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  • L’économiste Eugen Varga : la critique pour déviationnisme

    Le positionnement erroné d’Eugen Varga lui valut de nombreuses critiques. À la conférence de Leningrad du 10 mai 1930, les économistes soviétiques soulignèrent que la conception d’Eugen Varga revenait à la théorie de la sous-consommation de Rosa Luxembourg. Lorsqu’en décembre de la même année, il publia un article sur la crise économique mondiale, une note de la rédaction de la revue concernée précise qu’il est possible de trouver celui-ci « sujet à débat et incorrect ».

    Lors de la session du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, en mars-avril 1931, c’est sur la question agraire qu’Eugen Varga fit son rapport, pas sur la situation économique mondiale. Il dut également faire son autocritique dans son Institut.

    Le 24 décembre 1931, la Pravda publia un article signé des économistes Boris Boriline, Nicolas Voznesensky et Solomon Partigul, qui dénonçait le luxembourgiste Varga, le trotskyste Preobranjensky et le statisticien de droite Stanislav Stroumiline.

    En 1931, Eugene Varga se fit critiquer dans la revue Bolchevik pour sa lecture de la crise de 1929, considéré comme un soubresaut simplement. Cela s’ajouta à d’autres critiques : Motylov lui reproche également d’en revenir à une lecture luxembourgiste, sans aucune considération par ailleurs des situations révolutionnaires et de ce qu’elles impliquent comme changement dans l’économie ; Mendelson, dans une idée similaire, reprocha à Eugen Varga de ne pas prendre en compte les luttes dans les colonies, l’existence de l’URSS, et d’avoir une lecture simplement fondée sur les rapports de force entre les puissances impérialistes.

    Eugen Varga tenta de maintenir sa position en organisant une discussion en mars 1931 à l’Institut, cela alors que son disciple Eventov proposait carrément une lecture cyclique de la crise et affirmait que les États-Unis sortiraient de celle-ci de manière imminente. L’organe du Parti Bolchevik répondit par la suite en critiquant Eugen Varga pour avoir formulé des points de vue désarmant de facto les Partis Communistes par la considération que la crise allait être surmontée d’une manière ou d’une autre.

    Rentré dans le rang, Eugen Varga se limita à formuler des présentations d’ordre général, comme les Nouvelles expressions de la crise économique mondiale, dont l’autorisation de publication ne fut donén que trois jours avant l’ouverture du 17e congrès du PCUS(b), ou encore le rapport La grande crise et ses conséquences politiques, pour le septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935.

    Il conservait cependant un rôle technique important, même dans la période où il le fut plus critiqué. Ainsi, lorsque Boukharine publia deux articles dans la Pravda, les 26 mai et 30 juin 1929, pour affirmer sa thèse du capitalisme organisé, en octobre de la même année, Eugen Varga organisa à l’Institut une conférence de quatre jours avec mille personnes pour en dénoncer le principe. Il fit également le discours d’ouverture des Discussions sur la crise mondiale, du 23 décembre 1931 au 14 janvier 1932.

    Lors du 7e congrès de l’Internationale Communiste, Eugen Varga intervint deux fois. La première fois fut le quatrième jour, au sujet du rapport du Comité Exécutif, la seconde lors du débat sur le rapport de Georgi Dimitrov. Les deux interventions sont de taille relativement moyenne. Il commence la première de la manière suivante :

    « Camarades, la crise économique qui a traversé tel un ouragan tout le monde capitaliste a d’un coup détruit les illusions bourgeoises, réformistes. C’est sans voix que sont restés les apologistes du capitalisme, une fois de plus, devant l’incompréhensible et « surprenant » effondrement.

    La principale conclusion du développement de la dernière période historique, c’est : la bourgeoisie ne peut plus maîtriser les forces de production qu’elle a mises en place. »

    Le 7e congrès de l’Internationale Communiste, en 1935.

    Suit une présentation de la situation dans les différents pays, en soulignant que le marché capitaliste mondial est particulièrement divisé et que le protectionnisme se renforce. A cela s’ajoute que le rôle de l’État dans la vie économique grandit de manière ininterrompue et qu’il soutient ouvertement les monopoles. Enfin, si la situation s’améliore relativement pour la bourgeoisie, tel n’est pas le cas des conditions de vie du prolétariat.

    La conclusion, quant à elle, correspond très nettement à une sorte d’auto-critique quant aux positions passées. On y retrouve les thèses d’Eugen Varga des années précédentes, mais totalement corrigées. Voici ce que cela donne :

    « La crise a détruit les illusions de la bourgeoisie quant à la possibilité d’un élargissement du marché capitaliste, pour des débouchés (…). Avec les coûts si bas des salaires, il y a moins d’intérêt à des renouvellements techniques mettant de côté de la force de travail.

    C’est pourquoi le capital donne comme tâche à ses ingénieurs, techniciens et contremaîtres de faire baisser les coûts de production sans élever la capacité de production, c’est-à-dire d’abaisser les coûts des salaires par l’utilisation des machines disponibles.

    C’est la différence essentielle entre la rationalisation de la période de stabilisation et la rationalisation de crise.

    Cela ne signifie naturellement pas que le progrès technique en soit parvenir à une paralysie complète. Le développement vertigineux de la technique militaire exige des progrès techniques également dans le processus de fabrication.

    La dialectique interne du capitalisme donne la particularité suivante de progrès technique actuellement : justement comme il y a partout une armée de chômeurs massive, seuls les renouvellements techniques sont mis en place qui rendent superflus beaucoup d’ouvriers (…).

    La conséquence de la rationalisation de crise est le fait que le taux d’occupation des masses laborieuses ne connaît pas de croissance correspondant à l’élévation de la production industrielle.

    De là le fait que malgré qu’il y ait une production industrielle agrandie, il y ait de manière inchangée une grande armée de chômeurs dans les pays capitalistes.

    Le chômage de masse chronique reste le destin du prolétariat, tant que la domination de la bourgeoisie n’est pas renversée. Le processus de décomposition du capitalisme continue très rapidement. La bourgeoisie n’est plus en mesure d’assurer l’existence de ceux qui sont esclaves du salaire même au niveau des esclaves.

    Il n’y a pas d’issue pacifique. La contradiction entre les forces de production et les rapports de production ne peut pas être résolue à l’intérieur du système capitaliste. Les racontars sur une économie capitaliste planifiée comme transition pacifique au socialisme est une démagogie sans scrupules, qui vise à détourner les ouvriers de la voie révolutionnaire.

    Il n’y a pas d’issue pacifique ; la contradiction entre les forces de production et les rapports de production ne peut être résolue que par le renversement révolutionnaire de la domination de la bourgeoisie. Il n’y a que cette voie pour la libération de l’humanité. »

    La seconde intervention reprend le thème de la « planification » de l’économie de l’intérieur du capitalisme, qui est mis en avant alors par la social-démocratie. Eugen Varga explique qu’il s’agit d’une démagogie complète, qui prétend contrôler l’appareil d’État et procéder à des nationalisations pour faire tendre l’économie au socialisme.

    Il est souligné par ailleurs le fait que :

    « Tous les plans, depuis de Man jusqu’à Lloyd Georges, envisagent une limitation des droits du parlement, la mise en place de nouveaux corps de représentants de « l’économie » et des syndicats réformistes, des pouvoirs spéciaux pour le gouvernement !

    La ressemblance de ces plans avec l’État corporatiste de Mussolini est flagrant.

    Tout cela montre que la lutte contre la démagogie de l’économie planifiée est une composante importante de la lutte pour gagner les masses. »

    Eugen Varga avait, temporairement du moins, abandonné ses conceptions passées.

    >Sommaire du dossier

  • La mise de côté d’Eugen Varga dans l’Internationale Communiste

    La critique qu’a subi Eugen Varga au sixième congrès de l’Internationale Communiste va se prolonger et va connaître un moment décisif lors de la Xe session du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, du 3 au 19 juillet 1929. Il avait réalisé en amont de cette session un rapport et des conclusions sur la situation économique internationale.

    Eugen Varga se fit littéralement tomber dessus. On lui reprocha sa « surestimation des statistiques bourgeoises » ainsi que, en liaison avec cela, des « déviations de droite ».

    Molotov l’accusa de remettre sur la table des questions déjà réglées et de jouer un rôle réactionnaire. Son positionnement d’économiste se contentant d’évaluations à la démarche très libre l’amenait à remettre en cause ce qui avait été acquis par l’Internationale Communiste ces dernières années.

    En fait, dès qu’on passait dans une évaluation d’économie politique, c’est-à-dire à un autre palier, Eugen Varga se perdait ; il voyait ainsi en la transformation du plan Dawes en plan Young, concernant les réparations allemandes, une certaine capacité à une stabilisation renforcée de la part du capitalisme, que cela allait dans le sens d’un accord entre puissances impérialistes, mettant de côté les contradictions inter-impérialistes. 

