Récapitulons : Michel de Montaigne est un
averroïste politique. Il appuie la faction dite des politiques, car
elle lui semble le plus propice à la mise en avant du matérialisme,
au moins relativement. Pour ce faire, il écrit des Essais où
il dit tout et son contraire, afin de feindre l’incohérence pour
mieux développer des thèmes laïcs et matérialistes sans que cela
soit ostensible. Il s’oblige à saluer le catholicisme, mais ses
raisonnements et sa culture puisant dans une Antiquité gréco-romaine
est entièrement politique et morale, et nullement catholique.
Pour ce faire, il prétend uniquement être un
naïf tourné vers l’esprit pratique ; il se veut candide :
« Ma philosophie réside dans l’action, dans la
pratique naturelle et immédiate, peu dans la spéculation. Ah ! Si
je pouvais prendre du plaisir à jouer aux billes et à la toupie ! »
Les Essais
Michel de Montaigne n’est pourtant pas un
averroïste politique authentique, dont la démarche puise
directement à Aristote et Averroès. Il appartient à cette
tradition, mais il est déjà un empiriste, un sensualiste. De par la
situation en France, il ne pouvait aller très loin en ce sens ;
c’est l’Angleterre qui sera le pays de la relance du
matérialisme. Cependant, on trouve déjà chez Michel de
Montaigne l’affirmation matérialiste des sens, de la réalité.
Faisant des sens la base de la science, il dit
ainsi :
« Or toute connaissance nous arrive par les sens,ce
sont nos maîtres:
La voie par où l’évidence arrive directement Dans
le cœur de l’homme et le temple de son esprit. [ Lucrèce]
C’est par eux que commence la science, à eux
qu’elle aboutit. Après tout, nous ne saurions rien de plus qu’une
pierre si nous ne savions qu’il y a des sons, des odeurs, de la
lumière, de la saveur, de la mesure, de la mollesse, de la dureté,
de l’âpreté,de la couleur, des reflets, de la largeur, de la
profondeur.
Voilà le plan et les principes de tout l’édifice de la science. Et si l’on en croit certains, la connaissance n’est pas autre chose que ce qu’on perçoit.
Celui qui me pousse à contredire les sens me tient à la gorge: il ne peut me faire reculer plus loin. Les sens sont le commencement et la fin de la connaissance humaine.
Tu verras que l’idée de la vérité nous vient des sens Et l’on ne peut aller contre leur témoignage. À quoi donc accorder plus de foi si ce n’est… Aux sens? [Lucrèce]
Même si l’on tente de réduire le plus possible leurrôle, il faudra bien toujours leur accorder cela: c’est par eux et leur entremise que s’achemine tout ce que nous savons. »
Les Essais
Michel de Montaigne devine qu’il faut, en plus des
sens, la synthèse ; mais il ne peut le comprendre clairement.
Cependant il ouvre déjà des espaces sur ce point. Voici par exemple
comment il parle de son ouvrage et de son rapport avec lui :
« Quand on me dit – ou quand je me dis à
moi-même : « Tu abuses des images. Voilà un mot qui sent la
Gascogne. Voilà une expression risquée (et je n’en rejette aucune
de celles qui s’entendent dans les rues de France, car ceux qui
croient combattre l’usage par la grammaire sont des plaisantins !).
Ou encore : voilà un discours qui n’a pas de sens.
Voilà un raisonnement paradoxal. Un autre qui ne tient pas debout.
Tu t’amuses souvent, on peut croire que tu dis pour de bon ce que
tu dis pour rire. »
Je réponds : « oui, mais je corrige les fautes
d’inadvertance, pas celles qui me sont habituelles. N’est-ce pas
ainsi que je parle en tout lieu? Est-ce que je ne me représente pas
sur le vif? Cela suffit ! J’ai fait ce que j’ai voulu faire. Tout
le monde me reconnaît dans mon livre, et mon livre se reconnaît en
moi. » »
Les Essais
Cela fait que lorsqu’il parle des sens, Montaigne
cherche directement une perspective matérialiste d’écho entre
ceux-ci, de liaison dynamique, de rapports internes :
« La première remarque que je ferais au sujet
des sens,c’est de mettre en doute le fait que l’homme
dispose de tous les sens dont dispose la Nature. Je vois certains
animaux qui vivent leur vie entière, et parfaitement, les uns sans
voir, les autres sans entendre.
Qui sait si à nous-mêmes aussi il ne manque
pas encore un, deux, ou trois, voire plusieurs sens? Car s’il nous
en manque un, notre pensée ne peut s’en apercevoir; c’est
le privilège des sens que d’être la limite extrême de ce
que nous pouvons percevoir,et rien au-delà d’eux ne peut nous
servir à les découvrir. Et qui plus est: aucun sens ne peut
en découvrir un autre.
L’ouïe pourra-t-elle améliorer la vue? Et le toucher,
l’ouïe?
Le goût prouvera-t-il l’erreur du toucher?
Ou bien l’odorat et les yeux prouveront-ils
l’erreur des autres? [Lucrèce]
Ils constituent la limite extrême de nos
capacités de connaître.
Chacun d’eux a sa fonction propre,
Et son pouvoir particulier. [Lucrèce] »
Les Essais
Cependant, il faut bien voir que Michel de
Montaigne annonce la France du XVIIe siècle, celle qui voit la
dialectique… mais cherche à unir les contraires. Michle de
Montaigne est déjà dans cette perspective, dans la mesure où il
cherche à combiner les opposés, dans le cadre de ce qui constitue
une attitude prudente, politique. Voici deux citations explicites sur
ce point :
« En vérité, je ne crains pas de l’avouer, je
porterais volontiers, s’il le fallait, une chandelle à saint
Michel et l’autre à son serpent, suivant en cela l’astuce
de la vieille [allusion à un conte]. Je suivrai le bon parti
jusqu’au feu, mais exclusivement, si je puis.
Que la maison Montaigne sombre, entraînée dans la
ruine publique, s’il le faut ; mais si ce n’est pas
nécessaire, je saurai gré au hasard qu’elle en réchappe. Et
pour autant que mon devoir me laisse quelque liberté, je
l’emploierai à sa conservation. »
Les Essais
« Le faux est si proche du vrai que le sage doit
éviter de se risquer en terrain si périlleux. [Cicéron] »
Les Essais
Michel de Montaigne a besoin des sens, car il veut
appréhender la réalité. La faction royale a besoin d’appréhender
la réalité, et donc des sens. Le Roi a besoin d’intellectuels non
soumis à la féodalité la plus arriérée. Michel de Montaigne
se situe donc dans l’élan formé par François Ier et
porté par Henri IV, culminant avec Louis XIV.
Dans sa défense de Raymond Sebond, Michel de
Montaigne ne parle donc pratiquement pas de Raymond Sebond. Il y
parle toutefois extrêmement longuement des animaux. Raymond Sebond
considérait que la religion et la Nature disaient la même chose ;
quand on lit Michel de Montaigne, on a bien plutôt l’impression que
l’être humain est un animal comme les autres, tout à fait dans la
tradition du matérialisme. La manière avec laquelle il aborde la
question des animaux est clairement athée.
Il a une réelle compassion pour les animaux,
qu’on ne trouve que dans l’athéisme, qui célèbre la vie en
général. Le passage suivant est d’une clarté limpide quant à
l’appel à la compassion :
« Quand tout cela en seroit à dire, si y
a-il un certain respect, qui nous attache, et un général devoir
d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment,
mais aux arbres mêmes et aux plantes.
Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la
benignité aux autres creatures, qui en peuvent être capables. Il y
a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation
mutuelle.
Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si
puérile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête,
qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande.
Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les
bêtes : les Romains avaient un soin public de la
nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit
été sauvé : les Athéniens ordonnèrent que les mules et
mulets, qui avoyent servi au bastiment du temple appellé
Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissa paître par
tout sans empêchement.
Les Agrigentins avoyent en usage commun, d’enterrer
sérieusement les bêtes, qu’ils avaient eu chères : comme
les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux
utiles : ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs
enfants. Et la magnificence, qui leur éstoit ordinaire en toutes
autres choses, paroissait aussi singulièrement, à la somptuosité
et nombre des monuments élévés à cette fin : qui ont
duré en parade, plusieurs siècles depuis.
Les Egyptiens enterrayent les loups, les ours, les
crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés :
embausmaient leurs corps, et portaient le deuil à leurs trépas.
Cimon fit une sépulture honorable aux juments, avec
lesquelles il avoit gagné par trois fois le prix de la course aux
jeux Olympiques. L’ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un
chef, en la côte de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et
Plutarque faisait, dit-il, conscience, de vendre et envoyer à la
boucherie, pour un léger profit, un bœuf qui l’avoit long temps
servi. »
Les Essais
Cependant, si cette compassion est clairement
affichée, elle ne parvient pas à se prolonger, en raison de
l’époque. Elle est un aspect, obligatoire, du matérialisme ; à
l’époque de Michel de Montaigne, elle n’est possible que
relativement. C’est bien la preuve de l’athéisme de Montaigne, de
son caractère averroïste, qui n’est pas très avancé en certains
domaines, mais qui y tend forcément. On ne peut pas expliquer sa
sympathie pour les animaux sans l’athéisme.
Si l’on y regarde bien, le fait qu’il parle très
longuement des animaux correspond d’ailleurs clairement à son
entreprise de relativiser la religion et l’anthropocentrisme. Sa
démarche est matérialiste et d’autant plus masquée que ses
exemples vont du plus sérieux à l’absurde ; la tendance est en tout
cas très claire. Voici comment il explique que… les éléphants
ont également des éléments de religions :
« Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons
aussi dire, que les éléphants ont quelque participation de
religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et
purifications, on les voit haussant leur trompe, comme des bras ;
et tenans les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter longtemps
en méditation et contemplation, à certaines heures du jour ;
de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. Mais
pour ne voir aucune telle apparence en les autres animaux, nous ne
pouvons pourtant établir qu’ils soient sans religion, et ne
pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. »
Les Essais
Michel de Montaigne n’hésite pas à faire un
rapprochement très clair entre la vie organique des animaux et la
nôtre :
« La manière de naître, d’engendrer, nourrir,
agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, étant si voisine de la
nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que
nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut
aucunement partir du discours de notre raison. Pour réglement de
notre santé, les médecins nous proposent l’exemple du vivre des
bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la
bouche du peuple :
Tenez chaults les pieds et la teste, Au demeurant
vivez en bête. »
Les Essais
Non seulement la raison n’est pas une différence
réelle, mais au fond les animaux eux-mêmes raisonnent. Voici un
exemple typique tel que Michel Montaigne peut en donner dans
les Essais :
« Pour ce qui est de l’astuce
malicieuse, en est-il un meilleur exemple que celui du mulet du
philosophe Thalès? Comme il traversait une rivière alors qu’il
était chargé de sel, il y trébucha malencontreusement, et mouilla
les sacs qu’il portait.
S’étant rendu compte que le sel dissous avait allégé
sa charge, il ne manquait jamais ensuite, dès qu’il
rencontrait un ruisseau, de s’y plonger avec ses sacs, jusqu’à
ce que son maître, ayant découvert son stratagème, le fasse
charger de laine. Se trouvant déjoué,il abandonna sa ruse! Il
y a des animaux qui nous renvoient naturellement l’image de notre
cupidité, car ils cherchent obstinément à s’emparer de tout ce
qu’ils peuvent et le dissimulent soigneuse-ment, même s’ils n’en
ont pas l’usage. »
Les Essais
Il présente même l’espèce humaine comme assez
folle pour aller vers l’auto-destruction, ce qui montre bien que sa
raison n’est nullement supérieure :
« Quant à la guerre, qui est
la plus grande et la plus magnifique des actions
humaines, j’aimerais bien savoir si l’on peut en tirer argument
pour notre supériorité, ou bien au contraire une preuve de notre
faiblesse et imperfection. Car elle est vraiment la science de nous
déchirer et entretuer, de provoquer la ruine et la perte de notre
propre espèce, et il me semble qu’elle n’offre pas grand-chose
qui puisse être désiré par les animaux qui ne la connaissent pas.
Quand donc un lion plus
vaillant A-t-il ôté la vie à un autre? Dans
quelle forêt un sanglier est-il mort sous la dent D’un
plus fort que lui? [Juvénal] »
Les Essais
La force elle-même n’est pas un critère :
« En ce qui concerne la force, il
faut bien dire qu’il n’est pas d’animal au monde qui soit en
butte à autant d’attaques que l’homme. Ne parlons pas de
baleine, d’éléphant, de crocodile ni d’autres animaux dont un
seul peut venir à bout d’un très grand nombre d’hommes: les
poux suffirent à rendre vacante la dictature de Sylla… Le cœur et
la vie d’un grand empereur triomphant, voilà le déjeuner d’un
petit ver! »
Les Essais
Seconde édition des Essais, annoté par Montaigne en prévision de la troisième édition.
Cela amène même Michel de Montaigne à exprimer la thèse matérialiste qui affirme qu’il n’y a aucune différence de nature entre les humains, entre les animaux : tous sont en pratique de la matière déterminée. On est là aux antipodes de la religion ; on a un universalisme d’une franchise totale.
« Les âmes des empereurs et celles des
savetiers sont faites sur le même moule.
Quand nous considérons l’importance des actions des
princes et leur poids, nous nous persuadons qu’elles sont produites
par des causes tout aussi importantes et pesantes.Mais nous nous
trompons: ils sont mus et retenus dans leurs mouvements par les mêmes
ressorts que nous dans les nôtres.
C’est la même raison qui nous fait nous quereller avec un voisin et qui jette les princes dans la guerre. Celle qui nous fait fouetter un laquais, quand il s’agit d’un roi, lui fait ruiner une province. Ils ont des désirs aussi futiles que les nôtres, mais ils ont plus de pouvoir. De semblables désirs agitent un ciron [un acarien] et un éléphant. »
Les Essais
Michel de Montaigne donne une multitude d’exemples
valorisant les animaux. Voici comment il présente la fidélité –
et il faut rappeler ici qu’il vit dans un siècle de guerres de
religions, de trahisons incessantes. Il faut bien comprendre qu’il
sait que certaines des histoires qu’il puise dans l’antiquité sont
invraisemblables, mais il considère qu’elles donnent une bonne
tendance.
« En ce qui concerne la fidélité, on peut dire qu’il n’est aucun animal au monde qui soit aussi traître que l’homme. Les livres d’histoire racontent comment certains chiens ont cherché à venger la mort de leur maître.
Le roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui montait la garde près d’un homme mort, et ayant entendu dire que cela faisait trois jours qu’il était là, donna l’ordre d’enterrer le corps et emmena ce chien avec lui.
Mais un jour qu’il assistait aux présentations d’ensemble de son armée, le chien aperçut les meurtriers de son maître, courut vers eux avec force aboiements et en grande colère, fournissant ainsi le premier indice qui mit en route la justice, et lui permit de tirer vengeance de ce meurtre peu de temps après.
Le chien du sage Hésiode en fit autant, quand il confondit les enfants de Ganistor de Naupacte, meurtriers de son maître.
Un autre chien, gardien d’un temple d’Athènes, ayant aperçu un voleur sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à aboyer contre lui tant qu’il pouvait. Mais les gardiens ne s’étant pas réveillés pour autant, il se mit à le suivre, et, le jour s’étant levé, se tint alors un peu plus loin de lui, mais sans jamais le perdre de vue.
Si l’homme lui offrait à manger, il n’en voulait pas, mais faisait fête de la queue aux passants qu’il rencontrait, et acceptait de leurs mains ce qu’ils lui donnaient. Si son voleur s’arrêtait pour dormir, il s’arrêtait aussi au même endroit. L’histoire de ce chien étant parvenue aux gardiens du temple, ils le suivirent à la trace, questionnant les gens sur son poil, et le retrouvèrent enfin dans la ville de Cromyon, avec le voleur qu’ils ramenèrent à Athènes, où il fut puni.
