Toute l’interprétation bourgeoise du Discours
de la servitude volontaire s’appuie sur ce que prétend
Michel de Montaigne dans ses Essais. Or, on va
vite comprendre qu’il serait très naïf de le faire.
Il dit au chapitre 25, au détour d’un passage
n’ayant rien à voir :
« Ainsi ce mot de lui [c’est-à-dire Plutarque],
selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul
homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer
était « non », et qui a peut-être donné la matière et
l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude
volontaire ». »
Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelque chose
qu’on n’est absolument pas obligé de croire :
« Je suis volontiers mon peintre jusque là ;
mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure
partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me
permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé
selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter
un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le
reste de mon travail.
C’est un traité auquel il donna le nom de Discours
de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là
l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il
l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur
de la liberté et contre les tyrans.
Il circule depuis longtemps dans les mains de gens
cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime,
car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible.
Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le
meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé
qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même
genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire
aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient
approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car
notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais
personne qui lui soit comparable.
Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et
d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais
depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit
de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui
trouveront peut-être ailleurs leur place.
C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste
de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse
estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa
bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres
que j’ai fait publier déjà.
Et je suis particulièrement attaché au Contre
Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations
avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps
avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom,
donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant
que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on
n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en
trouve guère chez nos contemporains.
Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir,
que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles
(…).
Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans [initialement il était inscrit dix-huit ans, avant que Montaigne ne corrige].
Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis
mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux
qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre
politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et
qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai
renoncé à le placer ici.
Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas
altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses
opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son
adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte
d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans
les livres.
Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a
écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en
s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût
préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque
raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son
âme : c’était d’obéir et de se soumettre très
scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut
jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son
pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps :
il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à
leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été
formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.
En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un
substituer un autre, composé durant la même période de sa vie,
mais plus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne
de la Boétie]. »
Montaigne prétend ainsi que l’ouvrage diffusé de
manière anonyme par les protestants français aurait été écrit
par Étienne de La Boétie. Ce dernier est mort il y a bien
longtemps, mais il faudrait faire confiance à Montaigne.
D’ailleurs, celui-ci aurait été son meilleur
ami, ils auraient été comme deux frères : ce serait là bien
la preuve qu’il ne ment pas…
Montaigne aurait même connu une
version manuscrite du Discours de la servitude
volontaire avant de connaître Étienne de La Boétie :
ce serait une autre preuve.
Enfin, Montaigne aurait voulu publier le Discours
de la servitude volontaire dans ses Essais, mais
il ne le pourrait pas en raison d’une « récupération »
scandaleuse par les protestants.
Quant à l’œuvre elle-même, elle ne serait qu’un
exercice de références gréco-romaines par un jeune adolescent.
Que tous les commentateurs bourgeois aient pu croire une fable pareille laisse sans voix !
Le thème du Discours de la servitude volontaire est simple : le peuple accepte un régime en lequel il ne croit pas ou ne devrait plus croire, par la force de l’habitude.
Nicolas Machiavel en Italie à la même époque avait raisonné au sujet de cette question de l’opinion publique, tout comme Kautilya en Inde au IVe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavel et Kautilya s’adressaient au Roi, tout au moins le prétendaient-il.
Or, le Discours de la servitude
volontaire parle du peuple, en espérant faire réagir les
couches intellectualisées non liées au « tyran ». C’est
précisément la position de Jean Calvin, qui ne dit pas autre
chose que le Discours de la servitude volontaire dans
ce prêche de novembre 1599 :
« Il n’y a roi au monde qui ne soit sujet à tous
ceux qui discernent entre le bien et le mal, pour être condamné de
ses vices.
Si un roi est dissolu et efféminé, on dira qu’il n’est
pas digne d’un tel lieu.
S’il est un ivrogne ou un gourmand, il sera condamné
aussi bien.
S’il est cruel et qu’il tourmente son pauvre peuple par
tributs, par tailles, on l’accusera de tyrannie.
Mais cependant le jugement des hommes s’évanouit tantôt,
en sorte que cette majesté éblouit les yeux, et c’est comme si on
donnait un coup de marteau sur la tête de chacun, qu’on n’ose pas
juger ceux qui sont élevés si haut. »
Ces dernières lignes expriment parfaitement les
concepts de « servitude volontaire » (c’est-à-dire
d’opinion publique) et de « tyran » , qui répond
aux besoins protestants de dénoncer le Roi, sans être capable d’en
appeler au peuple, de proposer une révolution.
Pour cette raison, la littérature « monarchomaque » tourne précisément autour de ces concepts. On trouve ainsi une telle démarche dans les œuvres principales que sont la Francogallia (1573) de François Hotman, de Du droit des magistrats sur leurs sujets (1574) de Théodore de Bèze, de Vindiciae contra Tyrannos (1579) écrit sans doute par Philippe Duplessis-Mornay, de Résolution claire et facile d’Odet de La Noue, du Réveille-Matin des François et de leurs voisins ainsi que d’une multitude de pamphlets.
François Hotman
Parmi ceux-ci, on a justement le Discours
de la servitude volontaire est un document historique d’une
très grande valeur ; on y trouve une dénonciation de la
passivité de la population devant une tyrannie. Sans cette servitude
intégrée psychologiquement, le régime tyrannique ne pourrait se
maintenir, la force militaire ne suffisant pas face à des millions
de personnes.
On fait alors face à un problème de taille : le
genre monarchomaque fut développé à partir de 1572, à la
suite de la Saint-Barthélémy, le fameux massacre
anti-protestants. Or, le Discours de la servitude
volontaire date d’avant 1572, tout au moins en théorie.
Car en réalité, on n’en sait strictement rien et même le nom de
son auteur doit être mis en doute.
La raison de cela est que les seules informations au sujet de la Discours de la servitude volontaire nous sont fournies, formulées de manière très étrange, par Michel de Montaigne dans ses fameux Essais.
Portrait présumé de Montaigne par François Quesnel, vers 1588.
Comprenons ici ce qui s’est déroulé
historiquement. Au départ, on a un large extrait du Discours
de la servitude volontaire qui fut publié en latin, en
1574 (donc après1572), dans des Dialogi ab
Eusebio Philadelpho cosmopoliti, puis dans la foulée dans
une version française intitulée Le Réveille-matin des
Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe,
cosmopolite, en forme de Dialogues.
Cette décision de publier le Discours vient
de la plus haute direction politique protestante et relève donc
résolument de l’idéologie monarchomaque.
Puis, on retrouve le Discours de la
servitude volontairedans un ouvrage compilant plusieurs
documents et intitulé Mémoires de l’Estat de France sous
Charles neufiesme, contenant les choses plus notables, faites et
publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion depuis
le troisième édit de pacification fait au mois d’août 1570
jusqu’au règne de Henri troisiesme(dans le tome 3).
La date est on ne peut plus clair : l’ouvrage
fut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle fois en 1578 ;
c’est cette dernière édition, rassemblant des écrits allant dans
le sens de la révolte protestante, qui a été brûlé en place
publique à Bordeaux, sur ordre du Parlement, en mai 1579.
Une version intégrale, la même que dans
les Mémoires de l’Estat de France sous Charles
neufiesme, mais donc cette fois de manière autonome, fut
ensuite publiée en 1577, avec comme auteur Odet de La
Noue, sous le titre de Vive description de la
Tyranie et des Tyrans, avec les moyens de se garantire de leur joug.
Jusque-là, aucun doute ne peut subsister sur le
caractère du Discours de la servitude volontaire, qui
est un pamphlet particulièrement réussi, présentant certaines
caractéristiques particulières par rapport à la littérature
monarchomaque, notamment le fait de puiser non pas tant dans
l’histoire du droit français que dans l’antiquité gréco-romaine.
Puis, lorsque Michel de Montaigne publie
ses Essais, il place en 1580 un long chapitre
intitulé De l’amitié. Il y parle d’une amitié
extrêmement profonde avec Etienne de la Boétie, né le 1er
novembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août 1563.
Il y fait l’éloge de celui qu’il présente comme
son ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, il écrit
notamment ces lignes très connues :
« Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement
amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées
par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes
s’entretiennent.
En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et
confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles
effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.
Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que
cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce
que c’était lui, parce que c’était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en
puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et
fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant
que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de
l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte
la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ;
nous nous embrassions par nos noms.
Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en
une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris,
si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si
proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente,
qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation
de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection.
Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car
nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années,
elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des
amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de
précautions de longue et préalable conversation.
Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne
se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale
considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est
je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi
toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ;
qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre
en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille.
Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien
qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »
Ce n’est pas tout, Michel de Montaigne ajoute des précisions de grande importance, révélant alors que c’est Étienne de la Boétie qui aurait, selon lui, écrit Le Discours de la servitude volontaire.
Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572, le massacre de la Saint-Barthélemy propage une violente onde de choc anti-protestante. La terreur catholique s’instaure, sanglante.
Le Massacre de la Saint-Barthélemy, par François Dubois (1529-1584).
Voici comment l’un des plus grands juristes de
l’époque,François Hotman, témoigne de son émotion dans une lettre
du 30 octobre 1572, alors qu’il se réfugie à Genève :
« Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par la
Providence, la clémence et la miséricorde de Dieu, échappé au
massacre, œuvre de Pharaon…
Je ne puis dans ma tristesse écrire davantage. Tout ce
que je puis dire c’est que 50,000 personnes viennent d’être égorgées
en France, dans l’espace de huit ou dix jours.
Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dans les bois :
les bêtes sauvages seront plus clémentes pour eux, je l’espère,
que le monstre à forme humaine… Les larmes m’empêchent d’écrire
davantage. »
Dans une autre lettre, datée du 10 janvier 1573,
François Hotman écrit aussi :
« Le tyran devient de jour en jour plus furieux
depuis qu’il a goûté le sang chrétien, il est devenu plus cruel
qu’auparavant.
Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sont les édits de
ce Phalaris ! [Phalaris fut un tyran sicilien du 6e siècle
avant notre ère, connu pour avoir mis en place un taureau de bronze
à l’intérieur duquel cuisait ses victimes, les cris sortant du nez
du taureau]
Comme s’il pouvait y avoir une majesté dans un pareil
monstre… »
Le tyran, ennemi du peuple : voici le grand
thème de la littérature protestante à la suite de la
Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitude
volontaire d’Etienne de La Boétie en est une composante
importante, une tentative de donner corps à ce qui sera appelé le
courant « monarchomaque ».
Le terme vient du grec, monarchos le
monarque et makhomai combattre, et a été forgé
en Angleterre par les partisans du Roi pour dénoncer les opposants.
Cependant, et c’est l’erreur à ne surtout pas
commettre en interprétant de manière erronée le Discours
de la servitude volontaire, les monarchomaques ne sont pas
du tout anti-royalistes : ils s’opposent uniquement à la
tyrannie.
Il s’agit ici de ne pas interpréter le
XVIe siècle avec le regard du XXIe siècle, ni même celui
du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, on n’envisage pas la
possibilité de former un nouveau régime politique, le concept de
révolution n’existe pas.
Pareillement, la notion d’individu égal à un
autre n’existe pas en tant que tel : le protestantisme assume
cette idée, mais encore faut-il pour la réaliser, le développement
réel du capitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires,
c’est-à-dire ses travailleurs libres.
Les grandes masses sont paysannes, ce sont à
l’époque des serfs. Même libérées du servage, ces masses sont
incapables de réelle organisation – les révoltes hussites
témoignent d’une tendance contraire –, mais le principe semble
absurde aux dirigeants protestants issus de la noblesse et de la
bourgeoisie.
C’est également exactement ce que dit le Discours
de la servitude volontaire.
C’est également exactement ce que dit Jean Calvin, qui veut faire triompher le protestantisme, mais ne sait pas comment. Il était de ce fait sceptique devant la conjuration d’Amboise de 1560, visant à enlever François II à son entourage catholique.
Jean Calvin à l’âge de 53 ans dans une gravure de René Boyvin (1525-1598?)
De fait, à l’époque, personne n’a de théorie de
l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Prince publié
en 1532, marque le simple début des sciences politiques. Toutefois,
une juste compréhension de l’État n’apparaît pas et même la
bourgeoisie ne sait pas ce qu’est un État, elle ne l’a jamais su :
seul le prolétariat aura une vision complète, et encore uniquement
avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise.
La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n’a pas
détruit l’État en Angleterre, partageant le pouvoir avec
l’aristocratie ; la révolution française est le fruit d’une
situation historique particulière, alors que les auteurs des
Lumières qui ont pavé sa voie visaient principalement une monarchie
parlementaire sur le modèle anglais.
On comprend la difficulté pour les protestants,
au XVIesiècle, de savoir quoi faire. Il y a alors toute une
réflexion à ce sujet et ce qui fait la force du Discours
de la servitude volontaire, c’est qu’il s’agit précisément
d’une tentative d’aller dans le sens d’une compréhension de ce
qu’est l’État, son rapport au peuple, ainsi que, comme chez
Nicolas Machiavel, la notion d’opinion publique.
Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle et il
n’envisage pas l’État autrement que de la manière qu’il existe.
Il reconnaît qu’il peut y avoir une monarchie, une oligarchie, une
république des grandes familles, mais il ne pense pas qu’on puisse
choisir : ce sont les faits qui décident, ou plus exactement
Dieu.
La Providence décide et de fait, historiquement,
la royauté est considérée en France comme relevant de Dieu. Cela
ne signifie nullement, comme on peut le penser, que la monarchie de
droit divin fait du roi un représentant de Dieu sur Terre : au
contraire, cela encadre de manière complète ce que le roi peut ou
ne peut pas faire.
Voici comment le poète Pierre de Ronsard,
partisan résolu du Roi et du catholicisme, dénonce lui-même la
tyrannie, avertissant du danger le futur Roi dans son Institution
pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom.
Des lignes sont sautées pour faciliter la
lecture.
« SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roi de
France, Il faut que la vertu honore votre enfance :
Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain, Qui ne
lui est sinon un fardeau dans la main (…).
Si un Pilote faute tant soit peu sur la mer Il fera dessous l’eau le navire abîmer.
Si un Monarque faute tant soit peu, la province Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.
Aussi pour être Roi vous ne devez penser Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.
De même notre corps votre corps est de boue. Des petits et des grands la Fortune se joue :
Tous les règnes mondains se font et se défont, Et au gré de Fortune ils viennent et s’en vont,
Et ne durent non-plus qu’une flamme allumée, Qui soudain est éprise [enflammée], et soudain consumée.
Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné Le sceptre, et vous a fait un grand Roi couronné,
Faites miséricorde à celui qui supplie, Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie »
Les règnes ne durent pas, seul Dieu est éternel
et donc le roi n’est que transitoire dans une forme monarchique qui,
elle, doit se prolonger. Hors de question de menacer l’édifice en
devenant un tyran : il faut respecter les coutumes, les
traditions, les rapports de force avec l’aristocratie, etc.
Jean Calvin est tout à fait d’accord avec cela ;
il ne conçoit pas de « révolution », car il ne le peut
pas pour des raisons historiques.
Il est toujours nécessaire de s’assujettir à
ceux qui sont supérieurs, car c’est la Providence qui l’a voulu
ainsi. C’est une thèse stoïcienne classique, qui forme le coeur
même du noyau idéologique royal au XVIe siècle.
Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le
protestantisme et il doit bien trouver une voie. Aussi explique-t-il
que, comme justement la monarchie est de droit divin, le monarque
doit se comporter de manière adéquate au sujet de la religion.
S’il ne le fait pas, alors la justification de la
monarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :
« Vrai est qu’il nous faut avoir ici une
distinction, c’est que si nous sommes molestés en nos corps, que
nous devons porter patiemment cela.
Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant
déroger au souverain empire de Dieu pour complaire à ceux qui ont
prééminence dessus nous.
Comme si les rois veulent contraindre leurs sujets à
suivre leurs superstitions et idolâtries : O là ils ne sont
plus rois, car Dieu n’a pas résigné ni quitté son droit, quand il
a établi les principautés et seigneuries en ce monde.
Et quand il a fait cet honneur à des créatures
mortelles qu’ils soient pères, qu’ils aient le droit de paternité
sur leurs enfants, ce n’est pas qu’il ne demeure toujours père
unique en son entier et des corps et des âmes.
Mais encore quand il adviendra que les rois voudront
pervertir la vraie religion, que les pères aussi voudront traîner
leurs enfants ça et là, et les ôter de la subjection de Dieu, que
les enfants distinguent ici ; pareillement les serviteurs et
chambrières, et puis tous les sujets des princes et magistrats, en
général que tous s’humilient en telle sorte qu’ils portent
patiemment toutes injures qu’on leur fera.
Mais ce pendant qu’ils avisent qu’il leur vaudrait mieux
mourir cent fois que de décliner du vrai service de Dieu.
Qu’ils rendent donc à Dieu ce qui lui appartient, et
qu’ils méprisent tous les édits et toutes les menaces, et tous les
commandements et toutes les traditions, qu’ils tiennent cela comme
fiente et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsi adresser
à l’encontre de celui auquel seul appartient obéissance. »
Le Roi devient un tyran lorsqu’il abandonne Dieu
et comme le protestantisme est la vraie adoration de Dieu, dans le
cas où le Roi interdit le protestantisme par la violence, il devient
un tyran.
C’est ce tyran là que dénonce le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.
Influencé par le Discours merveilleux,
La France-Turquie, c’est à dire, conseils et
moyens tenus par les ennemis de la Couronne de France, pour réduire
le Royaume en tel état que la tyrannie turquesque fut
publié en 1575, en trois parties distinctes tout d’abord.
La première, Conseil du Chevalier
Poncet, donné en presence de la Royne mere & du Conte de Retz,
pour reduire la France en mesme estat que la Turque, consiste en la
présentation des conseils donnés par un chevalier Poncet à
Catherine de Médicis après avoir visité l’empire ottoman.
Il s’agit sans doute d’une allusion à Maurice
Poncet, auteur en 1572 d’un ouvrage appelant à la soumission de
l’aristocratie : Remontrance à la noblesse de France
de l’utilité et repos que le Roy apporte à son peuple: et de
l’instruction qu’il doit avoir pour le bien gouverner.
Le chevalier Poncet donne comme conseil de
supprimer physiquement les aristocrates pour les remplacer par des
gens qui seront redevables de tout, de supprimer la propriété afin
que tout soit centralisé sur une seule personne devenant
incontournable.
La seconde partie consiste en la mauvaise défense
de ce prétendu chevalier, niant dans L’Antipharmaque du
chevalier Poncet avoir jamais donné de tels conseils.
Enfin, la troisième partie explique en conclusion
l’arrière-plan général de la Saint-Barthélémy, sous le titre
de Lunettes de Cristal de Roche, par lesquelles on voit
clairement le chemin tenu pour subjuguer la France, à même
obéissance que la Turquie: adressées à tous Princes, Seigneurs,
Gentils-hommes, et autres d’une et d’autre Religion bons et
légitimes Français. Pour servir de contre-poison à
l’Antipharmaque, du Chevalier Poncet.
Voici un extrait de cette partie, qui là encore
cible la tyrannie :
« Je parle seulement contre ceux qui nous ôtent
par force, par subtilités indues, et par exactions, comme font
journellement lesdits Italiens au vue, su, appui, et commandement de
ladite Royne mere, du Maréchal de Rets, de Monsieur de Nevers, du
Chancelier et autres de leur conseil & adherans, ainsi qu’à
mon grand regret je le vois tous les jours et à toute heure, par
faute que personne ne se présente pour si opposer de si bonne forte,
que nous ne soyons plus sujets à leurs tyrannies sous l’autorité
de notre Roy, lequel ne voit rien de ces affaires sinon ce qu’il
leur plaît et par tel miroir qu’ils veulent (…).
Et nous permettons et souffrons que les étrangers non
seulement mangent nos morceaux, nous sucent jusques aux os, tiennent
les principaux estats et les meilleurs plus belles et fructueuses
charges, mais encore qu’ils nous commandent à baguette, et nous
empoisonnent quant il leur plaît outre les poisons dont ils ont
contaminé notre nation et font perdre les âmes par tout genre de
vice, comme d’usure, de tromperie, de trahison et dissimulation de
sodomie et toute espèce de paillardise (…).
Voulons nous attendre qu’ils nous coupent la gorge, ou
sinon qu’ils nous matent et mettent si bas par leurs subsides et
inventions exactives, et par leur force (qui s’agrandit et augmente
tous les jours) que nous ne puissions jamais relever, et qu’ils
nous réduisent sous la diabolique servitude dont leurs desseins
détestables, et l’étroite observation des préceptes et documents
de Poncet […], qui est si clair et suffisant pour montrer
véritablement qu’ils nous mènent au grand chemin de la tyrannie
Turquesque qu’il n’en faut nullement douter ? »
Le roi Charles IX y est présenté comme ayant été
empoisonné par sa mère, car désireux de condamner la
Saint-Barthélemy. C’est là qu’on reconnaît le caractère idéaliste
de l’entreprise monarchomaque.
L’aristocratie catholique sut profiter de cette
faille, avec les malcontents, éléments
catholiques particulièrement insatisfaits du chaos dans lequel se
trouvait le pays et ne comptant nullement accepter que des
courtisans italiens remplacent l’aristocratie française.
Ces malcontents étaient proches de trois
dirigeants : tout d’abord, on retrouve Henri Ier de
Bourbon-Condé, figure de proue de l’aristocratie protestante et
de ce fait, peu en mesure d’unir réellement les aristocrates
catholiques malcontents autour de lui.
On a ensuite le frère du roi Henri III, François
de France, qui effectivement parvient à unir autour de lui les
malcontents, en prônant une ligne de tolérance. Il est aidé en
cela par son beau-frère Henri de Navarre, le futur Henri IV,
qui justement prendra sa place après sa mort de la tuberculose en
1584.
Dans tous les cas, les malcontents représentaient
une ligne visant à faire cesser les guerres de religion, en assumant
une ligne d’ouverture religieuse. Étienne Pasquier, un proche de
Henri IV ayant mené un profond travail d’historien alors, résume
ainsi ce moment d’émergence des malcontents :
« Nous commençâmes à être divisez en deux, par
une étrange malédiction, et de deux noms misérables, de fraction,
partialité et division, les uns appelez Papistes, et les autres
Huguenots, combien que nous n’ayons autre qualité que celle de
Chrétiens, qui nous est empreinte par le Saint Sacrement, et
caractère de Baptême.
En ce malheur nous avons vécu plusieurs ans. Depuis, il
en venu un tiers de mal contents, qui mêlent en leur querelle,
l’État. »
Le grand représentant intellectuel du courant des
malcontents fut le protestant Innocent Gentillet (1535-1588), auteur
notamment en 1576 d’une Brieve remonstrance a la noblesse de
France sur le faict de la Declaration de Monseigneur le Duc
d’Alençon, mais surtout d’un Discours sur les
moyens de bien gouverner & maintenir en paix un Royaume, ou autre
Principauté divisez en trois parties: asavoir, du Conseil, de la
Religion et de la Police que doit tenir un Prince:Contre Nicolas
Machiauel Florentin, A Tres-haut et Tres-Illustre Prince François
Duc d’Alençon, fils et frere de Roy, Troisiesme edition
nouvellement reveue par l’Autheur.
Cette dernière œuvre, qui passa à la postérité
sous le titre d’Anti-Machiavel, est dédié au frère du Roi, formant
ainsi un appel à le soutenir. On lit dans l’épître lui étant
dédié au début de l’œuvre qu’il faut agir en Français et bannir
le style de Nicolas Machiavel :
« Vous y pourrez voir, Monseigneur, plusieurs beaux
exemples des Rois de France vos ancêtres, & de plusieurs grands
Empereurs, qui ont prospéré en leurs États, & qui ont
heureusement gouverné leurs Royaumes & Empires, pour avoir eu
gens de bien & sages en leur Conseil.
Comme par le contraire, ceux qui se sont servis de
mauvais conseillers & gouvernez par flatteurs, ambitieux, avares,
& surtout par étrangers, se sont toujours précipitez en quelque
grand malheur, & ont mis leur État en branle ou en ruine
entière, & leurs sujets en confusion & misère.
Qui est une faute où les Princes se laissent bien
souvent & facilement tomber, de laquelle néanmoins ils se
dussent plus garder : veu qu’il est certain qu’en toutes choses
le mauvais conseil est cause de maux infinis, & principalement és
affaires d’un Prince & d’une République.
C’est la principale & plus griefve maladie dont la
pauvre France est aujourd’hui affligée, qui la mine & la ruine
le plus : tellement qu’elle a bien besoin que vostre Excellence
s’emploie à appliquer les remèdes nécessaires pour la guérir.
Vous pourrez aussi voir icy, Monseigneur, comme le devoir
d’un bon Prince est d’embrasser & soutenir la Religion
Chrétienne, & de chercher & s’enquérir de la pure vérité
d’icelle, & non pas approuver ni maintenir la fausseté en la
Religion, comme Machiavel enseigne.
Et quant à la Police, vostre Excellence y pourra voir
aussi plusieurs notables exemples de vos progéniteurs Roys de
France, & des plus grands & anciens Empereurs Romains, par
lesquels quels appert que les Princes qui se sont gouvernez par
douceur & clemence conjointe à justice, & qui ont usé de
modération & debonnaireté envers leurs sujets, ont toujours
grandement prospéré, & longuement régné.
Mais au contraire, les Princes cruels, iniques, perfides,
& oppresseurs de leurs sujets, sont incontinent tombez eux &
leur état en péril, ou en totale ruine, & n’ont guère long
temps régné, & le plus souvent ont fini leurs jours par mort
sanglante et violente.
