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  • La fascination d’Ariel pour la puissance des États-Unis

    Il est intéressant de voir la contradiction suivante : José Enrique Rodó prône le renouvellement permanent de l’idéal, tout en détestant absolument l’agitation propre à la société des États-Unis.

    Mais cette détestation exprime, en même temps, des impressions très fortes, une stupéfaction.

    C’est que José Enrique Rodó formule une conception propre aux élites parasitaires criollos qui s’imaginent agir comme une bourgeoisie.

    Il explique qu’il faut produire par en haut, de manière artificielle, la vie spirituelle du peuple, un peuple qu’il faut renforcer tout en développant toujours mieux la capacité à le gouverner.

    Mais tout cela doit se mettre en place alors que se déroule déjà aux États-Unis un phénomène qui laisse tout le monde sans voix : le capitalisme s’exprimant librement, sans entraves, systématisant l’esprit d’entreprise, l’accumulation du capital.

    Il y a aux États-Unis une dynamique industrielle, commerciale, bancaire… qui sidère littéralement. José Enrique Rodó retranscrit cette émotion avec un lyrisme profond, allant jusqu’à l’emploi de la fameuse lampe d’Aladin comme image pour présenter la capacité quasi-merveilleuse du capitalisme américain à produire la modernité.

    « Adeptes persévérants de ce culte de l’énergie individuelle qui fait de chaque homme l’architecte de sa destinée, ils ont modelé leur sociabilité sur un groupe imaginaire de Robinson qui, après avoir grossièrement fortifié leur personnalité dans la pratique de l’entraide, composeront les filaments d’une chaîne très solide.

    Sans sacrifier cette conception souveraine de l’individu, ils ont su simultanément faire de l’esprit d’association l’instrument le plus admirable de leur grandeur et de leur empire ; et ils ont obtenu de la somme des forces humaines, subordonnées aux fins de la recherche, de la philanthropie et de l’industrie, des résultats d’autant plus merveilleux qu’ils sont obtenus avec la plus absolue intégrité de l’autonomie personnelle.

    Il y a en eux un instinct de curiosité éveillée et insatiable, un appétit impatient pour toute lumière ; et professant leur amour pour l’éducation du peuple avec l’obsession d’une monomanie glorieuse et féconde, ils ont fait de l’école la pierre angulaire la plus sûre de leur prospérité, et de l’âme de l’enfant la chose la plus précieuse et la plus soignée parmi les choses légères.

    Leur culture, qui est loin d’être raffinée ou spirituelle, a une efficacité admirable toutes les fois qu’elle est pratiquement orientée vers la réalisation d’un but immédiat.

    Ils n’ont pas incorporé aux acquisitions de la science une seule loi générale, un seul principe ; mais ils en ont fait un magicien par les merveilles de ses applications, ils l’ont magnifié dans le domaine de l’utilité, et ils ont donné au monde, dans la chaudière à vapeur et la dynamo électrique, des milliards d’esclaves invisibles qui, pour servir l’Aladin humain, multiplient par cent la puissance de la lampe merveilleuse. »

    Il va de soi, en même temps, qu’une figure romantique réactionnaire, à prétention élitiste, comme José Enrique Rodó ne saurait apprécier en soi le capitalisme américain.

    De plus, les criollos ne sont pas des capitalistes ; ils peuvent l’être, mais seulement à partir de leur base féodale, dans une sorte de prolongement commercial ou bien capitaliste monopoliste.

    Ce n’est donc pas le travail ni le capital qui captent l’attention d’Ariel.

    C’est la puissance des États-Unis qui fascine José Enrique Rodó, et mieux encore, leur « volonté de puissance » pour reprendre le concept élaboré par le philosophe allemand Nietzsche.

    « Leur grandeur titanesque s’impose ainsi même aux plus prudents, en raison de l’énorme disproportion de leur caractère ou de la violence récente de leur histoire.

    Et pour ma part, vous voyez que, bien que je ne les aime pas, je les admire.

    Je les admire, d’abord et avant tout, pour leur formidable capacité de volonté, et je m’incline devant « l’école de la volonté et du travail » qu’ils ont instituée, comme le disait [l’homme de lettres français spécialiste de littérature anglaise] Philarète-Chasles de leurs ancêtres nationaux [= les Britanniques]. »

    Cette fascination s’accompagne bien entendu d’une grande peur, car il est apparent que la « volonté de puissance » américaine ne connaît pas de limites.

    Le style de vie américain est présenté comme produisant une volonté de domination et de propagation digne de celui de l’empire romain.

    « À mesure que le brillant utilitarisme de cette civilisation prend des caractéristiques plus définies, plus franches et plus étroites, l’ivresse de ses enfants s’accroît avec l’ivresse de la prospérité matérielle, et l’impatience de ses enfants à le propager et à lui attribuer la prédestination d’un magistère romain s’accroît.

    Aujourd’hui, ils aspirent manifestement à la primauté de la culture universelle, à la direction des idées, et ils se considèrent comme les forgeurs d’un type de civilisation qui prévaudra. »

    José Enrique Rodó bascule alors dans un anticapitalisme romantique forcenée ; il oppose aux États-Unis qui sont somme toute « Washington + Edison » la figure raciste délirante de « l’aryen européen » qui lui serait vraiment créateur !

    « Il serait vain de tenter de les convaincre que, si leur contribution au progrès de la liberté et de l’utilité a été indéniablement substantielle, et même s’il convient de lui attribuer à juste titre la portée d’une réalisation universelle et humaine, elle est insuffisante pour déplacer l’axe du monde vers la nouvelle Capitale.

    Il serait vain de tenter de les convaincre que l’œuvre accomplie par le génie persévérant de l’Aryen européen depuis que, il y a trois mille ans, les rives de la Méditerranée civilisatrice et glorieuse ont joyeusement revêtu la couronne des cités helléniques, et que l’œuvre qui continue d’être accomplie, et dont les traditions et les enseignements nous guident, est une somme qui ne peut être comparée à la formule Washington plus Edison.

    Ils aspireraient à réviser la Genèse pour occuper cette première page. »

    Comme on le voit, et c’est fondamental, l’idéologie latino-américaine prétend représenter le meilleur du monde, car elle représenterait réellement l’Europe dans une tradition depuis la Grèce antique !

    Une Grèce antique qui, selon José Enrique Rodó, est la source de l’art, de la philosophie, de la libre pensée, de la curiosité d’investigation, « toutes ces inspirations divines ».

    Naturellement, aucun latino-américain ne mettant en avant l’Amérique latine aujourd’hui le ferait au nom de la Grèce antique.

    Pourtant, c’est bien présent dans la matrice de l’Amérique latine comme idéologie. Et cela ressort de toute manière dans une attraction régulière avec le national-socialisme comme support à l’affirmation de l’idéologie latino-américaine.

    Cette dernière valorise le principe de « communauté organique », sur la base de la « civilisation » hispano-américaine.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La proposition incessante de réformes révolutionnaires en Amérique latine

    La transformation par en haut est au cœur du style latino-américain proposé par Ariel, et qui a eu son succès dans toutes les élites criollos.

    On a là une clef de la fuite en avant à la latino-américaine.

    Au-delà de toute considération sur les rapports internes, les contradictions particulières propres à ces fuites en avant, ce qu’il s’agit de voir est que dans la logique d’Ariel, la démarche des régimes latino-américains est toujours de tout changer pour ne rien changer.

    Comme on a des pays, en effet, fondés par en haut, on ne peut pas profiter d’une base réactionnaire traditionnelle, de quelque chose de pesant permettant de faire revenir les compteurs à zéro.

    Une telle entreprise ne peut que réussir dans un pays qui s’est construit par le bas, autrement dit un pays où une petite-bourgeoisie s’est installée progressivement, entre la bourgeoisie et le prolétariat, avec une défense de la petite propriété, un style de vie « traditionnel », etc.

    Dans les pays capitalistes, cette petite-bourgeoisie dans sa variante des villes (de « gauche » mais loyaliste à l’État) et dans sa variante des campagnes (hostiles à l’État mais de « droite ») forme un vaste obstacle historique à la révolution.

    Dans les pays latino-américains, il n’y a pas un tel calme petite-bourgeois, ou du moins certainement pas dans de telles proportions. I

    l faut donc toujours, pour un régime, proposer une réforme de dimension « révolutionnaire », qui permette un engouement massif.

    Il suffit de se tourner vers l’histoire de n’importe quel pays d’Amérique latine pour voir qu’il y a toujours un projet à la fois révolutionnaire et institutionnel qui se propose, qui profite d’une large base populaire, qui gouverne triomphalement avant, finalement, de s’effacer.

    On est dans le cycle permanent proposé par Ariel.

    En ce sens, Ariel est un constat très objectif du fait que les pays latino-américains sont construits par en haut et ne peuvent se maintenir que par un renouvellement systématique de l’idéologie dominante.

    Le modèle du genre, de par sa stabilité, c’est bien entendu le « Parti révolutionnaire institutionnel », dont le nom ne s’explique pas autrement que par cette idée exposée dans Ariel.

    Ce parti politique a dominé pratiquement toute l’histoire du Mexique du 20e siècle.

    Par quoi a-t-il été remplacé ? Bien sûr, par d’autres projets de grande envergure, transformateurs, etc., comme avec Andrés Manuel López Obrador qui se fait élire président en 2018 en proposant la « quatrième transformation » (« 4T »), qui prolongerait celle de l’indépendance (1810), de la réforme libérale de Benito Juárez (au milieu du XIXe siècle) et la révolution mexicaine (1910).

    Un autre exemple très connu d’une telle « révolution » dans l’idéologie est le « programme des objectifs » de Juscelino Kubitschek au milieu des années 1950, avec comme but de réaliser « 50 ans de progrès en 5 ans ».

    La construction de la ville de Brasilia est le grand marqueur symbolique de cette réforme « révolutionnaire ».

    Portrait officiel de Juscelino Kubitschek

    On ne saurait pareillement comprendre le programme d’Unité populaire du socialiste Salvador Allende élu en 1970 au Chili sans voir qu’il tablait sur la cybernétique pour « gérer » l’économie de manière moderne !

    L’ordinateur du projet Synco de gestion cybernétique
    de l’économie chilienne sous la présidence de Salvador Allende

    De la même manière, Javier Milei n’a jamais été un simple « Trump de la Pampa », mais bien quelqu’un proposant un plan de modernisation, de transformation, etc. (et d’ailleurs Donald Trump a en fait lui-même un intense projet de modernisation du capitalisme).

    En ce sens, au-delà des différences de projet, Javier Milei n’est qu’un équivalent moderne, même si au contenu fondamentalement différent, du « justicialiste » Juan Domingo Perón qui proposa en Argentine un plan quinquennal en 1946.

    Car ce qui compte, c’est qu’il n’y a jamais en Amérique latine d’absence d’un programme de renouvellement absolu, de proposition d’un renouvellement fondamental des états d’esprit, du fonctionnement de l’idéologie dominante.

    L’histoire des élections latino-américaines, c’est l’histoire des propositions de réformes révolutionnaires – une contradiction en soi, qui puise sa source dans la réalité des parcours nationaux élaborés par en haut.

    L’excitation permanente pour un projet d’envergure est la constante de la réalité de l’Amérique latine, en raison de la constitution artificielle initiale, par les criollos, des différents pays.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Ariel et la production artificielle de la vie spirituelle du peuple

    On l’a compris : les pays d’Amérique latine obtiennent leur indépendance non pas par un soulèvement des masses populaires, mais par la lutte des criollos contre l’Espagne.

    Mais les pays n’existent pas : ce sont de simples territoires, certainement pas des nations.

    Il y a des haciendas et pas de bourgeoisie nationale ; il y a de vastes masses paysannes mises à l’écart et une petite minorité, les criollos, dominant de manière féodale tant dans les campagnes que dans les villes.

    Il faut donc créer les pays par en haut, leur donner un contenu. Tout cela se révèle très bien par le fait que dans Ariel, José Enrique Rodó ne parle pas de Simón Bolívar.

    Cela veut tout dire : si Simón Bolívar avait réellement été une figure concrète, il aurait été impossible d’aborder la question latino-américaine sans lui.

    Mais Simón Bolívar est un symbole, un levier idéologique. Son seul mérite est d’avoir joué un rôle militaire et de représenter la ligne jusqu’au-boutiste, à l’opposé de Francisco de Miranda dont il s’est justement lui-même débarrassé.

    Et lorsqu’il met en avant l’Amérique latine unie ou unifiée, Simón Bolívar ne fait qu’exprimer l’unité des intérêts matériels généraux des criollos, tout en façonnant un outil idéologique conforme à ces intérêts.

    José Enrique Rodó fait donc l’éloge de Simón Bolívar dans Bolívar ; il est présenté comme un grand homme, comme une figure de dimension extraordinaire, avec des traits fabuleux, une « originalité irréductible », le « héros par excellence, représentatif de l’éternelle unité hispano-américaine », etc.

    José Enrique Rodó considère, en effet, que la dimension latino-américaine doit même toucher l’Espagne, que Simón Bolívar voulait d’ailleurs instaurer une République en Espagne, etc.

    Seulement, Simón Bolívar est un mythe fondateur, pas un levier fonctionnel sur le plan idéologique. C’est pourquoi José Enrique Rodó écrit Arielsans parler de Simón Bolívar.

    Désormais, il faut construire une idéologie pour justifier l’existence d’une nation dans chaque pays, avec un mode de fonctionnement institutionnel. Et là, c’est autre chose.

    De plus, le monde latino-américain est un mythe développé par les criollos ; dans la pratique, il y a différents territoires où une élite criollos a à chaque fois pris le pouvoir.

    Chaque État nouveau veut son développement propre, en particulier ; il n’a pas en tête on ne sait quelle stratégie latino-américaine.

    Comment concilier le mythe latino-américain fondateur avec l’affirmation de différentes nations nouvelles, en essayant en plus de ne pas céder aux divisions idéologiques au niveau de chaque État ?

    C’est précisément là qu’intervient Ariel de José Enrique Rodó, c’est là qu’agit sa trouvaille « géniale » qui va amener son succès dans toute l’Amérique latine.

    Si on regarde, son cheminement est le suivant. Comme il n’y a pas réellement de peuple, seulement des masses sans une réalité nationale encore, alors il faut employer le mythe « latino-américain » pour compenser.

    C’est d’autant plus important que la « libération » de l’Amérique latine implique une contradiction toujours plus antagonique entre les couches dirigeantes.

    Les criollos des villes sont républicains, laïcs, ils veulent inventer « leur » république, sur le modèle français.

    Les criollos des campagnes sont par contre conservateurs-catholiques, il est pour eux hors de question que la modernité vienne bousculer leur réalité.

    Il faut neutraliser cette contradiction et en ce sens José Enrique Rodó devient le théoricien d’une sorte de grand compromis, consistant en l’affirmation du spiritualisme comme porteur d’un nouveau projet par génération. Là est la force de l’ouvrage.

    On a comme prétexte à la formulation de cette thèse le dernier cours de l’enseignant, « Prospero ».

    C’est l’occasion pour ce dernier d’exposer l’importance de se tourner vers Ariel, et non pas vers Caliban.

    Mais « Prospero » ne donne jamais de contenu à Ariel. Là est bien le « génie » de l’œuvre de José Enrique Rodó.

    Celui-ci ne dit pas qu’il faut tel ou tel idéal. Ce qu’il expose, c’est la nécessité permanente d’un idéal renouvelé.

    Ce qu’il explique, si on se fonde sur le matérialisme dialectique, c’est que le seul moyen de disposer réellement d’une « nation » et d’un « peuple » dans le cadre les nouveaux pays d’Amérique latine, c’est de renouveler l’idéalisme à chaque génération.

    Normalement, ce qu’on peut appeler la vie spirituelle d’un peuple – mais l’expression est idéaliste – est le fruit du peuple lui-même, à travers l’Histoire.

    Comme ici on n’a pas de peuple, il faut forcer la production, il faut relancer un processus à chaque génération.

    On est dans la constitution artificielle, à intervalles réguliers, d’un pays, par une mobilisation idéologique idéaliste.

    On lit la chose suivante dans Ariel :

    « Aucun spectacle ne saurait mieux captiver simultanément l’intérêt du penseur et l’enthousiasme de l’artiste que celui offert par une génération humaine en marche vers l’avenir, vibrante d’impatience d’agir, la tête haute, le sourire empli d’un mépris hautain pour la désillusion, l’âme emplie de mirages doux et lointains qui déversent de mystérieux stimuli, telles les visions de Cipango [le Japon présenté comme une « île riche en or, perles et pierres précieuses » par Marco Polo et que Christophe Colomb espérait trouver] et d’Eldorado [contrée mythique « dorée »] dans les chroniques héroïques des conquistadors. »

    Cela peut sembler abstrait. Néanmoins, si on regarde les pays latino-américains, on voit que c’est bien ce qui se passe. Il y a tout le temps l’idée d’établir un « projet national », de produire un engouement faisant passer un cap au pays.

    Ceux qui sont élus à la présidence ou au gouvernement dans les pays latino-américains ne disent pas qu’ils vont mieux gouverner, faire les choses bien, etc. ; ce qu’ils disent toujours, c’est qu’ils vont révolutionner l’état d’esprit du pays, faire des réformes de structure, faire passer enfin un cap au pays, etc.

    En ce sens, Ariel est le manuel machiavélique du renouvellement idéologique permanent d’États latino-américains construits par en haut.

    C’est littéralement l’expression idéologique d’une élite parasitaire qui cherche à se faire passer pour une bourgeoisie au sens historique du terme.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • L’origine du culte de Simón Bolívar : Francisco de Miranda

    Le culte de Simón Bolívar ne date pas d’après sa mort, c’est un aspect essentiel de la question du nationalisme latino-américain.

    Simón Bolívar a été porté aux nues par les élites criollos en raison de l’échec de Francisco de Miranda ; afin de compenser cet échec, il a fallu un symbole jusqu’au-boutiste.

    C’est que les élites criollos n’allaient pas se lancer de gaieté de cœur dans un affrontement avec la métropole espagnole, alors qu’elles étaient privilégiées.

    Rien ne les forçait à se mettre en jeu de manière politique et militaire.

    On ne parle pas ici d’une classe, comme la bourgeoisie, le prolétariat, l’aristocratie ; on parle de couches parasitaires utilisées par la monarchie espagnole pour utiliser les colonies.

    Car contrairement aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, la monarchie espagnole n’a jamais su faire autre chose que parasiter, sans apporter jamais de développement capitaliste.

    Les criollos naissent comme parasites et cherchent à maintenir leur position ; ce sont des hommes façonnés par le patriarcat, habitués à mépriser complètement ceux en dessous d’eux, et à se faire rabaisser par les Espagnols venus de la métropole, les « péninsulaires ».

    Bons du trésor des États-Unis du Vénézuela, 1811

    C’est pourquoi il y aura chez les criollos, forcément, certains éléments à l’esprit aventurier, prêts à chercher à rejouer le coup des conquistadors, s’éloignant d’une majorité bien plus craintive et attentiste.

    Il y a également l’attraction pour le capitalisme qui joue, avec des éléments pré-bourgeois ou bourgeois prêts à se lancer dans la grande aventure de l’accumulation du capital.

    C’est là où intervient Francisco de Miranda. Venu d’une famille qui s’était enrichie à Caracas, il a rejoint l’armée espagnole et à ce titre combattu les Britanniques aux côtés des indépendantistes fondant les États-Unis d’Amérique.

    Il a rompu avec l’Espagne pour diverses raisons personnelles et s’en est allé aux États-Unis, puis en Europe dans de nombreux pays ; il fait alors partie des « élites » et à ce titre a même rencontré Catherine II de Russie.

    En France, il participa dans le contexte révolutionnaire à la bataille de Valmy (il a son nom gravé sous l’Arc de triomphe de l’Étoile), puis essaya de convaincre les Britanniques d’un plan pour chasser les Espagnols d’Amérique.

    François Miranda, général de division à l’armée du Nord en 1792, Georges Rouget, 1835,

    Le projet ayant échoué, il proposa la même chose au président américain Thomas Jefferson et son secrétaire d’État James Madison, qui fournirent un appui financier et logistique.

    Francisco de Miranda recruta alors des mercenaires, toutefois l’entreprise fut un échec.

    C’est qu’on avait là des projets artificiels, fruit de tentatives somme toute féodales de s’approprier le pouvoir au moyen d’une collusion avec une puissance ennemie de celle dominante.

    Survint alors l’invasion de l’Espagne par Napoléon. Les élites criollos virent la situation comme un bon prétexte pour acquérir davantage d’influence.

    Elles prirent l’initiative de rejeter le nouveau capitaine général du Venezuela, Vicente Emparan.

    Celui-ci avait été nommé par le roi Joseph Ier, frère de Napoléon Bonaparte, placé sur le trône d’Espagne à la place de Ferdinand VII.

    C’est donc par « fidélité » au roi face à l’usurpateur que les élites criollos remirent en cause le rapport à la métropole espagnole.

    Francisco de Miranda fit alors office d’aiguillon en faveur de l’indépendance, alors que la « Confédération américaine du Venezuela » fut officialisée en 1811.

    Francisco de Miranda salué lors de son arrivée à La Guaira,
    lavis de Johann Moritz Rugendas, vers 1840

    Francisco de Miranda avait l’appui des États-Unis, ainsi que du Royaume-Uni.

