L’antisémitisme était d’autant plus nécessaire
à la démagogie de Pierre Drieu La Rochelle, à sa fantasmagorie,
qu’il savait pertinemment que sa vision du monde ne tenait
pas debout. Il était à la fois rattrapé par la petite-bourgeoisie
– converger, oui, mais sans la fusion – et par son romantisme.
Dans Socialisme fasciste, il
dénonce ainsi le pragmatisme machiavélique qu’il recommande
pourtant :
« Quelle différence entre mussolinisme ou
hitlérisme et stalinisme ? Aucune.
Des élections brusquées selon la méthode
napoléonienne. Une camarilla éternelle. Le machiavélisme le plus
vulgaire.
Et pourtant un renouvellement de la vie humaine :
ces grandes fêtes, cette perpétuelle dans sacrée de tout un peuple
devant l’autel d’une idée muette et ambiguë, devant une face
divinisée.
Cependant que nous autres, pêcheurs à la ligne… »
Car pour lui, il faut passer par le mal pour
« renaître ». C’est à la fois une sorte d’appel à une
purification chrétienne et à un nietzschéisme faisant ressortir la
beauté apolinnienne des forces souterraines dionysiaques.
Il dit ainsi :
« La réaction pure et simple (…). C’est la
grande réaction qu’a connue déjà la Rome impériale. Et pourtant
je veux cela. La liberté est épuisée, l’homme doit se retremper
dans son fond noir. Je dis cela, moi l’intellectuel, l’éternel
libertaire. »
Cette vision du monde provoquera plus que de la
surprise ou de la consternation auprès des gens proches de Pierre
Drieu La Rochelle : on finira par considérer que le personnage
est dans sa nature même ambivalent, toujours en train de chercher
autre chose, se contredisant de manière assumée et régulière,
etc.
C’est d’ailleurs l’excuse invoquée par ceux qui
n’ont jamais cessé, depuis 1945, de vouloir le réhabiliter. Mais ce
serait là ne pas voir que, refusant la production, la
transformation, le prolétariat, Pierre Drieu La Rochelle acceptait
le « mal » comme force de redressement.
Sa position est celle du romantisme fasciste :
« Le Parlement est une institution tuée par la
Presse et la Radio comme les chemins de fer, où les parlementaires
ne paient pas leur place, sont tués par l’auto et l’avion. Le
dictateur est un journaliste comme Mussolini et mieux, un somnambule
du haut-parleur et de la radio comme Hitler.
Démagogie du XXe siècle, le héros chuchotant vient
vous séduire dans votre lit.
Mais le héros est aussi un policier. En effet, il
exprime les décisions d’un comité d’économistes. L’économie
aujourd’hui est une police de la production et donc indirectement de
la répartition des biens.
Cette police ne peut s’exercer que par les moyens
éternels de la police. Dans les périodes troubles, la police qui
impose une nouvelle loi est formée pour une part des hors-la-loi
d’hier ; elle montrer la manière des hors-la-loi.
C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir à Hitler ou à Staline, qui furent longtemps dans l’illégalité, des façons de gangsters.
Nous sommes la proie en Europe de quelques bandes de gangsters (…).
Conditions économiques, transformation des forces de production, mouvement des inventions. Mouvement de l’invention, mouvement de l’esprit. L’esprit engendre les maux et les remèdes (…).
Les gangsters apportent l’ordre économique, du moins à l’état embryonnaire dans le cadre trop étroit des patries.
Grâce à cet ordre élémentaire, l’homme pourra peut-être se libérer de la machine, de la grande ville et renaître – l’homme, bourgeois, paysan ou prolétaire. »
Cette vision de l’Homme nouveau au-delà des
classes est romantique, mais ne tient pas car elle veut rétablir au
lieu d’établir. Elle cherche dans le passé ce qui est dans
l’avenir. C’est un romantisme qui a été incapable d’embrasser le
matérialisme.
D’où finalement, dans Socialisme
fasciste, cette tendance censée résoudre tous les
problèmes idéologiques :
« Nous nous battrons contre tout le monde. C’est
cela, le fascisme. »
L’antisémitisme de Pierre Drieu La Rochelle n’est
au départ qu’un préjugé de petit-bourgeois et de bourgeois, pour
se transformer de plus en plus en paranoïa exterminatrice. Le fait
que cet antisémitisme soit une fonction de son romantisme se reflète
dans les propos qu’il peut tenir dans son Journal tenu
entre 1939 et 1945 :
« Les amis juifs que je gardais sont mis en prison
ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je
ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction
des sentiments individuels et des idées générales est le principe
même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait
entorse à ses dogmes. »
Pierre Drieu La Rochelle est tellement enfoncé
dans son nietzschéisme qu’il en arrive à vouloir dépasser même
les valeurs qu’il a assumées. Cependant, il faut bien voir ici que
la figure antisémite du « Juif » est une lecture
romantique d’un être devenu une abstraction dont il faudrait se
débarrasser.
L’anticapitalisme romantique a obligatoirement
besoin du « Juif » comme fantôme à supprimer. Cela se
comprend parfaitement lorsque dans ce Journal, Pierre Drieu La
Rochelle tient le propos suivant :
« Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants
par la vie des grandes villes. »
C’est là le fruit d’une incompréhension de la
contradiction entre villes et campagnes. Le refus romantique de la
grande ville n’arrivant pas à un dépassement vers l’avenir, vers le
communisme, Pierre Drieu La Rochelle entend retourner en arrière.
C’est pourquoi, dans ce même Journal, qu’il souhaitait voir publié,
il écrit dans son « testament religieux et politique »
en 1939 :
« Je meurs antisémite (respectueux des Juifs
sionistes). »
Voilà pourquoi aussi, lorsqu’en pleine occupation
il reprend contact avec Paul Eluard – son vrai nom est Eugène
Grindel, son père étant juif – il reçoit une lettre pleine
d’allusion voilée à son antisémitisme délirant faisant des
personnes juives la source de tous les maux.
Voici en effet ce que Paul Eluard répond à la
tentative d’approche de Pierre Drieu La Rochelle, dans une lettre du
14 septembre 1942 :
« Dans le temps, j’ai eu pour vous, Drieu, de
l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans j’ai même cru
que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver.
Vous vous étonnez, paraît-il, de mon attitude envers
vous. Mettons-la, pour rester très général, sur le compte d’un
certain avis qui rend responsable de n’importe quel « crime »
(sic) des hommes, des femmes et des ENFANTS qui en sont innocents.
J’ai trop de cousins ! »
C’était trop tard, car Pierre Drieu La Rochelle,
enfoncé dans son romantisme, ne pouvait plus reculer et sa
personnalité, déjà foncièrement déformée par le capitalisme,
par un mode de vie décadent, par un romantisme idéaliste, ne
pouvait qu’avoir besoin de l’antisémitisme comme vecteur d’une
« radicalité » pseudo-révolutionnaire, pseudo-critique
du monde.
Tout romantisme, qui idéalisant le passé,
prétend critiquer le monde sans matérialisme (dialectique), a en
fin de compte la même approche que le national-socialisme,
attribuant au capitalisme développé un pseudo caractère « juif ».
Tout comme le national-socialisme, Pierre Drieu La
Rochelle conjugue de telles réflexions avec une paranoïa complète
et un racialisme débridé.
Dans le Journal, on peut ainsi lire :
« Mais ce n’est pas un peuple, c’est une caste.
Hier, une Juive vient me voir. Je ne vois pas tout de suite qu’elle
est juive. Elle était assise de face dans mon bureau. Puis, un mot
lui vient. Elle prétend que Franco n’est qu’un massacreur.
Je tressaille, je la regarde mieux. Je vois ce gros œil
un peu dilaté, un peu exorbité, trop bleu, fixe (un peu comme celui
de [Henry] Bernstein [un dramaturge], cette courbure moutonnière,
cette mâchoire un peu lourde et déformée, ces dents un peu
africaines, ces cuisses mal attachées au bassin. Jolies, d’ailleurs.
Elles me font froid. »
Ces propos, d’une logique exterminatrice évidente,
sont à rapprocher d’un fait important : Pierre Drieu La
Rochelle s’est marié à la sœur d’un ami, dont la famille était
d’origine juive mais convertie au christianisme. Il justifiera son
mariage avec Colette Jéramec par le fait qu’elle était riche.
De fait, la vie de Pierre Drieu La Rochelle
consistera à se marier avec des femmes riches ou bien à en devenir
l’amant, notamment à partir de 1935 de la très mondaine Christiane
Renault, l’épouse du richissime industriel Louis Renault, l’une des
plus grandes figures de la réaction en France alors. Cette relation
sevira de prétexte à un très mauvais roman se déroulant dans un
Orient de pacotille, Beloukia.
Pierre Drieu La Rochelle en arrive même à une
sorte de schizophrénie, oscillant entre pragmatisme parasitaire et
antisémitsme comme fièvre « révolutionnaire », comme
en témoigne ces lignes dans son Journal :
« – Quelles femmes aurais-je dû épouser raisonnablement ? Mania Heilbronn ? Elle était belle et riche et sérieuse. Mais elle avait l’esprit stupide des Juifs riches et frottés au gratin, figés entre leurs craintes, leurs rancunes et leur éternel gauchissement et leurs incapables velléités d’assimilation.