    Par conséquent, il considérait que le danger de guerre était relativement écarté, ce qui était une évaluation de la situation totalement inacceptable. Aussi, Molotov souligna surtout qu’il existait une accentuation de la tendance à la guerre et critiqua la position d’Eugen Varga comme une lecture gommant les aspects négatifs du capitalisme ; il formula de manière abrupte :

    « Si plan Young pouvait résoudre les contradictions inter-impérialistes, même temporairement, alors ce serait les sociaux-démocrates qui auraient raison avec leur appui à l’impérialisme, et non les communistes. »

    Kuusinen conclut en disant que le souci d’Eugen Varga était qu’à force de fréquenter intellectuellement le milieu des économistes bourgeois, il perdait de vue le risque de se faire contaminer par eux ; il faisait du bon travail, mais ne parvenait pas à en tirer les conclusions adéquates.

    Il fut également critiqué pour avoir rejeté la thèse de l’Internationale Communiste qu’une « révolution technique », c’est-à-dire la rationalisation de la production, et une intensification du travail, était en train d’intensifier la pression sur le prolétariat.

    Cela rattachait directement Eugen Varga à la ligne de Boukharine affirmant que les contradictions entre prolétariat et bourgeoisie s’amenuisaient dans chaque pays. Eugen Varga était ni plus ni moins qu’accusé de convergence avec la ligne de Boukharine.

    Eugen Varga dénonça que les attaques contre lui étaient si rudes, et se défendit comme quoi il ne voyait pas de paupérisation absolue dans les chiffres qu’il avait, cependant il réétudierait la question. C’était là sa ligne de défense, avec toujours la tentative de se défausser. Lorsque Manouilski lui reprocha ainsi la correspondance de son point de vue avec des conceptions bourgeoises et Eugen Varga maintint en réponse une ligne assez formaliste, se défendant alors face aux critiques en disant que les vrais opportunistes allaient toujours dans le sens du vent, que lui essayait simplement d’être objectif. Il dit notamment :

    « Si j’arrive au point de vue qu’il y ait quelque chose de nouveau dans la situation internationale, dans l’économie mondiale, dans le mouvement ouvrier, qui ne rentre éventuellement pas dans le cadre considéré jusque-là comme juste par l’Internationale Communiste, alors je le présenterai toujours à celle-ci, même malgré le risque qu’on dise : Ce Varga raconte encore des conneries opportunistes.

    Le plus grand opportunisme est de masquer ses convictions par peur de ne pas être en accord avec la ligne dominante. C’est la forme la plus dangereuse d’opportunisme, indigne d’un communiste. »

    A partir de 1929, Eugen Varga n’est plus un cadre de l’Internationale Communiste. Il ne participa donc pas aux 11e (1931), 12e (1932) et 13e (1933) sessions plénières du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste.

    L’histoire était alors entendue : Eugen Varga, s’il n’était pas un boukhariniste et donc pas un partisan ouvert du concept de capitalisme organisé, n’en était pas moins le tenant d’une ligne luxembourgiste, un partisan d’un objectivisme statisticienne, avec une tendance à la conception boukhariniste du « capitalisme organisé ». Il fallait rectifier le tir.

    Eugen Varga était de fait allé bien trop loin dans sa prétention à une connaissance qui serait unifiée et totale rien qu’au moyen des statistiques. Voici par exemple ce qu’il affirma dans sa conclusion des débats quant à la situation économique mondiale lors du cinquième congrès de l’Internationale Communiste. Il dégrade Karl Marx et Friedrich Engels en les présentant comme des compilateurs de statistique.

    « Je dois bien dire que ni moi ni d’autres camarades de différents Partis Communistes ne sommes parvenus à résumer en une théorie claire tous les phénomènes du capitalisme actuel.

    Il y a certaines tentatives. Je rappelle le principe de « la période de transition » de Boukharine. J’ai moi aussi à plusieurs reprises au moins de travailler à une théorie dans les grandes lignes, mais une théorie vraiment satisfaisante n’a pas encore été formulée.

    Nous devons ici penser à quelque chose : Marx et Engels ont observé en toute tranquillité, pendant deux décennies, le capitalisme d’alors, ils ont étudié pendant vingt ans les statistiques et les chiffres, et c’est seulement après qu’est apparu le « capital ».

    C’est seulement par la suite d’obtenir une vue globale. Je suis loin de me comparer à Marx, mais là où Marx a eu besoin de vingt ans, alors on doit me fournir au moins quarante ans. »

    L’année 1930 est donc un tournant dans la position d’Eugen Varga, qui se fait mettre de côté, tout en conservant un rôle considéré comme utile. La rédaction d’Inprekorr, à partir de 1930, précisa au sujet d’Eugen Varga et de ses articles :

    « Ses points de vue sur l’économie mondiale, s’ils suivaient comme cela va de soi la ligne de l’Internationale Communiste comme orientation, ne sont pas à considérer comme des publications officielles ou officieuses d’instances dirigeantes de l’Internationale Communiste. »

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et la question des moyens de production

    L’origine du problème d’Eugen Varga est qu’il a une lecture purement spatiale de la production, et qu’il oublie le temps. Il perd donc le principe du saut qualitatif, car l’espace en contradiction avec lui-même produit le temps, comme expression du mouvement.

    En clair, pour Eugen Varga, la production et la consommation sont comme équivalentes dans leur processus, se répondant l’une à l’autre de manière symétriques et sont donc comme annulées dans leur totalité à un temps X. Puis un cycle redémarre.

    Or ce n’est pas le cas du tout. Il est possible bien sûr de constater des cycles d’ordre général, des vagues correspondant au mouvement de fond du capital. Cependant, cela est rendu difficile par le fait que la production n’arrive pas sur le marché au même moment, la consommation ne se fait pas au même moment. Ce qui ne se vend pas encore pourra l’être plus tard, et plus il y a de choses à vendre, plus c’est vrai.

    De plus, il y a le capital centralisé et celui qui ne l’est pas ; croire que parce qu’il existe un capitalisme centralisé, l’autre disparaît, ce n’est pas comprendre le principe de l’accumulation du capital, et rater une dimension particulièrement multiformes, multi-rythmes.

    Eugen Varga

    L’erreur d’Eugen Varga demande il est vrai qu’on la comprenne comme arrière-plan : il se fonde sur une époque où le prolétariat n’est en mesure que d’acheter très peu de choses, et surtout par définition de choses vitales, comme les vêtements et l’alimentation. Cependant, cela ne modifie pas la substance du problème, qui est la lecture statisticienne de l’économie combinée à une incompréhension des sauts qualitatifs existant dans la production de moyens de production.

    Déjà, Eugen Varga fait confiance aux statistiques bourgeoises, ce qui est une erreur de méthode tant sur le fond que la forme. Rien que l’économie clandestine passe par pertes et profits, alors qu’elle joue bien entendu un rôle significatif.

    Mais surtout, Eugen Varga oublie la différence qualitative entre les deux productions capitalistes : celle sans intermède pour la consommation directe, celle pour la consommation indirecte, c’est-à-dire pour la production. Lui se contente de se focaliser sur les statistiques de la production pour la consommation directe, pour ensuite seulement comparer avec l’autre et dire qu’il y a un décalage.

    D’où sa conclusion : une grande production est possible, mais le capitalisme n’y parvient pas, et ce qu’il produit ne se vend pas assez. Il en déduit donc : il y a sous-consommation. Le capital ne parvient plus à se valoriser. Il est donc terminé. Il n’existe plus que comme accroissement par la pressurisation toujours plus grande des prolétaires qu’il n’a pas encore mis au chômage, car de toutes façons il ne reste plus que le capital monopoliste.

    C’est sa conception de la crise.

    Il oublie par là de prendre autant en considération la production pour la consommation indirecte, qui est le véritable détonateur de la productivité et qui connaît des sauts qualitatifs. Il y a des sauts qualitatifs qui existent dans l’appareil productif, dont des expressions parlantes sont la machine à vapeur, le courant alternatif, les circuits intégrés, l’informatique, etc. Ce sont uniquement des expressions et non le saut en lui-même, car c’est la production qui est réelle et non pas leur principe.

    Mais ces sauts modifient fondamentalement la productivité et le caractère même du processus productif, ainsi que celui de consommation. Eugen Varga nie cela parce que pour lui, c’est la consommation qui détermine s’il y a ou non production de moyens productifs.

    Il rate par là que les moyens productifs déterminent la forme de la réalisation. C’est bien d’ailleurs pour cela que la planification soviétique n’a pas tablé sur le petit commerce de type capitaliste pour développer l’économie (à part pour la courte période d’urgence avec la « NEP »), qui serait trop lent et surtout qui façonnerait la distribution-consommation de manière capitaliste, mais sur la mise en place par en haut d’une industrie lourde et moderne, seule capable de permettre la véritable émergence rapide et efficace d’une industrie légère dans un contexte général socialiste.