Et les juges, en reconnaissance de sa bonne conduite, attribuèrent sur le Trésor Public une mesure de blé pour la nourriture du chien, et prescrivirent aux prêtres d’avoir soin de lui. Plutarque raconte cette anecdote comme une chose très connue et qui serait arrivée à son époque. »
Les Essais
Michel de Montaigne donne également des exemples
d’animaux qui s’entraident, qui s’unissent pour défendre l’un
d’entre eux attaqué. Il donne des exemples d’alliance entre espèces,
comme celle d’un crocodile et d’un petit oiseau mangeant ses restes,
etc. Il considère que les animaux, relevant de la Nature,
connaissent les sciences ; voici un exemple :
« Dans la façon de vivre des thons, on
remarque une singulière connaissance des trois parties de la
mathématique: ils enseignent à l’homme l’astronomie car ils
s’arrêtent là où le solstice d’hiver les surprend, et n’en
bougent plus jusqu’à l’équinoxe qui suit. Voilà pourquoi
Aristote lui-même leur concède volontiers ce savoir.
Quant à la géométrie et à l’arithmétique, on peut
voir qu’ils forment toujours leur banc selon un cube, carré sur
toutes les faces, avec un corps de bataillon solide, fermé et
disposé sur six faces égales, puis nagent dans cette formation
carrée, aussi large derrière que devant, de sorte que si l’on en
voit et compte un rang, on peut aisément en déduire l’effectif
de toutes la troupe,puisque leur nombre en profondeur est égal à
celui de la largeur, et la largeur, à la longueur. »
Les Essais
« Dans les jardins de Suse, des bœufs
étaient employés à arroser et à faire tourner de grandes roues
qui servaient à tirer de l’eau, et auxquelles des baquets étaient
attachés (comme cela se voit souvent en Languedoc). On leur avait
ordonné de tirer par jour jusqu’à cent tours chacun, et ils
étaient si habitués à ce nombre, qu’il était impossible, même
de force, de leur en faire tirer un tour de plus: ayant accompli leur
tâche, ils s’arrêtaient tout net. Nous sommes, nous, adolescents
avant même de savoir compter jusqu’à cent, et nous venons de
découvrir des peuples qui n’ont aucune connaissance des nombres. »
Les Essais
La charge matérialiste est la plus forte, lorsque
Michel de Montaigne montre que les animaux raisonnent, que leurs
choix sont de même nature que les nôtres. Tout est une question de
situation :
« Voyez par exemple comment font les habitants de Thrace quand ils veulent se risquer sur quelque rivière gelée: ils lâchent un renard devant eux , et quand celui-ci est près du bord, il approche l’oreille de la glace pour savoir si le bruit de l’eau en dessous est proche ou lointain, en déduit que l’épaisseur est plus ou moins grande, et donc avance ou bien recule…
Quand on voit cela, ne peut-on penser que lui passent par la tête les mêmes idées que celles que nous aurions nous aussi dans cette situation, et qu’il s’agit là d’un raisonnement et d’une conclusion qui viennent du bon sens naturel, comme: « ce qui fait du bruit est agité; ce qui est agité n’est pas gelé; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide ne peut supporter de poids. »
Car attribuer cette attitude uniquement à une finesse d’ouïe particulière, sans faire intervenir le raisonnement ni la déduction, c’est là une chimère,et cela ne peut trouver place en notre esprit. Il faut en juger de même pour de très nombreuses sortes de stratagèmes et d’inventions par lesquelles les animaux se protègent de nos entreprises à leur encontre.
Et si nous croyons tirer quelque avantage du fait qu’il nous est possible de les attraper, de nous en servir, d’en user à notre convenance, il ne s’agit là que d’un avantage du même genre que celui que nous avons nous-mêmes les uns sur les autres: nous imposons ces conditions à nos esclaves.
Et en Syrie, les Climacides n’étaient-elles pas des femmes, elles qui, à quatre pattes,servaient de marchepied et d’échelle aux dames pour monter en voiture? La plupart des gens libres acceptent de remettre, pour de bien faibles avantages, leur vie et leur personne à la discrétion d’autrui. Les femmes et les concubines des Thraces se disputentle droit d’être choisies pour être immolées sur le tombeau de leur mari. Les tyrans ont-ils jamais manqué d’hommes qui leur fussent entièrement dévoués? Et certains d’entre eux n’ont-ils pas ajouté à cette dévotion l’obligation de les accompagner dans la mort comme dans la vie?
Des armées entières se sont ainsi remises entre les mains de leurs chefs. La formule du serment dans la rude école des gladiateurs comportait ces mots: « Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, battre, tuer par le glaive, et supporter tout ce que les gladiateurs professionnels supportent de leur maître, en mettant très religieusement et leur corps et leur âme à son service »,
Brûle-moi la tête si tu le veux, perce-moi d’un glaive, Laboure-moi le dos à coups de fouet. [Tibulle]
C’était un engagement véritable, et pourtant il s’en trouvait dix mille dans l’année pour entrer dans cette corporation, et y périr.
Quand les Scythes enterraient leur roi, ils étranglaient sur son corps sa concubine favorite, son échanson, son écuyer,son chambellan, son valet de chambre et son cuisinier.
Et à l’anniversaire de sa mort, ils tuaient cinquante chevaux montés par cinquante pages, empalés jusqu’au gosier, et ils les laissaient ainsi,comme à la parade, autour de la tombe. »
Les Essais
Le but de Michel de Montaigne est de montrer que
si les animaux raisonnent comme nous, s’ils savent choisir les bonnes
plantes pour se guérir, c’est bien que la science de la nature vaut
celle de la religion, et qu’elle est même plus certaine. Voici un
point de vue absolument clair :
« Car alléguer, pour déprécier les
animaux, qu’ils ne savent cela que par la seule leçon et
enseignement de Nature, ce n’est pas leur ôter leurs titres de
science et de sagesse: c’est au contraire le leur attribuer à
plus forte raison qu’à nous encore, puisqu’ils ont eu une
maîtresse d’école aussi sûre! »
Les Essais
Cela l’amène à un éloge de la connaissance, de
la recherche des multiples aspects. Sa constatation suivante est
absolument dialectique :
« Quand je joue avec ma chatte, qui sait
si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien?
Nous nous taquinons réciproquement. Si j’ai mes heures pour jouer
ou refuser de le faire – il en est de même pour elle. »
Les Essais
Il faut la science, car le langage ne suffit pas.
Voici de manière assez spectaculaire comment il montre qu’il existe
un langage des mains, preuve que les animaux peuvent aussi
communiquer, mais différemment de nous. Puisque nous pouvons parler
et utiliser le langage des mains, eux-mêmes peuvent avoir trouver
leurs propres voies.
« Et que dire des mains? Nous demandons,
nous promettons, nous appelons, nous congédions, nous menaçons,
nous prions, nous supplions, nous nions, nous refusons, nous
interrogeons, nous admirons, nous comptons, nous confessons, nous
nous repentons, nous craignons, nous avons honte, nous doutons, nous
instruisons, nous commandons, nous incitons, nous encourageons, nous
jurons, nous témoignons, nous accusons, nous condamnons,nous
absolvons, nous injurions, nous méprisons, nous défions,nous nous
fâchons, nous flattons, nous applaudissons, nous bénissons, nous
humilions, nous nous moquons, nous nous réconcilions,nous
recommandons, nous exaltons, nous festoyons, nous nous réjouissons,
nous nous plaignons, nous nous attristons, nous nous décourageons,
nous nous désespérons, nous nous étonnons, nous nous écrions,
nous nous taisons…
Que ne faisons-nous pas avec une variété aussi infinie
que celle de la langue elle-même!
Avec la tête nous convions, nous renvoyons, nous
avouons, nous désavouons, nous démentons, nous souhaitons la
bienvenue, nous honorons, nous vénérons, nous dédaignons, nous
demandons, nous éconduisons, nous égayons, nous nous lamentons,
nous caressons, nous réprimandons, nous soumettons, nous bravons,
nous exhortons, nous menaçons, nous rassurons, nous interrogeons…
Et que dire des sourcils? des épaules?
Il n’est pas de mouvement quine parle, c’est un
langage intelligible sans qu’il soit enseigné, et c’est pourtant
un langage public, ce qui fait que, quand on voit la variété des
autres et l’usage spécifique qui en est fait, on est plutôt
porté à penser que celui-ci est bien le propre de la nature
humaine.
Je laisse à part ce que la nécessité apprend à ceux
qui en ont soudainement besoin: les alphabets de doigts, la grammaire
des gestes, et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment
que par ces moyens-là. »
Les Essais
Par conséquent, il faut faire avec les animaux la
même chose qu’on fait avec des gens qu’on ne connaît pas : les
découvrir.
« Nous admirons et apprécions mieux les
choses qui nous sont étrangères que les choses ordinaires: sans
cela, je ne me se-rais pas attardé à dresser cette longue liste;
car à mon avis, celui qui examinerait de près ce que l’on peut
voir chez les animaux qui vivent parmi nous, pourrait trouver chez
eux des choses aussi admirables que celles que l’on recueille dans
les pays étrangers et à d’autres époques.
C’est une même nature qui s’y manifeste.Celui qui en
aurait évalué l’état actuel pourrait certainement en tirer la
connaissance de son passé comme de son futur.
J’ai vu autrefois des hommes amenés par mer de lointains pays, et parce que nous ne comprenions pas leur langage, et que leur comportement, leur attitude, leurs vêtements, étaient très éloignés des nôtres, qui d’entre nous ne les considérait comme des sauvages et des brutes?
Qui n’attribuait à la stupidité et à la bêtise le fait qu’ils soient muets, ignorants de la langue française, ignorant nos baisemains et nos révérences contorsionnées, notre port et notre maintien…
Comme s’il s’agissait du modèle auquel doit forcément se conformer la nature humaine! Nous condamnons tout ce qui nous semble étrange, et que nous ne comprenons pas. Il en est de même dans le juge-ment que nous portons sur les animaux: ils ont bien des traits qui s’apparentent aux nôtres et dont nous pouvons tirer, par comparaison, quelque conjecture. »
Les Essais
Michel de Montaigne fait ainsi l’éloge de la réalité, de sa complexité, de la nécessité de raisonner.
Le passage le plus connu des Essais touche,
paradoxalement, la religion. Michel de Montaigne y prend la défense
de Ramon Sibiuda (vers 1385 – 1436), un théologien catalan,
dans un chapitre très long, bien plus long que les autres. Il semble
dédié également à Marguerite de Valois, fille de Henri II
et de Catherine de Médicis, femme d’Henri de Navarre, le
futur Henri IV.
Ce qui est très paradoxal, c’est que Michel de Montaigne raconte un nombre incroyable de choses dans ce chapitre, mais en tout cas pas de Raymond Sebon.
Il raconte avoir traduit une œuvre de Raymond Sebond à la demande de son père, qui s’y intéressait. C’est peut-être une couverture : Raymond Sebond considère en fait, dans la logique de la Renaissance, que la religion et la nature disent la même chose, que donc les sciences naturelles sont un moyen de retomber en quelque sorte sur la religion. C’est le fameux principe averroïste de la double vérité.
Michel de Montaigne explique d’ailleurs que
l’œuvre de Raymond Sebond permet de rejeter les athées : en fait,
il dit cela pour se couvrir d’une éventuelle critique de l’Église,
prétextant d’aller d’une certaine manière aller affronter les
athées sur leur propre terrain, celui de la nature.
Michel de Montaigne soutient donc Raymond Sebond
dans son affirmation de la possibilité de la rationalité humaine :
« Le neud qui devrait attacher nostre jugement et
notre volonté, qui devroat étreindre notre âme et joindre à notre
Créateur, ce devrait être un neud prenant ses repliz et ses forces,
non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais
d’une étreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme,
un visage, et un lustre, qui est l’authorité de Dieu et sa grâce.
Or notre cœur et notre âme étant régie et commandée par la foi,
c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos
autres pièces selon leur portée.
Aussi n’est-il pas croyable, que toute cette machine
n’ait quelques marques empreintes de la main de ce grand
architecte, et qu’il n’y ait quelque image en les choses du monde
raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a bâties et formées.
Il a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité, et
ne tient qu’à notre imbecillité, que nous ne le puissions
découvrir.
C’est ce qu’il nous dit lui-même, que ses opérations
invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Raymond Sebonde
s’est travaillé à ce digne étude, et nous montre comment il
n’est pièce du monde, qui démente son facteur.
Ce serait faire tort à la bonté divine, si l’univers
ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments,
notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il n’est
que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous
instruisent, si nous sommes capables d’entendre.
Car ce monde est un temple très saint, dedans lequel
l’homme est introduit, pour y contempler des statues, non ouvrées
de mortelle main, mais celles que la divine pensée a faite
sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous
représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit
Saint Paul, apparaissent par la création du monde, considérant sa
sapience éternelle, et sa divinité par ses œuvres. »
Les Essais
C’est là le point de vue le plus progressiste de
la Renaissance, et c’est très clairement une affirmation de la
double vérité. De par sa nature, l’être humain peut comprendre le
monde, la religion existe déjà dans sa nature même, puisque Dieu
l’a fait. C’est très clairement d’une nature humaine divine dont
nous parle Michel de Montaigne.
Cependant, à l’opposé du calvinisme qui
est universaliste, Michel de Montaigne raisonne en parlant de cas
chaque fois différent ; la nature divine de l’être humain est un
prétexte pour ériger en science la politique. C’est pour cela que
le néo-stoïcisme a vaincu idéologiquement en France : il
exprime les intérêts de la monarchie absolue.
Michel de Montaigne présenta sa vision du monde
ainsi :
« Dans cet univers, je me laisse tranquillement
aller, ignorant, selon la loi générale du monde. Je la connaîtrai
bien assez quand j’en ressentirai les effets : ma science ne
saurait la faire changer de route. Elle ne se modifiera pas pour
moi, ce serait folie de l’espérer, et plus grande folie
encore de s’en mettre en peine, puisqu’elle est
nécessairement la même, publique et commune à tous. La
qualité et les capacités du gouverneur doivent nous décharger
complètement et sans réserve du soin de son gouvernement. Les
recherches et les spéculations philosophiques ne sont que les
aliments de notre curiosité. »
Il faut donc se comporter de manière vertueuse ;
ce qui compte, c’est la morale dominante, et l’adéquation de sa
conscience avec ce qui est nécessaire. Or, Michel de Montaigne n’a
pas parlé, jamais, des valeurs religieuses ; ses exemples sont tous
tirés de l’antiquité gréco-romaine, d’une interrogation politique.
La morale de Michel de Montaigne n’est donc pas religieuse, mais
directement politique, avec une conscience indépendante.
Il ne pouvait soutenir le calvinisme, car il était
déjà hors du schéma de la religion ; le prix à payer cependant
pour l’averroïsme politique est de soumettre le matérialisme au
roi, contre la religion. Voici plusieurs exemples de comment
Montaigne présente les nécessités morales laïques :
« Envers Dieu comme envers leur
conscience, l’offense se-rait aussi grande d’éprouver du
désir que de s’y livrer. Et ce sont des actions par elles-mêmes
cachées et secrètes; il serait donc bien facile d’en dérober
quelques-unes à la connaissance d’autrui, sur laquelle repose
l’honneur, si elles n’avaient d’autre respect envers leur
devoir, et d’affection pour la chasteté en elle-même. Toute
personne d’honneur choisit plutôt de perdre son honneur que sa
conscience. »
Les Essais
« Il faut aller à la guerre pour y faire son
devoir, et en attendre cette récompense, qui ne peut manquer
d’accompagner toute belle action, pour occulte qu’elle soit, et
même les pensées vertueuses: le contentement qu’une
conscience bien formée ressent intimement d’avoir bien agi.
Il faut être courageux pour soi-même, et pour cet avantage que
comporte le fait d’avoir un cœur ferme et solide, face aux assauts
du hasard.
« La vertu ignore les échecs
honteux, Elle brille d’un éclat sans mélange; Elle
ne prend ni ne quitte les faisceaux consulaires Au gré des
passions populaires. » [Horace]
Ce n’est pas pour se montrer que l’âme doit jouer
son rôle, c’est à l’intérieur de nous, là où seuls nos
propres yeux peuvent pénétrer; là, elle nous protège de la peur
de la mort,des souffrances et même de la honte; là, elle nous
renforce contre la perte de nos enfants, de nos amis, de notre
fortune. Et quand l’opportunité s’en présente, elle nous mène
aussi aux périls de la guerre.
