communistes, rédigés par Karl Marx

    Prolétaires de tous les pays unissez-vous !

    Section I. — La Ligue

    Article 1. – Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l’abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l’instauration d’une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée.

    Art. 2. – Les conditions d’adhésion sont :
    a) un mode de vie et une activité conformes à ce but ;
    b) une énergie révolutionnaire et un zèle propagandiste ;
    c) faire profession de communisme ;
    d) s’abstenir de participer à toute société politique ou nationale anticommuniste, et informer le Comité supérieur de l’inscription à une société quelconque ;
    e) se soumettre aux décisions de la Ligue ;
    f) garder le silence sur l’existence de toute affaire de la Ligue ;
    g) être admis à l’unanimité dans une commune.
    Quiconque ne répond plus à ces conditions est exclu. (Voir section VIII.)

    Art. 3. – Tous les membres sont égaux et frères, et se doivent donc aide en toute circonstance.

    Art. 4. – Les membres portent un nom d’emprunt.

    Art 5. – La Ligue est organisée en communes, districts. districts directeurs, Conseil central et Congrès.

    Section II. — La Commune

    Art. 6. – La commune se compose de trois membres au moins et de vingt au plus.

    Art. 7. – Chaque commune élit un président et l’adjoint. Le président dirige la séance, l’adjoint tient la caisse et remplace le président en cas d’absence.

    Art. 8. – Les diverses communes ne se connaissent pas entre elles, et n’échangent pas de correspondance entre elles.

    Art. 10. – Les communes portent des noms distinctifs.

    Art. 11. – Tout membre qui change d’adresse doit au préalable en aviser le président.

    Section III. — Le district

    Art. 12. – Le district comprend au moins deux et au plus dix communes.

    Art. 13. – Les présidents et adjoints de la commune forment le comité de district. Celui-ci élit un président dans son sein, et il tient la correspondance avec ses communes et le district directeur.

    Art. 14. – Le comité de district représente le pouvoir exécutif pour toutes les communes du district.

    Art 15. – Les communes isolées doivent ou bien se rattacher à un district déjà existant, ou bien former avec d’autres communes un nouveau district.  

    Section IV. — La direction de district

    Art 16. – Les différents districts d’un pays ou d’une province sont placés sous l’autorité d’une direction de districts.

    Art. 17. – La division des districts de la Ligue des provinces et la nomination des directions de districts sont l’œuvre du Congrès sur proposition du Conseil central.

    Art. 18. – La direction de districts forme le pouvoir exécutif pour tous les districts d’une province. Elle tient la correspondance avec ces districts et le Conseil central.

    Art. 20. – Les directions de districts sont, provisoirement responsables vis-à-vis du Conseil central et, en dernier ressort, vis-à-vis du Congrès. 

    Section V. — Le Conseil central

    Art. 21. – Le Conseil central forme le pouvoir exécutif de toute la Ligue et, en tant que tel, est responsable devant le Congrès.

    Art. 22. – Il se compose d’au moins cinq membres et est élu par la direction de district du lieu où le Congrès a fixé le siège de la Ligue.

    Art. 23. – Le Conseil central est en correspondance avec les directions de district. Il établit tous les trois mois un rapport sur la situation de toute la Ligue.  

    Section VI. — Dispositions générales

    Art. 24. – Les communes et les directions de district ainsi que le Conseil central se réunissent au moins une fois tous les quinze jours.

    Art. 25. – Les membres de la direction des districts et du Conseil central sont élus pour un an, rééligibles et révocables à tout moment par leurs électeurs.

    Art. 26. – Les élections ont lieu au mois de septembre.

    Art. 27. – Les directions de district doivent orienter les discussions conformément aux buts de la Ligue.
    Si le Conseil central estime que la discussion de certaines questions est d’un intérêt général et immédiat, il doit inviter la Ligue entière à discuter des questions.

    Art. 28. – Chaque membre de la Ligue dont correspondre au moins une fois par trimestre, et chaque commune au moins une fois par mois, avec leur direction de district.
    Chaque district doit adresser, à la direction de district, un rapport sur sa sphère au moins une fois tous les deux mois, et celle-ci au moins une fois tous les trois mois au Conseil central.

    Art. 29. – Chaque centre de la Ligue doit prendre, dans la limite des statuts et sous sa propre responsabilité, les mesures appropriées à sa sécurité et à l’efficacité d’une action énergique, et en aviser sans retard le centre supérieur.

    Section VII. — Le Congrès

    Art. 30. – Le Congrès est le pouvoir législatif de l’ensemble de la Ligue. Toutes les propositions relatives à une modification des statuts sont envoyées par les directions de districts au Conseil central qui les soumet au Congrès.