    Pour avoir des prolétaires, il faut une production, pour qu’il y ait production, il faut un appareil productif. Pour qu’il y ait consommation, il faut distribution et les formes de l’une et de l’autre dépend de la nature de la production. Le socialisme soviétique, ce sont l’électrification et les tracteurs comme révolution de l’appareil productif et par là comme détonateurs de la production, et il est par conséquent possible de mener la distribution-consommation de manière socialiste.

    Joseph Staline

    Staline résume cette question de la manière suivante, dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :

    « Les forces productives sont les forces les plus mobiles et les plus révolutionnaires de la production. Elles devancent, sans conteste, les rapports de production, en régime socialiste également. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que les rapports de production s’adaptent au caractère des forces productives. »

    Eugen Varga ne voit pas les choses ainsi, il fait du premier aspect de la production – celle des moyens de production – une simple annexe du second aspect – celle des biens de consommation.

    Chez lui, une fois que le premier aspect est réalisé, alors arrive le second, qui produit des marchandises sur le marché, et cela s’arrête là. Ce qui définit un cycle, c’est de savoir dans quelle mesure ces marchandises mises sur le marché vont trouver des acheteurs ou non.

    Le capitalisme se réduit alors au second aspect et le premier a disparu. On peut même dire que, finalement, le premier aspect n’est même plus capitaliste chez Eugen Varga, car répondant aux besoins des entreprises, son anarchie est bien moins grande que pour la production pour les consommateurs.

    C’est précisément par là qu’Eugen Varga va justement totalement échouer par la suite. À sa thèse d’une sous-consommation comme source de la crise capitaliste dans un contexte qui serait totalement monopoliste, Eugen Varga va tenter d’expliquer le capitalisme parvient à se maintenir tout de même – car il faut bien l’expliquer – au moyen de la rationalité du premier aspect de la production (celle des moyens de production), qui va s’imposer partout grâce à l’État.

    >Sommaire du dossier

  • L’incompréhension par Eugen Varga de la ligne-spirale du développement capitaliste

    Là où Karl Marx est dialectique, Eugen Varga est mécanique. Il ne comprend pas le mouvement contradictoire du capital, en « ligne-spirale » comme le dit Karl Marx.

    Il existe un rapport tourmenté entre ce capital ancien et ce capital nouveau. Ils sont en concurrence, pas nécessairement dans mêmes domaines pour autant de par les changements techniques, les modes, etc. Leur approche est aussi très différente. Le premier, de par sa dynamique déjà en cours, licencie pour tenter de grappiller du profit, alors qu’en réalité il supprime la source de la plus-value. Le second, lui en plein élan, embauche.

    Selon les situations, il y a plus ou moins la possibilité pour le capital de trouver des débouchés. Cela provoque des complications dans le mouvement du capital, mais cela lui est propre, cela ne dépend pas de la question du nombre de la population ouvrière. Karl Marx explique que :

    « Le mouvement d’expansion et de contraction du capital en voie d’accumulation produit donc alternativement l’insuffisance ou la surabondance relatives du travail offert, mais ce n’est ni un décroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital surabondant dans le premier cas, ni un accroissement absolu ou proportionnel du chiffre de la population ouvrière qui rend le capital insuffisant dans l’autre. »

    Karl Marx

    En clair s’il y a trop de capital ou pas assez, ce n’est pas en rapport avec la taille croissante ou décroissante de la population ouvrière.

    C’est en effet le capital qui forme la population ouvrière, qui en décide du rythme de croissance. Et justement ce qu’on appelle les chômeurs est un espace de « déchet » de cette croissance, dans la mesure où il s’agit du fruit des licenciements faits par le capital déjà lancé, mais aussi inversement (et dialectiquement) du vecteur de l’abaissement des conditions de vie de la population s’ajoutant à la population du prolétariat.

    Ceux qui viennent au prolétariat sont mis sous pression par l’existence de gens au chômage, et le chômage augmente parallèlement à l’accroissement de la population allant au prolétariat. Karl Marx formule cela de la manière suivante :

    « L’armée industrielle de réserve est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accroissement, donc aussi la masse absolue du prolétariat et la force productive de son travail, sont plus considérables.

    Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital développent la force de travail disponible.

    La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroît donc en même temps que les ressorts de la richesse.

    Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. »

    En constatant que l’armée de réserve s’élevait, Eugen Varga aurait dû chercher à voir sous quelle forme l’accumulation du capital se développait tout de même, comment il utilisait davantage de prolétaires ou comment il allait le faire.

    Il ne disposait pas de la clef pour cela : une juste saisie de la nature des moyens de production.

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga : chômage organique et monopoles parasitaires

    Une fois qu’il a évacué l’aspect de l’accumulation capitaliste non monopoliste, Eugen Varga limite toute la perspective au capital monopoliste. Le mode de production capitaliste ne consiste alors plus en l’accumulation du capital, mais en un système monopoliste parasitaire.

    La thèse du chômage organique s’appuie sur une lecture unilatérale du capitalisme comme capitalisme centralisé, et inversement. Il s’agit non plus ici simplement d’une observation, mais d’un véritable système en tant que tel.

    Eugen Varga l’expose de la manière suivante. Citant Karl Marx, il rappelle le fait que la part variable dans un capital s’abaisse au fur et à mesure qu’il grandit. Cela renforce l’armée industrielle de réserve.

    Or, comme le chômage était faible avant 1914 et qu’il est désormais chronique après 1918, cela prouve selon Eugen Varga qu’on a passé un cap. Il résume cela de la manière suivante :

    « Au cours des années d’après-guerre, depuis la stabilisation du capitalisme, on assiste à une diminution du nombre des ouvriers occupés par le capital industriel.

    La tendance à la constitution d’une armée de réserve industrielle s’est complètement réalisée. L’élimination des ouvriers par les machines n’est plus compensée par l’extension de la production.

    C’est là un fait si important que nous devons le prouver minutieusement à l’aide de chiffres et d’arguments. Pour réfuter une objection probable, disons tout de suite qu’il ne s’agit nullement ici d’un phénomène provoqué par le cycle industriel.

    Il ne s’agit pas du fait que le nombre des ouvriers occupés dans l’industrie a diminué, parce que le volume de la production a diminué à la suite d’une crise, mais d’un licenciement d’ouvriers dans une période de bonne conjoncture, avec un volume de production accru et dans les pays capitalistes dirigeants. »

    Le souci de cette affirmation est donc que la reproduction élargie du capital va de pair avec une prolétarisation. Il y a davantage de capital, donc davantage de prolétaire, même si en même temps un capital déjà lancé met de côté des prolétaires qu’il avait intégrés. C’est un mouvement inégal.

    Eugen Varga supprime ce mouvement inégal. Selon lui, le progrès technique et la rationalisation ont donné naissance à un chômage permanent, en cassant le processus de génération de prolétaires.

    Il en veut pour preuve que les chiffres de l’économie américaine montreraient qu’il y a bien moins de prolétaires, mais une production supérieure. Il dit que c’est notamment vrai dans la production de pétrole raffiné, de tabac, de viande, mais également partie dans la production d’automobiles, d’électricité, etc.

    Il constate aussi que ce fait est renforcé par deux phénomènes, dont on peut penser par ailleurs qu’il les sous-estime fortement :

    « Ce chômage est encore aggravé par le fait de l’augmentation naturelle du nombre des forces de travail et par l’immigration. »

    Eugen Varga précise également que les petits producteurs artisanaux et paysans américains échappant au capitalisme ont été intégrés, au point que « le développement factuel aux États-Unis se rapproche ainsi de l’image d’un capitalisme pur », avec pratiquement seulement les deux classes, prolétariat et bourgeoisie, qui se font face, sans couches sociales intermédiaires comme la petite-bourgeoisie.

    On arrive alors à la conclusion logique. Puisque le capitalisme a atteint son point limite et ne peut plus embaucher, alors le processus de pressurisation ne peut que continuer de manière unilatérale, donc les ouvriers pourront toujours moins consommer, donc la surproduction de marchandises sera toujours plus énorme.

    Rappelons ici que selon lui l’apparition de l’URSS, l’effondrement de l’Europe centrale et de l’Est, la stagnation de l’Europe occidentale, font que les productions américaine et japonaise ne peuvent plus trouver de débouchés.

    Ce qui signifie qu’au sens strict, le capitalisme a fait le tour, et ne trouvant plus de moyen de s’élargir, il pourrit sur pied puisque son auto-élargissement est dans sa nature. Eugen Varga dit ainsi :

    « Ce progrès technique ayant effectué un saut ne trouve par là pas de possibilité correspondante d’élargissement du marché intérieur, etc. Il en ressort un chômage structurel, qui n’est pas une apparition conjoncturelle, mais révèle un chômage d’un type spécifique pour la période actuelle de déclin du capitalisme. »

    Le « capitalisme pur » américain correspond ainsi à une situation radicalement nouvelle :

    « Nous constatons donc une diminution des forces de travail créatrices de plus-value au service du capital industriel d’environ 1.500.000 personnes, et une augmentation des forces de travail dans la sphère de la circulation et dans différentes branches d’activité d’environ 4 millions de personnes.