J’aurais eu mauvaise conscience. Que serais-je devenu, avec des enfants, quand j’aurais été repris par l’antisémitisme. En aucune situation, je n’aurais pu résister à l’appel de l’Allemagne. »
L’Allemagne, semblant victorieuse, était un appel inévitable pour Pierre Drieu La Rochelle, coupé du prolétariat, vivant comme un dandy, incapable de saisir le principe de transformation.
Une fois le relativisme par rapport à la haute
bourgeoisie assumée, Pierre Drieu La Rochelle arrive au point où il
peut théoriser le fascisme, justement comme une non-idéologie. Quel
est alors le programme de Pierre Drieu La Rochelle
dans Socialisme fasciste ? Quelle est sa vision du
monde en 1934 ? Et en quoi consistera alors la révolution qu’il
appelle de ses vœux ?
Dans Socialisme fasciste, Pierre
Drieu La Rochelle présente celle-ci de la manière suivante :
« Cette révolution pour ne pas être prolétarienne
n’en est pas moins profonde. Rendue nécessaire par la ruine de
l’économie capitaliste, du système parlementaire, de la
civilisation démocratique, elle détruit le complexe des vieilles
classes et en crée un nouveau.
Pour ne pas être marxiste, elle ne sonne pas moins le
glas pour tous ceux qui ne sont antimarxistes que du point de vue de
la conservation de la vieille technique et des vieux privilèges (…).
L’économie exigée par les temps nouveaux est une police
de la production (…). Le capitalisme défaillant ne peut se
survivre qu’en mourant à lui-même, en se métamorphosant dans
quelque chose qui est peu ou prou son contraire. Il devient une
institution d’État (…).
On voit dans les partis fascistes ou communistes se
coudoyer anciens aristocrates, bourgeois, prolétaires qui avouent
qu’ils n’ont en commun qu’un caractère abstrait : celui de
membre du parti. Dans une époque d’extrême conscience historique
et, d’autre part, d’immense déliquescence sociale, il est naturel
d’aboutir ainsi à une institution volontaire (…).
Bien loin qu’il y ait une dictature de classe, il n’y a
même pas dictature de parti ; il y a obéissance du parti. Cela
à Moscou comme à Rome ou Berlin. »
C’est ici la vision petite-bourgeoise d’une fusion de toutes les « bonnes volontés » pour dépasser le régime. Pierre Drieu La Rochelle ne fait d’ailleurs même pas semblant de masquer cet aspect petit-bourgeois : il l’assume même.
Le nouveau parti qu’il compte fonder est une sorte
de parti radical réactualisé dans une époque nouvelle :
« Le prolétariat, est-ce que je le connais ?
Je ne connais pas les ouvriers, pas plus que les paysans.
Mais y a-t-il là quelque chose de spécifique à
connaître ? Je ne le saurai jamais.
Est-ce qu’il y a des classes ? Je ne le crois pas.
Pourquoi est-ce que je le crois pas ? Parce que je
suis un petit bourgeois. Je tiens à toutes les classes et à aucune.
Je les déteste et les apprécie toutes.
Mais après tout, pourquoi est-ce que je n’aurais pas le
droit de parler ? Pourquoi n’aurais-je pas raison ? Est-ce
que dans ma moyenne je ne suis pas tout ? Je suis tout. Je
parle : qu’on m’écoute.
Je ne veux pas qu’on abuse davantage de ce mot
travailleur. Nous aussi nous sommes des travailleurs.
Les paysans et les bourgeois sont aussi des travailleurs
– comme les ouvriers. Certes, si le travail de l’ouvrier paraît le
travail par excellence, c’est qu’il est le plus affreux, le travail
de la machine. Mais le travail de bureau ne l’est pas moins.
Je veux défendre l’ouvrier comme une partie de mon sang,
comme une partie du peuple. Je veux le défendre contre la grande
ville.
Je dis que la grande ville c’est le capitalisme.
Pourquoi ne suis-je pas communiste ? Mais pourquoi
ne suis-je pas réactionnaire ?
Parce que je suis un petit bourgeois et que je ne crois
qu’aux petits bourgeois. Cette espèce de petits bourgeois qui tient
du petit noble, du bourgeois des professions libérales, du paysan,
de l’artisan.
Mais qui n’aime ni le fonctionnaire, ni l’employé, ni
l’ouvrier d’usine quand ils ont oublié leur origine concrète.
Rien n’a jamais été fait que par nous. Et le socialisme
sera fait par nous ou ne sera pas fait. »
Un tel discours, ouvertement démagogique de la
part de quelqu’un issu d’une bourgeoisie de faible nouveau et vivant
au milieu des grands-bourgeois rentiers à Paris, obéit en fait au
besoin romantique de Pierre Drieu La Rochelle d’unir ce qui est unit
dans un grand élan.
Il fait ce choix, parce que c’est le seul qui lui
possible, de manière pragmatique. Qui plus est, il n’est même pas
optimiste, exprimant même ouvertement ses doutes et ses espoirs
entièrement romantiques :
« Corporatistes, vous dites que vous représentez
et que vous imposerez la Troisième Force ; que votre Ordre
Nouveau s’instaurera à la fois contre ces deux manifestations
secrètement jumelles de la contrainte – le monopole capitaliste et
l’État marxiste, que la France demain renaîtra de la fédération
spontanée des familles et des métiers, des corporations et des
régions.
Je ne puis guère vous croire, mais je veux vous suivre.
Je ne puis guère croire que l’État ne doive
intervenir dans le premier mouvement de cette spontanéité. Mais
alors s’en ira-t-il jamais?
Il arrivera à vos corporations ce qui est arrivé aux
soviets : la tutelle de Staline n’est pas près de finir. Ni
pour les corporations italiennes la tutelle de Mussolini.
Mais les dictateurs passent et il faudra bien que les
hommes se débrouillent de nouveau par eux-mêmes ; alors, vous
aurez raison.
Et en tout cas, ce détour corporatiste c’est notre
manière à nous, petites gens, entre toutes les classes, toutes les
doctrines. »
C’est là un aspect très important, voire
fondamental. Pierre Drieu La Rochelle se force, il exprime un besoin
romantique qu’il ne sait pas synthétiser, alors il tente de le
canaliser, mais il voit que c’est bancal, et il ne sera jamais dupe
de cet aspect. Alors il se force, il pousse jusqu’au bout tout ce
qu’il trouve.
L’antisémitisme est ici un exemple flagrant de cet idéalisme bancal ayant besoin d’un élan, aussi délirant soit-il.
Dans les articles de La Lutte des
Jeunes, Pierre Drieu La Rochelle justifie sa démarche au
nom du pragmatisme. Dans Verra-t-on un parti national et
socialiste, il explique que le communisme ne peut pas
gagner, en s’appuyant sur l’exemple autrichien, avec le coup
d’Etat austro-fasciste du 12 février 1934.
« Un fait très important ce 12 février, souligné
par le fait du même jour en Autriche. Le même jour en Europe était
prouvé que le mouvement extrémiste de gauche est voué à
l’écrasement isolé ou à la confusion démocratique.
Impuissance totale du socialisme en Europe – du
socialisme des partis socialistes. En définitif anéantissement du
communisme qui se résorbe dans le socialisme impuissant (…). Le
monde de gauche est incapable de renverser le capitalisme, comme le
monde de droite est incapable de renverser la démocratie – parce
que les deux mondes se tiennent (…).
C’est évidemment parmi les clans où, selon une vision
périmée, l’on supposerait, l’antifascisme le plus naturel, qu’on
peut trouver les seuls esprits susceptibles de devenir fascistes :
dans les milieux de jeunes radicaux et de jeunes socialistes ou
communistes.
C’est que vivent là déjà la tradition jacobine voire
césarienne et la tendance syndicaliste ou socialiste qui sont à la
base de tout fascisme et qui mettent ces clans en communication
inconsciente et spontanée avec le courant européen du fascisme. Le
fascisme est toujours parti de la gauche.
Et si dans son développement tumultueux, il entraîne
des éléments de droite, et semble même d’abord leur faire de
concessions ou des emprunts, on s’aperçoit bientôt que ces éléments
sont voués à perdre leurs caractères vitaux dans le mélange et
qu’ils doivent y trouver leur perte (…).
Je dis la jeunesse européenne. Mais la jeunesse
française ? Tout d’un coup, cette jeunesse est apparue place de
la Concorde vers 11 heures du soir, le 6 février. A cette heure-là,
la jeunesse dominait : les vieux, premiers blessés, se
retiraient. Il y avait là des fils de bourgeois, d’employés, et
d’ouvriers.
Les uns étaient de droite, les autres d’extrême-gauche,
beaucoup étaient jeunes simplement. Cette jeunesse voulait se battre
et se battait, elle ne savait ni comment, ni pour qui, ni pourquoi.
Demain, elle le saura… »
Il va de soi qu’on est là dans une théorisation
totalement abstraite, servant à former un mythe politique. Le 6
février était déjà un coup de force de forces d’extrême-droite,
seulement Pierre Drieu La Rochelle, et avec lui la mouvance de La
Lutte des Jeunes, entend expliquer l’échec de celui-ci par
le manque de dimension « socialiste ».
