Le Parti Socialiste SFIO et les radicaux comme concurrents, ennemis, partenaires

Jusqu’à la veille de la première guerre mondiale, il existe tout un courant appelé le radicalisme, consistant en les rangs de la bourgeoisie libérale.

Celle-ci était opposée aux conservateurs et au clergé, et ouverte à des mesures sociales si cela permettait de renforcer le régime républicain. Positionnés au centre, les radicaux oscillaient entre la gauche et la droite, se plaçant comme incontournables, n’hésitant pas des démarches très opportunistes pour réussir.

Voici comment le Nantais Charles Brunellière, grande figure socialiste de la région, raconte au 8e Congrès national, tenu à Saint-Quentin, les 16, 17, 18 et 19 avril 1911, la mésaventure vécue alors.

Charles Brunellière

« En 1908, au lieu d’avoir comme précédemment le scrutin par canton qui nous permettait de ne présenter des candidats que dans les cantons ouvriers où nous avions des chances de succès, nous nous sommes trouvés, quelques semaines avant les élections, avec le mode de scrutin complètement changé par suite de l’annexion de deux communes voisines.

Nous avons eu le scrutin de liste avec l’obligation de trouver 36 candidats. Nous étions, de plus, acculés à des dépenses bien au-dessus des ressource de la Fédération.

Nous avons alors accepté l’alliance qui nous était proposée par le Comité général radical et le Comité central républicain ; nous avons, d’accord avec ces deux organisations, présenté dix candidats sur une liste commune, avec la condition expresse que nous conserverions toute notre liberté de tactique et d’intégralité de notre progamme.

Cette expérience a été désastreuse pour nous. En effet, les élections n’étaient pas terminées que déjà nos alliés nous tendaient des pièges.

Ensuite, il s’est produit une confusion dans l’esprit des électeurs, à tel point que lorsque sont arrivées les élections législatives, les électeurs de M. [Gabriel] Guist’hau sont allés voter pour lui en chantant l’Internationale, ce qui n’a pas empêché M. Guist’hau de se faire inscrire d’abord au groupe des socialistes indépendants, puis au groupe des radicaux et enfin d’entrer dans le ministère Briand.

Cette confusion a produit des défections considérables parmi les électeurs socialistes qui marchaient avec nous, si bien que nous sommes sortis diminués des dernières élections législatives ; d’ailleurs, la tactique confusionniste d’un de nos élués, qui en a entraîné d’autres, n’a pas peu contribué à amener ce déplorable résultat. »

Pourtant, le constat de la nature opportuniste des radicaux avait déjà été fait en 1907, au quatrième congrès à Nancy, où le Parti socialiste (SFIO) se posait comme faisant face de manière résolue au bloc bourgeois, formulant une grande déception vis-à-vis des radicaux. Le rapport du congrès constatait alors :

« Au retour du congrès de Limoges [le troisième], le Groupe socialiste se trouva en présence du cabinet Clémenceau, qui venait de naître.

Il n’est pas sans intérêt de rappeler que ce ministère ne rencontra de notre côté aucune hostilité préconçue. Alors que le cabinet précédent avait, au début de la législature, groupé contre lui presque tous les éléments d’extrême-gauche, le cabinet Clémenceau, lorsqu’il se présenta devant la Chambre, n’eut pas un vote hostile à gauche.

On l’attendait à l’œuvre, et nous étions prêts à seconder vigoureusement tout effort sincère de réforme qui serait tenté par la majorité radicale et par le gouvernement qu’elle s’était donné.

Les promesses de ce dernier n’étaient d’ailleurs pas négligeables. Elles étaient, sur plusieurs points, conformes au programme radical-socialiste. Le ministère annonçait la réforme générale de l’impôt et celle de la juridiction militaire, les retraites ouvrières et le rachat de l’Ouest, cette dernière mesure devant être l’amorce de plus vastes entreprises et la première tentative de mainmise de l’État sur les monopoles privés.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce programme ? Rien n’a été réalisé ; l’on a ajourné ce qu’on n’a pas retiré. »

Il ne faut ici pas s’étonner. Le Parti Socialiste SFIO n’est pas marxiste, son objectif est le collectivisme à travers la république sociale. Les radicaux étant des partisans farouches du régime républicain face aux conservateurs, ils apparaissent au minimum comme un allié naturel pour beaucoup.

Cela est d’autant plus vrai que les radicaux se revendiquent de gauche, et demandent la discipline républicaine face aux conservateurs, comme le formule habilement le parti républicain radical et radical-socialiste en 1909 pour forcer la main aux socialistes, qui apparaîtraient sinon comme des diviseurs.

Et en utilisant habilement la laïcité comme conquête républicaine, les radicaux font en sorte de happer les socialistes, en les obligeant à se situer dans une mise en perspective laïque, et donc de reconnaissance de l’Etat, de la république comme forme idéalise. Voici la résolution adoptée par le Parti Socialiste SFIO, en 1912, sur la laïcité :

« Le but que poursuit le Parti socialiste est l’appropriation collective des moyens de production et d’échange par l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste. 

Sa politique est donc plutôt une politique de lutte de classe. 

Pour l’organisation des travailleurs en parti distinct, il fait appel à tous les exploités sans faire de distinction entre les sexes, les races, ni les religions. 

Mais considérant que les églises organisées à l’intérieur de la nation, désireuses d’utiliser à leur profit la suprématie de l’État, mettant leurs représentants presque toujours au service de l’oppression capitaliste, sont amenées à intervenir dans l’action politique quotidienne, et qu’elles légitiment par contre-coup l’intervention des partis qui veulent assurer la neutralité laïque, sauvegarde de la liberté de conscience ; 

Considérant que, sans jamais se prêter à la manœuvre de ceux qui chercheraient dans un anti-cléricalisme de façade une diversion aux problèmes sociaux, le Parti socialiste doit, défendre avec vigueur, avec passion, contre toutes surprises, contre toutes menaces, les institutions de laïcité; que si la séparation des Eglises et de l’Etat est un fait accompli, la lutte pour la laïcité totale des services de la nation n’est pas close et doit être poursuivie sans défaillance et jusqu’à ce que les églises et leurs défenseurs se tiennent strictement sur le terrain de la conscience individuelle ;

Le Congrès décide que les élus législatifs, départementaux ou municipaux ont à traduire la volonté formelle du Parti en repoussant tous crédits destinés à subventionner les divers cultes, en s’opposant aussi à la reprise de toutes relations officielles avec les représentants de ces cultes. 

Le Parti socialiste déclare en outre que la façon la plus sûre de protéger l’école laïque est de donner un enseignement scientifique aussi étranger aux dogmes capitalistes et chauvins qu’aux dogmes religieux, et de mettre tous les enfants, pour leur entretien, à la charge de la société représentée par l’Etat, les départements et les communes.

Dans ce but, il faut établir un budget d’instruction publique qui ne soit plus dérisoire en face des budgets de la guerre et de la marine, afin de permettre l’augmentation du nombre des écoles et leur aménagement plus rationnel; faire que la tâche des éducateurs ne soit pas impossible en raison du trop grand nombre d’enfants qui leur sont confiés, donner au personnel enseignant l’indépendance et les droits nécessaires afin 
qu’il en use, notamment pour appliquer des méthodes pédagogiques sous le contrôle de la société. »

C’est là une reconnaissance de la valeur de l’Etat bourgeois, et ce n’est pas étonnant que le contenu soit conforme aux exigences modernisatrices de la bourgeoisie. Car intellectuellement, en l’absence de matérialisme historique, d’identité marxiste, le rapport entre socialistes et radicaux est très étroit grâce noyau dur des radicaux : la franc-maçonnerie.

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Le Parti Socialiste SFIO et le fédéralisme comme socle

Pour comprendre à quel point il existait dans le Parti Socialiste SFIO une vaste dispersion à tous les niveaux, il suffit de regarder comment le groupe parlementaire socialiste a voté à la Chambre juste avant la première guerre mondiale. La Chambre a connu 217 votes dans la période allant du 1er mars 1912 au 12 février 1913.

Or, si dans 145 scrutins il y eut unité de vote, dans 11 scrutins il y a eu unanimité moins une voix, dans 26 scrutins unanimité moins deux voix, dans 7 scrutins unanimité moins trois voix, dans 2 scrutins unanimité moins quatre voix, dans 5 scrutins unanimité moins cinq voix. Enfin, dans 21 scrutins, les divergences furent encore plus prononcées.

On ne s’étonnera pas que le dixième congrès, de 1913, qui constate cela, note également que le député de l’Hérault a démissionné, que celui de la Drôme a été exclu, celui du Nord radié. C’est que le Parti Socialiste SFIO est également obligé souvent de faire le ménage face à l’indiscipline générale et cela se reflète bien entendu dans les congrès, qui sont particulièrement tumultueux, les invectives se combinant au bon mot, à la bonne blague, les menaces se formulant parallèlement aux valorisations de l’unité.

C’est le grand paradoxe du Parti Socialiste SFIO. D’un côté, l’unification a imposé tout un appareil central. Cependant, de l’autre côté, cet appareil central vit parallèlement à la vie du Parti. Celui-ci se divise en fédérations, qui disposent d’une très large autonomie. Les plus fortes fédérations disposent d’ailleurs d’une propre presse, de leurs propres permanents, alors qu’elles-mêmes sont divisées en sections qui sont elles-mêmes pratiquement autonomes.

