Les jeux d’enfants

Le tableau Les jeux d’enfants, de 116 cm sur 161 cm, est connu pour sa virtuosité. Bruegel a su y placer 230 enfants, 137 garçons et 93 filles précisément, qui jouent à au moins 83 jeux différents. C’est une petite encyclopédie, à l’instar des Proverbes flamands.

Des enfants jouent à la poupée, un autre joue à la toupie. Certains jouent à la queue du diable : le dernier d’une file chercher à attraper le premier. Un enfant est sur des échasses ; d’autres jouent à saute-mouton. On fait souffler de l’air dans une vessie de cochon pour en faire un ballon ou pour s’aider à nager ; on lance une noix sur un assemblage de noix pour les faire tomber.

Deux enfants tirent chacun sur une corde, eux-mêmes à cheval sur un autre enfant. Deux autres se bagarrent et une adulte va les arroser d’eau.

On joue aux boules ou au jeu de quilles ; on cherche à marcher sur un mur à partir d’une porte penchée d’une cave. On lance des petites pièces le plus près possible d’un mur.

On imite la sage-femme et la procession qui porte un enfant à baptiser ; on fait rouler un cerceau devant soi. On cherche à attraper une chaussure tenue au bout d’un bâton ; on doit deviner le pile ou le face d’une pièce. On grimpe aux arbres ; on monte un cheval bricolé avec un balai.

Avec une sorte de pistolet à eau, on tire sur un oiseau, on joue avec un autre – on retrouve la violence sur les animaux, comme régulièrement chez Bruegel. On porte des masques ; on escalade ; on fait des acrobaties. On court à travers d’autres enfants assis donnant des coups de pied. On imite un mariage.

On fait des bulles de savon ; on joue aux osselets. On joue de la flûte et on tape sur un tambour ; on joue à cheval-fondu ; on joue au jeu de puces. On se tire les cheveux ; on joue aux billes. On se pousse pour devenir « le roi de la colline » ; on manie le hochet.

Il y a une petite fille qui gratte une brique rouge : elle fait du pigment, qu’elle va vendre en tant que marchande. C’est utile au peintre, et c’est juste en dessous qu’on trouve la signature : BRUEGEL 1560.

L’œuvre est festive, terriblement plaisante, il y a quelque chose de génial. On est emporté par le mouvement général. C’est un chef-d’œuvre du réalisme.

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Les Proverbes flamands

Les Proverbes flamands sont dans l’esprit du Pays de Cocagne, mais cette fois on retrouve la dimension érudite propre au meilleur du moyen-âge, avec un esprit cocasse-intelligent propre aux villes s’extirpant du moyen-âge justement.

Il existe un débat approfondi pour savoir combien de proverbes on trouve sur ce panneau de 117 cm sur 163,5 cm. Il y en a au moins 85 très vraisemblablement, et peut-être autour de 118. 

L’œuvre est considérée comme surtout une représentation de l’éparpillement psychologique de l’humanité, son délire permanent. Elle est est rapprochée à ce titre d’une œuvre d’Érasme paru en latin en 1511, Éloge de la folie, et d’une œuvre de Sébastien Brant, La Nef des fous, paru en allemand en 1494.

Elle a également comme titre original Le manteau bleu (en référence au proverbe d’une femme mettant un manteau bleu à son mari, c’est-à-dire le trompant) et fut également appelé Le monde à l’envers.

Car en fait, si on prend les choses dialectiquement, le monde est à l’envers, car les expressions sont représentées au pied de la lettre, ce qui n’a pas de sens. La folie est à rechercher ici, et non pas simplement dans le caractère « populaire » de ce qui est représenté.

Si Bruegel appelle à corriger les mœurs du peuple, c’est parce qu’il reconnaît le peuple.

Voici un découpage des proverbes qu’on peut trouver sur wikipédia.

Voici la liste des proverbes correspondants.

1 Lier le diable au coussin (Les femmes sont plus malignes que le diable)

2 Un mordeur de pilier (Être un faux dévot)

3 Porter l’eau d’une main et le feu de l’autre (Cancaner ; ou bien : Faire le mal d’un côté et le réparer de l’autre)

4 Se cogner la tête contre le mur / Une chaussure à un pied, et l’autre nu (L’équilibre est primordial)

5 Il faut tondre les moutons selon la laine qu’ils ont (Pas à n’importe quel prix)

Tonds-la, ne l’écorche pas (Vas-y doucement)

5 / 6 L’un tond le mouton, l’autre la truie (L’un a tous les avantages, l’autre aucun)

7 Doux comme un agneau (Être très docile)

8 Elle vêt son mari d’une cape bleue (Elle trompe son mari )

9 Combler le puits quand le veau s’est déjà noyé (Ne réagir qu’après la catastrophe)

10 Jeter des roses (perles) aux cochons (Gaspiller son argent pour quelque chose d’inutile)

11 II faut se courber pour réussir dans le monde (Pour réussir, il faut faire des sacrifices)

12 Il tient le monde sur son pouce (Tout faire à sa volonté)

13 Tirer pour obtenir le plus gros morceau (Toujours vouloir la plus grosse part)

14 Qui a renversé sa bouillie, ne peut la ramasser en entier (Les dégâts ne peuvent être complètement réparés )

15 L’amour est du côté où pend la bourse (L’amour est à vendre)

16 Une houe sans manche (Une chose inutile)

17 Peiner à aller d’un pain à un autre (Ne pas arriver à joindre les deux bouts)

18 Chercher la hachette (Inventer une excuse)

Il éclaire avec sa lanterne (Mettre les choses au clair)

Une grande lanterne et une petite lumière (Beaucoup de paroles, mais qui ont peu de sens)

Avec une lanterne pour chercher (Difficile à trouver)

18 Une hache avec un manche (Le manche et la cognée (la chose complète)

19 Le hareng ne se frit pas ici (Ce n’est pas comme il devrait)

Frire tout le hareng pour consommer les œufs (Faire beaucoup pour obtenir peu)

19 Se mettre un couvercle sur la tête (Finir par prendre une responsabilité )

19 La hareng est pendu par ses ouïes (Vous devez assumer la responsabilité de vos actes)

Il y a plus qu’un hareng vide dans tout cela (Il y a des choses cachées)

19 Que peut la fumée contre le fer ? (Il ne faut pas essayer de changer ce qui ne peut l’être)

20 La truie tire la bonde (La négligence mène au désastre)

21 Attacher un grelot au chat (Entreprendre quelque chose publiquement)

22 Être armé jusqu’aux dents (Être lourdement armé)

Mordre le fer (Être furieux)

23 L’une enroule sur la quenouille ce que l’autre a filé (Commérage)

24 Le cochon est saigné par la panse (Par une puissante action, le terrain a été dégagé, 2: Tout est préparé, la partie est engagée, le cas est prévu)

25 Deux chiens sur un os ne peuvent s’accorder (Argumenter sur une seule chose)

26 Faire une barbe de lin à Dieu (Hypocrites)

entre 26 et 27 Se tenir dans sa propre lumière (Être fier de soi)

Personne ne cherche des gens dans le four, s’il n’y a été lui-même (Imaginer la faiblesse chez les autres, est un signe de sa propre faiblesse)

27 Ramasser l’œuf de la poule et pas celui de l’oie (Faire le mauvais choix)

28 Vouloir bailler comme un four (Tenter ce qui ne peut être accompli)

29 Tomber en défonçant le panier (Montrer sa déception)

Être suspendu entre ciel et terre (Se trouver dans une situation embarrassante)

30 Trouver un chien dans la marmite (Arriver trop tard quand tout a été mangé)

30 S’asseoir entre deux chaises dans les cendres (Rester dans l’indécision)

31 Les ciseaux pendent là (Il ne doit pas avoir confiance)

31 Ronger un seul os (S’obstiner longtemps en vain)

32 Le tâteur de poules (Quelqu’un qui se soucie des œufs non comptabilisés)

33 Porter la lumière du jour dans un panier (Perdre son temps)

34 Allumer une bougie pour le diable (Flatter tout le monde sans discernement)

35 Se confesser au diable (Révéler ses secrets à son ennemi)

35 Un souffleur dans l’oreille (Un mauvais orateur)

36 À qui sert un beau plat s’il n’y a rien dedans ?

36 La cigogne reçoit le renard (allusion à la fable d’Ésope)

36 C’est marqué à la craie (Cela ne pourra pas être oublié)

36 Une cuillerée d’écume (Vendre du vent)

36 Pisser sur la broche (Insulter à mort)

38 On ne peut pas tourner la broche avec lui (On ne peut pas raisonner avec lui)

38 Être sur des charbons ardents

39 Attacher chaque hareng par ses propres ouïes (II faut payer de sa propre bourse)

39 Le monde à l’envers

40 Chier sur le monde (Se moquer de tout)

41 Regarder les cartes

41 Se tenir par le nez (Avoir quelqu’un dans le nez)

42 Les dés sont jetés

42 Cela dépend de la manière dont tombent les cartes (Le hasard)

42 Laisse au moins un œuf dans le nid (Sois discret)

43 Œil pour œil dent pour dent

43 Avoir la peau épaisse derrière les oreilles (Être un fourbe fieffé),

43 Parler par deux bouches (Être mauvaise langue)

43 Le pot de chambre est dehors (On ne peut pas cacher une activité honteuse)

43 Pisser à la lune (Vouloir l’impossible)

44 Faire la barbe au fou sans savon (Profiter de la sottise d’autrui)

45 Pêcher derrière le filet des autres (Se contenter des restes)

46 Les gros poissons mangent les petits

47 Enrager parce que le soleil se reflète dans l’eau (Entre envieux)

48 Nager contre-courant

48 Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse

48 Dans le cuir d’autrui on taille de belles courroies (Être généreux avec le bien des autres)

49 Attraper l’anguille par la queue

50 Regarder à travers ses doigts (Laisser dire)

51 Le couteau est accroché (il s’agit d’un symbole de défi)

52 Rester les sabots aux pieds (Attendre inutilement)

53 Il y a un trou dans son toit (Avoir la tête fêlée)

53 Un vieux toit a toujours besoin de réparations

53 II y a des lattes sur le toit (les murs ont des oreilles)

54 Tirer une flèche après l’autre (Ne pas être récompensé de ses efforts)

55 Deux fous sous le même manteau (Combiner deux sottises en même temps)

55 Pousse hors de la fenêtre (Ne pas pouvoir se cacher)

56 Jouer de la musique sous le carcan (Ne pas se rendre compte de ses propres ridicules)

57 Tomber du bœuf sur l’âne (Passer du coq à l’âne)

58 Se frotter le derrière contre la porte (Manquer de reconnaissance)

58 Le mendiant n’aime pas qu’un autre mendiant s’arrête à la même porte

58 Réussir à voir à travers une planche de chêne pourvu qu’il y ait un trou dedans

59 Être suspendu comme chiottes sur un fossé

59 Deux qui chient par le même trou (Faire de nécessité vertu)

60 Jeter l’argent dans l’eau (Jeter l’argent par la fenêtre)

60 Un mur fendu est vite abattu

61 II pend sa tunique à la barrière (Jeter son froc aux orties)

62 II regarde danser les ours (II est affamé)

63 Le balai est dehors (Les maris ne sont pas à la maison)

63 Être mariés sous le balai (vivre en concubinage)

64 Les galettes poussent sur le toit (Vivre dans l’abondance)

65 Les porcs errent dans le blé (Tout va de travers)

66 II a le feu au derrière (Être pressé)

67 Tourner son manteau selon le vent (Faire la girouette)

68 Baiser l’anneau (courber l’échine)

69 Rester planté à regarder la cigogne (Laisser échapper la fortune)

69 À son plumage on reconnaît l’oiseau

70 Jeter les plumes au vent (Perdre le fruit de son propre travail)

71 Tuer deux mouches d’un coup (Faire d’une pierre deux coups)

72 Peu importe à qui est la maison qui brûle pourvu qu’on puisse se chauffer aux tisons

73 Traîner une souche (Traîner un boulet)

74 Crottin de cheval n’est pas figue

75 Un aveugle guide les autres

75 La peur fait trotter la vieille (La peur donne des ailes)

76 Le voyage n’est pas fini parce qu’on aperçoit l’église et le clocher (Ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué)

77 Surveiller la voile (Faire attention)

77 Avoir le vent en poupe

78 Pourquoi les oies marchent-elles pieds nus? (Être indifférent à ce qui ne nous regarde pas)

79 Chier sous le gibet (Danser sur un volcan)

79 Les corbeaux volent où est la charogne (Il n’y a pas de fumée sans feu)

L’œuvre, un tour de force, est considérée comme une expérience somme toute anecdotique par les critiques bourgeois de l’art. Si on regarde bien, ils cherchent absolument à ramener cette peinture à une sorte d’amusement d’esprit médiéval.

Or, on a ici une perspective qui vise clairement l’exhaustivité, et cela dans une logique de représentation de la réalité populaire. Il y a donc la qualité comme aspect principal, pas la quantité.