La revue se positionne comme « dépassement »
de l’extrême-droite ayant existé jusque-là.
Il y a ainsi une critique de Maurras dans la même
article :
« Alors que le problème urgent était une
construction économique et sociale, Maurras s’est absorbé et a
absorbé avec lui une partie de la jeunesse française, dans l’étude
savante, ingénieuse mais fort intempestive de certains problèmes de
haute psychologie politique qui tournent autour d’une idée de
monarchie tempérée et somme toute constitutionnelle. »
Quant au colonel de la Rocque, Pierre Drieu La
Rochelle fait son assassinat dans l’article « Si j’étais La
Rocque ». La Rocque devrait voir comme un précurseur, comme un
Saint Jean Baptiste, comme quelqu’un devant profiter de sa « nature
d’administrateur africain ».
Il en profite pour au passage donner ce conseil
meurtrier :
« L’Action française a une fonction dans l’histoire qui est celle du souvenir. Si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas beaucoup de mal. Maurras a replacé parmi nos lares [des divinités romaines familiales] le dieu de la vieille monarchie.
Il ne faut jamais se battre contre les dieux : on
leur fout un bâtonnet d’encens entre les pieds et on leur tourne le
dos. »
Il fusille dans le même style Gaston Bergery,
figure radicale basculant dans la perspective fasciste, mais selon
Pierre Drieu La Rochelle, incapable de rompre avec le marxisme. Il y
exprime alors l’espoir que Jacques Doriot fera cette rupture.
Pierre Drieu La Rochelle sera également proche
de L’Homme nouveau, une revue existant de 1934 et
1937 et exprimant le point de vue des « néo-socialistes »,
expression fasciste dans la SFIO.
Il en ressort que Pierre Drieu La Rochelle est
entièrement dans la tradition de Georges Sorel. Il explique
d’ailleurs, dans Socialisme fasciste, en 1934,
que :
« Mussolini a bénéficié de tout l’effort produit
par le renouveau syndicaliste de Sorel et Labriola au sein du
socialisme d’une part, par le groupe des intellectuels nationalistes
d’autre part. »
Il dit également :
« Ma confiance dans l’avenir du socialisme vient du
spectacle que donnent aujourd’hui les pays fascistes. S’il n’y avait
pas ce spectacle complexe mais plein de signes, je désespérerais,
car je n’aurais sous les yeux, par ailleurs, que la triste agonie du
socialisme officiel dans les vieilles démocraties (…).
Oui, il y a beaucoup de socialisme en fermentation dans
le monde fasciste (…).
Je veux dire ce socialisme vif, volontaire, – souple,
pragmatique – qui était celui de Owen en Angleterre, de Proudhon
en France, de Lassalle en Allemagne, de Bakounine en Russie, de
Labriola en Italie – et qui a été longtemps tenu sous le boisseau
par les succès apparents d’un marxisme qui trahissait peut-être le
sens aigu montré par Marx dans ses moments les plus géniaux mais
qui, dans son épaisse tonalité générale, doit pourtant être
imputé à Marx, car celui-ci l’a laissé dominer l’ensemble de son
œuvre théorique.
C’est le socialisme non-marxiste qui se réveille à
travers le fascisme – aussi bien à Berlin qu’à Rome. »
Pierre Drieu La Rochelle, pétri de pragmatisme,
vivant comme un dandy parmi la haute bourgeoisie, exprime même un
grand relativisme face à la situation de la haute bourgeoisie des
pays fascistes, idéalisant la capacité de l’Etat à la contrôler :
« Certes, en Italie, et en Allemagne il y a encore
des messieurs qui s’épanouissent dans de beaux châteaux ou de beaux
palais et qui dévorent la plus-value.
Mais voilà bien le cadet de mes soucis. D’abord, mon
socialisme n’est pas celui de l’envie.
Ensuite, ce qui m’intéresse ce n’est pas ce qui se passe
dans les châteaux, mais dans les bureaux. Or, là M. Thyssen, ou tel
monsieur de Milan, a devant lui quelqu’un qui est plus fort que lui.
Nous ne pouvons pas en dire autant en France ou en
Angleterre pour nos gros messieurs (…).
Le capitalisme épuisé a besoin de l’État pour le
soutenir : il se livre à l’État fasciste. La mécanisation
du capitalisme aboutit à son étatisation.
On me dira : « Vous nous la baillez belle :
l’étatisation du capitalisme, c’est le capitalisme d’État. Quel
rapport avec le socialisme ? C’est bien le contraire. »
Voire. Le capitalisme d’État, c’est aussi la reprise
de l’État sur le capitalisme. Or, là, il y va du tout.
Cette reprise de l’État, c’est un changement complet
de l’orientation de l’économie. Du jour où le capitalisme dans les
cadres de l’État, il ne travaille plus pour des buts individuels,
il travaille pour des buts collectifs, et pour des buts limités. »
Ces lignes sont ridicules et Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas le savoir. Il a accepté sciemment que la haute bourgeoisie se maintienne au sein d’un socialisme censé être avoir une justification par le rôle prétendument central de l’Etat… Un Etat qu’il est censé dénoncer à la base pour affirmer la nécessité d’une société centralisée, dont l’Etat serait le couronnement, l’armature.
Comment Pierre Drieu La Rochelle a-t-il été
suffisamment galvanisé pour dépasser sa position du rejet
romantique de la machine jusqu’à devenir le théoricien du
« socialisme fasciste » ?
Voici un passage éminemment intéressant, tiré
de l’article Modes intellectuelles, publié
dans Les Nouvelles littéraires du 6 janvier
1934, soit exactement un mois avant les fameux événements du 6
février.
Pierre Drieu La Rochelle y formule une définition
du fascisme sur le plan des idées qui sera la même pour laquelle,
cinquante ans après, l’historien israélien Zeev Sternhell sera
décrié par les universitaires français.
Il présente ce qu’a été pour lui l’influence de
Georges Sorel et la tentative de fusion de la droite et de la gauche.
« Donc, vers 1910, quand j’entrai à l’Ecole des
sciences politiques, le vent n’était pas au marxisme. Je lisais
Sorel et les écrivains syndicalistes. Je lisais Jaurès, qui faisait
du marxisme une transposition bien allégée, bien édulcorée, qui
réagissait à ce mouvement germanique comme Renan avait déjà réagi
à un autre.
Je lisais Bernstein et Kautsky, disciples fort émancipés,
fort rebelles, fort traîtreux. Je lisais les disciples, mais je ne
lisais pas le maître. Je ne lisais pas Marx du tout.
Le problème social se présentait sommairement à moi
comme une lutte entre une classe ouvrière batailleuse, autonome,
méfiante à l’égard des parlementaires et des intellectuels, et une
bourgeoisie qui devenait consciente jusqu’au cynisme.
La solution de ce problème, c’était une question de
force qui devait être posée par la grève générale [tout le point
de vue ici développé est celui de Georges Sorel].
D’autre part, j’entrouvrais l’Action française, et
surtout en marge de l’Action française, Les Cahiers du Cercle
Proudhon, où la théorie syndicaliste était reprise et insérée
dans un système vivement composite.
Sans doute quand on se réfère à cette période, on
s’aperçoit que quelques éléments de l’atmosphère fasciste étaient
réunis en France vers 1913, avant qu’ils le fussent ailleurs.
Il y avait des jeunes gens, sortis des diverses classes
de la société, qui étaient animés par l’amour de l’héroïsme et
de la violence et qui rêvaient de combattre ce qu’ils appelaient le
mal sur deux fronts : capitalisme et socialisme parlementaires,
et de prendre leur bien des deux côtés.
Il y avait, je crois, à Lyon des gens qui s’intitulaient
socialistes-royalistes ou quelque chose d’approchant. Déjà le
mariage du socialisme et du nationalisme était projeté.
Oui, en France, aux alentours de l’Action française et
de Péguy il y avait la nébuleuse d’une sorte de fascisme. C’était
un fascisme jeune, qui ne craignait pas les difficultés et les
contradictions et qui, sincère, se croyait capable de rester pur.
Entre le capitalisme et le socialisme, on se promettait
de ne pas verser et de ne pas se soumettre à l’un plus qu’à
l’autre.
Déjà, je rôdais partout et je ne m’arrêtais nulle
part. Ce n’était pas vain que, dans mon Ecole j’apprenais en même
temps le maniement des affaires et l’histoire. En conséquence mon
propos intime, quand je partais dans mes pérégrinations, était
seulement de me renseigner de toute part et de ramener des forces
neuves dans les cadres existants où l’exemple de quantité d’hommes
sérieux me prouvait qu’on pouvait faire œuvre utile (…).
Lisant Sorel, Maurras et Jaurès, pratiquement je
travaillais sous l’oeil un peu inquiet de M. Leroy-Beaulieu, avec un
groupe d’étudiants radicaux-socialistes parmi lesquels je rêvais
d’une République autoritaire, syndicaliste et d’un nationalisme
plutôt cynique qu’hypocrite.