Et d’autant que les exemples de bon gouvernement sont la
plupart princes de la noble maison de France, dont votre Excellence
est issue, je m’assure, Monseigneur, qu’ils vous esmouveront
toujours de plus fort à ressusciter & faire reluire en vous les
vertus héroïques de vos aïeuls : & à chasser hors de
France les vices infâmes qui s’y enracinent, asavoir cruauté,
injustice, perfidie, & oppression, ensemble les étrangers qui
les y ont apportez, & les François degenereux & abâtardis
leurs adhérents, qui favorisent à leurs tyrannies &
oppressions, lesquelles traînent après elles la subversion de
l’État du Royaume.
Cela même poussera votre Excellence à remettre sus la
manière de gouverner vrayement Françoise, usitée par vos
devanciers, & à bannir & renvoyer celle de Machiavel en
Italie, dont elle est venue, à notre très grand malheur et dommage.
Dequoy tout le Royaume, nobles, ecclésiastiques,
marchands et roturiers, voire les Princes & grands Seigneurs,
vous seront à jamais grandement tenus & obligez : comme est
le pauvre malade languissant, qui est en péril évident de
mort, au prudent médecin qui le fuerit.
Et d’abondant, la postérité n’oubliera jamais un si
grand bienfait, mais célébrera vos héroïques & magnanimes
vertus par histoires & louanges immortelles. Et semble bien que
Dieu voulant avoir pitié de la pauvre France, & la voulant
délivrer de la sanglante & barbare tyrannie des étrangers, vous
a suscité comme le fatal libérateur d’icelle, vous (dis-je)
Monseigneur, qui estes Prince François, de la maison de France,
François de nation, François de nom, & François de cœur &
d’effet.
Car, à qui pourrait mieux appartenir l’entreprise de
délivrer la France de tyrannie, & le los & honneurs d’un si
haut & héroïque exploit, qu’à votre Excellence, qui n’a rien
qui ne soit François ?
A qui peut la pauvre France mieux avoir son recours en
son extrême péril & nécessite, qu’à celui qui est un vrai
tige issu du bon Roy Louys XII, père du peuple, & du grand Roy
François, Prince fort amateur de ses sujets, & du débonnaire
Roy Henry second ? »
On l’a compris, l’ennemi, ce sont les
courtisans italiens :
« Car ces Italiens ou italianisez, qui ont
en main le gouvernail de la France, tiennent bien pour vraye la
maxime de Machiavel, Qu’on ne se doit fier aux estrangers, comme
aussi elle est veritable.
Est c’est pourquoy ils ne veulent avancer que gens de
leur nation, ou quelques François bastards et degenereux, qui
sont façonnez à leur humeur et à leur mode, et qui leur
servent comme d’esclaves et vils ministres de leurs perfidies,
cruautez, rapines, et autres vices.
Car quant aux bons et naturels François, ils ne les
veulent avancer, parce qu’ils leur sont estrangers, et par
consequent suspects de ne leur estre assez fideles, suyvant ladite
maxime. »
Leur style, c’est celui qui aurait été enseigné
par Nicolas Machiavel :
« Cest atheiste Machiavel enseigne au
prince d’estre un contempteur de Dieu et de religion, et de faire
seulement la mine, et beau semblant exterieurement devant le monde,
pour estre estimé religieux et devot, bien qu’il ne le soit pas.
Car de punition divine d’une telle hypocrisie et dissimulation,
Machiavel n’en craint point, parce qu’il ne croit pas qu’il y
ait un Dieu.
Conclusion, l’Italie, Rome, le pape et son siège sont
vrayement la source et la fontaine de tout mespris de Religion,
et l’escole de toute impieté. Et comme ils l’estoyent desja du
temps de Machiavel (ainsi qu’il confesse) ils le sont encores
plus aujourd’hui (…).
De sorte qu’en lieu de meurtriers et assassins ou
massacreurs ils n’ont point de honte de se dire abbreviateurs
de justice. Et pourquoy en auroyaient-ils honte ? veu que la justice
d’aujourdhuy est exercee d’une sorte, qu’on la fait servir
de palliation et couverture d’assassinemens, meurtres et
vengeances. L’on void bien à l’œil qu’en plusieurs endroits
la justice ne sert qu’à prester son nom, à ceux qui veulent
estre veus bien faire en faisant mal contre leurs propres
consciences, suyvans en cela la doctrine de Machiavel. »
Le vrai sens de la Saint-Barthélemy, ce
n’est donc pas qu’un massacre de l’élite protestante, mais le début
d’un massacre de l’ensemble de l’élite française pour la remplacer.
Voilà comment la chose est présentée :
« A l’imitation desquelles ceste mesme
race complotta, et fit executer, non pas en Sicile, mais en la
France mesme, et parmi toutes meilleures villes du royaume, ce cruel
et horrible massacre general de l’an M.D.LXXII. qui saigne
tousjours, et duquel ils ont encores les mains et leurs espees
ensanglantees. Duquel exploit ils se sont vantez et bravez
incessamment depuis (…).
Mais je diray cecy en passant, que nos machiavelistes de
France, qui furent autheurs et entrepreneurs des massacres de la
journee de S. Barthelemy, n’avoyent pas bien leu ce passage
de Machiavel que nous venons d’alleguer (…).
Ils devoyent considerer ces venerables entrepreneurs, ce
que dit icy leur docteur Machiavel (et qu’ils ont veu depuis par
experience) qu’un peuple ne peut manquer de chefs, qui luy
renaissent tousjours à foison, en la place de ceux qu’on tue.
S’ils eussent si bien noté ce passage de Machiavel, comme ils font
les autres, tant de sang ne fust pas respandu, et leurs tyrannie
eust (peut estre) plus duré qu’elle ne fera. »
En fait, ne pouvant vaincre le catholicisme,
l’aristocratie protestante a fait de Catherine de Médicis l’ennemi
suprême, afin de contrebalancer sa position de faiblesse, de faire
en sorte que l’aristocratie catholique cesse son offensive en raison
d’un ennemi commun : la faction italienne qui chercherait à
tirer les marrons du feu.
Cependant, le problème est qu’à partir du moment
où les malcontents rentrent en jeu, la question protestante
passait en second lieu.
La première étape fut l’Édit de
Beaulieu de 1576, réhabilitant les victimes de
la Saint-Barthélemy et accordant une vaste liberté de
culte aux protestants (sauf à Paris et à la Cour). Toutefois, la
clause exigeant que le culte catholique puisse être repris dans les
zones protestantes ne put être appliquée et amena la formation
d’une Ligue catholique provoquant une nouvelle
guerre de religions.
On passa alors des malcontents aux Politiques, qui se chargèrent de remettre la monarchie au centre du jeu, aux dépens de la position de force du catholicisme et surtout du protestantisme progressivement liquidé. Les grandes figures de ce courant furent La Boétie et Michel de Montaigne.
Aux côtés de François Hotman comme grande
figure monarchomaque, on trouve Philippe Duplessis-Mornay
(1549-1623), grand érudit protestant maîtrisant parfaitement le
latin, mais également le grec, l’hébreu, l’allemand, ayant des
connaissances larges en néerlandais, en anglais, ainsi qu’en
italien.
Il sera ainsi un proche conseiller de Henri de Navarre, avant que celui-ci ne devienne Henri IV, cherchant à propulser celui-ci comme roi protestant maintenant une tolérance vaste pour les deux religions chrétiennes. La trahison de Henri IV l’amènera à gérer la situation inverse avec la négociation de l’Édit de Nantes, lui-même étant mis de côté par la suite, alors que s’intensifiait la vague monarchique anti-protestante.
Philippe Duplessis-Mornay, en 1613.
Sa position de gouverneur de Saumur et son grand
prestige auprès des protestants n’aboutiront, de ce fait, à rien de
concret et on comprend avec cet arrière-plan la dimension
« raisonnable » de ses Vindiciae contra
tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem
legitima potestate.
Il s’agit, non pas d’un appel à la révolte, mais
davantage la mise en avant d’un esprit de résistance : là où
François Hotman pose le cadre de manière véhémente, avec une
question historique en arrière-plan (celle de la Gaule
franque), Philippe Duplessis-Mornay pose le problème comme une
question de style. Son Vindiciae contra tyrannos dresse
un large panorama de la notion de royauté dans ce qui est l’ancien
testament pour les chrétiens, soulignant la nécessité pour le roi
de suivre l’approche des rois du passé qui se sont bien comportés.
Toute sa considération à ce sujet peut
être résumée par cette citation :
« Le prince n’est que ministre et exécuteur de la
loi et ne peut dégainer l’épée sinon contre ceux que la loi
condamne à être frappés.
S’il fait autrement, il n’est plus Roi, mais tyran, il
n’est plus juge, ains brigand. »
Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate
Le caractère vain des espoirs protestants est difficile à comprendre, de nos jours. Mais il leur semblait à l’époque qu’il existait un moyen de parvenir à une sorte de compromis.
Même Catherine de Médicis avait espéré, par
l’intermédiaire du colloque de Poissy, qui s’est tenu à la fin
de l’année 1561, unifier catholiques et protestants autour d’un
dénominateur commun suffisamment fort pour donner naissance à une
Église gallicane.
C’est Michel de L’Hospital (1506-1573) qui fut chargé de théoriser ce processus de « sortie par en haut » des guerres de religion : il fallait utiliser les protestants pour prendre de l’indépendance par rapport au Vatican, tout en profitant de l’Église catholique pour renforcer le cadre royal.
Michel de L’Hospital (1506-1573), peinture du 16e siècle.
Catherine de Médicis avait espéré organisé un
luthérianisme à la française, sauf que le calvinisme était bien
plus poussé historiquement que le luthérianisme ; aux congrès,
les 40 représentants catholiques ne purent, pour leur quasi
totalité, nullement s’entendre avec des protestants guidés par
Théodore de Bèze et rejetant catégoriquement le culte des images,
les initiatives superstitieuses comme les processions ou celle
attribuant une présence réelle du Christ dans le vin et le pain.
Il est intéressant de voir que la tentative de
trouver un compromis se focalisa notamment sur la double communion,
qui avait été l’objectif du hussitisme, mais tout cela arrivait
bien après que le protestantisme ait quitté sa base hussite et se
soit profondément développé.
Ainsi, après l’échec du colloque il y eut l’édit
de janvier 1562 permettant aux protestants de se rassembler hors des
villes, mais dès le 1er mars 1562 il y eut le terrible massacre
de Wassy. Il était clair que, puisque Catherine de Médicis n’avait
pas pu utiliser les protestants comme elle l’entendait, alors leur
extermination était programmée.
Ce fut très clairement l’avis des protestants
alors : dès 1562 la révolte contre la tyrannie s’exprime,
prenant un tour d’une grand agressivité après la Saint-Barthélemy
de 1572. C’est là le sens profond de la littérature monarchomaque,
accusant Catherine de Médicis et le pouvoir royal de prendre un
tournant autoritaire et arbitraire digne de l’Empire Ottoman.
Il est donc important de saisir que la
Saint-Barthélemy est tout à fait imputable à Catherine de
Médicis. Non seulement ce sont ses conseillers italiens qui ont
organisé ce massacre de l’élite protestante à Paris, mais c’est
dans la droite ligne de l’échec du colloque de Poissy.
Ce qui explique donc l’émergence de la
littérature monarchomaque, c’est la dimension subite de la
Saint-Barthélémy, semblant être en contradiction avec l’esprit
ayant prévalu jusque-là dans l’État.
Voici des textes qui furent publiés dans la
foulée de la Gaule franque, témoignant de la richesse de la
littérature monarchomaque :
– la France-Turquie, c’est-à-dire
conseils et moyens tenus par les ennemis de la couronne de France,
pour réduire le royaume en tel état que la tyrannie turquesque ;
– Traité du droit des magistrats sur
leurs sujets, publié par ceux de Magdebourg, l’an MDL, et maintenant
revu et augmenté de plusieurs raisons et exemples ;
– les Apophtegmes et discours notables
recueillis de divers authurs contre la tyrannie et les tyrans ;
– le Discours des jugements de Dieu
contre les tyrans recueilli des histoires sacrées et profanes et
nouvellement mis en lumière ;
– le Politique, dialogue traitant de la
puissance, autorité et du devoir des princes, des divers
gouvernements, jusques où l’on doit supporter la tyrannie, si, en
une oppression extrême, il est loisible aux sujets de prendre les
armes pour de fendre leur vie et liberté ; quand,comment, par
qui, et par quel moyen cela se doit et peut faire ;
– le Discours politique des diverses
puissances établies de Dieu au monde, du gouvernement légitime
d’icelles et du devoir de ceux qui y sont assujettis ;
– Le Reveille-Matin des François et de
leurs voisins composé par Eusèbe Philadelphe cosmopolite ;
– la Réponse à la question à savoir
s’il est loisible au peuple et à la noblesse de résister par armes
à la félonie et cruauté d’un seigneur souverain ;
– le Discours merveilleux de la vie,
actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.
Ce dernier ouvrage, par exemple, retraçant la
biographie de Catherine de Médicis de 1572 à 1574, fut publié en
1575, réédité deux autres fois la même année, avec ensuite des
traductions en latin, en anglais et en allemand. L’année suivante
connut même une Seconde edition plus correcte, mieux
disposée que la première, et augmentée de quelques particularitez.