    Naturellement, la capacité d’absorption de la sphère de circulation est limitée, et tout ce développement est anormal.

    La rationalisation du commerce et de toutes les branches d’activité administratives tend également à une réduction des forces de travail.

    La contradiction entre le progrès technique, l’accroissement formidable de la richesse sociale et l’augmentation considérable du chômage chronique, constituent le principal élément d’instabilité au sein du capitalisme le plus stable, dont l’importance sociale est formidable. »

    La domination complète, totale, du capitalisme monopoliste, aboutirait donc à se confronter à un mur dans la valorisation du capital, et par conséquent tout se ratatine dans le mode de production capitaliste.

    Les monopoles n’apparaissent plus que comme des formes parasitaires au milieu d’une vaste richesse sociale.

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et le sens de la thèse du chômage organique

    Voici comment Eugen Varga expose sa thèse sur le chômage organique, en 1928.

    « Le chômage en masse chronique au cours de la période d’après-guerre est un fait bien connu.

    Nous étions disposés à ne le considérer que comme la conséquence des troubles profonds apportés dans l’équilibre de l’économie mondiale (industrialisation des pays d’outre-mer, appauvrissement de l’Europe, crise agraire).

    Certes, tous ces facteurs constituent des causes partielles du chômage.

    Mais une étude approfondie du développement du capitalisme au cours de ces dernières années montre que la cause principale du chômage en masse chronique ne réside pas dans les facteurs ci-dessus, mais est due à l’aggravation des antagonismes intérieurs du capitalisme. »

    On passe ici du capitalisme en crise en raison des déséquilibres de la guerre, à un capitalisme qui prend en quelque sorte une forme nouvelle. Quels sont ces antagonismes intérieurs du capitalisme dont parle Eugen Varga ?

    Celui-ci rappelle que seule la classe ouvrière produit de la plus-value. Or, il y a la chute tendancielle du taux de profit, comme il le souligne fort justement. Pour grignoter sur les dépenses, le capitaliste licencie, sans s’apercevoir qu’il scie la branche de l’arbre sur laquelle il est assis. Voici comment il résume cela, en en déduisant trois tendances.

    « Pour le capitaliste isolé, qui ne comprend pas le mécanisme véritable de l’économie capitaliste, mais voit tout à travers les lunettes de la concurrence, les dépenses imposées par le paiement des salaires sont un élément du coût de production qui ne se différencie en rien des autres éléments du coût de production : combustible, matières premières, machines, etc.

    C’est pourquoi, dès qu’il a la possibilité de réduire le coût de production, les ouvriers sont remplacés par des machines et jetés sur le pavé, et la plus-value est réduite.

    Ainsi l’intérêt des entreprises capitalistes consistant à s’assurer, par la réduction de leur coût de production individuel au moyen de la réduction de la somme des salaires, une plus grande participation au profit total, est en contradiction avec l’intérêt de la classe capitaliste dans une mise en valeur la plus haute possible de l’ensemble du capital).

    Sur cette base, se développent trois principales tendances du capitalisme:

    1. La tendance à l’élévation de la composition organique du capital;

    2. La tendance à la baisse du taux du profit ;

    3. La tendance à la diminution du nombre des ouvriers. »

    Seulement, ce faisant, Eugen Varga résume le capitalisme aux capitalistes déjà existant, disposant déjà d’un capital développé, déjà suffisamment avancés dans le processus capitaliste pour en arriver à cette étape de la chute tendancielle du taux de profit.

    Or, tous les capitalistes n’en sont pas là. En effet, le capital appelle le capital et ce n’est pas seulement des capitaux déterminés qui grandissent, d’autres émergent inéluctablement aussi. D’où la thèse de Lénine comme quoi les monopoles ne suppriment pas la concurrence mais émergent à côté d’elle. Certaines branches de l’économie deviennent monopolistique, mais d’autres ne le sont pas ; c’est inévitable de par le développement inégal.

    Cela, Eugen Varga l’oublie complètement. La conséquence en est que la paupérisation relative, issue de la part (en proportion) toujours plus grande d’appropriation des capitalistes des richesses, devient absolue parce qu’il y a de moins en moins d’ouvriers qui sont payés, et de plus en plus de chômeurs.

    Inversement, la paupérisation absolue, c’est-à-dire l’effondrement du niveau de vie, devient relative, car elle dépend désormais des soubresauts du capitalisme en déclin.

    >Sommaire du dossier

  • Le rapport d’Eugen Varga à la thèse de Rosa Luxembourg

    Le problème dans la démarche d’Eugen Varga, c’est que sa conception ramène immanquablement à celle de Rosa Luxembourg. Cette dernière, reprenant Le capital, dit que Karl Marx n’a pas résolu le problème du démarrage de l’accumulation capitaliste. Elle théorise qu’un tel démarrage ne peut avoir lieu que par l’intégration de zones non capitalistes dans le processus.

    Comme qui plus est le capitalisme ne fait pas que reproduire la production, mais le fait de manière élargie, cela aboutit à relancer systématiquement ce processus de démarrage et c’est ce qui explique la conquête coloniale.

    Rosa Luxembourg perd complètement de vue la question du marché national, lieu de l’élargissement de la reproduction du capital, au point par ailleurs de le nier, refusant de prendre en considération tout cadre productif national. L’histoire est pour Rosa Luxembourg l’histoire de l’appropriation capitaliste des zones non capitalistes ; une fois que cela est fait, le capitalisme s’effondre, de manière mondiale.

    C’est cette lecture du capitalisme qui l’a amené à se lancer dans l’initiative spartakiste, qui échoua de par le manque d’ancrage dans la réalité allemande.

    Rosa Luxembourg

    Eugen Varga ne fait toutefois pas cette erreur et il est même historiquement un outil important pour contrer la thèse de Rosa Luxembourg, qui est somme toute directement ou indirectement la thèse de tous les courants gauchistes apparus après 1917, qui tablent sur un effondrement du capitalisme à très court terme et ce forcément d’une manière mondiale.

    Cet effondrement ne venant pas, il ne resta d’ailleurs à ces courants que deux alternatives : ou bien expliquer qu’en réalité Octobre 1917 n’avait pas été une révolution en tant que telle et donc que la « vraie » révolution mondiale serait encore à venir, ou bien admettre Octobre 1917 mais considérer alors que la révolution serait comme « gelée ». Ce second cas est la thèse de Léon Trotsky pour qui le processus mondial va redémarrer et pour qui, en attendant, l’URSS est un « État ouvrier dégénéré », la révolution russe ayant été « défigurée ».

    Eugen Varga, quant à lui, ne dit donc pas du tout cela et même il avance le contraire. Il reconnaît bien le cadre national, dresse tout le temps des listes de pays selon leurs caractéristiques, leur rapport à la crise, il n’a de cesse de souligner que les situations sont très différentes, exigent des études précises, etc. C’est là une exigence tout à fait positive, qui provoquait la fureur des courants gauchistes qui y voyaient une perte de temps.

    Le grand souci historique est par contre qu’Eugen Varga ne va pas parvenir à formuler la nature de la crise générale du capitalisme. Il la constate, de manière juste, et il expose cela en se plaçant au service des congrès de l’Internationale Communiste. Cependant, il ne parvient pas à trouver la clef pour comprendre la crise en elle-même et il force alors le trait.

    Le problème est le suivant : il reconnaît tout à fait que l’augmentation de la productivité aboutit à un élargissement de la production ; en clair, les travailleurs peuvent acheter davantage de marchandises, car même si leur salaire en soi ne change pas, leur capacité d’achat est plus grande car les marchandises coûtent moins cher, grâce à l’élévation de la productivité.

    Seulement, de par la pression toujours plus grande exercée par le capitalisme sur le prolétariat, ce dernier dispose d’une part toujours plus faible de la production et se voit toujours plus paupérisé.

    Or, ici il y a deux possibilités : soit cette paupérisation est seulement relative, soit elle est également absolue.

    Dans le premier cas, le prolétariat a une part toujours plus faible de la production, mais cela ne veut pas dire qu’il s’appauvrisse matériellement : si la production grandit de très grande manière, il s’enrichit matériellement. Dans le second cas, le prolétariat voit sa richesse matérielle décliner en tant que telle.

    Eugen Varga va ici se tromper. Son erreur ne tient pas en ce qu’il assimile somme toute l’un et l’autre, mais qu’il est indirectement amené à confondre l’un avec l’autre.

