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  • La valeur historique du Parti Ouvrier Français

    Le Parti Ouvrier Français possédait une vraie dynamique historique. Aline Valette fut la première femme à parvenir à la direction d’une organisation socialiste, en l’occurrence le Parti Ouvrier Français. Elle fonda par la suite un journal qui ne dura pas, L’Harmonie sociale et fut l’organisatrice d’une Fédération nationale des sociétés féministes

    Jules Guesde lui-même prit position en faveur des femmes, alors que le mouvement ouvrier français de l’époque considérait que sa nature consistait à être ménagère. Dans La femme et son droit au travail, publié dans Le Socialiste du 9 octobre 1898, il se positionna clairement : 

    « Assurer à la femme comme à l’homme le développement intégral et la libre application de ses facultés. Assurer d’autre part aux travailleurs sans distinction de sexe, le produit intégral de leur travail. Là est toute la solution – et elle n’est que là. »

    En fait, malgré ses limites, le Parti Ouvrier Français représentait un véritable pôle révolutionnaire. C’est qu’à l’époque, non seulement plus de la moitié de la population est composée de paysans cultivant des parcelles, mais qui plus est la production industrielle des petites entreprises est plus importante que celle des grandes entreprises.

    Les conditions étaient donc particulièrement difficiles. Le Parti Ouvrier Français ne put pareillement jamais vraiment s’implanter à Paris, où le proudhonisme était particulièrement développé, tout comme par ailleurs dans des centres de la vallée de la Loire et les Ardennes, alors que les blanquistes étaient également forts à Paris, mais aussi dans le Cher, la Nièvre, l’Indre.

    Le boulangisme, le mouvement du général populiste et putschiste Georges Boulanger, eut également un écho dévastateur. Friedrich Engels, dans une lettre du 4 février 1889 à Laura Lafargue, la femme de Paul Lafargue, critique de manière particulièrement agressive la trahison historique des masses parisiennes :

    « Dans l’élection de Boulanger je ne vois rien d’autre qu’une nette résurgence de l’élément bonapartiste dans le caractère parisien.

    Dans les années 1799, 1848 et 1889, cette résurgence jaillit à chaque fois de l’insatisfaction que procurait la république bourgeoise, mais elle n’acquiert cette orientation spécifique qu’à la suite d’un courant chauvin.

    Mais il y a pire encore : en 1799, Napoléon dut faire un coup d’État pour conquérir ces Parisiens qu’il avait fait mitrailler en Vendémiaire, alors qu’en 1889 ce sont les Parisiens eux-mêmes qui élisent l’un des bouchers de la Commune.

    Soit dit sans brutalité, Paris – du moins pour l’heure – a démissionné comme ville révolutionnaire, démissionné non pas après un coup d’État victorieux et au milieu d’une guerre comme en 1799 ; non pas après six mois d’une lutte d’anéantissement comme en décembre 1848, mais en pleine paix, dix-huit ans après la Commune et à la veille d’une possible révolution.

    Et nul ne peut donner tort à Bebel, lorsqu’il écrit dans la Gleichheit : « Les ouvriers parisiens, dans leur majorité, se sont comportés d’une façon tout simplement lamentable et on peut être très attristé pour leur conscience de classe socialiste lorsqu’on observe que 17 000 voix seulement vont à un candidat socialiste, tandis qu’un guignol et un démagogue comme Boulanger obtient 240 000 voix (…).

    Quoi qu’il en soit, je veux espérer que le nouveau journal va sortir : nous devons prendre la situation telle qu’elle est – et en tirer le meilleur parti.

    Si Paul [Lafargue] se remettait à travailler à un journal, il se préparerait et s’armerait pour la lutte, et cesserait de dire sur un ton désespéré : il n’y a pas à aller contre le courant. Nul ne lui demande d’arrêter le courant ; cependant si nous ne nous opposons pas au courant général de folie momentanée, je me demande que diable peut bien être notre tâche ?

    Les habitants de la Ville lumière ont apporté la preuve qu’ils sont deux millions dont « la plupart sont des têtes creuses » selon l’expression de Carlyle ; cependant ce n’est pas encore une raison pour que nous-mêmes nous soyons des têtes creuses.

    Laissez les Parisiens devenir réactionnaires, s’ils y trouvent leur bonheur, la révolution sociale continuera sa marche en avant en dépit d’eux, et, quand elle sera effectuée, ils pourront s’écrier : Ah tiens ! c’est fait – et sans nous – qui l’aurait imaginé »

    Karl Marx était tout à fait conscient des limites historiques, comme en témoigne sa lettre à Friedrich Sorge du 5 novembre 1880 :

    « Peu de temps après, Guesde est venu à Londres afin d’élaborer avec nous (Engels, Lafargue et moi- même) un programme électoral à l’adresse des ouvriers pour les prochaines élections. Certes, il a fallu y incorporer quelques incongruités auxquelles Guesde tenait absolument malgré nos protestations, par exemple le minimum de salaire fixé par la loi (je lui dis : si le prolétariat français est assez puéril pour avoir besoin de telles carottes, alors il ne vaut plus la peine d’établir de programme quelconque).

    Cependant, ce très bref document – exception faite du préambule qui définit en quelques lignes le but communiste – ne renferme dans sa partie économique que des revendications qui surgissent spontanément et réellement du mouvement ouvrier.

    C’est un pas énorme que de ramener les ouvriers français de leur brouillard phraséologique sur le terrain de la réalité, et c’est ce qui explique qu’il suscita une vive répulsion parmi tous ceux qui en France vivent de leurs escroqueries en « faisant du brouillard ».

    Après une violente opposition des anarchistes, le programme fut d’abord adopté dans la région centrale, c’est-à-dire Paris et tout ce qui dépend de près et de loin de cette ville, puis dans tous les autres centres ouvriers.

    La formation simultanée de groupes ouvriers mutuellistes qui cependant (sauf les anarchistes qui ne sont pas composés de véritables ouvriers, mais de déclassés, ainsi que de quelques ouvriers dupés qui forment la troupe ordinaire) ont adopté la plus grande partie des revendications « pratiques » du programme, de même que le fait qu’on y trouve les points de vue les plus différenciés, cela prouve à mes yeux qu’il s’agit là du premier mouvement ouvrier réel en France.

    Jusqu’à présent on n’y trouvait que des sectes, qui ne recevaient naturellement leurs mots d’ordre que de fondateurs de sectes, cependant que la masse du prolétariat suivait les bourgeois radicaux ou ceux qui faisaient mine d’être radicaux, et elle se battait pour eux le jour de la décision, pour être, le lendemain, massacrée, déportée, etc., par les gaillards qu’elle avait hissés au pouvoir.

    L’Émancipation, publiée il y a quelques jours à Lyon, sera l’organe du parti ouvrier, surgi sur la base du socialisme allemand (…).

    Il serait temps, si l’on ne veut pas volontairement ruiner le journal [l’Égalité], si l’on n’a pas l’intention – ce qui est impensable – qu’il soit enterré à la suite de tout un processus de la part du gouvernement, alors il est temps que Lafargue mette fin à ses rodomontades sur les violences épouvantables de la révolution à venir. »

    Friedrich Engels saluait d’ailleurs la valeur du programme du Parti Ouvrier Français, tout au moins pour sa base marxiste, comme ici dans une lettre à Eduard Bernstein, 25 octobre 1881 :

    « Au demeurant, les brochures et les articles de Guesde sont les meilleurs qui aient paru en langue française ; c’est, en outre, l’un des meilleurs orateurs, qu’il y ait à Paris. Nous l’avons toujours trouvé franc et loyal. À nous, maintenant. Nous, c’est-à-dire Marx et moi, n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde.

    Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées. Ce que Lafargue écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue.

    Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien.

    Marx, comme moi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi.

    Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français.

    En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume : le travailleur n’est libre que s’il est en possession de ses moyens de travail, sous forme soit individuelle, soit collective ; la forme de propriété individuelle étant chaque jour davantage dépassée par le développement économique – il ne reste donc que la forme de possession collective, etc.

    Bref, c’est un chef-d’œuvre de démonstration frappante, susceptible d’être exposée aux masses en quelques mots clairs, comme je n’en connais que peu, moi-même ayant été étonné par sa concision.

    Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il y a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaire ».

    Comme nous n’en n’avions pas la responsabilité, mais les Français, nous avons fini par le laisser faire, quoique Guesde lui-même en concédât l’absurdité théorique. Au même moment Brousse était à Londres, et il aurait volontiers assisté à la réunion.

    Cependant Guesde n’avait que peu de temps et s’attendait de la part de Brousse à d’interminables discussions sur des formules anarchistes mal assimilées, si bien qu’il tint à ce que Brousse n’assistât pas à cette séance. C’était son affaire. Mais Brousse ne le lui a jamais pardonné, d’où ses chamailleries avec Guesde. »

    L’identité du Parti Ouvrier Français se situait de manière assumée dans la perspective communiste de Karl Marx. Voici, pour saisir l’esprit du Parti, quelques mots d’ordre inscrits sur les murs de la salle, aux côtés des drapeaux rouges et de guirlandes de la même couleur :

    « Vive l’Internationale ! » « Travailleurs de tous les pays, unissons-nous » « Vive la Commune ! Souvenons-nous » « Hommage aux 35 000 fusillés de 1871 » « L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » « Les adversaires du socialisme sont de deux sortes : ceux qui ne le comprennent pas et ceux qui le comprennent trop » « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisirs »

    En ce sens, le Parti Ouvrier Français portait quelque chose de nouveau et semblait bien être en mesure de porter, malgré ses limites, la genèse du marxisme en France.

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  • Le Parti Ouvrier Français : ine organisation propagandiste non social-démocrate

    Le Parti Ouvrier Français connut une certaine montée en puissance sur le plan de l’organisation, grâce à d’un côté un engagement militant en faveur du collectivisme, de l’autre l’ouverture d’une perspective marxiste.

    Initialement appelé Fédération de parti des travailleurs socialistes en France lors de sa fondation au congrès de Marseille d’octobre 1879, il s’appuyait sur un découpage en six régions : Nord, Est, Centre, Ouest, Midi, Algérie.

    En fait, malgré la prétention centraliste, les régions étaient autonomes et en fait cela était même le cas des groupes locaux. Ceux-ci étaient libres de se fédérer ou bien d’être simplement en contact avec la direction. Chaque année, suivant le principe instauré au congrès national de Lille en octobre 1890, le Conseil National était organisé par une différente région.

    Il faudra attendre 1890 pour que le Parti Ouvrier Français soit en mesure de disposer d’une structure pyramidale, avec des fédérations départementales instaurés en décembre 1892.

    On reconnaît ici la tentative de suivre le modèle de la social-démocratie allemande, sans toutefois réellement être en mesure de posséder l’essentiel : le noyau idéologique synthétisé, l’organe de presse avec une base idéologique développée, une démarche politico-culturelle affirmée.

    C’est que la base du guesdisme, c’est la propagande seulement, Jules Guesde et Paul Lafargue se fondant sur trois niveaux :

    « propagande parlée (réunions, conférences) »

    « propagande écrite (livres et journaux) »

    « propagande agie (grèves, pétitions, scrutins, etc.) »

    C’est le sens de la manière dont la presse est comprise : elle est un vecteur de l’agitation. Au quotidien central, Le Socialiste, ainsi qu’aux deux quotidiens dans le Nord, Le Réveil et L’Egalité, s’ajoutent huit hebdomadaire, à Grenoble, Limoges, Montluçon, Narbonne, Niort, Perpignan, Roanne, Troyes.

    On trouve également un tri-hebdomadaire à Calais, et sept hebdomadaires, à Agde, à Boulogne-sur-mer, en Gironde,à Marseille, en Meurthe-et-Moselle, à Nantes, à Valenciennes, ainsi qu’un bi-mensuel : Les Antilles Socialistes.

    Voici comment Paul Lafargue, en 1888, présente l’organisation du Parti Ouvrier Français : on reconnaît la démarche non pas social-démocrate, mais anarchiste de groupes affinitaires, centralisés de manière volontaire, etc.

    Action du Parti

    A. Administration
    Les adhérents au programme et à la tactique du Parti ouvrier français dans une même localité se constituent en groupes d’études sociales, dont les membres établissent en commun leur budget, prennent les mesures propres à propager les doctrines du Parti dans leur domaine d’action, abordent et étudient tous les problèmes que les événements se chargent de venir journellement leur poser. Ils sont autonomes.

    Dans une grande circonscription urbaine, dans un département ou une région du territoire français, les divers groupes se forment en Agglomérations, en Fédérations départementales ou régionales.

    Les délégués de ces groupes se réunissent annuellement en Congrès régionaux ou départementaux et s’entendent, après délibération, sur l’action commune à mener dans la région.

    Un Comité fédéral, élu par chaque Congrès, assure, pendant l’année, l’exécution des décisions ainsi prises.

    Un Congrès national annuel réunit, de tous les points de la France, les délégués des fédérations et groupes du Parti, qui viennent exposer et soumettre à la libre discussion, les projets et les avis qui émanent de leurs mandants. Les décisions et résolutions du Congrès national sont souveraines jusqu’au Congrès suivant : il est l’arbitre et le juge suprême du Parti.

    D’un Congrès à l’autre, un Conseil national, élu et responsable, est chargé de veiller à l’exécution des décisions des Congrès. Il se compose :

    D’une Commission permanente de 11 membres, nommée par le Congrès et chargée de l’Administration du Parti ;

    D’un délégué par Agglomération ou Fédération départementale ou régionale, choisi par sa fédération ou agglomération respective.

    En toute occasion qui exige une action publique et unitaire du Parti, la Commission permanente convoque, en assemblée plénière, les représentants des Fédérations ou Agglomérations pour prendre les mesures nécessaires.

    Les Secrétaires des groupes sont en relation permanente avec le Conseil national.

    Toute l’action du Parti repose ainsi sur une discipline librement consentie. Indépendant dans l’étendue de son ressort immédiat, tout groupement dispose, en ce qui concerne la tactique à suivre sur un territoire plus étendu, d’une part d’influence dans les délibérations communes. Les décisions du Congrès national et celles du Conseil national qui le représente, sont ainsi l’expression directe de l’ensemble des tendances qui règnent dans le Parti.

    Le Conseil national publie un organe central hebdomadaire, le Socialiste qui relie entre eux les groupes, pour lesquels l’abonnement est obligatoire

    B. Finances

    Les groupes et les Fédérations fixent le montant des cotisations locales et fédérales payées par leurs membres. Toutefois, afin d’assurer une ressource permanente au Conseil national :

    Tout membre du Parti doit posséder une carte d’adhérent et un exemplaire du règlement général, que les secrétaires se procurent au Conseil national, moyennant 25 centimes pour la carte et 10 centimes pour le règlement ;

    Les reçus de cotisations mensuelles sont donnés aux membres au moyen de timbres mobiles, que les secrétaires achètent 5 centimes au Conseil national ;

    Un insigne symbolique de métal est mis par le Conseil national à la disposition des secrétaires de groupes moyennant 25 centimes ;

    Un droit de 5 % est perçu par le Conseil national sur le produit net de toute réunion, conférence, fête, etc, organisée par le Parti.

    Action du Parti

    Le devoir du Parti est de préparer, partout et toujours, par tous les moyens, la révolution sociale qui pacifiquement ou violemment mettra le pouvoir politique dans les mains du prolétariat organisé en parti de classe ; seule condition qui permettra l’abolition du salariat et la remise à la collectivité, du sol et des instruments de production.

    C’est pourquoi les militants, les groupes et les Fédérations ont à instituer une agitation constante: I. Par la propagande; II. Par l’action électorale.

    Par la propagande

    Par l’action électorale Le Parti doit présenter des candidats et faire pénétrer des représentants dans tous les corps élus :
    • Conseils des Prud’hommes ;
    • Conseils municipaux ;
    • Conseils d’arrondissement ;
    • Conseils généraux;
    • Chambre des députés ;
    • Sénat.

    Car,

    1°, la période électorale lui offre le terrain le plus favorable pour une lutte légale contre la bourgeoisie capitaliste qui détient le pouvoir ;

    2° Partout où le prolétariat installe ses représentants, il peut, d’une part, réaliser, non pas des réformes socialistes, qui ne sont possibles que le jour où il sera lui-même en possession de l’Etat, mais des améliorations de détail apportant quelque soulagement, et par la même quelque force, à la classe des travailleurs ;

    3° Les voeux et les propositions de lois déposées par les Elus du Parti, ou bien forcent la bourgeoisie, par la crainte de la révolte ouvrière, à lâcher quelque parcelle de sa domination, ou bien servent à montrer plus nettement, par le mauvais vouloir des capitalistes, que le prolétariat, pour son émancipation économique et politique, ne doit compter que sur lui-même et sur sa propre force.

    Comment on fonde un groupe

    Il suffit de quelques hommes dévoués, désireux de prendre part à la propagande socialiste, pour constituer le noyau d’un groupe d’études sociales.

    A la suite d’une réunion, pour laquelle il est aisé de s’assurer le concours d’un ou plusieurs militants du Parti par l’intermédiaire d’un groupe déjà existant, d’une Fédération locale ou du Conseil national, le groupe déclare adhérer au programme et à la tactique du Parti ouvrier français. Il nomme un Secrétaire, qui adresse immédiatement au Conseil national la liste des membres du groupe, en lui demandant les cartes, insignes, exemplaires du règlement nécessaires, et en souscrivant un abonnement au Socialiste. (Trois mois: 1 fr. 50).

    Dès lors, le groupe fonctionne et peut recruter autour de lui de nouvelles adhésions, assuré constamment de trouver l’aide la plus efficace auprès de tous les groupements du Parti, conformément à la devise : TOUS POUR UN, UN POUR TOUS

    Dès qu’il existe plusieurs groupes dans un même département, il est de leur intérêt et de leur devoir de s’entendre pour former une Fédération départementale adhérente au Parti.

    Tous ceux qui, souffrant directement ou indirectement,des misères de la société actuelle, sont convaincus qu’elles ne peuvent cesser que par l’entente internationale des travailleurs pour l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production et de distribution des produits, doivent adhérer au Parti ouvrier français.

    Les vélléités d’organisation centralisée sont donc parallèles à une démarche résumée à la propagande de groupes décentralisés, ce qui inévitablement va poser des soucis. Toute la contradiction pratique du guesdisme se situe à ce niveau là et son erreur trouve sa source dans l’incompréhension de la dimension idéologique-culturelle.

    La perspective uniquement propagandiste ne pouvait permettre de réellement structure une organisation s’étant élargie.

    Au XVIIe congrès, en août 1899, le Parti Ouvrier Français disposait ainsi de 403 groupes dans 303 villes ; en 1892, il avait conquis 29 municipalités, dont Roubaix, Toulon, Marseille, Narbonne, Commentry, Montluçon ; aux élections de 1893, il avait recueilli 160 000 voix et possédait six élus sur la cinquantaine de députés appartenant au courant socialiste.

    A la fin des années 1880, la section des Ardennes est également extrêmement puissante ; des regroupements par profession sont également fondés en région Centre : l’Union des Mécaniciens, le Bronze, la Typographie, la Fonderie de fer et du cuivre.

    Si ses rangs dans le sud ne possèdent qu’environ 15% d’ouvriers, alors que sont nombreux les petits propriétaires ruraux, les commerçants et les employés de commerce, ce n’est pas le cas dans le Nord ouvrier, où le Parti Ouvrier Français dispose de 8 000 membres en 1899, soit environ la moitié de sa base militante. 

    Jules Guesde lui-même était élu député de Roubaix en 1893, devenu un bastion du Parti ; il participa, de 1882 à 1890, à 1200 conférences, devenant la figure de l’agitation en faveur du collectivisme.

    => Retour au dossier sur le Parti Ouvrier Français

  • La scission avec les possibilistes anti-marxistes

    Le programme possède donc, indéniablement, une perspective marxiste. Ce qui caractérise la ligne de Jules Guesde, c’est la volonté d’aller de l’avant dans le collectivisme, ce qui équivaut à une réfutation directe de l’anarchisme.