La direction du Parti ne dispose également que de cinq permanents chargés de l’administration, appuyé par environ le même nombre de gens qui sont salariés et chargés d’épauler leur travail. Elle ne fait littéralement pas le poids et n’a aucune emprise sur la base, qui vit à l’écart, et bien souvent sans aucune connaissance des décisions prises par les congrès au sens strict du terme.

Le Parti Socialiste SFIO fonctionne comme une sorte de très grande construction tournant en roue libre. Et à ces divisions en termes de structures s’ajoutent celles sur le plan des idées. Dans le règlement, il est de fait établi que :

« A défaut d’entente préalable, la minorité a droit, s’il y a lieu, à une représentation proportionnelle. »

S’il n’y a pas de fractions organisées au sens formel, cela n’empêche pas Gustave Hervé de publier  La Guerre sociale à partir de 1906 dans l’idée d’unifier anarchistes et socialistes dits insurrectionnels, et Jules Guesde de publier Le socialiste à partir de 1907. Cela signifie que les anciens regroupements se maintiennent, de manière diffuse, ce qui est pire encore car cela ne lit pas.

De plus, l’affirmation selon laquelle tous les socialistes ont rejoint le nouveau parti est erroné. Il y a ainsi tout un courant « républicain-socialiste » qui existe à sa marge, avec un réel succès. Aux élections législatives de 1906, ces « socialistes indépendants » obtinrent 211 659 voix et 24 députés, contre 876 347 et 54 députés pour le Parti socialiste SFIO.

C’est là un poids considérable, surtout que deux députés PS SFIO rejoignirent finalement les indépendants, qui fondèrent un parti républicain-socialiste « résolument et exclusivement réformiste » en 1911, avec environ 5 000 adhérents, après l’échec de la reconstitution d’un Parti socialiste français en 1907.

Parmi les figures importantes, on retrouve le maire de Lyon Jean-Victor Augagneur ; il s‘agissait d’ailleurs d’un parti de notables et d’institutionnels, n’existant en très grande majorité que dans sept départements. Se querellant au sujet de la question du soutien ou non à Raymond Poincaré pour les présidentielles, Joseph Paul-Boncour et Anatole de Monzie se battent même en duel à ce sujet en 1913 !

Sur le papier, le Parti Socialiste SFIO récusait formellement des socialistes indépendants. Toutefois, c’était aux fédérations de décider de leur positionnement durant les élections, il n’y eut jamais aucune unité sur ce plan.

Au 8e Congrès national de 1911, le maintien systématique au second tour est rejeté par 372 voix contre 21, l’interdiction de coalitions au premier tour l’est par 289 contre 102 mandats, l’interdiction de coalitions au second tour l’est par 317 mandants contre 64.

Cela signifie que les fédérations ont une marge de manœuvre complète dans leurs choix… Et au-delà des socialistes indépendants, il y a surtout l’ombre des radicaux.

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L’unité imparfaite du Parti Socialiste SFIO

En théorie, à la suite de l’unification, seul le Cher et l’Indre ont vu leurs fédérations originaires ne pas dépasser encore les mésententes et parvenir à s’unifier. Le second congrès témoigne de bien plus de faiblesses.

Il a lieu dans la salle du colysée à Chalon-sur-Saône, ville ayant connu un massacre ouvrier, comme par ailleurs Limoges ; lors de l’unification, il avait été tiré au sort pour savoir laquelle des deux villes accueillerait symboliquement le congrès.

Se déroulant les 29, 30, 31 octobre et 1er novembre 1905, on y apprend dès le départ par le rapport du Conseil national que, somme toute, l’unification n’a pas encore eu lieu et qu’on ne connaît pas vraiment les contours du nouveau Parti !

Voici comment cet aveu d’échec et d’impuissance est formulé :

« Des forces de ce Parti nouveau, de son action déjà engagée, le Conseil national à l’ouverture de ce Congrès aurait voulu dresser un tableau exact et complet. Il aurait souhaité vous présenter le miroir fidèle qui vous eût renvoyé à tous, délégués des Fédérations, l’image d’ensemble de ce vaste corps dont vous êtes, dont nous sommes, nous et nos commettants, les unités intégrantes.

Ce souhait ne pouvait recevoir malheureusement entière satisfaction et vous serez obligés de vous en tenir à une image imparfaite.

L’année qui s’achève est, en effet, une année de transition. Sans doute les vieilles organisations ont disparu ; mais elles vivaient il y a six mois à peine et par les liens contractés, les formalités remplies, les cotisations versées, nous restons les uns et les autres, nos groupes, nos fédérations, marqués jusqu’au terme de l’année à leur sceau particulier.

Les uns et les autres nous ne serons en totalités les hommes du nouveau Parti qu’en janvier 1906, lorsqu’une carte identique délivrée par les soins d’un même organisme central, nous aura consacrés tous dans l’apparence – comme il est déjà dans la réalité – membres d’une même famille, combattants d’une même armée.

Jusque-là il nous est interdit de connaître dans le détail nos contingents non plus que nos ressources financières. Nous en sommes réduits à des approximations. »

Étrange aveu d’une direction qu’en fait, elle ne sait pas ce qu’elle dirige, et que donc elle ne le dirige pas vraiment.

Et cela alors que, parallèlement aux 40 000 adhérents dans 2 000 groupes locaux qui ne sont donc pas réellement unifiés, il y a 38 députés, une centaine d’élus départementaux, entre 1500 et 2000 élus municipaux, c’est-à-dire un véritable appareil lié aux élections.

Le thème des élections obnubile d’ailleurs le Congrès, notamment la question du second tour. Le Parti socialiste SFIO est tellement marqué par cette obsession qu’il refuse de prendre position pour le second tour, appelant les Fédérations à décider d’un éventuel soutien aux radicaux.

C’était là ne pas trancher la question fondamentale de la situation de la France alors, mais cette question relevant du matérialisme historique ne se pose nullement pour des socialistes visant une sorte de Parti syndicaliste, avec les élections comme levier. Le rapport du congrès se conclut d’ailleurs de la manière suivante :

« [Emile] Landrin, président, se félicite de l’œuvre du Congrès, qui a resserré les liens qui unissent tous les membres du Parti. Les partis bourgeois escomptaient nos divisions. C’est un parti plus cohérent et plus fort qui sort de ce congrès.

La question électorale a tenu une grande place dans nos débats, mais parce que l’actualité même l’imposait à nos préoccupations.

C’est n’est pas que ce soit pour nous la seule question. Nous l’avons du reste prouvé par le vote rendu à l’unanimité pour la réduction de la journée de travail à 8 heures, affirmant ainsi notre solidarité avec l’organisme économique du prolétariat.

La question électorale n’est pour nous qu’un moyen parmi les moyens. Le but est la Révolution sociale. Vive l’Internationale ouvrière ! Vive la Révolution sociale ! Vive le Parti unifié !

C’est sur ce cri, par tous répété, que le Congrès est levé. »

Ce volontarisme ne cacha pas les débats nécessaires, car l’immense croissance numérique attendue ne vint pas. Ainsi, jusqu’en 1914, le Parti socialiste SFIO mit en place des débats pour établir une ligne commune, sans parvenir à bloquer les énormes forces centrifuges agissant en son sein.

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L’unification par en haut du Parti Socialiste SFIO

Le puissant développement de la social-démocratie en Allemagne et en Autriche-Hongrie ne pouvait pas ne pas toucher la classe ouvrière française, malgré l’orientation entachée d’anarchisme et de syndicalisme de celle-ci. Pour cette raison, l’existence d’un seul parti, au lieu de plusieurs mouvements eux-mêmes issus de plusieurs tendances, apparaissait comme une obligation incontournable par rapport à la pression ouvrière internationale en ce sens.

Ainsi, au congrès d’Amsterdam de la seconde Internationale en 1904, avec notamment 101 délégués anglais, 66 délégués allemands, 38 délégués belges, 29 délégués polonais, 45 délégués russes, et 89 délégués français, la tendance de Jean Jaurès s’était faite plus que taper sur les doigts pour sa logique de participation gouvernementale : il lui fallut céder relativement pour rester dans le cadre ouvrier international. Et céder signifier aussi accepter l’exigence du Congrès voulant qu’il n’y ait qu’un seul Parti par pays.

Délégués de l’Internationale à Amsterdam

Le Parti socialiste français de Jean Jaurès et le Parti socialiste de France de Jules Guesde, mais aussi les Fédérations autonomes (des Bouches-du-Rhône, de Bretagne, de l’Hérault, de la Somme, de l’Yonne) où était actif Gustave Hervé et le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, se virent donc historiquement forcés de s’unir, ce qui fut fait dans le cadre d’un congrès du 23 au 25 avril 1905, avec 286 délégués se réunissant dans la Salle du Globe, boulevard de Strasbourg à Paris.