« Non pour un quelconque profit, mais pour
l’honneur qui s’attache à la vertu elle-même. »
[Cicéron]
Ce profit est bien plus grand, et plus digne d’être
attendu et espéré que l’honneur et la gloire, quine sont pas
autre chose qu’un jugement favorable porté sur nous. »
Les Essais
Voici un passage résumant de manière synthétique
la pensée politique de Michel de Montaigne :
« Celui qui s’aventure dans la foule doit savoir se détourner, serrer les coudes, reculer ou avancer, voire quitter le chemin qu’il s’était tracé, en fonction de ce qu’il rencontre. Il ne peut vivre à son idée, il lui faut suivre celles des autres ; non selon ce qu’il se propose, mais ce qu’on lui propose; selon le temps, selon les gens, et selon les affaires. »
Avoir son avis pour soi, c’est forcément
pratiquer la double vérité : on apparaît d’une certaine manière,
aux yeux de l’Église, mais on a un avis personnel. Les
commentateurs bourgeois ne sont jamais arrivés à trancher sur le
caractère religieux ou non de Michel de Montaigne.
Tout comme pour Molière, ils soupçonnent
l’athéisme, mais ils voient que dans sa vie, Michel de Montaigne a
respecté la religion, que dans les Essais le
catholicisme est mis en avant. Ils ratent en fait le principe
averroïste de présenter de manière indirecte les thèses de
l’athéisme, en raison de la censure et de la répression.
On sait que chaque page des Essais contient
une ou plusieurs citations d’auteur de l’antiquité, qu’il s’agit
d’une oeuvre de réflexion, avec un regard critique sur soi-même. Il
y a de la curiosité, un travail réel qui est fait.
Or, Michel de Montaigne explique que pour
apprécier la religion, il ne fait pas juger, il faut être
pratiquement idiot. En apparence on a une soumission à l’immensité
de la religion, en réalité vue l’arrière-plan c’est une
dénonciation indirecte et brutale :
« Une âme exempte de préjugés se trouve bien
avantagée sur le chemin de la tranquillité. Ceux qui jugent et
critiquent leurs juges ne s’y soumettent jamais comme ils le
devraient. Les esprits simples et peu curieux sont – ô combien! –
plus dociles et plus faciles à conduire selon les lois religieuses
et politiques que ces esprits qui surveillent en pédagogues
les choses divines et humaines. »
Les Essais
Voici un autre exemple indirect. Aristote avait
été subtilisé au matérialisme par l’Église, par l’intermédiaire
de Thomas d’Aquin. Le vocabulaire de la pensée d’Aristote
servait à la mise en avant, incompréhensible, du savoir religieux.
Michel de Montaigne ne peut pas lui opposer un
matérialisme formant un système complet. Donc il va attaquer
le fait d’avoir un système complet, et viser non pas l’Église, mais
Aristote… Les religieux se cachent derrière des discours
incompréhensibles et en latin, pour manipuler les gens…
« Aristote est le « prince » des dogmatiques, et
pourtant c’est lui qui nous apprend que savoir beaucoup conduit à
douter encore plus. On le voit souvent s’envelopper volontairement
d’une obscurité si épaisse et si impénétrable qu’il est
impossible d’y déceler quelle est son opinion: c’est en somme du
« pyrrhonisme » sous une forme affirmative (…).
L’obscurité est une monnaie que les savants utilisent
comme ceux qui font des tours de passe-passe, pour dissimuler la
faiblesse de leur science, dont la sottise humaine se contente fort
bien. »
Les Essais
Voici deux autres exemples, bien plus flagrants, et donc plus risqués pour Michel de Montaigne. Il parle de la découverte de peuples d’autres contrées, et il y voit qu’il y a des formes religieuses strictement équivalentes. C’est là relativiser le catholicisme !
Montaigne vers 1580.
Pire encore : il ne fait pas que constater
cela, car il donne une multitude d’exemples où les mœurs sont
équivalentes. Ce qui est une preuve qu’en réalité, la religion est
née comme préjugé naturel, qu’il n’y a rien d’universel…
« On trouva aussi des hommes qui étaient
vraiment à l’image de nos confesseurs ; de même que l’usage
des mitres, le célibat des prêtres, l’art de la divination
par les entrailles des animaux sacrifiés ; l’abstinence de
toute sorte de chair et de poisson pour leur nourriture ; la
même façon, chez les prêtres, d’utiliser dans leurs offices une
langue particulière, et non la langue courante ; et
encore cette idée que le premier dieu fut chassé par un autre qui
était son frère aîné ; que les hommes furent
créés avec toutes sortes d’avantages qui leur ont été retirés
depuis à cause de leurs péchés : leur territoire changé,
leur condition naturelle dégradée ; le fait qu’autrefois ils
ont été submergés par une inondation venue du ciel, que seul un
petit nombre de familles en réchappèrent en se réfugiant dans les
grottes de montagnes élevées, dont ils bouchèrent l’entrée, de
telle façon que l’eau ne put y entrer, après y avoir enfermé
plusieurs sortes d’animaux. Quand la pluie vint à cesser,
ils en firent sortir des chiens, et voyant que ceux-ci revenaient
bien propres et mouillés, ils en conclurent que l’eau n’avait pas
encore beaucoup baissé.
Mais quand ils en eurent fait sortir d’autres et qu’ils
les virent revenir tout crottés, alors ils sortirent repeupler le
monde qui leur apparut seulement rempli de serpents.
On a même trouvé, dans certains endroits, la
croyance au Jugement Dernier, de sorte que les habitants
s’offensaient grandement du comportement des Espagnols qui
dispersaient les os des trépassés en fouillant les trésors des
sépultures, disant que ces os séparés ne pourraient pas facilement
être rassemblés ; on a rencontré aussi dans ces contrées un
trafic qui se fait par le troc et non autrement, dans des foires et
sur des marchés, de nains et d’individus difformes, pour l’ornement
des tables des princes ; l’usage de la fauconnerie selon la
nature des oiseaux ; des impôts très lourds ; des
raffinements dans le jardinage ; des danses et des sauts de
saltimbanques ; de la musique instrumentale ; l’usage des
armoiries ; des jeux de paume, les jeux de dés et de hasard
pour lesquels ils se passionnent souvent au point de s’y mettre en
jeu eux-mêmes avec leur liberté ; une médecine reposant
uniquement sur la magie ; une façon d’écrire par le moyen de
figures ; la croyance en un seul premier homme,
père de tous les peuples ; le culte d’un dieu qui vécut
autrefois comme un homme dans une parfaite virginité, dans le jeûne
et la pénitence, prêchant la loi de la nature et pratiquant des
cérémonies religieuses, et qui disparut du monde sans subir de mort
naturelle ; la croyance aux géants ; l’usage de
s’enivrer par des breuvages et de boire le plus possible ; celui
des ornements religieux peints d’ossements et de têtes de morts ;
des surplis, de l’eau bénite, des goupillons ; des femmes et
des serviteurs qui se disputent pour être brûlés et enterrés avec
leur maître ou leur mari trépassé ; une règle qui veut que
les aînés héritent de tous les biens, et que rien ne soit réservé
au puîné [né immédiatement après l’un de ses frères ou l’une
de ses sœurs], si ce n’est l’obéissance; une coutume, lors de
l’accession à certaines fonctions de grande autorité, qui impose au
promu de prendre un nouveau nom et d’abandonner le sien ; et
celle de verser de la chaux sur le genou du nouveau-né en lui
disant : « Tu viens de la poussière, et tu
retourneras en poussière » — l’art de
pratiquer les augures.
Ces pâles imitations de notre religion, que l’on a pu
voir dans les exemples précédents, témoignent de sa divinité et
de sa dignité. Elle ne s’est pas seulement insinuée dans tous les
peuples infidèles de ce côté-ci, par une sorte d’imitation, mais
également chez ces barbares, comme par l’effet d’une inspiration
surnaturelle et commune.»
Les Essais
De là, Michel de Montaigne en arrive à une
conclusion terrible : c’est la société où l’on vit qui décide
pour nous quelle religion est la bonne. Les religions sont relatives,
leurs vérités sont nationales, et certainement pas universelles
comme elles le prétendent :
« Tout cela c’est un signe très évident que
nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos
mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent.
Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, ou
nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont
maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants,
ou suivons ses promesses.
Ces considérations-là doivent être employées à notre
créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines.
Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et
menaces, nous pourraient imprimer par même voie une créance
contraire.
Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou
Périgourdins ou Allemands. »
Les Essais
Cette dernière phrase a été un outil majeur de
l’athéisme après Michel de Montaigne ; elle est devenue
pratiquement un manifeste. En effet, pourquoi suivre une religion si
toutes se valent ? Qu’est-ce qui fait que l’une plutôt que l’autre
serait juste ? Elles apparaissent toutes commes ayant la même
substance.
Voici encore un exemple de comment Michel de
Montaigne se moque : il fournit un catalogue de peuples, et explique
à la fin que l’un d’entre eux aurait raison.
Mais pourquoi ? Il ne le dit pas, car il provoque
: il veut montrer que tout se vaut ici, qu’il n’y a nulle raison de
considérer qu’une religion est mieux que l’autre. Il faut avoir
un regard pragmatique ; la religion peut être un outil pour la
faction royale, mais cela s’arrête là : il n’y a pas de vérité
religieuse.
« L’autorité que Numa donna à ses
lois en les plaçant sousle patronage de cette déesse,
Zoroastre, législateur des Bactrienset des Perses la donna aux
siennes sous le nom du dieu Oromasis; Trismégiste, chez les
Égyptiens, invoqua Mercure; Zamolxis chezles Scythes, Vesta;
Charondas, chez les Chalcides, Saturne; Minos, chez les Crétois,
Jupiter; Lycurgue, chez les Lacédémoniens, Apollon.
Dracon et Solon, chez les Athéniens, Minerve. Toute
société a un dieu à sa tête: c’est un faux dieu, sauf
celui que Moïse établit pour le peuple de Judée à sa sortie
d’Égypte. »
Les Essais
C’est là un averroïsme politique le plus complet
: il y a deux vérités, et la vérité religieuse est secondaire,
subordonnée, la faction royale ne doit pas en être dupe. La
religion, c’est le bas niveau de la féodalité, ce sont les
massacres :
« Amestris, mère de Xerxès,
devenue vieille, fit ensevelirvivants en une seule fois
quatorze jeunes gens des meilleures mai-sons de Perse, en l’honneur
de quelque dieu souterrain, selon la religion du pays. Aujourd’hui
encore, les idoles de Tenochtitlan sont scellées avec le sang de
petits enfants, et n’aiment comme sacrifice que celui de ces
âmes infantiles et pures: c’est une justice affamée de sang
innocent.
« La religion a inspiré tant de crimes! »
[Lucrèce] »
Les Essais
Citer Lucrèce, un matérialiste, pour condamner les religions – même si la religion catholique est épargnée en apparence – c’est exprimer une tendance très claire. Les Essais sont une œuvre extrêmement offensive, servant la cause anti-religieuse de la faction royale.
Michel de Montaigne est donc prisonnier d’une
contradiction : il veut des consciences organisées, mais a une
lecture pessimiste de la nature humaine.
N’étant pas calviniste, il ne croit pas en
la rationalité de tout un chacun. Il représente uniquement les
intérêts rationalistes de l’appareil d’État. C’est l’averroïsme
politique au sens strict.
Ce faisant, Michel de Montaigne n’a pas le choix :
il va attribuer à son époque les faiblesses empêchant l’avènement
de ce qu’il conçoit.
Et au-delà de l’époque, il va expliquer que le
destin du monde est chaotique, saccadé, non linéaire, etc. Il n’a
pas le choix: comment expliquer que Rome, si parfaite, ait
décadée?
Voilà comment Michel de Montaigne constate le
décalage entre le passé et le présent :
« Peut-être est-ce le commerce continuel
que j’entretiens avec les conceptions de l’Antiquité et l’idée
que j’ai de ces belles âmes du temps passé qui me dégoûtent et
d’autrui et de moi-même.
Ou bien peut-être qu’en vérité nous vivons dans un
siècle qui ne produit que des choses bien médiocres.
Toujours est-il que je n’y vois rien qui soit digne
d’une grande admiration. Mais il est vrai aussi que je ne connais
pas beaucoup d’hommes avec la familiarité nécessaire pour pouvoir
les juger, et ceux que ma condition me fait rencontrer le plus
souvent ne sont pour la plu-part que des gens qui montrent peu
d’intérêt pour la culture de l’âme, et auxquels on ne propose
pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection que
la vaillance. »
Les Essais
Dans le passé, l’aristocratie ne cherchait pas
que l’honneur et la bataille, elle avait une âme : c’est ce que
croit Michel de Montaigne, parce qu’en réalité il parle d’une
aristocratie étatisée, vertueuse à la romaine.
Selon lui, la psychologie moderne doit être capable de gérer de multiples aspects, exactement en fait comme Henri IV a dû gérer plusieurs aspects pour parvenir à être roi. L’homme moderne présenté par Michel de Montaigne est celui qui sait gérer et se gérer, en profitant des multiples exemples historiques, qui sont à seus yeux la véritable connaissance.
Portrait de Montaigne ornant l’édition des Essais de 1608 (estampe de Thomas de Leu d’après l’huile sur toile du musée Condé).
Montaigne théorise en pratique les sciences
politiques ; il est le Nicolas Machiavel français. Voici
un exemple de comment il rejette la position élitiste aristocratique
empêchant de cerner la complexité du réel :
« Et pourtant je vois bien que celui dont
l’objectif essentiel est, comme moi, les agréments de la vie (et
je parle ici des agréments bien réels), doit fuir comme la peste
ces contorsions et subtilités de comportement.
Je louerais volontiers un esprit à plusieurs étages,
capable de se tendre et se détendre ; qui se trouverait bien partout
où son sort le conduit ; qui puisse parler avec son voisin de ses
projets, de sa partie de chasse et de ses procès en cours, qui
puisse converser avec plaisir avec un charpentier et un jardinier.
J’envie ceux qui savent lier connaissance avec le moindre de leurs
serviteurs, et faire la conversation avec les gens de leur maison. »
Les Essais
Ces lignes sont une provocation par rapport aux
exigences aristocratiques.
D’une certaine manière, Michel de Montaigne
engage ici la rupture avec l’esprit aristocratique espagnol, au
profit d’une approche psychologique : il annonce déjà la défaite
de Pierre Corneille face à Jean Racine.
Michel de Montaigne avait par ailleurs absolument
conscience de la question centrale que cela représentait pour la
culture nationale. Le culte du factionnalisme, du panache, tout cela
s’oppose à la rationalité civilisée de l’État moderne, cela
empêche la France de s’affirmer.
Il formule cela de la manière suivante :
« Nation excessive! Nous ne nous contentons
pas de nous faire une réputation de nos défauts et de nos
folies dans le monde entier, nous les apportons chez les peuples
étrangers pour les leur montrer. Mettez trois français dans le
désert de Lybie: ils ne seront pas un mois ensemble sans se
quereller et s’envoyer des piques. Cette expédition aura l’air
conçue pour offrir aux étrangers le plaisir de nos drames, et le
plus souvent à ceux qui se réjouissent de nos maux et qui s’en
moquent. »
Les Essais
Le relativisme de Michel de Montaigne a par
conséquent une signification politique, plus que démocratique. Il
s’agit de comprendre que des avis différents n’influent pas
nécessairement sur le réel, et que dans la réalité il faut agir
au cas par cas, au coup par coup.
Il est particulièrement offensif sur ce terrain,
ce qui est un tour de force en pleine guerre de religions :
« Ceux qui aiment notre médecine peuvent aussi
avoir là-dessus des points de vue qui soient valables, grands et
solides. Je ne hais pas les opinions contraires aux miennes.
Cela ne m’effraie pas du tout de voir de la
discordance entre mes jugements et ceux d’autrui, et je ne me coupe
pas pour autant de la société des hommes qui ont un autre point de
vue et sont d’un autre parti que le mien.
Au contraire (comme la diversité est la méthode la plus
générale que la Nature ait suivie, et surtout en ce qui concerne
les esprits, plus que pour les corps, car les esprits sont faits
d’une substance plus souple et plus susceptible d’avoir des
formes variées), je trouve qu’il est bien plus rare de voir
s’accorder des caractères et des desseins.