    Dans le Programme agricole du Parti Ouvrier Français, on lit ainsi :

    « Le Parti ouvrier, qui, à l’inverse des anarchistes, n’attend pas de la misère étendue et intensifiée la transformation de l’ordre social et ne voit de libération pour le travail et pour la société que dans l’organisation et les efforts combinas des travailleurs des campagnes et des villes s’emparant du gouvernement et faisant la loi, a adopté le programme agricole suivant, destiné à coaliser dans la même lutte contre l’ennemi commun, la féodalité terrienne, tous les éléments de la production agricole, toutes les activités qui, à des titres divers, mettent en valeur le sol national. »

    Voici également comment Jules Guesde, dans l’article Anarchie et Socialisme du 27 février 1886, exprime la différence entre collectivisme et anarchisme :

    « L’anarchisme – qui n’est que de l’individualisme renforcé – a sa place, non pas dans l’évolution socialiste, mais dans l’évolution à rebours, dans une rétrogradation intellectuelle de la bourgeoisie cherchant son salut contre le communisme inévitable dans un retour en arrière que la vapeur et la machine rendent à jamais impossible. »

    La clef de voûte du projet guesdiste consistait donc en le passage écrit par Karl Marx, la perspective portée par le préambule. C’est précisément cette partie qui va être la cible des « possibilistes » conduits par Paul Brousse.

    Celui-ci représentait le courant anti-idéologie ; il attaquait les « capucins marxistes », dénonçant Jules Guesde qui va chercher ses sources dans « les brouillards de la Tamise », c’est-à-dire à Londres où vivait alors Karl Marx.

    Karl Marx

    Cependant, il est nécessaire de voir que ce que dénonce Paul Brousse, c’est une tendance, pas un état de fait.

    Car, où en est-on niveau connaissance du marxisme ? Jusqu’en 1889, il n’y avait qu’une poignée d’ouvrages publiés en français :

    a) Misère de la philosophie, réplique à la « Philosophie de la misère » de M. Proudhon, en 1847.

    b) Le Livre I du Capital, publié de 1872 à 1875, alors que Gabiel Deville en a publié un résumé de 300 pages en 1883. Gabriel Deville, après avoir été député guesdiste, rejoindra les institutions : la Commission centrale de recherche et de publication des documents sur l’histoire économique de la Révolution française d’abord, la Commission d’organisation des bibliothèques et des archivesensuite, avant de devenir diplomate.

    L’éditeur, Henri Oriol, était alors le libraire se chargeant de diffuser le guesdisme, avec notamment une « Bibliothèque socialiste », contenant notamment des Cours d’économie sociale, consistant en sept fascicules avec les textes des conférences de Paul Lafargue et Gabriel Deville sur Karl Marx, ainsi que les Rapports et résolutions des Congrès ouvriers [c’est-à-dire ceux du Parti Ouvrier Français] de 1876 à 1883.

    Il rejoignit finalement le camp des boulangistes, les partisans du général putschiste Boulanger.

    c) Socialisme utopique et socialisme scientifique, tiré de l’Anti-Dühring, est traduit par Paul Lafargue et publié en 1880 par l’éditeur et libraire militant Léon Derveaux, qui passera par la suite dans le camp des socialistes réformistes, les possibilistes.

    d) Le Manifeste du Parti Communiste, traduit par Laura Lafargue, publié en feuilleton dans L’Egalité en 1882 et son successeur Le Socialiste, en 1885.

    e) Divers extraits du Capital de Karl Marx : « La production capitaliste » publié dans L’Égalité du 30 décembre 1877, comme d’ailleurs « L’accumulation capitaliste » (20 janvier 1878), « L’accumulation primitive » (3 février 1878).

    On a donc pratiquement aucun document à la disposition de manière réelle.

    Par la suite, il y aura bien certaines œuvres publiées : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat en 1893, le Manifeste du Parti Communiste l’est de nouveau en 1895 et en 1897, Salaires, prix et profits en 1899. 

    Manifeste du Parti Communiste, dans sa version française de 1897

    Cependant, on n’a en aucun cas une véritable doctrine élaborée, structurée, assimilée. Si le marxisme est présent dans le courant porté par Jules Guesde, c’est sous la forme d’une tendance, d’une orientation consistant en le matérialisme historique au grand maximum, compris de manière réducteur et par ailleurs nullement assimilé par la base.

    Si Paul Lafargue tente de développer la connaissance du marxisme, qui est imparfait chez lui par ailleurs, comme avec La base philosophique du Parti ouvrier, publié en 1882 dans L’Égalité, la base du Parti Ouvrier ne maîtrise du marxisme que quelques slogans valorisant le collectivisme.

    Karl Marx est une référence en tant que symbole du parti luttant pour le collectivisme, comme le dit Jules Guesde, dans une lettre à Karl Marx de la fin de l’année 1878 ou du début de 1879 :

    « En effet, tout ce que vous exprimez dans votre lettre, je le pense aussi et je l’ai toujours pensé.

    Si je suis révolutionnaire, si – comme vous – je crois à la nécessité de la violence pour résoudre la question sociale dans le sens collectiviste ou communiste, je suis de plus, comme vous, résolument hostile à des mouvements à la Cafiero qui – peut-être utiles en Russie – ne correspondent à aucune espèce d’exigence de la situation, ni en France, ni en Allemagne, ni en Italie.

    Comme vous, je suis convaincu qu’avant que l’on puisse penser à une action, il faut avoir créé, au moyen d’une propagande aussi active que continuelle, un parti, une armée consciente.

    Comme vous, je conteste finalement que la simple destruction de ce qui existe soit suffisant pour instaurer ce que nous voulons, et je pense qu’à terme plus ou moins long l’impulsion, la direction, doit venir du haut, de ceux qui en « savent plus ».

    Dans ces conditions, je me suis attaché depuis mon retour à créer ce « parti ouvrier indépendant et militant » qui – comme vous le proclamez si justement – est « de la plus haute importance » face aux événements qui se préparent. »

    Comme l’avoue Gabriel Deville en 1897, dans la préface de la troisième édition de son résumé du Capital de Karl Marx :

    « Même en 1877, quand je fus un de ceux qui commencèrent à propager par le journal la théorie collectiviste et marxiste, j’en connaissais à peine quelques rudiments : (…) nous apprenions le socialisme en même temps que nous l’apprenions à nos lecteurs, et il est incontestable que nous nous sommes parfois trompés. »

    Il ne faudrait pas d’ailleurs penser que Karl Marx et Friedrich Engels étaient en lien étroit avec Jules Guesde, même s’ils reconnaissaient celui-ci comme le dirigeant de la fraction la plus avancée, ayant à ce titre la reconnaissance officielle ininterrompue et le soutien politique de la social-démocratie allemande.

    L’épisode de la scission avec les possibilistes les horripila d’ailleurs particulièrement.

    Friedrich Engels

    Les faits se déroulèrent ainsi : aux élections de 1881, le Parti obtint la mairie de Commentry, mais ne reçut que 18 000 voix à Paris. Paul Brousse, un anarchiste réformiste qui prônait l’autonomie du programme pour chaque circonscription, s’opposait alors à Jules Guesde pour qui les élections ne sont qu’un moyen de renforcer tant le Parti que la propagande.

    Jules Guesde cherchait à assumer une ligne de relative centralisation et de discipline ; dans L’Egalité, il écrivait ainsi en décembre 1881 :

    « L’unité de programme une fois brisée et l’autonomie des groupes proclamés en matière électorale, adieu toute garantie tant du point de vue socialiste qu’au point de vue révolutionnaire. C’est le Parti ouvrier ouvert à toutes les faiblesses et à toutes les spéculations. »

    Ce fut le déclencheur de l’offensive de Paul Brousse, partisan du possibilisme : il fallait être radical, mais agir selon ce qui était possible. Cela l’amena sur le terrain du socialisme municipal.

    Paul Brousse

    Les possibilistes furent alors en mesure, à la suite de grande manœuvres plus ou moins inavouables, de mettre en minorité les guesdistes au sein du Parti, réussissant à obtenir 80 délégués contre 31 délégués guesdistes au congrès de Saint-Etienne de septembre 1882.

    Ce dernier entérina l’abandon du programme, permis aux sections locales de décider du programme électoral, et marqua le choix d’un nouveau nom, le terme de parti étant abandonné : Fédération des travailleurs socialistes de France.

    Jules Guesde fit alors le choix de la rupture, ses partisans quittant la salle pour aller à Roanne fonder, 26 septembre au 1er octobre 1882, un nouveau parti assumant la centralisation, le Parti ouvrier, qui prit l’année suivante le nom de Parti Ouvrier français.

    Dès le départ, le Parti Ouvrier Français entre donc en conflit avec Paul Brousse, qui maintint la Fédération des Travailleurs socialistes. Cependant, une fraction d’élus partisans de Paul Brousse, dite « de la rue Cadet », considérait qu’il fallait se rapprocher des républicains bourgeois face au péril que représentiat le général Boulanger avec ses velléités de coup d’État.

    Sa Fédération se sépara alors en deux au congrès de Châtellerault en octobre 1890, amenant la naissance d’un Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire, qui lui-même connut une nouvelle scission qui donna naissance à l’Alliance Communiste Révolutionnaire.

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  • Le programme marxiste de Jules Guesde

    Jules Guesde et ses partisans furent donc les partisans acharnés du collectivisme, cherchant à le diffuser dans le prolétariat en présentant la révolution comme nécessité absolue. C’est cela qui permit la rencontre avec le marxisme.

    Aux congrès socialistes nationaux qui commencèrent à s’organiser, la thèse collectiviste fut initialement refusée, à Paris en 1876 et à Lyon en 1878, avant finalement de triompher à Marseille en 1879. L’objectif socialiste consista alors en l’appropriation collective de tous les instruments de travail et de toutes les forces de production.

    Le congrès de l’année suivante, à Paris, marqua l’établissement d’un programme d’un Parti Ouvrier, prenant alors le nom de Fédération du parti des travailleurs socialistes de France. Celui-ci a été élaboré en mai 1880, Jules Guesde rendant alors visite à Karl Marx à Londres, où il obtint de nombreux entretiens.

    Le début du programme est attribué à Karl Marx lui-même. Le reste a été écrit conjointement par Jules Guesde et Karl Marx, épaulés par Paul Lafargue et Friedrich Engels. 

    Quelques ajustements furent effectués à l’occasion du congrès du Havre en novembre 1880.

    Programme élaboré en conformité des décisions du Congrès, tenu à Marseille du 20 au 31 octobre 1879, adopté au Congrès régional de la Fédération du Centre tenu à Paris du 18 au 25 juillet 1880, confirmé par le Congrès national tenu au Havre du 16 au 22 novembre 1180, ratifié par le Congrès régional de la Fédération du Nord tenu à Roubaix en octobre 1881, maintenu en vigueur par le Congrès national tenu à Reims du 30 octobre au 6 novembre 1881 et complété par le Congrès national tenu à Roanne du 26 septembre au 1er octobre 1882.

    Considérant,

    Que l’émancipation de la classe productive est celle de tous les êtres humains sans distinction de sexe, ni de race,

    Que les producteurs ne sauraient être libres qu’autant qu’ils sont seront en possession des moyens de production (terres, usines, navires, banques, crédits, etc.)

    Qu’il n’y a que deux formes sous lesquelles les moyens de production peuvent leur appartenir :

    Considérant,

    Que cette appropriation collective ne peut sortir que de l’action révolutionnaire de la classe productive – ou prolétariat – organisée en parti politique distinct;

    Qu’une pareille organisation doit être poursuivie par tous les moyens dont dispose le prolétariat, y compris le suffrage universel transformé en d’instrument de duperie qu’il a été jusqu’ici en instrument d’émancipation;

    Les travailleurs socialistes français, en donnant pour but à leurs efforts l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et le retour à la collectivité de tous les moyens de production, ont décidé, comme moyen d’organisation et de lutte, d’entrer dans les élections avec les revendications immédiates suivantes :

    a) PARTIE POLITIQUE.

    1. Abolition de toutes les lois sur la presse, les réunions et les associations et surtout la loi contre l’Association internationale des travailleurs. Suppression du livret, cette mise en carte de la classe ouvrière, et de tous les articles du Code établissant l’infériorité de la femme vis-à-vis de l’homme.

    2. Suppression du budget des cultes, et retour à la Nation des « biens dits de mainmorte, meubles et immeubles, appartenant aux corporations religieuses » (décret de la Commune du 2 avril 1871), y compris toutes les annexes industrielles et commerciales de ces corporations.

    3. Suppression de la Dette publique.

    4. Abolition des armées permanentes et armement général du peuple.

    5. La commune maîtresse de son administration et de sa police

    b) PARTIE ECONOMIQUE.

    1. Repos d’un jour par semaine ou interdiction légale pour les employeurs de faire travailler plus de six jours sur sept. Réduction légale de la journée de travail à huit heures pour les adultes. Interdiction du travail des enfants dans les ateliers privés au-dessous de quatorze ans, et de quatorze à dix-huit ans, réduction de la journée de travail à six heures.

    2. Surveillance protectrice des apprentis par les corporations ouvrières.

    3. Minimum légal des salaires déterminé, chaque année, d’après le prix local des denrées, par une commission de statistique ouvrière.

    4. Interdiction légale aux patrons d’employer les ouvriers étrangers à un salaire inférieur à celui des ouvriers français.

    5. Égalité de salaire à travail égal pour les travailleurs des deux sexes.

    6. Instruction scientifique et professionnelle de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la société représentée par l’État ou la commune.

    7. Mise à la charge de la société des vieillards et des invalides au travail.

    8. Suppression de toute immixtion des employeurs dans l’administration des caisses ouvrières de secours mutuels, de prévoyance, etc., restituées à la gestion exclusive des ouvriers.

    9. Responsabilité des patrons en matière d’accidents, garantie par un cautionnement versé par l’employeur dans les caisses ouvrières, et proportionné au nombre des ouvriers employés et aux dangers que représente l’industrie.

    10. Intervention des ouvriers dans les règlements spéciaux des divers ateliers, suppression du droit usurpé par les patrons de frapper d’une pénalité quelconque leurs ouvriers sous forme d’amendes ou de retenues sur les salaires (décret de la Commune du 27 avril 1871).

    11. Annulation de tous les contrats ayant aliéné la propriété publique (banques, chemins de fer, mines, etc.) et l’exploitation de tous les ateliers de l’État confiée aux ouvrier qui y travaillent.

    12. Abolition de tous les impôts indirects et transformation de tous les impôts direct en un impôt progressif sur les revenus dépassant 3.000 francs. Suppression de l’héritage en ligne collatérale et de tout héritage en ligne directe dépassant 20.000 francs.

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  • Jules Guesde et la «révolution violente»

    Puisque la bourgeoisie avait failli et que le collectivisme apparaissait comme nécessaire, alors il n’est, en quelque sorte, nul besoin de tactique ou de stratégie.

    Jules Guesde va être celui qui va amener la naissance du Parti Ouvrier Français, historiquement la première organisation qui, en France, se revendique de Karl Marx et revendique « l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et la socialisation des moyens de production ».

    Toutefois, on chercherait en vain une perspective tactique et stratégique. Une fois passée l’étape des premiers petits cercles de propagande, cette absence allait se prouver fatale.

    Jules Guesde

    Il est vrai que la situation était difficile ; Friedrich Engels et Karl Marx avaient compris les limites historiques de ce qui se passait en France. Mais de par l’approche somme toute encore largement bakouniniste de leur projet, Jules Guesde et Paul Lafargue étaient incapables de le comprendre, leur perspective n’étant que propagandiste.

    Leur conception de la révolution était purement et simplement collectiviste, comme seul horizon, seul projet, seule option. Ils ruaient ainsi dans les brancards, à tout prix. Jules Guesde alla six mois en prison en 1882, avec Paul Lafargue, pour appel à la guerre civile.

    Voici ses propos au tribunal :

    « Non je n’ai pas fait appel au meurtre et au pillage… Mais j’ai fait appel à la force.

    Loin de la répudier, je compte sur elle. Elle est l’instrument de toute les transformations.

    En la proclamant, en invitant le prolétariat à ne compter que sur lui même et à se tenir prêt, je fais de l’histoire et je ne commets pas de crime…

    C’est une révolution qui nous a donné l’égalité devant la loi ; une autre le suffrage universel ; une autre, la forme républicaine dans le domaine économique.

    Je ne suis que logique en comptant sur une révolution nouvelle pour obtenir l’égalité dans les moyens de production, le suffrage dans l’atelier, la république dans le domaine économique. »

    Trois ans plus tard, les deux se retrouvèrent de nouveau au tribunal, aux côtés de l’anarchiste Louise Michel. Ses propos restent tout autant combatifs : 

    « Non pas que je n’aie parlé de du « fusil libérateur ». Je ne renie aucun de mes mots.

    Mais ce fusil n’était pas dirigé contre un homme dont la peau ne nous importe ni peu ni prou.

    C’était le fusil de vos grandes journées, Messieur de la bourgeoisie, le fusil du 14 juillet et du 10 août, le fusil de 1830 et de 1848, le fusil du 4 septembre 1870. Il a porté au pouvoir le tiers-état. Il y portera -et avec autant de droit- la classe ouvrière.

    Car, à moins que vous n’ayez la prétention de monopolisé la révolution comme vous avez déjà monopolisé la propriété, je ne vois pas sur quoi vous pourriez vous fonder pour interdire à l’affranchissement prolétarien l’emploie de cette force qui vous a affranchi à votre heure. »

    Cette fois, il y eut l’acquittement général, décidé par un jury populaire. Mais cela témoigne de l’approche de Jules Guesde, dont les références restent, comme on le voit, à la fois 1789 (le 14 juillet) et 1792 (le 10 août avec la prise des Tuileries), 1830 et 1848, la proclamation de la République française du 4 septembre 1870.

    Jules Guesde ne raisonne pas en termes d’opposition prolétariat – bourgeoisie ; il reprend comme modèle les révolutions précédentes, affirmant que cette fois, leur caractère populaire doit prendre entièrement le dessus. On reste ici dans la perspective d’une révolution bourgeoise démocratique allant jusqu’au bout.

    Dans Parlementarisme et Révolution, publié dans Le Socialiste du 10 novembre 1894, il explique ainsi :

    « Pour restituer à la nation productrice ses moyens de production, il faut un prolétariat devenu le gouvernement et faisant la loi.

    Reste à savoir comment, de classe gouvernée qu’elle est actuellement, la France travailleuse deviendra, pourra devenir classe gouvernante.

    Le bulletin de vote qui nous a déjà installés dans une centaine d’Hôtels-de-ville et qui a jeté au Palais Bourbon l’importante minorité que l’on sait, est un premier moyen. Sera-t-il le seul ?

    Pas plus que nous le croyions hier, nous ne le croyons aujourd’hui. Mais depuis quand, parce qu’elle ne serait pas tout, l’action légale devrait-elle n’être rien ?

    Loin de s’exclure, l’action électorale et l’action révolutionnaire se complètent, et se sont toujours complétées dans notre pays où – pour tous les partis – l’insurrection victorieuse n’a été que la suite, le couronnement du scrutin.

    L’antagonisme que l’on voudrait établir – inutile de rechercher le pourquoi – entre le suffrage qui commence et le coup de force qui termine, n’a jamais existé que dans la métaphysique des salons.

    L’histoire, toute notre histoire, est là pour démontrer que les sorties de légalité ont été toujours et nécessairement précédées de l’usage et l’emploi de cette légalité aussi longtemps qu’elle servait d’arme défensive – et offensive – à l’idée nouvelle, aux intérêts nouveaux en voie de recrutement et que la situation révolutionnaire ne s’était pas produite.

    C’est légalement, électoralement, que l’Orléanisme a préparé son avènement au pouvoir. Ce qui ne l’a pas empêché d’aboutir à coups de fusil, par une bataille de trios jours, les glorieuses, qu’immortalise la Colonne dite de Juillet.

    C’est légalement, électoralement, que le Bonapartisme s’est installé à l’Elysée. Ce qui ne l’a pas empêché d’employer la force – et quelle force ? le fusil tuant Baudin, le canon éventrant le boulevard Montmartre – pour aménager, en Empire troisième et dernier, aux Tuileries.

    La République n’a pas fait exception à cette règle. C’est légalement, électoralement, elle aussi, que, par deux fois, sous la Monarchie de Juillet et sous l’Empire, elle a constitué son armée, conquis partiellement le pays. Ce qui ne l’a pas empêchée, pour devenir le gouvernement que préside en 1894 M. Casimir Périer, d’avoir dû passer par un accouchement violent, par le forceps de la rue.