    Les choses fonctionnèrent suffisamment pour qu’en 1812 il soit nommé « Dictador Plenipotenciario y Jefe Supremo de los Estados de Venezuela » par le Congrès vénézuélien.

    Il fut cependant nommé alors qu’un terrible tremblement de terre avait pratiquement détruit Caracas, et que l’intervention espagnole dirigée par Domingo Monteverde était un grand succès.

    Il capitula alors très rapidement devant l’Espagne et chercha à s’enfuir avec l’aide des Britanniques.

    Simón Bolívar intervint toutefois, l’arrêta et le remit aux Espagnols, recevant en échange un passeport pour s’enfuir, qu’il aurait eu de toute manière en raison de l’amnistie.

    Cet événement historique est considéré comme étrange.

    Pourquoi, malgré la défaite, Francisco de Miranda a-t-il capitulé aussi facilement, alors qu’il avait comme ambition l’établissement d’une « Colombie » unissant tous les pays latino-américains, du futur Mexique au futur Chili, sous l’égide d’une famille impériale ?

    Francisco de Miranda avait écrit des projets et des essais, réalisé des cartes ; il parlait espagnol, allemand, français, anglais, italien… et lisait le latin et le grec. Il avait une immense ambition.

    Pourquoi a-t-il accepté une reddition négociée ?

    Quoi qu’il en soit, il mourut en prison, dans des conditions terribles, en Espagne ; Simón Bolívar devint alors un mythe, en contrepoint de Francisco de Miranda.

    Miranda en La Carraca, peinture d’Arturo Michelena (1896)

    En effet, Simón Bolívar a porté la ligne jusqu’au-boutiste en livrant Francisco de Miranda le « traître ». Une année après, en 1813, il réalisa la « Campagne Admirable » battant les troupes de Domingo Monteverde.

    Et la même année, il publia le « Décret de guerre à mort », qui appelait à mettre à mort les Espagnols, en posant une opposition absolue entre Américains et Espagnols.

    C’est bien entendu une fiction, puisque les « Américains » sont eux-mêmes des Espagnols, et le « Décret de guerre à mort » a comme seul but de masquer une logique de guerre de factions derrière une prétendue opposition « nationale », sur une base jusqu’au-boutiste du point de vue des criollos.

    Mais voilà en tout cas pourquoi Simón Bolívar a été transformé en mythe. Il est l’outil pour assumer la ligne indépendantiste, initialement représentée par Francisco de Miranda.

    Celui-ci ayant cessé le combat, dont la nature était de toute façon artificielle, il fallait un nouveau levier idéologique pour la démarche féodale de prise totale de commande de l’administration.

    Portrait de Simón Bolívar par Arturo Michelena :
    El Libertador en traje de campaña (1895)

    Simón Bolívar a été utilisé comme porteur de l’idéologie de la rupture totale avec l’Espagne de la part des criollos ; il symbolise dès son vivant, de manière « incarnée », l’idée d’aller jusqu’au bout.

    La construction idéologique est une tautologie : Simón Bolívar se bat pour l’indépendance du pays, c’est donc qu’il y a un pays et une indépendance nécessaire.

    Et inversement, s’il y a une indépendance à obtenir pour le pays, alors il y a Simón Bolívar.

    Si on regarde bien, on a exactement la même chose avec Fidel Castro, qui a fait passer Cuba d’une domination américaine à une domination de la part du social-impérialisme soviétique, tout en lançant le slogan « la patrie ou la mort ».

    L’assimilation Cuba – Fidel Castro fut toujours une constante de la part du régime cubain et l’incarnation nationale par le « caudillo » une tendance idéologique traditionnelle en Amérique latine.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • En Amérique latine, « gouverner c’est peupler »

    Avec la hacienda et sa dimension militaire sur le plan idéologique, avec sa démarche de commandement et de contrôle, on a le socle du féodalisme latino-américain.

    Et on l’aura compris : Ariel est un appel anti-démocratique où une élite doit être présente justement pour posséder la direction.

    Mais que doit faire cette élite ? Il faut, en effet, bien avoir quelque chose à commander et à contrôler.

    C’est la raison pour laquelle, dans l’œuvre, José Enrique Rodó fait référence au théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi, qui vécut la majeure partie de sa vie en exil en Uruguay et au Chili.

    Il ne le nomme pas, le désignant sous l’expression « un illustre publiciste ».

    Mais il s’ensuit une longue analyse d’un point de vue très connu de celui-ci, qu’on trouve dans Bases y puntos de partida para la organización política de la República Argentina, publié en 1852.

    Ce point de vue, c’est qu’en Amérique, gouverner revient à peupler.

    Juan Bautista Alberdi

    Il n’y a rien à contrôler et à commander ? Alors il faut soi-même mettre en place cela. Il faut fonder le pays par en haut.

    Dans une précision visant à expliciter son point de vue, Juan Bautista Alberdi dit la chose suivante :

    « Puisque la maxime de mon livre BASES, selon laquelle, en Amérique, gouverner, c’est peupler, est constamment mentionnée sous mon nom, je suis obligé de l’expliquer afin d’éviter d’avoir à répondre de significations et d’applications qui, loin d’émaner de cette maxime, s’opposent à son sens et le compromettent, ou, pire encore, compromettent la population de l’Amérique du Sud.

    Gouverner, c’est peupler, au sens où peupler, c’est éduquer, améliorer, civiliser, enrichir et agrandir spontanément et rapidement, comme cela s’est produit aux États-Unis.

    Mais pour civiliser par la population, il est nécessaire de le faire avec des populations civilisées ; pour éduquer notre Amérique à la liberté et à l’industrie, il est nécessaire de la peupler avec des populations venues d’Europe, les plus avancées en matière de liberté et d’industrie, comme c’est le cas aux États-Unis.

    Les États-Unis sont peut-être tout à fait capables de faire d’un immigrant abject et servile un bon citoyen libre, simplement grâce à la pression naturelle exercée par leur liberté, tant la loi du pays est forte et débridée, sans que personne ne pense qu’il puisse en être autrement.

    Mais la liberté qui se fait passer pour américaine est plus européenne et étrangère qu’il n’y paraît. Les États-Unis sont la tradition américaine des trois Royaumes-Unies : Angleterre, Irlande et Écosse.

    Le citoyen libre des États-Unis est souvent la transformation du sujet libre de l’Angleterre libre, de la Suisse libre, de la Belgique libre, de la Hollande libre et de l’Allemagne sage et travailleuse.

    Si la population de six millions d’Anglo-Américains, avec laquelle la République des États-Unis a débuté, au lieu d’être augmentée par des immigrants venus d’Europe libre et civilisée, avait été peuplée de Chinois, d’Indiens d’Asie, d’Africains ou d’Ottomans, serait-elle le même pays d’hommes libres qu’aujourd’hui ?

    Il n’existe pas de pays si favorisé qu’il puisse, par sa propre vertu, transformer l’ivraie en blé. Du bon blé peut pousser à partir d’un mauvais blé, mais pas d’orge.

    Gouverner, c’est peupler, mais sans oublier que peupler peut signifier empester, brutaliser, asservir, selon que la population transplantée ou immigrée, au lieu d’être civilisée, est arriérée, pauvre ou corrompue.

    Pourquoi est-il surprenant que, dans ce cas précis, certains aient pensé que gouverner, c’est, à plus forte raison, dépeupler ? (…)

    Gouverner, c’est bien peupler ; mais peupler est une science, et cette science n’est autre que l’économie politique, qui considère la population comme un instrument de richesse et un facteur de prospérité.

    L’art de peupler consiste essentiellement à répartir la population. Parfois, l’accroître excessivement est contraire à la notion de peuplement : cela revient à diminuer et à ruiner la population du pays. »

    Ce point de vue reflète la hantise des criollos de se faire déborder par les masses populaires métis et autochtones. Juan Bautista Alberdi va même jusqu’à valider les thèses génocidaires, bien qu’il pense que c’est secondaire par rapport à la question du peuplement par des Européens.

    On ne saurait omettre cette question génocidaire. Il est difficile de savoir combien il y avait de personnes sur le continent américain avant 1492 ; les estimations actuelles sont d’environ 50 millions de personnes.

    La moitié vivait dans la zone mésoaméricaine (grosso modo le Mexique actuel), un quart dans l’empire inca. L’importance de ces deux zones tient à ce qu’elles étaient les plus développées historiquement.

    Et il est vrai que ce sont les maladies venues d’Europe qui ont le plus semé la mort dans les populations autochtones, très rapidement, à hauteur de 90 %.

    Mais les massacres de population pour s’approprier les terres furent une réalité de l’Amérique du Nord à la Terre de Feu.

    Page de titre de La Primera y Nueva Corónica y el buen Gobierno (1615, de Guaman Poma de Ayala, un chroniqueur quechua de la colonisation espagnole

    Ce qu’on appelle colonisation, dans les faits, c’est bien plutôt le mode de production féodal et le mode de production capitaliste qui se déversent sur l’Amérique, avec des nuances selon les régions.

    Cela explique justement la raison pour laquelle les États-Unis « modernes » ont pu utiliser l’esclavagisme : on est dans une conquête territoriale, dans un étalement patriarcal, combinant les formes qui ainsi se chevauchent.

    Les criollos aimeraient bien pousser à l’extrême la démarche.

    Dans les pays d’Amérique latine, la démarche est donc unilatérale, elle se produit toujours par en haut, avec la volonté de « construire » un pays, de manière guidée à chaque étape.

    C’est le sens du mot d’ordre « gouverner, c’est peupler » de Juan Bautista Alberdi.

    Cette conception de « gouverner » relève d’une logique coloniale-féodale, maquillée derrière le libéralisme républicain et la mise en place d’un pays moderne.

    Et c’est là une nouvelle clef que nous découvrons.

    Le féodalisme en Amérique latine n’est pas seulement celui des haciendas.

    Il y a un second féodalisme : celui des criollos des villes. Leur domination politique est de nature féodale, leur rôle économique commercial est immédiatement bureaucratique et monopolistique.

    Il n’y a pas, comme dans d’autres parties du monde, des campagnes féodales et des villes avec des commerçants qui acceptent de devenir les intermédiaires pour les capitalistes d’Europe et des États-Unis.

    Il y a en Amérique latine des campagnes féodales et des villes nées de la colonisation où dominent des féodaux qui ont élargi leur champ d’activité dans un sens commercial et capitaliste.

    Si on doit chercher une comparaison historique, on la trouvera chez les junkers de la Prusse.

    Il y a ainsi deux féodalismes : celui des campagnes et celui des villes.

    Dans les campagnes, le féodalisme est grosso modo celui des seigneurs du moyen-âge ; dans les villes, grosso modo, pour donner une image, le féodalisme est celui des barons, comtes, marquis et ducs de l’appareil d’État développé d’une monarchie féodale tendant à être absolue.

    Sauf qu’il n’y a justement pas de monarchie absolue ! Il en faut alors une, au moins virtuelle : c’est l’Amérique latine comme mythe.

    Et chaque pays d’Amérique latine devient ainsi un territoire où l’élite féodale se charge de mettre en place sa propre réalité, au moyen de « décisions ».

    C’est littéralement ce que dit José Enrique Rodó lorsqu’il aborde le point de vue de Juan Bautista Alberdi.

    « Le besoin suprême de combler le vide moral du désert a jadis conduit un illustre publiciste à dire qu’en Amérique, gouverner, c’est peupler.

    Mais cette célèbre formule contient une vérité dont il faut se garder d’une interprétation étroite, car elle conduirait à attribuer une efficacité civilisatrice inconditionnelle à la valeur quantitative de la foule.

    Gouverner, c’est peupler, assimiler d’abord ; éduquer et sélectionner ensuite.

    Si l’émergence et l’épanouissement dans la société des activités humaines les plus élevées, celles qui déterminent la haute culture, exigent comme condition indispensable l’existence d’une population nombreuse et dense, c’est précisément parce que cette importance quantitative de la population, donnant lieu à la division du travail la plus complète, rend possible la formation d’éléments dirigeants puissants qui imposent efficacement la domination de la qualité sur le nombre.

    La foule, la masse anonyme, n’est rien en soi. La multitude sera un instrument de barbarie ou de civilisation, selon qu’elle manque ou non du coefficient d’une haute direction morale.

    Il y a une vérité profonde au cœur du paradoxe d’Emerson [philosophe idéaliste et spiritualiste des États-Unis], qui exige que chaque pays du monde soit jugé à l’aune de la minorité et non de la majorité de ses habitants.

    La civilisation d’un peuple tire son caractère non des manifestations de sa prospérité ou de sa grandeur matérielle, mais des manières supérieures de penser et de sentir qui sont possibles en son sein ; et [le Français Auguste] Comte avait déjà observé, pour montrer comment, en matière d’intellect, de moralité et de sentiment, il serait insensé de prétendre que la qualité puisse de toute façon être remplacée par le nombre, que ni l’accumulation de nombreux esprits vulgaires ne produira jamais l’équivalent d’un cerveau de génie, ni l’accumulation de nombreuses vertus médiocres l’équivalent d’un trait d’abnégation ou d’héroïsme.

    En instituant l’universalité et l’égalité des droits, notre démocratie consacrerait donc l’ignoble prédominance du nombre, si elle ne prenait soin de tenir très haut la notion de la légitime supériorité humaine, et de faire de l’autorité liée au vote populaire, non l’expression du sophisme de l’égalité absolue, mais, selon les mots que je me souviens d’un jeune publiciste français, « la consécration de la hiérarchie, émanée de la liberté ».

    L’opposition entre le régime démocratique et la haute vie spirituelle est une réalité fatale lorsque ce régime signifie le mépris des inégalités légitimes et la substitution de la foi en l’héroïsme – au sens de Carlyle – à une conception mécanique du gouvernement.

    Tout ce qui, dans la civilisation, est plus qu’un élément de supériorité matérielle et de prospérité économique constitue un soulagement qui s’aplatit vite lorsque l’autorité morale appartient à l’esprit de médiocrité. »

    L’appel à une élite qui « porte » le projet national est la base même de tous les régimes latino-américains réactionnaires, qui immanquablement basculent dans la démesure.

    Mais il faut expliciter ici le rôle idéologique de Simón Bolívar comme symbole de l’Amérique latine unifiée pour cerner la profondeur de cette fiction.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La hacienda

    En Amérique, pour la colonisation, tout part des conquistadors, qui viennent d’Espagne, au début du 16e siècle ; ils sont chrétiens et rejettent l’esclavage.

    Néanmoins, ils sont d’esprit militariste, car l’Espagne féodale a combattu pendant des siècles l’invasion arabo-musulmane.

    Lorsque les conquistadors arrivent à ce qui deviendra le Mexique et le Pérou, ils font face à d’autres hommes en armes.

    Dans la zone mexicaine, l’empire aztèque dominait ; ce n’était en fait pas un empire, mais une triple alliance des Mexicas, des Acolhuas et des Tépanèques, pratiquant une domination esclavagiste, exigeant des tributs des zones dominées.

    Dans la zone péruvienne, l’empire inca dominait, pareillement comme aboutissement d’affrontements entre des forces esclavagistes, mais de manière bien plus uniforme.

    Le maillage des routes de l’empire inca (Manco Capac, wikipédia)

    L’empire mexicain s’effondra en 1521, l’empire inca en 1532. Les conquistadors furent totalement victorieux et on pourrait penser qu’ils instaureraient le féodalisme. Cependant, l’Espagne était loin et eux, des hommes en armes, pouvant grosso modo faire ce qu’ils voulaient.

    Ils ont donc adopté un mode de vie empruntant beaucoup à l’esclavagisme. Ils ont considéré les femmes comme des objets, ils ont asservi des gens pour les faire travailler au maximum à leur service.

    Tout cela fut formalisé par les « encomiendas », lieux où des gens étaient confiés (« encomendados »).

    Ces gens confiés sont des indigènes réduits à l’esclavage, devant travailler pour le responsable des encomiendas, choisi par les dirigeants conquistadors Hernán Cortés et Francisco Pizarro.

    Encomienda dans le Tucumán en Argentine

    On est là dans une appropriation militaire par des hommes en armes qui viennent d’Espagne féodale, mais qui décident d’instaurer un système qui ramène en arrière historiquement. C’est la situation qui provoquait cela : l’Amérique vivait à l’époque de l’esclavagisme avant la colonisation.

    Reste que tout cela n’arrangeait pas du tout l’Espagne féodale. Elle considérait que c’est elle qui devait profiter de la situation, pas les conquistadors. Et ces derniers commencèrent même à s’affronter militairement au Pérou, afin de prendre le dessus les uns sur les autres.

    Quant au Mexique, les maladies apportées par les Européens décimèrent la population autochtone, qui passa rapidement de 26 millions à 1 million de personnes. Toute perspective esclavagiste de la part des conquistadors devenait impossible à mettre en œuvre.

    Un autochtone subissant les mauvais traitements de son encomendero, dans le Codex Tepetlaoztoc.

    C’est alors que la monarchie espagnole décida d’instaurer le féodalisme. Elle posa un cadre général du féodalisme, d’une part, elle mit en place des structures féodales pour le soutenir, d’autre part.

    La vice-royauté de Nouvelle-Espagne fut fondée en 1535 (avec le Mexique et ce qui deviendra une large partie du sud des futurs États-Unis d’Amérique), la vice-royauté du Pérou en 1542 (avec le Pérou, l’Équateur, la Bolivie et le nord du Chili).

    La Capitainerie générale du Guatemala fut fondée en 1542 (avec le Guatemala, le Belize, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua, le Costa Rica et l’État Mexicain du Chiapas).

    De son côté, le Portugal mit en place, en 1530, la vice-royauté du Brésil.

    Mais l’Espagne eut du mal à gérer les vice-royautés et procéda à un nouveau découpage.

    Cela donna naissance à la vice-royauté de Nouvelle-Grenade en 1717 (avec la Colombie, l’Équateur, le Panama, le Venezuela dont le Guyana et Trinité-et-Tobago), la vice-royauté du Río de la Plata en 1776 (grosso modo l’Argentine, le Chili, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay).

    Voilà pour le cadre, où l’autorité de la monarchie espagnole était bien établie. Restait la question des structures féodales. C’est là qu’on trouve les fameuses haciendas.

    Elles sont permises par la monarchie espagnole, à partir de 1631, et consistent en l’acquisition de terres, toujours par des Espagnols ou des criollos, c’est-à-dire des Espagnols non métissés nés dans les vice-royautés.

    Ces haciendas avaient comme objectif de produire, le mot hacienda venant du verbe hacer, voulant dire « faire ». La hacienda, c’est la production de canne à sucre, de blé, de cacao, de tabac, d’indigo… qui accompagne l’élevage (chevaux, mules, ânes, vaches, chèvres, moutons, cochons).

    Jerarquía de una Hacienda, Antonio García Cubas, 1885

    Le modèle suit ici ce qui s’est passé en Espagne à la suite de la Reconquista, où la monarchie espagnole a offert des terres à des acteurs militaires de la guerre contre l’invasion arabe, avec comme but de relancer la production économique générale.

    Dans les vice-royautés, les haciendas fonctionnent en cercle fermé, même si elles tendent à exporter. Les haciendas sont autosuffisantes, avec une vaste propriété tenue par un propriétaire qui est seul maître en sa demeure.

    C’est donc l’arbitraire le plus total. Comme le formule le libéral mexicain Andrés Molina Enríquez au début du 20e siècle :

    « Dans les limites d’une hacienda, le maître exerce la domination absolue d’un seigneur féodal. Il ordonne, il crie, il frappe, il punit, il emprisonne, il viole les femmes et parfois même, il tue. »

    Les haciendas intègrent une population laborieuse paysanne (les « peones ») qui relève du servage en fin de compte, mais avec une tendance prononcée à l’esclavagisme, qui est contrecarrée par l’existence du pouvoir royal, de l’Église, de la résistance des Indigènes qui forment la base de la paysannerie.

    La logique est la suivante : la production agricole est gérée par les paysans eux-mêmes, qui sont littéralement extorqués d’une partie du fruit de leur travail, et qui en même temps doivent acheter à l’hacienda à des prix exorbitants l’alimentation et les vêtements.

    Et avec l’endettement de paysans, il y a la production d’esclaves qui travaillent dans des conditions absolument terribles. Les dettes étaient d’ailleurs héréditaires, afin de perpétuer le système.

    El Hacendero y su Mayordomo, par Carl Nebel, 1836

    La mise en avant de la religion catholique accompagne systématiquement l’existence de la hacienda ; contrairement aux conquistadors et aux encomiendas, il y a une place systématique accordée à l’évangélisation.

    Voilà comment le féodalisme a été instauré en Amérique latine. Cependant, on voit bien que c’est un processus artificiel.

    La féodalité correspond à une forme parasitaire où des aristocrates pompent les richesses des paysans.

    Mais il y a un long processus d’accumulation, de progrès qualitatif dans les campagnes, ce qui au fur et à mesure donne naissance aux villes.

    Avec les haciendas, c’est le contraire.

    Elles vivaient repliées sur elles-mêmes et leur seule perspective de progrès tenait dans un agrandissement, aux dépens des populations environnantes, voire d’autres haciendas, de villages, de villes.

    La féodalité européenne a renforcé les villages et donné naissance aux villes, alors que les haciendas les ont asphyxiées, voire détruites, afin de s’approprier des terres !