    Art. 31. – Chaque district envoie un délégué.

    Art. 32. – Chaque district envoie un délégué pour trente membres, deux jusqu’à soixante, trois jusqu’à quatre-vingt-dix membres, etc. Les districts peuvent se faire représenter par des membres de la Ligue qui n’appartiennent pas à leur localité.
    Dans ce cas, ils doivent envoyer à leur député un mandat détaillé.

    Art. 33. – Le Congrès se réunit au mois d’août de chaque année. Dans les cas d’urgence, le Conseil central convoquera un Congrès extraordinaire.

    Art. 34. – Le Congrès fixe chaque fois le lieu où le Conseil central aura son siège pour l’année suivante et le lieu ou le Congrès se réunira la fois suivante.

    Art. 35. – Le Conseil central a droit de séance au Congrès, mais n’a pas de voix décisive.

    Art. 36. – Après chacune de ses sessions, le Congrès lance, en plus de sa circulaire, un manifeste au nom du parti.  

    Section VIII. — Infractions vis-à-vis de la Ligue

    Art. 37. – Quiconque viole les conditions imposées aux membres (art. 2) est, suivant les circonstances, suspendu de la Ligue ou exclu.
    L’exclusion s’oppose à une réintégration.

    Art. 38. – Seul le Congrès se prononce sur les expulsions.

    Art. 39. – Le district ou la commune peut écarter des membres en l’annonçant aussitôt à l’instance supérieure. Sur ce point aussi, le Congrès décide en dernier ressort.

    Art. 40. – La réintégration de membres suspendus est prononcée par le Conseil central à la demande du district.

    Art. 41. – Les infractions contre la Ligue sont jugées par la direction de districts qui assure l’exécution du jugement.

    Art. 42. – Les individus écartés ou exclus, ainsi qu’en général les sujets suspects, sont à surveiller par la Ligue et à mettre hors d’état de nuire.  

    Section IX. — Ressources financières

    Art. 43. – Le Congrès fixe pour chaque pays le minimum de la cotisation à verser par chaque membre.

    Art. 44. – Cette cotisation va pour moitié au Conseil central, et reste pour moitié à la caisse de la commune ou du district.

    Art. 45. – Les fonds du Conseil central sont employés :
    1. à couvrir les frais de correspondance et d’administration ;
    2. à faire imprimer et à diffuser les brochures et tracts de propagande ;
    3. à envoyer éventuellement des émissaires.

    Art. 46. – Les fonds des directions locales sont employés :
    1. à couvrir les frais de correspondance ;
    2. à imprimer et à diffuser des écrits de propagande ;
    3. à envoyer éventuellement des émissaires.

    Art. 47. – Les communes et districts qui sont restés six mois sans verser leurs cotisations pour le Conseil central seront avisés par le Conseil central de leur suspension.

    Art. 48. – Les directions de districts doivent, au moins trimestriellement, faire à leurs communes un compte rendu des recettes et dépenses. Le Conseil central présente au Congrès le compte rendu de gestion des fonds et de la situation financière générale. Toute indélicatesse concernant les fonds de la Ligue est frappée des sanctions les plus sévères.

    Art. 49. – Les dépenses extraordinaires et les frais de Congrès sont couverts par des contributions extraordinaires.

    Art. 50. – Le président de la commune donne lecture au candidat des articles 1 à 49, les explique, met particulièrement en évidence dans une brève allocution les obligations dont se charge celui qui entre dans la Ligue, et lui pose ensuite la question : « Veux-tu, dans ces conditions, entrer dans cette Ligue ? » Si le candidat répond « Oui ! », le président lui demande sa parole d’honneur qu’il accomplira les obligations de membre de la Ligue, et il est déclaré membre de la Ligue, et à la réunion suivante il est introduit dans la commune.


    Londres, le 8 décembre 1847.
    Au nom du deuxième congrès de l’automne 1847.


    Le Secrétaire : Engels
    Le président : Karl Schapper 

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  • L’Association Internationale des Travailleurs et la Commune de Paris

    La victoire sur Bakounine et l’anarchisme renouvelé ayant suivi le proudhonisme a largement profité d’un événement fondamentalement marquant : la Commune de Paris, en 1871.

    Ce soulèvement avait comme caractère ce que Karl Marx considérait comme étant la dictature du prolétariat ; il témoignait par conséquent de la nécessaire constitution du prolétariat comme parti politique défendant ses intérêts et les imposant.