    Il va être amené à cette erreur, à l’assumer, même sans la faire. Pourquoi ? Parce qu’aveuglé par les statistiques, il constate que les faits disent la chose suivante : aux États-Unis, il y a un recul de nombre d’ouvriers employés par le capitalisme. Or, Karl Marx dit que la chute tendancielle du taux de profit se fonde sur la non-utilisation d’ouvriers, sur le fait qu’ils soient remplacés par des machines, alors que c’est d’eux qu’on tirait le profit.

    Par conséquent, en déduit Eugen Varga, le capitalisme a atteint son point limite. On en revient à la lecture du capitalisme par Rosa Luxembourg : le capital ne peut plus accumuler.

    La paupérisation relative devient alors chez lui absolue, et inversement, comme le montrerait le « chômage organique ».

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et la question du capital non monopoliste

    La question du chômage organique, tel que celui-ci est défini par Eugen Varga dans L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation avant le sixième congrès de l’Internationale Communiste, puis lors du congrès lui-même, se voulait une nouveauté théorique. En fait, Eugen Varga passait alors d’une constatation d’un capitalisme déformé, en crise tellement profonde qu’elle est une crise générale, à celle d’un capitalisme en crise comme système en tant que tel, qui connaîtrait une vie réellement prolongée.

    Eugen Varga, L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation 

    Chez lui, la crise générale prend une nature continue, elle devient la normalité ; cette tendance à voir les choses ainsi va être de plus en plus prononcée chez lui, jusqu’à prendre le dessus. On est ici cependant seulement dans le démarrage de ce positionnement, même si l’approche générale laissait déjà un espace pour cela.

    L’affirmation d’un chômage organique est un vrai problème en soi ; cette thèse implique que le capitalisme serait capable de s’adapter, de s’organiser, de prolonger son existence en remettant en cause ses propres lois.

    Ce qui a l’air d’une simple thèse ou d’une simple « constatation » entraîne en fait la liquidation pure du marxisme. Dans Le capital, Karl Marx expose en effet que le mode de production capitaliste implique une accumulation de capital et donc un accroissement du prolétariat. Le capital ne grandit en effet qu’en tirant de la plus-value du prolétariat. Sans prolétariat, pas de plus-value.

    Dans Le capital, Karl Marx explique donc que :

    « De même que la reproduction simple ramène constamment le même rapport social – capitalisme et salariat – ainsi l’accumulation ne fait que reproduire ce rapport sur une échelle également progressive, avec plus de capitalistes (ou de gros capitalistes) d’un côté, plus de salariés de l’autre.

    La reproduction du capital renferme celle de son grand instrument de mise en valeur, la force de travail. Accumulation de capital est donc en même temps accroissement du prolétariat. »

    Or, il existe un phénomène de centralisation du capital. Comme Karl Marx le remarque par exemple, les capitaux nécessaires pour la formation des chemins de fer étaient tellement vastes que cela aurait pris éminemment plus de temps s’il fallait attendre qu’un capital individuel atteigne une telle dimension.

    Cette centralisation va de pair avec la mise de côté de prolétaires, afin de limiter les coûts de production, c’est du moins ce que pensent les capitalistes, qui ne voient pas que l’accumulation capitaliste s’appuie sur le fait d’arracher de la plus-value aux prolétaires. Cela provoque le chômage.

    Mais cette centralisation du capital n’est pas unilatérale. Elle a comme pendant la multiplication du capital, l’émergence de capitaux nouveaux. Karl Marx expose cela ainsi :

    « L’accumulation du capital social résulte non seulement de l’agrandissement des capitaux individuels, mais encore de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche.

    Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par exemple à l’occasion d’un partage de succession chez des familles capitalistes.

    La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d’anciens.

    Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc, d’un côté, une concentration croissante, entre les mains d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l’autre, la dispersion et la multiplication des foyers d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières. »

    C’est très exactement cette dimension que rate Eugen Varga, qui perd totalement de vue le processus d’accumulation du capital. Il ne voit plus que le capitalisme monopoliste et il ne prend donc pas en considération le mouvement général du capital.

    Cette interprétation est en fait celle de Rosa Luxembourg : comme elle, il ne croit finalement pas en l’accumulation du capital dans un cadre capitaliste.

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et le 6e congrès de l’Internationale Communiste

    Eugen Varga avait déjà connu plusieurs critiques. Le 25 octobre 1924 la Pravda publia notamment un article de Vladimir Milioutine, le directeur de l’institut agraire de l’Académie communiste à Moscou, « Le révisionnisme agraire ». Il s’agissait d’une critique en règle de l’ouvrage publié par Eugen Varga, Contributions à la question agraire, contenant des articles et conférences réalisés en Russie, ainsi qu’un chapitre de son ouvrage de 1919, au sujet de la répartition des terres en Hongrie et de la réforme nécessaire.

    Vladimir Milioutine l’accusa de nier l’importance de la centralisation dans l’agriculture et de la limiter à l’industrie, et de promouvoir les coopératives comme axe de lutte de la paysannerie, effaçant ainsi la question du socialisme.

    Eugen Varga rétorqua dans l’édition allemande d’Inprekorr rappelant que son point de vue reflétait la ligne de l’Internationale Communiste, et qu’il était nécessaire d’avoir de savoir faire face aux contre-projets de pseudo-réforme agraire proposé par les grands propriétaires pour s’opposer à la révolution.

    Il souligna cependant également qu’il considérait que la question de la rente foncière n’avait pas été étudiée à fond par Karl Marx et Lénine, et qu’un travail devait être mené en ce sens. Une accusation similaire fut faite à Varga dans Inprekorr en 1928, comme quoi il prônerait une NEP comme programme révolutionnaire intermédiaire.

    Il fut toutefois confronté à une première vraie grande vague de critiques à l’occasion du 6e congrès, alors qu’il a de nouveau écrit une brochure de préparation, intitulée L’Économie de la période de déclin du capitalisme après la stabilisation. 

    L’Internationale Communiste avait profondément gagné en niveau idéologique et politique ; elle s’affrontait désormais de manière ouverte aux courants l’amenant dans ce qu’elle considère être des culs-de-sacs gauchistes ou bien un chemin droitier vers la social-démocratie. Les études d’Eugen Varga ont été considérées comme très intéressantes, une bonne base de travail, mais elles n’ont en soi pas apporté d’analyse décisive et, qui plus est, il y a des évaluations, des interprétations qui étaient considérées comme convergeant avec une ligne franchement droitière.

    En fait, le problème était simple : Eugen Varga avait contribué à l’affirmation par l’Internationale Communiste de la crise générale du capitalisme. Cependant, à force de l’étudier à coups de statistiques, Eugen Varga se voyait pris dans le piège d’un objectivisme perdant de vue les fondamentaux. Il devenait un observateur de plus en plus « neutre », basculant dans la considération que la stabilisation momentanée prenait une ampleur historique ; tendanciellement, il passait à la droite du mouvement communiste international, dans la convergence avec la capitulation face au capitalisme considéré comme inébranlable.

    Lors du 6e congrès de l’Internationale Communiste, Eugen Varga fit une courte intervention sur la situation du capitalisme. Il y explique notamment que : 

    « Que signifie ce développement ? Que veut dire un nombre moins grand d’ouvriers, avec une augmentation forte de la productivité ?

    Cela signifie que le progrès technique, le progrès dans la productivité et l’intensité du travail, a dépassé la possibilité de l’élargissement du marché ! »

    Il fit également le long rapport sur la situation économique de l’Union Soviétique, ce qui allait de paire avec un prestige certain. Cependant, il n’était plus au centre de l’évaluation du capitalisme en tant que tel et sa conception d’un nombre moins grand d’ouvriers correspond à cette mise de côté.

    Le reproche lui fut justement fait de manière ouverte lors du congrès. Il était considéré alors qu’il aurait formé le concept de chômage structurel, organique, conformément à sa lecture de changements profonds dans le capitalisme mondial. Il y aurait un recul unilatéral et général de la part variable du capital (la part de travail humain) par rapport à la part constante, et cela dans tous les pays capitalistes.

    Or, le souci est que ce n’est pas le point de vue de Karl Marx. Selon ce dernier, la reproduction élargie implique plus de capitalistes d’un côté, plus de travailleurs salariés de l’autre. L’accumulation du capital implique le renforcement numérique du prolétariat.

    Il y a un mouvement dialectique, avec d’un côté le mouvement successif d’intégration et de rejet de prolétaires (c’est-à-dire les licenciements afin de rogner les dépenses une fois la production lancée), et de l’autre un mouvement capitaliste nouveau qui implique de générer des prolétaires.

    La thèse d’Eugen Varga n’est pas seulement fausse ; elle implique une modification de la nature du capitalisme, une capacité à s’auto-surmonter.