    C’est une féodalité sans progrès, avec une violence systématique à l’encontre de toute activité qui ne lui est pas directement subordonnée.

    Il n’y a aucune marge de manœuvre et la domination se perpétue.

    La hacienda de Xcanchakan au Mexique, gravure de Frederick Catherwood, 1843

    Au Mexique, au début du 20e siècle, les haciendas sont aux mains de 847 grands propriétaires qui possèdent 97 % des terres.

    Au Pérou, à la fin du 20e siècle, 3 % de grands propriétaires possèdent 77 % des terres, alors que la surface agricole a doublé entre 1972 et 1994.

    La hacienda est le dispositif colonial historique de l’Amérique latine, c’est un « lieu centralisé », une centrale de commandement multi-tâches.

    C’est le féodalisme à la latino-américaine, avec sa spécificité.

    Sa spécificité, c’est précisément le souci de commandement, dans une direction multi-tâches.

    C’est une logique d’officier militaire dans un milieu civil, avec le souci de diviser les tâches dans l’esprit d’une administration militaire.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • L’élitisme d’Ariel

    Ariel est une œuvre élitiste dans la forme, mais également dans le fond. Ses appels à maintenir une hiérarchie dans la société sont incessants ; toujours il est affirmé que seul ce principe de hiérarchie peut maintenir la civilisation.

    C’est le reflet de la situation des criollos. Mais que sont les criollos, une fois les pays d’Amérique latine devenus indépendants ?

    Ils ne le savent justement pas, car ils forment une couche sociale de type féodal, instaurée dans le cadre de la colonisation. Ils ne possèdent aucune identité historique ; ils sont là… parce qu’ils sont là. Ce sont de simples outils féodaux.

    D’où justement l’œuvre de José Enrique Rodó, qui va poser les définitions de l’idéologie « latino-américaine ». Mais une chose est claire, déjà, ce sont les criollos qui vont choisir, et ce, toujours !

    « De español é india produce mestizo »

    On a ici un aspect essentiel à comprendre pour l’Amérique latine, l’idéologie latino-américaine.

    On est dans le prolongement des conquistadors et de la logique qui veut que celui qui agit décide. D’où le fait d’agir perpétuellement, pour justifier qu’on est celui qui décide.

    Mais cet aspect est secondaire par rapport à la question de fond ici. Ariel exprime le refus de la démocratie de la part des criollos. C’est la grande raison de la peur des États-Unis.

    L’anti-impérialisme qu’on attribue à Ariel n’est pas présent dans l’œuvre, du moins certainement pas avec un contenu démocratique ; si les États-Unis sont rejetés comme modèle, c’est en raison de leur affirmation de la démocratie capitaliste, perçue comme une démocratie industrielle.

    José Enrique Rodó insiste du début à la fin de l’ouvrage là-dessus : il faut une élite spirituelle.

    « Mestizo, Mestiza, Mestizo« , fin du 18e siècle

    Cela représente l’idéologie des criollos qui sont des privilégiés, dans un cadre féodal. Même s’il y a du commerce et de la production capitaliste, les deux s’appuient sur de larges distorsions féodales, et se fondent de toutes manières sur la nature féodale de l’existence des criollos.

    On n’est pas dans un cadre concurrentiel, il n’y a pas de compétition, on a des monopoles et des parasitismes économiques à tous les niveaux, directs ou indirects.

    La critique que fait José Enrique Rodó de « l’utilitarisme » américain relève d’un anticapitalisme romantique au service de couches féodales.

    La dénonciation de la « médiocrité » culturelle du capitalisme sert à justifier l’existence de couches dominantes oisives mais esthétisantes.

    Et l’esthétique mise en avant est « latino-américaine », « hispano-américaine ».

    Ariel, au fond, promeut un anticapitalisme romantique comme on en trouvera par la suite dans l’Islam ou l’hindouisme, ou dans n’importe quel nationalisme : seule une aristocratie spirituelle porte des valeurs, le capitalisme nivelle par le bas, etc.

    Voici ce qu’on lit dans Ariel :

    « De l’esprit du christianisme naît le sentiment d’égalité, teinté d’un certain mépris ascétique pour la sélection spirituelle et la culture.

    De l’héritage des civilisations classiques naît le sens de l’ordre, de la hiérarchie, et le respect religieux du génie, teinté d’un certain dédain aristocratique pour les humbles et les faibles.

    L’avenir synthétisera ces deux suggestions du passé en une formule immortelle.

    La démocratie aura alors définitivement triomphé.

    Et elle qui, menacée par l’ignominie du nivellement par le haut, justifie les protestations colériques et l’amère mélancolie de ceux qui croyaient toute distinction intellectuelle, tout rêve artistique, toute délicatesse de vie sacrifiés à son triomphe, disposera, plus encore que les anciennes aristocraties, de garanties inviolables pour cultiver les fleurs de l’âme qui se fanent et périssent dans l’atmosphère de la vulgarité et parmi les impiétés du tumulte.

    La conception utilitariste, comme idée de la destinée humaine, et l’égalité dans la médiocrité, comme critère de proportion sociale, étroitement liées, constituent la formule de ce qu’on a souvent appelé en Europe l’esprit de l’américanisme.

    Il est impossible de méditer sur ces deux inspirations de conduite et de sociabilité, et de les comparer à leurs contraires, sans que cette association ne fasse constamment surgir l’image de cette démocratie formidable et féconde qui, au Nord [= aux États-Unis], déploie les manifestations de sa prospérité et de sa puissance, comme une preuve éclatante de l’efficacité de ses institutions et de l’orientation de ses idées.

    Si l’on a pu dire de l’utilitarisme qu’il est le verbe de l’esprit anglais, les États-Unis peuvent être considérés comme l’incarnation du verbe utilitaire.

    Et l’Évangile de ce verbe se répand partout en faveur des miracles matériels du triomphe.

    L’Amérique espagnole ne peut plus être entièrement décrite, à son égard, comme une terre de Gentils.

    La puissante fédération [que sont les États-Unis] opère une sorte de conquête morale parmi nous.

    L’admiration pour sa grandeur et sa force est un sentiment qui progresse à pas de géant dans l’esprit de nos dirigeants, et peut-être plus encore dans celui des masses, fascinées par l’impression de victoire.

    Et de l’admirer, on passe très facilement à l’imiter. Admiration et croyance sont désormais des modes passifs d’imitation pour le psychologue.

    « La tendance imitative de notre nature morale », disait [le journaliste et économiste anglais Walter] Bagehot, « trouve son siège dans cette partie de l’âme où réside la crédibilité. »

    Le bon sens et l’expérience suffiraient à eux seuls à établir cette relation simple. Nous imitons ceux dont nous croyons à la supériorité ou au prestige.

    Ainsi, la vision d’une Amérique délatinisée de son plein gré, sans le chantage de la conquête, puis régénérée à l’image et à la ressemblance de l’archétype du Nord, flotte déjà dans les rêves de beaucoup de personnes sincèrement intéressées par notre avenir, inspire le plaisir avec lequel elles formulent à chaque pas les parallèles les plus suggestifs, et se manifeste par de constantes résolutions d’innover et de réformer.

    Nous avons notre Nordomanie. Il faut lui opposer les limites que la raison et le sentiment indiquent simultanément. »

    Les États-Unis proposent un modèle de développement, que José Enrique Rodó réfute.

    Il attaque frontalement les libéraux, qui veulent un capitalisme par en bas ; il dit explicitement qu’il y a déjà des couches dominantes, qu’elles portent une culture à préserver, au nom de la civilisation.

    L’idéologie latino-américaine est ainsi le masque des criollos pour justifier leur existence historique.

    Cela peut sembler étonnant d’avoir un tel élitisme alors que les criollos sont présents dans les villes et les campagnes à la fois.

    La partie laïque-républicaine des villes ne devrait pas assumer un tel élitisme comme les catholiques-conservateurs des campagnes.

    Sauf que toute l’Amérique latine née de la colonisation est frappée du sceau de la féodalité la plus noire, façonnant les mentalités à la plus grande échelle, avec cette hantise typiquement latino-américaine d’être profiteur sans quoi c’est de soi-même dont il va être profité.

    Et l’horreur fondamentale, la cause de tous les soucis, c’est la hacienda.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Les indépendances par en haut des pays latino-américains (Simón Bolívar)

    Au moment de leurs indépendances, les pays latino-américains ont un point commun fondamental. Dans les campagnes, ce sont les grands propriétaires terriens qui prédominent ; dans les villes, on a aux commandes une administration coloniale et des grands commerçants.

    Bien entendu, il y a interpénétration sociale et familiale de ces deux couches dominantes, toutes d’origine espagnole (les criollos ou créoles) ou directement espagnole (les peninsulares ou péninsulaires).

    Les criollos et les peninsulares  dans la Nueva corónica y buen gobierno, Felipe Guamán Poma de Ayala, 1615

    L’hégémonie revient, en dernière mesure, toujours aux péninsulaires ; les vice-rois sont ainsi toujours des péninsulaires et ces derniers n’hésitent pas à mépriser les criollos qui, même s’ils sont ethniquement espagnols, n’ont pas été façonnés culturellement en métropole.

    Face à eux, on a les masses elles-mêmes, opprimées et exploitées à très grande échelle, dans le cadre d’un système parfois esclavagiste, parfois féodal, le plus souvent au croisement des deux.

    Au début du 19e siècle, dans les zones américaines qui étaient des possessions espagnoles, on trouvait 17 millions de personnes, dont trois millions de criollos et 150 000 peninsulares.

    On imagine très bien la situation hiérarchique, pyramidale, et naturellement la monarchie espagnole veillait à ses intérêts propres, en étroit partenariat avec l’Église catholique.

    Les colonies espagnoles en Amérique n’avaient pas le droit de produire des tissus, de la vaisselle, des armes, du vin, de l’huile d’olive ; le commerce entre elles était inexistant. Il y avait des impôts laïcs et ecclésiastiques sur à peu près tout : le transport des marchandises, les fenêtres, les portes, les fêtes, les danses, les naissances et les décès, etc.

    Les criollos étaient donc à la fois l’élite des colonies, et en même temps une force considérée comme d’appoint par la monarchie espagnole ; il existait une réelle contradiction.

    Tout changea alors en raison de l’invasion napoléonienne de l’Espagne ; devant s’organiser d’elles-mêmes en raison du lien interrompu avec la métropole, les élites criollos gagnèrent en confiance quant à leurs propres forces. La situation ouvrit la boîte de Pandore des tendances opportunistes prêtes à secouer l’hégémonie de la monarchie espagnole, voire à aller jusqu’à se saisir du pouvoir.

    Car ce qu’on appelle « l’indépendance » n’a été rien d’autre qu’une prise de contrôle total de la gestion des différentes zones coloniales par l’administration coloniale et les élites criollos, en profitant des acquis de la colonisation, aux dépens des Espagnols sur place et de la monarchie espagnole.

    Les provinces espagnoles en Amérique en 1800

    L’indépendance n’a pas été portée par une bourgeoisie nationale qui, d’ailleurs, n’existait pas, ni par l’écrasante majorité des masses, notamment indigènes, qui se sont retrouvées asservies et marginalisées socialement par le processus de colonisation.

    Pour avoir la preuve de cela, il suffit de se tourner vers la principale figure de l’indépendance sur le continent américain : Simón Bolívar (1783-1830), issu d’une des plus riches des 658 familles de grands propriétaires terriens et planteurs.

    Simón Bolívar en 1812

    Un excellent exemple de son statut est que, envoyé en Europe comme tous les adolescents des grandes familles, Simón Bolívar joua au ballon avec le futur roi d’Espagne Ferdinand VII. C’est significatif quand on sait que, plus tard, Simón Bolívar va appeler à une « guerre jusqu’à la mort » contre tout ce qui est espagnol !

    Cette radicalité de Simón Bolívar n’exprimait rien d’autre que les intérêts des criollos, et c’est en ce sens qu’il œuvra à l’indépendance de la Bolivie (qui lui doit son nom), de la Colombie, de l’Équateur, du Panama, du Pérou et du Venezuela.

    Il mit également en place la « Grande Colombie » et espérait unifier tous les pays latino-américains.

    La grande Colombie

    Il est très important de saisir la signification de cette tentative. Elle révèle l’absence de caractère national aux indépendances ; tant les frontières que les définitions même de la nation sont élaborées artificiellement.

    Les élites criollos dominaient de manière féodale, leur vision du monde était féodale et leur conception « latino-américaine » des choses n’était que le reflet de leur espoir de réaliser un empire.

    On a de la chance de disposer d’une biographie de Simón Bolívar par Karl Marx ; cela consiste en un article pour la New American Cyclopædia, une encyclopédie américaine en seize volumes, publiée de 1857 à 1866.

    Cela coûta beaucoup d’efforts à Karl Marx, comme il l’expliqua à Friedrich Engels dans une lettre du 14 février 1858. Il s’y plaint d’avoir été réprimandé pour avoir dénoncé Simón Bolívar de manière agressive, et on sait comment Karl Marx pouvait être caustique quand il s’y mettait.

    « Au mieux, je ne pourrai rien tirer de plus de la Tribune contre les articles que j’ai envoyés tant que l’affaire avec Appleton [qui publie la New American Cyclopædia] ne sera pas RÉGLÉE.

    Mon estimation de la valeur des derniers biens qui lui ont été expédiés était très erronée.

    De plus, un article assez long sur « Bolívar » a suscité des objections de la part de Dan [= Charles Anderson Dana, l’un des deux principaux responsables de la New American Cyclopædia], car, disait-il, il était écrit dans un style partisan, et il m’a demandé de citer mes autorités.

    Je peux bien sûr le faire, bien que ce soit une exigence singulière.

    Concernant le style partisan, il est vrai que je me suis quelque peu éloigné du ton d’une encyclopédie.

    Voir le plus ignoble, le plus misérable et le plus vil des canailles décrit comme Napoléon Ier, c’était tout à fait excessif.

    Bolívar est un véritable Soulouque. »

    Il est ici fait référence à Faustin Soulouque (1782-1867) qui participa à la guerre d’indépendance de Haïti, pour en devenir le président à vie puis l’empereur, dans le cadre de l’instauration d’une nouvelle classe dominante.

    De fait, même améliorée, la biographie de Simón Bolívar par Karl Marx pour la New American Cyclopædia est un véritable jeu de massacre.

    Il faut dire que Simón Bolívar « debout dans un char triomphal tiré par douze jeunes femmes des familles les plus nobles de Caracas » ne pouvait que faire bouillir le sang de Karl Marx.

    Simón Bolívar lors de la Bataille de Junín de 1824, par  Martín Tovar y Tovar en 1895

    Simón Bolívar n’est nullement une grande figure libératrice, un Libertador ; c’est l’un des protagonistes du coup de force mené par les élites criollos à l’occasion de l’affaiblissement général de la monarchie espagnole en raison de l’invasion napoléonienne.

    Cette dimension élitiste est tellement vraie qu’on a l’exemple de José Tomás Boves.

    Celui-ci fut rejeté des indépendantistes au Venezuela car venant des couches de cowboys, devint un commandant pro-espagnol massacrant cruellement avec ses troupes surnommées les « légions infernales » et largement composées d’indigènes, de métis et de noirs anciennement esclaves.

    On notera d’ailleurs que la ligne de la monarchie espagnole était celle du massacre, visant notamment les couches les plus éduquées des criollos, avec de terribles bains de sang (prisonniers écorchés vifs, forcés à danser sur du verre brisé, cousus vivants ensemble, coupés en morceaux étalés sur les murs des villes, etc.).

    Et c’est là qu’on voit que Simón Bolívar, pour faire triompher sa « cause », a recruté… des milliers de vétérans européens comme mercenaires, ce qui a donné naissance à une Légion britannique (avec deux légions britanniques et une légion irlandaise).

    Il faut ajouter à cela l’aide navale et l’expertise militaire fournies par le Royaume-Uni aux indépendantistes.

    Il n’y a donc nulle part une révolution populaire et une mobilisation de masse. Les pays latino-américains sont parvenus à l’indépendance par en haut, avec un mouvement d’une minorité du pays formant une « élite » coupant ses liens avec la métropole espagnole.

    Et cette minorité était de nature féodale, d’où sa tentative « latino-américaine » d’établir un empire, et d’où sa vision « élitiste » du monde.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Le cosmopolitisme d’Ariel, une œuvre d’érudit

    Pour bien comprendre comment Ariel est le produit d’une construction idéologique, regardons à qui José Enrique Rodó fait référence. C’est qu’il serait totalement erroné de s’imaginer qu’Ariel est une œuvre à portée politique, dénonçant frontalement les États-Unis.

    Ce n’est pas du tout le cas. Ariel est une œuvre d’esthète intellectuel, fourmillant de références artistiques-littéraires, morales-philosophiques, spirituelles-politiques, éducatives-poétiques.

    C’est donc une œuvre très bien écrite, avec des envolées lyriques (savamment orchestrées bien que souvent pompeuses et parfois sans fin), qui puise très largement dans le style émotif et plein d’envergure humaine du romantisme allemand dans sa démarche.

    Toutefois, et là on sort totalement du cadre du romantisme allemand bourgeois pour rejoindre le style aristocratique espagnol, cette démarche s’accompagne d’un élitisme brutal, affirmé de manière triomphale.

    Cet aspect l’emporte dans l’écriture, dans la mesure où on retrouve un foisonnement de références, un choix pleinement assumé par José Enrique Rodó qui justifie la moindre idée exposée en s’appuyant sur un auteur bien précis.

    Cela ne veut pas dire qu’il explicite le propos pour autant. Lorsque José Enrique Rodó mentionne des auteurs, il le fait en passant, pour illustrer un argument ou faire référence à un aspect qu’il souligne.

    Il s’attend à ce que le lecteur sache de quoi il parle, ou dispose au moins de suffisamment de connaissances à ce sujet pour ne pas perdre le fil.

    Cela rend la lecture très difficile. Pour parvenir à suivre José Enrique Rodó, il faut être un lettré en général, et au courant de toute la scène intellectuelle française des quarante dernières années en particulier.

    Car pour se justifier intellectuellement, José Enrique Rodó fait appel en masse à la pensée bourgeoise française dominante de la fin du 19e siècle : celle du psychologisme, du naturalisme, de la sociologie, de l’esprit fin de siècle, du décadentisme.

    Tout cela fait beaucoup. Ariel a pourtant une œuvre très bien comprise, car José Enrique Rodó s’adresse à des équivalents de lui-même, à savoir l’élite des criollos, celle qui voyage en Europe durant sa jeunesse, qui parle plusieurs langues, est hautement éduquée et maniérée, tout à fait au courant des nouveautés littéraires et intellectuelles.

    Et l’impact immédiat du livre à travers tous les pays latino-américains montre bien que le public trouvé consiste en une couche parasitaire cosmopolite flottant au-dessus des sociétés concernées.

    Voici les auteurs mentionnés dans Ariel, qui pour la plupart relèvent de la seconde partie du 19e siècle. On trouve :

    – le philosophe de l’antiquité grecque à la base de la tradition de l’idéalisme, Platon ;

    – le dramaturge de la Rome antique Térence ;

    l’auteur et homme politique de la Rome antique Cicéron ;

    le poète de la Rome antique Horace ;

    – les philosophes stoïciens de la Grèce antique Cléanthe et Zénon de Citium ;

    l’auteur médiéval de L’Imitation de Jésus-Christ : Thomas a Kempis ;

    l’humaniste français Montaigne ;

    le mathématicien et philosophe (catholique « ultra ») Blaise Pascal ;

    le poète royaliste de la révolution française André Chénier ;

    – le penseur français du droit de l’époque des Lumières Jean-Jacques Rousseau ;

    – le philosophe français des Lumières Claude-Adrien Helvétius ;

    – le philosophe allemand réfléchissant sur l’éthique, Emmanuel Kant ;

    – le philosophe allemand hégélien Karl Rosenkranz ;

    – l’historien français (très apprécié par Nietzsche) Hippolyte Taine ;

    – l’historien français (très tourné vers la notion d’esprit) Ernest Renan ;

    – le sociologue et psychologue français Gabriel Tarde ;

    – le juriste du Collège de France, fondateur de la Société de législation comparée, à l’origine de l’idée de statue de la liberté offerte aux États-Unis et auteur du roman à succès Paris en Amérique (35 éditions en français et 8 en anglais) Edouard Laboulaye ;

    – l’économiste français Michel Chevalier ;

    – le philosophe français Alexis de Tocqueville ;

    – le philosophe allemand décadentiste Nietzsche ;

    – le philosophe français (considéré comme le « Nietzsche français ») Jean-Marie Guyau ;

    – le dramaturge norvégien Henrik Ibsen ;

    – le philosophe allemand pessimiste et théoricien de l’inconscient Karl Robert Eduard von Hartmann ;

    – l’homme de lettres français Philarète-Chasles ;

    – l’écrivain décadentiste français (auteur de À rebours) Joris-Karl Huysmans ;

    – le poète pré-décadentiste français Charles Baudelaire ;

    – l’auteur du roman Le Disciple (qui accuse la science d’avoir remplacé la religion sans apporter de dimension éthique) Paul Bourget ;

    – les deux principaux écrivains allemands romantiques, qui ont notamment travaillé sur le rapport entre l’éducation et l’esthétique, Friedrich Schiller et Johann Wolfgang von Goethe ;

    – le poète romantique allemand Ludwig Uhland ;

    – l’écrivain romantique réactionnaire puis républicain social français Victor Hugo ;

    – le poète post-romantique français (et dans le prolongement de Victor Hugo) Leconte de Lisle ;

    – l’écrivain et homme politique français Edgar Quinet ;

    – l’écrivain et archéologue français Gaston Deschamps ;

    – l’auteur spiritualiste français Henri Bérenger ;

    – l’auteur pré-transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : William Ellery Channing ;

    – l’écrivain romantique américain présenté comme une anomalie dans son pays : Edgar Allan Poe ;

    – l’écrivain transcendentaliste américain présenté comme une anomalie dans son pays : Ralph Waldo Emerson ;

    – le philosophe américain théorisant la notion d’évolution sur la base du darwinisme social : Herbert Spencer ;

    – le philosophe français du positivisme Auguste Comte ;

    – le théoricien de l’art français d’origine polonaise et figure du symbolisme Théodore de Wyzewa ;

    – l’écrivain français nationaliste (et alors très connu) Jules Lemaître ;

    – l’écrivain et poète symboliste français Charles Morice :

    – l’écrivain suisse naturaliste Édouard Rod ;

    – l’écrivain écossais (figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Thomas Carlyle ;

    – le poète anglais (et également figure majeure au Royaume-Uni de l’ère victorienne) Alfred Tennyson ;

    – l’écrivaine anglaise réactionnaire (avec « L’histoire de David Grieve ») Mary Augusta Ward ;

    – l’écrivain anglais (auteur de La foire aux vanités) William Makepeace Thackeray ;

    – le poète, historien et homme politique anglais Thomas Babington Macaulay ;

    – le journaliste et économiste anglais Walter Bagehot ;

    – le philosophe anglais de l’utilitarisme John Stuart Mill ;

    – le théoricien politique et diplomate argentin Juan Bautista Alberdi.