On est au sens strict dans le nexus de la contradiction au sein du moyen-âge, alors que le capitalisme commence à s’élancer à travers les villes et le protestantisme.

On notera également, car lié aux proverbes flamands, Le Paysan et le Voleur de nid, un tableau de 1568, de format 59,3 cm sur 68,3 cm. L’œuvre est beaucoup moins marquante, évidemment. Elle fait référence au proverbe Dije den nest Weet dijen weeten, dijen Roft dij heeten, soit qui connaît l’emplacement du nid en a la connaissance, celui qui le vole en a la propriété.

C’est davantage dans la question du rapport aux animaux que le tableau présente un réel intérêt.

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Le golfe de Naples et le pays de Cocagne

De manière surprenante si on le met en relation avec les autres œuvres,Bruegel peint une bataille navale fictive dans un golfe de Naples très librement interprété. Le thème n’est pas religieux, on est dans le pittoresque et il y a même le volcan en éruption.

Pourquoi alors cette peinture ? L’arrière-plan de la Bataille navale dans le golfe de Naples est la visite de l’Italien avec le cartographe Abraham Ortelius.

Ce dernier, né et mort à Anvers, est l’auteur du premier atlas, publié en 1570 : le Theatrum Orbis Terrarum (Théâtre du Globe Terrestre), un ouvrage dont le succès fut retentissant.

Abraham Ortelius était bien entendu un proche du Flamand Gérard Mercator.

On remarquera comment Bruegel réussit de manière brillante à exprimer le mouvement, en particulier avec les vagues. Et on comprend bien qu’on n’a nullement ici affaire à un Bruegel « paysan ».

La différence avec Le Pays de Cocagne est d’autant plus soutenue. Cette peinture est également petite (environ 50 sur 70, comme pour la représentation de la bataille navale).

L’expression « Pays de Cocagne » désigne un pays imaginaire, où on peut satisfaire tous ses désirs en toute paresse. Elle apparaît au 13e siècle, dans l’itinérance d’ecclésiastiques défroqués ou des étudiants vagabonds, avec des chants et des poèmes notamment rassemblés en Allemagne dans l’œuvre appelée Carmina Burana.

On n’est pas non plus ici dans une référence religieuse, mais la référence critique est très claire, puisque les personnages représentés ne sont pas du tout des modèles à suivre. Ils sont passifs, leur démarche est grossière.

On notera les références flamandes : des galettes « poussent sur le toit » à gauche (ce qui veut dire « vive dans l’abondance »), et le cochon a un couteau sur la panse (« le cochon est saigné par la panse » voulant dire que par un coup marquant, la voie est libre).

Le rapport aux animaux morts est très étrange, correspondant à l’expression de la contradiction avec les animaux. Il y a un couteau dans l’œuf, mais des pattes en sortent également, ce qui souligne l’affrontement entre la destruction d’un œuf portant la vie à la base.

Il y a également de nombreux animaux morts, censés montrer la richesse alimentaire à une époque difficile, mais donnant une dimension sordide.

On notera l’homme attendant qu’une goutte lui tombe dans la bouche depuis la cruche, expression de paresse, en contradiction avec l’ouvrage et le papier à côté de lui : c’est un étudiant.

Auprès de lui, on a un chevalier (avec son page) et un paysan, tous deux avec leur arme ou leur outil à côté. Il y a également un quatrième homme, tout à droite, qui va les rejoindre : il a traversé tout une bouillie pour arriver, comme le dit le mythe, enfin au pays de cocagne.

On notera que la barrière au fond est faite de… saucisses, et que le cactus est fait… de pain.

Le fait d’avoir un cactus est d’ailleurs d’importance : la peinture date de 1567 et la chute de l’empire aztèque date de 1521. En quelque décennies, le cactus est déjà présent sur « le vieux continent ».

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La Prédication de saint Jean-Baptiste

Avec La Prédication de saint Jean-Baptiste, on est dans une démarche résolument protestante chez Bruegel. Il y a déjà une allusion : on est dans la forêt, la ville est au loin. Autrement dit, on est en-dehors de la juridiction du pouvoir, et justement aux Pays-Bas, les protestants se réunissaient dans la forêt.

On a ensuite surtout Jean-Baptiste, qui annonce le Christ (ce qui est conté par Matthieu et Luc), et cette insistance sur le Christ de la part d’un peintre ne représentant jamais Marie est claire quant à son contenu.

Jean-Baptiste n’est d’ailleurs lui-même qu’un parmi d’autres, dans l’esprit protestant de la communauté religieuse organisée où chacun en vaut un autre.

Jésus est d’ailleurs présent, et autour de lui on a de nombreuses personnes regroupées.

C’est bien sûr une allusion aux protestants, qui s’unissent autour de Jésus, ayant compris son message.

Le reste de la foule est plus dispersée, plus désorganisée, elle observe mais elle n’exprime pas la même crainte, le même esprit de rassemblement.

Cela montre ce qui reste à effectuer niveau prêche, niveau éducation.

Et on a dans la foule des surprises justement. On trouve un pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, des asiatiques dont un diseur de bonne aventure lisant dans une main…

On a également un Turc, des Juifs… Des valides, des infirmes, des nobles et des paysans, des villageois et des soldats… On devine facilement que pour ceux en hauteur, leurs privilèges les éloignent du message du Christ.

Le propos suivant est raconté par Matthieu :

21 Jésus lui dit: Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Puis viens, et suis-moi.

22 Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste; car il avait de grands biens.

23 Jésus dit à ses disciples: Je vous le dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux.

24 Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

On notera que le tableau date de 1556, année où Philippe II d’Espagne tenta particulièrement de réprimer le protestantisme aux Pays-Bas. Il s’ensuivit une transformation des sermons dans les forêts en opérations visant des centaines d’églises, avec la destruction de leur iconographie considérée comme un culte idolâtre et irrationnel.

C’est le début du processus qui va amener une vaste révolte nationale néerlandaise, qui échouera cependant dans une partie du pays. À la suite de la guerre de quatre-vingts ans, les sept provinces du Nord donneront les Pays-Bas, le reste formera la Belgique, mais également le Luxembourg, et ce qui est le Nord-Pas-de-Calais en France.

Enfin comme on le sait, Jésus s’est également fait baptiser dans l’eau par Jean. On lit dans Luc :

16 Il répondit à tous : Moi je vous baptise dans l’eau. Mais quelqu’un va venir, qui est plus puissant que moi. Je ne suis même pas digne de dénouer la lanière de ses sandales. Lui, il vous baptisera dans le Saint-Esprit et le feu. 

17 Il tient en main sa pelle à vanner, pour nettoyer son aire de battage, et il amassera le blé dans son grenier. Quant à la bale, il la brûlera dans un feu qui ne s’éteindra pas.

18 Jean adressait encore beaucoup d’autres recommandations au peuple et lui annonçait la Bonne Nouvelle de évangile.

19 Mais il reprocha au gouverneur Hérode d’avoir épousé Hérodiade, la femme de son demi-frère, et d’avoir commis beaucoup d’autres méfaits. 20 Hérode ajouta encore à tous ses crimes celui de faire emprisonner Jean.

21 Tout le peuple venait se faire baptiser, et Jésus fut aussi baptisé. Or, pendant qu’il priait, le ciel s’ouvrit 

22 et le Saint-Esprit descendit sur lui, sous une forme corporelle, comme une colombe.

Une voix retentit alors du ciel : Tu es mon Fils bien-aimé, tu fais toute ma joie.

Or, si on regarde bien, dans le tableau, on a un baptême. La boucle est bouclée.

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Paysage fluvial avec la parabole du semeur

On trouve dans les propos des évangélistes Matthieu, Marc et Luc la parabole du semeur. Chez Matthieu, cela donne la chose suivante :

« Voici, disait-il, que le semeur est sorti pour semer. Et comme il semait, des grains sont tombés au bord du chemin, et les oiseaux, étant venus, ont tout mangé.

D’autres sont tombés sur des endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre, et aussitôt ils ont levé, parce qu’ils n’avaient pas de profondeur de terre: mais, le soleil s’étant levé, ils ont été brûlés, et faute de racines, ils se sont desséchés.

D’autres sont tombés sur les épines, et les épines ont monté et les ont étouffés. Mais d’autres sont tombés sur de la bonne terre, et ils ont donné du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. Entende, qui a des oreilles ! »

Puis s’ensuit l’explication qu’écouter le message du Christ est une chose, être capable de l’assumer en est une autre. Il faut pour cela que le terrain soit fertile. Lorsque c’est le cas, alors cela donne de très nombreuses bonnes choses, toujours plus. Sinon, on chute.

La peinture de Bruegel s’appuie sur cet arrière-plan. De manière peu surprenante, les critiques bourgeois considèrent que c’est une simple illustration.

En réalité, la dimension protestante est flagrante si on suit la contradiction présente. Vous avez à gauche un semeur dont la terre est stérile. Il vit de manière isolée, dans l’obscurité quasiment.

Plus bas, la terre semble riche, là où est l’église. Et sur l’autre rive, il y a un attroupement, on devine Jésus lorsqu’il raconte sa parabole. Il y a un effet une barque et Jésus prend une barque pour parler à tout le monde. On trouve à côté une petite ville.

Cette peinture montre la contradiction entre la ville et la campagne, elle témoigne du dépassement du moyen-âge, elle exprime le triomphe de la communauté organisée, protestante, sur l’éparpillement.

Le contraste est également saisissant entre la dimension naturelle, calme, agréable de la forêt à gauche, d’un esprit très germanique, dans l’esprit de ce qui sera le romantisme allemand ensuite… et le caractère inquiétant, surréel des montagnes nimbé de lumières occupant de manière sèche, aride, tout l’espace en haut à droite de l’image.

C’est un paradoxe qui est utilisé pour renforcer le caractère unifié de la peinture. La clef est d’ailleurs le soleil qui ressort d’un flou général, vers la gauche du tableau, en haut. On est au début ou à la fin de la journée, tout reste à faire ou tout a été fait.

Il y a, de fait, dans cette atmosphère suspendue, un calme tellement agréable, qu’il est typique de l’esprit national néerlandais.

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La moisson

Peinture de 1665, de 162 cm sur 119, La moisson est une œuvre d’un profond réalisme.

Bruegel est ici le témoin du travail et des travailleurs, du rapport à la Nature. On a un portrait de l’humanité à un moment de son existence.

Ce qui est marquant, c’est bien entendu déjà la vue d’ensemble. On a un panorama, qui n’est pas un prétexte, mais présenté en lui-même. C’est révolutionnaire alors. Et la composition est mise en place en s’alignant sur la dimension typique.

Regardons l’arrière-plan, qui s’ouvre à nous. C’est une affirmation nationale des Pays-Bas que nous avons ici. Des maisons avec des gens s’amusant non loin, l’ouverture à la mer, l’église à l’arrière-plan… Un espace plat et organisé, rien d’abrupt et aucune cassure dans le paysage… Il y a ici toute une psychologie nationale.

L’importance du jeu se retrouve régulièrement chez Bruegel, ce qui est normal pour deux raisons : d’une part, c’est un trait populaire, ensuite les Pays-Bas ont développé de manière massive les jeux, ce qui reflète là aussi la nouvelle humanité qui a bien davantage les moyens d’agir.

On n’est plus dans la survie, mais dans un développement réel de la société.

Il y a les moyens d’occuper son temps, non seulement matériellement mais également intellectuellement, car on a acquis des connaissances, on se libère de la logique médiévale et catholique, on est dans une société en plein développement.

Bruegel est, ce sens, le peintre du peuple naissance, des nations qui se mettent en place.

Portons un œil avisé sur ce qui se déroule dans cette partie où des gens se sont rassemblés. Il y a déjà un plan d’eau. Des moines s’y baignent. Qu’on ne vienne pas parler d’un Bruegel catholique alors qu’il montre des moines dans une telle situation. On est ici dans la nature, dans le corps, dans l’amusement, le fait de se prélasser… le contraire précisément de la doctrine catholique et des mœurs des moines.

A côté, on a une ferme et des enfants lançant des bâtons sur un coq. Toute la cruauté du rapport aux animaux est ici exposé de manière brute.

Un trait subtile est la partie à droite, avec une église, qu’on devine dans un endroit à la fois plutôt sauvage et en même temps plutôt idyllique, on ne sait trop. Si la partie gauche était des Pays-Bas, au sens strict, et pourrait aller avec la Belgique ensuite, celle à droite est pour le coup véritablement néerlandaise, bien ancrée dans les traditions germaniques. Cela préfigure le romantisme allemand.

Mais regardons la dimension littéralement géniale de la composition sur le plan dialectique. Il y a en effet deux parties, justement en liaison avec les arrières-plans.

Sur la droite, justement en adéquation avec l’église qu’on ne voit pas, on a le repos. Les travailleurs se reposent, les champs ont déjà été travaillés.