    Eh bien ! le socialisme d’aujourd’hui est légaliste, électoraliste, au même titre que tous les partis politiques qui l’ont devancé et qui sont à l’heure présente, coalisés contre lui dans ce qui peut leur rester de virilité. Nous n’avons pas la prétention d’innover, nous contentant des agents de lutte et de victoire qui ont servi aux autres et dont nous nous servons à notre tour.

    Si quelque chose est particulièrement idiot, c’est le départ que l’on s’est avisé de faire entre les moyens, divisées en légaux et en illégaux, en pacifiques et en violents, pour admettre les uns et pour repousser les autres.

    Il n’y a, il n’y aura jamais qu’une seule catégorie de moyens, déterminés par les circonstances : ceux qui conduisent au but poursuivi. Et ces moyens sont toujours révolutionnaires, lorsqu’il s’agit d’une révolution à accomplir.

    Révolutionnaire est le bulletin de vote, si légal soit-il, lorsque, sur le terrain des candidatures de classe, il organise la France du travail contre la France du capital.

    Révolutionnaire est l’action parlementaire, si pacifique soit-elle, lorsqu’elle bat, du haut de la tribune de la Chambre, le rappel des mécontents de l’atelier, du champ et du comptoir, et lorsqu’elle accule la société capitaliste au refus ou à l’impuissance de leur donner satisfaction.

    Anti-révolutionnaire, réactionnaire au premier chef serait, en revanche, l’émeute, malgré son caractère d’illégalité et de violence, parce qu’en fournissant au capital moribond la saignée populaire dont il a besoin pour se survivre, elle reculerait l’heure de la délivrance.

    Non moins anti-révolutionnaire, non moins réactionnaire – et pour la même raison – toute tentative de grève générale condamnée, à travers les divisions ouvrières et paysannes, au plus désastreux des avortements.

    Le devoir du parti socialiste est d’écarter comme un traquenard, comme une manœuvre de l’ennemi, tout ce qui, malgré son caractère rutilant et pétardier, égarerait et épuiserait inutilement nos forces de première ligne, et de servir du parlement comme de la presse, comme des réunions, pour mener à terme la révolution qu’élabore cette fin de siècle. »

    On a ici une théorie de la révolution comme coup de force à la forme universelle, comme il l’explique ici, lors d’une Conférence à la société d’études économiques et politiques de Bruxelles le 7 mars 1894 sur le collectivisme :

    « Constitué en parti de classe ou de travail, le prolétariat, qui n’est pas limité aux seuls ouvriers dits manuels, qui comprend, devant et contre les inutiles et les nuisibles de la rente, du dividende et du profit, toutes les activités, depuis les plus musculaires jusqu’aux plus cérébrales, – l’ensemble des producteurs industriels, agricoles et scientifiques – aura, pour remettre la société en possession, pour reconstituer la patrimoine de l’humanité au bénéfice de tous ceux qui la constituent, à exproprier les expropriateurs de cette dernière.

    C’est sa mission historique. Mais, avant tout, comme préface et condition de cette expropriation économique, il aura à s’emparer du pouvoir politique, à devenir le gouvernement, le facteur de la loi.

    C’est grâce à l’Etat monopolisé par elle et devenu entre ses mains un outillage de compression de plus en plus développé et de plus en plus perfectionné, que la petite minorité capitaliste peut continuer à tenir, sous le joug, la grande majorité laborieuse.

    Tant que cet Etat – qui, dans tous les conflits entre les employés et employeurs, entre salariés et salariants, joue le rôle de l’épée de Brennus, faisant toujours et fatalement pencher la balance du côté du capital – n’aura pas été enlevé à ses détenteurs actuels, il n’y aura rien de fait ni de faisable ; l’outil de la transformation nous manquera.

    Le collectivisme dont je vous ai dit longuement, au risque d’abuser de votre attention, la genèse et le but, est donc suspendu à l’avènement politique ou gouvernemental des travailleurs, qu’ils arrivent au pouvoir pacifiquement ou au prix d’une de ces révolutions violentes qui ont été pour tous les partis en France, républicains et monarchistes, orléanistes et bonapartistes, la condition de leur triomphe successif. »

    La mise sur le même plan de la prise du pouvoir des républicains, des monarchistes, des orléanistes, des bonapartistes, sous le vocable unique de révolution violente, reflète l’incompréhension de la nature des classes en présence, du type différent de leur prise de pouvoir, de la nature différente de leurs moyens, de leurs objectifs, etc.

    « Et quelque regret qu’on en puisse évoquer, quelque pénible que paraisse aux natures pacifiques ce troisième et dernier moyen, nous n’avons plus devant nous que la reprise violente sur quelques-uns de ce qui appartient à tous, disons le mot : la révolution [emplacement de la note publiée ci-dessous].

    Que cette Révolution soit non seulement possible, mais facile, c’est ce qui saute aux yeux des plus aveugles. Il suffit de réfléchir que ceux qui ont intérêt à la faire sont à ceux qui entendent s’y opposer, et s’y opposeront de toutes leurs forces, dans la proportion de 10 à 1, et que, loin d’aller diminuendo , cet écart va crescendo tous les jours, par le rejet dans le prolétariat des petits propriétaires, des petits commerçants et des petits patrons, incapables de soutenir la concurrence de la grande industrie, du grand commerce et de la grande propriété.

    Ce qu’en revanche on est moins disposé à admettre, ce qui est contesté par des socialistes de plus de cœur que de raison, c’est que cette Révolution s’impose, et que la logique et l’histoire soient d’accord pour la proclamer inévitable. Rien de plus exact cependant.

    Quoi qu’on en dise et quoi qu’on fasse – nous l’avons vu tout à l’heure – le prolétariat ne disparaîtra avec le salariat ; la production sociale, au bénéfice du travailleur, ne succédera à la production capitaliste ; l’émancipation économique de l’humanité en un mot ne s’opérera que révolutionnairement , comme s’est opérée, successivement sa demi-émancipation religieuse, civile et politique.

    Qui est-ce qui brise le joug de fer de l’unité catholique au XVI° siècle et, par l’introduction du libre examen dans les matières de foi, commence l’affranchissement des consciences ?

    La Réforme, mais la Réforme armée, l’épée d’une main et l’arquebuse de l’autre – c’est-à-dire la Révolution.

    C’est la Révolution qui, en 89, supprime les Ordres, sinon les classes, la dîme, le droit d’aînesse, et au droit divin d’une famille royale substitue – au moins sur le papier – les « droits de l’homme et du citoyen  ».

    C’est la Révolution qui, en 1830, même escamotée par les d’Orléans, avec le concours de La Fayette, emporte les chartes octroyées et les religions d’Etat.

    C’est la Révolution qui, en 1870, enterre définitivement, avec l’Empire, la dernière forme de la monarchie et fonde la République.

    Et je ne parle pas de la Révolution avortée du 18 Mars, qui, si elle avait pu triompher, eut presque inutilisé nos efforts actuels en « universalisant, comme elle le voulait, le pouvoir et la propriété  ».

    Ainsi, égalité religieuse, égalité devant la loi, égalité devant le scrutin, ces trois grands pas en avant de nos espèces, sont d’origine, d’essence révolutionnaire. La force seule a pu en faire accoucher ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien régime.

    Et il se rencontre des gens pour prétendre qu’il en sera autrement pour l’égalité sociale, autrement dit pour l’attribution à chacun des membres de la société des mêmes moyens de développement et d’action ! Et comment ? Pourquoi ? A quel titre ? »

    Voici la note mentionnée dans le texte :

    « Disons toute de suite – pour ne laisser aucune excuse à la mauvaise foi – que par Révolution nous n’entendons pas les coups de fusil au hasard et en permanence, l’insurrection pour l’insurrection, sans préparation, sans chance de succès et presque sans but.

    Le sang ouvrier n’a que trop coulé depuis près d’un siècle sans résultat aucun ou au seul profit de la bourgeoisie divisée et aux prises avec elle-même, pour qu’il ne soit pas temps de mettre fin à ces saignées au moins inutiles.

    La Révolution, pour nous, c’est la force « mise au service du droit  », mais lorsque ce droit compris et revendiqué par la France ouvrière n’est plus séparé de sa réalisation, de sa traduction en fait que par un obstacle, la résistance illégitime de l’ordre social qu’il s’agit de modifier ou de transformer.

    Quant à cette force, il se peut – quoique rien ne permette de l’espérer – qu’elle soit le bulletin de vote, comme il se peut qu’elle soit le fusil.

    Mais bulletin ou fusil, peu importe, il n’y en a pas moins Révolution, dès que ce qu’on appelle « le droit ancien  » est éliminé en bloc et malgré lui pour « un droit nouveau  ».

    Est-il maintenant nécessaire d’ajouter que la Révolution ainsi entendue est subordonnée à deux choses

    1° la conscience de leur droit au capital éveillé chez les prolétaires par une propagande ainsi active que continue ;

    2° l’organisation des forces prolétariennes, organisation qui peut revêtir toutes les formes, syndicats, sociétés de résistance, et jusqu’aux sociétés coopératives de consommation, pourvu que ces dernières, au lieu d’être considérées comme le but, soient tenues pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire pour un simple moyen de groupement.

    En dehors de ces deux conditions indispensables, il n’y a pas de Révolution possible ou, ce qui revient au même, il n’y a que des Révolutions stériles, exclusivement politiques et conservatrices de l’ordre capitaliste actuel. »

    D’un côté Jules Guesde a une juste lecture de l’affrontement de classe, de l’autre il a une mauvaise interprétation de la lutte des classes comme phénomène matérialiste dialectique. La révolution est un coup de force, utilisable par n’importe quelle classe.

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  • Le concept de collectivisme de Jules Guesde

    Que signifie le collectivisme mis en avant par Jules Guesde, à la toute fin des années 1870 ? Voici comment il le définit, dans Collectivisme et Révolution, datant de 1879 :

    « C’est la socialisation , ou encore, dans l’état actuel de l’Europe, la nationalisation du capital immobilier et mobilier, depuis le sol jusqu’à la machine, mis désormais directement à la disposition des groupes producteurs.

    Plus de capitalistes, plus de patrons achetant et trouvant à acheter pour un morceau de pain la force de travail de millions d’hommes réduits au rôle de machines, produisant tout et manquant de tout : ou mieux, un seul patron, un seul capitaliste : Tout le monde ! mais tout le monde travaillant, obligé de travailler et maître de la totalité des valeurs sorties de ses mains.

    Alors, et seulement alors, le bien-être, la richesse seront réellement le fruit du travail, puisque ceux-là seuls qui auront produit pourront consommer ou jouir ; proportionnés au travail, puisque tout le produit restera aux travailleurs qui pourront consommer d’autant plus qu’ils auront travaillé ou produit davantage ;

    Alors disparaîtra l’oisiveté, mère et fille de l’exploitation de l’homme par l’homme ; et, avec l’oisiveté, qui n’est pas mortelle seulement à la société qu’elle appauvrit mais encore à l’oisif qu’elle corrompt et dégrade, disparaîtra le principal, sinon unique excitant au vol, à la prostitution, etc., c’est-à-dire le spectacle de la richesse en dehors du travail, du bien-être, de la consommation sans production équivalente ;

    Alors, la production ou la richesse générale s’accroîtra de toutes les forces productives aujourd’hui immobilisées dans la classe exclusivement consommatrice et oisive, mise en demeure de travailler pour vivre ;

    Alors, la surproduction ou l’encombrement des marchandises qui entraîne aujourd’hui les chômages mortels que l’on sait, c’est-à-dire de véritables famines, d’origine sociale, sévissant sur telle ou telle branche des travailleurs, n’aurait d’autre effet que de satisfaire plus largement, plus abondamment à la consommation d’un chacun ou d’augmenter les loisirs de tous ;

    Alors, de fléaux qu’elles sont aujourd’hui pour l’ouvrier dont elles prennent la place avec la vie , les machines multipliées, perfectionnées, automatisées , se transformeront en autant de bienfaits, de « dieux » pour le travailleur dont elles ne feraient, suivant les besoins, que diminuer le travail ou qu’augmenter le bien-être en augmentant les produits devenus sa propriété exclusive ;

    Alors, ce qui est impossible à l’ordre social actuel, malgré que la justice et l’intérêt général l’exigent, c’est-à-dire la mise à la charge de la société des frais d’entretien et de développement intégral de tous les enfants sans distinction, se fera pour ainsi dire de soi-même, etc., etc. »

    On voit ici que Jules Guesde défend le principe du socialisme. Il reconnaît que la grande production est plus efficace : il n’est pas un proudhonien, désireux d’en revenir à la petite propriété. Il rejette celle-ci, ce qui l’amène dans le camp du collectivisme, et donc alors des marxistes.

    Mais de l’autre, et c’est là ce qui posera un souci, une limite historique, Jules Guesde voit la solution révolutionnaire comme une unification des contraires ; tout comme Pierre-Joseph Proudhon, il ne connaît pas la dialectique et espère davantage la fusion des classes que leur dépassement.

    Tout le problème tient donc à la notion de collectivisme, à la fois évidemment proche du marxisme, mais également très éloigné si se situant dans l’interprétation du socialisme telle qu’elle pouvait exister alors chez les courants justement non marxistes.

    Jules Guesde

    On sait, en effet, que le matérialisme dialectique raisonne en termes de mode de production, avec le dépassement de celui-ci par le saut dialectique amené par une contradiction fondamentale.

    Ainsi, le prolétariat et la bourgeoisie s’opposent dans une seule contradiction propre à un mode de production donné, le capitalisme. Cette étape était nécessaire historiquement pour développer les forces productives.

    On ne trouve pas cela chez Jules Guesde, qui possède une certaine une lecture romantique au sujet de la dépossession que connaîtraient les travailleurs, à quoi il faudrait mettre un terme par l’appropriation : les travailleurs devraient devenir « leurs propres capitalistes ».

    Voici en effet comment Jules Guesde explique, dès le départ du document mentionné plus haut, en quoi consiste l’objectif socialiste :

    « Le salariat, dont l’économie politique bourgeoise a donné elle-même la loi et qui n’est pas à améliorer – parce qu’inaméliorable – mais à détruire, résulte de la possession, par les uns, du capital mis en valeur par les autres.

    C’est parce que les travailleurs ne possèdent pas l’instrument et la matière de leur travail, qu’au lieu d’être rémunérés par leur produit ou l’équivalent de leur produit, ils sont réduits à ne recevoir en échange de leur production, quelle qu’elle soit, que ce qui leur est indispensable pour vivre et se reproduire.

    C’est parce qu’ils ne possèdent pas leur outillage que, devenus outils eux-mêmes, ils ne sauraient être « payés » au delà de ce qui leur est strictement nécessaire pour se conserver et se continuer dans leurs enfants à l’état d’outils, de machines en activité – le prix des outils, comme le prix de toute chose échangeable ou vénale, tendant à ne pas dépasser le coût de production et de reproduction.

    Dès lors, le problème de l’abolition du salariat se trouve énormément simplifié, pour ne pas dire résolu.

    Puisque le salariat – cette misère à perpétuité de la masse ouvrière – est un effet de la division du capital, approprié par quelques-uns, et du travail, accompli par le plus grand nombre ; puisqu’il tient à la séparation de la société en deux classes : la classe oisive ou improductive des capitalistes et la classe non capitaliste ou prolétarienne des travailleurs, il ne disparaîtra et ne pourra disparaître que par la réunion dans les mêmes mains du travail et du capital, en d’autres termes lorsque les travailleurs seront devenus leurs propres capitalistes, possédant à la fois tout l’instrument et toute la matière de la production. »

    Voici également comment Eugène Faillet, dans Le parti ouvrier français : bourgeoisie et prolétariat, doctrine, origine et progrès du parti, les élus du parti à l’Hôtel-de-Ville, fournit en 1894 une vision du monde éminemment romantique, avec un cadre historique marqué par ce qui aurait été la trahison par la bourgeoisie :

    « Au lendemain du premier Empire sous l’impérieuse impulsion des intérêts bourgeois, commencent les vastes entreprises.

    Les capitaux jusqu’alors disséminés, s’associèrent, brisant le cercle étroit des affaires individuelles pour entrer dans le cercle illimité des affaires collectives, mais au profit d’un petit nombre.

    Proudhon a tracé de main de maître l’histoire de cette période. De ce fait une féodalité économiquement, sinon moralement, plus solidaire que la terrienne, assujettit la plèbe ; en même temps, l’Administration publique assujettit au personnel de plus en plus nombreux.

    Ainsi, par millions, les travailleurs enrégimentés, hiérarchisés, dans les beaux, chemins de fer, banques, assurances, magasins, usines, mines, sont devenus les damnés du salariat.

    Chacun sait la cruelle exactitude de notre expression.

    Les petits patrons, force vive de l’industrie et du commerce, disparaissent, épuisés dans une lutte réciproque, écrasés par les gros, saignés à blanc par les petits Schylock de la banque, eux-même vassaux de la haute finance.

    Tous, victimes surtout de leur orgueilleuse obstination à repousser la solidarité. »

    Le collectivisme proposé par Jules Guesde se veut donc une réponse historique à ce qui apparaît comme un manque historique, comme si la bourgeoisie n’avait pas terminé pas son travail. Le concept de révolution qui en découle devient alors nécessairement pragmatique.

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  • Le rôle de Jules Guesde après la Commune

    La Commune de Paris fut, en 1871, le moment du grand tournant dans l’histoire de France ; elle marqua la naissance du mouvement ouvrier révolutionnaire en toute indépendance. Pour la première fois, la classe ouvrière s’était élancée de manière seule, sans se soumettre ou s’allier à la bourgeoisie dans une lutte anti-féodale.

    Cependant, la classe ouvrière était embryonnaire, alliée à la plèbe ; l’échec de la Commune de Paris provoqua ainsi un cataclysme politique. 1871 fut une année d’une grande importance pour l’histoire du mouvement ouvrier à l’échelle mondiale ; le prix à payer en France fut toutefois un recul significatif, à tous les niveaux.

    Costumes militaires de la Commune d’après nature par A. Raffet,
    Floréal. L’hebdomadaire illustré du monde du travail,
    17 avril 1920

    Déjà, il y avait les pertes humaines, 30 000 communards ayant été tués, 45 000 autres emprisonnés ou déportés en Nouvelle-Calédonie, certains étant condamnés à mort.

    Ensuite, il y eut la répression. Une loi particulière fut promulguée en 1872, afin de contrer la propagande de la Ire Internationale, alors que les libertés syndicales avaient disparu, les activités démocratiques étaient entravées ; l’état de siège était même maintenu dans les grandes régions industrielles.

    Paris était soumis à un ordre très strict et ne connaîtra de pas de maire avant 1977 ; ce n’est qu’en 2002 que la Préfecture de Police acceptera de partager ses prérogatives sur la police municipale avec la mairie de Paris.

    Les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais furent alors à l’avant-garde de la lutte des classes, affrontant la répression dès 1872, alors que des organismes se constituaient sous la forme de mutualités, de coopératives, de syndicats clandestins, voire même de sections de la Ire Internationale.

    En 1876, il y a ainsi cinquante grèves dépassant quinze jours et un congrès ouvrier se tint, regroupant 350 représentants de 76 regroupements.

    Fosse n° 1 dite Saint Roch de la Compagnie des mines d’Azincourt,
    Monchecourt, Nord-Pas-de-Calais, vers 1900

    Parallèlement, le premier tome du Capital de Karl Marx fut publié en différents tomes de 1872 à 1875, recevant l’attention particulière d’un petit groupe d’ouvriers et d’universitaires, le Cercle d’études philosophiques et sociales se réunissant au Café Soufflet, à côté de la Sorbonne, à l’angle de la rue des Écoles et du boulevard Saint-Michel. 

    Une personnalité s’en rapprocha : Jules Basile, né en 1845, dit Jules Guesde, du nom de sa mère. Il s’agissait d’un journaliste républicain au moment de l’Empire, qui avait pris le parti de la Commune de Paris, ce qui l’amena à devoir s’enfuir tout d’abord en Suisse, où il se rapprocha de l’anarchisme, puis en Italie de 1874 à 1876, où il se rapprocha du marxisme.