    Lire Ariel, c’est ainsi être submergé tant par les innombrables références que par le discours poético-romantique dont l’ossature est un propos sur la « spiritualité » à adopter. Pour s’y retrouver, il faut relever directement de cette culture, sinon on est écrasé, on perd le fil.

    Ariel est donc d’une part une œuvre d’érudit, à destination des érudits. Ce ne sont certainement pas les masses qui sont visées ; le seul public capable de lire l’essai est éduqué et relève d’une petite minorité dans les pays capitalistes européens, et d’une infime minorité dans les pays latino-américains.

    D’autre part, cette minorité présente dans tous les pays latino-américains représente socialement la même chose, pour disposer de la même sensibilité, de la même vision du monde.

    Il faut donc se tourner vers son histoire pour en saisir la nature, le statut de criollos, ces hommes d’origine espagnole qui composent les couches dominantes dans les villes et les campagnes d’Amérique latine.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • L’intervention américaine à Cuba et le corollaire de la doctrine Monroe

    En 1895, les élites cubaines tentèrent de s’émanciper de la monarchie espagnole, dont elles dépendaient encore. Cuba faisait alors partie des restes de l’immense empire espagnol, avec Guam, Porto Rico et les Philippines.

    Tous les autres pays avaient acquis leur indépendance, à l’occasion de la déroute de la monarchie espagnole face aux armées de Napoléon : le Chili en 1810, les Provinces-Unies du Río de la Plata en 1816, la Grande Colombie en 1819, le Mexique et le Pérou en 1821, la Bolivie en 1825, etc.

    Initialement, la révolte cubaine échoua et le dirigeant du Parti révolutionnaire cubain, le poète José Martí, mourut en mai 1895 lors de la bataille de Dos Ríos.

    José Martí lors d’une tournée de propagande
    du Partido Revolucionario Cubano (1892)

    La monarchie espagnole pratiqua une répression terrible, parquant même pendant deux ans 400 000 Cubains dans des camps de concentration (1/4 mourront en raison des conditions de vie).

    Les États-Unis intervinrent alors militairement contre l’Espagne. Cuba devint une semi-colonie américaine, alors que les Philippines, Porto Rico et Guam se transformèrent en colonies américaines.

    Les Philippines prendront quant à eux leur indépendance en 1946, devenant une semi-colonie américaine, tandis que Porto-Rico et Guam furent finalement transformés en des « territoires non incorporés » ou en des entités relevant d’un « commonwealth », tout comme les Îles Mariannes du Nord.

    Cela veut dire que leurs citoyens sont américains, mais pas leur « entité » politique institutionnelle. C’est une construction pour annexer sans officiellement le faire.

    On a ici une nouvelle situation marquée par la prédominance des États-Unis, une prédominance active, interventionniste, ce qui provoqua une onde de choc dans les pays d’Amérique latine.

    Les États-Unis étaient déjà intervenus militairement à plusieurs reprises : Panama (1885), Haiti (1888-1891), Buenos Aires (1890), Rio de Janeiro (1894), Nicaragua (1894, 1896 у 1893), Colombie (1895).

    Néanmoins, l’ensemble des pays latino-américains soutenaient l’indépendance de Cuba, sauf l’Argentine qui était une semi-colonie britannique très contrôlée. L’incapacité à agir pour Cuba, à rebours de l’intervention américaine, faisait tous deux ressortir l’impuissance des élites latino-américaines.

    C’est là qu’apparaît en toute clarté, aux yeux des pays latino-américains, l’engrenage marqué par le poids toujours croissant des États-Unis sur leur continent, même si la doctrine de 1823 du président américain James Monroe (1817–1825) soulignait déjà les prétentions américaines.

    James Monroe

    Cette doctrine avait été affirmée lors d’un discours au Congrès américain ; James Monroe y dit notamment :

    « Nous n’avons jamais pris part aux guerres des puissances européennes concernant des questions qui les concernent, et il n’est pas conforme à notre politique de le faire.

    Ce n’est que lorsque nos droits sont violés ou gravement menacés que nous nous indignons des atteintes ou préparons notre défense (…).

    Nous n’avons pas interféré et n’interviendrons pas dans les colonies ou dépendances existantes d’aucune puissance européenne.

    En revanche, avec les gouvernements qui ont proclamé et maintenu leur indépendance, et dont nous avons, après mûre réflexion et sur la base de principes justes, reconnu l’indépendance, nous ne pouvons considérer aucune intervention de quelque puissance européenne visant à les opprimer ou à contrôler leur destinée autrement que comme la manifestation d’une attitude hostile envers les États-Unis. »

    La doctrine Monroe avait été établie comme ligne passive : rien sur le continent américain ne doit se produire depuis l’extérieur de celui-ci.

    Avec le « soutien » militaire à l’indépendance cubaine, il y a une modification dans un sens « actif ».

    Après Cuba suivront d’ailleurs des interventions en 1899 au Nicaragua, en 1903 au Venezuela, ainsi qu’en République dominicaine et en Colombie.

    Il y aura ensuite encore d’autres actions militaires, ciblant en 1904 la République dominicaine et le Guatemala, en 1906-1909 Cuba, en 1907 la République dominicaine de nouveau, en 1908 le Venezuela, en 1909-1910 le Nicaragua, en 1910-1911 le Honduras, en 1912 Cuba, le Nicaragua et la République dominicaine, en 1915 Haïti.

    Theodore Roosevelt, président de 1901 à 1909, explicita l’approche américaine lors d’un discours prononcé au Congrès le 6 décembre 1904.

    On appelle cela le « corollaire Roosevelt » de la doctrine de Monroe ou encore la politique du « big stick » (le gros bâton).

    Voici ce que dit Théodore Roosevelt notamment :

    « L’injustice chronique ou l’impuissance qui résulte en un relâchement général des règles de la société civilisée peut exiger, en fin de compte, en Amérique ou ailleurs, l’intervention d’une nation civilisée et, dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut forcer les États-Unis, à contrecœur cependant, dans des cas flagrants d’injustice et d’impuissance, à exercer un pouvoir de police international. »

    Il faut donc se tourner vers la doctrine Monroe « adaptée », pas simplement vers la position initiale ; c’est cela qui permet de comprendre que la doctrine Monroe n’est pas que passive et opposée à des interventions extérieures.

    Il y a une dimension entreprenante, volontaire et « modificationnelle » : c’est ce qui permet de comprendre pourquoi, en 2025, Donald Trump veut annexer le Groenland, considéré en fait depuis le départ comme relevant du continent américain. La démarche, on s’en doute, consistera à en faire un second Puerto-Rico.

    C’est l’ampleur de cette question continentale qu’ont compris les élites latino-américaines avec l’intervention à Cuba en 1898.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Le manifeste latino-américain « Ariel »

    En 1900, le penseur uruguayen José Enrique Rodó (1871-1917) publie un ouvrage qui va le faire très rapidement devenir el maestro dans tous les pays latino-américains : Ariel.

    C’est un essai, d’environ 80 pages, qui a immédiatement obtenu un succès d’estime et n’a cessé d’être réédité ; quiconque assume le concept d’Amérique latine, en le sachant ou en ne le sachant pas, s’aligne sur cet essai et relève de ce qui a été appelé l’ariélisme.

    José Enrique Rodó

    On l’aura compris, « Ariel » fait référence à La Tempête de Shakespeare. L’essai commence ainsi par un enseignant, à qui on a donné le nom de Prospero, en référence au magicien exilé sur l’île qu’on a dans cette pièce de théâtre.

    C’est que cet enseignant a auprès de lui une statue d’Ariel, présenté comme un modèle à suivre de par la vivacité de son esprit.

    « Ils arrivèrent alors dans la spacieuse salle d’étude, où un goût délicat et sévère prenait soin d’honorer partout la noble présence des livres, fidèles compagnons de Prospero.

    Dominant la pièce – source d’inspiration pour son atmosphère sereine – se trouvait une magnifique statue en bronze d’Ariel, tirée de La Tempête.

    Le professeur était généralement assis à côté de ce bronze, et c’est pourquoi il portait le nom du magicien, que le personnage fantastique interprété par le sculpteur sert et favorise dans la pièce.

    Peut-être y avait-il une raison et une signification plus profondes derrière ce nom, lié à son enseignement et à son caractère. (…).

    La statue, véritable chef-d’œuvre, représentait le génie aérien au moment où, libéré par la magie de Prospero, il allait s’élancer dans les airs pour disparaître en un éclair.

    Ses ailes déployées ; son vêtement léger, ample et flottant, la caresse de la lumière sur le bronze damasquiné d’or ; son large front dressé ; ses lèvres entrouvertes en un sourire serein : tout dans l’attitude d’Ariel reflétait admirablement le début gracieux de son envol ; et, par une inspiration bénie, l’art qui avait donné à son image une fermeté sculpturale avait réussi à lui conserver, en même temps, une apparence séraphique et une légèreté idéale. »

    Ce dont il s’agit, c’est de suivre Ariel, et non Caliban, qui représente la monstruosité terre-à-terre.

    Tout au long de l’essai, José Enrique Rodó va expliquer qu’Ariel consiste en l’Amérique latine, Caliban en les États-Unis.

    « Ariel est l’empire de la raison et du sentiment sur les faibles stimuli de l’irrationalité ; c’est l’enthousiasme généreux, le motif élevé et désintéressé dans l’action, la spiritualité de la culture, la vivacité et la grâce de l’intelligence, le terme idéal vers lequel s’élève la sélection humaine, rectifiant dans l’homme supérieur les vestiges tenaces de Caliban, symbole de sensualité et de maladresse, avec le ciseau persévérant de la vie. »

    Naturellement, le moment est dramatique, c’est le dernier cours et le discours du professeur est celui d’un adieu, avec des derniers conseils, « afin que nos adieux soient comme le sceau apposé sur une alliance de sentiments et d’idées ».

    Car, aux élèves revient une responsabilité immense. C’est que selon ce « Prospero », la jeunesse est la clef du passage de génération en génération, et donc du maintien de la civilisation.

    Mieux encore, on est en Amérique et ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement de maintenir, mais d’établir une nouvelle civilisation.

    Une civilisation que « Prospero » présente comme spirituelle et élitiste, mais chrétienne-sociale ; son contre-modèle, ce sont les États-Unis avec leur « utilitarisme ».

    José Enrique Rodó appelle à une révolte idéaliste latino-américaine contre le matérialisme américain.

    On comprend que l’ouvrage ait pu être une bombe idéologique. Les élites latino-américaines avaient pris le pouvoir quelques décennies auparavant, plus par hasard qu’autre chose.

    Ce qui avait fait basculer les choses, ce fut l’effondrement de la monarchie espagnole suite aux guerres de Napoléon, avec l’invasion de l’Espagne en 1808-1809.

    Francisco de Goya, El tres de mayo de 1808 en Madrid, 1814, représentant des combattants espagnols faits prisonniers finalement fusillés par des soldats de l’armée de Napoléon

    Il y avait pour les élites latino-américaines une opportunité de gagner en autonomie face à la métropole ; cela se transforma par la force des choses en guerre de « libération ».

    Les élites des nouveaux pays latino-américains avaient initialement assumé le positivisme comme idéologie, expliquant que la prise du pouvoir de leur part relevait du progrès, que tout était progrès, que tout irait désormais pour le mieux, etc.

    Cela n’allait pas sans poser des problèmes, dans la mesure où ce positivisme des élites urbaines, avec son culte du progrès lié au libéralisme républicain sur le plan des idées, allait à l’encontre des intérêts des grands propriétaires terriens des campagnes, ainsi que de l’Église catholique.

    Cela produisit une très intense bataille idéologique entre les laïcs-républicains et les catholiques-conservateurs.

    Il y eut alors un événement nouveau, qui provoqua un vent de panique du côté des élites latino-américaines. Cela consista en 1898 en l’intervention militaire des États-Unis à Cuba, une colonie espagnole, dans le cadre de la doctrine Monroe, qui exige l’hégémonie des États-Unis sur tout le continent américain.

    Le rouleau compresseur des États-Unis apparaissait, pour la première fois, comme une menace immense aux élites latino-américaines et Ariel fut justement rédigé par José Enrique Rodó comme manifeste de ces élites.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • La tempête de Shakespeare : Ariel et Caliban

    Pour comprendre le nationalisme latino-américain, l’idéologie latino-américaine, il faut commencer par connaître une œuvre de Shakespeare : La tempête. Cette pièce de théâtre a été publiée en 1623 et elle est l’une des plus connues du dramaturge anglais.

    Le scénario est le suivant. On a Prospero, qui est le duc légitime de Milan. Il a été trahi par son frère Antonio, abandonné à la mort, mais s’en est tiré et vit en exil sur une île avec sa fille Miranda.

    Maître de la magie, Prospero y règne grâce à un « esprit » dénommé Ariel, qu’il a libéré d’une malédiction, et garde sous contrôle Caliban, un habitant sauvage de l’île.

    Douze ans plus tard, Prospero provoque une tempête magique pour faire échouer le navire de ses ennemis : Antonio, le roi Alonso de Naples, et leur suite. Tous survivent et sont dispersés sur l’île.

    À travers diverses ruses et quelques enchantements, Prospero confronte ses traîtres, les pousse au repentir, et révèle sa véritable identité. Il pardonne finalement et renonce à la magie.

    Il prévoit alors de rentrer à Milan. Miranda tombe amoureuse de Ferdinand, le fils d’Alonso, scellant une réconciliation entre les familles.

    On a ici l’essentiel de l’œuvre dans sa trame fondamentale ; attardons-nous maintenant sur les différentes péripéties, avec un résumé un peu plus long.

    Le premier acte consiste en la tempête et le naufrage. On a une violente tempête qui éclate en mer et le navire du roi Alonso de Naples, qui revient d’Afrique, semble sombrer.

    À bord se trouvent Alonso, son fils Ferdinand, son frère Sébastien, le duc de Milan usurpateur Antonio, et d’autres nobles.

    La tempête a en fait été provoquée par Prospero, ancien duc de Milan, grâce à la magie.

    Le deuxième acte se déroule sur l’île mystérieuse où vit justement Prospero, exilé avec sa fille Miranda depuis douze ans.

    C’est Antonio qui l’a chassé de Milan, avec l’aide d’Alonso. Il devait en fait même mourir en mer, en le mettant sur « une carcasse de bateau pourrie, sans gréement, ni voile, ni mât ».

    Mais le sympathique conseiller d’Alonso, dénommé Gonzalo, a fait en sorte de leur fournir des vivres, des « vêtements riches, du linge, des étoffes et des objets de première nécessité », et même la bibliothèque de Prospero.

    Ce dernier est en fait un magicien. Sur l’île, il est parvenu à libérer Ariel, un esprit de l’air, d’un arbre dans lequel il était prisonnier de la sorcière Sycorax. En échange, Ariel doit rendre des services à Prospero, ce qu’il fait sans rechigner.

    « Salut, grand maître ! Seigneur grave, salut ! Je viens
    Pour répondre à ton meilleur désir ; qu’il s’agisse de voler,
    de nager, de plonger dans le feu, de chevaucher

    Sur les nuages ondulants, pour ton impérieuse tâche
    Ariel et toute sa force. »

    Ariel doit ainsi, selon les vœux de Prospero, séparer les naufragés en groupes dispersés sur l’île.

    Il y a également le seul habitant de l’île : Caliban, fils monstrueux de la sorcière Sycorax, un être brut et révolté qui tente même de violer Miranda. Prospero a réussi à le soumettre et il s’en sert comme homme à tout faire.

    Caliban représente le colonisé, comme en témoigne ce passage. On remarquera que son nom est l’anagramme de « canibal ».

    « Cette île est à moi, par Sycorax, ma mère,
    Que tu m’as prise. Quand tu es arrivé,
    Tu m’as caressé et tu m’as traité avec générosité ; tu voulais me donner
    De l’eau aux baies ; et m’apprendre à
    Nommer la plus grande lumière et la plus petite,
    Qui brûle jour et nuit : et alors je t’ai aimé,
    Et je t’ai montré toutes les qualités de l’île,
    Les sources fraîches, les salines, les terres arides et fertiles :
    Maudit sois-je qui a agi ainsi ! Que tous les charmes
    De Sycorax, crapauds, scarabées, chauves-souris, se posent sur toi !
    Car je suis tous vos sujets,
    Qui fut d’abord mon propre roi : et vous m’enfermez ici
    Dans ce dur rocher, tandis que vous me cachez
    Le reste de l’île. »

    Au troisième acte, on suit le parcours des naufragés, qui sont peu nombreux, car Ariel a fait en sorte que les marins restent endormis.

    On suit donc Ferdinand, fils du roi Alonso, qui croit que son père est mort. Il rencontre Miranda et les deux tombent amoureux. Prospero teste leur amour, puis finit par les bénir.

    Pendant ce temps, Antonio incite Sébastien à assassiner son frère le roi Alonso pour prendre le pouvoir. Leur complot est interrompu par Ariel.

    Dans un autre coin de l’île, Caliban rencontre deux ivrognes, Trinculo et Stephano, et les convainc de renverser Prospero. Ce plan ne tient pas debout et échoue rapidement grâce à l’intervention d’Ariel.

    Au quatrième acte, Prospero accepte l’union de Ferdinand et Miranda. Il convoque des esprits pour célébrer leurs fiançailles. Il découvre ensuite le complot de Caliban et des ivrognes, qu’il punit, sans cruauté toutefois.

    Il commence alors à ressentir de la lassitude vis-à-vis de la magie et prépare sa réconciliation avec ses ennemis.

    Au cinquième acte, on a le dénouement. Prospero révèle sa véritable identité à Alonso et Antonio. Alonso se repent sincèrement, Antonio reste quant à lui silencieux.

    Prospero pardonne à tous, libère Ariel, renonce à sa magie, et reprend son titre de duc de Milan. Ferdinand et Miranda sont fiancés, les naufragés sont réunis, et tout le monde se prépare à rentrer en Italie.

    On notera un épilogue, avec un discours final. Prospero est seul sur scène et demande au public de l’applaudir pour briser le dernier sort : la pièce est finie, il est libre, tout comme Ariel.

    John William Waterhouse, Miranda, 1916

    Passons maintenant à la dernière étape pour aborder le nationalisme latino-américain, l’idéologie latino-américaine.Voici un tableau indiquant le contraste entre Ariel et Caliban.


    ArielCaliban
    NatureUn esprit aérien, léger et invisible. Il incarne la magie, la liberté et l’intelligence.Fils de la sorcière Sycorax et d’un démon. Il incarne la sauvagerie, l’instinct, la tendance à la monstruosité.
    OrigineAriel était emprisonné dans un arbre par la sorcière Sycorax, mère de Caliban. Prospero l’a libéré et en échange, Ariel le sert fidèlement, tout en aspirant à retrouver sa liberté.C’est le seul habitant natif de l’île. Il a d’abord accueilli Prospero, qui l’a ensuite réduit en esclavage après que Caliban a tenté de violer Miranda.
    Traits principauxLoyal, obéissant rapide, gracieux, mais désireux d’émancipation. Fin, sensible, poétique, il chante souvent et utilise la magie subtilement.Brutal, colérique, non civilisé, révolté contre son statut de serviteur. Parle en vers puissants, parfois poétiques, mais est souvent méprisé.
    SymbolismeMagie, liberté, lumièreNature, colonisation, obscurité
    AttitudeRespectueux, efficaceRancunier, violent
    ActionsIl sert Prospero, même s’il veut prendre sa liberté.
    Il provoque la tempête, surveille et manipule les naufragés.
    Il déteste Prospero, qu’il considère comme un colonisateur. Il tente un complot maladroit avec les ivrognes Trinculo et Stephano.
    SubstanceServiteur obéissant, de nature gracieuse et bienveillance, et devenant libreEsclave colérique et brutal, révolté mais échouant à dépasser son humiliation

    On est maintenant presque en mesure d’aborder le texte fondateur, le manifeste du nationalisme latino-américain : Ariel. Cette œuvre va opposer Ariel à Caliban, la « civilisation latino-américaine » aux États-unis.