Catherine de Médicis a alors sa légende noire : simple roturière mariée au frère du futur Roi, elle empoisonne ce dernier comme elle a empoisonné la reine de Navarre, dirigeante protestante, tout cela afin de s’approprier le pouvoir de manière machiavélique, au nom de ses enfants.
Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.
Dans le Discours merveilleux, on
lit ainsi qu’elle a comme objectif de procéder à la liquidation de
la noblesse historique, pour placer ses gens à elle. Elle a besoin
de la guerre civile pour mettre en place un régime totalement
nouveau.
Il est ainsi dit :
« Ceste-cy [c’est-à-dire Catherine de Médicis]
pour gouverner avec son Gondi, craignant que les grands de ce Royaume
n’opposassent à cest excessif avancement, qui n’est fondé que
sur la passion démesurée d’une femme, allume une guerre civile en
ce Royaume, met les frères et voisins les uns contre les autres, et
tant fait, qu’en peu de temps, elle se défait du Roy de Navarre
premier Prince du sang, majeur d’ans, d’Anne de Mommorenci
Connestable, du duc de Guise grand maître, tous Pairs de France, du
Marechal de S. André et infinis autres seigneurs, qui par poison, et
qui par guerre, tant que ce petit belistre demeure tout seul au près
d’elle à faire tout ce qui lui plaît (…).
Pénétrons le pernicieux conseil de ceste femme, et
voyons si elle tend à l’extermination des Huguenots seulement, ou
de tous les grans de ce Royaume sans égard de religion. »
De manière intéressante, le Discours
merveilleux défend même les Guise, arguant que son rôle
a été mis en scène justement par Catherine de Médicis dans un
plan machiavélique. La notion de tyrannie, à ce moment-là, vise
directement la tentative de former un régime au-delà de son cours
historique.
Le Discours merveilleux aborde
un aspect allant bien plus loin que la question de la guerre des
religions et d’ailleurs cet ouvrage fait également partie
des Mémoires de l’estat de France sous Charles
neufiesme, terminant le troisième et dernier tome, avant
un appel à la paix.
Il est aussi souvent attribué à une grande
figure humaniste, le protestant Henri Estienne (1528-1598), qui était
le principal ennemi de la reprise de mots et d’expression venant de
l’italien dans la langue française, publiant notamment en 1578
l’œuvre intitulée Deux dialogues du nouveau français
italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les
courtisans de ce temps. De plusieurs nouveautez qui ont accompagné
ceste nouveauté de langage. De quelques courtisianismes modernes et
de quelques singularitez courtisianesques.
A ce titre, le roi Henri III l’enjoignit à écrire une Précellence du langange françois.
Avec l’opposition entre protestantisme et
catholicisme, la situation était explosive ; avec l’existence de la
faction italienne au sein de la royauté, le besoin d’une rupture
devenait complet pour les protestants.
La Francogallia eut donc un
impact retentissant ; en pleine guerre civile, l’appel de
François Hotman possédait un sens dépassant le simple cadre
protestant. C’est toute l’option ultra du catholicisme et de la
faction italienne de la royauté qui apparaissait comme
précipitant le pays dans le chaos.
François Hotman pouvait ainsi dire :
« Comme son cœur de patriote regrette les temps
heureux où la France, sa patrie bien-aimée était le rendez-vous de
toutes les âmes d’élite de l’Europe. Comme il regrette le temps où
de toutes part on accourait en foule dans les Universités
françaises.
Maintenant hélas le pays est miné, et travaillé par
les guerres civiles. Et, horreur ! certains se plaisent même à
attiser le feu.
Que faire ? Va-t-il laisser les ennemis du sol
natal, les Médicis et leurs affiliés papistes poursuivre leur œuvre
de haine et de destruction ? Le peuple n’a-t-il autre chose à
faire qu’à gémir sous les coups des tyrans qui le dominent ?
Il veut chercher un remède à ce mal dont tout bon
Français a horreur. »
C’est de là que naît l’idée républicaine,
c’est-à-dire le principe selon lequel la res publica, la
république en tant que chose publique, soit
dirigée par la personne considérée comme la plus apte.
François Hotman n’hésite pas à affirmer que :
« La multitude des hommes devrait être régie et
gouvernée non point par quelqu’un d’entre eux qui le plus souvent
n’aura pas telle suffisance et expérience aux affaires comme
beaucoup d’autres, mais par ceux qui seraient approuvés et choisis
par le consentement général de tout un peuple comme les plus
vertueux et les plus suffisants de tous pour en faire un corps entier
de conseil, ou plusieurs entendements et plusieurs bons cerveaux
étant amassés et recueillis ensemble fussent comme l’âme qui
gouvernât et remuât tout le reste du corps de la chose publique. »
La tendance démocratique au sein du protestantisme, idéologie bourgeoise, était profonde ; l’attaque contre le catholicisme portait en lui une charge anti-féodale particulièrement violente.
Blaise de Monluc, un important et très cruel chef de guerre catholique, fut également mémorialiste et il constatait alors :
« Les ministres prêchaient partout que ceux qui se
mettraient de leur religion ne payeraient aucun devoir aux
gentilshommes, ni au roi aucunes tailles que ce qui leur serait
ordonné par eux ; que les rois n’avaient aucune puissance que celle
qui plairait au peuple ; que la noblesse était de même pâte
qu’eux.
De sorte que quand les procureurs des gentilshommes leur
demandaient leurs rentes, ils leur répondaient qu’ils leur
montrassent cela en la Bible, et que si leurs prédécesseurs avaient
été sots et bêtes, ils ne le voulaient pas être (…).
Quel roi ? disaient-ils, nous sommes les rois. Celui-là
dont vous parlez est un petit royat de rien. Nous lui baillerons les
verges et lui donnerons métier pour apprendre à gagner sa vie comme
les autres (…).
Si la reine eût encore plus tardé à m’envoyer
seulement trois mois, tout le peuple était contraint de se mettre de
cette religion-là, ou ils étaient morts; car chacun était tant
intimidé de la justice qui se faisait contre les catholiques, qu’ils
n’avaient d’autre remède que d’abandonner leurs maisons, ou mourir,
ou se mettre de leur parti (…).
Quelques uns de la noblesse commençaient à se laisser
aller de telle sorte qu’ils entraient en composition avec eux, les
priant de les laisser vivre en sûreté en leurs maisons avec leurs
labourages, et quant aux rentes et fiefs ils ne leur en demandaient
rien. »
Blaise de Monluc,
Il s’agit toutefois de bien distinguer les
différents niveaux sociaux de la révolte protestante et de ce que
représente les appels monarchomaques. Le protestantisme représente
la bourgeoisie, qui ne conçoit encore nullement l’idée de
révolution.
Elle n’a pas de théorie de l’État, elle
n’envisage que de travailler les institutions de l’intérieur, tout
comme par ailleurs au XVIIIe siècle, où elle n’envisagera sur le
plan théorique qu’une monarchie constitutionnelle.
Ce qu’elle envisage, c’est une remise à plat,
sans trop savoir comment. Sa démarche est celle d’un réformisme
armé.
Dans un document publié à l’époque, le mode
d’organisation des protestants était présenté comme le suivant,
conformément à l’esprit de ce que prônait Jean Calvin à
Genève : l’organisation se faisait au niveau de la ville, un
maire se voyait confier le pouvoir exécutif, cent membres élus
annuellement formant un grand conseil disposait du pouvoir
législatif, à quoi s’ajoutait un conseil privé de 25 membres
appartenant également au grand conseil épaulé d’un jury de douze
membres. Les maires se fédéraient, élisant un chef général et
cinq lieutenants.
C’était là une tendance propre au patriciat, à
la bourgeoisie la plus puissante des villes, qui osait se confronter
à la féodalité, mais sans se poser la question de son
renversement, d’où la place prépondérante de l’aristocratie
protestante à la tête du mouvement, comme chefs de guerre.
Les monarchomaques fournissaient une base
idéologique et culturelle justifiant le processus.
Le pasteur François de Morel, une très
importante figure protestante d’alors, expliquait par exemple la
chose suivante à Jean Calvin dans une lettre du 15 août 1559
– alors que la question se posait de comment chasser la
famille des Guise (ainsi que Catherine de Médicis) qui avait pris le
contrôle total du jeune roi François II :
« La loi veut en France, si le Roi laisse à sa
mort des enfants mineurs, que les ordres du royaume soient tout
d’abord assemblés, que ce soit eux qui décident des tuteurs et
gouverneurs à donner auxdits mineurs, et que d’autres soient
proposés aux affaires du royaume selon qu’ils seront plus ou moins
proches du roi par le sang, qui aient la direction de tout jusqu’à
la majorité desdits enfants.
De par le droit, il est donc licite de convoquer les
états du royaume. »
On est là dans une forme de légalisme très
claire. La Francogallia elle-même ne parle que de
rétablir ce qui a été.
En fait, les protestants, pour neutraliser la
répression, ont besoin de neutraliser la royauté, de bloquer les
marges de manœuvre de celle-ci.
Il y a donc deux options : soit souligner le
fait que le Roi ne l’est que par un contrat avec le peuple, ou bien
en faire une sorte de pacte, d’alliance, possédant alors une
dimension fédérative bien plus importante.
C’est cette dernière dimension qui fournissait la
dimension démocratique au protestantisme français. Bien entendu,
cela restait bien moins qu’avec le hussitisme en
Bohême ou la guerre des paysans en Allemagne ; la dimension
anti-féodale restait puissante, sans être dominante, et cela
condamnait le protestantisme à se couper des masses.
Louis Régnier de la Planche fournit ici un point de vue éminemment intéressant. En tant qu’une des principales figures du protestantisme, il fut par exemple convié à une discussion privée avec Catherine de Médicis pour exprimer son point de vue, ce qui l’amena d’ailleurs en prison pour quelques jours, car le cardinal de Lorraine écoutait ses propos à son insu.
Louis Régnier de la Planche, Histoire de l’État de France, tant de la république
Dans son Histoire de l’État de France,
tant de la république [= la chose publique NDLR] que de la
religion, sous le règne de François II, de 1576, Louis
Régnier de la Planche donne un panorama précis et relativement
pessimiste de la situation :
« Ces façons de faire, ouvertement tyranniques,
disent-ils, les menaces desquelles à cette occasion on usait envers
les plus grands du royaume, le reculement des princes et grands
seigneurs, le mépris des Estats du royaume, la corruption des
principaux de la justice rangée à la dévotion des nouveaux
gouverneurs, les finances du royaume départies par leur commandement
et à qui bon leur semblait, comme aussi tous les offices et
bénéfices, bref leur gouvernement violent et de soi-même
illégitime esmeut de merveilleuses haines contre eux et fit que
plusieurs seigneurs se réveillèrent comme d’un profond sommeil…
Chacun donc fut contraint de penser à son particulier,
et commencèrent plusieurs à se rallier ensemble pour regarder à
quelque juste défense pour remettre sus l’ancien et légitime
gouvernement du royaume.
Cela étant proposé aux jurisconsultes et gens de renom
de France et d’Allemagne, comme aussi aux plus doctes théologiens,
il se trouva qu’on se pouvait légitimement opposer au gouvernement
usurpé par ceux de Guise et prendre les armes à un besoin pour
repousser leur violence, pourvu que les princes du sang, qui sont nés
en tel cas légitimes magistrats, ou l’un d’eux, le voulut
entreprendre, surtout à la requête des États de France ou de la
plus saine part d’iceux…
Ceci arrêté d’un commun consentement, il se trouva
trois sortes de gens à manier cette affaire : les uns mus d’un droit
zèle de servir à Dieu, à leur prince et patrie ; autres mus
d’ambition et convoiteux de changement ; et autres encore
aiguillonnés d’appétit de vengeance pour les outrages reçus de
ceux de Guise, tant en leurs personnes que de leurs parents et
alliés.
De sorte qu’il ne se faut point émerveiller s’il y eut
de la confusion et si l’issue en fut tragique. »
L’aristocratie protestante comptait surtout se renforcer, alors que la bourgeoisie savait qu’elle était encore trop faible. Les monarchomaques répondaient alors à un besoin politique contradictoire – c’est précisément dans cette brèche que s’engouffrera Henri IV.
Le problème historique de la France est qu’elle a
été influencée tant par l’humanisme et le protestantisme d’un
côté, que par la Renaissance italienne et le baroque de
l’autre. Or, cela est résolument contradictoire, de par les bases
historiques de chaque mouvement, le premier étant progressiste, le
second ancré dans le catholicisme, l’aristocratie, la réaction.
Pire encore, la nation française étant née à
travers l’unification de ces deux pôles antagoniques, leur
antagonisme est pour cette raison profondément masqué, inconnu,
alors qu’il est justement à la source de profonds déséquilibres et
fournit la base à maints événements historiques de notre pays.
De ce fait, il est en tout cas impossible de saisir la question de la prise de position politique des protestants au XVIe siècle sans voir qu’en plus de l’affrontement entre le protestantisme et le catholicisme, le camp catholique est lui-même divisé entre une tendance espagnole (qui sera représenté par la Ligue) et une tendance italienne, dont la figure centrale en fut bien sûr Catherine de Médicis (1519-1589), héritière de la fortune des Médicis.