Dans la partie droite, tout est à la fois vide et rempli, les choses se regroupent par blocs, les espaces vides renforcent ces blocs.

Dans la partie gauche, on est dans des espaces remplis… mais vides. Et le travail prédomine.

Pour la petite liaison, alors qu’un arbre sépare les deux parties, on un a paysan qui travaille à droite, et un paysan qui dort, à gauche.

C’est là qu’on s’aperçoit que l’ouverture sur la gauche, en profondeur, agit dialectiquement de manière formidable avec le reste. La partie « repos » est appuyée par la partie travail au sens strict, elle-même adossée à l’arrière-plan.

C’est à la fois simple et très impressionnant.

L’attention portée par Bruegel au typique montre qu’il aimait les gens, qu’il respectait leur travail, qu’il en voyait le sens réel.

C’est la raison pour laquelle on a imaginé un Bruegel « paysan », afin de neutraliser la figure éminente du réalisme qu’il représente.

On a des choses typiques dans des situations typiques. Les attitudes, les postures, les gestes, les habits… c’est un portrait.

Ce qui est également à noter, c’est la dimension simple des visages. C’est un choix, par ailleurs typique de la dimension populaire des Pays-Bas. Chacun s’insère dans l’ensemble, on est dans la vie collective.

C’est un parti-pris, où l’ensemble prime sur le particulier. Le peintre a voulu exprimer le contenu des psychologies, plutôt que de montrer formellement le visage de l’un ou de l’autre.

Il faudra attendre la bourgeoisie, bien ancrée, installée, avec des figures marquantes, pour que les Pays-Bas développent une peinture où les visages sont personnels, directement authentiques.

Bruegel est d’autant plus un peintre exprimant le peuple.

Un dernier à souligner est bien entendu la présence des vaches. Elles servent comme animaux de traits, ou bien paissent. Elles ne sont que des éléments secondaires du tableau.

Et pourtant, vu du 21e siècle, on sait comment, en réalité, l’utilisation massive des animaux, dans des conditions qui ont été celles qu’on connaît (et encore jusqu’à aujourd’hui), a un rôle historique de la plus haute importance.

C’est en ce sens que cette peinture comme portrait de son époque, d’une humanité dans la contradiction villes-campagnes, atteint une limite, qui en elle-même pose son propre renversement.

La question animale est révolutionnaire en soi à travers cette peinture, avec la ferme, les coqs et les vaches.

La moisson est une œuvre admirable du réalisme, un chef-d’œuvre immense.

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Le Combat de Carnaval et Carême

Nous sommes en 1559 et Bruegel peint Le Combat de Carnaval et Carême, une toile de 118 cm sur 164,5 cm, un chef-d’œuvre de dialectique, de liaison entre l’universel et le particulier, de reconnaissance de la dignité du réel.

On retrouve pas moins de 200 personnages dans le tableau, qui peuplent un affrontement symbolique, celui du Mardi gras, avec la fête qui annonce la rentrée dans le Carême de quarante jours. C’est le carnaval, autrefois appelé Carême-prenant.

À gauche, on a l’auberge, et devant elle le prince carnaval se tient sur un tonneau. Cette caricature de chevalier tient à la main, en guise d’épée, une broche à rôtisserie, traversant des viandes. Il est gros. À droite, on a l’église, et madame Carême se tient justement sur une chaise d’église. Elle tient une longue pelle à pain, sur laquelle se trouvent deux poissons. Elle est maigre.

La confrontation dialectique est évidente. Et ce n’est pas un dualisme, car le tableau est pétri dans la démarche idéologique de l’époque, qui façonne et se façonne dans le protestantisme. Il y a ainsi une liaison interne entre les « deux combattants ».

Le gros « chevalier » est accompagné d’adultes, dont le manque de sérieux dans la démarche est frappant. On est dans la fête sans considération pour le lendemain. Ce sont par contre des enfants, symbole d’innocence et d’avenir, qui sont auprès de madame carême.

Et tout un environnement est construit autour des deux personnages. Dans la partie du carnaval, c’est la joie et la nourriture est omniprésente ; il y a des déguisements et de l’agitation. Dans la partie du carême, le sérieux et la gravité prédominent.

Pour renforcer l’affrontement dialectique, ce contraste se déroule de manière double. Il a lieu au premier plan, d’une part, mais également à l’arrière-plan, d’autre part.

Ce n’est pas tout et c’est là où les choses se compliquent avec Bruegel. Chaque espace est occupé par différents intervenants, au sens où chacun a un rôle bien déterminé et s’insère dans une action concrète. Cette action est typique de l’époque, de la société de l’époque.

Seulement voilà : elle se pose en interaction avec celui qui regarde le tableau. Cela implique qu’un tel foisonnement vise à avoir un impact sur l’intellect de l’observateur, cela exige de lui un effort d’observation et de compréhension.

De notre point de vue, où l’on attend une certaine clarté, cela apparaît comme beaucoup trop chargé. Cela fait exactement le même effet qu’un ouvrage du 16e siècle à un Français du siècle d’après.

C’est qu’il y a chez Bruegel deux niveaux : le général et le particulier, et les deux s’équilibrent. D’un côté, il y a le foisonnement particulier, bruyant et brouillon, du moyen-âge. De l’autre, une vue d’ensemble, le dépassement rationnel du moyen-âge.

On trouve exactement la même chose chez Cervantès avec Don Quichotte (1605), avec le théâtre de Shakespeare (1564-1616), avec les Essais de Montaigne (1580), ainsi que dans la Divine Comédie de Dante, qui date quant à elle du début du 14e siècle.

Bruegel est ainsi un peintre majeur, car il témoigne de la capacité à formuler une peinture complète par le dépassement des éléments séparés. Naturellement, le souci est qu’il s’arrache au foisonnement médiéval, ce qui ne facilite pas la compréhension.

Un excellent exemple de cela est ce qui se déroule à l’arrière-plan.

Il y a tout au fond un bûcher, autour duquel sont amassés des villageois. C’est une référence aux bûchers de la Saint-Jean, un prolongement culturel de la fête païenne du solstice d’été. À gauche du bûcher, on a trois personnages en pleine lumière, ce qui est une référence aux rois mages. La porte est d’ailleurs ouverte : ils viennent rendre visite.

Le petit cortège qui vient vers le centre du tableau est constitué de lépreux, dont la procession avait traditionnellement lieu le second lundi de janvier. Une femme verse d’ailleurs de l’eau à l’un d’eux, alors que juste à côté un enfant boit sur un tonneau… Il fête son élection comme roi des enfants du carnaval, qui a eu lieu le jeudi avant le mardi du carnaval.

Tout cela est savamment construit, c’est très intéressant. Cependant, il faut une certaine attention et une certaine érudition pour bien appréhender cela, en plus même d’être simplement du pays à l’époque de Bruegel. Ce qui sauve pourtant la démarche de Bruegel, c’est la charge populaire.

C’est le peuple qui est montré dans sa réalité, dans son travail, ses joies et ses peines. Bruegel exprime, en ce sens, la charge démocratique des villes naissantes du capitalisme, la charge démocratique du protestantisme qui reconnaît une valeur en soi à chacun.

Les charges populaires et religieuses se mélangent d’ailleurs de manière très nette. Une procession sort de l’église, à la fin de la messe de Pâques, avec des gens drapés de noir, mais celui sur le rebord de la fenêtre regarde ailleurs et la femme qui repeint la maison ne se retourne pas. Une femme femme est pareillement très prise devant la porte de la même maison. C’est en fait le grand ménage de printemps.

Cela ne dérange pas non plus les deux groupes de trois personnes s’activant à des jeux devant l’église. Il y a le peuple, qui est une chose, l’église qui en est une autre. Les deux se confondent – c’est là l’arrière-plan historique du protestantisme.

Mais le protestantisme n’a pas encore gagné, et dans cet entre-deux Bruegel prend une posture associant le peuple et la religion, avec ingéniosité. Plus il ajoute, plus il renforce l’ensemble, et l’ensemble forme une ossature à toutes les petites scènes. C’est cela, la peinture de Bruegel.

Il y a d’innombrables débats du côté des historiens et des critiques d’art pour savoir s’il y avait une critique du peuple ou de la religion dans l’approche de Bruegel. C’est là une conception bourgeoise qui ne comprend pas le contexte historique.

Il est évident que Bruegel ne peut arriver à présenter tant le peuple que la religion que parce qu’il s’identifie à l’un et à l’autre. Et cela correspond à l’exigence protestante pour qui le peuple et la religion ne sont qu’une seule et même chose, tout comme la morale religieuse et l’État ne doivent être qu’une seule chose, la société elle-même.

Si l’on porte son attention sur le côté droit du tableau, de manière subtile, on a une ligne formée par les gens sortant de l’église, établissant un prolongement de celle-ci et permettant une cohérence dans l’organisation spatiale.

On a uniquement des femmes et elles tiennent toutes des rameaux. C’est une référence au dimanche qui précède Pâques, où l’on fête l’entrée de Jésus à Jérusalem, qui sera suivi de la Passion du Christ et de sa résurrection justement célébrée à Pâques.

Dans l’église justement, en référence à la période de la semaine sainte où on fait pénitence en raison de la Passion, les statuettes sont recouvertes d’un voile, alors qu’on peut voir au sol ce qui semble être des reliques sorties pour l’occasion.

On peut également voir un prêtre qui s’adresse à plusieurs personnes, d’un air contrit et inspiré en même temps.

À l’entrée, on a deux personnes laïques liées à l’église, en charge de la bonne tenue de ce qui se passe, sans doute avec une relique sur la table à gauche, ou de la vente de chapelets.

C’est une scène très vivante, où l’esprit est représenté de manière concrète, parlante. La dimension typique est réussie.

De manière notable, les femmes qui portent des rameaux, les enfants devant eux et madame Carême ont une croix sur le front, faite de cendres. On trace cette croix le mercredi du Carême, dit le mercredi des cendres, au lendemain du carnaval. C’est le premier des quarante jours de pénitence.

Il y a une contradiction entre les cendres et les rameaux, marquant le début et la fin d’une période, mais il faut savoir que les cendres sont faites avec les rameaux de l’année précédente.

Et que peut-on voir justement tout en haut du tableau ? Que, à gauche, les arbres pour beaucoup masqués, sont secs, alors qu’à droite ils sont verts.

On a ici une dialectique de la vie et de la mort, à travers le Christ permettant la résurrection. C’est pour cela que le défilé des rameaux débouche sur des scènes de charité. Les misérables interpellent ceux qui se portent bien et il leur est donné (suivant le principe « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. Car quiconque demande reçoit, celui qui cherche trouve, et l’on ouvre à celui qui frappe. »).

Pour contrebalancer cette dimension dramatique, dans l’auberge exactement de l’autre côté, on a trois scènes cocasses. On parle de gens qui devraient justement voir les scènes de charité, mais ils ne le peuvent pas.

Un couple s’embrasse, les yeux dans les yeux, un enfant est trop petit pour voir par la fenêtre. Au milieu d’eux, un homme vomit, se vidant autant que sa cornemuse posé sur le rebord, vidé de son air.

L’humour, les facéties… sont bien quelque chose de populaire et Bruegel les assume entièrement.

D’ailleurs, les enfants célébrant le roi des enfants du carnaval ont quelqu’un juste au-dessus d’eux qui leur vide un seau d’eau… Tout dans les détails de Bruegel a un écho, en fait.

Il y a une virtuosité dialectique qui profite de l’interaction entre le peuple et la religion, par le protestantisme.

Cela est bien entendu incompréhensible pour des gens qui ont une incompréhension fondamentale de ce qu’est le protestantisme, le voyant comme sec, étouffant, obscur, etc.

Le catholicisme a mené ici une propagande absolument titanesque, étant donné qu’il en allait de sa survie.

La peinture de Bruegel est, dans les faits, la meilleure introduction au protestantisme comme émergence de la conscience raisonnée dans les villes, à travers une dimension populaire et en accompagnement du capitalisme qui s’élance.

Mais voyons justement un exemple de la complexité de l’humanité nouvelle qui se développe. Si on observe le tableau, on se doit d’être frappé par la présence massive des formes rondes et rectangulaires.

Il ne s’agit pas ici d’en faite une loi formelle, néanmoins on peut voir qu’il y a un dispositif de ces formes afin d’encadrer et d’harmoniser en même temps la présence de tellement de personnages. Il y a ici un véritable choix synthétique.

Il faut, sur le plan du développement de la société, avoir passé un vrai cap pour être capable de construire une telle chose.

Surtout tout en étant capable de s’attarder aux détails, comme avec ce faux cul-de-jatte. Son corps est bien trop épais par rapport à sa main et ses jambes. Il a en fait savamment replié ses membres, et le singe tapi au fond de la hotte de la femme derrière lui est là pour valider l’hypothèse.

Cette combinaison d’une construction à haut niveau et d’élaborations à bas niveau fait de Bruegel un grand maître, un titan de son époque.