Sont présents, comme représentants de l’Internationale, Camille Huysmans, secrétaire du Bureau socialiste international, ainsi qu’Emile Vandervelde. L’Humanité du 30 octobre 1905 parle d’un

« vaste local orné de drapeaux rouges avec la grande inscription en lettres dorés sur fond rouge : Parti socialiste section française de l’Internationale ouvrière. Face au bureau s’étale la belle devise : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. Le Congrès est fort bien organisé. Autour de quatre rangées de tables perpendiculaires au bureau, se groupent les congressistes. La fanfare ouvrière joue l’Internationale. »

Le congrès de 1905

La manière dont cela fut fait souligne l’importance de cet arrière-plan : la naissance du Parti socialiste Section Française de l’Internationale Ouvrière est surtout l’expression d’une logique internationale ouvrière.

Le courant de Jean Jaurès ne représentait en effet que 8 500 membres, celui de Jules Guesde que 16 000 membres. Ces chiffres, outre qu’ils montrent l’absence d’ancrage organisé dans la classe ouvrière, allaient par contre de paire avec un ancrage électoral puissant : 406 000 et 487 000 voix respectivement. Et justement le Parti socialiste Section Française de l’Internationale Ouvrière ne sortira jamais de cette opposition entre un écho organisationnel très faible et un électorat solide ; il en ira par ailleurs de même avec la SFIO d’après 1920 et le Parti Socialiste ensuite.

Les mouvement socialistes sont en France surtout des machines électorales, sans base militante et pour cette raison d’ailleurs, le congrès d’unification ne fut pas déterminé par les membres, mais par une interprétation semi-électoraliste. La convocation au « congrès d’unification » précise en effet dans son troisième article :

« Le Congrès est convoqué sur la base d’une représentation proportionnelle des forces socialistes constatées lors du Congrès d’Amsterdam et calculées, d’une part, sur le nombre des membres cotisants et, d’autre part, sur le chiffre des voix obtenues au premier tour des élections législatives générales de 1902. »

C’est là une entorse fondamentale à la démarche social-démocrate qui raisonne en termes de programme et de valeurs. Les Fédérations devaient même initialement recevoir, pour les congrès, des mandats selon les résultats électoraux, mais ce point fut supprimé lors des débats de l’unification.

Néanmoins, cette tendance de fond va avoir une conséquence significative : celle de renforcer le poids des zones d’implantations déjà existantes. Il y a ainsi 3 mandats dans l’Ain, 2 en Dordogne, 3 en Isère, 4 dans la Somme mais 8 dans l’Aube, 12 en Gironde, et surtout 47 du Nord et 47 de la Seine (soit la région parisienne grosso modo). Cette tendance à avoir de gros pôles et une présence quasi inexistante dans de nombreuses régions ne cessera pas par la suite.

En ce sens, il faut avoir un regard particulièrement critique sur le grand accent mis, de la part de la commission d’unification, sur la nécessaire centralisation et le caractère unanime devant assurer la vie interne de la nouvelle organisation. Il ne s’agit pas d’un processus démocratique amenant un saut qualitatif à un Parti conscient de lui-même, mais d’un rassemblement chapeauté de manière administrative et asséchant immédiatement la vie interne.

En quoi consiste d’ailleurs la direction ? Voici comment le règlement du nouveau Parti présente la chose dans les articles 20 et 21 :

« Dans l’intervalle des Congrès nationaux, l’administration du Parti est confiée au Conseil national. Le Conseil national est constitué par les délégués des Fédérations, la délégation collective du Groupe socialiste au Parlement, la Commission administrative permanente élue par le Congrès national. »

On voit bien qu’aux délégués de la base s’opposent non seulement les parlementaires formant une entité à part, mais en plus une « commission administrative » formant un véritable appareil séparé, d’autant plus que ses 22 membres sont élus au congrès par les délégués présents. Il ne s’agit pas d’un Comité Central élu et devenant lui-même la direction, mais d’une direction parallèle aux autres.

Il était inévitable qu’il y ait des conflits entre ces trois appareils, reflétant une base non unifiée idéologiquement. Cela est d’ailleurs assumé, puis qu’au sujet de la contrôle de la presse du Parti, le règlement affirme la chose suivante :

« La liberté de discussion est entière dans la presse pour toutes les questions de doctrine ou de méthode ; mais pour l’action, tous les journaux, toutes les revues socialistes doivent se conformer aux décisions des Congrès nationaux et internationaux interprétées par le Conseil national du Parti. »

Cette absence d’unité idéologique, sans parler de la culture, en dit long sur la nature pratiquement syndicaliste du projet de Parti socialiste. La soumission à la CGT pour ce qui concerne les questions économiques sera de fait par la suite entièrement assumée, tel quel.

Par là-même, il faut être circonspect sur les affirmations effectuées à l’occasion du document signé par les protagonistes pour entamer le processus d’unification. On y lit notamment :

« Le Parti socialiste est un parti de classe qui a pour but de socialiser les moyens de production et d’échange, c’est-à-dire de transformer la société capitaliste en une société collectiviste et communiste, et pour moyen l’organisation économique et politique du prolétariat.

Par son but, par son idéal, par les moyens qu’il emploie, le Parti socialiste, tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées par la classe ouvrière, n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classe et de révolution.

Les élus du Parti au Parlement forment un groupe unique, en face de toutes les fractions politiques bourgeoises. Le groupe socialiste au Parlement doit refuser au Gouvernement tous les moyens qui assurent la domination de la bourgeoisie et son maintien au pouvoir ; refuser, en conséquence, les crédits militaires, les crédits de conquête coloniale, les fonds secrets et l’ensemble du budget. »

Ces points ont été écrits sous l’influence de l’Internationale ; ils ne reflètent cependant nullement le sens de la démarche de nombre de dirigeants et responsables socialistes, qui n’ont en pratique aucune force vive à part le réservoir électoral.

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Le Parti Socialiste SFIO, une tradition collectiviste et non social-démocrate

Le Parti Socialiste – Section Française de l’Internationale Ouvrière est né en 1905, comme unité de tous les socialistes répondant à l’appel de la social-démocratie internationale, et plus précisément la section allemande. Cette dernière, forte de son prestige, tant par l’affirmation de l’idéologie de Karl Marx et Friedrich Engels que par sa très grand puissance sur le plan de l’organisation, joua un rôle décisif pour littéralement forcer les Français à cesser leurs divisions.

Karl Marx

Encore faut-il noter que cela ne fut pas suffisant. Non seulement des socialistes dits « indépendants » subsistèrent à l’écart, notamment sur le plan électoral, mais même à l’intérieur du Parti unifié, les regroupements se maintenaient et s’affrontaient.

Pire encore, le fait que ces regroupements ne soient pas formalisés amena de véritable conflits internes, à tous les niveaux. Une majorité et des minorités se combattaient au sein des sections, au sein des Fédérations, au sein du Parti lui-même, et ce fut d’autant plus puissant que le Parti Socialiste SFIO conserva toujours une structure entièrement fédérale.

Le Parti ne disposait d’une unité qu’en apparence, que de manière formelle. Et cela ne fut pas le seul souci fondamental du Parti Socialiste – Section Française de l’Internationale Ouvrière. En effet, celui-ci émerge au moment où la République s’affirme de manière moderne, porté par des « radicaux » se positionnant au centre et se voulant clairement anti-conservateurs. Cela se déroule parallèlement à un grand élan capitaliste, connu sous le nom de Belle Époque.

Une partie significative des socialistes du Parti unifié était attirée par cette dynamique, au nom de la perspective d’une « république sociale ». A l’arrière-plan, il y a ici l’influence prépondérante de la franc-maçonnerie, qui phagocyte littéralement tous les aspects intellectuels au sein du Parti même.

Pour ajouter à la complexité, l’anarchisme exerçait également une influence puissante. La majorité du Parti était tout à fait d’accord avec la ligne selon laquelle le syndicat se développant parallèlement, la Confédération générale du travail, devait rester totalement indépendante du Parti. Ce dernier était considéré comme devant s’occuper des élections, les travailleurs devant à l’opposé préparer la société future en s’organisant de manière syndicale.

Sigle de la CGT adopté en 1904

Or, tant le Parti Socialiste – Section Française de l’Internationale Ouvrière que la Confédération générale du travail étaient tout à fait minoritaires. Leur optimisme particulièrement volontariste ne s’appuyait sur rien de conséquent, malgré les rodomontades systématiques comme quoi la France était à la pointe du mouvement ouvrier mondial.

Cela se lira de manière pratique avec l’effondrement en 1914. Cet effondrement n’est pas simplement idéologique : en pratique, ni le PS – SFIO ni la CGT n’avaient de base cohérente. Il y aurait dû y avoir un refus de la guerre au moins pour des raisons culturelles, par antimilitarisme, mais on avait affaire ici à un idéalisme collectiviste.

Et cet idéalisme forçait, par définition, la réalité. Le vrai fond du problème est que, avec la guerre faisant irruption, le PS – SFIO et la CGT ont été obligés de constater la vanité de leurs conceptions de minorités agissantes.

Ni l’un ni l’autre n’avaient de prise sur le réel, de présence authentique dans la société française toute entière. Il s’agissait de phénomènes non pas marginaux, mais en tout cas sans poids réel sur l’évolution des choses.

Cela ne pouvait amener qu’au seul choix restant : celui de l’accompagnement. D’ailleurs, la trajectoire des socialistes après 1918 resta un simple accompagnement.