Portrait de Catherine de Médicis par Corneille de Lyon, vers 1536.
Le père de celle-ci était le florentin Laurent
II de Médicis, à qui Machiavel dédia son fameux Prince ;
son mariage avec le second fils de François Ier était
entièrement arrangé, organisé dans le cadre d’un rapprochement
diplomatique entre la France et le Pape. L’histoire voulut que son
mari devint Roi, en tant que Henri II et ainsi Catherine de
Médicis fut la mère de plusieurs rois de France morts jeunes :
François II (1544-1560), Charles IX (1550-1574), Henri III
(1551-1589).
Elle fut également la mère d’Elisabeth reine
d’Espagne et de Marguerite, dite la reine Margot, épouse du
futur Henri IV ; au cœur du pouvoir, elle mena de telles
actions au point de récolter ce qui fut appelé une « légende
noire », lui étant attribués manigances, crimes divers dont
l’empoisonnement, superstitions allant jusqu’à une croyance complète
en l’astrologie et les prédictions de l’italien Côme Ruggieri, etc.
C’est elle qui fit en sorte que son fils devenu
Roi en tant que François II s’allie étroitement à la famille des
Guise, venant de la Lorraine tout récemment ajoutée à la France et
cherchant à conquérir l’hégémonie dans le royaume, au point de
voir ses deux dirigeants assassinés par le roi Henri III.
Entre-temps, de par le jeune âge de Charles IX,
Catherine de Médicis fut officiellement Régente du Royaume de
France de décembre 1560 à août 1563, mais par la suite elle
contrôlait également encore les choix de son fils.
C’est ainsi elle qui, tout en s’alliant aux Guise, chercha d’abord à temporiser par rapport au protestantisme, puis devant l’impossibilité de maîtriser cela, fut au cœur de la tentative de son écrasement avec la Saint-Barthélemy.
Catherine de Médicis, dans un détail de la fameuse représentation de la Saint-Barthélemy par François Dubois (1529-1584).
Par la suite, Henri III gouverna de lui-même et
amena à une rupture avec les Guise, Henri IV venant sceller une
sorte de compromis historique visant, en fait, à étouffer le
protestantisme.
La figure de Catherine de Médicis fut donc
particulièrement honni par les protestants, qui voyaient en elle la
représentation de la faction italienne tentant de prendre le
contrôle du royaume, parallèlement à la famille des Guise.
De fait, le tiers des évêques étaient
italiens ; quasiment la moitié des personnes naturalisées
françaises étaient d’origine italienne et 12 000 Italiens vivaient
à Paris ; environ 10% des postes à la Cour étaient occupés par
des Italiens, qui avaient pratiquement le monopole sur les postes de
médecins et de maréchaux-ferrants.
Le nombre d’Italiens présents à la Cour passa
lui-même de 90 à environ 180 entre 1560 et 1589 et il faut nommer
ici trois figures principales, qui furent au cœur de la décision de
mener la Saint-Barthélemy.
On a le cardinal italien René de Birague, issu par ses parents de riches familles milanaises, qui, surintendant des finances en 1568, garde des sceaux en 1570, chancelier de France en 1573, étant bien entendu un très proche conseiller de Catherine de Médicis.
Portrait de René de Birague, XVIe siècle.
On retrouve également l’italien Albert de Gondi,
d’une famille patricienne et banquière de Florence, qui devint
maréchal de France, premier gentilhomme de la chambre de Charles IX,
et Louis IV de Gonzague-Nevers, dont la famille régnait à Mantoue,
qui devint duc de Nevers et fut le principal conseiller du roi Henri
III avec le maréchal Gaspard de Tavannes, qui joua aussi un rôle
très important dans l’organisation de la Saint-Barthélemy.
On a ainsi toute une véritable faction.
Mentionnons également le surintendant général des finances
françaises de 1551 à 1556 ainsi que munitionnaire des
armées du royaume, le banquier florentin Albisse Del Bene,
marié à Lucrèce Cavalcanti appartenant à la suite de
Catherine de Médicis.
Est également florentin Horatio Rucellai,
par l’intermédiaire de qui Catherine de Médicis organisera la dot
de sa petite-fille Christine de Lorraine, atteignant 200 000
écus d’or (pratiquement le double de son propre mariage déjà
faramineux), pour son mariage avec le grand-duc de Toscane.
Soulignons, de fait, l’importance de la question financière : si les aristocrates ne pouvaient normalement être des financiers, la faction néo-aristocratique italienne était en mesure de cumuler les deux aspects par ses relations. Albert de Gondi était ainsi très proche de son cousin banquier Jean-Baptiste de Gondi, ainsi que du financier Sébastien Zamet.
Peinture d’Albert de Gondi, 16e siècle.
Il s’agit en fait de Sebastiano Zametti, fils
de cordonnier venu faire le valet à Paris avant de
devenir « seigneur de 1 700 000 écus »,
jouant les financiers ppur les rois Henri III et Henri IV. De la
même ville italienne de Lucques (en Toscane) viennent l’important
banquier Bathélemy Cenami, mais aussi Scipion Sardini,
membre d’une famille de financiers italiens qui devient le banquier
du roi et du clergé français.
Les financiers italiens s’appropriaient des impôts
comme gages : Scipion Sardini reçut la perception de taxes sur
les importations d’alun et les auberges et cabarets, Ludovic
Dadiacetto les péages de Lyon et de Picardie, Gondi et Sardini les
taxes sur les soieries et les toiles à Paris.
Une phrase parisienne d’alors, faisant allusion au
nom de Scipion Sardini et à ses armoiries (avec trois sardines
d’argent) disait :
« Naguère sardine, aujourd’hui grosse baleine ;
c’est ainsi que la France engraisse les petits poissons italiens. »
« d’azur à trois sardines d’argent »
La position italienne était démesurée : Scipion Sardini, en 1587, publia même un faux édit royal augmentant les impôts, l’amenant à être arrêté pour cela par le président de la cour des aides et un procureur royal, avant que le roi Henri III n’intervienne de manière extrêmement brutale contre eux.
Les financiers italiens étaient intouchables,
alors qu’en même temps il n’y avait aucune possibilité pour des
Français d’avoir des perceptions en location ou même un poste de
fonctionnaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en
Ecosse, en Flandres, en Allemagne.
Avec un tel arrière-plan, le massacre de la
Saint-Barthélemy apparaissait comme une opération
« machiavélique », soit prémédité, soit réalisé sur
le coup en saisissant l’occasion, mais dans tous les cas conformes
aux intérêts du pape et dans l’esprit de la méthode « italienne ».
L’opération, ciblée et visant les dirigeants
protestants tous présents à Paris, eut un écho qui fut, rappelons
le, dévastateur, les pogroms anti-protestants se déroulant pendant
toute une saison, commençant le 24 août 1572 à Paris, pour
continuer dès le lendemain à Meaux, le surlendemain à Bourges et
Orléans, à partir du 28 août à Angers et Saumur, à partir du 31
à Lyon, puis à Troyes, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Gaillac, Albi,
etc.
On comprend la haine farouche des protestants pour
Catherine de Médicis. Un document fameux, publié en 1575 et en
1576, la présentait sous le jour le plus noir : Discours
merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Medicis
royne mere : auquel sont recitez les moyens qu’elle a tenu pour
usurper le gouvernement du royaume de France, et ruiner l’estat
d’iceluy.
A la fin, on y trouve ces vers, qui furent
également publiés dans le Réveille-Matin :
Catherine de Médicis y est comparée à Jezabel, une princesse
phénicienne mariée au roi d’Israël Achab et particulièrement
opposée au judaïsme, avant de mourir violemment.
« S’on demande la convenance
De Catherine et Jezabel.
L’une ruine d’Israel,
L’autre ruine de la France :
Jeazabel maintenoit l’idole
Contraire à la saincte parole :
L’autre maintient la Papauté
Par trahison et cruauté :
L’une estoit de malice extreme,
Et l’autre est la malice mesme.
Par l’une furent massacrez
Les Prophetes à Dieu sacrez :
L’autre en a fait mourir cent mille
De ceux qui suyvent l’Evangile. »
À l’affrontement entre le catholicisme et le protestantisme, il faut donc ajouter le jeu de la faction italienne, autour de Catherine de Médicis, jouant un rôle particulièrement trouble, cherchant à renforcer non pas tant la religion catholique, que la royauté, sur un mode de parasitisme complet.
Au XVIe siècle, tout un courant de pensée se
développe sur la base du protestantisme (mais la dépassant
largement) développant une conception politique qui sera, par
la suite, qualifiée de monarchomaque, c’est-à-dire
d’opposant à la monarchie.
Cette irruption d’une démarche politique était
inévitable, pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait
l’affrontement entre le pouvoir royal et l’aristocratie, avec en
arrière-plan la tendance à la formation de la monarchie absolue,
pour centraliser et moderniser le pays.
Ensuite, il y a la situation particulière des protestants, minoritaires en France et confrontés à un catholicisme ultra tentant de maintenir un contrôle complet sur l’administration royale et sa gestion du pays.
En bleu, la zone luthérienne. En violet, la zone calviniste, où la noblesse soutenait le mouvement. En mauve, la zone de conflits ouverts entre noblesses calviniste et catholique.
Le problème est que ce cas de figure n’a jamais été théorisé de leur part : en Bohême, les guerres hussites avaient montré que la naissance de deux camps était inévitable, qu’il fallait donc tenter de triompher militairement. L’Allemagne formait dans ce cadre un bon exemple, avec Martin Luther, puisque un chemin a été trouvé, même au prix de la liquidation d’une certaine radicalité religieuse.
En France, la victoire militaire était toutefois impossible, les protestants ne représentant qu’environ 10% de la population. Jean Calvin, le grand dirigeant du protestantisme français, décida alors de temporiser. Il fallait accepter l’hégémonie catholique, en attendant que la situation se débloque.
Jean Calvin
Il s’agissait d’être légitimiste, dans la mesure
toutefois où le protestantisme pouvait se maintenir comme
courant religieux, avec l’idée d’être hégémonique soi-même par
la suite.
Un synode de toutes les Églises réformées, tenu
à Paris dans les derniers jours du mois de mai 1559, dressa ainsi
par exemple une confession de foi en quarante articles, dont les deux
derniers sont ainsi conçus :
« Article. 39. Nous croyons que Dieu
veut que le monde soit gouverné par lois et polices, afin qu’il y
ait quelques brides pour réprimer les appétits désordonnés du
monde : et ainsi, qu’il a établi les royaumes, républiques et
toutes autres sortes de principautés, soient héréditaires ou
autrement, et tout ce qui appartient à l’état de justice, et en
veut être reconnu auteur.
A cette cause, a mis le glaive en la main des magistrats
pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde
table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.
Il faut donc à cause de lui que non seulement on endure
que les supérieurs dominent, mais aussi qu’on les honore et prise en
toute révérence, les tenant pour ses lieutenants et officiers qu’il
a commis pour exercer une charge légitime et sainte.
Article 40. Nous tenons donc qu’il faut
obéir à leurs lois et statuts, payer tributs, impôts et autres
devoirs, et porter le joug de subjection d’une bonne et franche
volonté , encore qu’ils fussent infidèles, moyennant que l’empire
souverain de Dieu demeure en son entier.
Par ainsi, nous détestons ceux qui voudraient rejeter
les supériorités, mettre communauté et confusion de biens et
renverser l’ordre de justice. »
Tout cela était fort logique, mais un événement
précipita les choses et donna naissance au courant monarchomaque.
La Saint-Barthélemy consista en une opération de
liquidation de toutes les élites protestantes, afin de décapiter le
protestantisme et de procéder à son démantèlement.
Le roi Charles IX assumait ses responsabilités
dans l’opération, Catherine de Médicis étant à la source de
celle-ci avec sa propre faction qu’on peut qualifier
d’italienne, ainsi qu’au moins une partie
significative de la faction royale, elle-même étroitement liée
à la faction catholique.
Dans un tel cadre, la passivité légitimiste
n’était plus possible : il fallait trouver une option
politico-militaire et la littérature monarchomaque consiste en cela.
L’un des principaux auteurs de ce courant fut François Hotman (1524-1590), grande figure du droit au XVIe siècle.
François Hotman
François Hotman avait été appelé par le roi de Navarre, le futur Henri IV, pour mener les discussions avec les princes allemands, au nom du roi Charles IX, en apparence du moins, car le réel plan était de connaître les possibles soutiens allemands aux huguenots, les protestants français, en cas de guerre civile.
Celle-ci commença peu après et quelques mois
après, à la mi-1562, François Hotman rejoignit Orléans, ville
occupée par le prince de Condé, pour ensuite occuper différents
postes de professeur de droit, notamment à Valence et surtout à
Bourges, dans une France à la paix précaire.