Et il n’y eut jamais au monde deux opinions semblables,
pas plus que deux cheveux, ou deux grains.Leur façon d’être la
plus générale, c’est la diversité. »
Les Essais
Cela aboutit à une sorte d’affirmation de la
société civile, qui peut exister justement parce que l’État est
déjà formé, une certaine tradition déjà lancée.
Le tort du calvinisme, pour Michel de Montaigne,
est de semer le trouble alors que le processus est déjà en cours ;
le calvinisme vient selon lui perturber l’ordre civil qui permet de
sortir de la barbarie. En cela, il exprime le point de vue des
politiques, de la faction royale.
Voici comment il règle la question, brutalement :
« Ces discussions à a n’en plus finir sur
la meilleure forme de société, et sur les règles les plus
propres à nous lier les uns aux autres ne servent qu’à exercer
notre esprit, de la même façon que dans les « arts libéraux
» des sujets qui sont essentiellement des occasions de débats
et de discussions et n’ont aucune existence en dehors de cela.
Un projet de société de ce genre conviendrait pour un nouveau
monde, mais nous sommes dans un monde déjà fait et doté
de certaines traditions. »
Les Essais
Il y a alors des individus à double face, ayant
un point de vue individuel et un point de vue social, les deux
aspects s’équilibrant.
Les Essais, pris comme un tout,
formulent justement ce double aspect : un individu isolé qui
raisonne sur la société, qui exprime ses expériences de manière
personnelle tout en les reliant à un ensemble laïc.
Voici des lignes qui expriment bien le message de
Michel de Montaigne dans les Essais :
« Il y a des gens repliés sur eux-mêmes, peu
portés vers les autres. Mon attitude profonde est au contraire
favorable à la communication, à la démonstration extérieure : je
me montre au dehors, je me mets en évidence, je recherche
naturellement la compagnie et l’amitié.
La solitude que j’aime et que je prêche consiste
essentiellement à ramener vers moi mes sentiments et mes pensées, à
restreindre et resserrer, non mes pas, mais mes désirs et mes
préoccupations, refusant tout souci venant de l’extérieur, et
fuyant à tout prix la servitude et l’obligation, non pas tant la
foule des hommes que celle des affaires.
La solitude de ma demeure, au vrai, me prolonge plutôt,
elle me pousse vers le dehors, je me plonge plus volontiers dans les
affaires d’État et dans le vaste monde, quand je suis seul. »
Les Essais
Michel de Montaigne ouvre une nouvelle perspective : on peut, en tant qu’individu, avoir son avis, et le conserver pour soi, et même le formuler lorsque le moment est opportun ; la société civile a une valeur, elle est un lieu où la monarchie peut puiser des ressources.
L’averroïsme politique prône la rationalité, et
donc, avec la critique de l’Espagne catholique et la séparation de
l’Église et de la pensée d’État, on trouve le rejet des
superstitions et de la torture. Cela témoigne du fait que sur le
plan de la civilisation, la monarchie absolue représente une étape
nouvelle.
Parmi les superstitions, Michel de Montaigne
classe bien entendu la confiance aveugle en les médecins. Ce qui est
préfiguré ici, c’est la critique de Molière. Voici comment Michel
de Montaigne se moque de la nature des médicaments proposés :
« Même le choix qu’ils font de leurs drogues a
quelque chose de mystérieux et de divin. Le pied gauche d’une
tortue, l’urine d’un lézard, lafiente d’un éléphant, le
foie d’une taupe, du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon
blanc…
Et pour nous autres « coliqueux » [personnes ayant des
calculs] (tant ils abusent de notre misère), des crottes de rat
réduites en poudre, et autres singeries du même genre, qui font
plus penser àun sortilège de magicien qu’à une science solide.
Je laisse de côté le nombre impair de leurs pilules, la
valeur maléfique de certains jours et de certaines fêtes dans
l’année, les heures à respecter pour cueillir certaines
herbes pour leurs ingrédients, cette physionomie rébarbative et
cette attitude de componction dont Pline lui-même se moque. »
Les Essais
De manière plus grave, il dénonce la croyance
selon laquelle il existe des sorciers. Affirmant la rationalité,
Michel de Montaigne ne pouvait que comprendre que les superstitions
témoignent d’une grave arriération de l’esprit. Il utilise
l’argument psychologique, dans le prolongement de sa réflexion sur
la conscience :
« N’est-il pas bien plus naturel de considérer
que c’est notre entendement qui est transporté par la
volubilité d’un esprit détraqué, plutôt que d’admettre
que l’un d’entre nous puisse s’envoler, sur un balai, par le
tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par les soins d’un
esprit étranger? »
Les Essais
Ce qui s’exprime ici, c’est la contradiction entre villes et campagnes. Michel de Montaigne vient des campagnes mais connait la ville – il sera même maire. Il peut voir le décalage qui s’affirme et il peut dénoncer les esprits bornés qui acceptent de croire sans réfléchir, sans une vie psychologique intérieure les amenant à un doute aux exigences matérialistes.
Portrait anonyme de Montaigne, vers 1590.
Dans l’anecdote suivante contée par Michel de
Montaigne, on voit bien comment son relativisme a une visée
matérialiste :
« Le droit de susciter et propager des événements
de ce genre appartient en premier au hasard.
Comme je passais avant-hier dans un village à deux
lieues de chez moi, j’ai trouvé l’en-droit encore tout chaud
d’un miracle qui venait d’être éclairci, mais dont tout le
voisinage s’était occupé pendant plusieurs mois, et dont les
provinces voisines commençaient à s’émouvoir et les gens de
toutes conditions y accourir en grosses troupes.
Un jeune homme de l’endroit s’était amusé une
nuit à simuler dans sa maison la voix d’un esprit, sans autre idée
sur le moment que de faire une bonne farce.
Mais celle-ci avait un peu mieux réussi qu’il
ne l’avait espéré, et pour la renforcer encore un peu, il y
avait associé une fille du village, complètement simplette et
niaise, et pour finir, ils furent même trois de même âge et
même valeur à y prendre part.
De prêches domestiques ils en vinrent aux
prêches publics, se cachant sous l’autel de l’église, ne
parlant que de nuit et défendant qu’on y apporte la moindre
lumière.
Les paroles qu’ils proféraient visaient à la
conversion du Monde et agitaient la menace du Jugement Dernier,
car ce sont là en effet les sujets sous l’autorité desquels
l’imposture se cache le plus aisément.
Ils en vinrent à simuler quelques visions et
actes si niais et ridicules que c’est à peine s’il en
est d’aussi grossiers dans les jeux des enfants ; mais
pourtant, si la chance avait voulu leur accorder un peu de ses
faveurs, qui sait jusqu’où ces plaisanteries seraient allées
?
Ces pauvres diables sont en prison à l’heure qu’il
est ; ils subiront probablement le chatiement de la sottise
commune ; mais je me demande si quelque juge ne se vengera pas,
sur eux, de la sienne ?
On voit clair dans cette affaire parce qu’elle a
été révélée au grand jour ; mais dans plusieurs autres du
même genre, où notre connaissance est prise en défaut,
je pense qu’il nous faudrait suspendre notre jugement, aussi bien
pour les rejeter que pour les accepter. »
Les Essais
Michel de Montaigne est subtil : il dit que le doute peut amener à rejeter ou à accepter ces phénomènes miraculeux ou pseudo-miraculeux, mais on se doute bien qu’il a en tête qu’il s’agittoujours de mystifications. Rien que le fait d’introduire la question de cette manière donne une tendance très nette. Le doute instauré, il ne peut que ronger la religion.
Devise de Montaigne : Que sais-je?
On comprend que Michel de Montaigne ait pu donner
l’image d’une personne isolée dans une période barbare. En fait, il
exprime le point de vue de la faction des politiques, qui exige
l’instruction, la rationalité, conformément aux besoins de l’État.
Les guerres de religion, avec leur fanatisme et leurs violences,
durent trop longtemps et ne font finalement que nuire à l’État.
Elles produisent une culture de l’instabilité et de la brutalité.
Michel de Montaigne le dit ouvertement, ce qui est
une position d’une immense radicalité alors, car c’était
relativiser une cause censée être sacrée. Voici ce qui est une
véritable dénonciation :
« Je vis en une saison en laquelle nous foisonnons
en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres
civiles; et ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême
que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a
nullement apprivoisé.
A peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse
vu, qu’il se fût trouvé des âmes si monstrueuses qui, pour le
seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre : hacher et
détrancher les membres d’autrui; aiguiser leur esprit à inventer
des tourments inusités et des morts nouvelles, sans inimitié, sans
profit, pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des
gestes et mouvements pitoyables, des gémissements et voix
lamentables d’un homme mourant en angoisse.
Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse
atteindre,
« Qu’un homme tue un homme, non sous le coup de
la colère, ou de la peur, mais seulement pour le regarder mourir. »
[Sénèque]
De moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir
poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense et de
qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément
que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus
autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons,
nous demandant merci par ses larmes,
« Et, par ses plaintes, couvert de sang, il semble
implorer sa grâce ». Virgile, Eneide
ce m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant.
Je ne prends guère bête en vie à qui je ne redonne les
champs, Pythagore les achetait des pécheurs et des oiseleurs pour en
faire autant :
« C’est, je crois, du sang des bêtes sauvages
que le fer (de l’épée) a été taché pour la première fois ».
[Ovide, Métamorphoses]
Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes
témoignent une propension naturelle à la cruauté.
Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, ce crains-je [je le crains], elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’humanité. Nul ne prend son ébat à voir des bêtes s’entrejouer et caresser, et nul ne faut [nul ne manque] de le prendre à les voir s’entredéchirer et démembrer. »
Les Essais
Le constat de Michel de Montaigne est formel
:
« A la verité ces cruautez ne sont pas dignes de
la douceur Françoise. »
Les Essais
Cela l’amène à faire une vraie réflexion sur la nature humaine, et là on sent l’influence décisive du catholicisme, l’incapacité à assumer l’humanisme réellement.
Michel de Montaigne appelle à l’hégémonie de la conscience sur les choix, mais il souligne que c’est une bataille qui doit être menée contre la cruauté lui semblant naturelle. Cela aboutit à une dénonciation de la violence comme moyen de façonner les consciences. Rien ne sort de bien de la cruauté :
« Pour tuer et manifester en même temps leur
colère, les tyrans ont employé toute leur habileté à trouver le
moyen de faire durer la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en
aillent, mais pas trop vite, pour avoir le temps de savourer leur
vengeance. Et làils sont bien en peine: car si les tourments
sont violents, ils sont courts; et s’ils sont longs, ils ne sont
pas assez douloureux à leur gré. Les voilà donc à utiliser leurs
instruments de torture.
Nous en voyons mille exemples dans l’Antiquité. Et je
me demande si, à notre insu, nous ne conservons pas quelque trace de
cette barbarie.
Tout ce qui va au-delà de la mort simple
me semble pure cruauté. Notre justice ne peut espérer que
celui que la crainte de mourir, d’être décapité ou pendu n’a
pu empêcher de commettre une faute, en soit empêché par l’idée
d’être brulé à petit feu, ou en pensant aux tenailles ou à la
roue. Et je ne sais pas si, pendant ce temps, nous ne plongeons
pas les suppliciés dans le désespoir. »
Les Essais
Par conséquent, la domination par la violence est
une absurdité :
« On pourrait citer à ce
propos l’opinion d’un Ancien [Sénèque] disant que les
supplices renforcent les vices plutôt qu’ils ne les affaiblissent;
qu’ils n’engendrent pas l’envie de bien faire, car c’est là
l’œuvre de la raison et de l’éducation, mais seulement le
soucide ne pas être pris à faire le mal.
« Le mal qu’on croyait éradiqué, au contraire,
se répand. » [Rutilius Namatianus,]
Je ne sais pas si cela est vrai; mais ce que je sais par
expérience, c’est que jamais société ne se trouva réformée par
ce moyen-là. L’ordre et les bonnes règles dans la conduite des
gens dépendent d’autre chose. »
Les Essais
Tout cela sert bien entendu à appuyer le néo-stoïcisme royal, à faire l’éloge de la conscience. Toutefois, comme Michel de Montaigne ne conçoit pas qu’une conscience qui gère puisse être généralisée – comme le fait le calvinisme – il est pris dans la contradiction entre ses exigences et la question démocratique. Il parle en fait clairement au nom de ce qui ne peut être que l’appareil d’État.
S’il est inconséquent avec le calvinisme en
raison de son averroïsme politique, on comprend d’autant mieux le
choix de Michel de Montaigne de parler de l’Amérique. On sait à
quel point Montaigne est choqué, ému quand il parle de la situation
là-bas. Il constate ainsi :
« Peu importent leurs noms [de certains peuples des
Indes nouvelles], car ils n’existent plus; la désolation due à
cette conquête, d’un genre extraordinaire et inouï, s’est
étendue jusqu’à l’abolition complète des noms et de l’ancienne
topographie des lieux. »
Les Essais
C’est que le thème du nouveau monde découvert
n’est pas qu’un prétexte à un discours faisant une réflexion sur
la culture, la nécessité de prendre position de manière
adéquate, etc. Il y a à l’arrière-plan une dénonciation
indirecte de l’Espagne catholique.
Il est très étrange que personne ne l’ait
remarqué jusqu’à présent : on sait pourtant qu’à cette époque,
la France fait face à l’Empire espagnol qui s’est étendu jusqu’aux
pays germaniques, le fameux Charles Quint étant le symbole de la
puissance conquérante à laquelle la France doit faire face.
Si donc Michel de Montaigne attaque l’Espagne
catholique, c’est donc forcément politique. Il semble pourtant bien
que les commentateurs n’aient vu dans la dénonciation des crimes en
Amérique qu’une simple dénonciation des crimes ! D’où pourrait
pourtant provenir une critique, si ce n’est d’un arrière-plan social
et politique le permettant ?
Il est vrai que seul le matérialisme dialectique
permet de voir comment une expression idéologique provient d’une
base, et aide à entrevoir comment derrière la façade il y a un
contenu, dans la tradition prudente de l’averroïsme politique de
cette époque.
En exprimant sa tristesse pour l’Amérique, c’est
donc l’Espagne catholique que Michel de Montaigne dénonce. Voici
comment il présente la situation, avec dès le départ une critique
discrète de la religion :
« Notre monde vient d’en découvrir un autre. Et
qui peut nous garantir que c’est le dernier de ses frères, puisque
les Démons, les Sybilles et nous-mêmes avons ignoré celui-là
jusqu’à maintenant?
Il n’est pas moins grand, ni moins plein, ni moins bien
doté de membres ; mais il est si jeune et si enfant qu’on lui
apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante ans, il ne
connaissait encore ni les lettres, ni les poids, ni les mesures, ni
les vêtements, ni le blé, ni la vigne ; il était encore tout nu
dans le giron de sa mère et ne vivait que grâce à elle.
Si nous jugeons bien de notre fin prochaine, comme
Lucrèce le faisait pour la jeunesse de son temps, cet autre monde ne
fera que venir au jour quand le nôtre en sortira. L’univers
tombera en paralysie : l’un de ses membres sera perclus et l’autre
en pleine vigueur. »
Les Essais
Le reproche qui est fait au départ vise la
religion : le monde est plus vaste que l’on pensait et donc
l’équilibre des forces posé par le Vatican est erroné, et même un
piège pour la France. L’Église prétendait fournir un cadre, voici
que celui-ci est ébranlé, qui plus est aux dépens des intérêts
de la France ! Rien ne va plus.
Michel de Montaigne développe alors le thème
politique : si la découverte avait été menée non pas par des
forces féodales barbares et par l’Église évangélisant dans la
violence, tout aurait pu être totalement différent… Il formule
cela de la manière suivante :
« Quel dommage qu’une si noble conquête ne soit
pas tombée sous l’autorité d’Alexandre ou de ces anciens Grecs
et Romains, et qu’une si grande mutation et transformation de tant
d’empires et de peuples ne soit pas tombée dans des mains qui
eussent doucement poli et amendé ce qu’il y avait là de sauvage,
en confortant et en développant les bonnes semences que la Nature y
avait produites, en mêlant non seulement à la culture des terres et
à l’ornement des villes les techniques de ce monde-ci, dans la
mesure où cela eût été nécessaire, mais aussi en mêlant les
vertus grecques et romaines aux vertus originelles de ce pays !