Il porte le nouveau avec subtilité, il présente un mouvement général en respectant le particulier. Et cela n’était possible qu’à travers le protestantisme.

La valorisation du travail des poissonnières, posé en parallèle au carême où il y avait justement cette prescription alimentaire, est de caractère absolument démocratique.

Elle souligne la nature de la charge révolutionnaire que représente le protestantisme, parti de Bohème pour aboutir en Allemagne et ensuite en France, se développant aux Pays-Bas, en Angleterre.

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Bruegel, peintre du peuple des villes

Pieter Bruegel l’Ancien (1525 ? – 1569) est un peintre néerlandais dont certaines œuvres sont extrêmement connues. Il a vécu aux Pays-Bas au moment où le capitalisme s’y développait de manière majeure, les villes faisant craqueler et céder le moyen-âge totalement dépassé.

Pour preuve, le protestantisme se lançait à l’assaut du catholicisme, porté par les meilleures forces vives. Et c’est ce même protestantisme qu’on retrouve comme substance des peintures de Bruegel, avec un jeu de la raison, un appel à la morale, un regard matérialiste, une démarche populaire-urbaine.


La Danse des paysans

Bien entendu, le contexte de la domination espagnole jouait particulièrement, alors qu’on est à la période où le protestantisme s’élance seulement. En apparence, Bruegel est ainsi un bon catholique.

La ville où il habite, Anvers, est la capitale du capitalisme, il y a déjà le protestantisme de présent, avec de nombreuses variantes, mais lui n’en relève officiellement pas : il est catholique.

Il est d’ailleurs enterré dans la même cathédrale où il s’était marié, à Bruxelles. Et il a travaillé pour des notables catholiques, tels Niclaes Jongelick, un collecteur d’impôts, et Antoine Perrenot de Granvelle, un cardinal.

Il est justement, dans cette perspective catholique, présenté, comme un simple paysan, qui a eu l’audace et le génie de peindre la société de son époque, avec un regard naïf et religieusement sincère.

Les Proverbes flamands

La réalité est bien différente. Bruegel a participé en tant qu’apprenti à la constitution d’un retable à Mechelen en 1550/1551, mais il n’a jamais réitéré l’entreprise, se cantonnant dans la peinture d’œuvres destinées à la sphère privée. Et cela malgré le fait que de 1552 à 1554, Bruegel ait voyagé en Italie, et qu’il a donc tout à fait connu les églises catholiques et leur ornementation.

Il n’y a pas seulement un refus de participer à une décoration religieuse qui est typique du protestantisme. Dans ses œuvres, on ne trouve, de la même manière, nulle part de référence à l’Eucharistie, qui est pourtant la clef du dogme catholique.

Il n’y a pas non plus de mise en valeur de la Vierge Marie, autre figure incontournable de toute approche catholique. Quand elle est représentée, elle est tout sauf en gloire. C’est là quelque chose de très important, c’est un marqueur indéniable.

Bruegel s’est, dans les faits, désengagé du catholicisme. Il est ici fort dommage qu’on ne sache pratiquement rien de sa vie privée, car il a nécessairement dû être très difficile pour lui d’agir sans éveiller trop de soupçons ou de confrontations, avec des œuvres clairement engagées en faveur des Pays-Bas contre l’Espagne catholique.

On sait seulement sur lui, grosso modo, que :

« c’était un homme tranquille, sage, et discret ; mais en compagnie, il était amusant et il aimait faire peur aux gens ou à ses apprentis avec des histoires de fantômes et mille autres diableries (…) .

En compagnie de son ami [joaillier à Anvers] Franckert , il aimait aller visiter les paysans, à l’occasion de mariages ou de foires (…).

Il dessinait avec une extraordinaire conviction et maîtrisait particulièrement bien le dessin à la plume ».

(Van Mander 1604, Het Schilder Boeck)

Qui plus est, on ne possède désormais qu’une quarantaine d’œuvres de Bruegel, soit sans doute autour de 1 % de sa production (en comptant les peintures, les dessins, les gravures…), lui qui fut actif à Anvers (avec la maison marchande de l’artiste Hieronymus Cock), puis à Bruxelles à partir de 1563. Il s’éteint dans cette ville en 1569.

Bruegel atteignit une grande renommée de son vivant ; après sa mort, on a notamment l’empereur du Saint-Empire Rodolphe II qui s’intéressa particulièrement à ses œuvres.

Rodolphe II a d’ailleurs récupéré les œuvres de Bruegel possédé par le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, en faisant pression sur son neveu qui avait hérité de lui.

Antoine Perrenot de Granvelle avair été une éminente figure politique européenne, et l’un des plus grand collectionneurs d’art de son temps.

L’intérêt des Habsbourg pour Bruegel ne doit pas surprendre : cette famille impériale appuyait un catholicisme violent, mais leur ligne était vraiment louvoyante selon les empereurs et les nécessités du moment ; qui plus est, chaque empereur avait plus ou moins ses passions et ses lubies, ainsi qu’un goût prononcé pour les arts et les sciences.

Il est d’autant plus dommage de ne pas avoir un aperçu concret des activités de Bruegel (dont voici une représentation du peintre et de l’acheteur).

Ses œuvres, cependant, portent une substance tout à fait claire : celle des Pays-Bas qui se tournent vers le protestantisme à travers les villes du capitalisme, et qui affrontent l’Espagne catholique.

Comme on est ici avant la scission entre les Pays-Bas (s’arrachant à l’Espagne) et la Belgique (qui reste dans le giron catholique), Bruegel porte des valeurs nationales valables pour ces deux nations, avant leur processus de séparation générale.

Si tendanciellement, Bruegel porte bien sûr davantage une charge néerlandaise en raison du protestantisme, de sa dimension positive sur le plan de la lutte des classes, il y a des traits qu’on devine comme belge. C’est qu’on est là dans un vrai nexus historique, un affrontement d’une immense portée, un choc complet entre l’ancien et le nouveau.

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Premier tour des élections législatives de juin-juillet 2024 : une France qui ne veut plus ou une France qui ne peut pas ?

La France est divisée en trois blocs électoraux au soir du premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024. Il y a un bloc conformiste, avec le centre et la droite, et deux blocs à vocation contestataire, maniant un populisme de droite ou bien ou un populisme de gauche.

Tout cela s’affinera avec le second tour, car c’est une configuration politique nouvelle. L’une des thèses à étudier, en fait la thèse à étudier même, est de savoir si il y a une américanisation de la politique française, avec une droite républicaine conservatrice et une gauche démocrate moderniste.

Néanmoins, au-delà de ces considérations, au soir du premier tour, il y a la question plus directe de ce que la situation représente sur le plan de la lutte des classes. On ne saurait le dire à un moment passager, alors qu’une mobilisation électorale va de nouveau se produire.

Cependant, on peut en poser les contours. Ces élections qui font sauter le paysage politique traditionnelle, que représentent-elles ? Une France qui ne veut plus, qui en a assez d’une situation politique sans cohérence, d’institutions en décalage avec elle ?

Ou bien une France qui ne peut pas, qui ne supporte plus un monde moderne au rythme trop rapide, et qui fait une crise de nerfs ?

Dans le premier cas, le passage par le vote pour le Rassemblement National est pour des millions de Français un (horrible) détour dans la recomposition du prolétariat. Il y a eu la corruption par le capitalisme et la société de consommation, mais il y a un début de rupture. Le poids du passé, de la corruption, fait qu’on en passe par là. C’est moche, mais sans réelle gravité, car seulement passager.

Dans le second cas, la situation est hautement régressive. Les gens se rétractent de tout et ne veulent entendre parler de rien. Ils délèguent et exigent qu’on les laisse tranquille.

Bien sûr, dialectiquement les deux interprétations se répondent. Et il y a du positif également dans le fait de vouloir se mettre à l’écart, tout comme il y a du négatif à protester sans perspective aucune à part celle de suivre des démagogues.

Néanmoins, il y a la question de la perspective révolutionnaire qui se joue ici. Stratégiquement, que l’aspect principal soit le premier cas, ou le second, voilà qui est très différent.

Dans le premier, il faut s’attendre à une rupture partielle, dans le second à une rupture générale.

Dans le premier cas, tout va continuer comme avant, mais il va y avoir des secteurs entiers qui vont sortir du cadre, prenant au sérieux la protestation. Cela va faire, disons 10 % de la population qui va s’agiter sans commune mesure avec une majorité suiviste.

Dans le second cas, il va y avoir à un moment une telle passivité que cela va se transformer en cassure.

Dans le premier cas, on a un « mai rampant » à l’italienne, avec une situation de tension prolongée et très dure, ne concernant toutefois qu’une petite minorité des masses. Dans le second cas, on a une explosion à la mai 1968.

Ou encore : dans le premier cas, on a une situation à la chinoise, avec une base faible de contestation cherchant à s’agrandir, le processus s’étalant sur une période assez longue.

Dans le second cas, on a une situation à la russe, avec des mouvements explosifs de rupture (1905, février 1917, octobre 1917).

Il y a là matière à réflexion. Et ce dont on peut être sûr, c’est que comme le dit le mot chinois, « L’arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler ». Il se passe bien quelque chose de profond en France, de très profond.

De trop profond pour être visible, mais qui connaît l’Histoire peut lire un mouvement d’immense amplitude.

Et il est opportun de citer ainsi Lénine sur la « loi fondamentale de la révolution », exposée dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »).

« La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XX° siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements.

Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois.

C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher.

Cette vérité s’exprime autrement en ces termes: la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs).

Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut: premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement. »

On est encore très loin. Mais une chose est certaine : la situation confirme que l’initiative de lancer Crise était juste. Le monde n’est clairement plus le même et Crise est apparue exactement au bon moment pour suivre l’évolution de ce qu’on doit appeler la seconde crise générale du capitalisme.

Il a été vu de manière juste qu’il y aurait crise économique et tendance à la guerre ; l’instabilité politique a été soulignée comme un critère de la crise générale. Voici ce qu’on lit en juillet 2020 dans l’article : 10 critères + 3 pour caractériser la crise générale du mode de production capitaliste.

Le point qui nous intéresse plus directement le 9.

1.L’étalement géographique du mode de production capitaliste se réduit en raison de l’apparition de pays socialistes.

2. Dans les pays capitalistes il y a des tendances à un retour aux formes économiques ré-capitalistes.

3. La division internationale du travail se réduit, le caractère relativement unifié de la production au niveau international est ébranlé.

4. La valeur de la monnaie vacille, la parité-or est remplacée par la planche à billets.

5. L’accumulation du capital cède la place à une désaccumulation.

6. La production se réduit.

7. Le système de crédit s’effondre.

8. Le niveau de vie des masses chute, en raison de l’inflation, du chômage, etc.

9. Une lutte aiguë se produit dans les couches dominantes de la bourgeoisie, ce qui se caractérise par une instabilité politique, l’émergence de nouveaux partis, l’incapacité à disposer d’une majorité parlementaire pour le gouvernement, etc.

10. Le consensus en faveur d’un capitalisme inébranlable commence à disparaître.

1. L’abandon de toute prétention universaliste caractérise un échec du projet civilisationnel.

2. La contradiction villes-campagnes a atteint un stade destructeur.

3. La tendance à la guerre se généralise.

Le point 9 caractérise très bien la situation politique française. En 2020, personne en France à part le PCF(mlm), désormais PMD, n’osait voir les choses ainsi. C’était pourtant le regard juste, car le capitalisme obéit à des lois historiques.

Quand on est armé du matérialisme dialectique, on comprend le cours des choses, et on devient inébranlable, car on s’aligne sur l’affrontement entre le nouveau et l’ancien, entre l’avenir et le passé.

La France ne veut plus, la France ne peut pas, en fait la France ne parvient à rien, mais elle est tourmentée, elle est travaillée au corps par des tendances historiques inéluctables.

C’est l’enfantement douloureux d’une société nouvelle qui se met à l’œuvre.

Ce qu’est le fascisme et ce qu’il n’est pas: un texte-miroir

La crise politique française de juin 2024 amène, forcément, une profusion d’agitation et de confusion. C’est l’expression d’une panique : on s’imagine que le monde est stable, on découvre subitement qu’il ne l’est pas, toutes les illusions s’effacent et on ne sait pas par quoi elles vont être remplacées.

Il faut ici s’intéresser à cette période d’entre-deux : après les élections européennes, avant les élections parlementaires, avec le Rassemblement national de Marine Le Pen et Jordan Bardella en position de force.

L’une des questions les plus ardentes dans un tel contexte est bien sûr de savoir ce que représente « l’extrême-droite aux portes du pouvoir ». Avant les élections parlementaires, c’est la question clef : dans quelle mesure existe-t-il une menace fasciste en cas de triomphe électoral du Rassemblement national?