Il dut ainsi fuir Bourges en raison d’une émeute
contre lui, pour aller à Paris se rapprocher de la cour, avant de
revenir à Orléans, bastion protestant, puis Sancerre, également un
bastion protestant.
François Hotman partit alors à Genève et Bâle,
pour une longue période où le roi de Navarre lui confia encore une
mission, celle d’être le représentant des huguenots pour les
négociations avec les cantons suisses.
On a donc ici un personnage clef, qui justement en 1573, quelques mois après la Saint-Barthélemy à laquelle il échappa, traumatisé, publia à Genève la Francogallia, qui rassemblait en quelque sorte l’ensemble des thèses politiques protestantes.
La Francogallia de François Hotman.
Le titre exact était Franco Gallia seu
Tractatus isogogicus de regimine regum Gallie et de jure
successionis, puis dans une version corrigée et publiée
en 1574 à Cologne Franco Gallia Libellus statum veteris
reipublicae Galliae deinde a Francis Occupatae describens.
Pour comprendre l’approche de l’auteur, citons
quelques uns de ses propos :
« Il fut un temps aussi où, vers notre Gaule
franque, les jeunes gens studieux accouraient de toutes les contrées
de la terre et s’empressaient vers nos Académies, comme vers le
centre bien approvisionné de tous les arts libéraux : maintenant
ils se détournent d’elle avec horreur, comme d’une mer infestée par
les pirates, comme d’une contrée où règne une monstrueuse
barbarie.
Ce souvenir me brise le cœur. Depuis douze ans,
l’incendie de la guerre civile désole et ravage notre patrie
infortunée ; mais ma douleur est d’autant plus amère quand je vois
que beaucoup de mes concitoyens sont spectateurs oisifs devant cet
incendie, comme autrefois Néron devant Rome en flammes ; qu’il en
est d’autres qui, par leurs paroles et par leurs livres, attisent les
flammes, et que, pour les éteindre, presque personne n’accourt.
Je n’ignore pas combien ma condition est modeste, humble
même. Mais personne, que je sache, ne répudie le zèle de celui
qui, dans un incendie, apporte son petit seau d’eau.
J’espère aussi que personne, parmi les vrais amis de la
patrie, ne méprisera mon humble secours dans cette recherche des
remèdes à nos communs malheurs. »
Ce qu’explique ici François Hotman, c’est
qu’il y a un besoin de perspective et lui pense l’avoir trouvé : la
monarchie serait d’origine franque et c’est dans les traditions des
Francs qu’il faut puiser pour reconstituer l’esprit correct de la
monarchie, afin de la rétablir sur sa base correcte et d’ainsi
dépasser tous les problèmes.
Voici comment la chose est formulée, dans une
lettre écrite par François Hotman à l’électeur palatin en
septembre 1573 :
« En ces derniers temps, ne pouvant écarter de mon
esprit le souvenir de tant d’horreurs, j’ai lu les anciens historiens
de notre France et j’ai décrit d’après leur témoignage la
constitution qui a gouverné notre Etat plus de mille ans.
On ne saurait dire combien la sagesse de nos pères
éclate dans cette constitution, et il n’est pas douteux, pour moi,
que là doit se trouver le plus sûr remède de tant de maux (…).
Et de même que, pour guérir les lésions du corps
humain, il faut d’abord rétablir chaque membre en son lien et place
, de même les blessures de la république ne pourront être guéries
que quand elle sera rétablie, avec l’aide de Dieu, dans son ancien
état. »
L’ouvrage fait moins de 200 pages, avec 150 pages
environ de citations d’historiens et de chroniqueurs, François
Hotman se considérant comme un « simple compilateur » de
l’histoire de la Gaule franque, c’est-à-dire des débuts de la
royauté en France.
On y retrouve en vingt chapitres : les quatre
premiers traitent des origines du royaume de France, puis sont
ensuite abordés des points essentiels, comme les règles de la
transmission et la loi salique, faisant que seuls des hommes peuvent
diriger (ce qui visait directement Catherine de Médicis dont le rôle
était central dans les affaires royales alors).
Ensuite, on trouve notamment le rôle du Concilium
Publicum qui est le conseil général des « estats » de
la France, regroupant les trois ordres.
En clair, François Hotman souligne que le Roi
était initialement élu par ses pairs, avec le soutien de l’ensemble
du peuple ; l’hérédité royale ne s’est construite que
progressivement, avec l’accord tacite de respecter le cadre général
où le Roi n’est jamais qu’un primus inter pares, le
premier parmi les pairs, c’est-à-dire l’aristocrate dominant mais au
même rang que les autres aristocrates.
François Hotman souligne également que Pépin le
Bref a donc été élu par l’aristocratie et pas par le Pape, et
lorsqu’il parle ensuite des Capétiens, des pairs de France, il tente
de maintenir la valeur de cette orientation historique : la
fonction de roi et sa transmission relève de l’usage, pas de la loi
en tant que tel.
C’est-à-dire que, pour François Hotman, le Roi
est un paterfamilias, l’équivalent du tuteur pour le
pupille, le curateur pour l’incapable, le général pour l’armée, le
pilote pour le navire. Si l’on peut changer l’un, l’autre reste
toujours le point de départ et pour cette raison le peuple est
souverain, il nomme le Roi en créant son poste, par le jus
creandi, tout comme il peut le déposer, par le jus
abdicandi.
François Hotman formule cela ainsi :
« L’autorité de la nation n’était pas seulement
grande pour établir et retenir les rois ainsi aussi pour les déposer
(…).
Cela, aux temps présents, cela semble être un
avertissement pour l’avenir que ceux qui étaient appelés à la
couronne de France étaient élus sous certaines lois et conditions
qui leur étaient limitées, et non poins comme tyrans avec une
puissance absolue excessive et infinie.
Le peuple donc, en l’assemblée des Etats, avait toute
puissance en l’élection qu’en la déposition des rois. »
Ce qui est très intéressant, c’est que de
manière relativement idéaliste, François Hotman raconte que les
Gaulois ont effectivement été soumis par les Romains, mais que les
Francs sont intervenus et que, finalement, leurs traditions sont
largement présentes en France.
C’est une manière, bien sûr, d’appeler à se
détourner de Rome et du Pape, de la Renaissance, pour se tourner
vers l’humanisme et le protestantisme se développant alors dans
les pays allemands et tchèques. C’est une tentative de modifier le
choix stratégique fait par François Ier de se tourner vers
l’Italie.
L’idéalisation des Francs est une manière de
rejeter l’Italie de son époque. On lit ainsi dans
la Francogallia :
« Acceptons cet augure, ceux-là sont véritablement
les Francs [le terme étant lié au terme « liberté »
historiquement], qui, après avoir renversé la tyrannie, ont su
conserver leur liberté, même sous l’autorité royale ; ceux-là
seuls sont dignes du vil nom d’esclaves, qui se soumettent à la
violence des tyrans, aux brigands et aux bourreaux, comme des
troupeaux aux bouchers.
Aussi les Francs ont toujours eu des rois, même
lorsqu’ils déclaraient prendre en main la cause de la liberté, et
en établissant des rois, ils ne se donnaient ni des tyrans, ni des
bourreaux, mais des chefs, des gardiens et des défenseurs. »
La monarchie française, issue des Francs, aurait
donc la même base et François Hotman peut affirmer en ce sens que :
« Le pouvoir suprême n’était pas attribué à tel ou tel homme, à Pépin, à Charles ou à Louis, mais à la majesté royale, dont le véritable et unique siège était l’Assemblée générale de la nation. »
De ce fait, la guerre civile devient alors tout à
fait justifiée dand certains cas :
« Toutes séditions sont fâcheuses ;
cependant, il en est de justes et presque nécessaires, par exemple
lorsque le peuple, opprimé par un tyran féroce, cherche son salut
dans l’assemblée nationale régulièrement convoquée. »
Le courant monarchomaque oppose à la toute-puissance royale une assemblée nationale à laquelle le Roi serait obligé de se subordonner, cherchant à modifier l’option italienne choisie par François Ier et qui s’est notamment concrétisée par une importante influence italienne en France.
Eugen Varga fut porté aux nues par le
révisionnisme, et cela dès qu’il y eut la marge de manœuvre pour
le faire. Il reçut l’ordre de Lénine dès 1954, à l’occasion de
ses 75 ans. Il reçut également ce qui s’appelait encore le prix
Staline, ce qui est très ironique dans la mesure où célébrer
Eugen Varga un an après la mort de Staline, c’était ouvertement
attaquer ce dernier.
Lors du 20e congrès du PCUS, celui de la
« déstalinisation », Mikoyan – qui s’était opposé à
Molotov au sujet du plan Marshall – se plaignit du manque d’études
du capitalisme contemporain, dénonçant que l’Institut d’économie
mondiale et de politiques mondiales d’Eugen Varga ait été fermé en
1947. Deux mois après, le gouvernement mit en place l’Institut de
l’économie mondiale et des relations internationales auprès de
l’Académie des sciences de l’URSS.
La place d’économiste d’Eugen Varga ne devint pas
pour autant centrale, le régime khrouchtchévien ne marchant
aucunement selon des exigences idéologiques, mais au moyen d’équipes
aux principes généraux diffus ayant juste comme orientation de
maintenir le cadre général institutionnel et ses besoins.
Eugen Varga participa ainsi notamment à la rédaction des Fondements du léninisme, paru en 1960, sorte de manuel anti-Staline, et à la fin août et début septembre 1962 à Moscou à un colloque international organisé par l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales et la revue marxiste mondiale de Prague.
Sa longue intervention au sujet des « problèmes théoriques » du marché commun à l’ouest fut publiée dans la revue de l’institut, mais ne devint pas pour autant une base d’orientation (Eugen Varga considérait que la formation d’une union européenne économique serait insignifiante, qu’elle ne permettrait de toutes façons de relancer le capitalisme pour toute une période).
Pour autant, Eugen Varga était un outil
formidable, par ses ouvrages, son positionnement, son rôle
historique. L’académie des sciences de Hongrie lui remit un diplôme
honoris causa en 1955 ; l’université Humboldt de RDA, à
l’occasion de son 150e anniversaire en 1960, fit de même en raison
de ses « mérites exceptionnels » comme théoricien du
capitalisme monopoliste d’État.
Il reçut en 1963 le plus grand ordre de l’URSS,
le prix Lénine, en reconnaissance de ce que la Pravda définit comme
son « activité scientifique et révolutionnaire pendant
cinquante années », dans le cadre d’une grande festivité mise
en place par l’Académie des sciences de l’URSS, dont le point
culminant la valorisation de l’ouvrage Le capitalisme au
vingtième siècle.
À sa mort en 1964, la Pravda salua, dans un texte
signé notamment par Nikita Khrouchtchev et Anastas Mikoyan, celui
qui avait été :
« un remarquable représentant de la science
économique marxiste-léniniste (…). Les travaux d’E.S. Varga sont
remplis d’esprit partidaire, et d’un caractère irréconciliable avec
toute manifestation de dogmatisme ou de révisionnisme, de réduction
au vulgaire ou de doctrinarisme qui s’intitulait soi-même science
dans les années du culte de la personnalité. »
Une plaque commémorative fut installée à Moscou
là où il habitait et une semaine après, l’académie des sciences
d’URSS organisa un meeting de commémoration dans ses bâtiments à
Moscou. Dans la salle, on trouvait le secrétaire du Comité Central
du PCUS Ponomarev, un délégué du parti hongrois et l’ambassadeur
de Hongrie
Le New York Times annonça de la manière suivante
le décès d’Eugen Varga, avec un résumé très lourd de sens pour
qui connaît son parcours :
« Moscou, le 8 octobre – Est mort aujourd’hui
Eugene S. Varga, l’économiste soviétique d’origine hongroise,
dont l’analyse en 1948 concernant le futur du capitalisme allait à
contre-sens de la doctrine communiste, mais fut finalement accepté
par le gouvernement soviétique. Son âge était de 84 ans. »
Ses œuvres choisies en trois volumes furent publiées en 1979 en Union Soviétique, en Hongrie et en Allemagne de l’Est (avec une réédition en 1982 pour ce pays).
L’anniversaire de ses 90 ans fut commémoré de manière importante à Moscou, avec un éloge de la part de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, mais aussi par des cérémonies à l’université Karl Marx de Leipzig. Pour ses cent ans, l’Institut pour la politique et l’économie internationales à Berlin-Est organisa toute une cérémonie, ainsi que l’Académie hongroise des sciences.
De manière tout à fait anecdotique, en 1968
commença à circuler un « testament » d’Eugen Varga,
intitulé « La voie russe de transition au socialisme et ses
résultats » et paru dans la revue clandestine moscovite Le
phénix. La nouvelle d’un tel document a été largement
repris dans les pays occidentaux, de par sa teneur, consistant en une
dénonciation d’une caste bureaucratique ayant pris le pouvoir dans
les années 1930.
Dans les années 1990, un professeur moscovite,
Pospelov, a avoué être le véritable auteur d’un document en
décalage total de toutes façons avec l’approche d’Eugen Varga,
qui en pratique était déjà rentré en rupture, dès les années
1950 et ne se situait pas dans la problématique « bureaucratique »
qui était celle notamment de Charles Bettelheim dans les années
1960-1970, principalement avec son ouvrage Les luttes de
classes en URSS (1917-1941).