La majorité accompagna la révolution russe, sans en comprendre les tenants et aboutissants, la minorité accompagna la république, les cadres opportunistes accompagnèrent les hautes instances institutionnelles du capitalisme et de l’Etat, d’autres encore accompagnèrent la montée du fascisme et le régime de Pétain.

Le Parti Socialiste SFIO est un exemple de l’échec en raison de sa nature non social-démocrate ; c’est un cas d’école du collectivisme à la française, avec tous ses errements.

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L’expulsion du «groupe anti-parti» en URSS en 1957

Le Comité Central du PCUS se réunit en session du 22 au 29 juin 1957, pour considérer la « question du groupe anti-parti de Malenkov, Kaganovitch et Molotov qui s’est formé au sein du Présidium du Comité Central du Parti ».

Le bilan de la session est que le « groupe anti-parti » s’est formé à la suite du XXe congrès du PCUS pour en contrer les décisions, mais qu’en fait déjà auparavant ses membres cherchaient à s’opposer à la tendance s’affirmant, principalement la coexistence pacifique.

Le bilan de la session explique que Georgi Malenkov, Lazare Kaganovitch et Vyatislav Molotov cherchaient à contrer la réorganisation de l’industrie et de l’agriculture, s’opposant ainsi à la croissance nécessaire. Mieux encore :

« Les camarades Malenkov, Kaganovitch et Molotov s’opposaient de manière véhémente aux mesures prises par le Comité Central et l’ensemble du Parti pour éliminer les conséquences du culte du dirigeant individuel, pour éliminer les violations de la loi révolutionnaire qui se sont produites et pour créer des conditions ôtant le sol à cela. »

Selon le bilan de la session, toute l’URSS soutiendrait le XXe congrès ; Malenkov, Kaganovitch et Molotov seraient restés « sourds à ce mouvement créatif des masses ».

C’est principalement Vyatislav Molotov qui est visé, Lazare Kaganovitch étant considéré comme pratiquement équivalent dans son opposition, Georgi Malenkov étant moins impliqué mais engagé dans le même esprit :

« Le camarade Molotov a formé des obstacles à la conclusion du traité d’État avec l’Autriche et à l’amélioration des relations avec cet État situé au centre de l’Europe. La conclusion du traité avec l’Autriche revêt une grande importance pour la réduction de la tension internationale générale. Il était également opposé à la normalisation des relations avec le Japon, alors que cette normalisation a joué un rôle important dans le relâchement des tensions internationales en Extrême-Orient.

Il s’est opposé aux propositions fondamentales élaborées par le Parti sur la possibilité de prévenir les guerres dans les conditions actuelles, sur la possibilité de passer différemment au socialisme dans différents pays, sur la nécessité de renforcer les contacts entre le Parti communiste d’Union soviétique et les partis progressistes de pays étrangers.

Le camarade Molotov s’est opposé à plusieurs reprises aux nouvelles mesures nécessaires du gouvernement soviétique en matière de défense de la paix et de sécurité des peuples. Il a notamment nié l’opportunité d’établir des contacts personnels entre les dirigeants de l’URSS et les hommes d’État d’autres pays, ce qui est essentiel pour parvenir à la compréhension mutuelle et améliorer les relations internationales.

Sur nombre des questions ci-dessus, l’avis du camarade Molotov a été appuyé par le camarade Kaganovich et, dans un certain nombre de cas, par le camarade Malenkov (…).

Ce qui sous-tend la position des camarades Malenkov, Kaganovich et Molotov – qui est en contradiction avec la ligne du parti – est le fait qu’ils étaient et sont toujours enchaînés par de vieilles notions et méthodes, qu’ils sont devenus séparés de la vie du parti et du pays et ne voient pas les nouvelles conditions, la nouvelle situation, qu’ils adoptent une attitude conservatrice et s’attachent obstinément à des formes et des méthodes de travail obsolètes qui ne correspondent plus aux intérêts du mouvement vers le communisme, rejetant ainsi ce qui est engendré par la vie et découle des intérêts du développement de la société soviétique, des intérêts de tout le camp socialiste (…).

Tant dans les questions intérieures que dans les questions de politique étrangère, ils sont sectaires et dogmatiques et utilisent une approche scolastique et inerte du marxisme-léninisme.

Ils ne réalisent pas que, dans les conditions actuelles, le marxisme-léninisme en action et la lutte pour le communisme se manifestent dans la mise en œuvre des décisions du XXe Congrès du Parti, dans la poursuite persistante de la politique de la coexistence pacifique, de la lutte pour l’amitié entre les peuples et la politique de consolidation de part en part du camp socialiste, dans la gestion industrielle améliorée, dans la lutte pour le progrès global de l’agriculture, pour l’abondance de produits alimentaires, pour la construction de logements à grande échelle, pour l’élargissement des pouvoirs des républiques fédérées, pour l’épanouissement des cultures nationales, pour le développement général de l’initiative des masses. »

Toute l’argumentation profitait de la thèse de la nouvelle période censée avoir commencé en 1952. Le XXe congrès avait été la réalisation révisionniste des erreurs fondamentales du XIXe congrès de 1952.

L’écrasement du « groupe anti-parti » marquait la fin de cette séquence.

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La tentative du «groupe anti-Parti» de renverser Nikita Khrouchtchev

Le bloc autour de Georgi Malenkov, Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch, avec Nicolaï Boulganine comme principal soutien, ne comprenait pas le caractère erroné du XIXe congrès et par conséquent considérait qu’il fallait simplement mettre de côté une ligne erronée.

Leur démarche fut pour cette raison entièrement machiavélique, sans proposition idéologique ni appel aux masses. L’organisation d’une réunion du Présidium du 18 juin 1957 fut ainsi choisi car les partisans de Nikita Khrouchtchev étaient loin pour beaucoup : Mikhail Souslov était en vacances depuis le 19 mai, Alexeï Kirichenko était à une session du Comité Central du Parti d’Ukraine, Maksim Sabourov (dont le positionnement était ambigu mais finalement anti-Khrouchtchev) avait une réunion du CEMA à Varsovie.

Mikhail Souslov

Du côté des candidats devant également être présents à la réunion, Frol Kozlov était à Leningrad pour le 250e anniversaire de la ville, Nuritdin Mukhitdinov devait a priori être en Ouzbékistan, Nicolaï Shvernik devait participer à des célébrations à Oufa.

Nicolaï Boulganine et Nikita Khrouchtchev revinrent d’un séjour officiel en Finlande du 6 au 14 juin et à leur arrivée, Georgi Malenkov demanda la réunion du Présidium pour décider de qui participerait finalement aux célébrations à Leningrad le 22 juin. Il fut convenu du 18 juin.

Dès le départ, le droit de présider la réunion fut dénié à Nikita Khrouchtchev, qui fut remplacé par Georgi Malenkov pour ce rôle et qui commença la dénonciation des activités, depuis 1955, menées par le secrétaire du Comité Central du PCUS.

Vyatislav Molotov qualifia Nikita Khrouchtchev de « démagogue sans aucune base idéologique » ; l’accusation générale était qu’il avait « une approche purement pragmatique », qu’il cherchait « à placer l’économie au-dessus de la politique ».

Nikita Khrouchtchev refusa cependant de démissionner de son poste et le bloc opposé à lui refusa d’employer la force.

A l’enterrement de Staline : Nicolaï Boulganine, Nikita Khrouchtchev,
ainsi que Lazare Kaganovitch et Anastas Mikoyan

Les quelques heures de perdues permirent une mobilisation générale des partisans de Nikita Khrouchtchev au sein du Comité Central, qui se précipitèrent de tout le pays et même de l’étranger pour intervenir en sa faveur. La première chose qu’ils firent, pour gagner du temps, fut d’envoyer une pétition à la réunion du Présidium, exigeant que celui-ci lui passe la main.

Le bloc des opposants chercha à louvoyer – en demandant la démission de Nikita Khrouchtchev comme préalable, etc. – mais il dut se rendre à l’évidence et plia face à l’initiative de tenir une session du Comité Central.

Celle-ci ouvrit le 22 juin, avec 309 personnes en comptant les candidats. Elle dura huit jours.

Il est frappant que le bloc des opposants, ayant limité son combat au Présidium, n’avait rien prévu pour la bataille du Comité Central – peut-être pensaient-ils que de toutes façons, elle était perdue d’avance puisque ses membres étaient nouveaux, liés à Nikita Khrouchtchev, etc.

De toutes manières, le bloc lui-même se délita immédiatement, l’opportunisme gagnant la plupart. Au final, il resta au centre de la problématique seulement Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch, ainsi que Georgi Malenkov, puis finalement Vyatislav Molotov seulement.

Il fut le seul membre du Comité Central à ne pas voter, le 29 juin, sa propre exclusion de cet organisme, ainsi que celle de Lazare Kaganovitch, Georgi Malenkov et Dimitrii Shepilov. Kliment Vorochilov et Nicolaï Boulganine restèrent par contre membres du Présidium, avec un blâme non rendu public.

Nicolaü Boulganine dut finalement faire face à l’offensive contre lui de Nikita Khrouchtchev en décembre 1958, tout comme Maksim Sabourov et Mikhail Pervukhine en février 1959, et finalement Kliment Vorochilov en octobre 1961.