Ce qui amène à la question : qu’est-ce que le fascisme? Et pour le comprendre de manière dialectique, voici un commentaire d’un texte-miroir, c’est-à-dire d’un texte qui prétend avoir une analyse correcte, avec les méthodes justes d’étude de la réalité, et qui en réalité correspond à l’agitation et la confusion.

En regardant l’absurdité du propos, les méprises, les tromperies, on en saura davantage. C’est le principe de la dialectique : le vrai se positionne par rapport au faux, et inversement. D’ailleurs, les auteurs de ce texte, le groupe « Unité Communiste » de Lyon, est coutumier du fait, puisqu’il ne cesse de puiser en nous, tout en ne produisant que des caricatures soit ridicules, soit sordides.

Le texte est tiré de l’article « Que faire (le 30 juin) ? », publié très tardivement (le 14 juin 2024) par rapport au début de la crise politique, et l’extrait s’intéresse à la définition du fascisme.

« Pour définir très brièvement ce que sont essentiellement le fascisme et ses conditions d’émergence, l’on peut mobiliser la synthèse que donne Dimitrov au VIIe congrès de l’Internationale communiste (1935), elle-même fondée sur les travaux antérieurs de Zetkin. »

Est-il vrai de dire que les travaux de Georgi Dimitrov sur le fascisme sont fondés sur les travaux antérieurs de Clara Zetkin ?

Absolument pas. Une telle chose n’a d’ailleurs jamais été dite nulle part, et pour cause : les deux thèses s’opposent.

Clara Zetkin parle de la situation dans les années 1920, et elle constate la chose suivante. Dans les pays européens où une révolution a commencé à la suite de la révolution russe, en cas d’insuccès, la contre-révolution passe au terrorisme et massacre les révolutionnaires.

Ce fut le cas, comme on le sait, de manière très importante en Hongrie et en Finlande. L’Italie pré-fasciste avait également connu une période intense de contestation révolutionnaire.

Le fascisme est donc, pour Clara Zetkin, une punition.

Est-ce le cas pour Georgi Dimitrov ?

Pas du tout : Georgi Dimitrov explique que le fascisme est le produit du poids massif que prend une fraction de la bourgeoisie dans un contexte de crise générale du capitalisme, afin d’aller à la guerre.

Georgi Dimitrov ne parle donc pas que d’un contexte de lutte de classes, il analyse les mécanismes internes au mode de production capitaliste.

C’est donc bien différent, et on comprend pourquoi eUnité Communistee ne parle absolument jamais du conflit armé en Ukraine. Il ne croit pas en l’inéluctable marche à la guerre, il rejette au fond justement les enseignements de Georgi Dimitrov et de l’Internationale Communiste.

« Le fascisme est le produit de la crise générale du capitalisme. Cette crise est autant économique que politique. D’une part, elle entraîne les masses populaires dans la misère et l’ensemble des classes dans l’incertitude. D’autre part, elle sape les « moyens de violence » de l’État bourgeois, ce qui le rend incapable de remplir son rôle de classe (la répression du mouvement ouvrier et révolutionnaire). »

Il va de soi que le groupe « Unité Communiste » n’a jamais défini ce qu’est la crise générale du capitalisme. Nous seuls l’avons fait. On est ici dans une escroquerie.

Quant au reste, ce qui est dit est faux. Pour la paupérisation, il y a un phénomène inégal. Lorsque la crise générale s’ouvre, il y a la misère dans l’Est de l’Europe, mais dans l’Ouest de l’Europe cela mettra plusieurs années avant qu’on n’arrive à une telle situation.

Ensuite, il y a eu une crise générale en Allemagne en 1918 et les années qui ont suivi, et à chaque fois l’État bourgeois a très bien rempli son rôle d’écraser le mouvement ouvrier et révolutionnaire.

Il y a ici une assimilation erronée entre « crise » et « effondrement ».

« D’une telle crise, peut naître une situation révolutionnaire, c’est-à-dire où la prise du pouvoir par un mouvement révolutionnaire est possible. Cependant, si le mouvement révolutionnaire en est incapable, alors la situation observe un équilibre des forces entre la classe bourgeoise et la classe prolétaire, et leurs institutions de classes respectives (l’État bourgeois et le Parti communiste).

Le fascisme intervient lorsque le mouvement révolutionnaire n’est pas assez fort pour prendre le pouvoir, mais que l’État bourgeois n’est pas assez fort pour réprimer le mouvement révolutionnaire et relancer l’économie, et ainsi restaurer l’ordre. »

Corrigeons immédiatement : ce n’est pas un « mouvement révolutionnaire » qui prend le pouvoir. C’est là une conception putschiste. C’est la classe ouvrière qui prend le pouvoir, à travers son Parti et l’organisation à la base (les « soviets »), ce qui n’a rien à voir.

D’autre part, ce qu’on lit est anti-dialectique, et correspond à la thèse typique de Léon Trotsky. Il y aurait une troisième force, en plus du prolétariat et de la bourgeoisie. Le fascisme interviendrait « de l’extérieur » pour faire pencher la balance.

C’est la thèse du fascisme comme mouvement de gangsters manipulant des petits-bourgeois appauvris pour forcer le cours des choses.

De toutes manières, parler de la possibilité d’« un équilibre des forces entre la classe bourgeoise et la classe prolétaire », c’est déjà ne rien avoir compris à la dialectique. C’est littéralement penser, au lieu que 1 devient 2, que 2 devient 1.

« Dans cette situation, et dans cette situation seulement, le coût politique et économique important que représente le fascisme pour la classe bourgeoise devient acceptable : acculée, la bourgeoisie préfère l’aliénation partielle à l’aliénation totale. »

Cette thèse dit le contraire de ce que dit justement Georgi Dimitrov, et encore une fois on retrouve les thèses de Léon Trotsky. Pour Léon Trotsky, l’ensemble de la bourgeoisie remet les clefs de l’État à des gangsters, aventuriers et opportunistes. Pour Georgi Dimitrov, une fraction seulement de la bourgeoisie agit pour s’accaparer le pouvoir, aux dépens des autres.

D’où, justement, dans la conception du Front populaire de Georgi Dimitrov, l’alliance antifasciste nécessaire avec une partie de la bourgeoisie, ce que Léon Trotsky a toujours dénoncé.

« Pourquoi est-ce que le fascisme représente un coût politique et économique considérable pour la bourgeoisie ?

Parce que le fascisme n’est pas une nouvelle forme d’alliance politique dans le cadre de l’État bourgeois démocratique, mais une nouvelle forme de l’État bourgeois — l’État fasciste.

Dans celui-ci, la bourgeoisie dans son ensemble abdique son pouvoir au profit exclusif d’une frange de celle-ci : la frange la plus réactionnaire. »

Ici, les propos semblent revenir à la ligne de Georgi Dimitrov. En apparence seulement, car il est dit que « la bourgeoisie abdique son pouvoir ». Ce qui signifie que la bourgeoisie « pense », qu’elle « choisit », ce qui est absolument impossible.

C’est là où on reconnaît un esprit de confusion, de lectures mal digérées, de vision universitaire et abstraite des choses.

Mais le pire n’est pas là. Car, ce qui est terrible, c’est de parler de « l’État fasciste » comme d’une « nouvelle forme de l’État bourgeois ». Cela peut sonner juste. Mais dire les choses ainsi revient à considérer que la bourgeoisie peut donner naissance à quelque chose de nouveau, qu’elle peut s’élever qualitativement.

Sur ce plan, ce qu’on lit est une pure catastrophe et une révision totale de la base même du marxisme.

Présenter le passage à une dictature terroriste comme un saut qualitatif est en incohérence complète avec la conception communiste d’une bourgeoisie en pleine décadence.

« Ce qui motive cette décision, c’est la contrainte imposée par le statu quo, la crise que l’État bourgeois démocratique est incapable de résoudre, c’est à dire d’une part la dégradation générale de l’économie (déclassement, chute du taux de profit, faillite, etc.), et d’autre part, le risque révolutionnaire (produit par la crise économique). »

Ce qu’on lit ici, c’est que la bourgeoisie « pense », elle « décide », et pire encore en toute conscience. On a ici le fantasme d’une bourgeoisie omnisciente, armée du Capital de Marx et cherchant à se guérir elle-même. C’est tout à fait représentatif d’une pensée prisonnière de la bourgeoisie elle-même, incapable de trouver un autre horizon sur le plan de l’idéologie, de la conception du monde.

Les pseudos-révolutionnaires pétris dans la pensée bourgeoise considèrent toujours, au fond d’eux, que la bourgeoisie restera intelligente, rationnelle, débrouillarde, etc.

« Dans ce contexte, la bourgeoisie consent à déléguer son pouvoir à la frange de celle-ci qui est capable d’apporter une issue à la crise : la dictature ouverte et terroriste de cette frange de la bourgeoisie.

Pour ne pas perdre complètement son pouvoir (à cause de la crise économique et politique), la bourgeoisie dans son ensemble se résout à perdre partiellement son pouvoir pour rendre possible une nouvelle forme de sa dictature de classe — qualitativement différente de la dictature bourgeoise démocratique —, la dictature bourgeoise fasciste. »

C’est incohérent, tout est faux. La bourgeoisie « consent à déléguer » : elle pense et elle a conscience qu’elle pense ! Elle perd « partiellement son pouvoir » au profit d’une frange de celle-ci, est-il dit, alors que quelques lignes au-dessus, il est dit le contraire : « la bourgeoisie dans son ensemble abdique son pouvoir au profit exclusif d’une frange de celle-ci ».

Ce texte-miroir a cela de très utile, qu’il est faux dans tout, et que même dans ses erreurs, il est truffé d’erreurs. Telle est la souffrance des trompeurs, des éclectiques, qui doivent toujours en rajouter une couche pour essayer de rendre l’ensemble cohérent.

« Cette dictature est « ouverte et terroriste », car elle ne tolère aucune opposition organisée à l’extérieure de son régime, c’est-à-dire aucune menace ouverte (contrairement à la dictature bourgeoise démocratique), et qu’elle ne recule devant aucune extrémité pour supprimer celle-ci.

L’État fasciste impose un nouveau rapport politique entre les classes, dans lequel la bourgeoisie non-fasciste se voit aussi soumise à la dictature, c’est-à-dire à l’arbitraire de l’État, au profit de la frange de la bourgeoisie au pouvoir. »

On voit ici apparaître le concept de « bourgeoisie non-fasciste », ce qui est un retour à Georgi Dimitrov. Et on sait que le concept de Front populaire s’associe à celui de révolution démocratique, anti-monopoles et anti-guerre, pas à celui de révolution socialiste.

Hélas, hélas encore, il est dit que la « dictature bourgeoise démocratique » tolère une opposition organisée à l’extérieur de son régime. C’est là du révisionnisme le plus complet, c’est la thèse de Maurice Thorez et de Palmiro Togliatti dans les Partis Communistes de France et d’Italie durant les années 1940.

Cette thèse prône, de manière syndicaliste révolutionnaire, ou ultra-démocratique, une contre-société au sein de la « dictature bourgeoise démocratique », pour finalement aboutir, de manière hypothétique, à des institutions nouvelles absorbant les anciennes.

C’est une interprétation opportuniste des thèses d’Antonio Gramsci sur « l’hégémonie », et c’est là d’ailleurs très exactement le noyau dur de l’idéologie du groupe « Unité Communiste ».

« De plus, cette dictature est aussi économique, c’est-à-dire que dans celle-ci les intérêts économiques de la frange de la bourgeoisie au pouvoir (dans l’État) priment sur les intérêts économiques de la bourgeoisie qui n’est plus au pouvoir (en dehors de l’État).

Le fascisme tend à transformer le capitalisme monopoliste d’État en capitalisme d’État, où les monopoles ne sont plus seulement intégrés dans celui-ci, mais fusionnés avec celui-ci (au profit de la frange de la bourgeoisie fasciste, et au détriment du reste des franges de la bourgeoisie).

À cela se rajoute que la simple transition de l’État bourgeois démocratique vers l’État bourgeois fasciste amène une importante déstabilisation des marchés nationaux et internationaux. »

Le révisionnisme du propos est ici on ne peut plus clair, puisqu’il est dit de manière totalement aberrante que :

« Le fascisme tend à transformer le capitalisme monopoliste d’État en capitalisme d’État, où les monopoles ne sont plus seulement intégrés dans celui-ci, mais fusionnés avec celui-ci. »

On est ici dans une construction intellectuelle purement universitaire, purement de laboratoire. La catastrophe est totale.

1. Prenons d’abord le capitalisme monopoliste d’État et son rapport avec le fascisme.

Qu’est-ce qu’un régime fasciste ? Justement, un régime caractérisé par la domination des monopoles, qui possèdent les rouages de l’État, de manière quasi entière. C’est ce qu’on appelle le capitalisme monopoliste d’État. Les grands monopoles utilisent l’État, les petits capitalistes sont hors-jeu.

Or, on lit ici qu’il y aurait un « capitalisme monopoliste d’Etat » avant le fascisme. Ce qui n’a strictement aucun sens : si les monopoles avaient déjà le pouvoir quasi total sur l’État, pourquoi alors auraient-ils besoin du fascisme ?