Et puis la guerre est arrivée qui a balayé cela. Et
puis la paix est revenue, introduisant dans la sarabande des mythes
politiques un nouveau personnage : le communisme, dont les vrais
ressorts demeurèrent longtemps inconnus.
Entre-temps, le fascisme français avait été tué. Tous
ses jeunes tenants étaient morts, ou mutilés, ou disparus (…).
Critique du machinisme, confusion du capitalisme et du
marxisme, critique du nationalisme intellectuel, nécessité de
combiner l’individualisme et le socialisme dans une synthèse mobile
– tout cela c’est mon bien depuis longtemps. »
Or, les événements de février 1934 ont donné
naissance à une revue, intitulée La Lutte des Jeunes, qui
va regrouper précisément la nouvelle génération de fascistes,
après celle du Cercle Proudhon brisé par la
première guerre mondiale.
La revue a été fondée par Bertrand de Jouvenel,
dont la mère était juive et qui était jusque-là membre du Parti
radical, ayant publié cependant un ouvrage en 1928
intitulé L’économie dirigée. De fait, il
appartient au courant dit des « planistes ».
Bertrand de Jouvenel, après l’étape de cette
revue, deviendra le rédacteur en chef de L’Émancipation
nationale du Parti Populaire français de Jacques Doriot.
Rompant en 1938, il est lié aux collaborateurs ainsi qu’aux services
de renseignement gaullistes, avant de partir en Suisse en 1943. Dans
l’après-guerre, cette figure du fascisme français fera un procès
en diffamation gagné à Zeev Sternhell, ce dernier l’ayant défini
comme « pro-nazi » et devant payer un franc symbolique.
La Lutte des Jeunes regroupait
différents intellectuels donc liés au planisme comme Henri De Man,
des spiritualistes comme Emmanuel Mounier adepte du
« personnalisme ».
La revue était donc un sas de regroupement et de
théorisation, à l’existence ainsi éphémère (du 25 février 1934
au 14 juillet 1934), mais c’est précisément dans cette revue que
Pierre Drieu La Rochelle va écrire plusieurs articles, dont certains
formeront la base du document Socialisme fasciste.
D’ailleurs, ces articles paraîtront tout au long
de l’existence de la revue :
– Réflexions sur le 6 février dans le
premier numéro, du 25 février 1934 ;
– Verra-t-on un parti national et
socialiste, dans le second numéro, du 4 mars 1934 ;
– Contre la droite et la gauche, dans
le troisième numéro, du 11 mars 1934 ;
– Dialogue avec un pauvre de droite, dans
le cinquième numéro, du 25 mars 1934 ;
– Notre courage et vos idées
claires, dans le huitième numéro, du 15 avril 1934 ;
– Congrégations ?, dans
le neuvième numéro, du 22 avril 1934 ;
– Si j’étais La Rocque, dans
les numéros 12 et 13, du 20 mai 1934 ;
– Sous Doumergue, dans le
quatorzième numéro, du 27 mai 1934 ;
– L’homme (Gaston Bergery), du
quinzième numéro, du 3 juin 1934 ;
– La République des indécis, dans le seizième numéro, du 10 juin 1934.
Pierre Drieu La Rochelle procède donc dans Le
jeune européen à une critique de la machine :
« Moment critique. Les machines font un énorme et
implacable et irrésistible système de critique, de destruction, qui
a germé dans notre sein et qui nous ronge. »
Il se focalise sur la notion de création,
d’artisanat :
« Par exemple, telle machine happe un caillou. Ce
caillou est prospère, il a reçu de l’influence des divinités
atmosphériques, une forme palpitante. La machine le broie et il en
sort un ciment informe, inanimé, si profondément, si lourdement
paresseux, à quoi l’homme renonce à conférer une vie plus haute
que celle que connaissait ce morceau de matière quand il était
caillou.
Ce sera cette misérable maison moderne. Tandis
qu’autrefois au temps de la jeunesse et du génie, la pierre accédait
à un plus haut degré dans l’échelle de la création par la
métamorphose ennoblissante que lui procurait la main de l’homme,
tailleur de pierre. »
Cependant, la preuve qu’il est ici un romantique,
c’est qu’il n’appuie pas sa critique sur une conception raciste ou
nationaliste, mais en fait le besoin de l’humanité dans son essence
même :
« Pour empêcher la destruction lente que je vois
en tout sens, pour arrêter l’évolution pernicieuse, je veux
interposer une destruction immédiate, totale, qui ramène l’histoire
à ses débuts (…).
Ainsi serait sauvé et restitué l’humain. Ce qui est la
souche, ce qui permet les fruits et les fleurs et les feuilles,
l’animal et l’enfant. Il faudrait que les vertus renaissent. Il y a
quelque chose sous le ciel que j’appelle toujours, c’est la fraîcheur
du sang.
Sentir que la sève des feuilles coule directement dans
les veines de l’homme:ne pas laisser les lèvres de l’homme se
dessécher loin du sein de sa nourrice (…).
Il ne s’agit plus de maintenir le Français, ni même
l’Européen, mais l’Humain.
Maintenir l’humain, faire en sorte qu’il y ait encore
longtemps une expression humaine du monde, par des chants et des
prières, des amours, toutes sortes de fabriques.
Car nous ne voulons pas encore nous perdre tout entiers
en Dieu. Faits de la boue de cette planète, nous ne pouvons
concevoir l’activité spirituelle que selon une morphologie inhérente
à cette boue. »
Et Pierre Drieu La Rochelle est tout à fait
conscient des limites de son romantisme, de l’incapacité totale à
être en mesure de mettre en place ce qui reste une fantasmagorie :
« [Pierre Drieu La Rochelle fait ici parler quelqu’un critiquant son point de vue] Donc, on détruit l’économie : au diable les banques, les usines, les chemins de fer. Plus d’argent. Plus de presse.
Enfin les hommes respirent, ils ne vont plus au bureau, ils quittent les villes… Car c’est bien cela, n’est-ce pas, que vous voulez? Votre effort ne peut aboutir qu’à cela.
Votre passion pour ébranler le inonde présent devrait être si violente qu’elle ne pourrait moins faire que le briser. Ou bien alors c’est un effort modéré, qui veut en prendre et en laisser, mais qui alors s’amortira et se confondra avec les autres compromis.
Le communisme en Russie, parce qu’il n’a point rétrogradé à la horde, rejoint l’américanisme, un idéal de production de fer-blanc.
MOI
Oui, ce rude dilemme : un réformisme rafistoleur, équivoque, souffreteux, ou un anarchisme incendiaire qui seul puisse relancer le feu des âmes. »
Telle est la base qui a amené à la conception
du Socialisme fasciste : l’incapacité à
avancer vers un bloc continental a renforcé la critique d’un monde
moderne vu selon un prisme petit-bourgeois, mais avec une charge
romantique très puissante, s’appuyant sur une dignité du réel
totalement incomprise.
C’est pour cela que les événements de 1934 vont être l’occasion d’une lecture idéaliste et forcée, prétexte à l’affirmation d’une conception fasciste censée être pure.
Comment Pierre Drieu La Rochelle, avec son
romantisme, caractérise-t-il la société? Dans Le
jeune européen, Pierre Drieu La Rochelle exprime en fait
une panique petite-bourgeoise devant le monde moderne, qui se résume
pour lui en deux aspects : le machinisme d’un côté,
l’égalitarisme de l’autre.
C’est ce point de vue petit-bourgeois qui lui fait
s’associer de manière idéaliste le capitalisme et le communisme,
considérés comme les rouleaux compresseurs de la production
centralisée.
Cela se fait aux dépens de la personne, mais en
romantique ayant basculé dans la réaction, Pierre Drieu La Rochelle
assimile la personne à l’individu. Capitalisme et communisme
apparaissent alors comme de gigantesques processus d’anonymisation.
Le communisme, permettant l’épanouissement des
personnes par le dépassement de l’individu dans le collectivisme,
dans la richesse matérielle et l’unification culturelle, lui est
invisible ou, lorsque cela est perçu, foncièrement nocif.
Voici comment il exprime cette panique
obsessionnelle petite-bourgeoise :
« Nous entrons dans une époque où la vie n’est
qu’un rêve collectif. Les hommes mènent des destinées parallèles ;
chacun ne pense qu’à son individu mais il ne trouve plus pour
nourrir cet individu qu’une panade commune, un brouet spartiate, de
plus en plus délayé.
Regardez dans un cinéma cette foule qui baigne dans une
ombre égale. Ce poisson vient battre, comme dans un aquarium, contre
la paroi lumineuse de l’écran, la seule issue pour tous ces
égoïsmes, noyés, asphyxiés.
L’individu exaspéré, exténué va mourir, et de lui va
naître un communisme étrange, fascinante, inévitable.
Cela me fait peur. Quelle tournante évolution suit
l’humanité ? Pour le moment voilà où nous en sommes, à cet
alignement monotone de signes, sans plus de valeur personnelle, de
plus en plus désincarnés.
Et la scène va-t-elle produire quelque chose de plus
substantiel que ces chiffres serrés les uns contre les autres, qui
ne gardent que par habitude leurs vieux masques divins, ces chiffres
qui font semblant d’être encore des visages ? »
La critique romantique idéaliste, en quête d’une source extérieure par incapacité à lire la contradiction interne, voit ici un dénominateur commun au capitalisme et au communisme : la machine.