    Jules Guesde

    De retour en France en septembre 1876, Jules Guesde participa tout d’abord à la presse de la gauche radicale : aux Droits de l’Homme et à son successeur Le Radical ; son premier article, paru le 15 octobre 1876, traitait de l’importance du congrès ouvrier devant se tenir à Paris.

    La rencontre avec les membres du groupe du Café Soufflot amena un saut qualitatif. Lorsqu’il lança L’Égalité en novembre 1877, Jules Guesde n’était encore qu’un républicain devenu socialiste, à la croisée de l’anarchisme et d’un intérêt certain pour le marxisme. Mais il portait une dynamique très claire, portée par le prolétariat lui-même à l’arrière-plan : la défense de l’identité de la Commune, et même son exaltation.

    Cela ne pouvait qu’amener la production d’une réalisation solide dans les faits, surtout qu’à cela s’ajoutait l’émergence historique en Europe centrale de la social-démocratie assumant le marxisme constitué en doctrine par Friedrich Engels et Karl Kautsky.

    Jules Guesde fut transcendé par ce moment historique, devenant une figure acharnée vivant dans une extrême pauvreté toute sa vie, un incessant propagandiste de la cause révolutionnaire.

    Les premiers échecs ne pouvaient pas bloquer son affirmation. L’Égalité s’effondra, en effet, dès juillet 1878, malgré l’abnégation complète de ses acteurs, Jules Guesde le premier. Il fallut changer d’imprimerie, sous pression administrative, au troisième numéro, il y eut plusieurs perquisitions au domicile de Jules Guesde, le gérant étant condamné pour « apologie de faits qualifiés de crimes » à 1 an de prison et 1000 francs d’amende, etc.

    Il y eut également la tentative, décidée lors d’un congrès régional à Paris, rue du Faubourg du Temple à l’Alhambra, de profiter de l’exposition universelle de 1878 à Paris, Jules Guesde lançant le projet d’un congrès ouvrier international, aux côtés de trois rédacteurs de L’Egalité, ainsi que les délégués des six plus importantes chambres syndicales parisiennes (employés de commerce, mécaniciens, mégisseurs, menuisiers, serruriers, tailleurs).

    Arrêtés, ils pratiquèrent une ligne de défense collective, dont Jules Guesde fut l’orateur et à ce titre le plus lourdement condamné, avec 6 mois de prison et 200 francs d’amende.

    Une identité était née.

    Jules Guesde rédigea un « Programme des socialistes révolutionnaires français », diffusé au printemps 1879 avec 541 signatures.

    L’Égalité réapparut en janvier 1880, cette fois en se définissant non plus comme « journal républicain socialiste », mais comme un « organe collectiviste révolutionnaire ».

    L’organe disparut en décembre 1882, réapparaissant brièvement en février 1883, pour laisser la place au Socialiste d’août 1885 à février 1888.

    Mais c’était là une nouvelle histoire : celle de la tentative de fonder un Parti Ouvrier, fondé sur le collectivisme. Gabriel Deville, l’un des premiers activistes aux côtés de Jules Guesde, témoignera du succès de cette activité en expliquant, dans le cadre d’un résumé du Capital de Karl Marx, publié en 1883 :

    « Les mots Parti ouvrier et collectivisme, aujourd’hui passés dans notre langue politique étaient, peut-on dire, inconnus ; les idées qu’ils représentaient ne comptaient en France que de rares partisans, sans liens, sans possibilités d’action commune.

    C’est le journal L’Égalité, fondé sur l’initiative de Jules Guesde et dirigé par lui, qui a seul donné l’impulsion au mouvement socialiste révolutionnaire actuel. »

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  • Conseils techniques et mysticisme de Saint Augustin

    Augustin, avec son approche conceptuelle du césaro-papisme et du péché comme base de l’expérience réelle de l’Humanité depuis Adam, avec sa conception idéaliste du rapport entre l’Un et le Multiple, détermina pour plusieurs siècles le christianisme.

    Sa fusion du manichéisme et du néo-platonisme, de l’incarnation et de l’Évangile, l’a véritablement porté par ailleurs, étant à la croisée de toute une production d’une très riche intensité.

    C’est la base d’une production extrêmement prolixe historiquement, avec ses polémiques, ses conseils techniques, ses nombreux ouvrages idéologiques.

    Les titres de ses ouvrages tournés vers la polémique montrent tout de suite de quoi il en retourne, sur le plan de l’agressivité : Des hérésies, Contre les manichéens, Contre les donatistes, Controverse avec les pélagiens, Contre les Juifs, Contre les ariens, Conférences avec le manichéen Fortunat, Contre le manichéen Adimantus, Réfutation de l’épître manichéenne appelée Fondamentale, Contre Fauste le manichéen, Conférences avec le manichéen Félix, Contre un adversaire de la loi et des prophètes, Contre Julien défenseur du pélagianisme, Conférence avec Maximin évêque arien, etc.

    Il en va de même pour les ouvrages orientés vers la dimension idéologique – théologique : Du combat chrétien, De la continence, De ce qui est bien dans le mariage, De la sainte virginité, Annotations sur le livre de Job, De la trinité, Explication du sermon sur la montagne, Du symbole, De la vie bienheureuse, De l’immortalité de l’âme, De la patience, De l’utilité du jeune, Des devoirs à rendre aux morts, Traités sur Saint Jean, Traité de la foi, de l’espérance et de la charité, Traité de la musique, Traité du libre-arbitre, etc.

    Saint Augustin, La cité de Dieu,
    manuscrit en français du début du 15e siècle

    Augustin poussera le fanatisme jusqu’au bout, se remettant parfois en cause, afin d’ajuster idéologiquement sa démarche, comme ici dans les Rétractations :

    « J’ai loué aussi Platon et les Platoniciens ou les philosophes de l’Académie, et je les ai exaltés plus que ne doivent l’être des impies ; je m’en repens à bon droit ; surtout, quand je songe que c’est contre leurs profondes erreurs qu’il faut partout défendre la doctrine chrétienne. »

    On trouve également dans ses œuvres de très nombreux conseils techniques pour diffuser la religion. Les orateurs doivent « instruire, plaire et toucher », il faut toujours viser l’attention des auditeurs.

    Augustin explique par conséquent dans sa Méthode pour enseigner aux catéchumènes les éléments du christianisme :

    « Il n’est pas rare de voir un auditeur, qui semblait charmé au début, se lasser d’être attentif ou de se tenir debout ; il n’approuve plus, que dis-je ? il se met à bailler et témoigne involontairement l’envie qu’il a de se retirer.

    Dès qu’on s’aperçoit de sa fatigue, on doit le récréer, soit en lui tenant quelques propos d’un enjouement de bon ton, sans sortir du sujet, soit en lui faisant un récit qui frappe son imagination ou touche sa sensibilité.

    Qu’on lui parle surtout de lui-même, afin que l’intérêt personnel le tienne en éveil, sans toutefois le blesser par quelque allusion offensante, ni quitter l’accent de tendresse qui peut seul gagner son cœur.

    On pourrait encore soulager son attention en lui offrant un siège, ou plutôt, il vaudrait mieux qu’il fût assis dès le commencement, autant que la circonstance le permet.

    Je trouve fort sensé l’usage adopté dans certaines églises d’outre-mer, où l’on voit assis l’évêque qui parle et le peuple qui l’écoute : de la sorte, les personnes trop délicates ne sont pas condamnées à relâcher leur attention et à en perdre les fruits, même à se retirer.

    C’est déjà un inconvénient qu’un chrétien, quoique incorporé à l’Église, soit contraint de quitter une assemblée nombreuse pour reprendre ses forces; mais n’est-il pas cent fois plus fâcheux qu’un catéchumène, qui doit être initié aux mystères, soit réduit à la nécessité impérieuse de se retirer, pour ne pas tomber de faiblesse?

    La timidité l’empêche d’expliquer la raison qui l’oblige à partir; ses forces épuisées ne lui permettent plus de rester debout.

    Je parle par expérience: j’ai vu un homme de la campagne me quitter au milieu de l’entretien, et sa conduite m’a révélé le péché que je signale.

    Eh! n’y a-t-il pas un orgueil révoltant à ne pas laisser s’asseoir en notre présence des hommes qui sont nos frères, que dis-je ? dont nous – cherchons à nous faire des frères, et qui, à ce titre, doivent attendre de nous une sollicitude plus empressée?

    Ne voyons-nous pas qu’une femme était assise en écoutant le Seigneur dont les anges environnent le trône ?

    Si l’entretien doit être court ou que le lieu ne permette guère de s’asseoir, je le veux bien, on écoutera debout: c’est qu’alors l’auditoire sera nombreux et qu’il ne s’agira pas d’instruire un catéchumène. Mais il y a péril, je le répète, à laisser debout une ou deux personnes qui viennent nous trouver pour s’initier à la foi chrétienne.

    Toutefois, si nous n’avons pas pris cette précaution au début, et que nous apercevions des signes d’ennui chez l’auditeur, il faut lui offrir aussitôt un siège, en le pressant de s’asseoir, et lui adresser quelques paroles pour le récréer, ou même dissiper le malaise qui avait troublé son attention.

    Dans l’incertitude où nous sommes des motifs qui l’empêchent d’écouter, tenons-lui, dès qu’il est assis, quelques propos enjoués ou pathétiques; pour l’arracher aux distractions que lui causent les souvenirs du monde.

    De la sorte, si nous tombons juste sur les pensées qui le préoccupent, elles disparaîtront pour ainsi dire devant une accusation directe : si nous nous sommes trompés, quelques mots sur ces préoccupations que nous sommes obligés de supposer en lui, par cela seul qu’ils sont inattendus et interrompent la suite de l’entretien, piquent sa curiosité et renouvellent son attention.

    Du reste, soyons brefs, puisque nous faisons une digression, de peur que le remède ne soit pire que le mal et n’augmente la lassitude que nous avons dessein de combattre. Ayons soin dès lors d’abréger; faisons entrevoir et pressons la fin de notre entretien. »

    Il faut savoir « adapter son langage aux circonstances et aux personnes », comme dit ici, encore dans sa Méthode pour enseigner aux catéchumènes les éléments du christianisme :

    « Figure-toi bien qu’un écrivain qui compose dans son cabinet pour être lu, se place à un tout autre point de vue que l’orateur qui parle devant un auditoire attentif; et pour l’orateur, que de points de vue divers!

    Tantôt il donne des instructions en particulier, sans témoins qui contrôlent son langage; tantôt il parle sous les yeux d’une assemblée qui représente les goûts les plus divers.

    Parle-t-il en public? tantôt il n’adresse ses instructions qu’à une seule personne, et l’assemblée ne fait que le juger ou rendre témoignage à la vérité de ses paroles; tantôt l’auditoire attend un discours qui s’adresse à tous indistinctement.

    Dans ce dernier cas, la méthode doit encore changer selon que le public est pour ainsi dire réuni en famille et n’attend qu’une conférence, ou qu’il est suspendu en silence aux lèvres de l’orateur, parlant du haut d’une tribune. Et même alors, le ton doit varier, si l’auditoire est plus ou moins nombreux, s’il est composé de savants ou d’ignorants, de gens de la ville ou de la campagne, enfin, s’il représente le peuple entier avec ses différentes classes.

    En effet, si l’orateur n’est pas capable d’éprouver les émotions les plus diverses, son âme ne saurait se peindre dans son discours ni sa parole exprimer des sentiments assez variés pour répondre aux mille impressions que provoque la sympathie dans une foule nombreuse.

    Il n’est ici question que d’initier à la foi des esprits novices : toutefois, je puis t’assurer, d’après mon expérience personnelle, que je ressens une émotion toute différente selon que je vois dans le catéchumène un savant, un ignorant, un étranger, un concitoyen,un riche, un pauvre, un particulier,un magistrat; dignité, famille, âge, sexe, système philosophique, font autant d’impressions sur mon coeur, et, sous l’empire du sentiment que j’éprouve, mon discours commence, se continue et s’achève.

    On doit à tous une égale charité; mais ce n’est pas une raison pour appliquer à tous le même remède.

    La charité sait enfanter les uns et se rendre faible avec les autres; elle travaille à édifier ceux-ci, elle a peur d’offenser ceux-là; tantôt elle s’abaisse, tantôt elle s’élève, tour à tour indulgente et sévère, jamais ennemie, toujours maternelle.

    Quand on n’a point éprouvé ces mouvements de la charité, on croit que notre bonheur est attaché au faible talent qui nous vaut les éloges de la multitude et les douces émotions de la gloire.

    Mais que Dieu, en « présence duquel montent les gémissements des captifs » (Psal. LXXVIII, 11.), voie notre humilité et nos peines, et qu’il nous remette tous nos péchés (Psal. XXIV, 18.).

    Si ma parole a eu pour toi quelque agrément, si elle t’a inspiré le désir d’apprendre de moi quelques règles pour vivifier tes discours, je te le répète, tu aurais été plus vite initié à ces secrets en me voyant exercer les fonctions de catéchiste qu’en me lisant. »

    Augustin souligne qu’il faut bien diviser les phrases lors de leur traduction pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés ou d’erreurs, un même passage peut être interprété de plusieurs manières, tout comme par ailleurs un même terme, etc.

    Il pratique toutes les contorsions possibles pour justifier les incohérences : si dans les Écritures il y a des choses sévères, il ne s’agit que de métaphores et il ne s’agit d’ailleurs pas de prendre au pied de la lettre ce qui consisterait en réalité en des images, des figures allégoriques.

    Benozzo Gozzoli  (1420–1497), Baptême de Saint Augustin, vers 1464-1465

    Augustin développe également le principe qu’une même chose peut être comprise différemment, selon la position du lecteur, comme ici dans De la doctrine chrétienne :

    « Souvent il arrive que celui qui est ou qui se croit élevé à un degré supérieur dans la vie spirituelle, regarde comme autant de figures les préceptes imposés à ceux qui suivent la voie commune.

    Qu’il ait embrassé, par exemple, le célibat, et se soit fait eunuque en vue du royaume des cieux (Matt. XIX, 12.), tout ce que les Livres saints contiennent sur l’obligation d’aimer et de gouverner son épouse, lui paraît devoir être entendu dans le sens figuré et non littéral.

    Qu’un autre ait résolu de conserver sa fille vierge, il ne voit qu’une expression métaphorique dans ces paroles : « Marie ta fille et tu auras fait un grand ouvrage » (Eccli. VII, 27.).

    Une des considérations qui contribuent à l’intelligence de l’Écriture, c’est donc de savoir qu’il y a des préceptes communs à tous les hommes, et d’autres qui ne s’adressent qu’aux personnes d’une condition particulière.

    Il convenait que le remède fût non-seulement appliqué d’une manière générale pour la guérison du corps entier, mais encore approprié à l’infirmité particulière de chacun des membres. Car il faut guérir et perfectionner dans sa condition celui qui ne peut être élevé à une condition supérieure. »

    Augustin a donc permis une approche très rigoureuse sur le plan technique, permettant au catholicisme de disposer d’un socle de haut niveau, profitant de la gigantesque culture d’Augustin, rompu à la culture romaine.

    Cependant, il fut bien obligé, naturellement, de chercher une voie pour compenser les contradictions innombrables des textes religieux.

    Dans De la doctrine chrétienne, il y a notamment le passage suivant qui est très intéressant, car relevant de la tentative impossible de justifier la valeur de commandements de l’Ancien Testament, relevant du mode de production esclavagiste, en contradiction flagrante avec le message du Nouveau Testament.

    Il faudrait, selon Augustin, remettre les choses dans leur contexte et comprendre que ce qui a été commandé ou permis dans le passé, dans l’Ancien Testament, correspond à un autre temps, qui serait entièrement différent.

    Voici comment il tente de formuler une justification :

    « Actions louées dans l’Écriture, maintenant contraires aux bonnes mœurs.

    L’ancien Testament tout entier, ou presque tout entier, peut donc s’interpréter, non-seulement dans le sens littéral, mais encore dans le sens figuré.

    Cependant pour les faits que le lecteur croira devoir prendre à la lettre, et dont les auteurs sont loués dans l’Écriture; si ces faits sont opposés à ce qui s’observe parmi les fidèles depuis l’établissement de la loi nouvelle, il s’attachera à la figure qu’ils contiennent, pour la comprendre, mais il se gardera de prendre le fait lui-même comme règle de ses mœurs.

    Car bien des choses se pratiquaient alors légitimement, qu’on ne pourrait aujourd’hui se permettre sans péché. »

    Voici comment, dans De la vraie religion, Augustin cherche à montrer que « l’enseignement de la vraie religion est contenu avec un enchaînement parfait dans l’ancien et le nouveau Testament » :

    « Peut-être dira-t-on que les deux Testaments ne peuvent avoir été donnés par le même Dieu, puisque le peuple nouveau n’est point astreint aux mêmes cérémonies qui obligeaient ou qui obligent encore le peuple juif.

    Mais est-il impossible que sans violer la justice le même père de famille commande autre chose à des serviteurs qu’il juge bon pour eux-mêmes de traiter plus sévèrement, et autre chose à des serviteurs qu’il daigne adopter pour enfants?

    Quant aux préceptes moraux, on peut s’étonner de les voir en quelque sorte moins parfaits dans l’ancienne loi que dans l’Évangile et en conclure qu’ils n’ont pas le même Dieu pour auteur.

    Mais est-il moins étonnant de voir un médecin, qui veut soulager ou guérir les malades, faire donner aux plus faibles, par ses serviteurs, des remèdes différents de ceux qu’il donne par lui-même aux tempéraments plus vigoureux?

    De même donc que la médecine demeure la même science, et que sans varier dans sa nature elle varie ses remèdes suivant la diversité de nos maladies; ainsi, immuable en elle-même, la divine providence porte secours de différentes manières à sa créature inconstante et fragile; elle commande ou défend, selon nos différentes faiblesses, afin de ramener du vice, le principe de la mort, de retirer de la mort même et de rattacher intimement à sa nature et à son essence divine tout ce qui déchoit, c’est-à-dire tout ce qui incline vers le néant. »

    Sandro Botticelli  (1445–1510), Saint Augustin dans son cabinet de travail, entre 1490 et 1494

    Voici d’autres exemples, tirés de l’Accord des évangélistes, où Augustin s’évertue à justifier pourquoi les évangélistes racontent la même scène parfois très différemment.

    Augustin explique que, dans certains cas, c’est pour renforcer la même idée différemment :

    « Maintenant la voix du ciel a-t-elle dit: « En qui je me complais, in quo mihi complacui,» ou : « Je mets en vous ma complaisance, in te complacui, » ou enfin : « Il me complaît en vous,  in te complacuit mihi ? »

    On est libre d’admettre l’une ou l’autre de ce Trois leçons, pourvu que l’on comprenne qu’en rapportant différemment les paroles, les Évangélistes ont rendu la même pensée.

    La différence des expressions a même l’avantage de nous faire mieux saisir l’idée, que si tous l’avaient rapportée dans les mêmes termes , et d’écarter le danger d’une fausse interprétation. »

    Dans l’exemple suivant, on a droit à un bricolage de très haute mauvaise foi :

    « Néanmoins il est des esprits qui ne voient pas comment saint Matthieu et saint Marc disent que le fait arriva six jours après, quand il s’agit de huit jours dans le texte de saint Luc.

    Nous ne devons pas leur répondre par le mépris ; mais les instruire en leur faisant connaître la raison de cette différence. En effet, quand on dit qu’une chose arrivera dans tant de jours, quelquefois on ne compte ni le jour présent ni celui où elle doit avoir lieu, mais seulement les jours intermédiaires, les jours pleins et entiers après lesquels elle arrivera.

    C’est ce qu’ont fait saint Matthieu et saint Marc. Ils ont exclu et le jour où le Sauveur parlait et celui de l’événement, et n’ayant égard qu’aux jours intermédiaires ils disent : « Six jours après; » tandis que saint Luc en comptant les deux jours exceptés par eux, savoir le premier et le dernier, et en suivant le mode de langage où la partie se prend pour le tout, nous fait lire : « Huit jours après. » »

    Augustin est à ce titre incontournable dans la formation chrétienne, afin d’être en mesure de parer aux critiques rationalistes, de justifier ce qui semble incohérent de point de vue rationnel. Inévitablement, cela renforce d’autant plus la dimension mystique, anti-matérialiste.