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Le vacillement de la position de Nikita Khrouchtchev à la suite du XXe congrès du PCUS

Le grand remue-ménage dans les pays de l’Est européen et une opposition diffuse en URSS même affaiblissait grandement la position de Nikita Khrouchtchev. Lorsque ce dernier alla avec Anastas Mikoyan rendre visite en Pologne à Władysław Gomułka, en octobre 1956, il fut accompagné de Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch, ce qui est un gage très clair aux forces opposées à lui.

Georgi Malenkov se rendit quant à lui à Budapest en janvier 1957 avec Nikita Khrouchtchev pour une réunion des dirigeants de l’Europe de l’Est et de l’URSS.

Et précisément durant cette période – d’octobre 1956 au tout début de l’année 1957 – les rumeurs allèrent bon train en URSS et dans les pays de l’Est comme quoi Nikita Khrouchtchev allait être remplacé.

Georgi Malenkov

Il apparut toutefois clairement qu’à partir de février 1957, il a regagné ses positions acquises, comme en témoignaient les apparitions publiques nombreuses et les différents programmes de l’économie soviétique auxquels il se voyait associé.

La clef fut la session du Comité Central de décembre 1956. Deux tendances y apparurent : celle considérant qu’il fallait en revenir au réalisme et arrêter d’imaginer un tempo incroyable amenant au dépassement du niveau américain à court terme, et celle s’appuyant sur le Parti et l’armée considérant qu’il y avait une incapacité ou une obstruction des hauts cadres de l’industrie.

Le résultat fut une alliance temporaire des deux : d’un côté il fut officiellement affirmé que l’administration de l’économie allait réétudier le plan quinquennal pour éventuellement le réviser (à la baisse), de l’autre de manière non officielle il fut décidé d’étudier les problèmes internes d’organisation de l’administration de l’économie.

Une photo d’avant 1953, avec :
Georgi Malenkov, Lavrenti Beria, Nikita Khrouchtchev, Staline

Début février 1957, Mikhail Pervukhine présenta ainsi le plan pour l’année en cours, qui prévoyait 7,7 % de croissance et non plus 10,8 %. Parallèlement, il fut décidé de procéder à une coordination accrue entre les régions et par conséquent une décentralisation significative de la planification ; cela fut validé par le Plénum de la mi-février.

Cela signifie que Nikita Khrouchtchev avait réussi à neutraliser l’appareil économique au prix d’un compromis sur l’intensité de la production, tout en réussissant à briser en particulier l’appareil de planification, sous prétexte de la moderniser dans le cadre de « l’édification du communisme ». Cette tendance allait massivement se renforcer par la suite, avec la mise en concurrence des entreprises encadrées désormais par un nouveau type de « plan ».

Tout cela fut considéré comme allant trop loin par des forces parfois ayant épaulé Nikita Khrouchtchev jusque-là. Un front se forma par conséquent autour de Georgi Malenkov, Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch, épaulés de Nicolaï Boulganine, Kliment Vorochilov, ainsi que de Dimitrii Shepilov, lui-même trouvant trop risqué la ligne de Nikita Khrouchtchev qu’il avait appuyé pourtant de bout en bout.

Dimitrii Shepilov, en 1955

L’objectif de ce bloc ne fut pas de lancer une bataille idéologique dans le Parti, mais de simplement conquérir la majorité au Présidium, afin de démettre Nikita Khrouchtchev. On voit ici que sur le plan des mentalités et de la conscience, on reste totalement bloqué à l’horizon établi par le XIXe congrès et que la question de la sécurité d’État est considérée comme réglée.

En pratique, tout le monde a accepté la thèse de 1952 comme quoi l’URSS rentrait dans une étape entièrement nouvelle et part de cette base. La construction du socialisme était terminée, et donc le rôle de Staline également ; il s’agissait simplement de gérer au mieux les forces productives. Aucun opposant à Nikita Khrouchtchev ne sort de ce cadre conceptuel après la liquidation de l’appareil de sécurité d’État.

Le bloc autour de Georgi Malenkov, Vyatislav Molotov et Lazare Kaganovitch s’imaginait donc qu’il allait procéder à une correction du cours – peut-être à une rectification, il n’y a aucune clarté à ce sujet. Mais dans tous les cas, il ne considérait pas que l’ensemble du processus en cours était contre-révolutionnaire au sens strict.

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La publication du «rapport secret» de Nikita Khrouchtchev et son impact

Si le « rapport secret » ne fut pas publié en URSS avant 1989 et si son existence même était un non-dit, le document parvint dans les pays capitalistes qui s’empressèrent de le publier dans son intégralité.

Cela fut fait par le New York Times le 5 juin 1956, Le Monde le 6 juin 1956 et dans la version dominical du Guardian, appelé The Observer, le 10 juin 1956.

C’est la CIA qui obtint le document par l’intermédiaire des services secrets israéliens, qui eux-mêmes l’avaient obtenu par un journaliste polonais juif tombé dessus par hasard en rendant visite à sa petite amie travaillant comme apprentie secrétaire pour le premier secrétaire du Parti en Pologne.

Il est toutefois tout à fait possible qu’il s’agisse d’une légende et que le document fut fait passer exprès à l’Ouest à l’initiative de Nikita Khrouchtchev et de ses partisans.

Page de garde d’une version française et d’une version polonaise éditée à Paris (en 1956)
du pseudo rapport secret

La publication indirecte d’un tel document déboussola en tout cas totalement le Mouvement Communiste International. Le Parti Communiste italien, par la voix de Palmiro Togliatti en fut immédiatement satisfait tout en exprimant ouvertement le regret qu’il n’aille pas plus loin quant à la lutte contre une dégénérescence de l’URSS, ce que la résolution du PCUS sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » trouve d’ailleurs dommageable.

Le Parti Communiste Français, dont Maurice Thorez, Jacques Duclos et Pierre Doize étaient à Moscou pour le XXe congrès, était bien plus réticent. Il accompagne finalement le processus, mais avec prudence.

La Chine populaire soutint le mouvement initialement, mais les dissensions en son sein s’exprimèrent et la grande bataille anti-révisionniste commença.

Mais, surtout, le « rapport secret » eut un impact dévastateur dans les pays de l’Est européen, nés du principe de démocratie populaire formulée justement à l’époque de Staline.

En République Démocratique Allemande, il scella le tournant révisionniste déjà entamé. Dès le 4 mars, le dirigeant du SED Walter Ulbricht expliqua dans Neues Deutschland, l’organe du Parti, que :

« On ne peut pas compter Staline parmi les classiques du marxisme. »

Tout comme le Tchécoslovaque Klement Gottwald revint gravement malade de l’enterrement de Joseph Staline, le dirigeant du Parti polonais Bolesław Bierut tomba malade à la fin du XXe congrès et décéda. Dans les deux cas, la thèse de l’assassinat ne laissa guère de doutes. Le successeur de Bolesław Bierut, Edward Ochab, dut faire face à une révolte immédiate en liaison avec une hausse des prix décidée ; la répression qu’il décida fit 90 morts et 900 blessés.

Pour cette raison, c’esdt Władysław Gomułka, autrefois emprisonné pour sa ligne contre-révolutionnaire, qui fut mis à la tête du Parti le 21 octobre 1956. Il prôna une « voie polonaise au socialisme » et obtint le départ des nombreux officiers soviétiques chapeautant l’armée polonaise et même le poste de ministre de la défense, avec le maréchal Constantin Rokossowki (d’origine polonaise).

L’écho fut immédiat en Hongrie : dès le 23 octobre, des milliers d’étudiants détruisirent à Budapest un monument en l’honneur de Staline. Les chars soviétiques arrivèrent dans la ville dès le lendemain, mais la situation se calma relativement avec l’arrivée au pouvoir du réformiste Imre Nagy, qui obtint le départ des chars le 30 octobre.

Cela jeta de l’huile sur le feu et les opposants commencèrent une chasse aux communistes dans Budapest. Lorsque Imre Nagy parla de quitter le pacte de Varsovie, les chars soviétiques revinrent et écrasèrent l’insurrection du 4 au 15 novembre 1956, faisant 5 000 morts et 60 000 prisonniers.

La révolte anticommuniste de Budapest en 1956

L’initiative de Nikita Khrouchtchev bouleversait réellement la situation et apparaissait comme un coup de tonnerre dans un ciel serein – même si ses fondements étaient en réalité profondément enracinés à partir de la grande polémique lancée par Eugen Varga dans l’URSS de l’immédiate après-guerre.

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Le document «Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences» et la justification de la nouvelle direction

Le document du Comité Central intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » devait forcément justifier la direction actuelle du PCUS. Cela était compliqué, forcément, puisqu’elle vient directement de la période passée.

On a ainsi droit à de véritables contorsions visant à légitimer la direction ayant émergée depuis 1952-1953. Pour s’en sortir, le document s’appuie immanquablement sur le XIXe congrès : la période serait totalement différente, l’URSS n’a plus rien à voir avec avant, etc.

« Au sein du Comité central du Parti il a existé un noyau léniniste de dirigeants qui comprenaient avec justesse les besoins venus à maturité (…).