    La valeur historique de l’Association Internationale des Travailleurs se réalisait pleinement et, à ce titre, devait forcément aboutir à son propre dépassement.

    Cela est d’autant plus vrai que l’AIT s’était largement développée en France, ayant donné naissance à la mi-novembre 1869 à une Fédération parisienne des sociétés ouvrières, qui rassemblera très rapidement 40 000 membres dans 56 sociétés parant aux interdictions anti-ouvrières d’alors.

    Au moment de la Commune de Paris, l’AIT dispose d’une base d’autour de 100 000 personnes membres ou sympathisant en France environ, et même deux élus aux élections législatives de février 1871. L’un passera rejoindra le soulèvement, le second trahissant rejoignait les Versaillais : il s’agit de Henri Tolain, du manifeste des soixante, qui deviendra par la suite sénateur le reste de sa vie.

    Dans la Commune de Paris, les membres de l’AIT furent une minorité dans la direction, celle-ci restant sous hégémonie des activistes dans l’esprit de 1848. Mais l’AIT comprit tout de suite que l’événement allait dans son sens.

    Au nom de l’AIT, Karl Marx rédigea deux adresses à la Commune de Paris, puis ensuite un bilan intitulé La guerre civile en France. Ce dernier ouvrage fut immédiatement traduit dans toute l’Europe, montrant la convergence historique parfaite entre la Commune de Paris et l’AIT.

    L’œuvre se conclut de la manière suivante :

    « L’entendement bourgeois, tout imprégné d’esprit policier, se figure naturellement l’Association internationale des travailleurs comme une sorte de conjuration secrète, dont l’autorité centrale commande, de temps à autre, des explosions en différents pays.

    Notre Association n’est, en fait, rien d’autre que le lien international qui unit les ouvriers les plus avancés des divers pays du monde civilisé.

    En quel que lieu, sous quelque forme, et dans quelques conditions ne la lutte de classe prenne consistance, il est bien naturel que les membres de notre Association se trouvent au premier rang. Le sol sur lequel elle pousse est la société moderne même.

    Elle ne peut en être extirpée, fût-ce au prix de la plus énorme effusion de sang. Pour l’extirper, les gouvernements auraient à extirper le despotisme du capital sur le travail, condition même de leur propre existence parasitaire.

    Le Paris ouvrier, avec sa Commune, sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière.

    Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer. »

    Les bourgeoisies des différents pays se mirent naturellement à exercer une pression encore plus grande sur l’AIT, qui fit passer son siège à New York en remplacement de Londres.

    Le centre de gravité avait d’ailleurs changé non pas tant de Grande-Bretagne aux États-Unis, qu’en Allemagne avec l’émergence historique d’une puissante social-démocratie.

    L’AIT, qui centralisait des initiatives éparses et se posait comme catalyseur, cessa en pratique ses activités en 1873, même si formellement son acte de dissolution fut prononcé au congrès de Philadelphie le 15 juillet 1876.

    C’est Friedrich Engels, après la mort de Karl Marx en 1883, qui prendra le relais et qui œuvra à la fondation, en juillet 1889, de la seconde Internationale, l’Internationale Ouvrière, cette fois composée de partis politiques formant la social-démocratie internationale.

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  • L’Association Internationale des Travailleurs et le panslave Mikhaïl Bakounine

    La principale figure de l’anarchisme ayant succédé au proudhonisme fut Mikhaïl Bakounine (1814-1876). Ce révolutionnaire russe était initialement proche de Karl Marx ; c’est d’ailleurs lui qui a traduit le Manifeste du parti communiste en russe.

    Longuement emprisonné en Russie – il perdit toutes ses dents en raison du scorbut -, Bakounine était une des figures les plus avancées de la vague révolutionnaire de 1848 portée par les peuples slaves.

    Bakounine au congrès de Bâle en 1869

    Bakounine ne devint pas anarchiste avant 1868 ; auparavant, il est une figure démocratique cherchant une voie dans le panslavisme, avec à l’arrière-plan le congrès panslave de Prague de 1848.

    Les peuples slaves étaient en fait sous le joug de nations non slaves : l’Autriche et la Hongrie. Seule la Russie échappait à cette situation et pour cette raison tentait de se poser comme hégémonique chez les peuples slaves, ainsi que comme solution politique.

    Friedrich Engels, en 1849, définit ainsi la nature du panslavisme démocratique :

    « Nous avons souvent indiqué que les douces songeries nées après les révolutions de février et de mars, que les rêves exaltés de fraternisation générale des peuples, de république fédérative européenne et de paix mondiale éternelle ne faisaient au fond que dissimuler la perplexité et l’inaction sans bornes des porte-parole d’alors (…).