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    L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)

  • Le mode de production, cœur de l’approche matérialiste dialectique de l’être humain

    En 2025, rien n’est plus étranger aux gens que le concept de « mode de production ». Il faut une vue d’ensemble, ils ne l’ont pas et en plus il y a de très nombreuses idéologies produites dans les universités pour désorienter.

    Dans le même temps, le degré d’interconnexion des gens, leur niveau de culture générale, leur rapport général à la technologie et à la science, font qu’il n’a jamais autant été possible que le prolétariat comprenne dans toutes ses implications le concept de « mode de production ».

    Or, comme on le sait, rien ne naît spontanément des esprits. Dans la société de consommation capitaliste, saisir le mode de production, c’est tout à la fois faire œuvre de rupture et témoigner d’une haute conscience historique. L’un ne va pas sans l’autre.

    Rien n’est plus vrai aujourd’hui que la thèse léniniste de l’avant-garde, combinant le meilleur de la science et la rupture pratique avec un ordre social décadent, pour saisir le concept de « mode de production ».

    Dans les sociétés capitalistes du XXe siècle, l’imbrication d’avec l’ancien ordre féodal était encore tenace. La classe ouvrière a pu sortir de son enveloppe, en cours de maturation et d’expérimentation, ne pouvait comprendre le concept de « mode de production » que de manière bornée, séparée, unilatérale, notamment par rapport à la matière vivante en général : le rapport aux animaux reflète en soi un manque de maturité historique tout au long du 20e siècle.

    La circulation marchande n’a, par exemple, triomphé totalement en France que dans les années 1950, voir 1960, débouchant sur la période du capitalisme pleinement développé.

    Ce n’est qu’avec la spécificité du mode de production capitaliste pleinement développé que le concept général, universel, de mode de production peut être saisi dans tous ses aspects, car il est le mode de production du développement de la productivité sociale sur la base de l’utilisation maximale de la science et de la technique.

    Le point nodal de la nature humaine

    Au cœur même d’un mode de production, il y a la dialectique des besoins et des moyens de les satisfaire.

    C’est la raison pour laquelle le communisme a toujours insisté sur le fait que le travail, productif, est un besoin essentiel de l’être humain : il est l’expression du caractère naturel de l’être humain, l’expression de sa liaison naturelle avec sa propre nature d’être vivant. Le travail, c’est la raison d’être naturel de l’Humanité.

    Ce qui apparaît ensuite comme relevant de la « conscience » est le résultat de la stabilisation de l’être humain face à l’environnemental naturel, avec des moyens sécurisés pour satisfaire les besoins fondamentaux.

    C’est le début de la séparation entre travail manuel et travail intellectuel, permettant à la « conscience » de se développer de manière autonome, puis carrément de manière indépendante de la réalité matérielle, ce qui a engendré le courant de l’idéalisme.

    À l’inverse, la tâche du matérialisme a toujours été de relier le parcours du développement de la conscience humaine avec le mode de production, la nature humaine.

    L’être humain est avant toute chose un animal qui a des besoins primaires à satisfaire avant même d’être un être culturel, de loisir et de science.

    Karl Marx et Friedrich Engels nous disent dans l’idéologie allemande :

    « Force nous est de débuter par la constatation de la présupposition première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir « faire l’histoire ».

    Mais pour vivre, il faut avant tout boire, manger, se loger, s’habiller et quelques autres choses encore.

    Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c’est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit, aujourd’hui encore comme il y a des milliers d’années, remplir jour par jour, heure par heure, simplement pour maintenir les hommes en vie. »

    L’être humain relève de la matière, précisément de la matière vivante. Dans ce cadre, un mode de production, c’est l’écho pour l’Humanité du développement de la matière vivante en général, qui n’est elle-même qu’un écho du développement infini de l’Univers tout entier.

    La Planète-Terre a engendré des conditions propices à la vie et à l’intérieur de celle-ci a vu naître une forme de vie spécifique qui est l’être humain qui possède une nature spécifique, comme l’a dit Engels :

    « L’homme est le seul animal qui puisse sortir par le travail de l’état purement animal ; son état normal est celui qui correspond à la conscience et qu’il doit lui-même créer. »

    Au départ totalement dépendant de l’élément extérieur naturel, la vie humaine a eu son propre parcours, jusqu’à s’autonomiser de la matière vivante pour mieux l’exploiter (agriculture, domestication des animaux, puis transformation complexe des éléments naturels en éléments propres à satisfaire des besoins ou des moyens de les reproduire, tels le métal, le bronze, l’argile, etc.).

    Lorsque l’être humain apparaît, il est un être vivant intégré et soumis à la chaîne de la matière vivante toute entière.

    Pour satisfaire ses besoins primaires, il se fonde d’abord sur des clans fondés sur la mise en commun des ressources, étape historique obligée face à un environnement naturel incompris et difficilement maîtrisable.

    Puis, progressivement, avec un mouvement en spirale, l’être humain établit des rapports de plus inter-dépendants, dépassant la logique des clans pour aller vers ce qui a été appelé une « société ».

    Le matérialisme historique, comme expression spécifique du matérialisme dialectique, est là pour analyser la dimension particulière de cet écho, mais il ne faut jamais perdre de vue qu’il n’y a pas une séparation absolue d’avec le développement de la matière en général.

    Le concept développé par Karl Marx de « mode de production » est précisément là pour rappeler cette dimension tout à la fois spécifique de l’être humain (les animaux n’ont pas de mode de production) et son caractère universellement animal du fait qu’il a un rapport de transformation de la nature pour satisfaire sa propre nature. Les forces de la production représentent l’essence de l’Humanité, nous disent Karl Marx et Friedrich Engels :

    « Cette somme de forces de production, de capitaux, de formes de relations sociales, que chaque individu et chaque génération trouvent comme des données existantes, est la base concrète de ce que les philosophes se sont représenté comme «substance» et « essence de l’homme ». »

    La nature, première des forces productives

    La nature est la première des forces productives données à l’être humain pour lui permettre de satisfaire ses besoins. C’est la raison pour laquelle les religions, polythéistes, mais aussi ensuite monothéistes, y ont attaché une si grande importance en l’« objectifiant ».

    La pluie, le soleil, les cycles saisonniers, etc., sont autant d’éléments qui concourent à réaliser la production des moyens de satisfaire les besoins humains.

    Ne pas en tenir compte, c’est se couper d’un des moyens de réalisation de la production. Cela vaut pour l’agriculture, mais aussi pour le reste des branches industrielles, comme par exemple le rôle de la lumière, des températures, de l’eau etc., qui entrent en ligne de compte.

    Dans le livre II du Capital, Karl Marx établit une différence entre procès de travail et procès de production, afin de mieux révéler la différence entre la force productive naturelle et celle issue de la médiation par le travail humain, conscient.

    C’est par exemple la question de la fermentation, et plus généralement du mûrissement des aliments, mais aussi du refroidissement de l’acier. Cela relève du temps long de la production et non directement du processus du travail transformateur.

    Or, si la matière naturelle est l’une des premières forces productives, alors l’être humain lui-même, comme bloc spécifique de la matière vivante, est également une de ses propres forces productives.

    On parle là de la force physique élémentaire évidemment, mais aussi de la force cérébrale transformatrice issue de la capacité de réflexion et de synthèse des lois naturelles qui président au mouvement de la matière universelle.

    C’est ce que rappelle bien Karl Marx par la comparaison entre l’œuvre de l’abeille et celle du travail de l’architecte :

    « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature.

    L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie.

    En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent.

    Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif.

    Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme.

    Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte.

    Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.

    Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »

    Là est la clef de différenciation entre l’être humain naturel et le reste de la matière vivante : l’Humanité possède une capacité de synthèse de la réalité, au départ à travers de l’expérience collective accumulée de générations en générations, puis synthétisée dans une approche générale et conceptuelleL

    L’être humain est alors en capacité de projeter ses besoins et les moyens de les satisfaire. Il est donc en mesure de produire des outils mais aussi et surtout de produire les moyens, de reproduire ces mêmes outils, ce qu’aucun autre bloc de la matière vivante n’est en mesure de faire de part l’absence de synthèse du réel. Les orangs-outans ou les dauphins n’ont jamais construit d’ateliers ou d’usines, car cela nécessite la capacité cérébrale de synthèse des lois objectifs du monde naturel.

    La production consciente de la reproduction sociale, au sens de la transmission productive, sociale et culturelle des moyens de satisfaire les besoins, est l’élément déterminant d’un mode de production, l’élément central de la nature de l’Humanité elle-même.

    Cela signifie que dans le processus de son développement naturel dialectique – élargissement de ses besoins / approfondissement des moyens de les produire et les reproduire – l’être humain voit son travail être toujours plus efficace, efficient, tout autant qu’il voit se capacité de synthèse du réel, autrement dit sa conscience – s’approfondir.

    Comme nous l’enseigne Friedrich Engels :

    « Le développement du cerveau et des sens qui lui sont subordonnés, la clarté croissante de la conscience, le perfectionnement de la faculté d’abstraction et de raisonnement ont réagi sur le travail et le langage et n’ont cessé de leur donner, à l’un et à l’autre, des impulsions sans cesse nouvelles pour continuer à se perfectionner. »

    Historiquement, cette élévation de la productivité du travail débouche sur une division sociale des tâches, avec certaines parties de la société toujours plus affectées à des tâches manuelles productives, et d’autres à des tâches générales d’organisation et de synthèse du réel. L’élévation de la productivité du travail passe par une mise en commun des forces physiques humaines, au départ par la communauté clanique, puis ensuite par la mise en coopération hiérarchisée et dominatrice d’une classe sociale par une autre.

    La nature même de l’être humain ne peut en faire autrement, puisqu’il est contraint de produire et de reproduire ses moyens de satisfactions des besoins sans cesses élargis, et dans le même temps d’avoir le temps de synthétiser l’expérience collective accumulée pour mieux maîtriser ces mêmes processus de satisfaction.

    Ce processus dialectique s’opère à des moments historiques, des nexus, dans lesquels l’Humanité a été contrainte de se diviser en classe sociales antagonistes.

    On ne pouvait satisfaire l’élargissement des besoins sociaux et culturels sans l’esclavage, exigeant la mise en coopération immédiate d’une abondante force physique collective.

    C’est dans ce cadre qu’apparaissent les modes de production fondés sur l’exploitation de la matière vivante, avec l’agriculture et la domestication des animaux, et de la force productive naturelle de l’être humain, avec le mode de production esclavagiste.

    Les révoltes d’esclaves apparaissent déjà comme un cri du cœur contre l’exploitation et les débuts de l’aliénation humaine intolérable avec une classe sociale exploiteuse, s’appropriant les fruits de la nature humaine au détriment de l’Humanité toute entière.

    Toutefois, cela ne pouvait aboutir à l’abolition du mode de production fondé sur l’exploitation humaine, mais, au mieux, sur sa transformation dans une exploitation « améliorée », celle du servage féodal, car le serf devient maître d’un lopin de terre.

    « Si » l’Humanité avait été consciente de tout ce processus, jamais la division en classes n’aurait eu lieu.

    Évidemment, cette conscience des choses était impossible dans les circonstances de l’époque marquée par une trop faible productivité sociale, obligeant l’Humanité au passage forcé, nécessaire, dans des formes d’exploitation et de domination de la propre nature et de la nature elle-même. En quelque sorte, l’être humain a du se cannibaliser pour se développer et se permettre les conditions futures d’un développement apaisé, harmonieux.

    Le mode de production, la clef du processus historique de formation des sociétés humaines

    Dans les traditions empiriste/libérale et démocratique issues des Lumières, ou bien il y a l’individu isolé doué de raison qui entreprend des choses et transforme le réel à son échelle, ou bien il y a des individus doués de raison qui, un beau jour, on ne sait trop comment, décident de s’associer ensemble, pour survenir à leurs besoins et ainsi satisfaire à leur sécurité face aux affres de la nature.

    Karl Marx naît dans l’époque qui suit ces errements idéologiques. C’est en posant le concept même de mode de production que naît véritablement, tel un coup de massue idéologique, le matérialisme dialectique.

    Il faut ici saluer l’expérience de l’Union Soviétique de Staline qui a publié en 1932 le manuscrit de l’« Idéologie allemande » écrit conjointement par Marx et Engels aux alentours de 1845.

    Ce texte fournit les éléments d’analyse les plus approfondis sur le concept de « mode de production ».

    Dans ce texte, Marx et Engels règlent leurs compte avec la mystification de l’individu isolé et de la raison amenant un « contrat social ».

    Le marxisme reflète le parcours de l’Humanité comme relevant d’une nécessité historique, ayant amené les êtres humains à coopérer ensemble pour satisfaire leurs besoins et les reproduire, tout en élevant et perfectionnant à chaque génération qui s’empile les moyens de satisfaction de ses besoins.

    Des besoins qui, au fur et à mesure que se sophistiquent leurs moyens de production et de reproduction, s’élargissent, s’approfondissent tant le domaine « organique » que dans les domaines culturels. C’est donc une sorte de mouvement en spirale infinie, inarrêtable, progressant ensemble vers toujours plus de complexité, écho indirect de l’Univers en développement toujours plus complexe.

    Historiquement, le problème a été que ce processus a vu le processus de division sociale du travail, avec notamment l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel, faire que l’Histoire apparaît comme le résultat de l’action des « grands hommes », des « grandes idées », des religions, des empires, etc.

    S’il est difficile pour les gens de saisir le concept même de mode de production, c’est parce qu’il véhicule en son sein le principe de relations historiques et sociales entre les gens sans qu’ils ne semble les contrôler.

    Partir de l’idée du mode de production, c’est reconnaître qu’il y a « quelque chose » au-dessus des gens, de leur stricte individualité. Par conséquent, il y a une nécessité historique qui s’impose à eux, à travers eux et, bien souvent, malgré eux.

    C’est ce qu’a expliqué Karl Marx dans la fameuse Préface à la contribution de la critique de l’économie politique de 1859, qui est le second texte majeur posant les bases du concept de « mode de production » :

    « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. »

    Le mode de production conditionne tout

    Historiquement, le matérialisme dialectique a posé le concept de « mode de production » dans le cadre de la naissance du marxisme au milieu du XIXe siècle. Il faut attendre la stabilisation de la première expérience d’État ouvrier et paysan avec l’URSS dans les années 1930 pour avoir une première synthèse de ce concept. Une synthèse d’autant plus précieuse qu’elle se fonde sur le renversement du mode de production capitaliste et sa transformation en un nouveau mode de production, le Socialisme.

    C’est dans ce cadre que le grand dirigeant Joseph Staline a synthétisé une première étape du matérialisme dialectique dans le classique du communisme, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, publié en 1938.

    Véritable livre de chevet de nombreux cadres de l’Internationale communiste, ce texte a apporté une lecture pédagogique des plus accessibles pour saisir le concept de « mode de production ».

    Forcément, Joseph Staline se fonde tout entier sur la Préface à la contribution de la critique de l’économie politique de Karl Marx, source fondamentale du concept de « mode de production ». C’est avec la première systématisation du matérialisme dialectique dans le cadre de la stabilisation de l’URSS qu’est diffusé massivement cette approche du mode de production en termes d’infrastructure / superstructure.

    L’idée c’est de bien faire comprendre les choses avec la métaphore d’une maison : si l’on veut comprendre une société, il faut partir de ses fondements, que sont les manières de produire, d’échanger entre les êtres humains.

    On peut alors comprendre leurs manières de voir les choses, de se comporter, de régler leurs attitudes par des lois, une morale, etc.

    Malheureusement, cette métaphore qui se voulait d’ordre pédagogique pour faire pénétrer le concept dans les plus larges masses a très vite été dévoyé par le révisionnisme.

    Il faut avoir en tête que le texte est publié en 1938, soit un an avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, qui a vu l’activité idéologique des Partis Communistes être réduite par les circonstances, avant qu’un nouvel élan naisse de la victoire sur l’Allemagne hitlérienne.

    Le révisionnisme arrivé au pouvoir en 1953, mais déjà présent, n’a pas laissé suffisamment de temps pour que cette métaphore soit bien appropriée et digérée par la masse des militants communistes.

    Elle a finalement laissé très vite la place à une interprétation mécanique, non dialectique, dans le cadre de l’interprétation universitaire, bourgeoise, révisée du marxisme.

    Cette révision présente le mode de production comme la base matérielle de l’être humain, séparé de la nature. Il y aurait d’un côté la nature, de l’autre l’être humain et ses capacités productives.

    Il n’y a alors pas de mode de production comme reflet dans l’Humanité du développement de la matière vivante.

    Cette révision a été rendu possible par l’arrivée au pouvoir en URSS d’une nouvelle bourgeoisie, transformant celle-ci en social-impérialisme.

    Au-delà d’une incompréhension de la lutte toujours nécessaire entre la ligne rouge et la ligne noire, il y a que le matérialisme dialectique n’avait pas eu le temps de présenter le mode de production comme un écho du développement de la matière vivante dans le cadre du développement de l’être humain.

    Du fait de l’arriération des pays du socialisme, entre 1917 et 1953 pour l’URSS, et 1949-1976 pour la Chine populaire, l’étendue du concept de mode de production n’a pu être correctement synthétisé et présenté dans le cadre du matérialisme dialectique.

    Il faut attendre la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne lancée par Mao Zedongpour avoir le commencement de cette systématisation.

    Il faut ici citer l’éditorial du Quotidien du peuple du 2 juin 1966, Une Grande Révolution qui touche l’homme dans ce qu’il a de plus profond.

    « Il est faux d’affirmer qu’il n’existe pas de contradictions dans la société socialiste ; cela va à rencontre du marxisme-léninisme et est en désaccord avec la dialectique.

    Comment pourrait-il ne pas y avoir de contradictions ?

    Il y en aura toujours, dans mille ans, dix mille ans, voire cent millions d’années.

    La terre serait-elle détruite et le soleil se serait-il éteint qu’il en existerait encore dans l’univers.

    Chaque chose est en contradiction, lutte et changement. C’est cela le point de vue marxiste-léniniste.

    L’essence même du marxisme est critique et révolutionnaire. Il a pour base la critique, la lutte et la révolution.

    Et c’est cela seul qui fait progresser continuellement notre cause socialiste.

    Le président Mao nous a souvent rappelé, par le dicton : « L’arbre préfère le calme, mais le vent continue de souffler », que la lutte des classes est un fait objectif, indépendant de la volonté de l’homme. »

    La lutte de classe comme fait objectif, indépendant de la volonté de l’humanité, est ce qui est à difficile à appréhender. Selon le matérialisme dialectique, un mode de production, c’est l’essence même des formations sociales, des sociétés.

    En même temps, comme c’est un concept, il n’est pas « visible » dans le réel. Il faut un saut qualitatif historique pour le retrouver et le comprendre dans tous ses aspects.

    C’est aspects sont innombrables.

    On a les idées, la morale, les normes éthiques du moment, les manières de se comporter, les manières de consommer les produits, le rapport à la vie naturelle mais aussi aux autres, le psychisme des gens à un moment donné, etc.

    Des aspects qui sont inter-connectés bien sûr, avec les manières de produire et de reproduire la vie réelle, avec par conséquent un rôle parfois moteur dans les transformations.

    Rien n’évolue de manière séparé, tout est relié. Il serait résolument faux que de considérer un mode de production comme un simple équivalent de « société » ou d’une « économie » ou même d’un mode de gouvernement : le mode de production c’est le fondement historique de l’organisation de l’Humanité à des stades de son développement.

    Comme le souligne Karl Marx de manière synthétique :

    « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production qui correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles.

    L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique, et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel, en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence ; c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. »

    Cela signifie que les mœurs, les idées d’une époque, la morale, le code juridique, etc., relèvent du mode de production. Il n’y a rien en dehors ou à côté du mode de production.

    Les forces productives, le nexus de l’expérience humaine invisible à l’œil nu

    Les forces productives, c’est le rapport central de l’Humanité avec la Nature et avec elle-même, ce qui revient dialectiquement au même.

    En effet, les forces productives, c’est avant tout la capacité de travail humaine puis, au fil des générations, un empilement d’expériences qui, passées au prisme de l’analyse scientifique, se cristallise en une technique ainsi qu’une technologie. Le fil conducteur de l’Histoire humaine, c’est finalement l’archéologie des moyens d’élévation de la productivité du travail.

    Les forces productives ne sont nullement un démiurge qui sortent ex nihilo pour « aider » l’humanité à produire et reproduire ses besoins. Elles représentent au contraire l’Humanité elle-même qui se saisit de son rapport à elle-même et à la Nature dans son processus de reproduction de sa vie réelle.

    C’est l’expression de sa propre vie en train de se faire et de se léguer aux générations suivantes, dans des moments particuliers de son développement général, donc de sa capacité de synthèse du réel lui-même.

    Si Karl Marx a insisté sur la dialectique entre les forces productives et les rapports de production, ce fut précisément pour insister sur ce caractère proprement humain, vivant du processus.