On ne peut dire qu’une résistance n’a pas été opposée aux phénomènes négatifs qui étaient liés au culte de la personnalité et qui freinaient la progression du socialiste. Bien plus, il y a eu des périodes, par exemple pendant la guerre, où les actes personnels de Staline ont été sensiblement limités, où les conséquences négatives des actes illégaux ou arbitraires, etc. ont été sensiblement atténuées (…).

Après la victoire, les conséquences négatives du culte de la personnalité se sont de nouveau amplifiées. Le noyau léniniste du Comité central, dès la mort de Staline, a engagé résolument une lutte contre le culte de la personnalité et ses graves conséquences.

On peut se demander pourquoi ces personnes ne se sont pas dressées ouvertement contre Staline et ne (l’ont) pas écarté de la direction ? Dans les conditions données, cela était irréalisable (…).

Les Soviétiques voyaient en Staline un homme qui défend toujours l’URSS contre les manœuvres de l’ennemi, qui lutte pour la cause du socialisme (…). Toute prise de position contre lui n’aurait pas été comprise par le peuple (…).

Nombre de faits et d’actes erronés de Staline, surtout en ce qui concerne la violation de la légalité soviétique, n’ont été connus que ces derniers temps, seulement après sa mort, surtout après que la bande de Beria a été démasquée (…).

Ce serait une grossière erreur de tirer de l’existence dans le passé du culte de la personnalité la conclusion que des changements se seraient produits dans le régime social de l’URSS, ou de rechercher la source de ce culte dans la nature du régime social soviétique (…).

Aucun culte de la personnalité ne pouvait changer la nature de l’État socialiste fondé sur la propriété sociale des moyens de production, l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie et l’amitié des peuples, bien que ce culte ait porté un sérieux préjudice au développement de la démocratie socialiste, à l’essor de l’initiative créatrice de millions d’hommes.

Penser qu’une personnalité isolée, même aussi importante que Staline, ait pu changer notre régime social et politique signifie entrer en contradiction profonde avec les faits, avec le marxisme, avec la vérité, tomber dans l’idéalisme (…).

Nos ennemis affirment que le culte de Staline n’aurait pas été engendré par des conditions historiques déterminées qui appartiennent déjà au passé, mais par le système soviétique lui-même, par le fait qu’à leur avis, il ne serait pas démocratique, etc. De telles affirmations calomnieuses sont réfutées par toute l’histoire du développement de l’État soviétique.

Les Soviets, en tant que nouvelle forme démocratique du pouvoir d’État, ont surgi comme le résultat de la création révolutionnaire des larges masses populaires dressées dans la lutte pour la liberté. Ils ont été et ils restent les organes du véritable pouvoir du peuple (…).

Lorsque, dans notre pays, les dernières classes exploiteuses eurent été liquidées, lorsque le socialisme fut devenu le système dominant dans toute l’économie nationale et que la situation internationale de notre pays eut radicalement changé, le cadre de la démocratie soviétique s’est incommensurablement élargi et il continue de s’élargir (…).

Malgré le culte de la personnalité et en dépit de ce culte, la puissante initiative des masses populaires dirigées par le Parti communiste, initiative engendrée par notre régime, accomplissait sa grande œuvre historique (…).

Il n’est pas d’attaque haineuse et calomnieuse de nos ennemis qui puisse arrêter la marche irrésistible du développement historique de l’humanité vers le communisme. »

Il est véritablement frappant de voir que l’esprit du document est rigoureusement optimiste, au sens de triomphaliste. Le révisionnisme de Nikita Khrouchtchev ne se présente jamais comme un recul, mais toujours comme une fantastique progression.

Ne pas voir cela empêche de voir le soutien massif qu’il a obtenu.

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Le document «Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences» et la question du rôle de Staline

Dans le prolongement de l’interprétation « historique » de Staline, le document du Comité Central intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » a une interprétation « psychologique » de Staline, qui s’associe inévitablement à la remise en cause de l’appareil de sécurité d’État.

La voici :

« Occupant pendant une longue période de temps le poste de secrétaire général du C.C. du Parti, J.V. Staline a lutté activement, avec d’autres dirigeants, pour appliquer les préceptes léninistes. Il était dévoué au marxisme-léninisme en tant que théoricien et grand organisateur.

Il a dirigé la lutte du parti contre les trotskistes, les opportunistes de droite, les nationalistes bourgeois, contre les manœuvres de l’encerclement capitaliste. Staline a acquis une grande autorité et une popularité dans cette lutte politique et idéologique.

Cependant, on commença à lier à son nom toutes nos grandes victoires, ce qui était une erreur. Les succès remportés par le Parti communiste et le pays des Soviets, la glorification de son nom lui tournèrent la tête. C’est dans cette situation que le culte de Staline commença à se former progressivement.

Le développement de ce culte fut favorisé, dans une mesure considérable, par certains traits individuels de J.V. Staline, dont le caractère négatif avait déjà été indiqué par V.I. Lénine.

À la fin de 1922, V. Lénine adressait au congrès du parti une lettre qui disait : « Le camarade Staline devenu secrétaire général a concentré dans ses mains un pouvoir illimité, et je ne suis pas sûr qu’il saura toujours s’en servir avec assez de prudence. (…) Staline est trop brutal, et ce défaut tout à fait tolérable entre nous, communistes, devient intolérable au poste de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades d’examiner le moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer quelqu’un d’autre, qui aurait sur le camarade Staline cette seule supériorité d’être plus tolérant, plus loyal, plus poli (…), moins capricieux, etc. » (…)

Maintenu au poste de secrétaire général du Comité central, Staline tint compte des remarques critiques de Vladimir Illitch dans la première période après la mort de celui-ci. Cependant, par la suite, Staline qui avait surestimé immensément ses mérites, crut en sa propre infaillibilité.

Certaines restrictions de la démocratie du parti et de la démocratie soviétique, inévitables dans les conditions de la lutte acharnée contre l’ennemi de classe et ses agents, puis plus tard dans les conditions de la guerre contre les envahisseurs fascistes allemands, Staline commença à les introduire comme règle dans la vie du parti et de l’État, violant grossièrement les principes léninistes de direction (…).

Staline se trouvait, en fait, hors de la critique. La formule erronée de Staline, selon laquelle à mesure que l’Union Soviétique progresse vers le socialisme la lutte de classe s’aggravera davantage, a causé un grand préjudice à la cause de la construction socialiste, au développement de la démocratie à l’intérieur du parti et de l’État (…) .

Cette formule théorique erronée servit, en pratique, pour justifier les violations les plus grossières de la légalité socialiste et la répression de masse. C’est justement dans ces conditions qu’était créée notamment une situation particulière pour les organismes de la sécurité d’État (…), au contrôle de ces organismes par le parti et le gouvernement se substitua progressivement le contrôle personnel de Staline, et l’administration habituelle de la justice fut souvent remplacée par ses décisions personnelles.

La situation se compliqua encore davantage lorsque la bande criminelle de Beria, agent de l’impérialisme international, se trouva placée à la tête des organismes de la sécurité d’État.

La légalité soviétique fut gravement violée et des répressions en masse furent déchaînées. Nombre de communistes et de Soviétiques sans-parti honnêtes ont été calomniés et ont souffert, sans l’avoir mérité, par suite des manœuvres des ennemis. »

La dénonciation révisionniste de Staline va toujours avec la condamnation :

– de l’appareil de sécurité d’État ;

– de la théorie de l’aggravation de la lutte des classes dans la construction du socialisme ;

– de « l’arbitraire » dominant dans le cadre des deux éléments précédents.

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Le document «Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences» et la question historique de Staline

Le document du Comité Central intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » se veut rigoureusement dans la continuité de l’esprit du XIXe congrès. Il présente le rejet de Staline comme une simple rectification par rapport au culte de la personnalité, une simple correction technique.

Cette approche va avoir une grande réussite là où le niveau idéologique est faible et de par l’espace ouvert par le XIXe congrès comme quoi l’URSS serait dans une époque entièrement nouvelle.

Cette approche touche même l’interprétation faite de Staline, dont la signification historique consisterait en un simple accident, un sous-produit d’une certaine situation. Cette thèse est l’explication classique des révisionnistes.

Voici comment le document du Comité Central du PCUS présente la chose :

« Pendant plus d’un quart de siècle, le pays des Soviets a été le seul pays qui frayait à l’humanité la voie du socialisme. Il était comme une forteresse assiégée, au milieu de l’encerclement capitaliste.

Après l’échec de l’intervention de 14 États en 1918-1920, les ennemis du pays des Soviets s’efforcèrent par tous les moyens de saper le premier État socialiste du monde. La menace d’une nouvelle agression impérialiste contre l’URSS s’accentua particulièrement après que le fascisme se fut emparé du pouvoir en Allemagne en 1933 (…)

Dans ce climat de la menace croissante d’une nouvelle guerre, du refus des puissances occidentales d’accepter les mesures maintes fois proposées par l’Union Soviétique pour mettre à la raison le fascisme et organiser la sécurité collective, le pays des Soviets fut contraint de tendre toutes ses forces pour consolider sa défense, pour combattre les manœuvres de l’encerclement capitaliste hostile.