    Une expérience douloureuse nous a appris que la « fraternisation des peuples d’Europe » ne s’établit pas avec de simples phrases et des vœux pieux mais avec des révolutions radicales et des luttes sanglantes; qu’il ne s’agit pas d’une fraternisation de tous les peuples européens sous un drapeau républicain mais de l’alliance des peuples révolutionnaires contre les contre-révolutionnaires, d’une alliance qui se conclut non sur le papier mais uniquement sur le champ de bataille.

    Dans toute l’Europe occidentale ces expériences amères mais nécessaires ont privé de tout crédit les belles phrases lamartiniennes.

    À l’Est, en revanche, il y a toujours des fractions soi-disant démocratiques et révolutionnaires qui ne se lassent pas de faire écho à cette phraséologie sentimentale et de prêcher l’évangile de la fraternité des peuples européens.

    Ces fractions – nous passons sous silence quelques rêveurs ignorants de langue allemande comme M. Ruge et consorts – ce sont les panslavistes démocratiques des différents peuples slaves.

    Nous avons devant les yeux le programme du panslavisme démocratique exposé dans une brochure :  Appel aux Slaves, éditée à Köthen en 1848 et émanant d’un patriote russe, Michel Bakounine, membre du Congrès des Slaves qui s’est tenu à Prague.

    Bakounine est notre ami. Cela ne nous empêchera pas de soumettre sa brochure à la critique (…).

    « Justice », « humanité », « liberté », « égalité », « fraternité », « indépendance » – jusque-là nous n’avons rien trouvé d’autre dans le manifeste panslaviste que ces catégories plus ou moins morales; elles sonnent bien, certes, mais, dans des questions historiques et politiques elles ne prouvent absolument rien (…).

    Quant au panslavisme en particulier, nous avons développé dans le n° 194 de la Nouvelle Gazette rhénane comment, abstraction faite des illusions partant d’un bon naturel, les panslavistes démocratiques n’ont en réalité pas d’autre but que de donner d’une part en Russie, et d’autre part dans la double monarchie autrichienne dominée par la majorité slave et dépendante de la Russie, un point de ralliement aux Slaves autrichiens dispersés et sous la dépendance historique, littéraire, politique, commerciale et industrielle des Allemands et des Magyars.

    Nous avons développé comment des petites nations remorquées depuis des siècles contre leur propre volonté par l’histoire, étaient nécessairement contre-révolutionnaires, et comment leur position dans la révolution de 1848 fut réellement contre-révolutionnaire (…).

    Nous le répétons :  en dehors des Polonais, des Russes et à la rigueur des Slaves de Turquie, aucun peuple slave n’a d’avenir pour la simple raison que les conditions premières de l’indépendance et de la viabilité, conditions historiques, géographiques, politiques et industrielles manquent aux autres Slaves.

    Des peuples qui n’ont jamais eu leur propre histoire, qui passent sous la domination étrangère à partir du moment où ils accèdent au stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation, ou qui ne parviennent à ce premier stade que contraints et forcés par un joug étranger, n’ont aucune viabilité, ne peuvent jamais parvenir à quelque autonomie que ce soit.

    Et tel a été le sort des Slaves autrichiens. Les Tchèques au nombre desquels nous compterons même les Moraves et les Slovaques, bien qu’ils soient linguistiquement et historiquement différents, n’ont jamais eu d’histoire.

    Depuis Charlemagne, la Bohême est enchaînée à l’Allemagne. La nation tchèque s’émancipe un instant et forme le royaume de Moravie, pour être aussitôt assujettie de nouveau et servir cinq cents ans de ballon avec quoi jouent l’Allemagne, la Hongrie et la Pologne.

    Puis la Bohême et la Moravie passent définitivement à l’Allemagne, les régions de Slovaquie restant hongroises. Et cette « nation » qui, historiquement n’existe pas, a des prétentions à l’indépendance  ?

    Il en est de même de ceux qu’on appelle les Slaves du Sud. Où est l’histoire des Slovènes d’Illyrie, des Dalmates, des Croates et des Scholazes  ? Depuis le XI° siècle, ils ont perdu la dernière apparence d’indépendance politique et ont été placés sous la domination ou allemande ou vénitienne ou magyare. Et, avec ces loques déchirées, on veut bâcler une nation vigoureuse, indépendante et viable ? »

    Le texte dont est tiré cet extrait est extrêmement célèbre en Europe de l’Est dans l’histoire du communisme ; aux ajustement nécessaires se sont ajoutés des événements historiques très importants renversant la situation, sans pour autant modifier la validité de l’analyse de Friedrich Engels.