    Cependant, il n’y a pas d’un côté les forces productives, et de l’autre les rapports de production, deux entités qui seraient séparées et cloisonnées. Il n’y a pas une « rencontre » entre les deux, comme si l’un étant « naturel » et l’autre « culturel ».

    C’est simplement our avoir une approche claire du développement qu’l y a eut nécessité de découper ces deux entités. Il faut considérer ce découpage de l’analyse comme une nécessité conceptuelle pour saisir l’Humanité dans son développement historique.

    Dans les faits matériels, toutefois, les forces productives ce sont les rapports de production et inversement.

    C’est exactement ce que souligne Karl Marx dans la « Préface » de 1859 :

    « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors.

    De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves.

    Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »

    Dans le développement de l’Humanité, on a les forces productives et on a les rapports de production. Les deux sont liés, inter-connectés, en contradiction dans le cadre des modes de production fondés sur l’extraction d’un sur-produit, puis d’une plus-value dans le cadre du capitalisme.

    Au cœur de la contradiction, il y a toujours la capacité de synthèse du réel par l’Humanité, donnant lieu à de nouvelles techniques et technologies, et donc à de nouveaux besoins.

    Il est très important de saisir cet aspect des choses car, comme on le sait, séparation et cloisonnement ne sont pas des catégories dialectiques.

    Cela ne peut donc pas être le reflet du processus réel. Dans les faits, ce type de raisonnement a été celui du révisionnisme, d’abord social-démocrate, puis soviétique et enfin chinois.

    À chaque fois, il a été avancé la fausse thèse du « développement neutre des forces productives », développement dont le moteur sortirait d’on ne sait trop où.

    Il n’y a pas de développement « objectif », « neutre » ; il y a implication, participation, coopération, expérimentation d’une masse infinie de travailleurs sur des décennies et des décennies, des siècles et des siècles.

    Il n’y avait pas de recul sur ce processus, et si les forces productives ont trop souvent été considérés comme sorties d’on ne sait trop où, c’est justement du fait de l’absence d’une vision du monde totalisante telle que le matérialisme-dialectique l’offre.

    Le développement des forces de la production est longtemps apparu comme quelque chose de mystique, pratiquement divin, d’autant plus qu’elles se sont ensuite enveloppées dans la forme marchande et ont vu l’orientation de leur progrès être séparé de la société toute entière, du fait d’une couche d’intellectuels et de scientifiques placés au service de la classe sociale exploiteuse et dominante.

    Il faut ajouter à cela le fait que ce développement relève d’un coopération de millions et de millions d’êtres humains, en fait de toute l’Humanité, et que la synthèse n’arrive bien souvent qu’après des décennies de reproduction besogneuse de la vie réelle, qui plus est dans un cadre déformé par l’exploitation de l’homme par l’homme.

    Forcément il y a comme l’impression que tout cela tombe du ciel, après coup, que cela relève d’une « force » au-dessus de la masse des producteurs coopérants.

    Par conséquent, le développement des forces productives relève d’un processus humain invisible à « l’œil nu », qui exige un effort d’abstraction dans l’analyse.

    Seul le matérialisme dialectique a offert le microscope historique capable de dévoiler « le mystère » de l’histoire de l’Humanité en proposant le concept anthropologique de « mode de production ».

    C’est pour cela que le socialisme est scientifique et exige une avant-garde qui formule cette synthèse, pour proposer un filtre, une vision du monde qui oriente le cours des choses en rapport avec le mouvement dialectique.

    Le matérialisme dialectique offre une capacité de synthèse et d’abstraction permettant de retrouver le fil de l’Humanité concrète.

    C’est ce qui a été bien expliqué par Karl Marx :

    « Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité.

    C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le véritable point de départ et par suite également le point de départ de la vue immédiate et de la représentation.

    La première démarche [du « concret » à l’ « abstrait »] a réduit la plénitude de la représentation à une détermination abstraite ; avec la seconde, les déterminations abstraites conduisent à la reproduction du concret par la voie de la pensée. »

    Cela a été approfondi et synthétisé par Mao Zedong :

    « Le premier pas dans le processus de la connaissance, c’est le contact avec le monde extérieur : le degré des sensations.

    Le second, c’est la synthèse des données fournies par les sensations, leur mise en ordre et leur élaboration : le degré des concepts, des jugements et des déductions.

    C’est seulement lorsque les données sensibles sont en grand nombre (et non pas fragmentaires, incomplètes), conformes à la réalité (et non pas illusoires), qu’il est possible, sur la base de ces données, d’élaborer des concepts corrects, une logique juste. »

    Le « mode de production », c’est l’abstraction qui permet de penser l’Humanité en chair et en os, de manière concrète, dans son développement concret d’avec le reste de la complexification de la matière en général.

    Comme toute chose, le mode de production
    est soumis à la loi du développement inégal

    Voilà les choses claires et posées : le mode de production relève de la nature humaine en lien avec le développement universel de la matière et dans ce cadre, il n’est pas « visible » à l’œil nu. Comme tant d’autres phénomènes de la nature, il y a besoin d’outils et de concepts pour saisir correctement ce processus.

    Le mode de production est le concept qui saisit la nature même de l’être humain en transformation, dans le cadre général de transformation de l’univers, de la planète.

    On a ici quelque chose d’essentiel, car une incompréhension sur ce plan produit le volontarisme vitaliste, le subjectivisme dans l’approche de l’Histoire.

    Sans le concept de mode de production, on ne peut pas avoir une approche scientifique du réel et sans une telle approche, on cherche à « forcer les choses ».

    C’est ce qu’on appelle le gauchisme, qui se transforme en tendance droitière ouverte une fois l’échec de ses prétentions.

    Et le gauchisme se nourrit, aussi, de l’incompréhension du développement inégal.

    Dans les faits, il y a le développement inégal comme loi du matérialisme dialectique. Cela veut dire qu’il y a donc toujours différents modes de production qui subsistent lors d’une époque donnée, avec même l’existence de tous les mode de production passés de l’Humanité à l’échelle du globe.

    On sait par exemple qu’il subsiste de manière très limité » des tribus isolés de situant en quelque sorte entre le matriarcat et l’esclavagisme. Il y a les pays semi-féodaux, semi-coloniaux qui ont un développement bancal avec l’imbrication d’un capitalisme déformé fondé sur un féodalisme lui-même déformé.

    Si l’on regarde les débuts du lancement du mode de production capitaliste au 15e siècle, on remarque qu’il y a l’imbrication de ce mode de production avec le féodalisme, puis le retour de l’esclavagisme avec les grandes plantations d’Amérique.

    C’est la raison pour laquelle les critiques du matérialisme dialectique se sont frayés un chemin dans les interstices du réel pour mieux contester ses prétentions scientifiques.

    C’est en considérant cette critique que Mao Zedong intervient comme un apport monumental avec son texte De la contradiction publié en 1937.

    En lien avec la thèse scientifique du développement inégal, Mao Zedong rappelle que le réel se développe de manières « multi-couches », avec des inter-connexions qui, en apparence, partent dans tous les sens.

    De la même manière que cohabitent des manières de voir, de penser, mais aussi de produire, très différentes à l’échelle du globe.

    Pourtant, dans les faits, la tendance qui anime de manière principale le cours de l’évolution historique, c’est la dynamique du mode de production de type capitaliste.

    Sa dynamique est telle qu’il s’est précisément imbriqué dans d’autres mode de production antérieurs à son existence, pour mieux s’appuyer dessus et le renforcer. C’est l’aspect principal.

    Ce qui ne signifie pas qu’il en soit de même partout : dans les pays semi-féodaux, semi-coloniaux, le maintien d’une production agraire régie par des rapports féodaux forme l’aspect principal du mode de production.

    Les exploiteurs se font une illusion
    sur la réalité du mode de production

    Si l’on résume donc à grands traits un mode de production, c’est la mise en forme déterminée par la luttes des classes de forces productives « disponibles » à un moment donné de l’Histoire.

    La « disponibilité » des forces productives relève en fait de la complexification humaine dans le cadre de la complexification de la matière universelle en développement infini.

    C’est pourquoi la classe sociale qui voit sa force physiologique et psychique être exploitée résiste et cherche à réorienter les choses. Le degré de complexification atteint à un moment donné ne correspond pas à l’état de ses propres conditions d’existence qui restent le plus souvent bornées, mutilées, vidées de ses potentialités historiques.

    À l’inverse, les classes possédantes cherchent à se maintenir en laissant penser que le mode de production qui les porte est immuable, éternel. Pour cela, elle diffuse des conceptions idéalistes ou semi-matérialistes qui visent à masquer le mode de production lui-même et le caractère naturel, donc historique car dialectique, des forces productives.

    Karl Marx indique ici que :

    « Les pensées de la classe dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle.

    La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante.

    Les pensées dominantes ne sont pas autre chose que l’expression idéale des rapports matériels dominants, elles sont ces rapports matériels dominants saisis sous forme d’idées, donc l’expression des rapports qui font d’une classe la classe dominante; autrement dit, ce sont les idées de sa domination. »

    Dans le mode de production pré-esclavagiste, les forces productives sont tellement peu développées que la communauté primitive triomphe, ne nécessitant pas de masquer les choses.

    Dans les modes de production fondés sur l’exploitation de l’homme par l’homme, la nature des forces productives est continuellement présentée comme relevant d’un supposé pouvoir « magique », « divin », « entreprenant » des classes possédantes.

    Les exploiteurs dominent la couche des intellectuels pour mieux tromper les travailleurs sur leur force.

    La mystification historique fait partie de la stratégie non consciente des classes possédantes pour neutraliser la révolution.

    Dans les modes de production pré-capitalistes, il n’y a pas de classe sociale parvenue à un tel stade de coopération inter-humaine et de rapport à la synthèse du réel qu’elle puisse avoir les moyens idéologiques adéquates pour démystifier l’Histoire.

    La classe opprimée reste ballottée par le grand moteur historique, la lutte des classes comme reflet de la hausse de la productivité du travail. Les révoltes d’opprimés ne prennent pas la voie de la synthèse générale, mais de synthèses particulières dans le langage des idées dominantes.

    Friedrich Engels nous explique à ce sujet que :

    « Depuis l’apparition historique du mode de production capitaliste, la prise de possession de l’ensemble des moyens de production par la société a bien souvent flotté plus ou moins vaguement devant les yeux tant d’individus que de sectes entières, comme idéal d’avenir.

    Mais elle ne pouvait devenir possible, devenir une nécessité historique qu’une fois données les conditions matérielles de sa réalisation.

    Comme tout autre progrès social, elle devient praticable non par la compréhension acquise du fait que l’existence des classes contredit à la justice, à l’égalité, etc., non par la simple volonté d’abolir ces classes, mais par certaines conditions économiques nouvelles. »

    Sur cet aspect, le mode de production capitaliste pleinement développé fait atteindre un niveau inégalé de tromperie.

    En même temps, ce n’est que dans ce mode de production, avec un prolétariat mature, que l’être humain peut enfin mettre fin à son parcours torturé, bénéficiant d’une la synthèse générale, le matérialisme dialectique.

    Le fétichisme de la marchandise et le mode de production capitaliste pleinement développé

    Dans les modes de production pré-capitalistes, le processus de socialisation des travailleurs n’est pas encore très approfondi.

    Il y a des grandes plantations dans le féodalisme, des vastes chantiers dans l’esclavage, mais cela se réduit à des secteurs précis de la production matérielle, qui plus est dans des secteurs tournés vers des produits pour les plus riches (palais, édifices religieux, produits de luxe, etc). Il n’y a pas le marché mondial pour tout faire inter-pénétrer et coopérer sur une échelle immense.

    Avec le mode de production capitaliste, l’inter-connexion de dizaines, de centaines de milliers de travailleurs, de millions, de milliards de travailleurs est toujours plus approfondie. Au départ à l’échelle d’une région, puis d’un pays tout entier donnant justement lieu à la formation des nations, puis à l’échelle du monde lui-même avec le processus de la « mondialisation. »

    Or, le mode de production capitaliste reste un mode de production fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme avec par conséquent une classe exploiteuse qui domine et empêche d’avoir une lecture scientifique des choses.

    Qui plus est, le développement du mode de production capitaliste, qui repose sur l’inter-connexion immense de travailleurs dans un contexte sans précédent d’élévation de leur force productive, prend forme dans une enveloppe marchande.

    Si dans les modes de production pré-capitalistes, il est aisé de constater que les hommes travaillent pour satisfaire à leurs besoins, les niveaux et degrés d’inter-connexion dans le capitalisme rendent les choses opaques, invisibles d’un coup d’un seul, car la coopération humaine universelle disparaît au profit du seul échange entre des « marchands » isolés les uns des autres.

    La production et la reproduction de la vie réelle apparaît dans le mode de production capitaliste comme quelque chose qui tombe du ciel. Cela est renforcé ensuite par les dispositifs publicitaires qui cherchent précisément à masquer les choses pour mieux le rendre « magiques ».

    Avec le capitalisme développé, marqué par une société de consommation, il y a une obscurcissement tel des conditions de la production sociale que les individus eux-mêmes atomisés perdent le fil de l’Histoire.

    Non pas seulement des conditions de production des biens qu’ils consomment, mais aussi de leur propre histoire en tant qu’être humain.

    En ce sens le mode de production capitaliste est le dernier mode de production qui voit l’apogée de l’être humain atteindre le stade ultime de son aliénation.

    Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il n’y a rien là qui soit l’œuvre de forces maléfiques comme le diffusent, volontairement ou non, les critiques romantiques du capitalisme.

    Si le mode de production capitaliste parvient à un tel stade de mystification, c’est qu’il est l’expression d’un développement sans précédent de la productivité du travail social.

    Ce développement débouche sur l’abondance des biens dans une forme complexe, la marchandise, car elle constitue la forme la plus avancée du mode de connexion entre les gens.

    Ce développement est donc le reflet d’une Humanité, partie spécifique de la matière vivante, parvenue à un point d’interconnexion et d’interpénétration sans précédent.

    L’être humain est parvenu à développer massivement sa force productive, donc sa propre nature d’être transformateur du réel, qu’il peut enfin se retrouver lui-même, dans le grand tout de la Biosphère.

    Mais comme il n’y a pas l’intelligence collective qui met à jour consciemment ce niveau de force de productive, le fétichisme de la marchandise couplé à l’idéologie libérale-individualiste de la bourgeoisie produit des ténèbres. C’est le retour d’un obscurantisme dans des conditions modernes.

    On ne peut comprendre l’état d’esprit général, la déformation et la mutilation des personnalités en ce début de 21e siècle, sans saisir tout ce parcours historique débouchant sur le mode de production capitaliste pleinement développé.

    Les personnalités sont littéralement comprimées dans leur psyché et cela débouche sur des retours en arrière barbares, dans la quête torturée d’un retour à la Nature, une quête d’autant plus intense qu’elle est appelée nécessairement par le mode de production capitaliste pleinement développé.

    Les différents modes de production comme conscience de l’interconnexion humaine dans le cadre de la matière vivante

    L’histoire de l’Humanité est donc l’histoire des manières de produire et de reproduire sa vie réelle qu’elle a mise en place spontanément et inconsciemment et de manière toujours plus différenciées.

    Mais qu’y a t-il qui gît au fond même de l’évolution des modes de production ? La productivité sans cesse approfondie du travail social.

    Comment cette productivité s’approfondit-elle sans cesse ? Par la synthèse de l’expérience et du rapport transformateur au réel que l’on nomme « conscience ».

    Par conséquent, si l’on suit la tendance de fond du parcours de l’Humanité, on suit en réalité le parcours du développement de sa propre conscience.

    Comme l’a toujours rappelé le matérialisme, il ne faut jamais perdre de vue que cette conscience est le fruit, le résultat, de la Nature. Avec le matérialisme dialectique, on sait maintenant que cette nature, c’est la capacité productive humaine elle-même imbriquée dans le grand tout de la matière en développement.

    Reste que le progrès de l’Humanité en tant que succession des modes de production traduit le progrès de la clarté de l’Homme avec lui-même et avec la Nature.

    Il progresse toujours plus vers la voie de la compréhension de son environnement et donc dans les moyens de mettre en place les capacités de rendre sa vie meilleure, plus douce, plus calme, plus simple, plus pacifiée.

    Dans le développement historique de l’Humanité, les modes de production voient les producteurs entrer en coopération pour la satisfaction de leurs besoins.

    Ils ne choisissent rien de tout cela, ce sont les conditions qui se trouvent toutes prêtes.

    Et lorsque l’état de développement des forces productives atteint un seuil, il y a la nécessité de déchirer l’unité de ces forces avec leur mise en forme sociale et historique (les rapports de production). C’est dans ce moment que l’on passe de la reproduction spontanée, inconsciente de la masse des hommes à un processus de conscience, de l’évolution à la Révolution.

    Comme le note Staline :

    « Le conflit entre les forces productives nouvelles et les rapports de production anciens, les besoins économiques nouveaux de la société donnent naissance à de nouvelles idées sociales ; ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s’unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s’en servent pour supprimer par la force l’ancien ordre de choses dans le domaine des rapports de production, pour y instituer un régime nouveau.

    Le processus spontané de développement cède la place à l’activité consciente des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ; l’évolution, à la révolution. »

    En ce sens, en filiation avec la thèse léniniste de l’avant-garde, le Parti de la Révolution, c’est le Parti de la science et de la conscience historique.

    Ce n’est pas un prétexte pour le rassemblement d’individus « combatifs », « mieux organisés », etc., comme le veut la tradition gauchiste. C’est bien plus que cela, bien mieux que cela : c’est le parti de la civilisation, incarnant la clarté des choses devant l’être humain lui-même.

    Par conséquent, dans le fond du développement de mode de production que l’Humanité se donne et se lègue de générations en générations, il y a une tendance qui est celle de la civilisation, qui veut que l’être humain approfondisse toujours plus sa conscience de lui-même et de son rapport à la nature grâce à l’élévation de ses capacités productives.

    La succession des modes de production en tant qu’élévation contradictoire du niveau des forces productives relève en fait du parcours de l’Humanité progressant sur le chemin de la conscience d’elle-même, comme expression de la Biosphère ayant la capacité de synthèse du réel.

    Avant les modes de production fondés sur l’exploitation anthropocentriste de l’homme par l’homme, les hommes se reproduisaient par « générations spontanées » c’est-à-dire sans aucun maîtrise de leurs destinées collectives.

    L’apparition des modes de production pré-cités sonnent comme le début de l’Histoire humaine en tant que processus allant vers la pleine conscience de sa propre naturalité.

    On sait combien la religion est apparue comme l’apogée même de la mystification de la nature humaine, obstruée par un grand être au-dessus de tout, impulsant tout, etc.

    Karl Marx rappelle que l’illusion humaine de sa propre nature doit s’achever avec le mode de production socialiste :

    « En général, le reflet religieux du monde réel ne pourra disparaître que lorsque les conditions du travail et de la vie pratique présenteront à l’homme des rapports transparents et rationnels avec ses semblables et avec la nature.

    La vie sociale, dont la production matérielle et les rapports qu’elle implique forment la base, ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect, que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social.

    Mais cela exige dans la société un ensemble de conditions d’existence matérielle qui ne peuvent être elles-mêmes le produit que d’un long et douloureux développement. »

    Dans cette évolution, la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne commencée en 1966 en Chine a été le point d’orgue du processus d’approfondissement de la conscience par la mise au poste de commande du matérialisme dialectique dans l’ensemble des domaines de la vie.

    Avec la Révolution culturelle, il a été compris la dimension matérialiste dialectique d’un mode de production contre le subjectivisme le réduisant en instrument volontariste d’une classe sociale.

    Le mode de production socialiste apparaît ici comme le début de la fin de l’Histoire, car il est le point d’aboutissement du parcours de l’Humanité. On a ici en tête la clef essentielle du basculement du mode de production en capitaliste en mode de production socialiste : l’appropriation privée des fruits de la production sociale.

    Cette contradiction entre l’intérêt social, collectif, et celui privé, de la propriété privée, relève en fait de la contradiction entre barbarie et civilisation, entre obscurantisme et Lumières, entre spontanéisme et conscience.

    En faisant triompher la conscience générale des lois qui régissent le réel grâce à la planification démocratique des besoins et des moyens de les reproduire, le Socialisme permet à l’Humanité d’aller vers l’ère du Communisme.

    C’est le triomphe d’un être humain redevenu maître de lui-même, mais avec un haut degré d’intelligence collective et de maîtrise de son processus de développement dans le cadre de la matière vivante.

    Avec l’élévation des forces de productives et la succession des modes de production fondés sur l’exploitation de l’homme par l’homme et l’anthropocentrisme, l’être humain a perdu le fil de sa propre nature.

    Dans de telles conditions, il ne parvient plus à comprendre le caractère de son propre développement, il s’emmêle les pinceaux et fait du produit de sa conscience un fétiche à la source même de sa propre nature.

    La force du matérialisme dialectique qui met en avant la thèse du reflet dans le cadre d’un mode de production est de retrouver ce fil perdu par le prisme de la conscience.

    Voici comment Karl Marx présente admirablement bien les choses :

    « Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productive selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés.

    Il faut que dans chaque cas isolé, l’observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production.

    La structure sociale et l’État résultent constamment du processus vital d’individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu’ils peuvent s’apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d’autrui, mais tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire, tels qu’ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu’ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté.