    À ces reproches de Lominadze contre Eugen Varga s’ajoutent ceux de la délégation britannique, qui pensent qu’il a fait une surestimation du processus de rationalisation dans leur pays. Il y a également, associé à cela, le problème qu’Eugen Varga avait affirmé que les possibilités internes de développement du capitalisme américain étaient épuisées, ce qui était revenir à la thèse de Rosa Luxembourg comme quoi l’accumulation exigeait l’intégration de zones ou secteurs non capitalistes.

    Enfin, un autre souci était qu’étudiant l’Inde, Eugen Varga avait déjà provoqué dans les mois précédents un grand remue-ménage en ayant une interprétation très particulière de son rapport avec la Grande-Bretagne, pays colonisateur. Ce sera par la suite un leitmotiv chez lui comme quoi l’Inde se décrocherait du colonialisme.

    Ces quatre thèses d’Eugen Varga – le chômage organique, la question de la rationalisation, la thèse de l’épuisement des possibilités internes du capitalisme américain, la question coloniale surtout indienne – posaient un véritable problème idéologique.

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et les monopoles

    Une fois lancée dans les années 1920 dans ses analyses, Eugen Varga ne s’arrêta plus et s’orienta toujours davantage vers deux questions : la crise d’un côté, les monopoles de l’autre. Il va affiner toujours plus ses positions.

    Dans la revue L’Internationale Communiste, en 1927, Eugen Varga affirme ouvertement au sujet de la crise que les apparences ont été trompeuses quant au fait que toute une série d’États puisse basculer dans le socialisme à la suite des grandes révoltes prolétariennes d’après la guerre. La Russie a basculé, car elle était le maillon faible, et grâce au rôle de Lénine.

    Cependant, le capitalisme ne s’est pas rétabli sur une base normale et va à l’effondrement :

    « La période de déclin du capitalisme, c’est-à-dire la période de la révolution prolétarienne, n’est pas terminée.

    Nous ne sommes pas au début d’une nouvelle période de croissance du capitalisme. Le capitalisme n’a pas regagné la certaine solidité relative dont il disposait avant la guerre, et le ne la récupérera plus jamais.

    Nous vivons la période de la révolution prolétarienne. À l’intérieur de cette période, le capitalisme peut momentanément obtenir encore des hautes conjonctures temporaires, il peut donner des défaites au prolétariat, il peut fêter des victoires sur le mouvement de libération des peuples coloniaux : tout cela ne change rien au fait que la mort du capitalisme est en cours… »

    Cette mort est présentée comme liée aux monopoles. En mai 1929, il accorde un grande place à l’analyse de ceux-ci dans l’un de ses bilans trimestriels publié dans l’International Pressekorrespondenz. Il y explique que la superstructure juridique est en retard sur les changements concrets qui ont amené une place toujours plus grande des monopoles. Les gouvernements, par contre, ont déjà intégré leur importance dans leurs politiques.

    Il accuse également les réformistes de soutenir directement les monopoles, en prétendant qu’un jour ceux-ci passeraient sous contrôle démocratique, facilitant la mise en place du socialisme. Il cite notamment les syndicats des métallos et du textile qui, en Grande-Bretagne, soutiennent tant les monopoles que les mesures protectionnistes.

    De manière pertinente, Eugen Varga souligne alors qu’il est nécessaire de distinguer les monopoles nationaux des monopoles ayant une présence dans plusieurs pays.

    Les monopoles prédominent, parce que leur taux de profit est plus élevé, dans la mesure où ils peuvent court-circuiter les pertes causées par la mise en concurrence. Ils peuvent négocier en force des achats, ils peuvent négocier en force des ventes, ils ont un meilleur degré d’organisation que les entreprises en concurrence.

    Cependant, leur réalité dépend du développement inégal du capitalisme. À partir du moment où il y a plusieurs pays, plusieurs réglementations, des droits de douanes, des politiques gouvernementales différentes, etc., alors tout monopole international, ou bien tout cartel, tout trust c’est-à-dire toute forme de monopole, va se retrouver dans le risque d’être désarticulé.

    Pour cette raison, Eugen Varga considère comme erronée la thèse du « super impérialisme » développée par Boukharine, conception d’un « capitalisme organisé » qui revient à celle de Hilferding et de l’ensemble de la social-démocratie dans les années 1920.

    Boukharine pratique ici une déviation de droite, dans le sens d’un rejet des thèses de Lénine sur l’impérialisme. Le principe d’un capitalisme organisé est d’ailleurs incohérent, car un capitalisme en situation de maîtriser absolument tout reviendrait soit à un féodalisme puisqu’il n’y aurait plus de travailleurs libres sur le marché du travail, soit à une sorte de telle dictature tellement poussée que tout s’effondrerait directement.

    Malgré qu’il y ait des monopoles, la concurrence se maintient entre eux, à côté d’eux dans d’autres branches ; croire comme le fait la social-démocratie qu’un monopole peut gérer la production dans le sens de la planifier, c’est nier l’anarchie de la production capitaliste qui se maintient par sa nature même.

    L’existence du chômage et les évolutions dans la production montrent que le capitalisme n’est pas en mesure de s’organiser ; les interventions multiples de l’État, des régions, des départements, des communes pour chercher à réguler le chaos capitaliste en sont une autre preuve.

    Ce qui s’exprime en réalité, ce n’est pas la capacité d’organisation du capitalisme, mais la tendance immanente à la socialisation qui s’exprime en lui malgré lui. C’est là un processus contradictoire, qui ne revient pas une démocratisation possible de l’économie, comme le considèrent les sociaux-démocrates, ni à la domination totale dans chaque pays capitaliste des monopoles, comme l’affirme Boukharine.

    Pour autant, voir la crise comme un conflit entre la tendance immanente à la socialisation et un blocage de la production posait un vrai problème idéologique et cela n’allait pas être sans conséquence.

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et le 5e congrès de l’Internationale Communiste

    Eugen Varga fut beaucoup plus présent lors du cinquième congrès. C’est lui qui fit le long exposé sur La situation économique mondiale, où il exposa la ligne de l’Internationale Communiste selon laquelle on est bien dans le déclin du capitalisme, mais que ce déclin a des cycles et que les gauchistes ont tort de voir les choses de manière unilatérale et de croire à un effondrement capitaliste à très court terme.

    Il dut pour cela faire face à une critique de Radek :

    « Camarades ! Nous avons ici écouté l’exposé du camarade Varga sur la situation économique mondiale, tous les camarades n’ont pas été en mesure de l’écouter mais sa conception est présentée dans la brochure Montée ou déclin du capitalisme.

    Camarades, j’apprécie beaucoup les travaux du camarade Varga, tout comme le fait le camarade Zinoviev [qui est en accord avec Eugen Varga] ; il est pour nous comme le lait de Nestlé, il est pour nous « la vache dans la boîte », il nous fournit le matériel sur la situation de l’économie mondiale de tous les journaux bourgeois ; nous n’avons pas le temps de nous occuper cela nous-mêmes.

    Le souci est que comme tous les gens diplômés le camarade Varga ne tend pas à la bagarre, c’est quelqu’un de très pacifique. Dans sa brochure, il écrit la chose suivante :

    « La crise sociale aiguë du capitalisme, la rébellion instinctive, non organisée de la classe ouvrière à la fin de la guerre contre la société capitaliste apparaît grosso modo comme surmontée.

    Par contre, les contradictions « normales » de la société capitalistes apparaissent comme très aggravées par la concentration et la centralisation continues d’un côté, par la formation de partis de masses avec une conscience révolutionnaire de l’autre. »

    C’est une conception tout à fait juste. C’est la conception des 3e et 4e congrès et c’est la conception qui exprime le fait que la seconde vague de la révolution, la conscience des masses et leur volonté de lutter maintenant pour le pouvoir, a connu un reflux momentané.

    Maintenant les forces de la révolution travaillent en rapport avec tout un nombre de nouvelles crises, qui vont nous amener la troisième vague.

    Varga a exprimé dans son exposé et ses thèses de manière bien plus affaiblie le premier passage du texte cité. Chez Shakespeare, le lion roucoule comme un pigeon, et ici rugit comme un lion notre doux et appréciable pigeon, le camarade Varga. »

    Ulmer, de la délégation allemande et reflétant le point de vue gauchiste de celle-ci, fera une longue déclaration allant dans le même sens et dénonçant le point de vue d’Eugen Varga considéré comme un grand recul dans l’affirmation de la crise générale du capitalisme et des possibilités de soulèvement.

    Kreibich, de la délégation tchécoslovaque, ira dans un sens similaire, mais de manière bien moins agressive. Il dit à ce sujet :

    « J’ai moi aussi étudié avec attention l’exposé et les thèses du camarade Varga et je trouve qu’il y a du vrai dans la critique faite ici par un camarade allemand.

    Je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que le camarade Varga a façonné les prévisions pour la prochaine période d’une telle manière qu’il ne puisse en aucun cas être désavoué par le développement des choses.