Pourquoi ? Parce que la machine s’oppose au
corps. On a ici une dénonciation romantique en lieu et en place de
la critique scientifique, matérialiste dialectique, de la
contradiction entre travail manuel et travail intellectuel, entre
villes et campagnes.
Ne profitant pas de cette base intellectuelle,
perdu dans son nietzschéisme, Pierre Drieu La Rochelle aboutit à
une critique idéaliste qui, incapable de voir ce qu’est une
production, pleurniche sur la création, sur l’artisanat, avec un
imaginaire résolument petit-bourgeois :
« L’homme n’a de génie qu’à vingt ans et s’il a
faim. Mais l’abondance de l’épicerie tue les passions. Bourrée de
conserves, il se fait dans la bouche de l’homme une mauvaise chimie
qui corrompt les vocables.
Plus de religions, plus d’arts, plus de langages. Ses
désirs assommés, l’homme n’exprime plus rien.
Il est écrit dans l’évangile de Saint Jean : « Je suis en mon Père, et vous en moi, et moi en vous. » Les doigts de l’homme sont divins : à la matière qui est vivante — un caillou est mouvant comme mon cœur — ils peuvent communiquer une seconde vie, de même que, selon le dogme catholique, du pain qui est déjà chair et sang, le prêtre peut faire l’Eucharistie, qui est deux fois pain de vie.
Mais l’homme ne peut déléguer ce pouvoir absolu de ses doigts à un agent déjà issu de ses œuvres. A peine si le sculpteur peut se servir de l’ébauchoir, le peintre du pinceau, le musicien de l’archet.
L’homme peut imprégner d’esprit un objet, faire jaillir d’un piano, d’un vase, d’un paysage, de longues sources de suggestions spirituelles, mais il faut qu’il soit là, qu’il les ébranle de ses mains.
L’outil n’est efficace que dans la main de l’homme, l’homme ne peut abandonner l’outil à lui-même. La filiation poussée au second degré ne porte plus ou, du moins, dégénère sans remède.
L’homme peut engendrer, il ne peut transmettre le pouvoir de la génération, insérer dans l’ordre de la matière une initiative indépendante et neuve, intercaler entre lui et les choses une race intermédiaire.
Mais cela qui lui est interdit l’homme a voulu l’accomplir et l’imposer à la nature, le faire accepter de Dieu. Il l’a voulu pour la pire raison par lassitude. La race européenne, américaine, maîtresse de la planète, comme les grands peuples conquérants au bout de leur effort, a voulu se reposer du poids de son travail sur un monde inférieur de vaincus et d’esclaves.
Au lieu de les prendre dans les rangs d’autres races — ce qui lui était interdit par tout un monde de circonstances et de pensées — elle a été les chercher hors du cercle animal, dans ce monde qu’à tort elle dit inanimé, dans le règne minéral, végétal. Avec les métaux, après avoir façonné l’outil unilatéral, inarticulé, inerte, elle conçoit la machine subtile, complexe, souple, capable de reprendre l’impulsion, de conserver le mouvement.
Beaucoup croyaient qu’ainsi l’homme servait son désir le plus haut, qu’après une victoire définitive sur la matière, il allait aiguiller l’esprit sur une voie libre, le lancer sur un rail d’infini.
Mais le mal se mêle au bien et rend les intentions fourchues : au moment même où il faisait un si grand effort, l’homme cherchait une pente où se laisser aller et se détendre. Il l’a trouvée et il s’y est tenu; et c’est pourquoi il est puni.
Car s’il ne peut conférer à des instruments le pouvoir d’engendrer la vie, par un revers inexorable, il peut les investir d’un pouvoir de mort.
La machine est née de la paresse de l’homme. Elle est née décrépite et ruineuse, elle ne peut engendrer que des cadavres. Pourtant, comme ils ont l’air jeune et vigoureux, ces beaux bras d’acier !
Mais ce ne sont que les pinces d’un vieux crabe maléfique.
Un enfant sort du ventre de sa mère ; si Dieu oublie de lui donner une âme, il coule comme de la gelée. Ainsi tout ce qui sort de la machine. »
Ce discours anti-machines est typique de la petite-bourgeoisie des années 1930, reflétant son refus du grand capitalisme, qu’elle sait être son fossoyeur. Et ce discours utilise des ressorts philosophiques à prétention humaniste, alors qu’il s’agit en réalité d’un existentialisme nietzschéen.
L’essai Le jeune européen est
une tentative de formulation romantique d’un dépassement de sa
situation personnelle historique pour aboutir, à travers
l’ultra-subjectivisme, à la production d’un idéalisme « pur ».
Comment Pierre Drieu La Rochelle se
présente-t-il ? Il dit de lui :
« Toute une époque est une aventure. Je suis un
aventurier. Bonne époque pour moi que mon époque, notre chère
époque. Je connaissais déjà les courses d’auto, la cocaïne,
l’alpinisme.
Je trouvais dans cette Champagne désolée, abstraite, le
sport d’abîme que je flairais depuis longtemps.
Patrouilles, guerre de mines, camaraderie bestiale et
farouche, gloire sordide. »
Ce fut la base d’une expérience présentée sous
un angle mystique :
« Pendant trois mois d’abjection physique, dans la
dysenterie, parmi ces armées de paysans, d’employés et d’ouvriers,
encadrées d’intellectuels délirants, jetées les unes contre les
autres, par de vieux chefs de gare désorientés, dans des massacres
obscurs, je connus un transport inouï.
Je fus l’ermite des charniers. »
Par conséquent, il y a une forme de
transcendance, qu’il s’agit de revivre afin de pouvoir ne serait-ce
que vivre :
« Il faut avoir tué de sa main pour comprendre la
vie. La seule vie dont les hommes sont capables, je vous le redis,
c’est l’effusion du sang : meurtres et coïts. Tout le reste
n’est que fin de course, décadence. »
Or, le développement du capitalisme, en tant que
développement des forces productives, d’une vie facile se
développant malgré et même contre l’expérience de la première
guerre mondiale, pose une approche radicalement différente, que
Pierre Drieu La Rochelle vit extrêmement mal :
« Tandis que les Américains canonnaient la Nature,
les Européens, les uns sur les autres, encore trompés par de
vieilles coutumes, se canonnaient entre eux.
Mais vienne la paix et il ne s’agirait plus que de boîtes
de conserve et d’autos à bon marché. »
On voit le grand problème : Pierre Drieu La
Rochelle reconnaît l’aliénation amené par le développement du
capitalisme, mais il lui oppose non pas l’avenir, mais le passé.
Il est à la fois scandalisé que sa propre expérience soit aussi rapidement placée à l’arrière-plan de l’histoire, et choquée de la rapidité du développement en cours.
Le thème de la nature est vu, mais incompris, cantonné principalement à la question du corps, celui de l’homme, et pourtant on devine tout à fait comment, à travers la critique romantique petite-bourgeoise de Pierre Drieu La Rochelle, il y a la dénonciation romantique d’un monde rempli de futilités, voire une véritable critique de l’aliénation, comme dans le long passage suivant :
« L’éclairage : sauf dans quelques intérieurs
étroits, l’homme pas encore su maîtriser la force nouvelle de
l’électricité, dont il se blesse par mille éclats, par
infatuation.
Il ne sait pas la capter, la calmer, la rendre chaude et
douce ou alors il l’amortit, il la met sous le boisseau, et ce sont
des pénombres funèbres (…).
Ces idiots aveugles, incapables de se tenir à la hauteur
de leurs propres inventions, n’ont pas encore remarqué que
l’électricité tuait les nuances et que seules des couleurs crues,
profondément massées, pouvaient faire front contre ces charges de
clarté blanche.
De même, le vêtement n’est pas traité à l’échelle
neuve : des détails vétilleux embrouillent la tache des
costumes, entravent l’arabesque des corps.
Il faudrait faire alterner des partis-pris : tantôt,
sur un fond uni, faire ressortir le corps humain à force de lumière,
comme le font photographes et cinégraphes, et tirer de cette seule
matière tout son trésor de suggestion linéaire quand c’est une
ombre plate sur un fond clair, ou de plasticité quand son volume est
pétri par l’ombre : tantôt fondre ce corps dans le décor, ne
l’utiliser plus que comme un élément entre autres, comme un
véhicule pour charrier des couleurs, un mobile pour déplacer des
lignes dans un tableau qui capte tout le tourbillon de la nature,
comme font les Ballets Russes. »
« Que de femmes, cette époque est femme, abîme de
jouissance, anxieuse et énervée. »
D’où une révolte romantique contre la banalité
de la vie quotidienne, contre le sordide d’une vie quotidienne vide
de sens.
« Apparemment, on peut se retourner encore dans le
monde par un débrouillage individue ; l’un est très fier
d’avoir inventé un nouveau système de boutons de manchettes ;
l’autre d’avoir réuni la fabrication des fromages et l’industrie
touristique dans le Lot-et-Garonne.