Comme cela eût été mieux, et quelle amélioration pour
la terre entière, si les premiers exemples que nous avons donnés et
nos premiers comportements là-bas avaient suscité chez ces peuples
l’admiration et l’imitation de la vertu, s’ils avaient tissé
entre eux et nous des relations d’alliance fraternelle ! Comme il
eût été facile alors de tirer profit d’âmes si neuves et si
affamées d’apprendre, ayant pour la plupart de si belles
dispositions naturelles !
Au contraire, nous avons exploité leur ignorance et leur
inexpérience pour les amener plus facilement à la trahison, à la
luxure, à la cupidité, et à toutes sortes d’inhumanités et de
cruautés, à l’exemple et sur le modèle de nos propres mœurs !
A-t-on jamais mis à ce prix l’intérêt du commerce et
du profit?
Tant de villes rasées, tant de peuples exterminés,
passés au fil de l’épée, et la plus riche et la plus belle
partie du monde bouleversée dans l’intérêt du négoce des perles
et du poivre… Beau résultat ! Jamais l’ambition, jamais les
inimitiés ouvertes n’ont poussé les hommes les uns contre les
autres à de si horribles hostilités et à des désastres aussi
affreux. »
Les Essais
Et voici donc la charge politique ouverte,
l’attaque contre l’Espagne catholique :
« Des deux plus puissants monarques de ce monde-là
– Comment on traita leurs rois et peut-être même de celui-ci,
étant rois de tant de rois – les derniers que les Espagnols
chassèrent, l’un était le roi du Pérou.
Il fut pris au cours d’une bataille et soumis à une
rançon tellement excessive qu’elle dépasse l’entendement : elle
fut pourtant fidèlement payée ; il avait donné par son
comportement les signes d’un cœur franc, libre et ferme, et d’un
esprit clair et bien fait, et les vainqueurs en avaient déjà tiré
un million trois cent vingtcinq mille cinq cents onces d’or, sans
compter l’argent et un tas d’autres choses, dont la valeur
n’était pas moindre – au point que leurs chevaux ne portaient
plus que des fers d’or massif.
Il leur prit cependant l’envie de voir, au prix de
quelque trahison que ce fût, ce que pouvait cont
enir encore le reste des trésors de ce roi, et de
profiter pleinement de ce qu’il avait conservé.
On l’accusa donc avec de fausses preuves, de vouloir
soulever ses provinces pour recouvrer sa liberté ; et par un beau
jugement, rendu par ceux-là mêmes qui étaient les auteurs de cette
machination, on le condamna à être pendu et étranglé
publiquement, non sans lui avoir évité d’être brûlé vif en lui
administrant le baptême pour se racheter lors de son supplice :
traitement horrible et inouï, qu’il supporta cependant sans
s’effondrer, avec une contenance et des paroles d’une tournure et
d’une gravité vraiment royales.
Et pour endormir les peuples stupéfaits et abasourdis
par un traitement aussi exceptionnel, on simula un grand deuil, et on
ordonna que lui soient faites de somptueuses funérailles. »
Les Essais
Machination politique au nom de la religion : qu’à
cela ne tienne, faisons de la politique et assumons cela. Voici un
autre exemple de l’attaque menée par Michel de Montaigne, en
apparence au nom de la religion :
« Une autre fois, ils firent brûler vifs ensemble,
dans un barbarie inutile même brasier, quatre cent soixante
personnes, quatre cents hommes du peuple et soixante autres pris
parmi les principaux seigneurs d’une province, qui étaient
simplement prisonniers de guerre.
C’est d’eux-mêmes que nous tenons ces récits ; car
il ne se contentent pas de les avouer, ils s’en vantent, et les
publient !
Serait-ce donc pour témoigner de leur souci de justice,
ou de leur zèle envers la religion?
Certes non.
Ce sont des procédés trop contraires, trop opposés à
une si sainte fin. S’ils avaient eu pour but de propager notre foi,
ils auraient compris que cela ne se fait pas par la possession des
territoires, mais des hommes ; et ils se seraient bien contentés des
meurtres que causent les nécessités de la guerre sans y ajouter une
telle boucherie comme s’il s’agissait de bêtes sauvages, et si
générale, autant qu’ils ont pu y parvenir par le fer et le feu,
n’en ayant volontairement conservé que le nombre nécessaire pour
en faire de misérables esclaves, à travailler et servir dans leurs
mines.
Au point que plusieurs de leurs chefs, d’ailleurs
souvent déconsidérés et détestés, ont été punis de mort sur
les lieux de leurs conquêtes, par ordre des rois de Castille,
offensés à juste titre par l’horreur de leur comportement. Dieu a
fort justement permis que ces grands pillages soient engloutis par la
mer pendant leur transport, ou à la suite de guerres intestines
pendant lesquelles ils se sont entre-tués, et la plupart de ces gens
été enterrés en ces lieux sans qu’ils aient pu retirer aucun
fruit de leur victoire. »
Les Essais
C’est là un coup politique : on est très loin
d’une simple réflexion personnelle… En réalité, Michel de
Montaigne donne l’argument politique comme quoi on devrait reprocher
à l’Espagne catholique sa démarche, en jouant sur son propre
terrain pour la prendre dans ses contradictions…
Pourquoi Michel de Montaigne n’a-t-il pas choisi le camp des calvinistes ? C’est une question essentielle, qui puise sa racine dans la situation de la France au moment d’Henri IV et de l’Édit de Nantes.
A partir du moment où François Ieravait réussi à arracher des prérogatives au Vatican, tout un espace pour un gallicanisme – équivalent de l’anglicanisme – disparaissait. L’appareil d’État se situant dans la perspective impulsée par la monarchie absolue, Montaigne suit la tendance, il ne peut pas raisonner autrement.
La langue française est puisée par Michel de Montaigne dans l’affirmation monarchique elle-même, avec Joachim du Bellay et Pierre de Ronsard ; toute sa culture est liée à ce curieux mélange français de Renaissance et d’humanisme.
Michel de Montaigne se situe clairement à mi-chemin de ces deux derniers mouvements, tendant tantôt plutôt vers l’un, tantôt plutôt vers l’autre. Mais en définitive, de par ses références gréco-romaines et son intérêt pou l’Italie, où il a voyagé – en sera tiré un Journal de voyage –, il penche culturellement et idéologiquement du côté de la Renaissance.
Michel de Montaigne est ainsi indéniablement un
conservateur. S’il parle beaucoup des malheurs de son temps, en même
temps il considère que les événements ne sont qu’anecdotes sur le
plan historique. Il dit ainsi :
« Ce sera déjà bien si dans cent ans on se
souvient, en gros, qu’à notre époque il y eut des
guerres civiles en France! »
Il ne croit pas que le calvinisme ait une chance de réussir ; à ses yeux, il a déjà perdu. Quant à Martin Luther, avec sa variante bien moins radicale et bien plus conservatrice, ce n’est qu’une variante… religieuse, donc tout à fait secondaire par rapport aux besoins de l’État d’une rigueur, d’une morale, d’une démarche pragmatique évaluant les situations de manière adéquate.
Jean Calvin (1509-1564)
En définitive, pour Michel de Montaigne, la question de la religion ne peut servir que la religion, ne peut que la renforcer, alors qu’il s’agit justement de s’en émanciper pour avoir un appareil d’État indépendant.
Voici comment il agresse littéralement Martin
Luther :
« J’ai vu, en Allemagne, comment Luther a soulevé
autant et même plus de divisions et de discussions à propos de ses
opinions qu’à propos des saintes écritures.
Notre contestation n’est qu’une question de mots.
Quand je demande ce que sont la Nature, le plaisir, le cercle, la
substitution, c’est une question qui porte sur les mots, et on
y répond avec des mots. Une pierr est un corps ; mais si on
insiste : un corps, qu’est-ce donc ? Une substance. Et une
substance ?
Et ainsi de suite… on acculerait finalement
l’interlocuteur au bout de son dictionnaire. On remplace un mot par
un autre, et souvent plus inconnu encore. Je sais mieux ce que
signifie « homme » que « animal », ou « mortel », ou «
raisonnable ». Pour répondre à un doute, on me le multiplie par
trois ! C’est comme avec la tête de l’Hydre… »
Martin Luther (1483-1546), huile sur toile de Lucas Cranach l’Ancien, 1528.
C’est à ce mépris de la théologie que l’on voit bien que Michel de Montaigne est un averroïste politique, qui cherche à séparer radicalement la politique et la religion. C’est une position en retard, car elle exprime la position des intellectuels à partir de l’introduction des conceptions d’Averroès en Europe, au XIIIe siècle. Désormais, c’est la bourgeoisie qui devient le moteur historique, mais Michel de Montaigne ne le voit pas : il est focalisé sur l’appareil d’État.
Il réalise en fait idéologiquement la séparation
de la religion et de l’État et pour ce faire il parle d’un Dieu en
général, le séparant concrètement des exigences de
l’Église. Voilà comment, de manière trés savante, il fait
l’éloge de la religion et de la théologie, pour en réalité mettre
celles-ci de côté, tel un aspect secondaire, une dimension
parallèle à l’État mais sans caractère central :
« Il y a le nom et la chose: le nom, c’est un mot
qui désigne et signifie la chose; le nom, ce n’est pas une partie
de la chose, ni quelque chose de concret : c’est un élément
étranger associé à la chose et extérieur à elle. Dieu qui est la
plénitude en soi, et le comble de toute perfection, ne peut pas être
plus qu’il n’est, il ne peut pas s’accroître en tant que tel;
mais son nom, lui, peut être augmenté, il peut s’accroître, par
la bénédiction et les louanges que nous adressons à ses
manifestations extérieures.
Et puisque ces louanges ne peuvent être incorporées à
son Être – qui ne peut s’augmenter de quelque Bien que ce soit–
nous les attribuons donc à son nom, qui est l’élément extérieur
le plus proche de Lui.
Voilà pourquoi c’est à Dieu seul qu’honneur et
gloire appartiennent; et rien n’est aussi déraisonnable que de
les rechercher pour nous-mêmes, car nous sommes indigents et
misérables intérieurement, notre essence est imparfaite, et
nécessite une constante amélioration, et c’est à cela que nous
devons œuvrer.
Nous sommes creux et vides : ce n’est pas de vent et de
mots que nous devons nous remplir : nous avons besoin, pour nous
réparer, d’une substance plus solide.
Bien bête, l’affamé qui chercherait à se procurer un
beau vêtement plutôt qu’un bon repas! Il faut courir au plus
pressé. Comme le disent nos prières courantes: « Gloire à Dieu
dans les cieux, et paix aux hommes sur la terre. »
C’est de beauté, de santé, de sagesse, de vertu et de
qualités essentielles de cette sorte que nous manquons, et les
ornements externes devront êtres recherchés plus tard, quand nous
aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement
et pertinemment de ce sujet, mais je n’y suis guère versé. »
Les Essais
On a donc chez Michel de Montaigne un éloge
national de la France, d’un pays compris comme projet relevant d’une
économie politique : celle de la monarchie absolue en
construction. La chose est présentée ainsi :
« Je ne veux pas oublier ceci : j’ai beau me
rebeller contre la France, je vois toujours Paris d’un bon œil.
Cette ville a conquis mon cœur dès mon enfance, et il s’est passé
avec elle ce qui se passe avec les choses les meilleures : plus j’ai
eu l’occasion, ensuite, de voir d’autres belles villes, et plus
s’est développée mon affection pour la beauté de celle-ci.
Je l’aime par elle-même, plus par ce qu’elle est
tout simplement que renforcée d’apparats étrangers.
Je l’aime tendrement, j’aime jusqu’à ses verrues
et ses taches. Je ne suis français que par cette grande cité. Elle
est grande par ses habitants, par sa situation exceptionnelle, mais
surtout grande et incomparable par la variété et la diversité de
ses agréments.
C’est la gloire de la France, et l’un des plus nobles
ornements du monde.
Puisse Dieu chasser loin d’elle nos divisions ! Si elle
est entière et unie, elle est à l’abri de toute autre violence.
Je le déclare ici : de tous les partis, le pire sera celui qui
mettra chez elle la discorde ; je ne crains pour elle qu’elle-même
– même si je crains autant pour elle, certes, que pour toutes les
autres parties de cet état. Tant que Paris durera, je ne manquerai
pas de retraite où rendre mon dernier souffle, et elle suffit à
m’ôter le regret de toute autre retraite. »
Les Essais
Michel de Montaigne est clairement inconséquent face au calvinisme, mais justement cela permet de bien voir que sa position est celle de l’averroïsme politique, de la séparation de la religion et de l’État, ou plus précisément : de la domination sociale, idéologique et culturelle de l’État.
Les commentateurs bourgeois considèrent que Michel de Montaigne a une visée introspective : c’est sur lui qu’il réfléchit, c’est de lui-même qu’il parle, il est sa propre fin. Ce n’est pas du tout le cas ; il y a une véritable conception générale qui se forme ici.
Michel de Montaigne formule la théorie de la conscience, de la psychologie, propre au néo-stoïcisme qui est l’idéologie de la monarchie absolue. Sans Michel de Montaigne, on n’a par la suite ni René Descartes, ni Jean Racine. C’est un fait indéniable et les jansénistes l’auront très bien compris, Blaise Pascal se chargeant d’attaquer Michel de Montaigne et sa conception de la conscience.
Le premier aspect de la conscience définie par
Michel de Montaigne est nécessairement celle de l’autonomie. On doit
bien voir que le néo-stoïcisme est obligé, pour avoir un effet,
d’emprunter une partie de la conception calviniste, afin de
justifier l’action sur le monde. Il utilise donc l’Antiquité
gréco-romaine pour mettre en avant l’idéal d’un être conscient de
lui-même, capable de choix par lui-même. La conscience doit être
celle d’une personne autonome, fixant ses propres règles en
correspondance avec les attentes de la société et capable de se
replier en toute indépendance.
Voici un exemple donné par Michel de Montaigne :
« Hippias d’Elis n’avait pas seulement acquis
du savoir pour pouvoir se passer agréablement de toute autre
compagnie et vivre dans le giron des muses s’il le fallait ; il
n’avait pas seulement étudié la philosophie pour enseigner à son
âme de se contenter d’elle-même, et se passer courageusement des
agréments extérieurs, quand le destin l’impose. Il voulut encore
apprendre à faire la cuisine, se tailler la barbe, faire ses
vêtements, ses chaussures, ses menus objets, pour ne compter que sur
lui-même autant que possible, et se passer du secours des autres. »
Les Essais
Michel de Montaigne utilise donc précisément
les Essais pour se présenter comme modèle, comme
exemple de quelqu’un fonctionnant de manière autonome. Voici comment
il se raconte :
« Ceux qui me connaissent, qu’ils soient
au-dessus ou au-dessous de moi, savent qu’ils n’ont jamais vu
quelqu’un de moins solliciteur, quémandeur, et suppliant que moi,
ni plus soucieux de ne pas être à la charge d’autrui. Si je suis
ainsi, au-delà de tout exemple à notre époque, ce n’est pas très
étonnant, car de nombreux aspects de mon caractère y contribuent :
une certaine fierté naturelle, le déplaisir à l’idée d’un
refus, la modestie de mes besoins et de mes projets, l’inaptitude à
toute sorte d’affaires, sans parler de mes prédispositions
favorites à l’oisiveté et à la franchise.
A cause de tout cela, j’ai conçu une haine mortelle
pour les obligations envers les autres ou celles des autres envers
moi. Je m’emploie le plus que je peux à me passer de l’aide des
autres, dans quelques circonstances que ce soit, anodines ou
importantes. »
Les Essais
Portrait de Montaigne, dessiné par François Quesnel, vers 1588.
Michel de Montaigne va si loin qu’il peut même se permettre de montrer qu’en fait sa conception de la conscience ayant une vie intérieure autonome se rattache au calvinisme :
« Je suis du même avis que les Huguenots, qui nous
reprochent notre confession secrète et privée, et je me confesse en
public, scrupuleusement et complètement. »
Les Essais
Voilà qui est indéniablement osé et montre bien
que Michel de Montaigne n’aurait pas pu expliciter sa conception
sans un appui de la part du régime. D’ailleurs, et c’est également
naturellement repris au calvinisme, il fait l’éloge d’un second
aspect de la conscience : à l’autonomie s’ajoute l’activité. On est
ici à l’opposé du modèle catholique où il suffit passivement
d’accepter pour être dans le droit. Chez Michel de Montaigne, il
faut que la volonté soit en adéquation avec les exigences pour être
valable, authentique, réelle, entière.