    Il y a tellement de d’un côté et de de l’autre côté, tellement de portes de sortie là-dedans, que finalement on peut considérer tout comme possible et rien comme exclu, et qu’à la fin on ne peut que dire : on ne sait rien de certain.

    Je ne fais pas un reproche au camarade Varga pour cela, j’en aurai aucun droit, parce que je n’en sais pas plus que lui. Mais j’ai le soupçon avec ses formulations imprécises que ses perspectives sont plus pessimistes que cela est dit dans ses thèses, et qu’il n’a fait que s’adapter en un certain sens au cours allant à gauche. »

    Kreibich souligne que de son point de vue, la situation du capitalisme est bien plus désespérée que ne le formule Eugen Varga, puisque six années après la fin de la guerre, il ne s’en sort toujours pas du marasme, tout en accentuant la pression sur la classe ouvrière, qui ne peut que renforcer la lutte de classes en réponse.

    La perspective d’une consolidation, d’une période plus calme, pacifique, lui apparaît comme invraisemblable.

    Eugen Varga se défendit dans son discours de conclusion des débats, rejetant les critiques et s’opposant à ce qu’il considère comme une déviation gauchiste. Zinoviev intervint lui-même à la fin des débats sur la situation économique mondiale pour le défendre Eugen Varga :

    « On dit que Varga aurait exprimé des « déviations pacifistes ». Oui, quand on voit Varga, son apparence, alors on peut bien dire qu’il a des déviations « pacifistes » (rires). Varga vient par ailleurs de le prouver ; moi à sa place, je ne me serai pas opposé à Ulmer de manière si « pacifiste » (rires).

    Malgré tout, je pense que le schéma que Varga nous a résumé scientifiquement est correct. Les travaux économiques qu’il fait pour l’Internationale Communiste, ses rapports trimestriels, forment un bon matériel.

    Je n’en connais pas de meilleur dans les publications internationales. Je pense qu’en ce domaine on devrait tous apprendre de Varga. Je suis prêt à apprendre ici de Varga. Je pense que certains camarades, y compris K.S., en tirerait du bien en apprenant de Varga. »

    Zinoviev souligna ensuite que ce n’est pas du pacifisme que de souligner l’existence d’une crise agraire mondiale, du début d’une crise industrielle aux États-Unis, qu’il existait un intermède. D’ailleurs :

    « Que se serait-il passé si on avait décidé au troisième congrès : la situation mondiale est telle que le capitalisme connaît ses derniers jours – et ensuite vient le quatrième congrès, et le cinquième, et le capitalisme est toujours en force dans relativement beaucoup de pays ? »

    >Sommaire du dossier

  • L’économiste Eugen Varga et les 3e et 4e congrès de l’Internationale Communiste

    Les trois brochures eurent des réceptions qu’il faut prendre en compte, sans les surestimer. Si La crise de l’économie mondiale capitaliste fut largement lu, il n’en fut cependant nullement question lors du troisième congrès, Eugen Varga lui-même n’intervenant pas.

    Il y eut bien un débat sur la situation, mais il se lança à la suite de l’exposé, dès le début du congrès, sur La situation économique et les nouvelles tâches de l’Internationale Communiste, fait par Léon Trotsky, avec indubitablement l’appui d’Eugen Varga, et allant par ailleurs dans le même sens.

    Délégués au 3e congrès de l’Internationale Communiste, en 1921. Tout à droite : la russe Alexandra Kollontaï. A sa gauche, Clara Zetkine.

    Eugen Varga eut l’occasion d’intervenir au quatrième congrès, au début de celui-ci, pour se défendre de tout opportunisme, insistant que sa démarche appelant à une analyse de fond s’appuie sur le fait que la situation est complexe dans les pays capitalistes.

    Il revint plus tard à ce sujet pendant le congrès, à l’occasion d’un long exposé très détaillé sur la situation agricole et les très différentes situations existantes, parfois au sein d’un même pays. La déléguée polonaise Korczewa salua cette exigence d’aborder les questions complexes de l’agriculture, dans le cadre de l’exigence léniniste de l’alliance ouvrier-paysan.

    Eugen Varga reprit encore la parole par la suite, pour critiquer sévèrement les délégués français considérant que de toutes façons les paysans étaient des contre-révolutionnaires, leur reprochant d’avoir une démarche non dialectique. Il interviendra également au nom de la commission de rédaction du programme de l’Internationale Communiste pour les paysans, soulignant l’importance d’une lettre envoyée par Lénine à ce sujet concernant le nécessaire accord sans ambiguïtés d’un tel document dans son rapport avec les revendications jusque-là mises en avant.

    Une anecdote au cours du congrès est que lors de son exposé, Eugen Varga avait mentionné que les délégués de Roumanie avaient répondu « nous ne savons pas » lorsque celui-ci avait demandé l’impact de la redistribution des terres.

    Le délégué de Roumanie, Paukert, se vengea lors de son intervention, expliquant que ce n’est pas une honte de reconnaître qu’on ne sache pas, et que d’ailleurs Eugen Varga avait répondu « je ne sais pas » à une question posée sur la différente productivité entre une petite production paysanne et une grande entreprise agricole intensive.

    Paukert expliquera par la suite que c’est la petite taille du Parti de Roumanie, en raison de la trahison et de la répression, qui était la source des faiblesses sur le plan de la connaissance, et non le mépris pour la question agraire, comme l’affirmait « la fausse déduction du camarade Varga ».

    Bien plus rude fut l’attaque de Boukharine contre Eugen Varga, en qui il voyait un peureux ne cherchant à formuler des choses complexes sur l’analyse des différentes situations que pour éviter l’affirmation volontaire et engagée de la révolution. Boukharine exprimait là le point de vue de l’ensemble des gauchistes au sujet d’Eugen Varga.

    Eugen Varga eut donc une réputation de droitier assez forte dans l’Internationale Communiste, et voici comment il répondit à cela, en mai 1925 :

    « Il n’y a pas d’analyse « de gauche » ou « de droite » ; il n’y a pas de perspective « opportuniste » ou « révolutionnaire ». Il n’y a que des analyses « correctes » ou « erronées », une perspective correcte ou incorrecte.

    Et il peut bien y avoir quelqu’un se voyant comme un si grand révolutionnaire parce qu’il voit tout le temps devant lui la perspective de victoire du prolétariat à court terme : une politique révolutionnaire qui ait du succès ne se laisse obtenir que sur la base d’une analyse correcte, correspondant aux faits, et d’une perspective se fondant là-dessus.

    « L’impatience révolutionnaire » ne représente pas une garantie que quelqu’un soit vraiment révolutionnaire de gauche dans le bon sens du mot, comme le prouve le tournant à droite de certains camarades qui revendiquaient de raccourcir les délais lors du IIIe congrès.

    Un de ses plus chaleureux partisans, Ernst Friesland, signe aujourd’hui de son véritable nom Ernst Reuter, en tant que rédacteur en chef du [journal social-démocrate] Vorwärts ! »

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  • L’économiste Eugen Varga : montée ou déclin du capitalisme ?

    En mai 1924, Eugen Varga reprit le cours de son analyse dans Montée ou déclin du capitalisme. C’était là un tournant pour lui, car sa méthode touchait ici sa limite. Eugen Varga était obligé de constater que la situation est très complexe, trop complexe ; il ne parvenait plus à en faire une description générale en s’appuyant sur des statistiques, comme auparavant.

    Il était obligé de reconnaître qu’il était dépassé :

    « Il ne se laisse pas décider par l’analyse purement économique si la sortie de la période de déclin sera la chute du capitalisme ou bien la mise en place d’un nouvel équilibre de l’économie mondiale, un nouveau renforcement du capitalisme. »

    En disant cela, Eugen Varga s’avouait battu. Il était même obligé d’aller dans le sens d’une remise en cause. Constatant ainsi le renforcement de la bourgeoisie, les défaites en Italie, en Bulgarie, en Allemagne, il posait au début de sa brochure la question de savoir si les thèses de l’Internationale Communiste s’avèrent tout de même correctes ou non.

    Cela en dit long sur sa nature, celle d’un intellectuel engagé oscillant en fonction de la situation, et ne dépassant pas l’utilité pratique de statisticien.

    Eugen Varga, Montée ou déclin du capitalisme, 1924.

    Il conserva toute fois le cap, restant dans le cadre, sans basculer dans la capitulation ou le révisionnisme, évitant surtout d’en arriver comme les sociaux-démocrates à la considération que, désormais, le capitalisme était organisé.

    Il reprit ainsi point par point ses constatations et admit déjà que la crise sociale aiguë était passée, que la crise économique était moins ample qu’auparavant. En fait, le capitalisme avait obtenu une certaine reprise en parvenant à pressuriser le prolétariat.