Mais ils ne prennent pas garde que leur initiative émerge
à peine un instant du courant de plus en plus monotone de la
production moderne, et qu’en réalité, depuis le président de la
banque jusqu’au dernier comptable, ils sont tous employés, salariés,
dans les mêmes bureaux, mobilisés de force au service d’un vaste
communisme obscur, confortable, ennuyeux, laid.
Il n’y a pas de bonté, mais un grand adoucissement des
mœurs. Les riches ne voient pas les pauvres, ne conçoivent pas les
pauvres. Mais peu à peu, riches et pauvres abandonnent leur état
particulier pour se rencontrer et se fondre dans un état
intermédiaire.
Il manque les ouvriers à ce tableau. Ils sont dans leurs
faubourgs, au cinéma, et se gorgent de films qui, pour quelques
sous, les introduisent dans les salons des riches.
Il suffit de voir les hommes devant les bêtes pour
constater leur unanimité. Voici justement sur la scène des otaries.
J’entends les hommes le lendemain : Dis-donc, Félix, on
ne s’est pas embêté, hier soir, hein ! Nous en avons eu pour notre
argent.
Et qu’est-ce qu’on s’était mis à dîner. Il faut
raconter cela à Léon. Garçon ! trois Chambéry-fraise. On a été
avec Madame Félix et la gosse au Casino. Dis-donc, c’est bien le
moins, hein ! Il y a assez longtemps qu’on turbine.
Un peuple, mon vieux, bondé. Des gens chic. Y avait des
tas de gonzesses à poil. Pas mal. Mais quand l’Américain a amené
les otaries…. Ah ! les vaches ! C’est le moment qu’on a commencé à
jouir. On se sentait vivre. Non Sont-elles moches !
Tu dirais des gonzesses qui ont le derrière pris dans un
édredon et qui courent après l’autobus. Ah ! C’est pas permis
d’être bâti comme ça. C’est tout désossé, ça tortille sa viande
comme une amoureuse. Ça se pousse, ça tangue, ça mugit comme un
veau, ça essaye de se mettre en colère. »
Félix, Léon et Ernest boivent d’autres Chambéry-fraise.
« Nous sommes les hommes, c’est nous les rois. Le
soir, on nous voit assis, avec nos lardons, au music-hall. Tout est
en ordre sur la terre. Nos femmes sont en peaux de bêtes et
couronnées d’oiseaux morts.
Nous avons roulé l’éléphant, soufflé au lion ses
chasses. Le cheval n’est qu’un abruti et le chien fut pris par ses
bons sentiments. Nous avons vaincu toutes les bestioles. C’est la
gloire. Nos petits drapeaux ornent les Pôles.
Nous avons traîné les otaries dans les cirques comme
des reines liées par les genoux. Tu en fais, un œil. Hourra! Que la
grosse caisse crève ! Tant pis, si les cymbales attrapent des
ampoules ! Hourra pour la coterie ! Sifflons avec la puissance
de la vapeur : on va écraser les étoiles. C’est une fameuse
rigolade. »
Otaries, sirènes, glissez dans l’eau et la nageuse sera
sans grâce. »
Cette révolte contre l’unanimité aseptisée est romantique dans ses exigences, mais elle est malheureusement incapable de lire les contradictions existantes, et donc le potentiel pour un avenir justement radieux. Il ne reste plus que le passé à idéaliser, où se réfugier, tel un au-delà servant de refuge existentiel.
Dans l’immédiate après-guerre, avant de devenir
un théoricien d’un prétendu Socialisme fasciste, Pierre
Drieu La Rochelle se fait le grand partisan de la formation d’un bloc
continental européen. Dans le recueil Interrogation, il
écrivait déjà un poème intitulé Plainte des soldats
européens.
L’approche était nietzschéenne, comme l’ensemble
de son œuvre :
« Tel est le secret. Telle est la nécessité de la
guerre. L’élite n’est point faite pour le peuple, mais l’élite et
le peuple pour accomplir le commandement de la Vie qui se complaît
dans le chaos.
Le secret est de se réjouir de l’imperfection du monde.
Ils demandent à quoi sert la guerre mais ils veulent
dire à quoi sert la vie.
Il faut choisir entre le néant ou le chaos. »
Cependant, c’était aussi la tentative d’une complainte
générale des combattants, avec la déception fondamentale du soldat
qui s’aperçoit qu’il n’est qu’un jouet de forces l’utilisant et que
la vie continue sans lui :
« Par le travers de l’Europe, nous sommes des
millions et seuls.
Multitude solitaire, qui divulguera notre peine
inconnue ?
Ennemis de cette tranchée-ci ou de la tranchée d’en
face
Tous ensemble isolés au milieu monde
Au milieu de l’implacable sollicitude du monde (…).
Nous avons compris l’aventure plus tard quand derrière
nos tranchées abominables du premier hiver,
On rouvrit les cinémas. »
Comme il lui fallait trouver un sens aux
sacrifices pourtant vains de la première guerre mondiale, Pierre
Drieu La Rochelle développe le thème d’un nationalisme européen
qui naîtrait de la guerre, afin de faire face aux puissances s’étant
développé parallèlement à la première guerre mondiale : les
Etats-Unis et l’URSS.
Pierre Drieu La Rochelle a alors une fascination
petite-bourgeoise pour le principe d’empire, qui permettrait on le
devine la stabilité généralisée, en dépassant ce qui pose
« souci ». Incapable de lire la contradiction interne
propre au mode de production capitaliste, Pierre Drieu La Rochelle
voit en la concurrence extérieure la source des problèmes
fondamentaux.
Parmi les nombreux ouvrages qu’il va écrire au sujet du bloc européen, il y a en 1928 Genève ou Moscou, qu’il présente ainsi :
« Il faut saisir la réalité du monde sous les
mots. Aux Etats-Unis d’Amérique ceux qu’on nomme capitalistes,
dans l’U.R.S.S. de Russie ceux qu’on nomme communistes font la
même chose.
Tous ces rudes mécaniciens de la grande machinerie
moderne avancent en plein mystère et créent les ressources d’une
société planétaire aux mœurs imprévues.
L’opposition communisme contre capitalisme n’existe
plus qu’en Europe. Chez nous, contre un capitalisme arriéré et
hésitant se dresse encore une ombre de critique furieuse et de
désespoir qui garde au mot communisme son sens ancien, unilatéral,
démodé déjà en Russie, inconnu en Amérique.
Le capitalisme européen doit se décider, accomplir une
synthèse semblable à celles qui se font en Amérique et en Russie.
Il doit accomplir de lui-même les désirs qui s’agitent sous un
mot ennemi, mais qui au fond sont les siens.
Pour assurer, lui aussi, l’unification politique et
économique de son continent, le capitalisme européen doit avant
tout détruire le patriotisme local qui s’oppose au patriotisme
européen.
Genève est le symbole de la fin des patries, désormais
la condition inéluctable de l’ordre européen. Si le capitalisme
européen ne s’unifie pas sous le signe de Genève, il ne pourra
pas lutter contre l’impérialisme américain qui monte.
Les importations américaines – qui sont faites pour
reporter sur l’Europe la crise qui devrait éclater en Amérique et
que l’Amérique pourrait résoudre en se repliant sur elle-même
grâce au communisme latent qui est dans son système – jetteront
l’Europe dans de terribles difficultés économiques qu’entravée
par ses frontières et ses douanes elle ne pourra surmonter. Les
guerres intestines renaîtront qui engendreront les révolutions
inexpiables.
Si la capitale politique et économique des États-Unis
d’Europe, si Genève ne se fait pas, Moscou se fera. »
En 1931, Pierre Drieu La Rochelle publiait L’Europe contre les patries, que lui-même présente de la manière suivante :
« Ce qu’on appelle dans le monde entier,
aujourd’hui, le nationalisme, c’est le résidu d’un état
d’âme, qui a eu son heure de pleine vérité et de pleine
fécondité.
Mais ce résidu tourne et s’aigrit. Quand les hommes
deviennent conscients d’un état d’âme, c’est qu’il commence
à se fatiguer et à ne plus correspondre aux faits. Alors on fait
intervenir la volonté. Et bientôt on rentre dans l’exagération.
Ce qui était spontané et inconscient – faire partie
d’une nation – devient une attitude – être nationaliste –
bourrée d’intentions et de significations qui extravaguent fort
loin du naïf point de départ.
Il est à peine besoin de montrer qu’il y a péril
mortel pour les humains à mettre toute leur vie, toute leur activité
à la merci des formations anachroniques que cause un tel résidu.
Mais il faut faire toucher du doigt dans chacun des problèmes de
l’Europe d’aujourd’hui comment les Européens, plus que tous
les autres humains, s’embrouillent à chaque pas dans ce malentendu
qui est tout près de leur être fatal.
Le point capital de cet essai, c’est de montrer
qu’alors que le nationalisme, à bout de course chez les vieilles
nations de l’Occident et du Centre (Angleterre, France, Italie,
Allemagne), pourrait mourir de sa belle mort, il renaît d’autant
plus dangereux que plus sénile au contact des jeunes nationalismes
de l’Est qui pourtant ne sont eux-mêmes que des imitations
artificielles, parce que tardives, de ce phénomène né à l’Ouest.