« Le jugement que je porte sur moi-même est plus
vif et sévère que n’est celui des juges, qui ne me considèrent
que sous l’angle de l’obligation commune. Ma conscience m’étreint
de façon plus étroite et plus sévère : j’observe mollement des
devoirs auxquels on m’entraînerait si je n’y allais de moi-même.
Seul un acte volontaire peut être juste. »
[Cicéron]. Si l’action n’a pas la splendeur de la liberté, elle
est sans grâce et ne mérite pas les honneurs. »
Les Essais
Cela amène au troisième aspect : le jeu entre la
vie intérieure et l’action fait que la satisfaction ne doit pas
relever de l’action, mais de la satisfaction psychologique. C’est la
psychologie du fonctionnaire au service de la monarchie absolue.
Voici comment Michel de Montaigne conçoit cela :
« Or je pense qu’il faut vivre selon le droit et
l’autorité, et non en vertu des récompenses et des faveurs.
Combien d’hommes d’honneur ont mieux aimé perdre la vie qu’en
être redevables? Je fuis la soumission à quelque sorte
d’obligation que ce soit, mais surtout à celle qui m’attache par
devoir d’honneur. Rien ne me coûte plus que ce qui m’est donné,
et ce par quoi ma volonté se trouve hypothéquée par le risque
d’ingratitude. »
Les Essais
Un autre aspect élaboré par Michel de Montaigne,
qui découle du précédent, c’est la distanciation. La vie
intérieure l’emportant, on doit être capable d’avoir un regard
critique, une manière détachée d’agir, afin d’être toujours
capable de se reprendre.
Voici ce qu’il dit :
« Si je pouvais me former à ma guise, il n’est
aucune méthode, si bonne soit-elle, à laquelle je voudrais
m’assujettir au point de ne pouvoir m’en détacher.
La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et
multiforme. Ce n’est pas être ami, et encore moins maître de soi,
mais en être esclave, que de suivre constamment ce que l’on est,
être prisonnier de ses propres inclinations, au point de ne pouvoir
s’en écarter, de ne pouvoir les changer. »
Les Essais
C’est cela qui permet à Michel de Montaigne de
présenter les Essais comme une oeuvre
personnelle, pour en réalité avoir toute une conception du rapport
entre conscience et psychologie.
« Et nous autres, justement, qui avons une vie
intérieure que nous sommes les seuls à connaître, nous devons nous
bâtir un modèle intérieur qui soit la pierre de touche de nos
actes, et en fonction de lui, tantôt nous féliciter, tantôt nous
réprimander. J’ai mes propres lois et mon tribunal pour juger de
moi, et je m’y réfère plus qu’à d’autres.
Si je limite mes actes en fonction des autres, je ne les
élargis qu’en fonction de moi. Il n’y a que vous qui sachiez si
vous êtes lâche et cruel, ou loyal et plein de dévotion : les
autres ne vous voient pas, ils vous devinent, et en fonction de
conjectures incertaines, car ils voient moins votre vraie nature que
ce que vous en montrez.
C’est pourquoi vous ne devez pas vous fier à leur
jugement, mais au vôtre. »C’est de votre jugement que vous devez
vous servir. La conscience de la vertu et du vice pèse d’un grand
poids ; si vous la supprimez, c’est tout qui est par terre. »
[Cicéron] »
Michel de Montaigne travaillait dans sa
bibliothèque, dans une tour de son domaine et y avait fait graver
des phrases sur les poutres et les solives du
plafond. On lit ainsi cette citation de Pline :
« Il n’est rien de certain que l’incertitude, et
rien de plus misérable et de plus fier que l’homme. »
On y lisait aussi cette sentence de Sextus
Empiricus :
« Il n’y a aucun argument qui n’ait son
contraire, dit la plus sage école philosophique. »
Cette philosophie du doute et de la remise en cause permet à Montaigne d’éviter d’être accusé d’avoir élaboré un point de vue dogmatique, construit, systématique, allant à l’opposé de l’Église. Toutefois, c’est également une approche concrète, pragmatique, politique, dans le même esprit que Nicolas Machiavel ou l’averroïsme politique. Il faut savoir gérer au coup par coup : voilà la philosophie de Montaigne, et c’est dans les faits exactement la philosophie politique d’Henri IV.
Portrait présumé de Montaigne, 1570.
Il serait difficile de se repérer et il faut savoir comprendre que les choses ne sont pas forcément ce qu’elles semblent être, et gérer en conséquence. Voici un exemple donné par Montaigne :
« VOYAGEANT un jour, mon frère sieur de la Brousse
et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme
de bonne façon : il était du parti contraire au notre, mais je
n’en savais rien, car il se contrefaisait autre : Et le pis de
ces guerres, c’est, que les chartes sont si mêlées, votre ennemi
n’étant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ni
de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air,
qu’il est malaisé d’y éviter confusion et désordre.
Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos
troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n’être en peine de
dire mon nom,et de pis à l’aventure. »
Les Essais
Ce n’est pas valable que face à l’adversité :
dans son propre camp également on trouve des opportunistes, des gens
aux valeurs peu fiables, aux principes douteux. Montaigne présente
ainsi la situation :
« Dans ces démembrements, ces divisions où la
France est plongée, je vois chacun se donner du mal pour défendre
sa cause ; mais même les meilleurs ne le font pas sans dissimulation
et mensonge. Qui écrirait à la va-vite sur ce sujet serait bien
téméraire et même vicieux. »
Les Essais
Cette dénonciation des opportunistes est
récurrente, et indubitablement très osée :
« Il est courant de voir les bonnes intentions, si
elles sont conduites sans précautions, pousser les hommes à des
actes très condamnables. Dans le débat qui a conduit la France
à cette situation troublée de guerres civiles, le meilleur parti,
le plus sensé, est certainement celui qui veut conserver et la
religion et l’ancienne organisation politique du pays.
Et pourtant, parmi les gens de bien qui le suivent (car
je ne parle pas de ceux qui trouvent là un prétexte pour exercer
une vengeance personnelle, ou satisfaire leur cupidité, ou
rechercher la faveur des princes, mais de ceux qui agissent ainsi par
zèle véritable envers leur religion, et le noble souci de maintenir
la paix et l’état de leur patrie), parmi ces gens,dis-je, on en
voit beaucoup que la passion conduit à sortir des li-mites du
raisonnable, et les pousse à prendre parfois des décisions
injustes, violentes, et même hasardeuses. »
Les Essais
Montaigne justifie sa critique au nom de l’intérêt
supérieur de l’État. Et ce qu’on peut voir, c’est qu’il n’hésite
donc pas non plus, allant très loin dans sa critique, à mettre dos
à dos catholiques et protestants. Ces derniers sont désignés ici
comme le premier des partis, c’est-à-dire la première faction à
s’être soulevée, tandis que la Ligue des catholiques est désigné
par « l’autre » :
« J’ai vu, de mon temps, et avec étonnement, la
prodigieuse facilité avec laquelle, sans discernement, les peuples
laissent conduire et manipuler leurs croyances et leurs espérances
là où elles seront agréables et utiles à leurs chefs, malgré
quantité de déceptions accumulées, de chimères et de songes. Je
ne m’étonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de
Mahomet ont trompés !
Leur bon sens et leur intelligence étaient entièrement
dominés par leur passion. Leur discernement n’avait plus d’autre
choix que ce qui leur était agréable ou confortait leur cause.
J’avais remarqué a l’évidence cela dans le premier de nos
partis enfiévrés. Et l’autre, apparu depuis, en l’imitant, le
dépasse encore ! »
Les Essais
Que reste-t-il si on rejette ces deux factions ?
Celle des politiques, qui doit savoir manoeuvrer
entre les deux, en acceptant les coups du sort. Le stoïcisme de
Montaigne est le reflet de la guerre civile, des louvoiements et de
l’esprit tactique des politiques, la faction
royale.
Comment renforcer celle-ci, alors ? En la formant,
et pour cela, en puisant dans les exemples des rois et princes de
l’Antiquité, qui serviront de réflexion pratique aux politiques. Il
faut à la fois élever le niveau des politiques pour apparaître
comme au-dessus des factions, et en même temps fournir un
savoir-faire concret dans le jeu des batailles de faction. Voici une
explication exemplaire de l’esprit politique de
Montaigne :
« J’aimerais bien voir Xénophon nous faire
d’Agésilas un éloge comme celui-ci : Agésilas avait été prié
par un prince voisin, avec lequel il avait autrefois été en guerre,
de le laisser passer par ses terres. Il accepta, le laissa passer à
travers le Péloponnèse, et non seulement ne l’emprisonna pas, ne
l’empoisonna pas alors qu’il le tenait à sa merci – mais il le
reçut courtoisement et sans l’offenser, comme il l’avait promis.
Selon les mœurs de ce temps-là, il n’y aurait rien à
dire d’extraordinaire d’un tel comportement. Mais ailleurs, et à
une autre époque, on soulignerait la loyauté et la grandeur d’âme
que révèle une telle attitude. Nos petits singes de collégiens,
eux, s’en seraient moqués, tant la vertu spartiate est éloignée
de la française. »
Les Essais
Montaigne a tout à fait conscience d’être alors
considéré comme quelqu’un entre deux eaux, ce qui est un jeu
dangereux. Mais il se présente, de ce fait, comme le seul réaliste,
comme le seul à être en mesure de faire la part des choses. Voici
comment il formule cela :
« Je désire que nous ayons l’avantage ; mais je
n’en perdrai pas la tête si nous ne l’avons pas. Je me tiens
fermement dans le plus sain des partis, mais je ne cherche pas
spécialement a être désigné comme l’ennemi des autres, et à me
placer au-delà de l’opinion générale.
Je condamne absolument cette façon vicieuse de penser :
« Il est de la Ligue, puisqu’il admire la grâce de Monsieur de
Guise. » « Il admire l’activité du Roi de Navarre, il est donc
huguenot. » « Il trouve à redire à la conduite du roi : il est
foncièrement séditieux. »
Et je n’ai pas concédé au magistrat pontifical
lui-même qu’il eûut raison de condamner un livre parce qu’il
plaçait un hérétique parmi les meilleurs poètes de ce siècle.
N’oserions-nous pas dire d’un voleur qu’il a une belle jambe?
Faut-il, parce que c’est une putain, dire aussi d’une femme
qu’elle pue ?
A-t-on retiré a Marcus Manlius, dans des siècles plus
calmes, le beau titre de « Capitolin » qu’on lui avait
décerné en tant que sauveur de la religion et des libertés
publiques?
A-t-on étouffé la mémoire de son sens de la liberté
et de ses faits d’armes, les récompenses militaires que lui
valurent son courage, parce qu’il adopta par la suite la royauté,
au détriment des lois de son pays ?
Si les gens ont pris en haine un avocat, le lendemain ils le trouvent sans éloquence. J’ai évoqué ailleurs le zèle [religieux] qui poussa des gens respectables à de semblables fautes. Quant à moi, je sais dire comme il faut : « Il fait mal cela, et admirablement ceci ». »
Les Essais
Reste à savoir comment se placer là-dedans et
Montaigne, habilement, ne le fait pas. Voici comment il se présente
lui-même, et on peut comparer à comment il fait l’éloge de
quelqu’un dont la morale correspond à celle du néo-stoïcisme, des
valeurs supérieures qui sont celles de l’État, d’un esprit au-delà
des factions
« Pour ma part, j’aime une vie qui coule
tranquillement, sans éclat, et sans bruit : « aussi éloignée, de
la bassesse que de la platitude et de l’orgueil. » Cicéron Mon
destin le veut ainsi. Je suis né d’une famille qui a vécu sans
éclat et sans tumulte, et de si loin qu’on s’en souvienne,
particulièrement tournée vers l’honnêteté. »
Les Essais
« Et de même, on peut souligner la constante
bonté, la courtoisie de la conduite et l’amabilité scrupuleuse de
Monsieur de la Nouë, au milieu de factions armées sans foi ni loi
(véritable école de trahison, de sauvagerie et de brigandage) où
il a toujours vécu, en grand homme de guerre et fort expérimenté. »
Les Essais
Montaigne, devant le chaos des guerres civiles, utilise donc le doute comme moyen de se couvrir des accusations, mais en même temps il prône la gestion supérieure, la capacité à gérer et donc à faire face à toutes les situations, par des gens capables de rester stables, de ne pas basculer dans une sorte d’hystérie factionnelle.
Michel de Montaigne vit à une époque de guerre
civile ; on ne peut pas comprendre les Essais si
on ne comprend pas qu’il tente de formuler un style qui corresponde
aux politiques, la faction qui prône la stabilité de l’État
au-dessus de tout.
Voici comment il présente la situation politique
de son époque :
« En temps ordinaire, quand tout est tranquille, on
se prépare à des événements modérés et courants ; mais dans la
confusion où nous nous trouvons depuis trente ans, tout
Français est à chaque instant sur le point de voir basculer son
destin en particulier comme celui de la société toute entière.
C’est pourquoi il faut tenir son cœur d’autant mieux
nourri, et de provisions fortes et solides. Sachons gré à la
providence de nous avoir fait vivre en un siècle qui n’est ni mou,
ni languissant, ni oisif : qui n’aurait pu se rendre célèbre
autrement le sera par son malheur. »
Les Essais
Le chaos prédomine, l’incertitude est complète.
Les affrontements inter-religieux n’ont pas l’air cohérent, on ne
sait pas si l’on va s’en sortir. Peut-être est-ce la fin d’une
civilisation, comme avec Rome. Michel de Montaigne se montre
ainsi soulagé de bientôt disparaître :
« C’est pour moi une chance que le délabrement
de notre Etat ne survienne qu’au moment de mon déclin. »
Les Essais
Que faire alors ? Une seule chose semble
envisageable : mettre l’accent sur la chose stable : l’État.
Rappelons ici que Michel de Montaigne a bien connu Henri
IV, qui a séjourné à Montaigne en 1584 et 1587, Michel de
Montaigne notant même que la première fois Henri IV a dormi dans
son propre lit.
Michel de Montaigne a également notamment servi d’intermédiaire entre Henri IV et le maréchal Jacques II de Goyon de Matignon, gouverneur de Guyenne, qui succéda d’ailleurs à Montaigne comme maire de Bordeaux.
Henri IV, portrait en buste par Frans Pourbus le Jeune, XVIIe siècle.
La philosophie des Essais est
une arme idéologique et culturelle, visant à façonner le personnel
de l’administration, dans un esprit loyal en pratique, même si dans
la théorie, en pensée, on a le droit d’avoir un regard critique.
Le fonctionnaire pense par lui-même, mais obéit
systématiquement : voilà la logique des Essais.
Michel de Montaigne synthétise cette ligne en affirmant que :
« On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut échapper au temps présent. On peut désirer avoir d’autres chefs, mais il faut néanmoins obéir à ceux que l’on a, et il y a peut-être plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons.
Tant que brillera quelque peu l’image des lois anciennes et acceptées de cette monarchie, je m’y tiendrai.
Si par malheur elles viennent a se contredire et se gêner entre elles, à produire deux partis entre lesquels le choix sera difficile et douteux, mon attitude sera volontiers d’échapper à cette tourmente, de m’y dérober : peut- être que la Nature pourra m’y aider, ou les hasards de la guerre. »
Les Essais
Michel de Montaigne est à ce titre admiratif de
la figure historique qu’est Henri IV, qui a su modifier régulièrement
ses positions, s’adapter. Il considère même qu’il s’est rendu
connaissable en présentant une figure méconnaissable. Ce qu’il y a
ici de fascinant pour Michel de Montaigne, c’est la maîtrise de soi,
même dans un contexte de guerre civile.
Il décrit ainsi notamment la chose suivante :
« Un gentilhomme de très grande qualité, et qui
était mon ami, crut perdre la tête à force de s’occuper avec
trop de passion et d’affection des affaires d’un prince, son
maître.