2. Cette thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » a été inventée par les révisionnistes du PCF (Paul Boccara) et d’URSS (Eugen Varga). Le groupe « Unité Communiste » montre ici sa filiation historique sur le plan idéologiue.

3. Que signifie la « fusion » des monopoles avec l’État ? Où diable le groupe « Unité Communiste » a-t-il vu cela ? Ou alors c’est la même vision fantasmée, typiquement française, d’une Allemagne nazie où tout appartient à l’État, où les gens marchent tous au pas de l’oie, où il n’y a plus de fêtes, etc.

Et, d’ailleurs, les Français ont exactement la même vision du Socialisme. C’est un préjugé petit-bourgeois bien connu.

En réalité, dans le fascisme, le petit capitalisme existe tout à fait, les entreprises capitalistes se font concurrence, etc., c’est du capitalisme et il n’y a pas d’absorption par l’État. Ce qui change, c’est que les monopoles, au cœur de la superstructure impérialiste du capitalisme, ont pris le dessus et impulsent la direction désormais.

« Le fascisme ne peut exister que porté par un mouvement de masse interclassiste. Il lui est nécessaire, premièrement, pour que la frange fasciste de la bourgeoisie puisse s’imposer dans l’État bourgeois démocratique face à toutes les autres franges de la bourgeoisie, et deuxièmement, pour que le fascisme puisse légitimer et défendre son propre régime auprès des masses.

Or, ce mouvement de masse fasciste ne peut se perpétuer qu’avec un « programme pseudo-révolutionnaire » qui promet des rétributions matérielles aux masses en échange de leur adhésion et de leur soumission.

Une fois arrivée au pouvoir, la frange fasciste de la bourgeoisie doit donner une réalité à ces promesses, pour pérenniser son régime.

Or, le corporatisme n’est pas gratuit, et il peut se traduire par une baisse du taux de profit pour la bourgeoisie qui a délégué son pouvoir. »

Ce qu’on lit ici est totalement faux et propose même la dangereuse illusion d’un fascisme qui pourrait élever le niveau de vie des masses, grâce au corporatisme « stabilisant » le capitalisme.

On a d’ailleurs littéralement l’impression qu’une fois au pouvoir, les fascistes se comportent vis-à-vis des masses comme le père Noël.

L’Histoire ne montre pas du tout cela, bien au contraire, la victoire du fascisme s’accompagne d’une paupérisation générale et d’une marche forcée à la guerre impérialiste. Les « succès » économiques s’appuient fondamentalement sur cette militarisation acharnée.

« En résumé, le fascisme est l’ultime salut de la dictature bourgeoise, lorsque l’État bourgeois démocratique en crise est incapable d’assurer la sauvegarde de la classe dominante face au mouvement révolutionnaire, mais que le mouvement révolutionnaire ne peut pas saisir l’opportunité de la prise du pouvoir. »

C’est en apparence la thèse de Clara Zetkine, ce n’est pas du tout la thèse de Georgi Dimitrov et de l’Internationale Communiste. C’est surtout la porte ouverte de manière très claire à la thèse de Léon Trotsky, avec sa conception d’une remise du pouvoir aux gangsters, aventuriers et autres opportunistes démagogues.

« Le fascisme représente des sacrifices conséquents pour la bourgeoisie, qui ne peuvent être consentis que lorsqu’ils sont rendus nécessaires par les circonstances, c’est-à-dire lorsque la bourgeoisie est acculée.

Seul le risque existentiel représenté par le mouvement révolutionnaire, porté par la crise générale du capitalisme, peut être suffisant pour amener la bourgeoisie à entreprendre une reconfiguration fasciste des rapports de classe. »

C’est faux : le fascisme émerge justement car la bourgeoisie ne peut plus consentir de sacrifices. Si elle le pouvait, elle utiliserait le réformisme à prétention sociale.

Et c’est là où on retrouve la conception totalement fausse de la bourgeoisie qui « pense », de la bourgeoisie qui « choisit ». Une conception portée par des gens qui ne peuvent pas se placer intellectuellement en-dehors de la bourgeoisie.

Citons ici Georgi Dimitrov au 7e congrès de l’Internationale Communiste, en août 1935. Il montre bien que, loin des sacrifices, la bourgeoisie maintient son exploitation et l’aggrave même, qui montre bien que loin de « choisir », la bourgeoisie est obligée de se ratatiner et de s’effacer devant sa fraction la plus puissante, la plus agressive.

« La bourgeoisie dominante cherche de plus en plus le salut dans le fascisme, afin de prendre contre les travailleurs des mesures extraordinaires de spoliation, de préparer une guerre de brigandage impérialiste, une agression contre l’Union Soviétique, l’asservissement et le partage de la Chine et sur la base de tout cela de conjurer la révolution.

Les milieux impérialistes tentent de faire retomber tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs. C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de résoudre le problème des marchés par l’asservissement des peuples faibles, par l’aggravation du joug colonial et par un nouveau partage du monde au moyen de la guerre.

C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme. »

Ce texte-miroir est donc bien utile. Il montre que sans comprendre la marche à la guerre, toute conception antifasciste est obligée de se tromper et d’imaginer un fascisme venant de « l’extérieur », comme si un « équilibre » entre prolétariat et bourgeoisie devait être bousculé on ne sait comment.

Ce n’est ainsi pas pour rien que le groupe « Unité Communiste » oublie systématiquement à la fois la guerre en Ukraine, ainsi que la volonté ouverte de la France d’y participer pour détruire la Russie.

La guerre comme réponse inéluctable du capitalisme à sa crise générale forme un concept inacceptable pour qui veut rester « rationnel », au sein de la rationalité bourgeoise française, dans l’esprit intellectuel universitaire.

Seul un réel positionnement révolutionnaire permet inversement d’oser assumer la thèse de la guerre comme inéluctable, parce que c’est le choix de rupture idéologique ouverte, de la guerre de classe entre prolétariat et bourgeoisie.

Aussi, pour conclure, il faut considérer que c’est l’aspect principal. Ce texte-miroir est exemplaire de la tiédeur qui peut exister avec des gens mélangeant tout, s’adaptant de manière opportuniste, incapable d’assumer la rupture.

Cette tiédeur ne peut être que très grande en France, pays où une petite-bourgeoisie intellectuelle est massivement présente. Des gens pour parler sans avoir étudié – et étudier sérieusement -, à partir d’une position bien au chaud de la « rationalité » bourgeoise française, cela ne manque pas !

Dans un contexte de crise générale du capitalisme, il faut savoir échapper à de tels gens, et les réfuter, afin qu’ils ne contaminent pas avec leurs fictions, leurs constructions incohérentes, leurs conceptions artificielles, leur fourre-tout opportuniste.

L’antisémitisme, un reste du cannibalisme, une forme de religion

Les modes de production sont dépassés, mais le processus est toujours inégal en lui-même, et à l’échelle planétaire chaque mode de production n’est pas dépassé en même temps. Cela fait qu’il y a encore des chasseurs-cueilleurs au début du 21e siècle, sans contact avec le reste de l’humanité, même si extrêmement peu nombreux et de manière localisée.

C’est pour cela que même si l’époque de l’esclavage a dépassé celle des sacrifices, on trouve tout de même des sacrifices par la suite, pourquoi l’esclavage lui-même est réactivé après son dépassement par les conquérants arabes, puis par les pays européens coloniaux pourtant capitalistes.

Il y a ici un enchevêtrement des modes de production, aucun ne pouvant exister de manière « pure ».

L’un des phénomènes les plus marquants est ici le maintien d’une misanthropie destructrice à prétention sacrificielle : l’antisémitisme.

Il ne s’agit pas seulement d’une haine ethnique ou religieuse, mais bien d’une volonté de destruction reposant sur l’idée de « purifier » le monde. C’est littéralement du cannibalisme.

En janvier 1931, Staline répondit ainsi de manière admirable à une question par télégraphe de l’Agence juive d’Amérique quant à l’antisémitisme :

« Le chauvinisme national et racial est une survivance des mœurs misanthropiques propres à la période du cannibalisme.

L’antisémitisme, comme forme extrême du chauvinisme racial, est la survivance la plus dangereuse du cannibalisme.

L’antisémitisme profite aux exploiteurs, comme paratonnerre afin que le capitalisme échappe aux coups des travailleurs.

L’antisémitisme est un danger pour les travailleurs, car c’est une fausse route qui les égare hors du droit chemin et les conduit dans la jungle.

Aussi les communistes, en tant qu’internationalistes conséquents, ne peuvent être que les ennemis jurés et intransigeants de l’antisémitisme.

En URSS, la loi punit avec la plus grande sévérité l’antisémitisme comme phénomène opposé au régime soviétique.

Selon les lois de l’URSS, les antisémites actifs sont condamnés à la peine de mort. »

Affiche en yiddish pour les élections en 1940 en Biélorussie et en Ukraine occidentale (venant de rejoindre l’URSS), « Votez pour le Parti de Lénine-Staline. Votez pour les candidats du bloc des communistes et des non-membres du parti ! »

En fait, tout chauvinisme national, communautaire, racial, etc. relève du passé, d’une démarche misanthrope où il faut exterminer l’autre, l’anéantir de manière fanatique pour se purifier.

La paranoïa turque contre les Arméniens au début du 20e siècle, le fanatisme racial meurtrier des partisans de Pol Pot au Cambodge dans les années 1970, le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 ou le nationalisme ukrainien anti-russe sont des exemples de tels ressorts sans limites, où la purification équivaut à la destruction totale de l’ennemi présentée comme une menace fantasmée dans la paranoïa la plus totale.

La forme relève toujours d’un culte, jamais d’un simple préjugé. Il y a immédiatement un moteur interne, une précipitation dans la quête de destruction.

C’est en ce sens que l’antisémitisme a une forme religieuse et que, pour des raisons historiques, l’antisémitisme a pris la forme la plus extrême, la plus dangereuse, car la plus prétentieuse – avec pas moins qu’une prétention « universelle » – dans la volonté de « purifier ».

Enfin, il faut voir que même si on sort ici du cadre du chauvinisme en tant que tel, on ne peut pas expliquer les massacres barbares sans saisir la logique misanthropique à l’œuvre.

Si on regarde la contradiction entre l’élevage et l’agriculture, on peut voir le triomphe du premier ramène l’autre vers le mode de production esclavagiste, sous la forme d’une « restauration » purificatrice apocalyptique, comme l’ont été les invasions des peuples germano-hunnique en Europe, ou turco-mongols au Proche-Orient par exemple.

Inversement, le triomphe du premier sur le second permet d’élancer la dynamique vers le mode de production féodal et l’accumulation primitive du capital en stabilisant les activités artisanales et commerciales dans le cadre des villes notamment.

Malheureusement, tout retour en arrière implique des tendances misanthropiques, tant que l’humanité n’est pas arrivée au Communisme. Il y a là une leçon essentielle, et inquiétante.

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Le sens religieux du sacrifice : la contradiction entre l’agriculture et la domestication des animaux

La Bible prétend raconter les débuts de l’humanité et décrit de la manière suivante le premier meurtre. Nous sommes ici dans la Genèse et on lit :

3 Au bout de quelque temps, Caïn fit à l’Éternel une offrande des fruits de la terre ;

4 et Abel, de son côté, en fit une des premiers-nés de son troupeau et de leur graisse. L’Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ;

5 mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn et sur son offrande. Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu.

La suite est connue : Caïn le cultivateur assassine son frère Abel, berger, car Dieu a préféré les sacrifices de celui-ci.

Le schéma est connu en Mésopotamie. On a ainsi la déesse Inanna / Ishtar, hésitante sur avec qui se marier, ayant le choix entre le berger Dumuzi et l’agriculteur Enkimdu. Elle choisira finalement le premier, qui cependant ira par la suite aux enfers. On notera que la figure de Dumuzi est d’une importance capitale pour l’histoire religieuse de la région.

On a également un autre dieu, qui eut une importance majeure à un moment en Mésopotamie, Enlil. Il créa les dieux Emesh et Enten, respectivement un berger et un agriculteur, pour « établir l’abondance et la prospérité ». Ces deux dieux se disputeront et Enlil prendra parti pour l’agriculteur.

Caïn et Abel, cathédrale de Monreale en Sicile, 12e siècle

Ainsi, agriculture et élevage se font face comme deux pôles d’une contradiction. On doit, à ce titre, les rapprocher de la contradiction précédente, celle entre la chasse et la cueillette, liée à la différenciation entre hommes et femmes, qui aboutit au renversement du matriarcat et du culte de la vie, au profit du patriarcat.

On peut considérer que le matriarcat représentait la qualité, par la valorisation des naissances, par les femmes, par opposition à l’élargissement des activités hors du groupe, par les hommes, qui représente la quantité.