La solution, c’est que l’Europe se hâte de régler
les derniers problèmes nationaux à l’Est pour pouvoir ensuite
anéantir – s’il n’est pas trop tard – le nationalisme qui la
subvertit et la divise et en venir à cette union, sans laquelle elle
ne pourra pas lutter contre les fédérations continentales qui la
menacent (Russie, Amérique). »
Cette quête d’une sorte de troisième voie impériale va être le prétexte à une critique généralisée, totalement romantique, de la mécanisation du monde, dans l’oeuvre majeure de cette période qu’est Le jeune européen, publié en 1927.
Une preuve du romantisme fasciste de Pierre Drieu
La Rochelle est son refus de la guerre. La petite-bourgeoisie a en
effet besoin de stabilité, pas d’une guerre où elle serait
inévitablement affaiblie, manipulée.
D’où une dénonciation de la guerre comme étant
devenue mécanisée et par-là inhumaine. Le virilisme forcené, le
nietzschéisme, la vision romantique du corps déformé en culte de
celui-ci lui font réfuter la guerre moderne.
Dans Socialisme fasciste, en
1934 il prévient ainsi :
« La guerre militaire moderne est sur toute la
ligne une abomination. Je me suis efforcé depuis quinze ans de
démontrer et de faire sentir que cette guerre, en effet, détruit
toutes les valeurs viriles (…).
Pas l’ombre d’aventure, le facteur individuel faut de
contact entre les adversaires étant réduit au plus mince. Dans la
prochaine, ce sera vrai pour l’aviation comme pour l’infanterie et
l’artillerie.
A l’arrière c’est la vie de caserne, réglée,
automatique, à l’avant aussi. Pas d’aventure, donc pas de gloire.
Voilà la guerre moderne, elle n’a plus rien d’humain.
Et quel est le résultat ? Des millions de morts, de
blessés et de malades. Pas de gloire et des destructions immenses.
Les villes anéanties : Londres, Paris, Berlin,
Milan rayées de la carte au premier jour. Les femmes, les enfants,
les vieillards, les animaux, les plantes, la forme même des
paysages, tout cela dissipé comme le corps des soldats.
Une Europe réduite au désespoir, à la négation de
tout. La jeunesse qui est la vie, qui est la beauté ne peut être
que contre cela. »
Or, le souci, c’est que la philosophie de Pierre
Drieu La Rochelle s’appuie directement sur Nietzsche et Sorel :
il faut pourtant tout de même la guerre, qu’on refuse en même
temps.
D’où cette réflexion fort étrange aboutissant
au refus de la guerre, à son remplacement par le sport :
« Dans la guerre il y a la force, le courage. Le
courage, c’est de tuer mais aussi d’être tué, le courage de blesser
mais aussi d’être blessé, le courage de ruiner et d’incendie, mais
aussi le courage de supporter la faim et la soif, le froid et le
chaud, l’insomnie et la saleté, la paresse et les lourds travaux, la
solitude et la promiscuité.
D’une façon plus profonde, le courage c’est bien plus,
c’est tout. C’est de se connaître et de s’affirmer, d’être quelque
chose et quelqu’un en dépit de tous les obstacles et de toutes les
menaces (…).
Que serait-ce qu’un citoyen qui ne serait qu’une pensée ?
Qui ne serait pas un corps incarnant cette pensée et répondant
d’elle, un corps prêt à être blessé ou tué pour elle ? (…).
L’État ne peut vivre et se renouveler que par l’insurrection, la
révolution, la guerre intérieure.
Et l’Espèce a besoin de cette insécurité dans l’État
(…).
La jeunesse voyant l’esprit de paix tuer l’esprit de
révolution, a restauré l’esprit de guerre pour sauver cet esprit de
révolution dont il est inhérent.
Mais c’est ici que nous, Français, qui n’avons point été
mêlés à toute cette aventure (bien que nous l’ayons pressentie
dans le syndicalisme révolutionnaire d’avant-guerre, et que nous
ayons produit Proudhon, Blanqui et Sorel, apôtres de diverses
manières de la révolution guerrière), nous devons ouvrir l’oeil et
profiter de notre distance.
Nous devons admirer ce beau sursaut de la jeunesse
d’ailleurs. Mais puisque nous sommes voués à la sagesse plutôt
qu’à l’audace, profitons-en.
Puisque nous sommes amenés les derniers à une certaine
action, tâchons d’en prendre les avantages sans en adopter les
inconvénients (…).
Mais elle [la jeunesse européenne] s’est jetée dans
l’excès contraire. Elle a restauré pêle-mêle la guerre avec la
révolution. La jeunesse de l’Europe centrale et orientale, pour
sauver la révolution, a admis la guerre.
Elle a réagi, elle s’est montrée réactionnaire, en
plein (…).
La révolution fasciste, qui a peut-être compris la
solution propre à l’esprit européen du problème social, n’a pas
compris le problème de la guerre. Elle n’a pu faire la dissociation
d’idées, nécessaire aujourd’hui pour le salut de l’Espèce, entre
la guerre moderne et la guerre éternelles, entre la guerre et
l’esprit de guerre (…).
Dans le bellicisme des fascistes, il y a un effort
beaucoup plus qu’un abandon, un effort qui se crispe, qui s’exagère.
Dans le fascisme, la crispation est de trop et signale
une erreur.
Le fascisme demande trop à l’homme ; en même temps
qu’il lui redonne la vie, l’orgueil de sa jeunesse, il le prépare à
une mort hideuse et stérile.
Notre effort, pour être plus mesuré, pourrait être
plus heureux. En analysant notre but mieux que les autres, nous
pourrions nous façonner à une tension plus saine et peut-être plus
durable.
A cause de la déviation démoniaque qu’a subie la guerre
moderne, nous nous contenterons de l’exercice transposé de la
guerre : du sport.
La guerre peut bien supporter une transposition comme
l’amour. Il y a loin du rapt primitif à l’amour sentimental. Il faut
bien que l’Espèce se contente de cette transposition et de cette
atténuation de l’instinct de reproduction.
Remplaçons les batailles par des matches de football,
l’héroïsme de la terre par l’héroïsme du ciel.
Espérons que l’esprit du sport suffira à nous maintenir
assez belliqueux pour demeurer révolutionnaires dans le cercle
intérieur. »
On a ici un romantisme complet, un décalage total
par rapport à la réalité des guerres impérialistes. Pierre Drieu
La Rochelle l’a deviné alors, et il annonce la « puissance
démoniaque » qui va s’exprimer lors de la prochaine guerre :
« La guerre éclate, dans cinq ans. La France et
l’Allemagne se ruent l’une sur l’autre.
La France seule serait battue, encore plus sûrement
qu’en 1914 (…). La prochaine fois, ce sera la lutte à couteaux
tirés entre le fascisme e le communisme.
Les nécessités de la lutte obligeront les bourgeois
d’Occident, mêlés à la lutte entre le gouvernement
antidémocratique de la Russie et le gouvernement antidémocratique
de Berlin, à jeter aux orties leur dépouille démocratique (…).
On verra des bourgeois jusque-là nationalistes
s’apercevoir que le nationalisme n’était pas l’âme de leur vie
autant qu’ils le croyaient.
On les verra justifier soudain l’esprit allemand et
entrer dans des concessions telles que n’en ont jamais rêvé les
braves gens de la gauche. Hitler a encore de beaux jours devant lui.
Toute cette énorme et confuse situation nouvelle semble
donc se ramener à ce dilemme étrange ; les Français
préféreront-ils devenir communistes pour ne pas devenir Allemands ?
Ou devenir Allemands pour ne pas devenir communistes ? Et n’en
sera-t-il pas de même en Italie et en Angleterre ? (…).
Le troisième caractère abominable de la prochaine
guerre reste la puissance démoniaque et irrémédiablement hostile à
l’humanité, des instruments. A lui seul, il suffirait à la rendre
exécrable. »
Avec une telle analyse, Pierre Drieu La Rochelle aurait dû passer dans le camp pacifiste, donc le camp communiste. Mais sa base petite-bourgeoise, ses fréquentations de la haute bourgeoisie, l’ont corrompu, et il en vient espérer un fascisme d’opérette :
« Le fascisme, c’est la crispation de l’homme
européen autour de l’idée de vertu virile qu’il sent menacée par
le cours inévitable des choses vers la paix définitive.
Il n’est pas sûr que le fascisme veuille vraiment la
guerre et soit capable de guerre, surtout de la terrible guerre
moderne.
Le fascisme se contenterait peut-être volontiers de
sport et de parade, d’exercice et de danse. Qui sait s’il ne montrera
pas épouvanté devant la conséquence dernière de son attitude ?
Il confond dans ses paroles le sport et la guerre, la
restauration physique de l’homme – si nécessaire pour lutter
contre les méfaits des grandes villes et pour maintenir l’homme dans
ses facultés essentielles – avec la continuation des vieilles
formes militaire.
Mais peut-être qu’au fond de lui-même, la distinction
est déjà faite entre la transposition de l’esprit de guerre en
sport et parade et la continuation de la forme militaire. »
Quiconque voit la base du fascisme sait bien que
la guerre est un élément revendiqué, assumé. Le militarisme
expansionniste est une composante essentielle et même pas masqué du
fascisme.