Ce dernier s’est ainsi décrit lui-même à mon
intention, en disant qu’il voit le poids des événements funestes
tout comme un autre, mais qu’en ce qui concerne ceux qui n’ont
point de remède, il se résigne aussitôt à les supporter, et que
pour les autres, après avoir donné les ordres nécessaires pour
leur faire face – ce qu’il peut faire en effet étant donné la
vivacité de son esprit – il attend tranquillement ce qui va se
passer.
Et de fait, je l’ai vu demeurer très calme, et
conserver sa liberté d’action, au milieu d’affaires des plus
épineuses.
Je le considère même comme plus grand et plus efficace
quand le sort lui est contraire que quand il lui est favorable : ses
pertes ajoutent plus à sa gloire que ses victoires et sa douleur que
son triomphe. »
Les Essais
Les Essais sont une œuvre
individuelle, justement parce que Michel de Montaigne exprime ce qui
est censé être le point individuel des fonctionnaires dans leur
activité générale, nationale.
Il se rabaisse en tant qu’individu faisant face à
l’incompréhension des situations changeant tout le temps, justement
pour montrer qu’il fait partie de ceux qui savent s’adapter, gérer,
précisément comme tout fonctionaire.
L’État et son personnel administratif doivent
traverser les crises, toutes les crises, et la guerre civile être
toujours refusée. L’individu sait se soumettre, rester à sa juste
place, agissant dans une juste mesure.
Voici ce que dit Michel de Montaigne dit de
lui-même, pour généraliser en fait cette position, cette attitude
psychologique et sociale :
« Ce que je dis là, je le dis comme quelqu’un
qui n’est ni juge ni conseiller du roi, et qui estime qu’il
est bien loin d’en être digne : je suis un homme du commun,
né pour et voué à l’obéissance envers la raison publique,
dans ce que je fais et ce que je dis.
Celui qui se servirait de mes rêveries pour porter
préjudice a la loi la plus élémentaire, ou à une
opinion, une coutume de son village se ferait grand tort, et
m’en ferait tout autant.
Car dans ce que je dis, je ne garantis en effet rien d’autre que le fait de l’avoir pensé à ce moment-là, une pensée désordonnée, et vacillante. C’est pour le plaisir de causer que je parle de tout, et de rien, et que je donne mon avis. « Et je n’ai pas honte, moi, d’avouer que j’ignore ce que j’ignore. » [Cicéron] »
Les Essais
C’est là le secret des Essais.
D’un côté, Michel de Montaigne feint de ne pas
avoir de point de vue fixe, pour éviter toute censure.
En même temps, le fait de ne pas avoir de point de vue fixe correspond à l’attente qu’a la monarchie absolue de son personnel administratif.
L’éloge de la « politique » contre le
raffinement, de Sparte contre Athènes, est au cœur des Essais de
Michel de Montaigne. C’est en cela qu’il faut comprendre les
références aux autres pays, notamment à l’Amérique.
On sait que Michel de Montaigne, dans
les Essais, a traité de la question des
« cannibales » en Amérique ; c’est un argument
ethno-différencialiste utilisé systématiquement dans les cours de
français au lycée.
Montaigne n’est, en effet, nullement un humaniste,
à prétention universaliste. Ce qu’il veut, c’est maintenir le
doute, l’esprit sceptique, appelant à raisonner au cas par cas –
ce qui est précisément ce qui est utile à la monarchie
absolue comme état d’esprit. C’est une affirmation de la
« politique ».
Voici un extrait du fameux passage sur les
« cannibales » :
« Cela fait, ils le rôtissent et en mangent en
commun et en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont
absents.
Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi
que faisaient anciennement les Scythes ; c’est pour représenter
une extrême vengeance.
Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui
s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte
de mort contre eux, quand ils les prenaient, qui était de les
enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force
coups de trait, et les pendre après, ils pensèrent que ces gens ici
de l’autre monde, comme ceux qui avaient sexué la connaissance de
beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus
grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice, ne prenaient pas
sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus
aigre que la leur, commencèrent de quitter leur façon ancienne pour
suivre celle-ci.
Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur
barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi,
jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres.
Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme
vivant qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes
un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le
faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous
l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des
ennemis anciens, mais entré des voisins et concitoyens, et, qui pis
est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rôtir et
manger après qu’il est trépassé.
Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque ;
ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre
charogne à quoi que ce fut pour notre besoin, et d’en tirer de la
nourriture ; comme nos ancêtres, étant assiégés par César en la
ville de Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par
les corps des vieillards, des femmes et d’autres personnes inutiles
au combat.
“Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments,
prolongèrent leur vie.”.
Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute
sorte d’usage pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans ou
au-dehors ; mais il ne se trouva jamais aucune opinion si
déréglée qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la
cruauté, qui sont nos fautes ordinaires.
Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard
aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les
surpassons en toute sorte de barbarie. »
Les Essais
Il ne s’agit pas d’une position universaliste
anti-barbare qu’on a ici, et comme on pourrait le penser, mais d’une
ligne relativiste qui montre que, même s’il faut privilégier le
meilleur, cela dépend entièrement des situations.
Michel de Montaigne construit ici une approche
proche de celle de Nicolas Machiavel, mais en s’appuyant non pas
sur une Rome structurée (Machiavel œuvrait pour l’unification de
l’Italie), mais sur une Rome conquérante (il veut un État fort,
composé d’administrateurs militants).
Voici comment Montaigne, en passant par les
« cannibales », affirme qu’il faut relativiser le progrès
– et donc la culture religieuse – au profit de la brutalité
politique :
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il
n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en
a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de
son usage; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la
vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et
usages du pays où nous sommes.
Là est toujours la parfaite religion, la parfaite
police, parfait et accompli usage de toutes choses.
Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages
les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a
produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons
altérés par notre artifice et détournés de l’ordre commun, que
nous devrions appeler plutôt sauvages.
En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus
utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons
abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au
plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et
délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l’envi des
nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture.
Ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur
sur notre grande et puissante mère Nature.
Nous avons tant réchargé la beauté et richesse de ses
ouvrages par nos inventions que nous l’avons du tout étouffée.
Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait
une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises, « Le
lierre pousse mieux spontanément, l’arboulier croit plus beau dans
les antres solitaires, et les oiseaux chantent plus doucement sans
aucun art.
« Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à
représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et
l’utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. »
Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature
ou par la fortune, ou par l’art ; les plus grandes et plus belles,
par l’une ou l’autre des deux premières ; les moindres et
imparfaites, par la dernière.
Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir
reçu fort peu de leçon de l’esprit humain, et être encore fort
voisines de leur naïveté originelle.
Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu
abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté, qu’il me
prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n’en soit venue
plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux
juger que nous.
Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aient eue ;
car il me semble que ce que nous voyons par expérience, en ces
nations, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la
poésie a embelli l’âge doré et toutes ses inventions à feindre
une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le
désir même de la philosophie.
Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple,
comme nous la voyons par expérience ; ni n’ont pu croire que notre
société se peut maintenir avec si peu d’artifice et de soudure
humaine.
C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y
a aucune espèce de trafic; nulle connaissance de lettres ; nulle
science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité
politique; nuls usages de service, de richesse ou de pauvreté; nuls
contrats; nulles successions; nuls partages; nulles occupations
qu’oisives; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ;
nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé.
Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la
trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le
pardon, inouïes. »
Les Essais
Et s’il insiste d’autant plus sur la question de
la barbarie, c’est que nous sommes à l’époque de la guerre des
religions, et que justement la force capable de la stopper, d’en
arrêter les barbaries, c’est uniquement la monarchie absolue.
De là viennent ces exemples réguliers de
barbarie que mentionne Michel de Montaigne dans lesEssais :
« En ces nouvelles terres, découvertes en notre
âge, pures encore et vierges au prix des nôtres, l’usage en est
aucunememt reçu partout; toutes leurs idoles s’abreuvent de sang
humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté: On les brûle
vifs, et, demi rôtis, on les retire du brasier pour leur arracher le
coeur et les entrailles.
A d’autres, voire aux femmes, on les écorche vives, et
de leur peau ainsi sanglante, en revêt-on et masque d’autres. Et non
moins d’exemples de constance et résolution.
Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillards, femmes,
enfants vont, quelques jours avant, quêtant eux-mêmes, les aumônes
pour l’offrande de leur sacrifice, et se présentent à la boucherie
chantant et dansant avec les assistants. »
Les Essais
La barbarie est quelque chose de mauvais, mais une constante, à quoi ne peut faire face qu’un État stable, porté par le Roi, s’appuyant sur une administration formant une élite morale : voilà la philosophie des Essais.
Michel de Montaigne s’appuie donc sur Plutarque,
en empruntant massivement à sa traduction réalisée par Jacques
Amyot. Mais ce n’est pas tout, il emprunte également énormément
à Sénèque.
Or, justement, les œuvres de Plutarque traduites
par Jacques Amyot ont eu un retentissement gigantesque sur la sphère
intellectuelle française à leur parution ; les tragédies
françaises qui apparaissent puisent régulièrement en elles,
ainsi que dans une autre grande référence : Sénèque,
justement.
Michel de Montaigne est ainsi pratiquement au
démarrage de la grande vague « néo-stoïcienne »
reprenant les questions de morales telles que comprises par Plutarque
et le stoïcien Sénèque.
Il dit lui-même dans les Essais que
la philosophie ne l’intéresse pas, que Platon et Aristote ne sont
nullement ses références, qu’il puise par contre de manière
ininterrompue dans Plutarque et Sénèque, que les seules choses qui
comptent sont l’histoire et la poésie c’est-à-dire précisément ce
dont a besoin la monarchie absolue pour élaborer son
affirmation culturelle et idéologique.
Voici comment Michel de Montaigne formule sa
conception :
« Car, en somme, je sais qu’il y a une Médecine,
une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et
grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore
sais-je la prétention des sciences en général au service de notre
vie.
Mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les
ongles à l’étude de Platon ou d’Aristote, monarque de la doctrine
moderne, ou opiniâtre après quelque science, je ne l’ai jamais fait
: ce n’est pas mon occupation, ni n’est art de quoi je susse peindre
seulement les premiers linéaments.
Et n’est enfant des classes moyennes qui ne se puisse
dire plus savant que moi, qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner
sur sa première leçon, au moins selon celle.
Et, si l’on m’y force, je suis contraint, assez
ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi
j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant inconnue,
comme à moi la leur.
Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon
Plutarque et Sénèque, où je puisse comme les Danaïdes,
remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce
papier ; à moi, si peu que rien.
L’Histoire, c’est plus mon gibier, ou la poésie, que
j’aime d’une particulière inclination. »
C’est là une position anti « dogmatique »
qui témoigne de l’abandon l’affrontement intellectuel avec la
religion – qui était la ligne de l’averroïsme latin – pour le
recentrage avec l’alliance intellectuels-monarchie – ce qui est la
ligne de l’averroïsme politique.
Michel de Montaigne n’est pas un humaniste
affirmant les connaissances, mais un agent intellectuel de la
monarchie, défendant ses intérêts.
Voici comment il présente la nécessité de la
pratique politique au-dessus de tout, prenant l’exemple de
l’enseignement d’Aristote à son disciple Alexandre le Grand tel
que Plutarque l’imagine découplé de la philosophie comme vision du
monde :
« Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote
n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer
syllogismes, ou aux principes de géométrie, comme à l’instruire
des bons préceptes touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité
et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre ; et, avec cette
munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’empire du monde à
tout seulement 30000 hommes de pied, 4000 chevaux et quarante-deux
mille écus.
Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les
honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse ; mais, pour
plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser
surprendre à l’affection de les vouloir exercer. »
La monarchie en passe de devenir absolue n’a pas
besoin de vision du monde, de philosophie ; elle reste féodale.
Elle a toutefois besoin d’une démarche permettant
la formation d’une administration, et donc d’une morale, d’un état
d’esprit.
De là les critiques incessantes de Montaigne
contre l’intellectualisme religieux, qu’il ne remplace pas par des
valeurs progressistes opposées, mais par un style politique.
Voici un exemple très parlant, où il dit que des
écoliers auront vite fait d’attraper la syphilis, maladie
vénérienne, en raison de leur connaissances intellectuelles ne
portant pas sur la pratique concrète :
« On nous apprend à vivre quand la vie est passée.
Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur
leçon d’Aristote, de la tempérance. »
Michel de Montaigne va jusqu’à faire l’éloge de
Sparte et de sa morale rigide, contre Athènes et sa culture, son
sens de l’économie : on est là dans une approche très
différente de l’humanisme.
Il puise dans l’humanisme un style « romain »,
et encore s’agit-il de la Rome du début, dans l’esprit conquérant,
avec une administration solide, un État fort, tel un rouleau
compresseur.
Voici comment Michel de Montaigne, dans le style
des Essais, s’appuie sur des exemples de l’antiquité
pour justifier son raisonnement :
« Quand Agésilas convie Xénophon d’envoyer
nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la
rhétorique ou dialectique, mais pour apprendre (ce dit-il) la plus
belle science qui soit ; à savoir la science d’obéir et de
commander.
Il est très plaisant de voir Socrate, à sa mode, se
moquant de Hippias qui lui récite comment il a gagné, spécialement
en certaines petites villettes de la Sicile; bonne somme d’argent à
régenter; et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol : que ce sont
gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter, ne font état ni de
grain ni de rythme, s’amusant seulement à savoir la suite des rois,
établissements et décadences des Etats, et tels fatras de comptes.
Et au bout de cela Socrate; lui faisant avouer par le
menu l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et
vertu de leur vie, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité
de ses arts. »
Michel de Montaigne appartient au camp des
politiques, qui entendent préserver la loyauté et la légitimité
du régime face à tout trouble ; l’État prime sur tout. À
ce titre, Michel de Montaigne n’est pas un réel humaniste :
s’il était conséquent, il prendrait partie pour les calvinistes,
qui représentent le camp du progrès.
La bourgeoisie prétend souvent que Michel
de Montaigne serait le seul « intellectuel » d’une
période barbare, un naïf parlant de lui-même ; c’est ce que
formula par exemple Voltaire au XVIIIe siècle, le
présentant comme suit :
« Un gentilhomme campagnard du temps de Henri III,
qui est savant dans un siècle d’ignorance, philosophe parmi les
fanatiques, et qui peint sous son nom nos faiblesses et nos folies,
est un homme qui sera toujours aimé. »
Qualifier de « siècle d’ignorance » celui où
émerge le calvinisme est absolument absurde. On ne peut présenter
ainsi Michel de Montaigne que si on nie le calvinisme et qu’on ne
retient que deux fractions : les catholiques et
les politiques, en considérant comme Henri
IV que les politiques sont le bon camp.
Au sujet de Michel de Montaigne, on
devrait dire en réalité qu’au pays des aveugles, les borgnes sont
rois ; il est grand par rapport aux catholiques, mais petit par
rapport aux calvinistes qui eux portent alors le progrès en France.
Voici justement comment il fait référence à un
épisode où un catholique, devant être assassiné, fait preuve de
charité, témoignant de la « supériorité » de sa
propre religion, alors qu’en fait ce qui est mis en avant c’est
l’esprit magnanime au nom de la raison d’État, en raison du
nécessaire refus des factions :
« Jacoues Amyot, grand aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes, encore que son origine fût étrangère), que durant nos premiers troubles, au siège de Rouen, ce prince ayant été averti par la reine, mère du roi, d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme angevin ou manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet la maison de ce prince, il ne communiqua à personne cet avertissement ;
mais, se promenant lendemain au mont Sainte-Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouen (car c’était au temps que nous la tenions assiégée), ayant à ses côtés ledit seigneur grand aumônier et un autre évêque, il aperçut ce gentilhomme qui lui avait été remarqué, et le fit appeler.
Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience :
« Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre.
Vous n’avez rien à me cacher, car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants. et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ; ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. »
Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la reine par l’un des complices), il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce prince, aux pieds duquel il se voulut jeter; mais il l’en garda, suivant ainsi son propos :
« Venez çà ; vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? »
Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti; et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper, en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. »
Or, suivit ce prince, je vous veux montrer combien., la religion que je tiens est plus douce que celle de quoi vous faites profession.
La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu homicider sans raison.