    La nécessité de gommer les contradictions fut un puissant moteur du fanatisme. Il fallait obligatoirement rejeter la raison, afin de maintenir le caractère parfait des textes. La raison est, chez Augustin, entièrement subordonnée aux Écritures, conformément à son approche fanatique.

    Comme le le formule dans De la vraie religion, dans le passage où il explique que la méditation des Saintes Écritures sert de remède à la curiosité :

    « Renonçons donc et pour toujours à ces niaiseries du théâtre et de la poésie.

    Que l’étude et la méditation des Écritures soit l’aliment et le breuvage de notre esprit; la faim et la soif d’une curiosité insensée ne lui avaient donné que la fatigue et l’inquiétude; il cherchait en vain à se rassasier de ses vaines imaginations; ce n’était qu’un festin en peinture.

    Sachons nous livrer à ce salutaire exercice, aussi noble que libéral.

    Si les merveilles et la beauté des spectacles nous charment , aspirons à voir cette sagesse, qui atteint avec force d’une extrémité à l’autre et qui dispose tout avec douceur (Sag. VIII, 1.). Qu’y a-t-il en effet de plus admirable et de plus beau, que cette puissance invisible qui crée et gouverne le monde visible, qui l’ordonne et l’embellit ? »

    Concluons donc avec cette sorte de petite synthèse faite par Augustin, dans De la doctrine chrétienne :

    « L’Écriture s’explique mieux par elle-même que la raison.

    S’il se présente un sens dont la certitude ne puisse être établie par d’autres témoignages de l’Écriture, il faut alors en montrer l’évidence par de solides raisonnements, bien que, peut-être, ce sentiment n’ait pas été celui de l’auteur en cet endroit.

    Mais cette méthode est très-dangereuse.

    La voie la plus sûre sera toujours celle de L’Écriture même ; et quand nous y cherchons la vérité cachée sous le voile des expressions métaphoriques, il faut que notre interprétation soit à l’abri de toute controverse, ou que, si elle est contestable, l’incertitude soit résolue par des, témoignages puisés ailleurs dans l’étendue des livres saints. »

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  • Saint Augustin : le culte des nombres

    Il est significatif que le mysticisme d’Augustin puise dans la clef véritable de l’idéalisme religieux, à savoir le culte des nombres. C’est la conséquence obligatoire de la conception idéaliste du rapport entre l’Un et le Multiple.

    Puisque Dieu est 1, la réalité qui est multiple s’appuie sur ce 1. Les nombres, invisibles à la matière, aux corps, composeraient l’univers, aussi faut-il se tourner vers le concept de Dieu.

    Voici ce qu’il dit, de manière tortueuse, dans le Traité du libre-arbitre :

    « En réfléchissant à la formation des nombres eux-mêmes, tu verras facilement que nous n’en avons pas acquis la connaissance au moyen des sens corporels.

    En effet, tout nombre tire son nom du nombre de fois qu’il contient l’unité.

    S’il la contient deux fois, il s’appelle deux; trois fois, il s’appelle trois; s’il la renferme dix fois, il s’appelle dix; tous les nombres sans exception tirent leur nom de là, et chacun d’eux se nomme tant de fois l’unité. Mais quiconque fixe sa pensée sur la vraie notion de l’unité, trouve sans difficulté qu’elle ne peut être perçue par les sens corporels.

    En effet, quelque objet que saisissent les sens, toujours il accuse non l’unité, mais la pluralité; car cet objet est un corps, et par conséquent il a d’innombrables parties.

    Pour éviter de passer en revue les corps les plus petits et les moins articulés, je dis qu’un corps, si petit qu’il soit, a toujours une partie à droite et une à gauche; haut et bas, devant et derrière, extrémités et milieu; nous sommes forcés d’avouer que tout cela se trouve dans le corps le plus exigu dans ses proportions; c’est pour cela que nous n’accordons pas qu’aucun corps soit vraiment et purement un, tout en remarquant qu’on n’y pourrait compter cette pluralité sans la discerner au moyen de la connaissance de l’unité même.

    Et vraiment lorsque je cherche l’unité dans un corps, et que je suis sûr de ne l’y pas trouver, je connais certainement ce que je cherche, ce que je n’y trouve pas, ce qu’on ne peut y trouver; disons mieux, ce qui n’y est absolument pas.

    Donc, dès que je sais qu’il n’existe pas de corps un, je sais ce que c’est que l’unité; car, si je ne connaissais pas l’unité, je ne pourrais compter les nombreuses parties de ce corps.

    Mais partout où je connais l’unité, ce n’est certainement pas au moyen des sens corporels, puisque par ces sens je ne connais que le corps qui, nous l’avons vu, n’est pas vraiment et purement un.

    Or, si nous n’avons pas acquis la perception de l’unité au moyen des sens corporels, nous n’avons pas pu, par ces mêmes sens, acquérir celle d’aucun nombre, je veux dire de ces nombres que nous voyons par l’intelligence.

    Car il n’en est pas un seul qui ne tire son nom du nombre de fois qu’il contient l’unité, et la perception de ce fait n’a pas lieu au moyen des sens corporels.

    La moitié d’un corps a elle-même une moitié égale aux deux, dont se compose la totalité de la première. Et ainsi, les deux moitiés d’un corps y sont de telle sorte, qu’elles ne sont pas elles-mêmes deux unités indivisibles.

    Au contraire, ce nombre qu’on appelle Deux parce qu’il contient deux fois l’unité, sa moitié, c’est-à-dire ce qui est un absolument, ne peut être une seconde fois divisé en demi, tiers, quart, etc., parce qu’il est vraiment et simplement un (Formule de ce raisonnement en arithmétique : 1 divisé par 1 donne 1).

    De plus, en suivant l’ordre des nombres, après 1 nous voyons 2, nombre qui, comparé au premier, se trouve en être le double. Mais le double de 2 ne vient pas immédiatement; 3 est interposé avant 4, qui est le double de 2.

    Et ce rapport se poursuit à travers toute la série des nombres, en vertu d’une loi aussi parfaitement claire qu’immuable. Ainsi après 1, c’est-à-dire après le premier de tous les nombres, le premier qui vient en ne comptant pas le précédent, en est le double; car c’est 2 qui suit 1.

    Après le second nombre, c’est-à-dire après 2, toujours sans compter celui-ci, le second qui vient en est le double. En effet, après 2, le premier est 3, et le second 4, double du second nombre. Après le troisième nombre, c’est-à-dire 3 , toujours sans le compter, le troisième en est encore le double.

    En effet, après le troisième nombre, c’est-à-dire 3, le premier qui vient est 4, le second 5 et le troisième 6, qui est le double du troisième nombre, Puis, après le quatrième nombre, toujours sans compter celui-ci, le quatrième qui vient en est le double.

    En effet, après le quatrième nombre, soit 4, le premier qui vient est 5, le second 6, le troisième 7 et le quatrième 8, qui est le double du quatrième, et ainsi de suite.

    Tu trouveras dans toute la série des nombres ce que tu as trouvé dans la première addition des nombres, c’est-à-dire dans un et deux, à savoir que dans toute la série, à partir du commencement, après un nombre donné, le nombre cardinal correspondant amène le double du premier nombre.

    Cette loi immuable, fixe et inaltérable qui préside à tous les nombres, comment la saisissons-nous ?

    Personne ne peut assurément, au moyen des sens corporels, saisir tous les nombres, puisqu’ils sont innombrables.

    Comment donc connaissons-nous cette loi qui les embrasse tous? En vertu de quelle imagination ou de quelle image une vérité mathématique aussi certaine nous apparaît-elle si constitué à travers l’innombrable série des nombres? N’est-ce pas au contraire en vertu de la Lumière intérieure, que les sens corporels ne connaissent pas?

    Ces preuves et beaucoup d’autres semblables forcent les hommes à qui Dieu a départi le génie de la discussion et qui ne l’ont point obscurci par leur entêtement, à reconnaître que le rapport ou la vérité des nombres ne ressortit pas des sens corporels, qu’elle subsiste invariable et sans altération, qu’elle appartient en commun et qu’elle est visible à tous ceux qui raisonnent.

    Bien d’autres choses peuvent se présenter à l’esprit qui appartiennent aussi en commun à tous ceux qui font usage du raisonnement, sont comme publiquement à leur disposition, et visibles à l’oeil de l’intelligence et de la raison de chacun de ceux qui les considèrent, tout en demeurant inaltérées et immuables.

    Toutefois , j’ai vu sans regret que ce rapport ou vérité des nombres s’est présentée tout d’abord à ta pensée, lorsque tu as entrepris de répondre à la question que je t’avais posée. Car ce n’est pas en vain qu’on voit dans les saints Livres le nombre joint à la sagesse, à l’endroit où il est dit : « J’ai exploré mon cœur lui-même, pour connaître, examiner et scruter la sagesse et le nombre. »  »

    Ary Scheffer  (1795–1858), Saint Augustin, 1846

    Voici d’autres argumentations du même type, qu’on trouve dans ses réponses à Quatre-vingt trois questions :

    « LV. — Sur ces paroles : « Il y a soixante reines, quatre-vingt concubines et des Jeunes filles sans nombre (Cant. VI, 7.). »

    Le nombre dix peut signifier la science de l’univers. Si on l’applique aux choses intérieures et intelligibles, indiquées par le nombre six, il en résulté le nombre dix fois six; c’est-à-dire soixante ; si on la rapporte aux choses terrestres et corruptibles, qui peuvent être désignées par le nombre huit, on obtient dix fois huit, c’est-à-dire quatre-vingt. Les reines sont donc les âmes qui règnent dans le monde intelligible et spirituel.

    Les concubines sont les âmes qui reçoivent une récompense terrestre, et dont il est dit : « Elles ont reçu leur récompense (Matt. V, 2.).» Les jeunes filles sans nombre sont les âmes dont la science, n’est pas fixe et que des doctrines diverses peuvent mettre en danger. Ainsi le nombre, comme nous l’avons dit, signifierait une science certaine, positive et affermie.

    LVI. — Des quarante-six ans employés à la construction du temple.

    Six, neuf, douze et dix-huit réunis, font quarante-cinq. Ajoutez-y l’unité, tous avez quarante-six qui, multiplié par six, donne deux cent soixante-seize.

    Or on prétend que la conception humaine suit la progression suivante : Les six premiers jours elle ressemble à du lait; les neuf suivants, elle se change en sang ; dans les douze qui viennent ensuite, elle se consolide; puis pendant dix-huit jours, elle prend la forme complète des membres; et enfin, pendant le reste du temps jusqu’au, terme, elle prend de l’accroissement.

    Si donc à quarante-cinq on ajoute l’unité, qui indique le total à obtenir, puisque six, neuf, douze et dix-huit réunis font quarante-cinq ; cette unité produit quarante-six.

    Or quarante-six, multiplié par le nombre six, que nous avons placé le premier de la série, donne deux cent soixante-seize, c’est-à-dire neuf mois et six jours à partir du huit des calendes d’avril jour où l’on croit que le Seigneur a été, conçu parce que c’est ce jour-là qu’il a été crucifié, jusqu’au huit des calendes de janvier où il est né.

    Ce n’est donc pas sans raison qu’on dit que le temple, image de son corps (Jean, II , 20,21.), a été construit en quarante-six ans: car on aurait employé à élever cet édifice autant d’années que le corps du Seigneur aurait mis de jours à se développer complètement.

    LVII.  — Des cent cinquante-trois poissons.

    1. « Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu (I Cor. III , 28, 23.). » En commençant ici au Chef suprême, on trouve un, deux, trois, quatre objets. De même il est écrit : « Le chef de la femme est l’homme, le chef de l’homme est le Christ, et le chef du Christ est Dieu (Ib. XI, 3.). »

    En comptant de la même manière, on trouve encore ici un, deux, trois et quatre.  Or un, deux, trois et quatre additionnés, donnent dix.

    C’est pourquoi le nombre dix représente bien la doctrine qui montre Dieu créateur et le monde créature.

    De plus, comme le corps une fois parfait et immortel est soumis à l’âme parfaite aussi et immortelle, que l’âme elle-même est soumise au Christ et le Christ à Dieu, non comme étant d’une nature différente ou étrangère, mais comme un fils à son père, ce même nombre dix ex prime aussi tout ce que nous espérons pour l’éternité après la résurrection du corps. Peut-être est-ce pour cela que les ouvriers loués pour travailler à la vigne reçoivent un denier pour salaire (Matt, XX, 2.).

    Or comme un, deux, trois et quatre réunis font dix ; de même un, deux, trois et quatre multipliés par quatre forment quarante.

    2. Si le nombre quatre désigne vraiment le corps, à raison de ses quatre éléments bien connus : le sec et l’humide, le froid et le chaud, et encore parce que la progression du point à la longueur, de la longueur à la largeur et de la largeur à la hauteur en constitue la solidité, qui est ainsi renfermée dans le nombre quatre, il ne sera pas déraisonnable d’exprimer par le nombre quarante l’oeuvre accomplie dans le temps pour notre salut, quand le Seigneur a pris un corps et a daigné apparaître aux hommes sous forme visible.

    Car un, deux, trois et quatre, qui désignent le Créateur et la créature, multipliés par quatre, c’est-à-dire figurés par le corps qu’a pris le Sauveur dans le temps, forment quarante.

    En effet, entre quatre et quatre fois existe cette différence, que le premier indique l’état fixe, et le second le mouvement.

    Doue comme quatre se rapporte au corps, quatre fois le rapporte au temps ; et par là se trouve indiqué le mystère opéré corporellement et dans le temps, en vue de ceux qui étaient esclaves de l’amour du corps et soumis aux variations du temps.

    Donc aussi, comme nous l’avons dit, le nombre quarante est censé désigner avec assez de fondement, l’œuvre même de la Providence dans le temps.

    Et si le Christ a jeûné quarante jours (2 Ib. IV, 2.), c’est peut-être pour faire ressortir la pauvreté de ce siècle, qui repose sur le mouvement des corps et sur le temps ; comme aussi, quand il a passé quarante jours avec ses disciples après sa résurrection, c’était par allusion, je pense, à l’oeuvre qu’il a accomplie dans le temps pour notre salut.

    Or le nombre quarante, si on additionne ses parties aliquotes, s’élève au nombre cinquante, et a la même signification.

    En effet ces parties aliquotes le forment avec exactitude; or, quand la vie corporelle et visible que l’on mène dans le temps a toute l’exactitude de le justice, on arrive à la perfection dont l’homme est capable.

    Cette perfection, comme nous l’avons dit, est exprimée par le nombre dix; et le nombre quarante,en faisant la somme de ses parties aliquotes produit le nombre dix, parce qu’il s’élève à cinquante, comme nous l’avons dit aussi plus haut.

    En effet un, renfermé quarante fois dans quarante ; deux, vingt fois; quatre, dix-fois; cinq, huit fois; huit, cinq fois ; dix, quatre fois ; et vingt, deux fois, réunis ensemble, forment cinquante. Or il n’y a dans le nombre quarante aucun autre nombre, que ceux que nous venons d’énumérer, et dont nous avons formé le nombre cinquante en les additionnant l’un à l’autre.

    Après avoir donc passé quarante jours avec ses disciples, après sa résurrection, pour leur recommander l’œuvre qu’il avait accomplie pour nous dans le temps, le Seigneur monta au ciel; et dix jours après, il envoya le Saint-Esprit (Act. I, 3-9 ; II, 1-4), pour les perfectionner spirituellement et les rendre capables de comprendre les choses invisibles, eux qui n’avaient cru jusque-là qu’aux choses temporelles et visibles.

    En effet, par les dix jours après lesquels il envoya le Saint-Esprit, il indiquait la perfection opérée parle Saint-Esprit; car c’est ce nombre dix que produit le nombre quarante lorsque par l’addition de ses parties aliquotes il devient le nombre cinquante; et c’est ainsi qu’en vivant avec l’exactitude de la justice on parvient à la perfection, désignée par ce même nombre de dix, qui forme le nombre cinquante en s’ajoutant à quarante.

    Donc puisque la perfection opérée par le Saint-Esprit, tant que nous vivons dans la chair sans marcher selon la chair, s’unit à.la vie du temps nous avons raison de penser que le nombre cinquante désigne l’Eglise, mais l’Eglise déjà purifiée et perfectionnée, qui embrasse, dans la charité, la foi de la vie présente et l’espérance de l’éternité future, c’est-à-dire qui réunit le nombre dix au nombre quarante.

    Or, soit parce qu’elle est composée de trois espèces d’hommes, les Juifs, les Gentils et les chrétiens charnels ; soif parce qu’elle est marquée du sceau de la Trinité dans le sacrement ; cette Eglise, désignée par le nombre cinquante, si on multiplie par trois le nombre qui lui, est propre, arrive à cent cinquante.

    En effet trois fois cinquante font cent cinquante. Ajoutez-y trois, parce qu’il faut indiquer par un signe véritable, éclatant, qu’elle est purifiée dans le bain de la régénération, au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit (Matt. XXVIII,19.), et vous avez cent cinquante-trois.

    Or c’est précisément le nombre des poissons pris dans le filet jeté sur la droite.

    Si on les dit grands (Jean, XXI, 9-11), c’est parce qu’ils représentent les hommes parfaits, aptes au royaume des cieux. En effet, dans l’autre cas, le filet qui ne fut point jeté sur la droite, prit de bons et de mauvais poissons, qui furent séparés sur le rivage (Matt. XIII, 48.).

    Car, dans l’état présent de l’Église, il y a tout à la fois de bons et de mauvais poissons dans les filets des préceptes et des sacrements divins.

    Or la séparation se fait à la fin des temps, c’est-à-dire à l’extrémité de la mer, sur le rivage : les justes règnent d’abord dans le temps, comme il est dit dans l’Apocalypse, puis dans l’éternité au sein de la cité qui y est décrite (Apoc. XXI.) ; là où l’oeuvre du temps, désignée par le nombre quarante, ayant son terme, il ne reste plus que le nombre dix, denarius, le denier, salaire réservé aux saints qui travaillent dans la vigne.

    3. Pris en lui-même, ce nombre peut aussi désigner la sainteté de l’Église, opérée par Notre-Seigneur ; car le nombre sept enfermant toute la création, puisque le nombre trois est attribué à l’âme, et le nombre quatre au corps, l’incarnation même s’exprimerait par sept fois trois.

    En effet le Père a envoyé le Fils, et le Père est dans le Fils, et le Fils est né d’une Vierge par le don du Saint-Esprit. Voilà bien trois: le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

    De plus le nombre sept est dans l’homme auquel s’est uni le Fils de Dieu dans l’incarnation pour le rendre éternel.

    La somme totale est donc de vingt un, c’est-à-dire de trois fois sept.

    Or ce mystère de l’Incarnation a procuré ; la délivrance de l’Église, dont le Christ est le chef (Eph. X, 23.) ; mais cette Eglise ayant été réparée dans son corps et dans son âme; voilà encore le nombre sept. Or en multipliant vingt-un par sept, à cause de ceux qui sont délivrés par l’Homme-Dieu, on trouve pour total cent quarante-sept.

    On y ajoute le nombre six, ou le nombre parfait, attendu qu’il se compose exactement de la somme de ses parties aliquotes.

    En effet ses parties aliquotes sont un, qu’il contient six fois ; deux, qu’il renferme trois fois; trois, qu’il contient deux fois ; et un, deux, trois, réunis, donnent six.

    Peut-être est-ce pour ce motif que Dieu a achevé mystérieusement l’oeuvre de la création le sixième jour (1). Si donc vous ajoutez six, le signe de la perfection, à cent quarante-sept, vous obtenez cent-cinquante trois, le nombre des poissons pris le jour où, sur l’ordre du Seigneur, on jeta le filet sur la droite, et non sur la gauche; où se trouvent les pécheurs. »

    C’est une preuve tout à fait parlante de la substance propre à l’idéalisme, qu’il soit néo-platonicien ou catholique, ou de n’importe quelle religion par ailleurs, de n’importe quelle tendance à l’idéalisme, au rejet de la matière.