    Les représentations que se font ces individus sont des idées soit sur leurs rapports avec la nature, soit sur leurs rapports entre eux, soit sur leur propre nature.

    Il est évident que, dans tous ces cas, ces représentations sont l’expression consciente réelle ou imaginaire de leurs rapports et de leur activité réels, de leur production, de leur commerce, de leur organisation politique et sociale.

    Il n’est possible d’émettre l’hypothèse inverse que si l’on suppose en dehors de l’esprit des individus réels, conditionnés matériellement, un autre esprit encore, un esprit particulier.

    Si l’expression consciente des conditions de vie réelles de ces individus est imaginaire, si, dans leurs représentations, ils mettent la réalité la tête en bas, ce phénomène est encore une conséquence de leur mode d’activité matériel borné et des rapports sociaux étriqués qui en résultent. »

    Le mode de production socialiste comme étape visant la généralisation de la conscience civilisée à l’ensemble des domaines de la société grâce au matérialisme dialectique permet à l’Humanité de s’émanciper de l’obscurité nouvelle et passée, d’aller vers le chemin de sa rédemption : le communisme.

    Le communisme, c’est le retour de l’Humanité à elle-même, en faisant en sorte que sa nature et son produit, les forces productives, soit comprises comme relevant de sa capacité de synthèse du réel, devant par conséquent être maîtrisées et orientées correctement dans le cadre de la Biosphère dans son ensemble.

    On comprend désormais ce que Karl Marx veut dire quand il explique que :

    « La dépendance universelle, cette forme naturelle de la coopération des individus à l’échelle de l’histoire mondiale, sera transformée par cette révolution communiste en contrôle et domination consciente de ces puissances qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu’ici, comme si elles étaient des puissances foncièrement étrangères, et les ont dominés. »

    L’humanité marche au communisme, sa voie est celle de la guerre populaire, théorie militaire du prolétariat, car chaque classe a sa propre théorie.

    Les masses, qui attendant depuis des centaines d’années, des milliers d’années leur libération, se précipiteront dans le combat révolutionnaire, érigeant leur nouveau pouvoir, établissant le mode de production socialiste.

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  • Le matérialisme dialectique, idéologie révolutionnaire de l’époque de l’intelligence artificielle

    Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ? C’est une interface utilisant les statistiques des mots afin de fournir des réponses sur les thèmes les plus variés. Pour cela, l’intelligence artificielle profite des immenses bases de données permises par internet.

    Par conséquent, il y a une rupture anthropologique ; l’humanité connaît une évolution.

    Les êtres humains capable d’employer l’intelligence artificielle sont en mesure de se confronter à bien plus d’informations et de connaissances qu’auparavant. Ils interagissent avec ce que l’intelligence artificielle fournit, il y a un rapport dialectique qui s’établit, à la fois passif et actif.

    De plus, la question de l’utilisation de ces informations et connaissances implique une capacité de synthèse, dont l’humanité ne dispose pas encore.

    La masse d’informations et de connaissances est telle qu’il faut trouver des lignes de conduite pour que l’intelligence artificielle soit productive, et celle-ci est brimée par sa logique de constatation des statistiques des mots.

    Il y ici toute une série de contradictions explosives, qui de manière historique impose que le matérialisme dialectique soit au poste de commande.

    Au fond, on peut dire qu’il s’agit de la contradiction entre l’individu isolé et l’universalité des informations et connaissances, ainsi que la contradiction entre l’universalité de l’humanité utilisant l’intelligence artificielle et le caractère particulier, unique de celle-ci. Ce sont les deux mêmes faces d’une même pièce.

    Plus simplement dit : l’intelligence artificielle implique le concept de « totalité » et, pour cette raison, exige un raisonnement capable de commencer et de terminer en se fondant sur ce concept.

    Les êtres humains s’amusent à piocher, à expérimenter avec l’intelligence artificielle, mais la tendance de fond est la systématisation d’une connaissance « totale ».

    C’est d’ailleurs la hantise de la bourgeoisie qui produit toute une série de films, séries, romans, articles scientifiques… au sujet d’une possible « prise du pouvoir » par l’intelligence artificielle, aux dépens de l’humanité. C’est en réalité la peur du matérialisme dialectique comme science de la totalité.

    Il ne s’agit nullement de dire que la diffusion des informations et la facilité d’accès aux connaissances portent en soi le Communisme. Ce serait là imaginer que le Communisme est l’humanisme du 16e siècle ou bien les Lumières du 18e siècle transposés au 21e siècle. En un sens, c’est vrai, mais on ne saurait être unilatéral et considérer que l’humanisme est un strict équivalent des Lumières, et que l’humanisme et les Lumières sont pareils au Communisme. Le Communisme porte le meilleur du passé, voilà en quelle mesure c’est vrai, mais là on est dans une époque nouvelle.

    Dans cette époque, il en va du tout pour le tout : une seule humanité, une seule planète, une seule vision du monde. C’est le grand bond en avant, le retour à la Nature de l’humanité socialisée ayant développé les forces productives.

    Pour en arriver là, il faut un véritable niveau de conscience, avec une subjectivité révolutionnaire adéquate. Seul le matérialisme dialectique est à la hauteur pour cela. Les utopies « technologiques », qu’on trouvait dans les années 1990 dans les milieux des informaticiens ou de la musique techno, ont d’ailleurs disparu, parce que le cynisme l’a emporté : les informations et les connaissances sont mises à disposition par le capitalisme, à travers le capitalisme, pour le capitalisme.

    Ce qu’il convient de dire, c’est que l’humanité a modifié son rapport au monde, en acceptant le principe universel de l’intelligence artificielle comme fournisseur de savoirs. On a ici l’équivalent de « l’intellect agent » d’Aristote et de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

    On a l’affirmation d’un grand « tout » qu’il est possible d’appréhender, de découvrir, de connaître.

    Un être humain utilisant l’intelligence artificielle ne se dit pas qu’il n’y a pas de réponse possible. Ce simple changement de mentalité torpille le relativisme bourgeois, il produit une tension de la conscience allant dans le sens d’une connaissance maîtrisée de la réalité.

    L’intelligence artificielle, utilisable sur toute la planète, va bien plus loin qu’internet, également mondialisé. L’intelligence artificielle se pose comme outil universel, à la fois planétaire et ouvert à chacun, avec une capacité d’aborder tous les thèmes, tous les domaines. C’est une révolution anthropologique.

    Comment les religions pourront-elles d’ailleurs se maintenir face à une force capable de provoquer l’adhésion de chaque être humain ? Seul le matérialisme dialectique peut ici être la science de l’humanité, car seul le matérialisme dialectique est capable de fournir des lignes de conduite satisfaisantes à une intelligence artificielle par définition non dialectique.

    Toutes les autres approches provoqueront l’éparpillement, l’éclectisme, les points de vue unilatéraux, la logique du copié-collé, les habitudes du prêt à porter de la bien-pensance bourgeoise.

    Une humanité nouvelle se forme, bien moins cultivée que les générations précédentes, mais beaucoup plus ouverte aux nuances et aux différences, et vraiment plus rapide également.

    Le véritable choc des générations tient à la vitesse de la pensée ; la vivacité des nouvelles générations contraste terriblement avec la lenteur et la rugosité des réflexions des générations passées.

    Il est vrai qu’il y a dans la jeunesse une tendance à l’instantané, que la capacité d’attention est extrêmement courte. Les réseaux sociaux ont ici plombé les esprits, tout comme les jeux vidéos lorsqu’ils sont tournés vers des satisfactions rapides et répétitives.

    Cependant, il faut voir l’aspect principal historiquement : les forces productives se sont développées de manière immense. N’importe qui, dans un pays capitaliste mais également dans une certaine mesure dans de très nombreux pays du tiers-monde, est en mesure de développer ses facultés dans des domaines extrêmement variés, allant du cyclisme à tous les genres de musique, du dessin à la photographie, en passant par le cinéma.

    En fait, on peut même dire que, sur la planète, bien que ce ne soit pas encore vrai partout, n’importe qui peut être amené à faire n’importe quoi. Il y a encore d’immenses obstacles matériels et idéologiques, notamment en raison des restes claniques, tribaux, féodaux, des préjugés ethniques et communautaires ou encore religieux.

    Néanmoins, les marges de manœuvre sont devenues immenses et, par l’existence des réseaux sociaux, l’insertion dans une sorte de communauté mondiale est très grandement facilitée.

    Il est vrai qu’on n’en est pas encore à d’immenses échanges entre, disons, l’Europe et les Etats-Unis, avec la Chine, avec l’Inde, avec l’Afrique, avec l’Amérique latine, mais la tendance est déjà là et se généralise.

    Il faut qu’il en aille de même pour le matérialisme dialectique. Grâce aux traductions automatisées, qui ont connu des améliorations formidables, il va être possible de faire avancer les connaissances, les échanges d’expérience, les éléments scientifiques du Japon au Kenya, du Paraguay à l’Irak.

    En fait, avec une idéologie portant l’universel, il ne saurait plus y avoir d’obstacles alors que l’intelligence artificielle se diffuse largement, toujours plus profondément. Ce saut technologique est le dernier fruit de la mondialisation, celui qui a le plus d’ampleur. Il est la rencontre d’internet et des équipements informatiques, à l’échelle de la planète.

    C’est un rêve qui devient réalité, c’est l’ouverture d’une nouvelle époque, celle d’une humanité unifiée à l’échelle planétaire. La République socialiste mondiale est inévitable et sa réalisation nécessaire s’exprime chaque jour davantage, partout et sans laisser personne de côté !

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  • Le matérialisme dialectique, aboutissement du long cheminement de l’Humanité depuis la sortie de la Nature

    Le matérialisme dialectique n’a pas été compris et arboré de manière approfondie, maîtrisée et prolongée en France.

    Cela tient au fait fondamental que le marxisme n’a pas été compris en tant que tel, en raison de la puissance culturelle de la bourgeoisie en France et de l’incapacité de la gauche à assimiler le concept de mode de production, et en conséquence, de lutte des classes.

    La lutte des classes et la notion de capitalisme elle-même ont a toujours été compris depuis un point de vue non antagoniste à la bourgeoisie. La notion de Révolution n’était en fait saisie que par le biais de la grande Révolution bourgeoise de 1789.

    Le matérialisme en France est, en fait, à l’origine même un matérialisme bourgeois, c’est-à-dire un matérialisme incomplet, jamais pleinement saisi, systématiquement relativisé et fatalement dérivé, frelaté, finalement dénaturé.

    Ce n’est pas faire injure ici à Diderot, La Mettrie, d’Alembert, Voltaire, d’Holbach, Monstesquieu, Helvétius, Rousseau, Condorcet… que de dire cela.

    Posons de manière ramassée et encadrée trois points qui, selon notre analyse forgée par la pratique révolutionnaire active et l’intense réflexion théorique sur la société française, entrave la juste compréhension du matérialisme dialectique, afin d’armer idéologiquement les agents de la rupture en France pour qu’ils puissent jeter sur le feu de la décadence de la France bourgeoise l’implacable huile de la Révolution et sa perspective culturelle totale, se dressant face à la bourgeoisie sur tous les fronts.

    Idéologie, Religion, Cosmologie :
    le sentier lumineux de la vision du monde totale

    Radicalement, on veut la Révolution, car on rejette le monde actuel. On veut en modifier les fondements. Cela implique d’analyser, de comprendre le monde dans lequel on vit, non pas de manière unilatérale ou binaire, mais dialectique.

    Le monde n’est pas « pur » ou « impur », pas plus qu’il n’est immobile, ou en « transition ». Il n’existe pas non plus de zones « anticapitalistes » ou non-capitalistes ; il n’y a aucun refuge contre le réel, il n’existe pas de petit coin de paradis en enfer.

    Il existe une période historique, qui définit l’ensemble des faits, leur attribuant des caractéristique. Cela rentre dans un cadre beaucoup plus général, beaucoup plus vaste : l’univers lui-même est en transformation de manière différenciée. Il y a des contrastes, des différences, des luttes, entraînant le développement de certains aspects contre d’autres avec, au bout du compte, la transformation générale.

    Tout n’avance pas bien sûr au même rythme, toutefois il y a un ensemble, formant une réalité, et tout ce qui se joue dans cet ensemble participe de la transformation. Rien ne peut émerger sans se rattacher à la réalité en étant en même temps issue d’elle.

    Par exemple, une personne qui va s’engager politiquement à Droite de l’échiquier politique parce qu’elle refuse la violence sociale, les trafics, les agressions dans la rue, a tort politiquement, mais son engagement relève d’une certaine dignité : une dignité égarée, mais réelle. On ne peut pas dire à cette personne une chose comme : « tu as tort de t’engager à Droite car il n’existe pas de violence sociale ou de trafics, etc. »

    C’est ce que nous appelons : la dignité du réel. De la même manière, pourquoi certains travailleurs sont-ils égoïstes, et se comportent en capitalistes s’ils le peuvent ? C’est qu’ils ont compris qu’il fallait l’abondance matérielle, mais ils choisissent de s’extraire de la classe et de viser une abondance égoïste.

    Le capitalistes eux-mêmes sont, pour caricaturer, des « communistes » égoïstes, qui veulent vivre leur propre « communisme », bien entendu défiguré, fondé sur l’appât du gain, avec l’argent comme fétiche d’une possibilité pratique d’abondance.

    Autrement dit, rien n’existe sans origine historique, sans relever du réel, car toutes les activités et les pensées de l’Humanité ne sont que le reflet du réel, comme ensemble en transformation.

    Cet ensemble en transformation est, à le prendre de la manière la plus complète possible, le Cosmos, éternel et infini, dont notre planète comme biosphère est un élément particulier, tout comme l’Humanité forme dans la biosphère un élément particulier, en tant que matériel biologique participant à l’ensemble de manière symbiotique et toujours plus complexe.

    Fondamentalement, c’est là le coeur du matérialisme dialectique.

    Ajoutons que l’Humanité s’est développée et affirmée dans sa particularité comme matière pensante, la pensée étant une activité produite par le mouvement naturel de la matière vers la vie toujours plus complexe.

    C’est cette particularité qui a fait que l’Humanité a travaillé et s’est organisée de manière consciente, produisant des sociétés toujours plus complexes et différenciées, produisant des contradictions entre les sociétés et la Nature, mais aussi entre les sociétés elle-même.

    Ce mouvement relativement propre aux sociétés humaines, c’est l’Histoire, qui s’est traduite par une transformation de l’Humanité comme espèce sociale, entraînant une rupture relative, mais impossible dans l’absolu, entre l’Humanité et la Nature.

    La conscience de ce mouvement historique a mis des millénaires à émerger dans la pensée humaine, jusqu’à la compréhension que l’Histoire n’était qu’une contingence relative et particulière à l’Humanité, finalement englobée dans l’ensemble de la réalité matérielle en mouvement.

    En somme, ce qu’on appelle le matérialisme historique, qui traite de l’histoire plus directement, est un élément du matérialisme dialectique, et le premier est appelé à se fondre dans le second, dont il est issu.

    On peut considérer que l’Histoire de l’humanité aura une fin, mais pas le mouvement dialectique de la matière, car l’Humanité va « revenir » dans la Nature, transformée par l’Histoire, avant d’entrer dans l’ère consciente de la symbiose toujours plus complète et complexe avec le Cosmos éternel et infini.

    C’est ce que Karl Marx appelait un « Humanisme de la Nature et une Naturalisation de l’Humanité ».

    C’est ce qui a été précisée dans la Chine révolutionnaire à l’époque de Mao Zedong (extrait de la revue Dialectique de la Nature, n°1, 1973) :

    « Toutes les choses produites sont vouées à disparaître. Les particules « élémentaires » sont vouées à se transformer, les humains sont voués à mourir, la Voie Lactée, le Soleil et la Terre sont vouées à se décomposer et à être détruites.

    Même quelque chose qui dure aussi longtemps que « le Ciel et la Terre » [issu dans le taoïsme de l’oeuf cosmique se brisant] finira par disparaître.

    Même l’espèce humaine elle-même va changer et s’éteindre.

    Mais la fin du Soleil, de la Terre et de l’espèce humaine n’est pas un « jour du jugement dernier de l’univers ».

    Lorsque la Terre s’éteindra, il y aura des niveaux encore plus élevés de corps célestes pour la remplacer.

    À ce moment-là, les gens célébreront la victoire de la dialectique, accueillant la naissance de nouvelles étoiles.

    Lorsque l’espèce humaine disparaîtra, des espèces encore plus élevées apparaîtront.

    De ce point de vue, les activités humaines créent les conditions pour l’apparition d’espèces encore plus élevées.

    Si l’ancien ne disparaissait pas, le nouveau ne viendrait pas. La mort de l’ancien est précisément la condition nécessaire à la naissance du nouveau.

    « Il en est toujours ainsi dans le monde, le nouveau remplaçant l’ancien, l’ancien étant remplacé par le nouveau, l’ancien étant éliminé pour faire place au nouveau, et le nouveau émergeant de l’ancien. » [Mao Zedong, De la contradiction]

    Le fini se transforme en infini.

    C’est précisément parce que toutes les choses de l’univers changent et se développent continuellement qu’elles constituent le développement sans fin de l’univers tout entier.

    C’est précisément parce que tout a sa naissance et sa mort, son commencement et sa fin que l’univers dans son ensemble peut être sans naissance ni mort, sans commencement ni fin.

    Toutes les choses sont comme des milliers et des millions de ruisseaux qui se rejoignent et forment un long fleuve inépuisable de l’univers.

    En ce qui concerne les choses concrètes, leur développement est fini, le temps est fini.

    Mais infinies sont les transitions d’une espèce de chose à une autre, d’une forme de matière à une autre, c’est-à-dire d’un temps concret à un autre temps concret.

    C’est précisément à cause de la finitude des choses concrètes dans le temps qu’elles constituent l’infinité de l’univers dans son ensemble dans le temps, et le développement de l’univers ne s’achèvera jamais, n’atteindra jamais son apogée.

    De même que dans l’espace, l’univers dans le temps est à la fois fini et infini, et l’infini est composé uniquement de ce qui est fini et transformé à partir de ce qui est fini. »

    Comprendre et assimiler cette perspective, c’est ce que nous appelons notre Cosmologie, notre vision du monde.

    L’Humanité, depuis les débuts de l’Histoire, n’a eu de cesse dans son activité pensante, c’est-à-dire culturelle, d’élaborer, de produire, de discuter, d’affiner sa cosmologie.

    Celle-ci à pris mille et une voies, mille et une formes, mais il s’agit d’un seul et même mouvement, différencié et contradictoire. C’est la raison pour laquelle nous affirmons que la la Culture est une, différenciée et contradictoire, et que notre démarche est celle de l’Encyclopédisme.

    Le matérialisme dialectique porte en effet la Culture, il est le fruit prolongé de tout ce mouvement productif, de toute cette activité concernant et impliquant l’ensemble de l’Humanité, sur toute la planète, à toutes les époques.

    Le caractère unifiée mais différencié de la Culture implique de comprendre qu’il y ait des étapes dans le processus historique. Les éléments structurant ces étapes, ce sont les modes de production.

    À chaque étape, à chaque mode de production, correspond une certaine période de la Culture, reflétant la manière dont celle-ci, comme vision du monde allant à la symbiose, a pu être appréhendée par la pensée humaine.

    Cela implique aussi de considérer que ces étapes laissent des empreintes, des traces dans la Culture, même lorsqu’une étape est passée. Cela, nous le désignons sous le terme de nexus ; c’est le moment dans un processus où se voient nettement la tendance à élever la conscience et la Culture et celle à s’effondrer dans le siphon de la réaction, sous une forme plus ou moins barbare.

    Les grandes étapes historiques selon le matérialisme dialectique, ce sont les modes de production qui permettent de les distinguer : l’esclavagisme, le féodalisme, le capitalisme et le socialisme sont les principaux modes de production historique.

    Mais de par la différenciation relative, des éléments du tribalisme primitif se sont maintenus relativement dans l’esclavagisme tardif, de même que des éléments du tribalisme et de l’esclavagisme se sont maintenus relativement dans le féodalisme, et que de même des éléments du tribalisme, de l’esclavagisme et du féodalisme se sont maintenus relativement dans le capitalisme, même à l’époque du capitalisme généralisé.

    C’est là une tendance inévitable, car seule la « sortie » de l’Histoire qui se réalisera progressivement dans le Socialisme permettra de dépasser définitivement ces contradictions, jusqu’au Communisme, où le développement différencié s’exprimera sous une autre forme, une nouvelle forme qui ne sera plus celle héritée par les contradictions empilées de l’Histoire que nous connaissons.

    Il ne peut y avoir qu’une seule vision du monde correcte : celle allant par la Culture et la Science matérialiste dialectique à la symbiose entre l’Humanité et le Cosmos.

    Cette vision du monde a été porté historiquement par des titans comme Aristote par exemple à l’époque de l’esclavagisme, et plus relativement par des mouvements entiers, par exemple celui des Lumières à l’époque tardive du féodalisme.

    Cela pose la question de l’idéologie. Dès lors que s’affirme nettement un mouvement dans la pensée allant jusqu’à la Culture, alors on parle d’idéologie.

    La religion monothéiste est ainsi l’idéologie typique du féodalisme, le libéralisme est l’idéologie typique du capitalisme en croissance. En un sens, le matérialisme dialectique est l’idéologie typique du Socialisme, comme drapeau de la Révolution, avant qu’idéologie et vision du monde ne fusionnent définitivement dans le Communisme.