    Cependant, le capitalisme restait éparpillé à l’échelle mondiale, il n’y avait plus de tendance uniforme à l’échelle mondiale, mais des situations éparses. Même dans chaque pays en fait, l’évolution était très différente selon les branches.

    En 1924, le capitalisme n’avait pas encore atteint la production d’avant-guerre, l’Europe étant d’ailleurs encore loin du compte. La production de navires était d’un peu moins de la moitié de celle de 1913. Le chaos était qui plus est encore total sur le plan des politiques économiques mises en place.

    Pour appuyer son propos, Eugen Varga ajouta à Montée ou déclin du capitalisme dix pages de statistiques internationales (chômage, exportation de capitaux, commerce extérieur, production de céréales, cours du dollar, etc.)

    Il n’y formula pas de synthèse de son point de vue d’alors, mais on retrouvait un équivalent de celle-ci dans son exposé économique lors du congrès. Voici la grande thèse d’Eugen Varga sur la période de déclin du capitalisme :

    « Je définirais à peu près de la manière suivante la période de crise : Nous comprenons par période de crise une période du capitalisme où les contradictions de la société capitaliste augmentent tellement que l’unité de l’économie mondiale capitaliste est ébranlée, que la production croissante dans un capitalisme normal stagne ou recule, que par conséquent la bourgeoisie n’est plus en mesure d’assurer un niveau de vie équivalent ou croissant, et qu’à la suite de ce développement il y a la possibilité objective de parvenir au pouvoir par des luttes victorieuses.

    Je souligne également le fait que la possibilité objective, celle permettant de profiter d’une lutte victorieuse, dépend en première ligne de la capacité de lutte, de la volonté de lutte et de la capacité de lutte des Partis Communistes. »

    Cette synthèse allait de pair avec une défense de sa position, au cours même de son exposé :

    « Les efforts que nous voyons souvent faits dans nos propres milieux pour trouver une théorie quelle qu’elle soit qui nous prouverait objectivement que le capitalisme doit s’effondrer… Cette théorie ne peut pas être formulée.

    Je suis contrit lorsque certains camarades gauchistes disent : bah, Varga est un vieil opportuniste.

    Mais je dis qu’il n’existe pas de théorie correcte qui pourrait prouver que l’effondrement du capitalisme se produirait d’une certaine manière tout seul, automatiquement, devrait se produire de manière inévitable. »

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  • L’économiste Eugen Varga : visionnaire sur la France

    Eugen Varga aborde la France dans La période du déclin du capitalisme en expliquant sa situation assez paradoxale. Voici ce qu’il en dit, annonçant de manière tout à fait juste, en 1922, l’effondrement de 1940.

    « Les rapports économiques de la France sont plus avantageux que ceux de l’Angleterre dans la mesure où elle dispose d’une plus grande base agricole, et qu’elle peut s’auto-approvisionner en denrées lors d’une récolte normale.

    Le caractère paysan du pays la rend plus insensible aux aléas du marché mondial.

    Par contre, une partie de son appareil productif n’est pas remis en place, l’appareil productif du point de vue humain est amoindri par les pertes lors de la guerre et le militarisme gigantesque. Les finances publiques sont dans un état déplorable, le cours de la monnaie est tombée à 40 % par rapport à l’or à parité.

    De l’autre côté, la France est devenue un pays exportateur de l’industrie lourde par son annexion de l’Alsace-Lorraine. Ce fait, en relation avec ses possessions coloniales étendues, son militarisme et son nationalisme, en font – malgré la banqueroute des finances publiques et de la monnaie – une des puissances impérialistes dominantes avec les États-Unis, l’Angleterre et le Japon.

    Elle a étendu sa zone d’influence à toute l’Europe bourgeoise à l’Est du Rhin. Elle menace l’Allemagne par les exigences de réparation, elle contrôle la Pologne, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la petite Entente par les investissements capitalistes et les unions militaires.

    Elle aspire à transformer en zone coloniale toute l’Europe à l’Est du Rhin, et même au-delà jusqu’en Turquie et le proche-Orient, tous les territoires qui sont économiquement devenus coloniaux à la suite de la guerre mondiale [il s’agit d’une référence à l’effondrement de l’empire ottoman].

    Toutefois, la base économique de la France, sa population peu considérable et s’amenuisant, l’appareil de production peu réellement développé et abîmé qui plus est pendant la guerre, l’accumulation toujours faible de moyens de production à l’intérieur des frontières et ce malgré l’apparence d’une forte accumulation sous forme monétaire, l’effondrement de la monnaie et le mauvais état des finances publiques, n’est pas approprié pour porter une telle énorme superstructure de pouvoir politique.

    La contradiction entre l’infrastructure économique, faiblement développée, et la superstructure militaire et du pouvoir politique, sur-développée, va s’exprimer sous la forme d’un grand effondrement, dans une période proche (vraisemblablement à la suite d’une nouvelle guerre) et la fausse apparence de floraison de la France sera pour toujours anéantie. »

    Il est à noter qu’Eugen Varga considère que la Pologne est dans une situation tout à fait similaire, et cela s’avérera tout à fait juste également, l’État polonais s’effondrant lui aussi comme un château de cartes.

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  • L’économiste Eugen Varga : le Japon et les États-Unis

    Eugen Varga synthétise concrètement sa conception en s’appuyant sur le principe du déséquilibre.

    Auparavant, de par la hausse de la productivité et la croissance du marché mondial, les déséquilibres existant de par la nature chaotique de la production capitaliste finissaient immanquablement par se résorber d’une manière ou d’une autre.

    La guerre a renversé la situation, parce qu’elle a amené le capitalisme à épuiser ses propres ressources et à désarticuler le rapport des échanges avec les colonies. La production de matières premières et de biens alimentaires reculent dans ces dernières, ne trouvant plus de débouchés, alors que les pays capitalistes ne parviennent plus non plus à exporter aussi bien qu’avant.

    Toute la stabilité présente du capitalisme repose donc de manière essentielle sur ses derniers bastions, là où il n’est pas encore vraiment touché par la crise : le Japon, les États-Unis, ainsi que l’Angleterre, les pays scandinaves et la Suisse. Ces derniers pays maintiennent le cap seulement et la véritable dynamique s’appuie sur les deux premiers.

    Le Japon dispose d’une base économique encore très marquée par le féodalisme, mais sa dynamique d’accumulation reste intacte. Il profite de la présence de la Chine arriérée, ainsi que d’un entourage capitaliste encore sain (États-Unis, Canada, Australie).

    Les États-Unis, de par la richesse de leur vaste territoire, forment une véritable force agricole, ainsi qu’industrielle, avec une telle capacité que les exportations sont vitales pour s’exprimer pleinement. La situation exige donc une activité effrénée, avec des barrières protectionnistes d’un côté, l’exportation de capital de l’autre : Eugen Varga note que l’Australie est déjà davantage en rapport avec les États-Unis qu’avec l’Angleterre.

    Eugen Varga souligne déjà la dimension impérialiste japonaise – aux dépens de la Chine, comme cela sera effectivement bien le cas bientôt de manière ouverte – et l’agressivité américaine.

    Il en parle plus longuement dans un article de 1921, où il expliquait que :

    « Les États-Unis deviennent graduellement la plus grande force militaire dans le monde, à la fois sur terre et sur mer. Leur programme de construction de navires de guerre est tellement grand que sa mise en place en 1924 amènera une suprématie décisive de la flotte américaine sur les forces navales à la fois de l’Angleterre et du Japon ».

    L’article, intitulé La base économique de l’impérialisme des États-Unis d’Amérique, dans la revue 16-17 de l’Internationale Communiste, en 1921, annonce l’inéluctabilité de la guerre du point de vue des intérêts américains :

    « Quelles sont les prévisions concernant le futur économique des États-Unis ?

    Nous partons du principe que l’apogée de la crise a déjà été atteint, les symptômes de l’amélioration des conditions économiques peuvent être observés. On peut dire avec assurance que, de par la richesse colossale du pays, le capitalisme impérialiste sera en mesure de faire face à la crise.

    Mais malgré cette richesse, en dépit de l’efficacité de la politique de chercher en Amérique du Sud et en Chine une compensation pour la perte des marchés européens, la restauration de l’économie publique américaine est impossible si l’effondrement du capitalisme européen continue au rythme actuel.

    L’avenir doit de manière inévitable amener à une confrontation entre les trois puissances mondiales – les États-Unis, l’Angleterre et le Japon – une confrontation qui est appelée par les efforts de chacun de ces pays pour acquérir des possessions des éléments encore sains de l’économie publique mondiale.

    Cette seconde guerre mondiale appellera avec elle une crise des pays capitalistes similaires à celle qui existe à présent en Europe continentale. »

    Ainsi, en 1921-1922, dans le cadre de l’Internationale Communiste, il était déjà souligné ce qui forme un aspect essentiel de la Seconde Guerre mondiale.

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