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  • Saint Augustin : l’Un et le multiple

    Le souci de l’exigence du combat du bien contre le mal, c’est que chez Augustin, ce qui compte c’est la dimension mystique ; l’idéalisme amène l’anéantissement de la matière au profit du Un divin. À ce niveau, l’œuvre véritablement massive d’Augustin en termes de quantité est parsemée de réflexions sur l’unité divine, en laquelle il faut se fondre.

    C’est l’expression du néo-platonisme dans le catholicisme, au moyen d’une rencontre du manichéisme opposant le bien et le mal avec le principe de l’incarnation d’un Dieu absolu.

    Ascanio Luciano  (1621–1706),
    Capriccio [= paysage imaginaire] avec la vision de Saint Augustin, entre 1669 et 1691

    Augustin ne parle pas ici de manière différente d’un néo-platonicien, notamment Plotin ou encore Porphyre ; dans Les confessions, une œuvre célèbre, il dit ainsi:

    « Je veux rappeler à mon cœur les hideurs de son passé et les charnelles corruptions de mon âme; non pas que je les aime, mais afin que je t’aime, toi, mon Dieu.

    C’est par amour de ton amour que je le fais ; je repasse mes voies d’iniquité dans l’amertume de mon ressouvenir afin que tu me deviennes doux, ô douceur qui ne trompe pas, ô douceur de bonheur et de sécurité, toi qui me rassembles de la dispersion, où sans fruit je me suis éparpillé, quand je me suis détourné de toi, l’Unique, pour me perdre dans le multiple. »

    En disant qu’il s’est, jusqu’à présent, ce qu’il confesse, détourné de l’Unique pour se perdre dans le multiple, Augustin assume totalement et sans équivoque le discours néo-platonicien, qu’il saupoudre littéralement de références bibliques, tout en insistant particulièrement sur le principe des nombres, qui sont à la base même de la philosophie de Pythagore formant le socle du platonisme.

    Le monde est multiple, composé de nombre, seul le Un divin est parfait, autonome, auto-suffisant, infini, éternel, etc.

    Par conséquent, on retrouve le principe de l’unité partout, même au sein de la volupté charnelle, comme le prétend ici Augustin dans De la vraie religion, prétexte au thème pythagoro-platonicien de l’harmonie des nombres dans l’espace-temps au moyen de l’ordre et des proportions :

    « Par conséquent, avançons pendant que le jour est pour nous, c’est-à-dire pendant qu’il nous est donné de faire usage de la raison pour nous tourner vers Dieu; pour mériter d’être éclairés par son Verbe, la véritable lumière, et n’être pas enveloppés dans les ténèbres. Le jour, c’est l’éclat de cette lumière « qui éclaire tout homme venant en ce monde. » —  « Tout homme, » est-il écrit; car il peut user de sa raison, et chercher pour se relever un point d’appui où il est tombé.

    Si donc on aime les voluptés charnelles, qu’on les considère avec attention; et si l’on y découvre les vestiges de quelques nombres, qu’on cherche où sont les nombres dégagés de la matière; car là se trouve davantage l’unité.

    Sont-ils ainsi dans le mouvement vital, principe de la reproduction? il faut les y admirer plutôt que dans le corps lui-même.

    Car si les nombres étaient matériels dans la semence comme la semence elle-même, de la moitié d’une graine de figue naîtrait une moitié d’arbre, et pour la génération des animaux, si la matière séminale n’était pas non plus tout entière, elle ne pourrait produire l’être tout entier, et un seul germe si petit ne pourrait avoir une force illimitée de reproduction.

    Mais un seul germe est si fécond qu’il suffit pour propager indéfiniment pendant des siècles et selon sa nature les moissons par les moissons, les forêts par des forêts, les troupeaux par les troupeaux, les peuples par les peuples; et pendant une si longue succession , il n’est pas une feuille, pas un cheveu qui ne trouve sa raison d’être dans cette première et unique semence.

    Voyons ensuite quels harmonieux et suaves accords retentissent dans les airs au chant du rossignol. Jamais le souffle de ce petit oiseau ne les reproduirait au gré de ses caprices, s’il ne les trouvait comme imprimés immatériellement dans le mouvement même de la vie.

    Nous pouvons observer le même phénomène dans tous les autres animaux privés de raison, mais doués de sensibilité.

    Il n’en est aucun qui dans le son de la voix, ou dans tout autre mouvement de ses organes, ne produise un nombre et une mesure propres à son espèce. La science ne les lui a point communiqués, il les trouve dans sa nature, dont les limites ont été fixées par la loi immuable de toutes les harmonies.

    Revenons à nous-mêmes et mettons de côté ce qui nous est commun avec les arbustes et les animaux.

    Toujours l’hirondelle bâtit son nid de la même manière; ainsi en est-il de chaque espèce d’oiseaux. Mais pour nous, comment se fait-il que nous puissions apprécier ces formes qu’ils recherchent, le degré de perfection qu’ils y atteignent, et que comme les maîtres de toutes ces configurations nous sachions en mime temps varier à l’infini la forme de nos édifices et des autres œuvres matérielles?

    D’où nous vient de comprendre que ces masses visibles de la matière sont proportionnellement grandes ou petites; pourquoi un corps si tenu qu’il soit peut être partagé en deux , et par conséquent divisé à l’infini ; qu’en conséquence, d’un grain de millet à une de ses parties la différence peut être la même que du monde entier à notre corps et qu’il est pour cette faible partie aussi grand que le monde est pour nous;

    que ce monde lui-même tire sa beauté de la beauté de ses formes et non de son volume; qu’il paraît grand non à cause de sa longue étendue, mais à cause de notre petitesse, c’est-à-dire de celle de tous les animaux dont il est peuplé; et que comme ceux-ci peuvent se diviser à l’infini, ils sont petits non en eux-mêmes, mais comparés à d’autres, surtout à l’ensemble de tout cet univers?

    Nous ne pouvons apprécier d’une autre manière le temps qui s’écoule : car toute quantité peut être, dans le temps comme dans l’espace, réduite à sa moitié. Si courte qu’elle soit, elle commente, se continue et finit; elle est donc nécessairement à sa moitié, lorsqu’on la partage au point où elle commence à incliner vers sa fin.

    D’après cela une syllabe est brève, si on la compare à une plus longue; une heure d’hiver est de courte durée, comparée à une heure d’été [Le jour était alors divisé en 12 heures égales, plus longues par conséquent en été qu’en hiver].

    Ainsi trouvons-nous courte une heure comparée au jour entier, le jour comparé au mois, le mois à l’année, l’année au lustre, le lustre à un espace plus long, le plus long, espace à toute la durée du temps; et ce n’est ni la durée, ni l’étendue, mais un ordre plein de sagesse qui donne la beauté à cette succession si pleine d’harmonie et si bien graduée dans le temps et dans l’espace.

    Mais la mesure même de l’ordre vit dans l’éternelle vérité sans s’étendre comme les corps, sans passer avec les années; sa puissance l’élève au-dessus de tout lieu, son immuable éternité au-dessus de tous les temps.

    Sans lui cependant la longueur de l’étendue ne peut être ramenée à l’unité, ni la succession des temps se compter sans erreur, le corps même ne peut être corps, ni le mouvement être mouvement.

    Il est cette unité première qui n’a ni matière ni mouvement, soit dans le fini, soit dans l’infini. Car il ne change, ni selon les lieux, ni selon les temps ; cette unité souveraine étant le Père même de la vérité, le Père de la divine Sagesse, qui est appelée sa ressemblance, parce qu’elle l’égale en tout; et son image parfaite, parce qu’elle procède de lui.

    Et comme elle procède de lui tandis que les autres êtres ne sont que par lui, on a raison de la nommer encore son Fils. Elle est la forme première et universelle, réalisant dans toute sa perfection l’unité de celui de qui elle tient l’être; en sorte que toutes les autres existences doivent se conformer à ce modèle parfait pour être semblables au principe de toute unité. »

    Dans De la vraie religion, voici comment le rapport entre l’Un et le multiple est présenté, en soulignant le caractère inévitable de la quête de l’unité :

    « Il ne faut pas douter non plus que cette nature immuable, supérieure à l’âme intelligente n’est autre que Dieu lui-même; et que la vie première et la première substance se trouve avec la première sagesse.

    Cette sagesse est en effet l’immuable vérité que l’on nomme aussi avec raison la règle de tous les arts, et l’art de l’Architecte tout-puissant (…).

    S’il nous est possible, ainsi qu’à toutes les âmes raisonnables, de juger selon la vérité les créatures qui nous sont inférieures, il n’y a pour nous juger nous-mêmes que l’éternelle Vérité, quand nous lui sommes unis.

    Pour elle le Père lui-même ne la juge pas, car elle ne lui est point inférieure : mais c’est par elle qu’il porte tous ses jugements.

    Car tous les êtres qui recherchent l’unité sont soumis à cette même règle, à cet idéal, à ce modèle, quel que soit le nom qu’on lui donne, parce que seule elle ressemble parfaitement à Celui de qui elle a reçu l’être, si toutefois il est possible d’employer cette expression : « Elle a reçu, » quand il s’agit de Celui que l’on nomme le Fils, parce qu’il n’est point par lui-même, mais par le premier et éternel principe appelé le Père ; « de qui toute paternité découle dans le ciel et sur la terre ». »

    Cette volonté de fusion avec l’unité, Augustin l’assume à la manière de Plotin, par un ton plein d’émotion, cherchant à persuader.

    Chez Pseudo-Denys l’Aréopagite, la démarche va dans le sens de la formulation d’un système ; chez Augustin, on est dans le mysticisme, dans un appel à fusionner coûte que coûte avec l’Un divin, en suivant les Écritures.

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  • Saint Augustin : ne pas servir de pâture à Satan

    Pourquoi Augustin maintient-il la figure des démons ? La raison est évidente : dans une société humaine encore largement désorganisée, il faut bien expliquer que des choses mauvaises se produisent, et cela d’autant plus après l’incarnation divine du Christ.

    Il s’agit d’un renouvellement du manichéisme, dans le cadre de la logique de l’incarnation, de la reconnaissance d’un Dieu uni-total.

    Dans l’ordre des choses, on aurait pu s’attendre historiquement à une progression unilatérale de la cause chrétienne, parallèlement à l’effondrement de Rome. Le chaos de celui-ci, les multiples scissions dans le christianisme, les échecs à développer des comportements authentiquement chrétiens… Tout cela pose un défi, que le christianisme va justement répondre par le développement des monastères.

    Augustin théorise la question au niveau de la religion elle-même.

    Sandro Botticelli  (1445–1510),
    Saint Augustin dans son cabinet de travail, entre 1490 et 1494

    Voici comment, dans Du combat chrétien, il explique que vaincre Satan, le prince des ténèbres passe par vaincre ses passions, qu’il faut châtier son corps pour vaincre Satan et le monde lui-même :

    « Bien des gens s’écrient: Comment vaincre Satan, quand nous ne le voyons pas?

    Mais n’avons-nous pas un maître qui n’a point dédaigné de nous montrer comment on arrive àsubjuguer des ennemis invisibles? C’est en parlant de ce maître que l’Apôtre a dit  : «Se dépouillant lui-même de la chair, il a exposé les principautés et les puissances à une ignominie publique, triomphant d’elles courageusement en lui-même ».

    Ainsi donc nous aurons vaincu ces puissances invisibles, nos ennemies, dès que nous aurons subjugué les passions qui sont au fond de notre coeur ; et si nous éteignons en nous-mêmes les désirs qui nous font rechercher les biens de ce monde, nous arrivons nécessairement à vaincre en nous celui qui a établi son empire dans le cœur de l’homme en y allumant ces mêmes désirs.

    Quand Dieu dit à Satan: « Tu mangeras « de la terre », il a dit au pécheur: «Tu es terre, et tu retourneras en terre ».

    Ainsi le pécheur a été livré à Satan pour que Satan fît de lui sa nourriture.

    Donc, ne restons pas terre, si nous ne voulons pas servir de pâture à Satan.

    La nourriture que nous prenons devenant partie de notre corps, les aliments eux-mêmes, par l’action des organes, s’assimilent à notre substance ; ainsi la perversité, l’orgueil et l’impiété, avec leurs habitudes pernicieuses, font de chacun de nous un autre Satan, c’est-à-dire un être semblable à lui.

    L’on demeure alors soumis à Satan, comme le corps est soumis à l’âme. Voilà ce que signifie « être mangé par le serpent ».

    Quiconque redoute le feu éternel, allumé pour Satan et ses anges, doit chercher à vaincre en soi ce mauvais génie.

    Nous repousserons victorieusement de notre coeur ces ennemis du dehors qui nous assiègent, en étouffant les désirs de la concupiscence qui nous asservissent (…).

    Nous le disions, l’apôtre saint Paul a déclaré que nous avons une lutte à soutenir contre les princes des ténèbres, et les esprits du mal qui habitent dans l’air ; nous avons montré que l’air même qui environne la terre, s’appelle ciel ; il faut donc admettre que nous combattons contre Satan et ses satellites, qui mettent leur joie à nous tourmenter.

    Aussi le bienheureux Paul appelle, ailleurs, Satan le prince de la puissance de l’air. Cependant le passage où il parle des esprits du mal habitant dans les cieux, pourrait s’interpréter encore autrement, ne pas désigner les anges prévaricateurs, mais s’adresser à nous-mêmes ; car ailleurs il est; dit à notre sujet: « Notre séjour est dans les cieux ».

    En conséquence, comme si nous étions placés dans les hauteurs du ciel, c’est-à-dire, parce que nous suivons les préceptes spirituels de Dieu, nous devons résister aux esprits du mal, dont les efforts tendent à nous en écarter. Oui, cherchons plutôt comment il nous faut combattre et vaincre ces ennemis invisibles de cette manière ces gens d’un esprit si étroit ne pourront s’imaginer que nous avons à lutter contre l’air.

    L’Apôtre veut bien nous l’enseigner lui-même: « Je ne combats pas, dit-il, en donnant des coups en l’air; mais je châtie mon corps, je le réduis en servitude, de peur qu’après avoir prêché aux autres je ne sois réprouvé moi-même ».

    Il dit encore : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis à mon tour de Jésus-Christ ».

    Que signifient ces paroles, sinon que l’Apôtre avait triomphé des puissances de ce monde, comme il enseigne que l’avait fait d’abord le Seigneur ! dont il se déclare l’imitateur? Suivons donc son exemple, comme il nous y engage, châtions notre corps, et réduisons-le en servitude, si nous voulons vaincre. le monde.

    Comme le monde exerce sur nous son empire par ses plaisirs défendus, par ses pompes et par un esprit de curiosité funeste, c’est-à-dire, par tous ces biens séducteurs et dangereux qui enchaînent les amateurs des biens du siècle, et les forcent à servir Satan et ses complices ; si nous résistons à toutes ces tentations, notre corps sera réduit en servitude. »

    Pourquoi cela a-t-il parlé aux masses ? Car ce combat contre Satan, aussi idéaliste soit-il, est en rapport avec l’incarnation du Christ. Cela signifie qu’il faut agir bien sur Terre, et c’est cela qui compte, même si cela est justifié au moyen d’un discours idéaliste plus ou moins délirant sur Dieu.

    Cet accent sur la nécessité de réaliser une clarification sur la divergence concrète entre le bien et le mal, voilà qui a semblé juste et a provoqué une très grande attirance à une époque d’effondrement général de l’ancien système de valeur esclavagiste, par ailleurs considéré comme insupportable.

    Au-delà de Satan, ce qui compte c’est un discours sur le principe de la volonté, comme on a par exemple ici dans La Cité de Dieu contre les païens. Augustin y met en rapport les mouvements de l’âme, les tendances au bien et au mal, en rapport avec la volonté.

    Dieu est ici ce qui permet à la volonté de se forcer elle-même, pour ainsi dire, à se discipliner suffisamment pour obéir à des principes supérieurs, qui sont par ailleurs justes mais également, dans le contexte de l’époque, malaisées à appliquer.

    « Ce qui importe, c’est de savoir quelle est la volonté de l’homme.

    Si elle est déréglée, ces mouvements seront déréglés, et si elle est droite, ils seront innocents et même louables.

    Car c’est la volonté qui est en tous ces mouvements, ou plutôt tous ces mouvements ne sont que des volontés.

    En effet, qu’est-ce que le désir et la joie, sinon une volonté qui consent à ce qui nous plaît? et qu’est-ce que la crainte et la tristesse, sinon une volonté qui se détourne de ce qui nous déplaît?

    Or, quand nous consentons à ce qui nous plaît en le souhaitant, ce mouvement s’appelle désir, et quand c’est en jouissant, il s’appelle joie.

    De même, quand nous nous détournons de l’objet qui nous déplaît avant qu’il nous arrive, cette volonté s’appelle crainte, et après qu’il est arrivé, tristesse.

    En un mot, la volonté de l’homme, selon les différents objets qui l’attirent ou qui la blessent, qu’elle désire ou qu’elle fuit, se change et se transforme en ces différentes affections.

    C’est pourquoi il faut que l’homme qui ne vit pas selon l’homme, mais selon Dieu, aime le bien, et alors il haïra nécessairement le mal ; or, comme personne n’est mauvais par nature, mais par vice, celui qui vit selon Dieu doit avoir pour les méchants une haine parfaite, en sorte qu’il ne haïsse pas l’homme à cause du vice, et qu’il n’aime pas le vice à cause de l’homme, mais qu’il haïsse le vice et aime l’homme.

    Le vice guéri, tout ce qu’il doit aimer restera, et il ne restera rien de ce qu’il doit haïr. »

    Cependant, Augustin précise immédiatement que, dans les faits, cela ne sera pas réellement possible, en raison de la nature matérielle de la réalité, qui empêche l’éternité de tout bonheur. Mais on voit très bien en quoi ici on a quelque chose qui, nécessairement, va dans le sens d’un besoin de civilisation.

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  • Saint Augustin et l’interprétation des démons

    Il n’en reste pas moins que, malgré sa prise de distance avec Platon qui est pourtant largement valorisé, il était nécessaire à Augustin de procéder à la liquidation du néo-platonisme. Il écrit pour ce faire de très nombreux chapitres dans La Cité de Dieu contre les païens, afin de dénoncer la démonologie du néo-platonisme (qu’il assimile par ailleurs au platonisme en tant que tel).

    En effet, en l’absence d’incarnation divine d’un Dieu unique isolé, le néo-platonisme a dû concevoir toute une série d’étapes intermédiaires peuplés de dieux et de démons.

    On peut pour le néo-platonisme, selon les situations, s’adresser indifféremment aux uns ou aux autres, en utilisant pour cela la magie, notamment les sacrifices.

    Augustin, ici, oppose naturellement à cela le principe de l’incarnation de Jésus, comme Christ, avec une opposition entre les anges et les démons, c’est-à-dire des anges déchus, en soulignant bien que de toutes manières, c’est uniquement à Dieu (et donc non aux intermédiaires angéliques) qu’il faut s’adresser.

    Mais, et c’est un aspect d’une grande importance, Augustin prend au pied de la lettre l’existence des démons présentée par les néo-platoniciens. Il ne dit pas qu’il s’agit de fantasmagories, de paganisme, mais que leur nature a mal été comprise par les néo-platoniciens !

    Fra Angelico et atelier  (vers 1395 –1455),
    La conversion de Saint Augustin (détail), vers 1430-1435

    Cele en dit long sur le degré d’irrationalisme que l’on retrouve ici, sur la nature magico-mystique du christianisme. Voici comment Augustin présente la question de la magie propre au néo-platonisme :

    « S’il est vrai, au contraire, suivant l’opinion la plus plausible et la plus probable, que tous les hommes soient misérables tant qu’ils sont mortels, on doit chercher un médiateur qui ne soit pas seulement homme, mais qui soit aussi Dieu, afin qu’étant tout ensemble mortel et bienheureux, il conduise les hommes de la misère mortelle à la bienheureuse immortalité.

    Il ne fallait pas que ce médiateur ne fût pas mortel, ni qu’il restât mortel.

    Or, il s’est fait mortel en prenant notre chair infirme sans infirmer sa divinité de Verbe, et il n’est pas resté dans sa chair mortelle puisqu’il l’a ressuscitée d’entre les morts; et c’est le fruit même de sa médiation que ceux dont il s’est fait le libérateur ne restent pas éternellement dans la mort de la chair.