Le Parti devait éduquer tout le peuple dans un esprit de constante vigilance en le mobilisant contre l’ennemi extérieur. Les manœuvres de la réaction internationale étaient d’autant plus dangereuses qu’une lutte de classe acharnée se poursuivait depuis longtemps à l’intérieur du pays et qu’il s’agissait de savoir : « qui l’emportera ? ».

Après la mort de Lénine, on vit s’intensifier, au sein du Parti, des tendances ennemies : trotskistes, opportunistes de droite, nationalistes bourgeois, qui repoussaient la théorie léniniste sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays, ce qui aurait abouti, en fait, à la restauration du capitalisme en URSS. Le Parti engagea une lutte impitoyable contre ces ennemis du léninisme.

En réalisant les préceptes léninistes, le Parti communiste s’orienta vers l’industrialisation socialiste du pays, la collectivisation de l’agriculture et la mise en œuvre de la révolution culturelle.

Le peuple soviétique et le Parti communiste durent vaincre des obstacles et des difficultés incroyables dans l’accomplissement de ces tâches grandioses, en vue d’édifier la société socialiste dans un seul pays pris à part.

Notre pays devait liquider son retard séculaire, transformer toute son économie nationale sur des bases nouvelles, socialistes, en une période historique très courte, sans aucune aide économique de l’extérieur.

Cette situation internationale et intérieure complexe nécessitait une discipline de fer, une élévation inlassable de la vigilance, la centralisation la plus rigoureuse de la direction, ce qui ne pouvait pas ne pas influencer négativement le développement de certaines formes démocratiques. (…)

Mais déjà à l’époque, le Parti et le peuple considéraient ces restrictions comme temporaires, comme devant être éliminées à mesure que l’État soviétique se renforcerait et que les forces de démocratie et de socialisme se développeraient dans le monde. »

L’action de Staline représenterait donc un accident de parcours, une sorte de catastrophe inévitable, mais de toutes façons totalement dépassée. C’est une interprétation mécanique-historique qui ne fait même pas d’effort d’analyse, se contentant d’un argumentation servant en réalité les intérêts de la nouvelle bourgeoisie en URSS liquidant le socialisme.

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Le «rapport secret» et le document «Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences»

Les révisionnistes avaient pu, à la suite du XXe congrès du PCUS, littéralement matraquer l’opinion publique petit bout par petit bout, évitant absolument de centraliser le débat et donc d’avoir à faire face à une problématique idéologique.

La publication, le 30 juin 1956, d’un document du Comité Central intitulé sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » est le point culminant de cette séquence.

Il s’agit de la version « acceptable » en URSS du rapport secret. Le ton est mesuré dans son expression et sa réalisation a été menée sous la supervision de celui qui est le grand théoricien de l’URSS de 1956 à son effondrement : Mikhail Souslov.

Le document, qui parut dans la Pravda le 2 juillet 1956, était la base idéologique officielle quant à la question de Staline. Tout est présenté comme une rectification du travail du Parti, alors qu’il s’agit d’une liquidation.

Cela est d’autant plus facile que le XXe congrès se place aisément dans la continuité du XIXe congrès, c’est-à-dire dans la situation de « l’édification du communisme », avec l’affirmation de la primauté du développement des forces productives, au dépens de toute question politique.

On lit ainsi :

« Le XXe Congrès du Parti, qui a marqué une nouvelle étape dans le développement fructueux du marxisme-léninisme, a donné une profonde analyse de la situation internationale et intérieure contemporaine, a armé le Parti communiste et tout le peuple soviétique d’un plan grandiose pour poursuivre la lutte pour l’édification du communisme, a ouvert de nouvelles perspectives pour l’action commune de tous les partis de la classe ouvrière en vue d’écarter la menace d’une nouvelle guerre et de défendre les intérêts des travailleurs (…).

Les milieux réactionnaires des États-Unis et de certaines autres puissances capitalistes sont manifestement préoccupés par le grandiose programme de lutte pour la consolidation de la paix, tracé par le XXe Congrès du PCUS. (…)

Il n’est pas fortuit que ce soit les milieux impérialistes des États-Unis qui aient fait le plus de bruit autour de la lutte contre le culte de la personnalité en URSS. L’existence de phénomènes négatifs liés à ce culte présentait pour eux l’avantage de pouvoir utiliser ces faits pour lutter contre le socialisme.

Maintenant que notre parti élimine hardiment les conséquences du culte de la personnalité, les impérialistes considèrent cela comme un facteur qui accélère le mouvement de notre pays en avant, vers le communisme, et qui affaiblit les positions du capitalisme (…).

La presse bourgeoise mène une large campagne antisoviétique de calomnies, pour laquelle les milieux réactionnaires cherchent à utiliser certains faits relatifs au culte de J.V. Staline, condamné par le Parti communiste de l’Union Soviétique. Les organisateurs de cette campagne mettent tout en œuvre pour « brouiller les cartes », pour dissimuler le fait qu’il s’agit d’une étape dépassée dans la vie du pays des Soviets (…).

Le culte de la personnalité est contraire à la nature du régime socialiste et est devenu un frein sur la voie du développement de la démocratie soviétique et du progrès de la société soviétique vers le communisme. »

Le document de la direction du PCUS « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences » dépolitise habilement toute la question du « culte de la personnalité » en la plaçant sous l’angle d’une amélioration de la réalité soviétique.

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La révélation très progressive des thèses du «rapport secret» en URSS

Le fameux rapport secret de Nikita Krouchtchev le resta entièrement. Il était considéré comme un document interne à l’élite du Parti, élite bien évidemment choisie par les révisionnistes depuis 1953 et même avant, vue la nature du XIXe congrès de 1952.

Il fut ainsi imprimé et distribué le premier mars 1956 aux membres les plus anciens des fonctionnaires du Comité Central, le document passant le cinq mars de « top secret » à « pas à publier ». Il ne fut d’ailleurs publié en tant que tel qu’en 1989.

L’onde de choc traversa cependant l’URSS. Elle provoqua une révolte de masse en Géorgie, dont la capitale Tbilissi fut paralysée le 9 mars, avant l’écrasement par les tanks. Un autre exemple héroïque fut la grande révolte des nombreux communistes émigrés de Grèce à la suite de la guerre civile, qui menèrent une immense bataille anti-révisionniste dans la ville de Tachkent, elle-aussi noyée dans le sang.

La première référence de la Pravda à l’existence du « rapport secret » date de quatre mois après le congrès, mais seulement en référence des critiques faites à l’étranger par des communistes à ce sujet. Cela restait toutefois flou, car la norme était que les attaques faites à l’étranger contre Staline s’appuyant sur le XXe congrès, qui commencèrent en mars 1956 avec Walter Ulbricht en RDA, étaient censurées des compte-rendus.

La rumeur d’un rapport secret s’était donc lentement répandue en URSS dans le mois suivant le XXe congrès, avec également un encadrement effectué par des meetings du Parti au sujet des résolutions prises par le congrès.

Un des meetings suivant le XXe congrès

Il est très difficile de savoir à quel point ces meetings – dans les entreprises, les bureaux, les usines, etc. – ont touché de larges masses, et dans quelle mesure ils ont été structurés en amont par les partisans de Nikita Khrouchtchev.

Il y a en tout cas clairement le souci d’accompagner les masses de manière très lente dans un rejet de Staline. Ainsi, la radio soviétique ne diffusa plus l’hymne soviétique que sans les paroles, car celles-ci font référence à Staline.

Un des meetings suivant le XXe congrès

Le précis d’histoire du PCUS(b), le document communiste le plus édité de la première partie du XXe siècle, le manuel communiste par excellence, disparut des librairies. L’Institut Marx-Engels-Lénine-Staline devint l’Institut pour le marxisme-léninisme.

Les représentations de Staline telles que les statues, bustes, photos, affiches… commencèrent rapidement à disparaître, et ce jusqu’au musée Lénine, la galerie Trétiakov et le musée militaire.

Les usines automobiles Staline à Moscou abandonnèrent la référence nominative, pour prendre finalement celle de l’ancien manager I.A. Likhachev.

Mieux encore, dans les écoles, l’enseignement de la Seconde Guerre mondiale fut abandonné pour l’année 1956 et les épreuves d’histoire annulées à la fin de l’année. La principale historienne, Anna Pankratova, annonça dans une interview à la radio qu’il y avait une relecture en train d’être faite de l’histoire soviétique et qu’il faudrait du temps pour sa mise en place.

Le 28 mars, la Pravda publia un éditorial dénonçant le culte de la personnalité, qui a « pris des formes toujours plus monstrueuses et a provoqué des dégâts sérieux à notre cause », aboutissant à des « distorsions des principes du Parti et de la démocratie du Parti, la violation de la loi révolutionnaire et des répressions injustifiées ».

Cela n’impliquait pas un rejet de Staline, qui avait rendu de nombreux « grands services » et qui était « l’un des plus forts marxistes ». Cette démarche fut accompagnée d’articles du même type, de plus en plus critiques mais à chaque fois dans un domaine spécifique seulement, dans l’organe de l’armée L’étoile rouge, ainsi que dans la Gazette littéraire et dans Questions d’histoire, avant d’être systématisée aussi à La vie du Parti, le Bulletin du Soviet suprême, la revue L’État soviétique et la loi, etc.).