    Bakounine était le produit d’une situation et n’avait nul bagage idéologique développé. C’est la raison de son basculement dans le proudhonisme à la fin de sa vie, avec d’un côté l’abstentionnisme politique, de l’autre la négation de l’État.

    Pierre-Joseph Proudhon avait perdu toute crédibilité dans son soutien à Napoléon III ; Bakounine prit le relais historique de partisan de l’anarchisme comme affirmation du principe de soulèvement.

    Bakounine pris en photo par Nadar

    Membre d’une Ligue de la Paix et de la Liberté de type bourgeoise – pacifiste qui finit par faire scission en 1868 entre la bourgeoisie et les socialistes, Bakounine rejoignit ces derniers fondant l’Alliance Internationale de la Démocratie Socialiste, qui demanda immédiatement de rejoindre l’AIT.

    Bakounine organisa alors des réseaux secrets dans l’AIT et prôna une ligne d’unité sans principes, au nom du principe de rassembler toutes les structures défendant toutes les variantes de politique.

    A ce fédéralisme s’ajoute l’affirmation de la question de l’héritage comme problématique principale de la révolution, à l’opposé de l’analyse fondée sur le principe du mode de production.

    La situation devint explosive au point que Karl Marx et ses partisans réaffirmèrent alors la nature politique du projet, avec comme but la conquête du pouvoir, ce qui provoqua le départ de fédérations (Belgique, Espagne, Italie, Jura).

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  • L’Association Internationale des Travailleurs: le proudhonisme devient l’anarchisme

    L’opposition entre Tolain et Marx reflète dans l’A.I.T. toute une approche quant à la question révolutionnaire. Il y a d’un côté la tendance voyant les choses de manière historique, recherchant par conséquent à élaborer un savoir scientifique. De l’autre, il y a les gens qui sont ouvriéristes, s’intéressent aux revendications immédiates, tendent au pragmatisme, nient l’importance de la théorie ni de la question précise de la prise du pouvoir.

    On a ainsi l’opposition, en filigrane, entre marxisme et proudhonisme, ou d’une certaine manière entre marxisme et « syndicalisme révolutionnaire ». Cela détermine toute la première période de l’A.I.T., marquée par la conférence de Londres (25-28 septembre 1865), le congrès de Genève donc (3-8 septembre 1866), le congrès de Lausanne (2-8 septembre 1867) et celui de Bruxelles (6-13 septembre 1868).

    Karl Marx en 1866

    Mais la seconde période de l’A.I.T. est marquée par l’affrontement avec un proudhonisme modifié, dirigé par Bakounine (1814-1876) et donnant naissance à l’anarchisme. Un grand événement marquant est bien entendu également la Commune de Paris, qui permit à Marx de préciser ce qu’il qualifie par « dictature du prolétariat ».

    Sur le plan de l’organisation, l’A.I.T. connut durant cette période le congrès de Bâle (6-12 septembre 1869) la conférence de Londres (17-23 septembre 1871) et le congrès de La Haye (2-7 septembre 1872), qui furent marqués par un intense conflit entre marxisme et anarchisme.

    Le congrès de Bâle en 1869

    Le congrès du Bâle marqua le début du conflit ouvert. En pratique, le proudhonisme avait failli dans le mouvement ouvrier, parce qu’il défendait la petite propriété. Aux premiers temps de l’A.I.T., c’était toujours la ligne des partisans du proudhonisme, qui voyaient en des institutions de crédit la solution aux problèmes sociaux.

    Les progrès de la lutte de classe posaient cependant la bataille pour le communisme à l’ordre du jour, le principe du collectivisme fut adopté par l’A.I.T., contre la défense de la petite propriété, et le proudhonisme devint l’anarchisme.

    Au congrès de Bâle, la ligne du proudhonisme était battue avec l’adoption des motions suivantes :

    « 1. Le Congrès déclare que la société a le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de faire entrer le sol à la communauté.

    2. Il déclare encore qu’il y a nécessité de faire entrer le sol à la propriété collective. »

    Voici comment Tolain tentait de protéger le principe de propriété privée :

    « Vous m’accorderez que la société se compose d’individus, que la collectivité est un être abstrait, quelque chose qui ne ressemble pas à l’homme, quelque chose qu’on nous impose, qui est inconnu et qu’il faut cependant accepter.