Dans Le Monde diplomatique, l’article
saluant la parution du pseudo-testament en français, à l’initiative
des éditions Grasset avec une préface de Roger Garaudy, est à ce
titre incohérent :
« On est frappé par le décalage entre l’extrême
réserve de l’auteur dans ses publications officielles et ce texte
où, laissant de côté les précautions habituelles, il remet en
cause, avec une audace singulière, tous les tabous et fait, à la
veille de mourir, le bilan critique du régime qu’il a servi
fidèlement durant quarante-quatre ans. »
Cela n’a aucun sens quand on sait comment Eugen Varga avait en pratique déjà rué dans les brancards de manière ouverte et retentissante après 1945, et fourni les principaux éléments du révisionnisme de Khrouchtchev.
Eugen Varga formule également dans les Essais
sur l’économie politique du capitalisme une thèse
absolument essentielle au révisionnisme de Khrouchtchev. Il remet
ouvertement en cause la thèse selon laquelle les luttes de
libération nationale auraient besoin d’être dirigées par la classe
ouvrière guidée par son Parti Communiste. Cette thèse serait
« contraire aux faits ».
Eugen Varga reconnaît que les pays ayant gagné leur indépendance n’ont pas réalisé de réforme agraire, qu’ils ne parviennent pas à se confronter réellement au féodalisme.
Cependant, ils sont réellement indépendants. La Turquie, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Égypte, etc., seraient, on l’a compris, à considérer comme des États nationaux et non des semi-colonies.
Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev
Il dit, remettant en cause les 2e et 6e congrès de l’Internationale Communiste, que :
« Les événements suivant la [Seconde] guerre [mondiale] ont montré que dans les conditions historiques contemporaines caractérisés par l’affaiblissement général des positions impérialistes et la formation d’un système socialiste mondial, qui progresse plus rapidement que le capitalisme, la bourgeoisie dans les colonies et les pays dépendants est souvent à la fois en faveur et capable de conduire le mouvement de libération nationale à la victoire.
Naturellement, lorsque la victoire est faite dans la
lutte de libération sous direction bourgeoise, le résultat initial
est l’établissement de la souveraineté politique, et pas plus. Une
indépendance économique authentique de l’impérialisme ne peut être
obtenue que par la voie non-capitaliste de développement.
Les formes prises par le mouvement de libération depuis
la secondaire guerre mondiale ont été tellement multiples et ont
tellement changé même dans un seul pays, qu’il est impossible de
donner une formule précise qui les englobe toutes. »
On est là très exactement aux antipodes de la conception de révolution démocratique et même de démocratie populaire.
La thèse communiste était que, de par les conditions de développement inégal, une bourgeoisie nationale ne peut qu’être placée sous la domination de l’impérialisme. Elle n’est pas en mesure de s’y arracher seule, et une partie d’entre elle peut éventuellement soutenir la révolution démocratique de type anti-féodale et anti-impérialiste.
Mais elle ne peut pas la générer ni la diriger,
d’où la thèse maoïste de la bourgeoisie bureaucratique émergeant
comme classe dominante après la pseudo indépendance, qui ne pouvait
pas réussir sans écrasement de la féodalité comme base pour
rompre avec l’impérialisme.
Eugen Varga prend l’option contraire : la
bourgeoisie nationale (qu’il appelle « coloniale »)
perdrait sa nature faible et réactionnaire grâce à l’existence de
l’URSS. Elle jouerait désormais un rôle positif :
« Les événements des années d’après-guerre
montrent que dans les nouvelles conditions – la présence du
système socialiste mondial, un front anti-impérialiste puissant et
un affaiblissement général de la position impérialiste – la
bourgeoisie nationale est capable et souhaite de prendre la tête de
la lutte de libération nationale et de combattre pour l’indépendance
politique (…).
La lutte pour savoir quelle route de développement
prendre – la socialiste ou la capitaliste – devient décisive
dans la vie des pays nouvellement libres. Cette lutte est souvent
inter-reliée à l’orientation politique extérieure de ces pays par
rapport au monde capitaliste ou socialiste. »
Il va de soi que cette formulation correspond très
exactement aux besoins de l’URSS se posant comme force hégémonique
capable de prendre sous son aile d’autres pays en développement ;
c’est là une formulation entièrement au service du
social-impérialisme soviétique s’affirmant.
Reconnaître la pseudo-indépendance d’une telle bourgeoisie en la présentant comme nationale, c’est en réalité en faire soi-même une bourgeoisie bureaucratique et transformer le pays en semi-colonie.
Dans les Essais sur l’économie
politique du capitalisme, Eugen Varga affirme de manière
ouverte son soutien au parlementarisme. C’est là tout à fait
conforme, dans sa substance même, à la démarche de Nikita
Khrouchtchev, mais c’est surtout la conclusion logique du capitalisme
monopoliste d’État.
Si l’État est neutre dans sa nature, alors il
est possible de s’opposer aux monopoles sur ce terrain même. Les
institutions bourgeoises, ayant perdu leur caractère de classe,
deviennent elles-mêmes un lieu d’affrontement politique, social.
Ce qui est frappant, c’est que cette thèse n’est
pas nouvelle, puisqu’elle est ni plus ni moins la même que celle de
la social-démocratie des années 1920-1930. Dans l’opposition aux
communistes, la social-démocratie valorisait le terrain présenté
comme neutre des institutions, avec les élections, l’appareil
d’Etat, les instances administratives, etc.
Il y a donc sans cesse des petits ajouts, des
sortes de nuances, pour prétendre que la thèse formulée serait
nouvelle et radicalement différente de la social-démocratie. Le
principal argument employé est la mobilisation de masse parallèle à
la conquête des institutions. Le mouvement de masse serait un levier
pour permettre la démocratisation réelle de l’Etat.
Il s’agirait donc de provoquer un mouvement de la
base pour forcer les institutions à se plier à la démocratie. Les
monopoles seraient par ailleurs tout à fait conscients de cette
possibilité, car – il faut le souligner – on a bien la conception
d’un capitalisme organisé, d’une bourgeoisie qui serait consciente,
maître de ses activités.
Voici comment Eugen Varga présente cette
affirmation révisionniste :
« Les rapports entre le capital monopoliste et
l’État sont compliqués en raison de la forme parlementaire du
gouvernement dans les pays capitalistes monopolistes (sous une
dictature bourgeoise du type fasciste, cette complication est ôtée).
L’appareil d’État, dans le sens étroit du terme,
c’est-à-dire l’agrégation de fonctionnaires civiles, la machine de
coercition, etc., est un corps permanent, alors que la couche
dirigeante de l’appareil d’État, le gouvernement et les corps
législatifs, changent de manière périodique en conformité avec
les résultats des élections parlementaires.
Un changement dans la majorité parlementaire et un
changement de gouvernement n’amènent pas nécessairement un
changement essentiel dans les rapports entre le capital monopoliste
et l’État, même quand le gouvernement est formé par le parti du
Labour [britannique] ou, comme en Suède, par les sociaux-démocrates.
Mais cela ne veut pas dire que le système parlementaire,
les campagnes des différents partis pour gagner les élections,
n’auraient pas de sens. Si les monopoles avaient les choses comme ils
l’entendaient, il y aurait toujours un gouvernement conservateur en
Grande-Bretagne.
Mais les monopoles ne peuvent pas toujours faire comme
ils veulent.
Quelle est la raison de cela ? La raison est que
dans les pays capitalistes monopolistes d’État, la majorité de la
population, et donc des électeurs, est formée des ouvriers d’usines
et de bureaux, et de fonctionnaires civils.
Les partis bourgeois et le gouvernement doit prendre cela
en compte, c’est pourquoi ils camouflent et nient la domination
capitaliste monopoliste. »
Eugen Varga profite de la complexité de la
compréhension des rapports de force entre fractions bourgeoises au
sein de l’État pour donner une définition de ce dernier
correspondant à une sorte de « terrain neutre ».
Au lieu de dire que les partis représentent, dans le parlementarisme bourgeois, différentes fractions de la bourgeoisie (ou d’autres couches sociales, guidées relativement par telle ou telle fraction de la bourgeoisie), il prétend que le capitalisme est forcément « de droite » et que l’existence de la gauche correspondrait à un « espace » possible dans l’État lui-même.
Dans les Essais sur l’économie
politique du capitalisme, Eugen Varga rétablit bien
entendu également ouvertement par ailleurs sa théorie comme quoi
l’État en pleine guerre est capable de « planifier »,
même s’il précise que ce n’est pas dans un sens soviétique. Il
la généralise en affirmant que l’Inde a également un plan
désormais où l’État est capable d’avoir un réel effet sur
l’économie :
« Dans une certaine mesure, l’État réussit à
guider le développement de la production et des forces productives
comme un tout, par la régulation planifiée des investissements
directs de capitaux dans le secteur d’État, et en faisant que la
politique de taxation influence les nouveaux investissements dans le
secteur privé, ce qui n’est pas le cas dans l’anarchie complète
de la production.
Nous soulignons encore une fois que dans le capitalisme, il ne peut pas y avoir de planification authentique. Mais, en même temps, il ne peut pas être nié que six pays du marché commun [européen] ont « planifié » leur politique économique pour une période de vingt ans à l’avance, et sont dans une certaine mesure en train de réaliser ce plan.
La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier agit également suivant un plan.
Cela montre que l’assertion dogmatique comme quoi il n’y a que deux alternatives – l’anarchie complète de la production ou une économie complètement planifiée – est impraticable, non conforme à la vérité et donc anti-marxiste. »
Cette reconnaissance d’une tendance historique à
la planification pour ainsi dire, va de pair avec la collusion avec
l’impérialisme, entre partenaires présentés comme rationnels.
Eugen Varga salue donc le fait que le 20e congrès du Parti
Communiste d’Union Soviétique ait remis en cause la thèse de
l’inéluctabilité de la guerre inter-impérialiste :
« Le 20e congrès du PCUS a mis en terme à
cette conception erronée sur l’inéluctabilité des guerres. On lit
dans la résolution du congrès : « Le précepte léniniste
selon lequel tant que l’impérialisme existe, la base économique
donnant naissance aux guerres est également préservée, reste
valable. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer de la plus
grande vigilance… Mais la guerre n’est pas fatale, de manière
inévitable. »
Le problème pourrait être considéré comme résolu. Et
pourtant il y a ceux qui pensent que cette négation de
l’inéluctabilité des guerres se réfère uniquement aux guerres
entre les camps impérialiste et socialiste, et que cela ne
s’applique pas aux guerres inter-impérialistes, même dans les
conditions modernes.
Certains dogmatiques, pour cette raison, continuent à
réitérer les arguments erronés avancés par Staline. Pour cette
raison, nous considérons qu’il est nécessaire de porter un regard
attentif sur le raisonnement de Staline. »
Eugen Varga dit alors : Staline s’appuie sur
le fait que des pays impérialistes ont été obligés de s’allier à
l’URSS pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, dit Eugen
Varga, à l’époque les capitalistes pensaient que le socialisme en
URSS ne durerait pas, que c’était juste transitoire avant un retour
du capitalisme. Or, aujourd’hui, affirme-t-il, il existe une
puissante URSS, dont tout le monde voit la stabilité.
Eugen Varga avait pourtant affirmé le contraire
dans les années 1930, constatant bien que personne dans la
bourgeoisie ne niait que le socialisme était solidement installé en
URSS, que personne ne s’attendait à son écroulement à court terme.
À cela s’ajoute que, selon Eugen Varga, l’État
aurait appris des événements :
« Nous pensons pour cette raison que même s’il y a
des raisons économiques pour des guerres inter-impérialistes, et
même si la lutte pour les sources de matière première et les
marchés, et pour l’export du capital, n’est pas moins aiguë entre
les impérialistes qu’elle l’était avant la seconde guerre mondiale,
les hommes d’État bourgeois ont tiré une leçon des Première et
Seconde Guerre mondiale, qui ont arraché au capitalisme son pouvoir
sur un tiers de la population mondiale, et qu’ils voient par
conséquent les dangers planant sur leur classe s’ils permettent à
une nouvelle guerre de survenir (…).
La possibilité d’une nouvelle guerre inter-impérialiste
n’est pas exclue. Mais tant que la décision de paix ou de guerre
n’est pas laissé à la discrétion d’un fou comme Hitler, mais aux
hommes d’État bourgeois conscients de ce quelle menace implique la
guerre pour le système capitaliste, cela ne se produira pas. »
On retrouve ici deux thèses : celle de la primauté de l’État sur les monopoles, mais également celle du « capitalisme organisé », qui serait en mesure de raisonner, de voir ce qui est le mieux pour lui.
Les Essais sur l’économie politique du capitalisme forment un ouvrage important, car il s’agissait d’une puissante contribution à l’idéologie révisionniste ayant alors triomphé en URSS. Eugen Varga agit ici comme l’un des passeurs, comme l’une des figures historiques contribuant à accorder la légitimité satisfaisante à la nouvelle idéologie.