    Ainsi, il fallait que ce médiateur entre Dieu et nous eût une mortalité passagère et une béatitude permanente, afin d’être semblable aux mortels par sa nature passagère et de les transporter au-dessus de la vie mortelle dans la région du permanent (…).

    En nous délivrant de cette vie mortelle et misérable, il ne nous conduit pas en effet vers ses anges bienheureux et immortels pour nous rendre bienheureux et immortels par la participation de leur essence, mais il nous conduit vers cette Trinité même dont la participation fait le bonheur des anges.

    Ainsi, quand pour être médiateur il a voulu s’abaisser au-dessous des anges et prendre la nature d’un esclave, il est resté au-dessus des anges dans sa nature de Dieu, identique à soi sous sa double forme, voie de la vie sur la terre, vie dans le ciel (…).

    Quant aux démons, ces faux et fallacieux médiateurs qui, tout en ayant souvent trahi par leurs oeuvres leur malice et leur misère, ne s’efforcent pas moins toutefois, grâce àleurs corps aériens et aux lieux qu’ils habitent, d’arrêter les progrès de nos âmes, ils sont si loin de nous ouvrir la voie pour aller à Dieu, qu’ils nous empêchent de nous y maintenir.

    Ce n’est pas en effet par la voie corporelle, voie d’erreur et de mensonge, où ne marche pas la justice, que nous devons nous élever à Dieu, mais par la voie spirituelle, c’est-à-dire par une ressemblance incorporelle avec lui.

    Et c’est néanmoins dans cette voie corporelle qui, selon les amis des démons, est occupée par les esprits aériens comme un lieu intermédiaire entre les dieux habitants du ciel et les hommes habitants de la terre, que les Platoniciens voient un avantage précieux pour les dieux, sous prétexte que l’intervalle les met à l’abri de tout contact humain.

    Ainsi ils croient plutôt les démons souillés par les hommes que les hommes purifiés par les démons, et ils estiment pareillement que les dieux eux-mêmes n’auraient pu échapper à la souillure sans l’intervalle qui les sépare des hommes.

    Qui serait assez malheureux pour espérer sa purification dans une voie où l’on dit que les hommes souillent, que les démons sont souillés et que les dieux peuvent l’être, et pour ne pas choisir de préférence la voie où l’on évite les démons corrupteurs et où le Dieu immuable purifie les hommes de toutes leurs souillures pour les faire entrer dans la société incorruptible des anges? (…).

    Ces miracles [racontés dans la Bible, comme lorsque la mer rouge s’ouvre en deux] et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de rapporter, avaient pour objet de consolider le culte du vrai Dieu et d’interdire le polythéisme; ils se faisaient par une foi simple, par une pieuse confiance en Dieu, et non par les charmes et les enchantements de cette curiosité criminelle, de cet art sacrilège qu’ils appellent tantôt magie, tantôt d’un nom plus odieux, goétie [partie de la magie qui consiste à évoquer les morts, à l’aide de certains gémissements poussés autour de leurs tombeaux], ou d’un nom moins décrié, théurgie; car on voudrait faire une différence entre deux sortes d’opérations, et parmi les partisans des arts illicites déclarés condamnables, ceux qui pratiquent la goétie et que le vulgaire appelle magiciens, tandis qu’au contraire ceux qui se bornent à la théurgie seraient dignes d’éloges; mais la vérité est que les uns et les autres sont entraînés au culte trompeur des démons qu’ils adorent sous le nom d’anges (…).

    Voici donc qu’un philosophe platonicien, Porphyre, réputé plus savant encore qu’Apulée, nous dit que les dieux peuvent être assujétis aux passions et aux agitations des hommes par je ne sais quelle science théurgique (…).

    Porphyre rapporte qu’un certain Chérémon, fort habile dans ces pratiques sacrées ou plutôt sacrilèges, et qui a écrit sur les mystères fameux de l’Egypte, ceux d’Isis et de son mari Osiris, attribue à ces mystères un grand pouvoir pour contraindre les dieux à exécuter les commandements humains, quand surtout le magicien les menace de divulguer les secrets de l’art et s’écrie d’une voix terrible que, s’ils n’obéissent pas, il va mettre en pièces les membres d’Osiris (…).

    Quant à ces pratiques bizarres, à ces herbes, à ces animaux, à ces sons de voix, à ces figures, tantôt de pure fantaisie, tantôt tracées d’après le cours des astres, qui paraissent à Porphyre capables de susciter certaines puissances et de produire certains effets, tout cela est un jeu des démons, mystificateurs des faibles et qui font leur amusement et leurs délices des erreurs des hommes (…).

    Si certains philosophes, et à leur tête les Platoniciens, ont montré plus de sagesse et mérité plus de gloire que tous les autres, pour avoir enseigné que la Providence divine descend jusqu’aux derniers êtres de la nature, et fait éclater sa splendeur dans l’herbe des champs aussi bien que dans les corps des animaux, comment ne pas se rendre aux témoignages miraculeux d’une religion qui ordonne de sacrifier à Dieu seul, à l’exclusion de toute créature du ciel, de la terre et des enfers?

    Et quel est le Dieu de cette religion?

    Celui qui peut seul faire notre bonheur par l’amour qu’il nous porte et par l’amour que nous lui rendons, celui qui, bornant le temps des sacrifices de l’ancienne loi dont il avait prédit la réforme par un meilleur pontife, a témoigné qu’il ne les désire pas pour eux-mêmes, et que s’il les avait ordonnés, c’était comme figure de sacrifices plus parfaits; car enfin Dieu ne veut pas notre culte pour en tirer de la gloire, mais pour nous unir étroitement à lui, en nous enflammant d’un amour qui fait notre bonheur et non pas le sien. »

    Vittore Carpaccio  (1465–1526), Vision de Saint Augustin, 1502 

    Voici ce qu’il dit quant à la divination des démons dans La Cité de Dieu contre les païens :

    « On traitait donc de la divination des démons, et l’on prétendait que je ne sais quel individu avait prédit la destruction du temple de Sérapis, qui réellement eut lieu dans la ville d’Alexandrie. — Rien d’étonnant, répondis-je, que les démons aient pu savoir et prédire le renversement de leur temple et de leur idole, ainsi que maints autres faits; ils l’ont pu dans la mesure où il leur est permis de connaître l’avenir et de l’annoncer (…).

    Telle est la natur des démons, que leur corps aérien jouit d’une sensibilité bien supérieure à celle des corps terrestres ; et que ce même corps aérien est doué d’une si grande facilité de mouvement, que sa rapidité non-seulement surpasse celle des hommes et des animaux sauvages, mais qu’elle l’emporte incomparablement sur le vol des oiseaux mêmes.

    Grâce à ces deux facultés inhérentes à ce corps aérien, c’est-à-dire, grâce à ces sens plus exquis et à ces mouvements plus rapides, ils savent avant nous bien des choses qu’ils prédisent ou révèlent, au grand étonnement des hommes, dont le sens tout terrestre est bien plus alourdi.

    Ajoutez que les démons, à la faveur de la durée si longue de leur vie toujours persévérante, ont acquis l’expérience des choses; bien plus que ne peuvent la posséder les humains dont la vie est si courte. Aidés de ces forces propres à la nature de leur corps aérien, les démons non-seulement prédisent plusieurs événements futurs, mais ils opèrent maintes œuvres merveilleuses (…).

    Les choses étant ainsi, il faut savoir tout d’abord, en cette question de la divination par les démons, que le plus souvent ils prédisent ce qu’eux-mêmes doivent faire.

    Car souvent ils reçoivent le pouvoir d’envoyer les maladies, de rendre l’air malsain en l’infectant, de conseiller le mal aux hommes déjà pervertis ou trop amis des avantages terrestres, et dont les tristes mœurs leur donnent la certitude d’un consentement absolu à leurs perfides conseils.

    Et ces suggestions, ils les produisent par mille procédés aussi étonnants qu’invisibles, en pénétrant par leurs corps si subtils dans les corps des hommes qui ne s’en doutent point, en se mêlant à leurs pensées par des images et des fantômes dans l’état de veille ou dans le sommeil. »

    Augustin n’est pas que dans le prolongement du platonisme ; il assume également le néo-platonisme, mais en modifie la magie, pour la rendre conforme au christianisme.

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  • Saint Augustin : Platon et la Bible, Platon ou la Bible

    Il est évident qu’il était compliqué pour Augustin d’affirmer à ce point la valeur du platonisme, un courant païen, aussi a-t-il dû justifier « comment Platon a pu autant approcher de la doctrine chrétienne » qui est, faut-il le rappeler, une révélation.

    Il précise par conséquent à ce sujet :

    « Parmi ceux qui nous sont unis dans la grâce de Jésus-Christ, quelques-uns s’étonnent d’entendre attribuer à Platon ces idées sur la Divinité, qu’ils trouvent singulièrement conformes à la véritable religion.

    Aussi cette ressemblance a-t-elle fait croire à plus d’un chrétien que Platon, lors de son voyage en Egypte, avait entendu le prophète Jérémie ou lu les livres des Prophètes.

    J’ai moi-même admis cette opinion dans quelques-uns de mes ouvrages ; mais une étude approfondie de la chronologie démontre que la naissance de Platon est postérieure d’environ cent ans à l’époque où prophétisa Jérémie; et Platon ayant vécu quatre-vingt-un ans, entre le moment de sa mort et celui de la traduction des Ecritures demandée par Ptolémée, roi d’Egypte, à soixante-dix Juifs versés dans la langue grecque , il s’est écoulé environ soixante années.

    Platon, par conséquent, n’a pu, pendant son voyage, ni voir Jérémie, mort depuis si longtemps, ni lire en cette langue grecque, où il excellait, une version des Ecritures qui n’était pas encore faite; à moins que, poussé par sa passion de savoir, il n’ait connu les livres hébreux comme il avait fait les livres égyptiens, à l’aide d’un interprète, non sans doute en se les faisant traduire, ce qui n’appartient qu’à un roi puissant comme Ptolémée par les bienfaits et par la crainte, mais en mettant à profit la conversation de quelques Juifs pour comprendre autant que possible la doctrine contenue dans l’Ancien Testament.

    Ce qui favorise cette conjecture, c’est le début de la Genèse : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre.

    Et la terre était une masse confuse et informe, et les ténèbres couvraient la surface de l’abîme, et « l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ».

    Or, Platon, dans le Timée, où il décrit la formation du monde, dit que Dieu a commencé son ouvrage en unissant la terre avec le feu ; et comme il est manifeste que le feu tient ici la place du ciel, cette opinion a quelque analogie avec la parole de l’Ecriture : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre ». —Platon ajoute que l’eau et l’air furent les deux moyens de jonction qui servirent à unir les deux extrêmes, la terre et le feu; on a vu là une interprétation de ce passage de l’Ecriture: « Et l’esprit de Dieu était porté sur les eaux ».

    Platon ne prenant pas garde au sens du mot esprit de Dieu dans l’Ecriture, où l’air est souvent appelé esprit, semble avoir cru qu’il est question dans ce passage des quatre éléments.

    Quant à cette doctrine de Platon, que le philosophe est celui qui aime Dieu, les saintes Ecritures ne respirent pas autre chose.

    Mais ce qui me fait surtout pencher de ce côté, ce qui me déciderait presque à affirmer que Platon n’a pas été étranger aux livres saints, c’est la réponse faite à Moïse, quand il demande à l’ange le nom de celui qui lui ordonne de délivrer le. peuple hébreux captif en Egypte : « Je suis Celui qui suis », dit la Bible, « et vous direz aux enfants d’Israël: « Celui qui est m’a envoyé vers vous ».

    Par où il faut entendre que les choses créées et changeantes sont comme si elles n’étaient pas, au prix de Celui qui est véritablement, parce qu’il est immuable.

    Or, voilà ce que Platon a soutenu avec force, et ce qu’il s’est attaché soigneusement à inculquer à ses disciples. Je ne sais si on trouverait cette pensée dans aucun monument antérieur à Platon, excepté le livre où il est écrit : « Je suis Celui qui suis; et vous leur direz : Celui qui est m’envoie vers vous ».

    Mais ne déterminons pas de quelle façon Platon a connu ces vérités, soit qu’il les ait puisées dans les livres de ceux qui l’ont précédé, soit que, comme dit l’Apôtre, « les sages a aient connu avec évidence ce qui peut être « connu de Dieu, Dieu lui-même le leur ayant rendu manifeste. Car depuis la création du monde les perfections invisibles de Dieu, sa vertu et sa divinité éternelles, sont devenues saisissables et visibles par ses ouvrages ». »

    Ce que dit Augustin ne tient pas debout une seconde ; il est obligé de reconnaître que Platon n’a pas connu la Bible hébraïque, et pourtant il tente de contorsionner le raisonnement.

    Ce qu’il ne veut pas voir, c’est que l’idéalisme est de l’idéalisme et que son contenu est le même ; en Inde, d’ailleurs, la même conception s’est développée.

    Jaume Huguet  (1412–1492),
    Saint Augustin, vers 1463-1470/1475

    Pour Augustin, qui considère qu’il y a eu incarnation de la vérité par les prophètes et Jésus, cela pose un souci : comment Platon a-t-il pu constituer tout seul la même approche idéaliste ?

    Il ne peut résoudre le problème qu’en affirmant que la révélation est une tendance historique, qui se lit toujours davantage, les platoniciens ayant été les plus à l’écoute parmi les païens.

    Cela va être d’une conséquence historique très importante. Cela signifie, en effet, qu’il existe une présence du divin, une inspiration générale, qui par contre doit toujours être encadrée par l’Église, seule dépositaire de la tradition et de la révélation. On en revient au concept de la Cité de Dieu.

    On ne saurait sur-estimer cet apect, car il amène avec lui une tendance à l’interventionnisme général dans les domaine des idées et de la culture. Le christianisme se pose ici comme le grand révélateur du sens du monde ; il ne se pose pas comme unique (comme l’Islam), ni comme authentique et à part (comme le judaïsme), mais comme central, comme plaque tournante, comme portail.

    Cela provient de sa nature initiale d’accompagnateur de l’effondrement de Rome et du système esclavagiste.

    Et c’est cela qui amène l’accent mis sur la révélation, aux dépens de la raison, l’Eglise portant véritablement la vérité, dans la mesure où elle est portail. Si Augustin met en rapport Platon et la Bible, il n’hésite pas à dire qu’entre Platon ou la Bible, il faut choisir l’absence de réflexion.

    Dans De la grandeur de l’âme, on trouve un chapitre intitulé

    « Pour découvrir la vérité, la voie d’autorité est plus courte, et la plupart temps plus sûre, que la voie de la raison. »

    On y lit :

    « Autre chose est de croire l’autorité, et autre chose de s’en rapporter à la raison.

    Croire l’autorité, est un moyen beaucoup plus court et qui ne demande aucun travail; tu pourras même, s’il te plaît, lire sur les questions qui nous occupent, beaucoup de réflexions que de grands et saints personnages ont jugées nécessaires et qu’ils ont écrites comme d’inspiration en faveur des ignorants. Ils ont même voulu être crus sur parole, par ceux dont l’esprit trop lent ou trop embarrassé n’avait pas d’autre moyen de salut.

    Si ces derniers, qui forment de beaucoup le plus grand nombre, voulaient arriver à la vérité par la raison, ils seraient facilement trompés par l’analogie des raisonnements, et se jetteraient dans des opinions diverses et nuisibles, au point de ne pouvoir en sortir jamais, ou que très-difficilement.

    Pour eux, il est donc très-utile de s’en rapporter à une autorité supérieure, et d’y conformer leur vie. Si tu crois même que c’est là le plus sûr, je suis si loin de te contredire, que je te donne une complète approbation.

    Si néanmoins tu ne peux maîtriser le désir qui te porte à rechercher la vérité par la raison, il te faut passer par de longs et nombreux circuits, afin de ne suivre que la raison qui mérite ce nom, c’est-à-dire la raison véritable. Il faut que cette raison soit non-seulement véritable, mais tellement certaine, tellement étrangère à toute apparence de fausseté, si toutefois l’homme peut s’élever jusques-là, que nulle argumentation fausse ou captieuse, ne puisse t’en séparer. »

    Par la suite, Thomas d’Aquin privilégiera inversement la raison, en apparence du moins afin d’être en mesure de contrer l’offensive matérialiste de l’averroïsme. L’Eglise catholique romaine, depuis, la fin du moyen-âge, s’appuie sur ce compromis entre les factions augustinienne et aquinienne.

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  • L’éloge de Platon et du platonisme par Saint Augustin

    Là où Augustin tombe véritablement le masque de sa démarche de sa synthèse platonisme – manichéisme – christianisme, c’est avec son éloge de Platon, un païen pourtant. On a ici quelque chose de tout à fait similaire à ce que fit Pseudo-Denys l’Aréopagite, bien que celui-ci ait une approche différente, puisque purement néo-platonicienne à l’initial.

    Dans La Cité de Dieu contre les païens, Augustin fait ainsi une présentation approfondie de la philosophie, y compris des pré-socratiques, c’est-à-dire les philosophes comme Pythagore et Thalès, qui devancent Socrate, Platon et Aristote.

    Il explique qu’il accorde une grande place à cette question, car les philosophes forment des adversaires de grande importance :

    « Nous arrivons à une question qui réclame plus que les précédentes toute l’application de notre esprit.

    Il s’agit de la théologie naturelle, et nous n’avons point affaire ici à des adversaires ordinaires; car la théologie qu’on appelle de ce nom n’a rien à démêler, ni avec la théologie fabuleuse des théâtres, ni avec la théologie civile, l’une qui célèbre les crimes des dieux, l’autre qui dévoile les désirs encore plus criminels de ces dieux ou plutôt de ces démons pleins de malice.

    Nos adversaires actuels, ce sont les philosophes, c’est-à-dire ceux qui font profession d’aimer la sagesse. Or, si la sagesse est Dieu même, Créateur de toutes choses, comme l’attestent la sainte Ecriture et la vérité, le vrai philosophe est celui qui aime Dieu.

    Toutefois, comme il faut bien distinguer entre le nom et la chose, car quiconque s’appelle philosophe n’est pas amoureux pour cela de la véritable sagesse, je choisirai, parmi ceux dont j’ai pu connaître la doctrine par leurs écrits, les plus dignes d’être discutés.

    Je n’ai pas entrepris, en effet, de réfuter ici toutes les vaines opinions de tous les philosophes, mais seulement les systèmes qui ont trait à la théologie, c’est-à-dire à la science de la Divinité; et encore, parmi ces systèmes, je ne m’attacherai qu’à ceux des philosophes qui, reconnaissant l’existence de Dieu et sa providence, n’estiment pas néanmoins que le culte d’un Dieu unique et immuable suffise pour obtenir une vie heureuse après la mort, et croient qu’il faut en servir plusieurs, qui tous cependant ont été créés par un seul.

    Ces philosophes sont déjà très-supérieurs à Varron et plus près que lui de la vérité, celui-ci n’ayant pu étendre la théologie naturelle au-delà du monde ou de l’âme du monde, tandis que, suivant les autres, il y a au-dessus de toute âme un Dieu qui a créé non-seulement le monde visible, appelé ordinairement le ciel et la terre, mais encore toutes les âmes, et qui rend heureuses les âmes raisonnables et intellectuelles, telles que l’âme humaine, en les faisant participer de sa lumière immuable et incorporelle. Personne n’ignore, si peu qu’il ait ouï parler de ces questions, que les philosophes dont je parle sont les platoniciens, ainsi appelés de leur maître Platon.

    Je vais donc parler de Platon. »

    Il y a là quelque chose de capital, car Augustin explique ici de manière formelle que la philosophie idéaliste et la religion ont exactement le même objectif : expliquer le divin. Il met de côté la philosophie matérialiste, qui ne vise pas cela ; pour cette raison, il ne parle pas d’Aristote, qu’il connaît cependant, notamment La métaphysique qu’il utilise pour raconter le point de vue des pré-socratiques.

    L’aristotélisme, cependant, en tant qu’elle est une expression matérialiste, ne le concerne nullement.