    L’individu, au contraire, existe ; il s’affirme dans toutes les branches de l’activité humaine ; il suffit de l’envisager à ces trois points de vue : la religion, la politique et l’économie, pour se persuader que, de toutes tendances, celles qui sont fausses sont seulement celles qui sont contraires à la manifestation de l’individu ; et partout vous reconnaîtrez ce désir de chaque homme d’être son propre roi : un être libre et indépendant.

    Quand l’homme a fourni sa part de contribution pour l’organisation des services publics, lorsqu’il satisfait les garanties qu’exige de lui la société, je nie à la collectivité le droit de porter la main sur le produit de son travail ; c’est là une question de liberté humaine.

    Passant ensuite à la propriété elle-même, l’orateur reproche à ses adversaires de prendre l’effet pour la cause en attribuant au droit de posséder le motif des misères de l’humanité. Il faut la voir au point de vue de la suppression des baux, loyers, etc., remplacés par le contrat de vente et le crédit réorganisé.

    Demandons-nous maintenant si, comme intelligence, la collectivité est supérieure ou inférieure à l’individu.

    Eh bien ! par qui ont été réalisés tous ces grands progrès dont s’enorgueillit l’humanité, sinon par des individus qui, par leur savoir et leur habileté, se sont élevés au-dessus de la collectivité, qui souvent les poursuivait de ses cris et de ses sarcasmes. Colomb, Stephenson, Galilée et beaucoup d’autres sont autant de preuves que les efforts de l’individu sont supérieurs aux efforts de la collectivité.

    La collectivité a encore cet autre danger, qu’elle nuit à cette division du travail qui est un premier élément de prospérité. La question de la propriété est du domaine de la science, qui seule peut la résoudre. Tous nos votes n’y feront rien.

    Enfin, citoyens, parmi tous les systèmes que nous recommande le collectivisme, il n’en est pas un qui se soit affranchi de l’organisation hiérarchique et autoritaire. Et tant que ces systèmes ne concorderont pas avec la liberté et avec l’égalité, je resterai partisan de la prospérité individuelle et terrienne. »

    Ce point de vue individualiste fut écrasé et l’anarchisme remplaça le proudhonisme, comme variante plus approfondie.

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  • Le proudhonisme français contre le marxisme au sein de l’Association Internationale des Travailleurs

    Avant l’Association Internationale des Travailleurs, les travailleurs avancés culturellement dans la cause ouvrière étaient dispersés et sur le plan idéologique, leurs conceptions était instables, oscillantes, partant tendanciellement soit dans le réformisme, soit dans le radicalisme.

    Ainsi, au sein de la Ligue des communistes, l’un des principaux opposants à Marx et Engels fut Stephan Born (1824-1898). Président du Comité central ouvrier de l’Association fraternelle des travailleurs de Berlin, il s’opposait à la participation aux luttes démocratiques de la bourgeoisie de la féodalité, prônant par ailleurs une ligne d’associations coopératives de production et de soutien au crédit par l’Etat.

    A ligne opportuniste de droite de Born s’associait la ligne opportuniste de gauche d’Andreas Gottschalk (1815-1849), actif à Cologne et qui lui considérait que les tâches démocratiques ne relevaient pas du prolétariat.

    Le panorama ressemblait à cela sur le plan international. En France, au proudhonisme des uns répondait les velléités conspirationnistes des autres. Les idées de Proudhon s’étaient en pratique répandues de manière importante, l’une des expressions étant « le Manifeste des soixante. »

    Il s’agit d’un appel de soixante ouvriers, publié en février 1864 dans un journal d’opposition à Napoléon III, pour une candidature ouvrière : celle d’Henri Tolain (1828-1897). Le texte reflète le conception proudhonienne de celui-ci, avec à l’esprit les réformes économiques, notamment avec le crédit, devant amener la classe ouvrière à s’imposer de manière naturelle au sein même du capitalisme.

    Le « Manifeste des soixante » dit ainsi :

    « Qu’on ne nous accuse point de rêver lois agraires, égalité chimérique, qui mettrait chacun sur un lit de Procuste, partage, maximum, impôt forcé, etc., etc.

    Non ! il est grand temps d’en finir avec ces calomnies propagées par nos ennemis et adoptées par les ignorants. La liberté du travail, le crédit, la solidarité, voilà nos rêves.

    Le jour où ils se réaliseront, pour la gloire et la prospérité d’un pays qui nous est cher, il n’y aura plus ni bourgeois ni prolétaires, ni patrons ni ouvriers. Tous les citoyens seront égaux en droits. »

    Tolain soutiendra l’Association Internationale des Travailleurs au départ, devenant le chef de file du courant en France ; il tient cependant à la dimension fédérale et ne veut pas de décisions générales, il veut que les délégués soient forcément des travailleurs manuels, etc.