La revue L’État soviétique et la loi attaqua le procureur Andreï Vichinsky, la grande figure du droit de l’URSS socialiste ; la revue La Gazette littéraire dénonça les effets du culte de la personnalité dans la littérature et les arts, etc.

Andreï Vichinsky,
la grande figure du droit de l’URSS socialiste

Le 5 avril, la Pravda publia également un éditorial attaquant des positions « anti-Parti » s’étant exprimées dans le PCUS et qui auraient le tort d’assimiler la critique du culte de la personnalité à celle de la ligne politique du Parti alors.

Le 7 avril, la presse et la radio mentionnèrent très largement la parution par la Pravda de l’éditorial légèrement abrégé du Quotidien du peuple, l’organe de presse communiste chinois, au sujet de la question de Staline.

Deux éléments contenus dans l’article n’avaient pas encore été officiellement employés par les médias soviétiques : l’accusation selon laquelle Staline aurait manqué de vigilance en 1941, et la considération comme quoi la ligne par rapport à la Yougoslavie titiste aurait été erronée.

L’accusation chinoise concernant 1941 fut repris par la revue La gazette militaireà la fin avril, critiquée comme revenant à une critique du Parti le 9 mai par la revue de l’armée L’étoile rouge, soutenue finalement par Questions d’histoire et enfin par la revue théorique du Parti Kommunist elle-même.

Tout cela servait la mise en place pas à pas de la liquidation de Staline. Pour cette raison de lenteur de progression, les critiques de Staline allant plus loin et qu’on trouvait en Pologne, en RDA, en Tchécoslovaquie, continuèrent à être censurées.

Chaque porte devait être ouverte lentement et spécifiquement, et spécifiquement seulement, pour éviter les troubles. La revue théorique du Parti, Kommunist, devait d’ailleurs admettre dans son numéro d’avril que :

« Les décisions du XXe Congrès sur l’abolition du culte de la personnalité n’ont pas été unanimement approuvées en Union soviétique. »

Une autre technique indirecte fut la publication de documents annonciateurs d’une mise en valeur de figures auparavant réprouvées. En publiant le 22 avril une lettre de Lénine à Rykov, la Pravda officialisait sa réhabilitation. La revue Questions d’histoire fit même avec des figures purgées comme Stanislav Kossior, Nikolaï Voznesensky, Pavel Postyshev, Ian Roudzoutak, Vlas Chubar, etc.

La même revue publia également des articles remettant en cause le rôle de Staline, par exemple comme dirigeant de la branche caucasienne de la social-démocratie de 1903 à 1905 ; la publication du 40e volume de la grande encyclopédie soviétique fut également repoussée, en raison de toute une série de modifications devant être réalisées.

Enfin, la revue de la jeunesse communiste, la Komsomolskaya Pravda, publia en partie le « testament de Lénine » sans aucune précision, à la mi-mai 1956. Un mois plus tard il fut publié en entier dans Kommunist avec un éditorial expliquant que « Staline avait commis des erreurs sérieuses de direction dans l’agriculture, des affaires militaires et le domaine de la politique étrangère ».

La publication fut accompagnée d’autres textes de Lénine, le tout fut rassemblé sous la forme d’un pamphlet publié à un million d’exemplaires, suivi d’un autre avec le texte du 30 juin 1956 du Comité Central du PCUS sur « Le dépassement du culte de la personnalité et ses conséquences ».

Entre-temps, le 27 juin 1956, la Pravda republia un article du New York Daily Worker, écrit par Eugene Dennis. Celui-ci parlait du rapport secret, mais de manière mesurée et louant la direction du PCUS. Il fut donc utilisé pour apporter la première véritable reconnaissance officielle, indirecte, en URSS même, qu’il y avait bien eu un rapport secret.

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Le «rapport secret» du XXe congrès du PCUS et les affabulations sur le culte de la personnalité

L’une des affirmations essentielles de Nikita Khrouchtchev au XXe congrès est que Staline aurait organisé autour de lui un « culte de la personnalité ». Or, il n’a jamais été parlé de la personnalité de Staline au sens strict, seulement de sa réalité dirigeante aux différents niveaux (idéologique, politique, économique, militaire, etc.).

Nikita Khrouchtchev fait exprès de gommer toute la dimension éducative-propagandiste de la question de Staline. Il dresse donc un réquisitoire-catalogue, encore une fois censé être justifié par le XIXe congrès.

Il faut bien voir que comme ce congrès a supprimé le poste de secrétaire général du Parti, alors il y a un espace pour le rejet de la mise en valeur des dirigeants. Nikita Khrouchtchev cadre habilement par rapport à cet aspect, comme ici :

« Et est-ce à l’insu de Staline que de nombreuses villes et entreprises ont pris son nom?

Est-ce à son insu que des monuments à Staline ont été élevés dans tout le pays – ces « monuments commémoratifs pour un vivant »?

C’est un fait que Staline lui-même avait signé le 2 juillet 1951 une résolution du Conseil des ministres de l’URSS concernant l’érection, sur le canal Volga-Don, d’un impressionnant monument à Staline ; le 4 septembre de la même année, il avait publié un décret accordant trente-trois tonnes de cuivre pour la construction de ce monument massif.

Quiconque a visité la région de Stalingrad a certainement vu l’immense statue qui y est édifiée, et cela dans un lieu que ne fréquente presque personne. Des sommes considérables ont été dépensées pour l’édifier, alors que les gens de cette région vivaient depuis la guerre dans des huttes. »

Les accusations de Nikita Khrouchtchev sont clairement de mauvaise foi et cherchent uniquement à dresser un tableau pittoresque jusqu’au grotesque. Il dit par exemple :

« Il y a lieu de noter que Staline dressait ses plans [pour la Seconde Guerre mondiale] en utilisant un globe terrestre. (Remous dans la salle.) »

Or, les capacités de dirigeant militaire de Staline sont extrêmement connues et l’invraisemblance du propos est de toute façon évidente.

Voici un autre exemple du même type :

« C’est à travers des films qu’il connaissait la campagne et l’agriculture. Et ces films avaient beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l’agriculture.

De nombreux films peignaient sous de telles couleurs la vie kolkhozienne, que l’on pouvait voir des tables crouler sous le poids des dindes et des oies. Évidemment, Staline croyait qu’il en était effectivement ainsi. »

La critique de Nikita Khrouchtchev vise à faire de Staline un monstre, afin de dépolitiser la question. Cela provoquera beaucoup de troubles en URSS dans les mois qui suivirent : comment une personne censée être folle et criminelle a-t-elle pu être à la tête du Parti, comme l’a affirmé Nikita Khrouchtchev ?

L’invraisemblance des propos de Nikita Khrouchtchev était ainsi très offensive, mais également source d’instabilité profonde quant à la légitimité de l’ensemble du régime. Cela sera un aspect déterminant pour sa mise de côté par la suite par la clique dirigeant l’URSS.

Un autre exemple d’affabulation est l’accusation de Nikita Khrouchtchev à l’encontre de Staline d’avoir entièrement bloqué l’attribution du Prix Lénine instauré en 1925 ; en réalité le prix a bien été attribué, jusqu’en 1935.

Mais il ne faut pas rater l’aspect principal : la remise en cause de l’appareil de sécurité d’État, au nom de la pacification bourgeoise. Beria est autant visé que Staline. Nikita Khrouchtchev dit ainsi dans son « rapport secret » :

« Un rôle spécialement bas a été joué par un ennemi féroce de notre parti, Béria, agent d’un service d’espionnage étranger dans l’organisation de certaines affaires sales et honteuses. Béria avait gagné la confiance de Staline.

De quelle manière ce provocateur parvint-il à atteindre une situation au sein du Parti et de l’État, de façon à devenir le premier vice-président du Conseil des ministres de l’Union soviétique et le membre du Bureau politique du Comité central?

Il est maintenant prouvé que ce scélérat a gravi les différents échelons du pouvoir en passant sur un nombre incalculable de cadavres.

Existait-il des indices indiquant que Béria était un ennemi du Parti? Il en existait, en effet. Déjà en 1937, lors d’un plénum du Comité central, l’ancien commissaire du Peuple à la Santé publique Kaminski, déclarait que Béria travaillait pour les services d’espionnage du Moussavat.

Le plénum du Comité central avait à peine achevé ses travaux que Kaminski était arrêté et fusillé.

Est-ce que Staline avait examiné la déclaration de Kaminski?

Non, parce que Staline avait confiance en Béria et que cela lui suffisait. Et, lorsque Staline croyait en quelqu’un ou en quelque chose, personne ne pouvait avancer une opinion contraire. Quiconque aurait osé exprimer une opinion contraire aurait subi le sort de Kaminski. »

Le noyau dur de la dynamique de Nikita Khrouchtchev, c’est l’appel général à la pacification bourgeoise :

« Camarades! Le culte de l’individu a provoqué l’emploi de principes erronés dans le travail du Parti et dans l’activité économique; il a conduit à la violation des règles de la démocratie intérieure du Parti et des soviets, à une administration stérile, à des déviations de toutes sortes, dissimulant les lacunes et fardant la réalité. Notre Nation a donné naissance à de nombreux courtisans et spécialistes du faux optimisme et de la duperie. »

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