Il n’hésita donc pas à se remettre en cause, à
reformuler des points qu’il a considérés comme désormais
insuffisants, etc., c’est-à-dire qu’il prétendait que tout
continue bien que, concrètement, sur le plan idéologique, tout a
changé.
Le premier chapitre de l’ouvrage est une
expression de cette démarche très particulière, qui est très à
part dans la mesure où elle aborde directement le passé. Eugen
Varga, dans le chapitre « Le marxisme et le problème de la loi
économique fondamentale du capitalisme », consacre en effet sa
critique de manière directe à Staline, alors que le régime
s’évertue à ne plus en parler du tout.
Eugene Varga vise évidemment le dernier grand ouvrage de Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, datant de 1952, mais pas seulement. Il dénonce ainsi par exemple également comme « vague » la manière dont la « méthode dialectique » est présentée dans le grand classique de Staline, Sur le matérialisme dialectique et historique, qui fait partie de l’ouvrage majeur de l’URSS, Le court précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik).
Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, 1952
Staline aurait été un subjectiviste, qui aurait
perdu de vu la réalité matérielle ; c’est bien sûr là une
manière de dénoncer sa nature communiste.
Plus spécifiquement, dans le premier chapitre qui
a une prétention philosophico-scientifique, Eugen Varga accuse
Staline d’avoir affirmé qu’il existait une « loi
économique de correspondance nécessaire entre les rapports de
production et le caractère des forces productives ». Pour
Eugen Varga, c’est là poser une nécessité là où il n’y a
seulement qu’une possibilité.
Il critique Staline par conséquent, en disant :
« Quand Staline déclare que la loi économique
fondamentale « exige » certaines choses, il a commis une
erreur étrange pour un marxiste. Une loi objective est un reflet de
phénomènes comprenant l’essence des choses : un reflet ne
peut pas « exiger ».
Des lois objectives existent, opèrent, et sont valables
indépendamment de la volonté du peuple, et par leur propre nature
elles n’ont pas besoin de demander. »
Ici, Eugen Varga montre qu’il ne maîtrise pas
le matérialisme dialectique ; il n’a nullement compris
l’explication de Staline, qui par l’exigence de la loi résume
l’obligation historique, de par le rapport dialectique existant,
qu’il se déroule quelque chose de bien déterminé.
Et, on l’a compris, il vise par là le principe
du déterminisme, et dans son introduction à l’ouvrage il affirme
même qu’il faut étudier pour savoir dans quelle mesure si la
détermination de la conscience par l’existence sociale concerne
les classes ou les individus.
Eugen Varga explique également que le matériau
historique change tout le temps, contrairement à la nature qui
aurait des lois simples, fonctionnant à l’identique. Même Le
capital de Karl Marx énumérerait tellement de lois, qu’il
serait impossible de les cerner pour les généraliser.
Le reste des Essais sur l’économie
politique du capitalisme est à l’avenant. Eugen Varga
reprend la question de l’État et réaffirme sa thèse de 1947
selon laquelle l’État en guerre peut intervenir contre un
monopole, en agissant dans l’intérêt général (et il précise :
des monopoles également). Lors d’une guerre, l’État est le
facteur décisif, et non plus les classes.
Reprenant la ligne mise en avant par Khrouchtchev,
il entend bien qu’on se dissocie entièrement de celle de Staline :
« Nos collègues qui considèrent les monopoles
comme omnipotents dans le sens de la formule de Staline sur la
« subordination complète et finale » de l’État
bourgeois moderne par les monopoles, nient ce faisant qu’une
création d’un front populaire anti-monopoliste (comme souligné
dans le nouveau Programme du PCUS) est possible, et que refréner ou
éliminer les monopoles peut être réalisé par l’action politique
des masses avant que le système capitaliste soit renversé. »
On a affaire ici très précisément à la thèse révisionniste rejetant la conception léniniste de l’État.
En 1963, Eugen Varga publia les Essais
sur l’économie politique du capitalisme. Il y développe
certaines questions du capitalisme monopoliste d’État, et
notamment le fait que selon lui celui-ci soit un prolongement de
l’impérialisme.
Il y aurait le capitalisme, l’impérialisme, puis
le capitalisme monopoliste d’État :
« La transition finale au capitalisme monopoliste
d’État commença seulement durant la Première Guerre mondiale
(…).
Il s’est affaibli à la fin de la Première Guerre
mondiale, est devenu plus fort durant la crise économique de
1929-1933, s’est intensifié durant la seconde guerre mondiale, s’est
légèrement affaibli après elle, et maintenant connaît une relance
nouvelle qualitativement, s’exprimant par la mise en place
d’organisations monopolistes d’État supra-nationales et dans les
tentatives de créer un capitalisme monopoliste d’État
supra-national. »
Il cite Kuusinen, une figure de l’Internationale
Communiste, passé comme Thorez et Togliatti dans le camp du
révisionnisme :
« Dans mon opinion, la meilleure définition du
développement du capitalisme monopoliste d’État a été donné
par O.V. Kuusinen, qui a dit :
« Initialement, il a été considéré comme une
sorte de « mesure d’urgence », ressorti seulement durant
l’époque de la guerre ou durant une grave crise économique ou
politique, et abandonné au moment où « l’urgence »
était passée.
À présent, la bourgeoisie impérialiste ne peut plus
maintenir sa domination sans le capitalisme monopoliste d’État,
même pour des périodes relativement normales. Cela est dû par
l’aggravation de la crise générale du système capitaliste, à la
désintégration grandissante du capitalisme et à l’affaiblissement
de ses forces internes – économiques, politiques et
idéologiques. » (revue marxiste mondiale n°4, Prague, 1960)
La bourgeoisie monopoliste (l’oligarchie financière) a
pris cette route historiquement inévitable. »
On est là dans la mise en valeur d’une nouvelle conception du capitalisme, véritablement post-léniniste.
Eugen Varga
Eugen Varga dresse également dans l’ouvrage un
panorama économique assez précis de la nature du capitalisme
monopoliste d’État. Celui-ci amènerait à la naissance d’un cycle
unique dans l’ensemble du monde capitaliste, qui ramène à la thèse
social-démocrate du super-impérialisme.
Eugen Varga prend bien soin que dans ce processus,
le taux de profit ne serait pas pour autant au maximum, Staline ayant
selon lui tort d’affirmer que lorsque les monopoles ont le dessus
c’est ce taux qui primerait.
Il profite également de l’ouvrage pour attaquer
Staline sur la question de la paupérisation absolue. Staline parlait
du tout début des années 1950 et, effectivement, a remis en 1952 en
cause sa propre conception de la stabilité relative des marchés
malgré la crise. C’était une erreur, mais Eugen Varga profite
surtout de dix années de données économiques pour critiquer le
point de vue Staline portant sur une autre période.
Il dit ainsi :
« Le problème de la paupérisation absolue est
bien plus compliqué que celui de la paupérisation relative.
Tous les marxistes sont d’accord pour dire que dans le
capitalisme, la paupérisation relative est un phénomène constant.
Mais ils ont des points de vue différents sur les méthodes à
utiliser pour le prouver et également quant au rythme de la
paupérisation.
En général, il y a une large divergence de vues quant
au problème de la paupérisation absolue.
Les apologistes du capitalisme, les sociaux-démocrates
de droite et quelques renégats comme [l’américain, ex-communiste]
Browder, déclarent qu’il n’y a pas de paupérisation absolue (…).
Entre 1947 et 1953, les travailleurs dirigeants de
l’Institut d’économie de l’Académie des sciences d’URSS (après sa
fusion avec l’Institut pour l’économie mondiale [fondée et dirigée
par Eugen Varga, alors mis de côté]), ont adopté de manière
officielle la considération selon laquelle la paupérisation absolue
de la classe ouvrière était constante à travers le monde
capitaliste.
Certains parlèrent même d’un paupérisation progressive
continue, c’est-à-dire d’un recul progressif dans les salaires
réels. »
Le piège est bien entendu qu’Eugen Varga utilise
des données des années 1950 et du début des années 1960 pour
critiquer la thèse soviétique de la période d’après-guerre. Le
contexte dont parle Eugen Vargan’était plus du tout le même, rien
qu’avec l’URSS passé dans le camp de la prétendue coexistence
pacifique.
Mais c’était en fait la nature de l’ouvrage que de rejeter le passé, cela consistait en une vraie entreprise de démolition des thèses de Staline ; c’était un vrai manuel pour les cadres révisionnistes.
Le concept du capitalisme monopoliste d’État
formulé en Union Soviétique est une définition qui ne se veut pas
moins qu’une nouvelle définition du capitalisme. Il y a le
capitalisme, l’impérialisme, et il est censé y avoir un nouveau
stade, caractérisé par une fusion entre les monopoles et l’État.
Il y a là une double remise en cause de
l’idéologie communiste : dans l’affirmation de l’indépendance
de l’État par rapport aux classes d’un côté, dans
l’affirmation de la fusion entre cette entité « indépendante »
et une classe de l’autre.
Eugen Varga en a été le principal concepteur,
toute sa démarche de l’après-guerre aboutissant d’ailleurs
immanquablement à cela. En affirmant le premier l’indépendance de
l’État dans le mode de production capitaliste au cours de la
Seconde Guerre mondiale, il avait ouvert la boîte de Pandore d’une
réaffirmation de la vieille thèse social-démocrate de
l’indépendance de l’État dans le capitalisme « moderne ».
Il formalisa de la manière la plus tranchée ce concept de capitalisme monopoliste d’État dans l’ouvrage de 1961 intitulé Le Capitalisme du XXe siècle. Celui-ci fut publié juste après le 22e congrès du PCUS et sa diffusion mondiale assumée par l’URSS.
Eugen Varga, Le Capitalisme du XXe siècle, 1961.
Saluant les études très récentes à ce sujet
(Pevzner, Khmelnitskaya, Daline), ainsi que le fait que le PCUS
assume désormais le concept, Eugen Varga y précise de manière
approfondie ses traits principaux, qu’il décrit de la manière
suivante :
« Le capitalisme monopoliste d’État qui a émergé
durant la première guerre mondiale s’est pleinement développé.
L’émergence et le développement du capitalisme
monopoliste d’État sont enracinés dans la position dominante des
pays capitalistes dans les conditions au moment de la crise générale
du capitalisme, quand le système capitaliste est à sa dernière
étape d’existence et fait l’expérience de l’effondrement de son
système social en entier.
Le capitalisme monopoliste d’État est l’alliance des
forces des monopoles et de l’État bourgeois, afin de réaliser
deux objectifs :
1. la préservation du système capitaliste dans la lutte
contre le mouvement révolutionnaire dans le pays et dans la lutte
contre le système socialiste mondiale, et
2. la redistribution par l’État du revenu national en
faveur du capital monopoliste.
Il y a de grandes difficultés dans la manière de
réaliser ces objectifs et ils impliquent beaucoup de contradictions.
En préservant le système capitaliste, les monopoles
obtiennent le soutien de la bourgeoisie non monopoliste, des
rentiers, des propriétaires terriens, et des capitalistes ruraux,
etc., c’est-à-dire des classes propriétaires.
Mais en altérant la distribution du revenu national par
les moyens du système du capitalisme monopoliste d’État à
l’avantage des monopoles et au détriment de toutes les autres
sections de la société, les monopoles élargissent le gouffre entre
eux-mêmes et les autres sections propriétaires de la société, et
augmentent leur isolement.
L’alliance des monopoles et de l’État est effectué
principalement sous la forme de la fusion des monopoles et de la
machine d’État. Les monopoles envoient leurs représentants à des
postes dirigeants dans le gouvernement, comme ministres, sénateurs
ou membres du parlement. La réciproque est également vrai – des
généraux, des diplomates et des ministres quittent fréquemment le
service du gouvernement pour des postes hautement payés dans les
monopoles.
L’alliance prend aussi la forme de décisions communes au
sujet de questions économiques importantes (…). Le capitalisme
monopoliste d’État pleinement développé se manifeste
principalement par la régulation étatique de l’économie, des
entreprises possédées par l’État et l’appropriation et la
redistribution d’une plus part du revenu national par l’État (…).
Le fonctionnement entier de l’État des pays
impérialistes est directement ou indirectement au service du capital
monopoliste. La police étatique et les forces armées protègent le
système capitaliste.
Le capitalisme monopoliste d’État est extrêmement
réactionnaire parce qu’il existe afin de défendre un système
capitaliste condamné à fatalement s’effondrer.
En ce sens, il diffère grandement du capitalisme d’État
qui, à une étape antérieure du développement capitaliste et dans
pays sous-développés aujourd’hui, joue un rôle progressiste dans
le développement des forces productives. »
Il n’est guère étonnant que cette thèse ait pu tromper des communistes sincères manquant de formation. En apparence, on a la dénonciation du fait que l’État soit au service des monopoles, ce qui correspond à la thèse classique. Tout est dans la subtilité de faire de l’État non pas un serviteur, mais un médiateur indépendant connaissant une fusion avec les monopoles.