Allez vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici ; et, si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. » »
La référence à Jacques Amyot n’est nullement une anecdote qui devrait quelque chose au hasard : celui-ci a joué un rôle important pour l’affirmation des politiques.
Jacques Amyot, portrait par Léonard Gaultier.
C’est Jacques Amyot (1513-1593) qui est celui qui
a permis de fournir à Michel de Montaigne les armes idéologiques
dont François Rabelais ne disposait pas. Il a en
effet traduit les œuvres de Plutarque (46-125), dont la nature est
évidemment à rapprocher des Essais. On a en
effet deux types d’oeuvres :
– d’un côté des biographies : est ainsi
publiée en 1559 Les vies des hommes illustres grecs et
romains, comparées l’une avec l’autre par Plutarque ;
– de l’autre des réflexions morales : en
1572 sont publiées les Œuvres morales de Plutarque.
Les Essais sont précisément
la combinaison d’exemples biographiques et de réflexions morales.
En fait, Michel de Montaigne va littéralement
s’appuyer – pour ne pas dire piller – les biographies traduites
par Jacques Amyot pour établir son œuvre.
Cette convergence ne doit pas surprendre.
De la même manière que la famille de Montaigne
est issue de la bourgeoisie rejoignant l’administration, Jacques
Amyot a confondu sa vie avec l’État.
Il vient d’une famille pauvre, son père étant
mégissier (c’est-à-dire un tanneur de peaux) et c’est sa liaison
avec les rois qui fit sa fortune, lui-même en donnant une partie à
son frère Jean qui deviendra ainsi conseiller à la Cour des
Comptes.
Précepteur des neveus de l’abbé de
Saint-Ambroux, il se voit remis le bénéfice de l’abbaye de
Bellezane à l’initiative de François Ier et en profite pour aller
en Italie, à Venise, pour noter les manuscrits de Plutarque, à la
Bibliothèque de Saint Marc.
A son retour, il devient le précepteur de deux
enfants d’Henri II, qui deviendront Charles IX et Henri III.
Dans son parcours, il sera nommé évêque
d’Auxerre, grand aumônier de France, commandeur de l’ordre du
Saint-Esprit.
Il est même présent lors de l’assassinat
des Guise par Henri III, épisode précédant l’avènement d’Henri
IV ; c’est bien dire à quel point ce religieux est un membre de
la faction royale.
La pression de la faction catholique – la Ligue
– qui s’ensuit est telle qu’il est par contre victime d’une
excommunication, obligé de demander son absolution au légat du
pape. Il se retire dans son diocèse, où il meurt en 1594.
Michel de Montaigne va faire dans les Essais de
multiples références à Jacques Amyot, saluant son importance
capitale. Il dit ainsi, de manière solennelle au sujet de sa
traduction de Plutarque :
« Je donne, avec raison, ce me semble, la palme à
Jacques Amyot sur tous nos écrivains français non seulement pour la
naïveté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la
constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son
savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et
ferré (…), mais surtout je lui sais bon gré d’avoir su trier et
choisir un livre si digne et si à propos pour en faire présent à
son pays.
Nous autres ignorants, nous étions perdus si ce livre ne
nous eût relevés du bourbier ; sa merci, nous osons à cette
heure et, parler et écrire ; les dames en régentent les
maîtres d’école ; c’est notre bréviaire. »
Plutarque, traduit par Jacques Amyot.
Voici un autre passage tout à fait significatif du rôle de Jaques Amyot.
Michel de Montaigne le salue pour avoir laissé
les noms en latin, histoire de ne pas se perdre avec des traductions
bancales en français.
Toutefois, dans le prolongement de cela, il
attaque directement le fait que les noms des aristocrates soient liés
à leurs terres, car n’importe qui s’appropriant à un moment donné
ces terres peut se prévaloir d’un prestige lié à une personne à
laquelle il n’y a pourtant pas de liaison historique ou familiale.
Outre que c’est cocasse, car la famille De
Montaigne a acquis ce nom en achetant une terre, on voit ici que ce
qui compte c’est la valeur d’une personne et non son appartenance
familiale.
On a ici une utilisation de l’honneur pour ainsi
dire romain, de type étatique, contre la
féodalité.
« Item, je sais bon gré à Jacques Amyot d’avoir
laissé, dans le cours d’une oraison française, les noms latins tout
entiers, sans les bigarrer et changer pour leur donner une cadencé
française.
Cela semblait un peu rude au commencement, mais déjà
l’usage, par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute
l’étrangeté.
J’ai souhaité souvent que ceux qui écrivent les
histoires en latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont :
car, en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant
pour les garber à la grecque ou à la romaine, nous ne savons où
nous en sommes et en perdons la connaissance.
Pour clore notre conte, c’est un vilain usage, et de très
mauvaise conséquence en notre France, d’appeler , chacun par le nom
de sa terre et seigneurie, et la chose du monde qui fait plus mêler
et méconnaître les races.
Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une
terre sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut
honnêtement l’abandonner; dix ans après sa mort, la terre s’en va à
un étranger qui en fait de même : devinez où nous sommes de la
connaissance de ces hommes.
Il ne faut pas aller querir d’autres exemples que de
notre maison royale, où autant de partages, autant de surnoms;
cependant l’originel de la tige nous est échappé. »
La référence à Jacques Amyot témoigne ainsi de la nature anti-féodale de l’œuvre de Michel de Montaigne ; les Essais relèvent de l’idéologie des politiques, de la faction royale.
Socialement, Michel de Montaigne (1533-1592) est
exemplaire du penseur au service de la monarchie absolue. Il
appartient à une famille de négociants ayant fait fortune à
Bordeaux, appelée les Eyquem, qui acheta la
petite seigneurie périgourdine de Montaigne et se
fit anoblir. Le père de Michel de Montaigne, dans ce processus,
abandonna le commerce et participa à des campagnes militaires,
avant de grimper les échelons municipaux, jusqu’à devenir maire de
Bordeaux.
La logique de ce processus est résolument au
service de l’État et de son idéologie. Ce n’est pas la religion
qui domine, mais la figure de l’individu qui administre dans un cadre
social précis.
Michel de Montaigne lui-même, de l’âge de 22
ans à celui de 37 ans, a administré : tout
d’abord à Périgueux dans la Cour des aides (qui s’occupe des
finances), puis au Parlement de Bordeaux, d’ailleurs aux côtés de
son oncle, de deux cousins de sa mère, du père de sa future femme
et du frère de celle-ci. Son amitié avec un parlementaire, Étienne
de La Boétie (1530-1563), le prétendu auteur selon Montaigne
de De la servitude volontaire, le marquera également
profondément comme il le racontera par la suite de manière
indéniablement romancée.
Michel de Montaigne fut également un négociateur
clandestin – il le reconnaît, mais ne laissera aucun document
à ce sujet – au moment des guerres de religion, où il était
en pratique le partisan de la faction royale, dans le sens des
« politiques ». A ce titre, il fut le gentilhomme
ordinaire de la chambre des rois Charles IX et Henri IV.
On comprend ainsi que les Essais de
Michel de Montaigne ont une valeur idéologique et culturelle
très importante.
Parus en trois « livres » – en
1580 pour les deux premiers, le troisième en 1588 – ils
forment le premier ouvrage publié à visée intellectuelle en langue
française.
C’est un choix national qui est celui de Joachim
du Bellay, de l’équipe poétique de la Pléiade, en
opposition au latin dominant intellectuellement dans le cadre féodal.
Il est même à noter que Michel de Montaigne
parlait mieux latin que français, son père ayant fait le choix que
tout son entourage ne lui parle qu’en latin dès son enfance. C’est
d’autant plus un choix idéologique et c’est là un élément très
important pour comprendre comment Michel de Montaigne se
situe dans la même perspective que François Rabelais.
Conformément à sa nature bornée, la bourgeoisie
a développé une interprétation totalement faussée des Essais :
en résumé, il est expliqué que Michel de Montaigne se
serait enfermé dans son petit château de 1571 à 1580 et que
les Essais constituraient en une vaste réflexion
sur soi-même.
Les Essais seraient donc une
sorte de dialogue avec soi-même qu’effectuerait Michel de Montaigne,
dans une démarche échappant à toute interprétation dogmatique.
Michel de Montaigne dirait d’ailleurs une
chose, puis son contraire, le tout n’ayant comme sens que Montaigne
lui-même, réfléchissant, portant un regard sceptique sur le monde.
Il n’y aurait pas donc de clef véritable dans l’œuvre, pas plus que
chez François Rabelais avec Gargantua.
C’est là profondément réducteur et même par
ailleurs faux ; le matérialisme dialectique permet quant à lui
de saisir le caractère réel de l’œuvre.
La nature des Essais ne tient
pas à la réflexion personnelle ni au scepticisme, bien que cela
soit présent. Leur réelle force tient à ce qu’il s’agit d’un large
balayage intellectuel de la vie sociale, de la vie quotidienne, en
s’appuyant uniquement sur des auteurs de l’Antiquité gréco-romaine,
tout en en présentant l’aspect concret en français et dans une
perspective laïque.
Il s’agit, dans le prolongement de François Rabelais, d’une affirmation de l’interprétation laïque de la vie sociale, de la vie quotidienne, de la société sortant de la féodalité : réduire cela à une réflexion sur la vie personnelle « oublie » la substance même de l’œuvre.
Portrait présumé de Michel de Montaigne, vers 1565.
Cependant, Michel de Montaigne devait faire face à
la même problématique que François Rabelais : la censure, la
répression féodale.
Comment la contourner ? En faisant précisément
comme François Rabelais : en présentant l’oeuvre de
manière désordonnée, en formulant de multiples thèses suivies de
leurs contraires, en affirmant que tout est relatif, en soulignant
régulièrement que la religion catholique est la seule valable.
Toutefois, au-delà de la forme
chaotique, il en sort une logique générale qui oeuvre comme une
offensive culturelle et idéologique contre la féodalité : une
logique laïque, un raisonnement social, un individualisme
pratiquement bourgeois.
Comment Michel de Montaigne démarre-t-il alors
les Essais ?
Le Livre I des Essais commence
de fait par aborder des questions de la vie quotidienne, pesant le
pour et le contre. Dans de nombreux chapitres, il donne
d’innombrables exemples, avec des sujets très variés tournant
autour de la question des attitudes, des comportements.
Faut-il, quand on est torturé ou quand on perd un
être cher, exprimer sa tristesse ou non ? Comment faut-il
interpréter les mesures de répression qui peuvent exister ? Il
donne une multitude d’exemples, tirés de l’Histoire, comme celle des
femmes d’une ville assiégée ayant le droit de sortir avec ce
qu’elles pourraient porter, et sortant alors avec les hommes sur le
dos :
« L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé
Guelphe, duc de Bavière, ne voulut condescendre à plus douces
conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui
offrit, que de permettre seulement aux gentilles femmes qui étaient
assiégées avec le duc, de sortir, leur honneur sauf, à pied, avec
ce qu’elles pourraient emporter sur elles.
Elles, d’un coeur magnanime, s’avisèrent de charger
sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même.
L’empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur
courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur
d’inimitié mortelle et capitale, qu’il avait portée contre ce
duc, et dès lors en avant le traita humainement, lui et les siens. »
Toutefois, dès que Michel de Montaigne donne un
exemple précis allant dans un sens, il en donne un autre dans un
autre sens.
En l’occurrence, il donne le contre-exemple
d’Alexandre le Grand ne supportant pas la fierté face aux menaces de
torture d’un dénommé Bétis lors du siège de Gaza, et lui faisant
percer les talons pour le faire traîner au dos d’un char pour le
faire mourir dans la souffrance.
Voici deux autres exemples aidant à concevoir une
« unité des contraires » permettant de relativiser,
d’être sceptique :
« Le philosophe Clirysippe mêlait à ses livres,
non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres
auteurs, et, en un, la Médée d’Euripide ; et disait Apollodore que,
qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier
demeurerait en blanc. Epicure au rebours, en trois cents volumes
qu’il laissa, n’avait pas semé une seule allégation étrangère. »
Le début des Essais consiste
en toute une série d’exemples de ce type, faisant boule de neige et
aidant au relativisme.
Il est très difficile de concevoir une ligne
directrice, car comme le dit le titre d’un chapitre, « L’âme
exerce ses passions sur des objets auxquels elle s’attaque sans
raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son
action » ; aussi faut-il tout appréhender avec
réserve.
Tout est relatif, tout dépend de la situation, il
faut évaluer et pour cela Michel de Montaigne dresse un panorama de
situations et de paradoxes.
Voilà pourquoi le premier chapitre s’intitule
également « Par divers moyens on arrive à pareille
fin » : selon les moments, il faut avoir telle ou
telle attitude.
On ne peut pas réellement savoir, il faut voir au
coup par coup, car tout peut se transformer en son contraire,
n’importe quand.
Voici deux autres exemples, montrant d’ailleurs
que les exemples de Michel de Montaigne vont du cocasse à
l’invraisemblable : on est ici dans un artifice de références,
nullement dans une réelle érudition.
Dans le premier cas, un homme malade se lance dans
une bataille pour mourir en soldat, mais sa blessure le guérit ;
dans le second cas, un peintre n’arrivant pas à peindre un certain
détail jette une éponge qui, comme par hasard, fait que le détail
est figuré de manière adéquate…
« Jason Phereus, étant abandonné des médecins
pour une apostume [un abcès] qu’il avait dans la poitrine, ayant
envie de s’en défaire, au moins par la mort, se jeta en une bataille
à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à
travers le corps, si à point, que son apostume en creva, es guérit.
Surpassa-t-elle pas le peintre Protogéne en la science
de son art ? Celui-ci, ayant parfait l’image d’un chien las et recru,
à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant
représenter à son gré l’écume et la bave, dépité contre sa
besogne, prit son éponge, et, comme elle était abreuvée de
diverses peintures, la jeta contre, pour tout effacer; la fortune
porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien et y
fournit ce à quoi l’art n’avait pu atteindre. »
Tout peut être paradoxal, surprenant. C’est d’une
certaine manière une approche baroque, mais entièrement laïcisé.
Car, et justement, ce qui est frappant, c’est que
Michel de Montaigne n’aborde que des thèmes concernant les attitudes
de l’élite, de la noblesse, notamment à la guerre. Jamais il
n’aborde les questions religieuses, même s’il fait ici et là
quelques remarques saluant le catholicisme. Parfois, c’est même
opposé aux principes chrétiens.
Voici par exemple comment il décrit un capitaine
grec « perdant » son temps, pour Michel de Montaigne, à
récupérer les corps de ses camarades morts, au lieu de prolonger sa
victoire jusqu’à écraser les ennemis :
« Chabrias, capitaine général de l’armée de
mer des Athéniens, ayant eu le dessus du combat contre Pollis,
amiral de Sparte, en l’île de Naxos, perdit le fruit tout net et
comptant de sa victoire, très important à leurs affaires, pour
n’encourir le malheur de cet exemple.
Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui
flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis
vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune
superstition. »
Tout cela n’a qu’un but : montrer qu’une
seule chose mène hors du chaos de la vie réelle :
l’organisation politique. Michel de Montaigne est un représentant
idéologique et culturel de la faction royale :
« La religion chrétienne a toutes les marques
d’extrême justice et utilité ; mais nulle plus apparente, que
l’exacte recommandation de l’obéissance du magistrat et manutention
des polices.
Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience
divine, qui, pour établir le salut du genre humain et conduire cette
sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu
faire qu’à la merci de notre ordre politique ; et a soumis son
progrès, et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à
l’aveuglement et injustice de nos observations et usances, y laissant
courir le sang innocent de tant d’élus ses favoris, et souffrant une
longue perte d’années à mûrir ce fruit inestimable (…).
D’autant que la discipline ordinaire d’un Etat qui est en
sa santé ne pourvoit pas à ces accidents extraordinaires ; elle
présuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et
offices, et un commun consentement à son observation et
obéissance. »
On a ainsi une approche très particulière, entièrement laïque, d’esprit humaniste mais sans aller jusqu’au calvinisme. Michel de Montaigne participe en fait à la faction des politiques, la faction royale qui privilégie l’Etat sur tout le reste. Il participe à la formation spécifiquement française d’un protestantisme sans protestantisme, à l’élaboration du néo-stoïcisme qui est historiquement l’idéologie de la monarchie absolue.