    Cette perspective ouvriériste réformiste l’amènera toujours plus dans les bras du réformisme et des élections, et il rejettera même la Commune de Paris en 1871. L’AIT, pour qui il avait été élu député de la Seine, l’exclut alors.

    Voici un exemple de la position de Tolain, sa ligne anti-intellectuelle. Il s’agit d’un compte-rendu d’une discussion à congrès de Genève de l’A.I.T., en 1866. Karl Marx ne s’y est pas rendu ; comme il l’explique dans une lettre à Ludwig Kugelmann du 23 août 1866 :

    « Bien que je consacre beaucoup de temps aux travaux préparatoires du Congrès de Genève, je ne puis ni ne veux m’y rendre, car il m’est impossible d’interrompre mon travail pendant un délai assez long. Par ce travail, j’estime que je fais quelque chose de bien plus important pour la classe ouvrière que tout ce que je pourrais faire personnellement dans un congrès quelconque. »

    Voici donc comment Tolain a « compris » cela, et comment son initiative est défaite :

    « L’article 11 ainsi conçu : « Chaque membre de l’Association a le droit de participer au vote et est éligible », a été le sujet de la discussion suivante :

    Le citoyen Tolain (Paris) : S’il est indifférent d’admettre, comme membre de l’Association internationale, des citoyens de toute classe, travailleurs ou non, il ne doit pas en être de même lorsqu’il s’agit de choisir un délégué. En présence de l’organisation sociale actuelle dans laquelle la classe ouvrière soutient une lutte sans trêve ni merci contre la classe bourgeoise, il est utile, indispensable même, que tous les hommes qui sont chargés de représenter des groupes ouvriers soient des travailleurs.

    Le citoyen Perrachon (Paris) parle dans le même sens et va plus loin, car il croit que ce serait vouloir la perte de l’Association que d’admettre comme délégué un citoyen qui ne serait pas ouvrier.

    Le citoyen Vuilleumier (Suisse) : En éliminant quelqu’un de notre association, nous nous mettrions en contradiction avec nos règlements généraux, qui admettent dans son sein tout individu sans distinction de race, ni de couleur, et par le seul fait de son admission il est apte à prétendre à l’honneur d’être délégué.

    Le citoyen Cremer (Londres) s’étonne de voir cette question revenir de nouveau en discussion. Il n’en comprend pas la nécessité, car   dit-il   parmi les membres du Conseil central se trouvent plusieurs citoyens qui n’exercent pas de métiers manuels et qui n’ont donné aucun motif de suspicion, loin de là. Il est probable que, sans leur dévouement, l’Association n’aurait pu s’implanter en Angleterre d’une façon aussi complète. Parmi ces membres, je vous citerai un seul, le citoyen Marx, qui a consacré toute sa vie au triomphe de la classe ouvrière.

    Le citoyen Carter (Londres) : On vient de vous parler du citoyen Karl Marx. Il a compris parfaitement l’importance de ce premier congrès, où seulement devaient se trouver des délégués ouvriers. Aussi a-t-il refusé la délégation que lui offrait le Conseil central. Mais ce n’est point une raison pour l’empêcher, lui ou tout autre, de venir au milieu de nous, au contraire.

    Des hommes se dévouant entièrement à la cause prolétaire sont trop rares pour les écarter de notre route. La bourgeoisie n’a triomphé que du jour où, riche et puissante par le nombre, elle s’est alliée la science, et c’est la prétendue science économique bourgeoise qui, en lui donnant du prestige, maintient encore son pouvoir.

    Que les hommes qui se sont occupés de la question économique, et qui ont reconnu la justice de notre cause et la nécessité d’une réforme sociale, viennent au congrès ouvrier battre en brèche la science économique bourgeoise.

    Le citoyen Tolain (Paris) : Comme ouvrier, je remercie le citoyen Marx de n’avoir pas accepté la délégation qu’on lui offrait. En faisant cela, le citoyen Marx a montré que les congrès ouvriers devaient être seulement composés d’ouvriers manuels.

    Si ici nous admettons des hommes appartenant à d’autres classes, on ne manquera pas de dire que le congrès ne représente pas les aspirations des classes ouvrières, qu’il n’est pas fait pour des travailleurs, et je crois qu’il est utile de montrer au monde que nous sommes assez avancés pour pouvoir agir par nous-mêmes.