On peut également considérer que, dans le développement effectué, une expansion suit une période de contraction. Le repli initial amène l’élargissement, le développement du groupe de manière qualitative aboutit à son action quantitative.

Rapprochons maintenant cela de l’opposition entre agriculture et élevage. Au fond, on retrouve la contradiction entre cueillette et chasse, puisque d’un côté on se tourne vers les végétaux, de l’autre vers les animaux.

Mais, surtout, on voit que ce sont des activités prolongées. Ce ne sont pas simplement des activités répétées, au jour le jour, il s’agit d’actions menées relativement sur le long terme : il a fallu conserver des expériences passées, les transformer en connaissances, agir sur le long terme pour produire.

Cela signifie que si la différence entre la chasse et la cueillette était relative, car on en revient surtout au groupe auquel on appartient une fois l’action menée, avec l’agriculture et l’élevage on passe par contre dans un processus de transformation profonde de soi-même par le travail.

Et si on regarde bien, on peut penser qu’il n’y a qu’une différence relative entre la chasse et la cueillette, car on « arrache » à la Nature ce qui préexiste. On se déplace, on agit rapidement, ce qu’on fait n’a pas d’incidence apparente dans la durée ni sur les lieux où cela se déroule.

Caïn et Abel, panneau en ivoire provenant de la cathédrale de Salerne, 11e siècle

Il en va tout autrement avec l’agriculture et l’élevage, qui se font face comme deux pôles d’une contradiction. En effet, quand on pratique l’agriculture, on modifie l’environnement. Et le temps change en l’endroit où l’agriculture se met en place, les moissons devenant le centre de référence.

Néanmoins, ce qui compte surtout, c’est l’endroit, précieux en ce qu’il fournit l’alimentation, l’eau nécessaire et le type de plantes sélectionnées, en particulier sur le plan des céréales, déterminant l’organisation sociale à sa base.

Pour l’élevage, le rapport est inversé, puisque le temps compte plus que le lieu. Le temps, c’est celui de la reproduction des animaux, alors que l’endroit, s’il est important, est souvent modifié, et est a priori remplaçable.

Les agriculteurs sont donc composés d’une humanité se focalisant sur l’espace, et les bergers forment une humanité tournée vers le temps. En fait, l’agriculture et l’élevage produisent une grande différenciation entre les êtres humains.

C’est même la première grande fracture dans l’humanité commençant pourtant à coopérer.

Caïn et Abel comme élément du retable L’Agneau de Dieu, 15e siècle

Ce qui est étonnant, pourtant, pour reprendre l’exemple d’Abel et Caïn, est que ce soit l’agriculteur qui assassine le berger, et non l’inverse.

On pourrait s’attendre à ce que la vie du berger soit bien plus rude, plus marqué par le patriarcat, que celle de l’agriculteur. Seulement, ce qui se passe, c’est que si l’élevage permet la qualité, l’agriculture permet la quantité.

Autrement dit, si à court terme l’élevage permet une vie plus aisée pour les êtres humains suivant son orientation, c’est l’agriculture qui permet l’expansion numérique des êtres humains.

Et au bout du compte, ce sont les sociétés agricoles qui ont digéré les sociétés nomades ou agricoles-marginales. Elles ont gagné à cette digestion les capacités de domestication des éleveurs, permettant de substituer aux sacrifices humains et au cannibalisme, la domestication des hommes, c’est-à-dire l’esclavage, et les sacrifices symboliques d’animaux.

L’exemple mongol est ici l’expression de cette règle historique tendancielle, dans la mesure où même la puissance mongole liée à l’élevage a dû totalement s’effacer devant la civilisation ayant systématisé l’agriculture.

Dans tous les cas, l’agriculture forme un pôle et l’élevage un autre pôle. Et de cette contradiction sortiront les commerçants et les artisans, qui forment une excroissance du développement suffisamment puissant du socle permettant une alimentation pour les êtres humains.

Caïn et Abel par Gioacchino Assereto, 17e siècle

Cependant, ce qu’il faut bien saisir ici, c’est que la contradiction agriculture – élevage détermine l’être social de l’humanité primitive ayant dépassé l’opposition des pôles chasse – cueillette.

Si l’opposition chasse – cueillette n’était pas antagonique, celle entre l’élevage et l’agriculture l’est par contre.

Les éleveurs font la conquête des zones où l’agriculture était majoritaire, mais les agriculteurs absorbent les éleveurs. C’est cette négation de la négation qui donne naissance au dépassement des clans et à l’instauration de véritables entités suffisamment stables.

Dit différemment : les éleveurs imposent leur violence, mais l’agriculture permet à celle-ci de disposer d’un socle.

L’exemple le plus flagrant est comment les Indo-Aryens ont conquis l’Inde, avec leurs chars et leur religion védique, pour ensuite instituer des castes à travers l’hindouisme, mettant un terme aux sacrifices pour passer au symbolique.

Les sacrifices sont acceptables pour unir un clan, une tribu, mais lorsque l’humanité est fractionnée en deux pôles bien délimités, cette violence ne peut plus se poser telle quelle, de par la menace interne qu’elle pose.

C’est le prix qu’a eu à payer la civilisation méso-américaine, qui en l’absence de domestication des animaux suffisamment développée, s’est noyé dans les sacrifices humains jusqu’à l’auto-destruction.

Et, inversement, les sacrifices humains, ainsi que le cannibalisme, cessent quand l’élévation de l’agriculture et de la domestication des animaux permettent d’instaurer l’esclavage comme système complet.

Auparavant, il y a les tributs, et encore avant, les massacres sur le tas, et l’intégration éventuelle d’éléments au sein du clan, des tribus.

Le sacrifice est dépassé quand on peut faire du sacrifié un esclave à la place, et que c’est nécessaire de toutes façons pour ne pas nuire à la stabilité de l’unité contradictoire des éleveurs et des agriculteurs.

L’esclavage est, en fait, le dépassement du cannibalisme.

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Sacrifice : mimétisme ou dialectique du fétichisme du sang versé

Lorsqu’on s’intéresse aux sociétés humaines, on remarque forcément qu’il y a ce qui apparaît comme une tendance au mimétisme. L’argument classique qui revient ici est qu’on retrouve cela chez les primates.

Une autre découverte relative à cela, très importante, consiste en les neurones miroirs. Ce sont des neurones qui s’activent lorsqu’un macaque fait une chose et voit un autre macaque faire de même. Voici des précisions fournies par Giacomo Rizzolatti lors d’une communication à l’Académie des Sciences – Institut de France ; c’est lui qui a le premier découvert ces neurones.

« Les neurones miroirs constituent une classe particulière de neurones initialement identifiés dans le cortex précentral du macaque.

Leur caractéristique principale est de s’activer aussi bien lorsque le singe effectue une action spécifique ou lorsqu’il observe un autre individu en train d’exécuter la même action.

Ainsi un tel neurone s’active quand le singe saisit un objet donné, ou lorsqu’il voit l’expérimentateur saisir le même objet.

Certains de ces neurones sont très spécifiques, ne s’activant que si les deux mouvements, saisie observée et saisie exécutée, sont réalisés de la même façon.

Récemment, des neurones aux propriétés miroirs ont également été localisés dans le lobule pariétal inférieur, une zone anatomiquement connectée au cortex prémoteur ventral. Des données neurophysiologiques (EEG, MEG, TMS) ainsi que d’imagerie cérébrale (TEP, IRMf) ont apporté de solides arguments en faveur de l’existence d’un système de neurones miroirs chez le sujet humain. »

Mais il ne s’agit pas de mimétisme. La matière est tout ce qui compose l’univers et tout se fait écho, de manière ininterrompue et de manière inégale également. Les êtres humains sont eux-mêmes de la matière et ils ne sont eux-mêmes qu’une forme d’écho, réagissant à des échos et provoquant des échos.

Dans cette soupe infinie, l’humanité n’est qu’une facette du développement général et éternel de la matière infinie.

Le rapport avec le sacrifice est le suivant. Le sacrifice est une forme de fétichisme. Le meurtre a un impact extrêmement puissant sur les esprits humains en formation et a provoqué un trouble très profond, un fétichisme.

Ici, le rapport au sang est essentiel. Il y a la projection violente de sang, d’un sang lié à la vie (contrairement à quand on meurt de vieillesse, où le sang ne coule pas, ne coule plus).

Les rituels rassemblant les êtres humains devaient transcender leurs positions particulières. En ce sens, les premiers rituels passaient par l’utilisation de psychotropes, de versement du sang d’un être vivant, expériences qui à la fois rassemblent et choquent, unissent et traumatisent, scellant d’une certaine manière un pacte d’unité.

Sacrifice pour Kali en Inde, 19e siècle

L’être humain a fait un fétiche de verser le sang, car son esprit était horrifié et en même temps exprimait une position de force, dans le cadre du mode de production patriarcale.

Il y a une dialectique de la fascination et de l’horreur, de la force et de la faiblesse, du particulier et de l’universel.

On doit même considérer que les sacrifices étaient menés initialement collectivement, seule manière d’unifier et de célébrer en commun au plus profond de soi. On trouve chez les Amérindiens cette forme d’expression sacrificielle collective.

Ces horribles massacres pouvaient se prolonger et atteignaient un raffinement pervers. Les Amérindiens Comanches, notamment, pouvaient enterrer des prisonniers en ne laissant que la tête de libre, pour arracher les paupières, afin que le soleil brûle les yeux jusqu’à la mort par soif et par faim.

Il y avait également la castration des hommes, le sexe étant placé dans la bouche ensuite recousu, le captif étant laissé sur un nid de fourmis rouges. Parfois les mains et les pieds étaient brûlés, la partie brûlée était amputée et l’opération était recommencée, les captifs ayant eu au préalable la langue coupée et la tête scalpée.

Les viols collectifs des femmes étaient accompagnés de lacérations et de brûlures, etc. La pratique était courante d’écorcher vif, puis de brûler lentement le corps, etc. Et tous ces processus étaient menés de manière collective, ayant une portée mystico-religieuse.

Mais on parle ici d’une confédération de clans dont le développement était fondamentalement arriéré. On est ici au 19e siècle, et pourtant dans un passé déjà plus que lointain pour la plus grande partie de l’humanité.

C’est qu’il ne faut jamais perdre de vue le développement inégal. D’un côté, cela trouble la lecture des choses, de l’autre cela aide à saisir le mouvement historique. Ici, les Comanches se comportaient comme l’humanité se comportait lorsqu’elle était divisée en clans patriarcaux primitifs vivant sur le tas.

C’est en ce sens que le sang versé est un fétiche, l’humanité s’est focalisée, bloquée sur ce phénomène, et l’écho provoqué au sein des êtres humains a amené la ritualisation du processus.

Et c’est là où il faut comprendre la dialectique du sang versé. L’humanité fonctionne en écho, elle reçoit des échos de sa propre réalité dans son environnement. Tant qu’il n’y a pas de saut qualitatif dans ce processus d’échos, il n’y a pas de rupture dans sa conscience, ses activités.

Il fallait que le sang versé, fétichisé comme sacrifice et instauré comme rituel, connaisse un changement majeur dans son expression, pour qu’il soit dépassé. Il fallait qu’il se confronte à sa propre négation, qui ne pouvait elle-même être que produite par la situation historique alors en place.

C’est en ce sens qu’il faut voir la signification du sang versé par rapport à l’agriculture et à la domestication des animaux. Car ce sont là les deux tendances à l’œuvre dans l’humanité.

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Purification et sacrifices comme pendant de la domestication générale

Il faut ici bien entendu considérer les rites et les prières dans leur sens le plus complet. Si dans les pays impérialistes, les gens ont pris des distances avec la religion sur le plan pratique (et conceptuel), il n’en a pas du tout été ainsi auparavant.

Pendant des siècles, les règles ont valu de la manière la plus stricte. Et les religions sont particulièrement exigeantes. Elles sont une thérapie, mais elles ne visent pas à guérir, simplement à maintenir une stabilité mentale.

D’où des répétitions pour forcer les esprits, des pressions à différents niveaux, des surveillances par le clergé et surtout la population elle-même, organisée en communauté. Rites des naissances et des morts, dates anniversaires des événements symboliquement marquants, prières du jour, prières pour les repas, célébrations communes… toute la vie quotidienne est marquée ou encadrée par les moments religieux.

Jean-Léon Gérôme, Prière sur les toits du Caire, 1865

Dans les faits, à mesure que l’Humanité développait des sociétés de plus en plus complexe, la conscience et la nécessité de l’organisation se faisait jour : la vie humaine se voyait découper en autant de gestes, de situations, que le langage exprimait par des verbes reflétant aussi bien un état qu’une action : manger, se vêtir, se déplacer, habiter, naître, mourir… prenaient un tour toujours plus culturel, affirmant des codes d’appartenances à un groupe solidaire, aussi bien que des règles devant lier les Humains entre eux et avec la Nature, entendue comme Cosmos en mouvement, puis comme « Dieu » statique.