    Antonio Rodríguez (1636 – 1691), Saint Augustin

    Voici comment Augustin présente Platon, présenté comme un païen qui est le plus proche des chrétiens :

    « Entre tous les disciples de Socrate, celui qui à bon droit effaça tous les autres par l’éclat de la gloire la plus pure, ce fut Platon. Né athénien, d’une famille honorable, son merveilleux génie le mit de bonne heure au premier rang.

    Estimant toutefois que la doctrine de Socrate et ses propres recherches ne suffisaient pas pour porter la philosophie à sa perfection, il voyagea longtemps et dans les pays les plus divers, partout où la renommée lui promettait quelque science à recueillir.

    C’est ainsi qu’il apprit en Egypte toutes les grandes choses qu’on y enseignait; il se dirigea ensuite vers les contrées de l’Italie où les pythagoriciens étaient en honneur, et là, dans le commerce des maîtres les plus éminents, il s’appropria aisément toute la philosophie de l’école italique.

    Et comme il avait pour Socrate un attachement singulier, il le mit en scène dans presque tous ses dialogues, unissant ce qu’il avait appris d’autres philosophes, et même ce qu’il avait trouvé par les plus puissants efforts de sa propre intelligence, aux grâces de la conversation de Socrate et à ses entretiens familiers sur la morale.

    Or, si l’étude de la sagesse consiste dans l’action et dans la spéculation, ce qui fait qu’on peut appeler l’une de ses parties, active et l’autre spéculative, la partie active se rapportant à la conduite de la vie, c’est-à-dire aux mœurs, et la partie spéculative à la recherche des causes naturelles et de la vérité en soi, on peut dire que l’homme qui avait excellé dans la partie active, c’était Socrate, et que celui qui s’était appliqué de préférence à la partie contemplative avec toutes les forces de son génie, c’était Pythagore.

    Platon réunit ces deux parties, et s’acquit ainsi la gloire d’avoir porté la philosophie à sa perfection (…).

    Comme il affecte constamment de suivre la méthode de Socrate, interlocuteur ordinaire de ses dialogues, lequel avait coutume, comme on sait, de cacher sa science ou ses opinions, il n’est pas aisé de découvrir ce que Platon lui-même pensait sur un grand nombre de points.

    Il nous faudra pourtant citer quelques passages de ses écrits, où, exposant tour à tour sa propre pensée et celle des autres, tantôt il se montre favorable à la religion véritable, à celle qui a notre foi et dont nous avons pris la défense, et tantôt il y paraît contraire, comme quand il s’agit, par exemple, de l’unité divine et de la pluralité des dieux, par rapport à la vie véritablement heureuse qui doit commencer après la mort.

    Au surplus, ceux qui passent pour avoir le plus fidèlement suivi ce philosophe, si supérieur à tous les autres parmi les gentils, et qui sont le mieux entrés dans le fond de sa pensée véritable, paraissent avoir de Dieu une si juste idée, que c’est en lui qu’ils placent la cause de toute existence, la raison de toute pensée et la fin de toute vie (…).

    Si Platon a défini le sage celui qui imite le vrai Dieu, le connaît, l’aime et trouve la béatitude dans sa participation avec lui, à quoi bon discuter contre les philosophes? il est clair qu’il n’en est aucun qui soit plus près de nous que Platon. »

    Les platoniciens ont, par conséquent, correctement saisi que Dieu ne pouvait relever de la matière, du changement ; Augustin les salue comme relevant de l’idéalisme authentique, conséquent :

    « Ces philosophes, si justement supérieurs aux autres en gloire et en renommée, ont compris que nul corps n’est Dieu, et c’est pourquoi ils ont cherché Dieu au-dessus de tous les corps.

    Ils ont également compris que tout ce qui est muable n’est pas le Dieu suprême, et c’est pourquoi ils ont cherché le Dieu suprême au-dessus de toute âme et de tout esprit sujet au changement.

    Ils ont compris enfin qu’en tout être muable, la forme qui le fait ce qu’il est, quels que soient sa nature et ses modes, ne peut venir que de Celui qui est en vérité, parce qu’il est immuablement (…).

    Ayant compris cette immutabilité et cette simplicité parfaites, les Platoniciens ont vu que toutes choses tiennent l’être de Dieu, et que Dieu ne le tient d’aucun. »

    Par conséquent, tant Platon que le platonisme se sont le plus rapprochés du christianisme, à tous les niveaux :

    « Il me suffit de rappeler que le souverain bien pour Platon, c’est de vivre selon la vertu, ce qui n’est possible qu’à celui qui connaît Dieu et qui l’imite; et voilà l’unique source du bonheur. Aussi n’hésite-t-il point à dire que philosopher, c’est aimer Dieu, dont la nature est incorporelle; d’où il suit que l’ami de la sagesse, c’est-à-dire le philosophe, ne devient heureux que lors. qu’il commence de jouir de Dieu (…).

    Ainsi donc tous les philosophes, quels qu’ils soient, qui ont eu ces sentiments touchant le Dieu suprême et véritable, et qui ont reconnu en lui l’auteur de toutes les choses créées, la lumière de toutes les connaissances et la fin de toutes les actions, c’est-à-dire le principe de la nature, la vérité de la doctrine et la félicité de la vie, ces philosophes qu’on appellera platoniciens ou d’un autre nom, soit qu’on n’attribue de tels sentiments qu’aux chefs de l’école Ionique, à Platon par exemple et à ceux qui l’ont bien entendu, soit qu’on en fasse également honneur à l’école italique, à cause de Pythagore, des Pythagoriciens, et peut-être aussi de quelques autres philosophes de la même famille, soit enfin qu’on veuille les étendre aux sages et aux philosophes des autres nations, Libyens atlantiques, Egyptiens, Indiens, Perses, Chaldéens, Scythes, Gaulois, Espagnols et à d’autres encore, ces philosophes, dis-je, nous les préférons à tous les autres et nous confessons qu’ils ont approché de plus près de notre croyance. »

    En conclusion, le platonisme professe un enseignement qui, dans ses grandes lignes, est le même que celui du christianisme :

    « Mais nous n’avons sur ce point aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l’école platonicienne.

    Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages, que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu’eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d’elle-même, les rend heureux et parfaits.

    Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises, que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du monde, n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de l’intelligible.

    Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l’âme, la lune; car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté.

    Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable, ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels dont il n’hésite pas à reconnaître l’existence et qu’il place dans le ciel), cette âme, dis-je, n’a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde et de l’âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et de la vérité.

    Or, cette doctrine est parfaitement d’accord avec l’Evangile, où il est dit: « Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s’appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde ».

    Cette distinction montre assez que l’âme raisonnable et intellectuelle, telle qu’elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière, et qu’elle ne brille qu’en participant à la lumière véritable.

    C’est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il ajoute, rendant témoignage à la lumière: « Nous avons tous reçu de sa plénitude ». »

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  • Saint Augustin : le mal n’est qu’un défaut de bien

    On ne saurait sous-estimer l’acharnement complet d’Augustin pour disqualifier la réalité matérielle. Aux yeux de celui-ci, la réalité humaine n’est que péché, le monde n’est lui-même que le lieu du péché.

    C’est le véritable fond de la démarche d’Augustin. Voici un exemple de son lyrisme anti-matière, dans De la vraie religion, avec toute une série d’interdictions :

    « Puisqu’il en est ainsi, je vous exhorte, ô vous qui m’êtes si chers et si proches, et je m’exhorte moi-même avec vous, à nous élancer de tous nos efforts où nous appelle la divine sagesse.

    N’aimons point le monde, parce que dans le monde ce n’est que la concupiscence de la chair, la concupiscence des yeux et l’ambition du siècle.

    N’aimons ni à corrompre ni à être corrompu parles voluptés de la chair, pour ne point tomber d’une manière plus lamentable dans la corruption que produisent les douleurs et les supplices.

    N’aimons point les luttes, dans la crainte de tomber au pouvoir des anges qui en font leur joie et d’être humiliés, enchaînés, tourmentés par eux.

    N’aimons point la vue des spectacles, de peur qu’en nous éloignant de la vérité et en affectionnant des ombres nous ne soyons jetés dans les ténèbres.

    Ne mettons point notre religion dans les vagues conceptions de notre esprit: toute vérité est préférable à ce que notre pensée peut imaginer arbitrairement; et pourtant nous ne devons point adorer l’âme, quoiqu’elle conserve la vérité de sa nature, même quand elle s’égare.

    Un brin de paille véritable est préférable à la lumière que forment à volonté nos vaines conceptions ; néanmoins la paille que nous pouvons toucher et saisir ne doit point être adorée; il serait insensé de le croire.

    Ne mettons point notre religion à adorer les œuvres des hommes : l’ouvrier est préférable à son ouvrage le plus parfait, et cependant jamais l’ouvrier ne doit être adoré.

    Ne mettons point notre religion à adorer les animaux : le dernier des hommes est préférable, et pourtant il ne doit point être adoré.

    Ne mettons point notre religion à adorer les morts : car s’ils ont vécu pieusement ils ne sont point disposés à ambitionner de tels honneurs, mais ils veulent que nous adorions Celui qui les éclaire et leur apprend à se réjouir de nous voir associés à leur gloire; honorons-les en imitant leurs vertus, mais ne les adorons point par religion. Et s’ils ont mené une vie coupable, en quelque lieu qu’ils soient, ils n’ont point droit à nos hommages.

    Ne mettons point notre religion à adorer les démons: toute superstition de ce genre étant pour les hommes une grande peine, une honte semée de périls, est pour ces esprits un honneur, un triomphe.

    Ne mettons point notre religion à adorer la terre et les eaux : plus pure et plus lumineuse est l’atmosphère, même au milieu des ténèbres, et cependant elle n’est point digne de nos hommages.

    Ne mettons point notre religion à adorer l’air le plus pur et le plus serein, car sans la lumière il est lui-même ténébreux : il y a d’ailleurs plus de pureté encore dans la flamme même de nos foyers, et comme nous l’allumons et l’éteignons à notre gré, nous ne lui devons aucun hommage.

    Ne mettons pas notre religion à adorer les corps aériens et célestes : ils sont, il est vrai, supérieurs à tous les autres corps; mais la vie, quelle qu’elle soit, leur est encore préférable; et fussent-ils animés, une âme, la dernière de toutes, l’emporte sur un corps doué de vie , et assurément personne n’osera dire qu’une âme vicieuse doive être adorée.

    Ne mettons point notre religion à adorer la vie dont vivent les arbres, dit-on : elle est dépourvue de sentiment, elle est de même genre que celle qui produit l’harmonieuse disposition de nos organes, qui fait vivre notre chevelure, nos ossements, et où l’on peut trancher sans causer aucune douleur. La vie sensible est plus parfaite ; néanmoins cette vie donnée à la bête ne doit point être adorée.

    Que notre religion n’adore pas même l’âme raisonnable devenue sage et parfaite, affermie au service de l’univers ou de quelques-unes de ses parties, ou bien attendant la transformation surnaturelle de son être, comme elle fait dans les plus grands hommes.

    Car toute âme raisonnable, si elle est parfaite , obéit à l’immuable vérité , qui lui parle sans bruit dans le secret de sa pensée; et si elle ne lui obéit pas elle se corrompt; ainsi son excellence ne lui vient point d’elle-même, mais de Celui à qui elle se soumet volontiers (…).

    J’adore donc en un seul Dieu le premier Principe de toutes choses, l’éternelle Sagesse, de qui vient toute sagesse, et le Don céleste, de qui vient tout bonheur (…).

    Que la religion nous relie donc au seul Dieu tout-puissant; car entre notre âme qui connaît le Père et la Vérité, c’est-à-dire la lumière intérieure qui nous le révèle, aucune créature ne vient s’interposer. »

    Il n’y a, de fait, rien à sauver dans le monde matériel. C’est là un point tout à fait marquant.

    Car Augustin a été lui-même manichéen dans sa jeunesse, entre l’âge de 19 et de 28 ans, et s’il prétend s’être arraché à cette manière de concevoir l’univers, en réalité il prolonge directement cette démarche pour interpréter la figure du Christ en ce sens.

    La preuve en est qu’il dénonce le pélagianisme justement parce que l’être humain serait nécessairement marqué par le péché, que la figure de Christ n’a pas libéré, mais permet seulement de libérer, ce qui est fondamentalement différent.

    En fait, si Augustin dénonce le manichéisme, c’est seulement parce qu’il a reconnu la valeur du néo-platonisme, pour qui le mal est seulement un éloignement du bien, une faiblesse, un manque.

    Saint Augustin, vers 1440/50, Bavière

    Augustin était, en effet, obligé d’aller en ce sens, sinon il aurait été obligé de reconnaître que la matière n’aurait pas été créé par Dieu, mais relèverait du cadre d’une opposition éternelle bon/mal, esprit/matière.

    En reconnaissant l’incarnation, en admettant le Dieu créateur du judaïsme, il ne pouvait accepter une opposition unilatérale bien / mal qui serait l’essence de l’univers. Si on accepte le Dieu du judaïsme, alors il n’y a rien à part Dieu et le mal ne peut être qu’un manque, comme l’exprime le néo-platonicien Plotin dans Les ennéades :

    « Si donc, même ici–bas, les âmes ont la faculté d’arriver au bonheur, il ne faut pas accuser la constitution de l’univers parce que quelques âmes ne sont pas heureuses ; il faut accuser plutôt leur faiblesse qui les empêche de lutter courageusement dans la carrière où des prix sont proposés à la vertu.

    Pourquoi s’étonner que les esprits qui ne se sont pas rendus divins ne jouissent pas de la vie divine ?

    Quant à la pauvreté, aux maladies, elles sont sans importance, pour les bons, et elles sont utiles aux méchants. D’ailleurs, nous sommes nécessairement sujets aux maladies, parce que nous avons un corps.

    Ensuite, tous ces accidents ne sont pas inutiles pour l’ordre et l’existence de l’univers. En effet, quand un être est dissous en ses éléments, la Raison de l’univers s’en sert pour engendrer d’autres êtres (car elle embrasse tout par son action) .

    Ainsi, quand le corps est désorganisé et que l’âme est amollie par ses passions, alors le corps, atteint par la maladie, et l’âme, atteinte par le vice, entrent dans une autre série et dans un autre ordre. Il y a des choses qui profitent à ceux qui les supportent, la pauvreté, par exemple, et la maladie.

    Le vice même contribue à la perfection de l’univers, parce qu’il donne à la justice divine occasion de s’exercer.

    Il sert encore à d’autres fins : il rend les âmes vigilantes, par exemple, il excite l’esprit et l’intelligence à éviter les voies de la perdition; il fait encore connaître le prix de la vertu par la vue des maux qui frappent les méchants.

    Ce n’est pas pour arriver à de telles fins qu’il y a des maux : nous disons seulement que, dès qu’il y a eu des maux, la Divinité s’en est servie pour accomplir son œuvre.

    Or, c’est le propre d’une grande puissance de faire servir à l’accomplissement de son œuvre les maux eux-mêmes, d’employer à produire d’autres formes les choses devenues informes.

    En un mot, il faut admettre que le mal n’est qu’un défaut de bien (ἔλλειψις τοῦ ἀγαθοῦ).

    Or, il y a nécessairement défaut de bien dans les êtres d’ici-bas, parce que le bien s’y trouve allié à autre chose : car cette chose à laquelle le bien se trouve allié diffère du bien et produit ainsi le défaut de bien.

    C’est pourquoi, « il est impossible que le mal soit détruit », parce que les choses sont inférieures les unes aux autres relativement à la nature du Bien absolu, et que, se trouvant différentes du Bien dont elles tiennent leur existence, elles sont devenues ce qu’elles sont en s’éloignant de leur principe. »

    Exactement dans le même esprit, voici comment Augustin, dans Les confessions, décrit l’union avec Dieu comme « unique félicité des êtres intelligents » :

    « L’esprit de l’ange, l’âme de l’homme se sont dissipés dans leur chute comme l’eau qui s’écoule, et ils ont signalé l’abîme ténébreux où serait ensevelie toute créature spirituelle, si vous n’eussiez dit au commencement: « Que la lumière soit! » ralliant à vous l’obéissance des esprits habitants de la cité céleste, pour assurer leur paix au sein de votre Esprit qui demeure immuable au-dessus de tout ce qui change.

    Autrement ce ciel du ciel ne serait par lui-même qu’abîme et ténèbres; « et maintenant il est lumière dans le Seigneur ( Ephés. V, 8). »

    Et, en vérité, cette inquiétude malheureuse des intelligences déchues de votre lumière, leur splendide vêtement, et réduites aux haillons de leurs ténèbres, parle assez haut; témoin éloquent de l’excellence où. vous avez élevé cette créature raisonnable, qui ne saurait se suffire : car il ne lui faut rien moins que vous-même pour qu’elle ait sa béatitude et son repos.

    « Vous « êtes, ô mon Dieu, la lumière de nos ténèbres (Ps. XVII, 29), » notre robe de gloire; « et notre nuit rayonne comme le jour à son midi (Ps. CXXXVIII, 12). »

    Oh! donnez-vous à moi, mon Dieu! rendez-vous à moi! Je vous aime; et si mon amour est encore trop faible, rendez-le plus fort.

    Je ne saurais mesurer ce qu’il manque à mon amour; et combien il est au-dessous du degré qu’il doit atteindre, pour que ma vie se précipite dans vos embrassements, et ne s’en détache point qu’elle n’ait disparu tout entière dans les plus secrètes clartés de votre visage (Ps. XXX, 21).

    Tout ce que je sais, c’est que partout ailleurs qu’en vous, hors de moi, comme en moi, je ne trouve que malaise, et toute richesse qui n’est pas mon Dieu, n’est pour moi qu’indigence. »

    Ces lignes témoignent parfaitement de la conception d’Augustin, de son appel irrationnel à la fusion divine.

    Et la conséquence, propre au christianisme désormais, c’est que le mal a donc une importance en tant que telle, dans la mesure où elle relève du bien, en tant qu’elle est faiblesse.

    C’est là la clef de la pensée d’Augustin, en rapport avec son obsession des démons, sa focalisation sur le péché d’Adam, son mépris pour la matière.

    Dans La cité de Dieu contre les païens, il exprime de la manière suivante cette conception qu’on peut qualifier de manichéenne, dans le passage titré :

    « De la beauté de l’univers qui, par l’art de la providence, tire une splendeur nouvelle de l’opposition des contraires. »

    On y voit de manière formelle l’utilité du mal par rapport au bien, formant littéralement une dynamique :

    « En effet, Dieu n’aurait pas créé un seul ange, que dis-je? un seul homme dont il aurait prévu la corruption , s’il n’avait su en même temps comment il ferait tourner ce mal à l’avantage des justes et relèverait la beauté de l’univers par l’opposition des contraires, comme on embellit un poème par les antithèses.

    C’est, en effet, une des plus brillantes parures du discours que l’antithèse, et si ce mot n’est pas encore passé dans la langue latine, la figure elle-même, je veux dire l’opposition ou le contraste, n’en fait pas moins l’ornement de cette langue ou plutôt de toutes les langues du monde (Comp. Quintilien, Instit. , lib. IX, cap. I, § 81.).

    Saint Paul s’en est servi dans ce bel endroit de la seconde épître aux Corinthiens: « Nous agissons en toutes choses comme de fidèles serviteurs de Dieu,… par les armes de justice pour combattre à droite et à gauche, parmi la gloire et l’infamie, parmi les calomnies et les louanges, semblables à des séducteurs et sincères, à des inconnus et connus de tous, toujours près de subir la mort et toujours vivants, sans cesse frappés, mais non exterminés , tristes et toujours dans la joie,  pauvres et enrichissant nos frères, n’ayant rien et possédant tout » (II Cor. VI, 4, 7, 9 et 10 .).

    Comme l’opposition de ces contraires fait ici la beauté du langage, de même la beauté du monde résulte d’une opposition, mais l’éloquence n’est plus seulement dans les mots, elle est dans les choses. C’est ce qui est clairement exprimé dans ce passage de l’Ecclésiastique : « Le bien est contraire au mal, et la mort à la vie ainsi le pécheur à l’homme pieux; regarde toutes les oeuvres du Très-Haut : elles vont ainsi deux à deux, et l’une contraire à l’autre » (Eccli. XXXIII, I, 15). »

    Pour faire le bien, il faut se porter toute son attention, jusqu’au fanatisme, vers le mal. La substance du christianisme était ici façonné.

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