    L’amendement du citoyen Tolain voulant la qualité d’ouvrier manuel pour recevoir le titre de délégué est mis aux voix et rejeté, 20 pour et 25 contre. »

    Tolain le proudhonien s’opposait par définition à Karl Marx et au rôle de la théorie, qui avait déjà pourtant joué un rôle central pour l’A.I.T..

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  • Marx au coeur de l’Association Internationale des Travailleurs

    L’événement qui amena la fondation de l’Association Internationale des Travailleurs fut la rencontre entre d’un côté l’activité de Karl Marx épaulé par Friedrich Engels, de l’autre le développement du mouvement ouvrier anglais et français, qui tissèrent des liens.

    Une réunion eut alors lieu à Londres au St Martin’s Hall, une petite salle utilisée par les ouvriers et les démocrates. Étaient présents des ouvriers anglais et français, ainsi que des prolétaires et des démocrates de l’émigration, qui ensemble fondirent, le 28 septembre 1864, l’Association Internationale des Travailleurs (AIT).

    Le St Martin’s Hall

    Karl Marx ne fut nommé que dans le comité directeur, qui devint le conseil central, puis le conseil général, n’en étant donc pas le dirigeant ; cependant, il était le moteur de l’initiative. C’est d’ailleurs lui qui prit en main la rédaction tant de l’adresse inaugurale que des statuts de l’AIT.

    Cela veut dire que Karl Marx était en mesure de tenir en échec tant le courant anglais qui avait une perspective syndicale-réformiste internationale, que le courant français qui visait la mise en place de prêts sans intérêts à l’échelle internationale et de coopératives. A cela s’ajoute un courant italien, se situant dans la tradition de la révolte des peuples de 1848.

    Les statuts avaient d’ailleurs connu un brouillon écrit par Ludwig Wolf, un partisan de Mazzini ; Karl Marx n’en garda que le nom de l’AIT, et c’est lui qui eut l’idée d’ajouter une adresse inaugurale à l’annonce de la formation de la nouvelle organisation.

    Le premier novembre 1864, le comité directeur avalisa les documents et le 22 mars 1864, Karl Marx proposa au conseil général que les syndicats anglais (les trade-unions) adhèrent de manière collective à l’AIT. Cela se réalisa notamment grâce au militant Robert Shaw ; en janvier 1865, cela permit aux ouvriers anglais de soutenir des réformes électorales de la bourgeoisie radicale.

    Dans une lettre du premier mai 1865 à Friedrich Engels, Karl Marx considère alors que :

    « Si cette réélectrification du mouvement politique de la classe ouvrière anglaise réussit, alors notre association, sans faire d’histoires, a déjà plus contribué à la classe ouvrière européenne qu’il aurait été possible d’une quelconque autre manière. »

    Karl Marx œuvrait ainsi dans le sens d’une politisation de la classe ouvrière, d’une prise en compte des enjeux, avec un besoin d’évaluation et de positionnement. En voici un exemple avec le message de l’AIT à Abraham Lincoln, à la fin de l’année 1864 :

    « Nous complimentons le peuple américain à l’occasion de votre réélection à une forte majorité.

    Si la résistance au pouvoir des esclavagistes a été le mot d’ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de votre réélection est : mort à l’esclavage.

    Depuis le début de la lutte titanesque que mène l’Amérique, les ouvriers d’Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. La lutte pour les territoires qui inaugura la terrible épopée, ne devait-elle pas décider si la terre vierge de zones immenses devait être fécondée par le travail de l’émigrant, ou souillée par le fouet du gardien d’esclaves ?

    Lorsque l’oligarchie des trois cent mille esclavagistes osa, pour la première fois dans les annales du monde, inscrire le mot esclavage sur le drapeau de la rébellion armée ; lorsque à l’endroit même où, un siècle plus tôt, l’idée d’une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des droits de l’homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du 18e siècle, alors les classes ouvrières d’Europe comprirent aussitôt, et avant même que l’adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l’avenir, mais encore leurs conquêtes passées.

    C’est pourquoi, ils supportèrent toujours avec patience les souffrances que leur imposa la crise du coton et s’opposèrent avec vigueur à l’intervention en faveur de l’esclavagisme que préparaient les classes supérieures et « cultivées », et un peu partout en Europe contribuèrent de leur sang à la bonne cause.

    Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord permirent à l’esclavage de souiller leur propre République ; tant qu’ils glorifièrent de jouir du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens.

    Les ouvriers d’Europe sont persuadés que si la guerre d’indépendance américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes bourgeoises, la guerre anti-esclavagiste américaine a inauguré l’époque nouvelle de l’essor des classes ouvrières.

    Elles considèrent comme l’annonce de l’ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l’énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. »

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