Tous ces besoins supposaient en effet de prélever, de puiser, avec plus ou moins d’efforts et d’engagement, des éléments dans la Nature, qui devenait de ce fait des « ressources » aussi bien que des prolongements permettant la vie sociale et sa reproduction.

La sortie de la Nature étant de fait impossible, mais s’affirmant relativement toutefois par le développement des sociétés, il fallait exprimer et réguler ce rapport et les contradictions innombrables qu’il soulevait sans cesse.

Aussi, à mesure que la société se développait, le besoin d’ordre social interne s’accroissait. Le développement inégal était aussi une difficulté interne et inévitable, en particulier dans le cadre des sociétés esclavagistes, domestiquant brutalement animaux, végétaux et humains et prélevant sans vergogne dans le milieu naturel et contre les sociétés voisines les ressources qu’appelaient leur propre développement.

La complexification croissante de la violence et sa généralisation avec le développement des sociétés imposait la prise de conscience que celle-ci menaçait de manière cannibale la société elle-même. À la violence contre la Nature aussi bien qu’à celle contre les Humains, la religion a répondu par la purification et le sacrifice.

Cette réponse n’a rien en soi de naturelle, elle est en fait fondamentalement le produit de la conceptualisation erronée des religions concernant l’Humanité et son rapport à la Biosphère d’une part et sa réalité historique d’autre part.

Bas-relief romain du 2e siècle, avec l’empereur Marc-Aurèle président le sacrifice d’un taureau dans le temple de Jupiter

Les religions postulent au fond la nécessité de stabiliser, « d’apaiser » le mouvement historique, et même naturel, qui entraîne l’Humanité dans son développement contradictoire. Comme celui-ci ne peut cesser, les religions, plutôt que s’effondrer, se mettent à jour, tentant d’apporter concorde et paix en gelant l’Histoire, au point où l’Humanité est parvenue, avant de recommencer plus tard ou ailleurs la même et vaine tentative.

C’est fondamentalement la logique antidialectique du 2 deviennent 1 qui guide l’activité religieuse, c’est-à-dire l’idée que la diversité du monde doit se « geler » dans la communion unitaire, avec l’idée que la Nature, (ou Dieu comme expression fétichisée et anthropocentrique de celle-ci), est idéalement immobile, éternelle et purement spirituelle, et que c’est donc la matière qui est en mouvement, mortelle et « impure ».

C’est ce qu’exprime aussi très littéralement la devise des États-Unis d’Amérique, comme bastion culturel de la théologie religieuse la plus aboutie du capitalisme : e pluribus unum (de la diversité vers l’unique).

Il n’y a donc pas de moteur religieux de l’histoire, sous une forme ou une autre, ni même « d’histoire des religions » possible en tant que telle, ainsi que le disait Friedrich Engels (citation tirée de la préface à la quatrième édition de L’origine de la famille, de la propriété et de l’État, 1891) :

« Toute conception qui ferait de la religion le levier déterminant de l’histoire universelle doit aboutir finalement au pur mysticisme. »

L’apaisement recherché par la religion vise essentiellement à canaliser la violence sociale, qu’alimentent les contradictions de la société en elle-même, celles avec les autres sociétés et celles face à la Nature.

Les religions ont donc aidé l’Humanité à prendre conscience d’elle-même, sur la base de cette erreur mais en produisant une culture propre à une situation historique déterminée. D’où leur dimension encyclopédique, tentant d’encadrer la vie humaine dans son ensemble, comme un catalogue impossible à fermer de toutes les activités de celle-ci.

Mais l’encyclopédisme religieux n’est pas une spirale ascendante, assumant le progrès et le développement de l’Humanité, il se raconte comme une procession allant à la clôture, à un retour sur lui-même, à une harmonie primitive et immobile autour de laquelle l’univers serait en rotation, depuis sa supposée création, jusqu’à sa fin « annoncée ».

C’est là encore bien le reflet du fait que la religion est née comme thérapie mentale d’une humanité traumatisée par son enfantement, par l’action de sa conscience agrandie et saisissant la faim, le froid, les carences, les abandons, les manques, la souffrance, la mort…

Le temps des religions, à la fois linéaire mais limité et cyclique, est le propre des eschatologies religieuses, que les religions monothéistes dites « révélées », judaïsme, christianisme et islam, ont porté à son point le plus haut.

Hans Memling, Le Jugement dernier, 15e siècle

Mais on en retrouve les éléments principaux dans l’Hindouisme, le Bouddhisme et dans les religions poly-monothéistes comme celle des steppes centre-asiatiques, par exemple le tengrisme turco-mongol ou encore dans le culte pratiqué par les Guarani d’Amérique du Sud.

Le temps a donc été partout découpé par un calendrier fondé sur des éléments naturels cycliques : le retour des saisons et des activités agricoles qui les accompagnent, le cycle apparent de certaines étoiles, de la Lune ou du Soleil etc… et des rites se sont imposés, collectivement sous la forme de fêtes et de jeux, et personnellement sous la forme de rituels disciplinaires visant à encadrer les corps et à former les esprits dans une direction donnée.

La base de tout cet encadrement postule la particularité primordiale et supérieure de l’esprit, et notamment de l’esprit humain, sur la matière, qui n’est rien d’autre en fait que la manifestation la plus aboutie de la subjugation de l’Humanité par la puissance de sa propre imagination.

La question de la purification et est ainsi essentielle dans l’encadrement religieux, permettant de distinguer les « élus » dominant la société. Cette purification s’exprime aussi bien par le contrôle de l’alimentation, par le jeûne, l’imposition d’une tenue particulière, la restriction de la sexualité, l’élimination des dissidences dogmatiques ou même doctrinales au sein de la religion.

La cène, comme peinture murale par Léonard de Vinci, fin du 15e siècle

Mais cette question de la purification n’est elle-même qu’un prolongement de l’aspect le plus central de la religion, qui est celui de l’apaisement. Et le sacrifice en est un vecteur essentiel.

Il y a en effet la nécessité de canaliser la violence et de garantir la communion et la concorde sociale, projetée comme microcosme de l’ordre cosmique. Ce ressort se manifeste autant dans le culte de Bacchus, dans la tradition judaïque antique du bouc-émissaire, la mort d’Empédocle, les immenses holocaustes aztèques d’Amérique centrale, le capacocha inca, aussi bien que le sacrifice (empêché) par Abraham de son fils par exemple.

Mais encore plus, c’est le sacrifice du Christ qui a porté cette logique religieuse à son paroxysme idéologique, exprimant la fonction cathartique et purificatoire du sacrifice comme restauration-communion de l’ordre social, censé se reproduire symboliquement dans les rites et les prières de manière particulariste et initiatique lorsque la violence est canalisée, ou bien exploser de manière apocalyptique et millénariste lorsque la violence se déchaîne.

Ce ressort mental étant posé, on comprend dès lors le sens et la profondeur que donne la religion aux rituels et aux prières qu’elle impose à la collectivité, construire comme une communauté, et aux personnes, construite comme individus.

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La religion comme construction consolatrice

Les rites encadrent mentalement les êtres humains, de par leur répétition, leur organisation. Ils imposent une discipline, un certain regard sur les choses. Cela relève de la domestication des animaux humains.

Mais les êtres humains en voie de domestication oscillent entre deux formes principales : l’agriculture, d’une part, l’élevage, d’autre part. Cette contradiction est essentielle pour saisir comment on passe du sacrifice réel au sacrifice symbolique, de la démarche chamaniste à la démarche monothéiste.

Il faut ici avoir un aperçu général pour saisir le processus.

Entraînées dans le mouvement du développement inégal de la matière, sur le plan matérialiste dialectique du Cosmos dans son ensemble, comme de celui plus particulier de l’Histoire au sens matérialiste historique, les habitudes des êtres humains ont considérablement changé au cours du temps.

En résonance de ce fait, les êtres humains ont inévitablement changé eux aussi. C’est là naturellement un processus dialectique : les habitudes transforment les êtres humains, et les êtres humains les habitudes. Cela a permis ce qu’on appelle le progrès, c’est la dynamique propre à une amélioration de la civilisation. Les êtres humains transforment et se transforment.

Le grand philosophe grec d’Ionie, aujourd’hui en Turquie, Héraclite (v. 544-480 avant notre ère), en avait déjà pris conscience à sa manière, en disant (extrait de son œuvre perdue, De la Nature, fragment 77) : « notre vie est la déchéance d’une vie et notre mort est la renaissance de celle-la. »

C’est-à-dire que l’existence est toute entière un processus, reflétant un processus physique éternel, dans lequel les Humains, comme fruit de transformations historiques inégales et en série, produisent en étant transformés, de nouvelles transformations.

C’est que les Humains sont eux-mêmes de la matière, et leur existence fait écho au reste de la matière qui les entoure, avec qui ils interagissent. Il y a action et interaction, écho d’une part et de l’autre, transformation générale.

Complétant la représentation sensible et primitive d’Héraclite, Karl Marx présente la chose ainsi dans sa Critique de l’économie politique :

« Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général.

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.

À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »

Si on ne comprend pas cette question des forces productives, on rate l’humanité dans ce qu’elle est, car l’humanité se confond en vérité avec les modes de production. Sans humanité, il n’y a par exemple pas de féodalité, car c’est l’activité humaine qui permet l’existence de la féodalité.

Et, dialectiquement, c’est le mode de production féodal qui permet à l’humanité d’exister, à un certain stade de son développement.

Le tombeau d’Ali, à l’intérieur du mausolée de Nadjaf, en Irak

Reste maintenant à savoir s’il faut considérer l’humanité comme « unifiée » malgré le processus, ou bien s’il y a un « type » d’humain pour le mode de production esclavagiste, un pour la mode de production féodal, un pour le mode de production capitaliste, un pour le mode de production sociale, un pour le Communisme.

Et, ici en réalité, il faut voir l’humanité comme une négation de la négation. Car l’humanité est sortie de la Nature : il y a une négation (forcément relative) de la Nature, mais l’humanité en développement avance inéluctablement pour retourner à la Nature.

En ce sens, l’Humanité porte cette négation de la négation, même si le Communisme est ce qui la réalisera concrètement.

Ainsi, l’humanité « transformatrice » et indépendante de la Nature est éphémère, dans la mesure où elle n’est déjà plus animale, mais pas encore animale sociale intégrée au reste de la planète. Elle est le fruit du développement inégal et, inévitablement, en tant qu’aspect secondaire, elle subit une pression énorme.

Pression animale, du côté du passé, de la source de l’humanité, et pression sociale, du côté du futur, avec le Communisme vers laquelle l’humanité tend. Cette tension est ce qui donne la religion.

Ce qu’on appelle « Dieu » est une conception nécessaire à une humanité qui ne peut plus établir un rapport correct avec la Nature, car elle en est sortie, sans pour autant parvenir à remplacer celle-ci par autre chose.

En ce sens, l’humanité sortie de la Nature ne pouvait que tenter, dans une démesure folle, inventer un Dieu entièrement tourné vers l’être humain, pour ensuite basculer dans le nihilisme devant le caractère prétentieux, vain d’une telle tentative. Voilà pourquoi l’anthropocentrisme est obligé de triompher résolument pour s’effondrer.

C’est le fruit d’un vaste élan, qui a commencé avec l’agriculture et la domestication des animaux, pour devenir une conception absolue du monde au moment où la planète cède sous les coups de la transformation humaine sans limites, dans toutes les parties du monde.

Mosaïque avec le Christ dit « en gloire », 13e siècle, Sainte-Sophie, Istanbul,

La religion, au fond, sait d’ailleurs qu’il y a un problème en elle. Les moments de doute sont innombrables chez Moïse, Jésus et Mahomet. Il est très important de voir cela, car la religion possède une dignité fondamentale.

La religion n’est pas qu’une association de superstitions ; elle est une construction consolatrice à l’échelle de l’humanité elle-même, pour combler le terrible traumatisme vécu en raison de l’arrachement à la Nature.

En même temps, la religion est une aberration sur le plan des idées, de la raison : elle force les consciences, afin de les stabiliser, en tentant de canaliser d’un côté sans cesse la tendance historique à l’effondrement cannibale de la société sur elle-même devant ses contradictions, d’une part dans le sacrifice puritain et purificateur, et en tenant d’autre part de geler le développement de la société dans le droit et la concorde incapacitante.

C’est pourquoi, plus l’humanité devient mature pour un retour à la Nature, en conservant les acquis de son parcours, plus la religion est obligée de basculer dans des pôles contraires, comme le nihilisme et le relativisme, le spiritualisme sans règles et la fétichisation morbide, la familiarité affective et le culte effréné.

Et, si on renverse ce constat, alors on obtient un portrait de ce qu’était la religion à ses débuts : une tentative de se débattre entre les forces du bien et celles du mal, entre le bonheur et le malheur, la joie et la souffrance.

C’est là où on retrouve la notion de sacrifice, pour trancher le rapport de forces entre les dieux du bien et ceux du mal.

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