    Le long cheminement historique transporte les restes du passé, jusqu’au dépassement final de l’Histoire

    En raison du développement inégal, des variétés, des courants divers peuvent exister dans une idéologie.

    Il existe par exemple toute une variété de religions monothéistes : le judaïsme, le christianisme, l’islam et cela sans même prendre en considération les religions poly-monothéistes comme le brahmanisme ou le bouddhisme.

    Et d’ailleurs ces religions se divisent encore en confessions, sectes, écoles etc. De même le libéralisme se décline en néo-libéralisme, social-libéralisme, libertarianisme etc.

    Cependant, plus la société humaine se complexifie, plus il devient possible de comprendre les modes de production obsolètes. En effet, si on considère le processus historique, le modes de production dominant est aussi en quelque sorte celui qui n’est plus avant lui (et même ceux encore avant), et il est celui qui n’est pas encore (et même au-delà puisque le besoin de Communisme s’exprime déjà sous de multiples aspects).

    Tout cela est bien entendu très complexe, car l’éventail des phénomènes apparaît énorme plus on remonte dans le passé. Les sociétés du tribalisme ont été d’une variété gigantesque, de même que les sociétés esclavagistes ou féodales. Il y a moins de différence aujourd’hui dans le mode de vie entre un Australien et un Français qu’entre deux paysans français vivant au 12e siècle à cent kilomètres de distance.

    Tel est le long cheminement historique vers l’unité de l’humanité. Et nous pouvons généraliser nos connaissances, si nous commençons à définir chaque mode de production de manière négative. Par exemple, le féodalisme est entre le système esclavagiste mature et le système capitaliste naissant, possédant une différence significative par rapport aux deux.

    Le féodalisme n’est donc pas un type ossifié de relation de production, mais un processus qui remplit l’intervalle entre l’autre.

    L’ensemble de ses définitions et caractéristiques est donc énorme, mais n’est pas illimité pour autant : comme il s’agit d’un processus historique relatif, on peut en cerner des limites dans les caractéristiques fondamentales distinctives de ces diverses formes passées.

    Selon la loi matérialiste dialectique du « Un devient deux », il existe donc un féodalisme, sous des formes différenciées, mais avec un dénominateur commun sur le plan de la nature de l’idéologie dominante. L’enjeu est donc de saisir les caractéristiques générales, la substance du féodalisme comme phénomène unifié.

    C’est ce qui implique d’affirmer que la religion est une idéologie. À proprement parler, il n’y a pas d’histoire des religions, il y a une histoire des modes de production et de leur idéologie.

    Et cette histoire doit être abordée comme relevant d’une double tendance fondamentale. En raison du développement différencié, il existe fondamentalement une ligne rouge, celle élevant la société humaine vers la Culture et la symbiose finale, et une ligne noire ramenant la société en arrière, ou plutôt tentant de la ramener en arrière ou de la figer.

    La lutte des deux lignes est pour l’Humanité une bataille culturelle ; c’est également une dynamique qui traverse éternellement le mouvement de la matière : c’est la bataille du nouveau contre l’ancien.

    Le rôle des idéologies et la question française

    Dans le cadre de l’Histoire, cette lutte s’exprime à travers les idéologies. Une seule idéologie est le reflet de la dynamique vers la Culture, alors que les autres, produits résiduels de l’Histoire, ne sont que des versions obsolètes plus ou moins décadentes.

    Cependant, même une personne s’engageant dans une idéologie obsolète, dans une version du libéralisme par exemple, le fait avec une certaine dignité : toute l’Humanité ne peut que chercher la symbiose, même par la dérive. Même la pire lie de l’Humanité, qui la nie ouvertement, ne fait que refléter le négatif de la symbiose.

    Ni la dérive, ni la négation ne sont donc acceptable, et elles n’ont de toute manière pas la puissance du mouvement qui porte la Culture. Leur antagonisme est d’autant plus faible en réalité qu’il n’est qu’une contingence historique : ce n’est fondamentalement que la dérive ou la négation du reflet d’un reflet.

    Et il y a les « adaptations ». Les religions féodales n’existent plus comme telles, elles ont été transformées par le capitalisme et son idéologie libérale.

    C’est pourquoi il doit être parlé de semi-féodalisme à propos des religions. Depuis l’émergence et l’hégémonie du libéralisme, les religions ne sont plus que des idéologies, fondamentalement réactionnaires, mais aussi un reflet de la dérive d’ une quête de la cosmologie allant à la Culture.

    Il faut en effet considérer que le capitalisme et son idéologie imprègnent tout comme vision du monde, en fait comme vision du monde dépassée.

    En France en particulier, la bourgeoisie a développé une hégémonie culturelle redoutable et de très grande ampleur. Il faut se souvenir que la France a été à la pointe de la vision du monde féodale dans sa version catholique, puis à la pointe dans la vision du monde libérale avec les Lumières, puis l’élan de la grande Révolution Bourgeoise de 1789.

    En France, la bourgeoisie post-révolutionnaire a produit des figures remarquables, comme Lamennais, Saint-Simon, Cuvier, mais aussi Benjamin Constant, Mme de Staël ou Balzac.

    Toutes ces figures ont contribué puissamment à affirmer un matérialisme bourgeois, portant la Science et la Culture, mais sans pouvoir aller au bout, avec l’idée, tout au contraire du matérialisme dialectique, de réconcilier les différences idéologiques relatives au lieu de les liquider.

    L’idéologie libérale française est toute entière possédée de la notion de la Concorde, de la paix civile, de la convergence progressive dans l’unité, du « deux donne un ».

    Le courant dit « radical » (en fait les « centristes ») et la tradition de la franc-maçonnerie, si puissante en France, notamment sous la IIIe République, relèvent de la logique bourgeoise française de « Concorde ».

    Les forces féodales en France ont au fur et à mesure totalement capitulé devant la bourgeoisie, c’est ce que l’étude de figures comme Lammenais ou Chateaubriand permet de saisir : le libéralisme bourgeois est implacable, mais il lui faut ou bien une morale, c’est la doctrine sociale de l’Église que Lamennais posera le premier, ou bien il lui faut avancer lentement, avec l’escorte romantique d’un semi-féodalisme mu en réaction conservatrice devant organiser sa liquidation, par étape, raisonnable.

    Toute la Droite française, nationale-catholique et réactionnaire sort de là : de la volonté de faire de l’idéologie religieuse une sorte de « guide » moral du capitalisme.

    On comprend ainsi autant la fascination historique des islamistes pour l’idéologie de la Droite en France, tout autant que la fascination-rejet de la Droite en France de l’islam, exprimé dans un « orientalisme » chaotique, mais très sophistiqué.

    Dans l’autre sens, les libéraux ont littéralement annexés la gauche, en construisant une idéologie mécaniste de leur vision du monde, autour notamment de la pensée de Saint-Simon, considérant que l’État bourgeois et son administration militarisée était une force « neutre » devant imposer la Raison bourgeoise sur le principe de l’ingénierie sociale.

    Cette idéologie mécaniste s’est aussi renforcée du positivisme, affirmant la relativité du réel et sa convergence dans le « progrès », c’est-à-dire dans le Libéralisme.

    Les religions en France n’existent en fait plus que sous cet aspect : comme élément positivement « attardé » du progrès, mais allant à la convergence avec le libéralisme. Toute la gauche du régime bourgeois est sur cette ligne concernant les religions.

    Ainsi, l’islam ne serait qu’une sorte de « choix », s’expliquant de manière positiviste et relative, mais convergent au bout du compte dans la « Concorde » sociale et le progrès libéral.

    Ce que la gauche bourgeoise demande aux musulmans, c’est cela : la capitulation de l’essence féodale de l’islam pour prendre les habits communs du libéralisme, comme l’ont fait historiquement les forces féodales en France.

    Bien sûr, les gens qui voudraient prendre cependant au sérieux les religions se trouvent ici piégés : ou bien assumer de relativiser leur idéologie comme un simple masque du libéralisme hégémonique, et donc se borner à faire de la religion non plus une idéologie mais une « identité » relative et différentialiste et au final une simple marchandise, ou bien assumer l’essence féodale de leur idéologie et sombrer toujours plus loin dans la réaction.

    Cela explique aussi que la gauche en France n’existe que comme un prolongement du Libéralisme, entretenant la lutte avec le conservatisme de repli de la Droite, et entretenant la mauvaise conscience du Libéralisme.

    Une telle annexion a ouvert un espace « ultra » à la gauche, où tout et n’importe quoi a un espace pour se développer : l’anarchisme de Proudhon aussi bien que le syndicalisme révolutionnaire de la CGT historique, le « trotskisme », le « social-écologisme » ou le « populisme de gauche ».

    Le tout devant converger dans la « grande maison commune » de la gauche qui ne cesse de multiplier ses divisions et d’en appeler néanmoins à la Concorde.

    Mais ni le libéralisme et sa gauche de cinéma, et encore moins les religions, ne peuvent en fait assumer l’enjeu titanesque d’une vision du monde réelle et puissante.

    Et ce que cherchent les gens qui s’engagent dans une idéologie, fondamentalement, c’est tout cela.

    La vision du monde de notre époque, dans le prolongement de l’Histoire, c’est la recherche de l’Encyclopédisme universel, de la Fraternité et de la Paix. C’est là la pleine et unique eschatologie de la Culture, et seul le matérialisme dialectique de notre époque porte ce drapeau.

    C’est pourquoi nous disons : l’idéologie doit être au poste de commande, car seule le matérialisme dialectique, comme antagonisme complet et d’avant-garde en termes de vision du monde, est en mesure de se confronter au Libéralisme comme ultime vision du monde obsolète, et de liquider toutes les idéologies obsolètes que le Libéralisme n’a pas été en mesure de dépasser et de fondre en lui, en raison de sa perspective essentiellement erronée du « deux donne un », laissant subsister les pires éléments des époques passées de nos ancêtres.

    Le matérialisme dialectique est l’idéologie révolutionnaire de notre époque, qu’il faut arborer et développer pour en faire la vision du monde de l’Ordre nouveau à venir.

    Prolétariat, esprit prolétarien : la subjectivité révolutionnaire et la promotion de nouvelles valeurs

    L’Histoire est toute entière l’Histoire de la lutte des classes.

    Si la cosmologie est unique par essence, mais « dévoilée » (pour ainsi dire) par étapes à mesure que se développent et se complexifient les sociétés humaines, les idéologies sont multiples, mais tendent toutes à l’effondrement réactionnaire, sauf celle qui prend la direction de la Culture, de la symbiose avec le Cosmos, celle qui devient la Cosmologie.

    Mais l’affirmation d’une idéologie ne repose pas sur un « choix » personnel que feraient des individus « éclairés » par une sorte de « conversion ». Une idéologie est avant tout le produit de la lutte des classes. Elle n’existe que dans la réalité d’un rapport de classe au sein d’un mode de production historique.

    Dès lors qu’elle existe, des individus s’alignent, d’autres s’éloignent ou se détournent. Les individus qui s’engagent dans une idéologie portent cette idéologie et la transforment aussi bien que celle-ci les porte et sont transformés par elle.

    Tout alignement reste un processus dynamique, la transformation produit des lignes, ligne Rouge, ligne Noire, et la bataille du discernement ne cesse jamais, même au sein de l’avant-garde révolutionnaire et de son Parti.

    C’est que précisément ce ne sont pas des « choix » qui déterminent les alignements et les engagements idéologiques, ce sont des « modèles sociaux ». Les mères dans le communisme primitif, les patriarches dans le tribalisme, les grands propriétaires aristocratiques dans l’esclavagisme, la noblesse seigneuriale dans le féodalisme, la bourgeoisie dans le capitalisme, le prolétariat dans le Socialisme.

    Ces modèles sociaux forment plus précisément des classes, des régiments dans l’immense bataille que l’Humanité mène contre elle-même pour revenir à la Nature, enrichie des acquis de l’Histoire.

    Un mode de production n’existe que parce qu’une classe sociale le dirige, se propose de modéliser totalement la société et l’existence sociale toute entière sous le rapport de sa direction.

    La classe sociale dirigeante domine la culture, car elle dispose de tous les leviers structurels pour reproduire l’ordre social et le commander.

    L’ordre social est composé de diverses catégories, mais seules celles en mesure de produire une idéologie allant à une vision du monde peuvent être appelées classes sociales.

    Ainsi, la noblesse seigneuriale a été la seule à pouvoir porter le féodalisme. Sans cette classe sociale, il n’existe plus qu’un féodalisme amputé, un demi-féodalisme.

    Le christianisme, sans la noblesse seigneuriale, ne peut plus exister en tant que tel, en tant que vision du monde, pas plus que l’islam d’ailleurs. Il ne peut être qu’une illusion petite-bourgeoise ou une annexe de la réaction, il ne peut plus être qu’une semi-idéologie allant au Libéralisme ou au néant.

    La petite-bourgeoisie ainsi ne peut être une classe sociale à part entière, elle ne peut que frelater, trafiquer les idéologies obsolètes entre elles, ou avec le Libéralisme ou éventuellement des éléments du matérialisme dialectique, soit par sincérité et prolétarisation relative, soit comme cinquième colonne au service de la bourgeoisie.

    Le capitalisme a accompli une gigantesque mise à jour, clarifiant comme jamais la réalité des rapports sociaux.

    Dans son cadre, la bourgeoisie toute entière a imposé le Libéralisme, beaucoup plus puissamment qu’aucune idéologie, aucune vision du monde ne l’avait réussi. Mais le Libéralisme s’est épuisé sous son propre poids, incapable de porter le matérialisme jusqu’au bout, car la bourgeoisie n’est pas la classe sociale capable de mettre un terme à l’Histoire.

    En édifiant le Capitalisme et en le faisant triompher totalement, partout sur l’espace terrestre comme tout le temps dans notre existence sociale, la bourgeoisie a fait grandir les forces collectives, a rassemblé les capacités, les intelligences, a accumulé les savoirs, les moyens et les pouvoirs.

    Elle a forgé les bras d’une Humanité nouvelle qu’elle a façonné en partie, d’une Humanité agissant collectivement, expérimentant chaque jour sa capacité à produire, à analyser, à discuter, se heurtant chaque jour à mille et une frustrations, limites dans ses savoirs, dans ses moyens dans son pouvoir.

    La bourgeoisie a forgé le prolétariat, tout comme jadis la noblesse seigneuriale en concentrant les forces de travail a forgé la bourgeoisie.

    Le prolétariat est la classe sociale du collectivisme, le prolétariat est la classe sociale de la démocratie, c’est la classe sociale produite par les immenses capacités industrielles, scientifiques et entreprenantes que l’Humanité a commencé à assembler et à organiser depuis des milliers et des milliers d’années et qui aujourd’hui tient entre ses mains la clef de la connaissance de la matière, de l’infiniment petit, à l’infiniment grand.

    Le prolétariat est la classe sociale qui annonce l’ère de l’Humanité infinie et éternelle, prête à se fondre dans le Cosmos

    Tout comme la noblesse féodale a affirmé dans la Francie occidentale l’Homme nouveau purifié et chevalier du Christ au tournant du premier millénaire, comme la bourgeoisie a affirmé dans le mouvement des Lumières au XVIIIe siècle l’Homme nouveau, social, rationnel et libre par Nature et a posé son droit à entreprendre selon ses talents ce que son travail peut produire de propre à s’affirmer comme personne, ainsi qu’à affirmer son État comme Puissance et à affirmer l’Humanité comme horizon (au lieu des divisions féodales, mais à travers ses séparations nationales), le prolétariat est un nouvel être humain, celui d’un Ordre Nouveau annonçant le Socialisme.

    Ce n’est pas parce que le prolétariat serait majoritaire qu’il faut qu’il prenne le pouvoir, c’est parce qu’il porte une vision du monde. La noblesse seigneuriale, tout comme la bourgeoisie n’ont de même été que des minorités sociales, bien plus étroites d’ailleurs, mais elles portaient une vision du monde. L’horizon social était modelé par la noblesse sous le féodalisme comme il est modelé par la bourgeoisie sous le capitalisme, comme il sera modelé par le prolétariat sous le Socialisme.

    Le prolétariat n’attend pas une quelconque « justice sociale », telle une meilleure répartition des richesses. Une telle interprétation relève de la compréhension « concordataire » de la gauche bourgeoise, qui cherche encore à sauver l’ordre capitaliste.

    Il exige l’anéantissement de la bourgeoisie en tant que classe.

    Et ce qui est nécessairement un crime pour la bourgeoisie sera une libération totale pour l’Humanité, car en liquidant la bourgeoisie, l’Ordre Nouveau, socialiste, mettra fin à l’épuisante guerre que se livre l’Humanité depuis la perte de son Eden, depuis son entrée dans l’Histoire avec la sortie de la Nature.

    Se ranger derrière le prolétariat et sa lutte, c’est assumer cette lutte à mort, totale et implacable. Les chaînes que briseront le prolétariat libéreront l’Humanité entière, rassemblant les masses derrière le modèle d’Humanité que l’Histoire a forgé patiemment dans le sang et le labeur des masses innombrables de nos ancêtres, un être humain démocratique, scientifique, producteur, bienveillant et pacifique, une humanité dont les femmes seront à l’avant-garde de l’affirmation, elles qui furent le dernier rempart de la Nature étant tombé devant l’inévitable entrée dans l’Histoire et qui seront les pionnières de la fusion dans l’Ordre Nouveau de l’Homme social et du Cosmos.

    Une Humanité épanouie dans une biosphère toujours plus symbiotique, respectant pleinement la vie sous toute ses formes et vivant sa Culture dans une Nature étendue et fusionnelle, jusqu’au Communisme le plus total.

    Se conformer à cette exigence, c’est cela chercher et affirmer l’esprit prolétarien. Ce n’est que sur cette base que peut s’affirmer le matérialisme dialectique comme idéologie révolutionnaire, annonçant la nouvelle Cosmologie, toujours plus complète.

    L’État, l’armée, la conquête des institutions et le processus d’éducation socialiste de la Nouvelle Humanité

    La Révolution consiste à changer la vie, du tout au tout. Et cela, seule les masses peuvent le faire. Sans les masses, les patriarches du tribalisme n’auraient pas triomphé.

    Sans les masses, l’aristocratie des grands propriétaire esclavagistes n’auraient pas triomphé ; sans les masses, la noblesse seigneuriale n’aurait pas triomphé. Sans les masses, la bourgeoisie ne peut rien faire. Elle sera mis à bas par les masses, qui se soulèveront derrière le Prolétariat, lorsque leurs yeux brilleront de se conformer à l’idéologie de l’Ordre Nouveau que porte le Prolétariat devant les masses.

    Sans le Prolétariat, les masses ne peuvent aller à la Révolution. Sans les masses, le Prolétariat ne peut rien changer. Ce seront les masses qui feront l’Histoire, comme elles l’ont toujours fait.

    Renverser la bourgeoisie pour instaurer un Nouvel Ordre, suppose d’assumer l’Histoire. La bourgeoisie sera renversée par les forces qu’elle a accumulé et organisé. La lutte contre la bourgeoisie est une lutte de classe, elle suppose donc un antagonisme affirmé.

    Face à l’armée bourgeoise, une armée populaire doit se former. Face aux institutions bourgeoises, de nouvelles institutions démocratiques et populaires doivent se former. Face à l’État bourgeois, un État prolétarien doit se former.

    Armée, institutions, État. C’est le parcours de la Révolution qu’il s’agit de tracer.

    L’objectif fondamental de la Révolution est un processus éducatif : il s’agit de former une Humanité nouvelle. La subjectivité révolutionnaire est donc une exigence totale. Un révolutionnaire doit transformer sa vie, personnellement et collectivement, entretenant son autocritique pour juguler la Ligne noire en lui-même comme autour de lui.

    Le travail théorique sur l’idéologie et pratique sur l’éducation révolutionnaire autour de soi doit être entretenu en permanence et de manière toujours plus complète, complexe et étendu, de manière démocratique, bienveillante sur le fond, mais directive dans la forme.

    La perspective étant dictatoriale au sens strict du terme : l’éducation socialiste consiste à dicter la conduite prolétarienne à tenir.

    La subjectivité révolutionnaire de notre époque impose aussi un style : dans l’alimentation, dans la manière de se vêtir, de parler, de se comporter, dans les mille et un geste du quotidien mais aussi par les valeurs : la curiosité encyclopédique universaliste devant porter la Culture, la sensibilité pour les arts et le respect dû aux artistes selon les exigences révolutionnaires, la promotion d’un Droit total conforme à la Morale, la loyauté et la fraternité, l’engagement complet pour la Cause, le respect et l’enthousiasme pour la Nature en général et les êtres vivants en particulier.

    Le processus révolutionnaire de notre époque a commencé, mais il est par définition nouveau. L’immense expérience accumulée doit être arborée et assimilée, et non pas regardée comme un fétiche. Tout se transforme, notre époque appelle donc des exigences aussi nouvelles, qu’il nous faut découvrir pas à pas.

    Le Futur a commencé, soyons au rendez-vous avec le Parti de la science, le Parti du prolétariat, le Parti de la révolution.

    Le Parti qui affirme la contradiction comme vision du monde, qui indique quel est le combat du Nouveau contre l’Ancien, qui affirme la Guerre Populaire jusqu’au Communisme !

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