Pierre Drieu La Rochelle ne peut pas le savoir.
Mais son romantisme est borné, sa vision opportuniste, donc son
positionnement nécessairement bancal, faible, capitulard.
De fait, il a capitulé devant son propre romantisme. D’autres, en raison d’un romantisme très similaire, passeront dans le pacifisme passif pro-occupation, ou bien dans la Résistance mais avec une perspective spiritualiste de régénération, comme la fameuse Ecole d’Uriage.
La quête romantique de la fusion ultime passe
nécessairement, chez Pierre Drieu La Rochelle comme tous les
romantiques, par la question du corps. Le recueil de
poésie Interrogation aborde déjà cet aspect,
comme le poème Restauration du corps, dont le titre
est un programme en soi.
On a là, si l’on veut, la base même du programme
qui sera celui de ce qu’il appellera le Socialisme fasciste.
« Tous les hommes, tous les êtres qui sont dans le
règne humain qu’ils sachent : Qu’une rude loi fut récemment
édictée.
Voici que sur la planète humaine, l’esprit n’est point
seul.
Un double événement le destitue de la prééminence.
Le corps est restauré dans la puissance et la majesté.
Double événement qui marquera le vestige de notre
génération, qui tracera l’initiale de notre chapitre dans les
annales du monde :
Restauration du corps par le sport et la guerre.
Sport, élan qui enlève l’homme.
Bond soudain irrépressible qui enchaîne des bonds
inconnus (…).
Ah ! quand le ballon entre les deux paumes, un
joueur s’élance parmi les poursuivants, alors je perçois
l’essentiel mouvement du monde.
On voit la foule féminine bienheureuse de louer un
vainqueur qui la viole. Et l’élite se satisfait dans ce symbole
offert à sa nécessité.
Mais dans l’enflure autour des gestes des athlètes de la
louange sonore, un événement s’enfante. De nouveau l’esprit de
lutte se lève parmi les hommes.
La force est désirée, la force est exaltée.
Après le signe, le fait se signifie.
Il ne se fit pas attendre.
Et le premier obus s’essora dans la ciel d’Europe, comme
au début de la partie, le ballon neuf gonflé de jeunesse et vibrant
d’un coup de pied passionné.
La foule s’étonna de ce qui était né en elle.
La loi de la Force étend son règne.
Maintenant il est honteux d’être faible et de ne pouvoir
offrir à l’ennemi une digne proie (…).
Aujourd’hui gare.
Car les hommes à cette heure, pâlissent à la guerre à
cause de leur force. Demain ils reviendront. Saufs, ils laisseront
là-bas, dans le pays où les autres n’auront pas été voir, leur
peur et le désespoir qui les possédait d’être les plus forts voués
à la douleur.
Allégés, ils se vanteront et seront féroces.
Au jour de la paix, les temps inquiets ne seront pas
finis.
Car peut-être la vie, fatiguée d’avoir tant pensé dans
ces derniers temps, va-t-elle maintenant demander la jouvence au bain
de sueur et de sang, dans un délassement séculaire de Sport et de
Guerre. »
On a là le thème nietzschéen et sorelien de la guerre comme vecteur du progrès humain, comme grand révélateur de l’existence, mais ici avec l’élément corporel présenté comme essentiel, comme le fera le fascisme.
La poésie de Pierre Drieu La Rochelle est donc un
éloge de la Part du feu :
« La jeune et haletante histoire humaine nous
apprend une maxime dont nous supporterons allègrement la dure
économie.
« Il faut faire la part du Feu ».
La mort est un masque sous quoi le ver ronge prestement
ce qui est empreint de la risible sénilité.
Les grands actes humains sont durs, cassants et
incendiaires.
Le Génie est dévastateur, homicide puis fécond et
dorloteur.
Le matin c’est un massacreur qui enjambe jusqu’à
l’horizon les cadavres alignés.
Le soir c’est un tendre père qui enveloppe de langes
délicats une jeune humanité qu’il accoucha de chairs sanglantes.
France, mère ardente et asséchée, tâte ton ventre et
ton cerveau. »
Seulement, on aboutit alors à un paradoxe, car
Pierre Drieu La Rochelle va en arriver à deux choses. Tout d’abord,
remercier les Allemands pour avoir permis cette expression du corps,
ensuite dénoncer les guerres mécaniques futures qui ne permettent
justement pas l’expression du corps dans et par la guerre.
Dans Caserne haïe, il salue
ainsi les Allemands :
« A grands coups de canons les Allemands nous ont
appris à vivre, à revivre (…).
Le soldat neuf sera un athlète et un spécialiste de
quelque mécanique, et non pas un domestique ignorant et craintif.
Ou il sera le vaincu.
Ainsi sera notre paix, bouleversée de fond en comble par
l’énergique méditation de cette guerre.
Guerre, révolution du sang, puissant flux au cerveau,
guerre, progrès, fatalité du moderne nettoiement et remise à
neuf de notre maison. »
Dans A vous, Allemands, il
exprime la même chose :
« A vous Allemands – par ma bouche enfin
descellée de la taciturnité militaire – je parle.
Je ne vous ai jamais haïs.
Je vous ai combattus à mort, avec le vouloir roidement
dégaîné de tuer beaucoup d’entre vous. Ma joie a germé dans votre
sang.
Mais vous êtes forts. Et je n’ai pu haïr en vous la
Force, mère des choses.
Je me suis réjoui de votre force.
Hommes, par toute la terre, réjouissons-nous de la force
des Allemands. »
On lit aussi des sentences comme :
« Que soit bénie la foi des hommes qui osent
renouveler la figure du monde selon l’idéal qu’ils chérissent. »
« cette nouvelle invasion du grandiose dans le
monde »
« Dans la pittoresque imperfection de la vie, notre
mutuelle méconnaissance est une passionnante aventure. »
« Je connais une vanité de mon cri. J’exalte la
guerre parce qu’elle est liée à la grandeur.
La guerre fait éclater comme une virginité de la
grandeur d’une jeune peuple, ou elle pousse à outrance le
raidissement d’un peuple qui culmine.
Mais tout est signe de mort à qui marche vers la mort.
La guerre tue les peuples moribonds.
Qu’une race meure dans un charnier de chairs encore vives
plutôt qu’au lit sénile.
Tel est le sort que je choisirais pour la France si de la
combler la fortune était lasse.
Et au-delà de la France, il y a l’aventure humaine,
l’histoire, ce délicat équilibre entre la barbarie et la
civilisation.
Entre la pitié, triomphe mortel et la cruauté servile
et féconde.
La vie sera toujours une bête prête à crever. »
Cette remise en cause de la France, au nom d’une
mentalité de légionnaire, témoigne d’une lecture nationaliste
supra-nationale qui est une grande caractéristique du romantisme de
Pierre Drieu La Rochelle.
Son romantisme n’a pas pu, malgré son nietzschéisme, lui faire manquer l’absurdité de la première guerre mondiale et aussi va-t-il se faire le grand partisan de l’unité européenne, d’un projet romantique d’une jeune Europe, d’un refus de la guerre au nom justement du vitalisme nécessaire au corps.
On est donc, avec le jeune Pierre Drieu La
Rochelle, au croisement du symbolisme, du décadentisme (et donc
surréaliste) et du futurisme. Le manque de liaison avec les forces
vives historiques – le prolétariat -, ainsi que le mode de vie
décadent, aboutit à une posture futuriste nietzschéene, dont
il ressort finalement un vitalisme, mais profondément ancré dans
une fascination pour la mort qui ne sortira plus jamais de Pierre
Drieu La Rochelle, toutes ses œuvres étant marquées, d’une manière
ou d’une autre, par le sceau de celle-ci.
C’est le prix à payer pour l’incohérence de sa
position. Le poème Triptyque de la mort, tiré du
recueil Interrogation, de 1917, exprime
parfaitement cette fascination morbide :
« Parmi ces prestiges de la force militaire dont
s’enivre un adolescent, tu m’es apparue, ô mort : bouche sombre
d’où s’épanouit le cri lumineux de la trompette.
Dès lors, j’ai été celui qui sait. »
Le savoir par la mort préfigure ici littéralement
la mentalité des SS, à ceci près que Pierre Drieu La Rochelle
refuse de se cantonner dans une telle perspective, se focalisant
toujours sur la dimension transcendante, la quête de l’ultime
connaissance, de l’ultime fusion avec le monde.
Ses œuvres restent focalisés sur le suicide
comme fusion avec le tout. Ce culte de la mort amènera Pierre Drieu
La Rochelle, tout comme l’Italien Julius Evola, à une profonde
fascination pour l’occultisme.
Lorsqu’en 1927 Pierre Drieu La Rochelle publie Le
jeune européen, l’œuvre commence par deux choses :
d’abord, une dédicace « A André Breton », le chef de
file des surréalistes, ensuite, une citation de la Bhagavad
Gîtâ :
« Sans aucun attachement au fruit de ses travaux,
éternellement satisfait, absolument libre, bien qu’engagé dans un
travail, il ne travaille pas. »
Dans son Journal, à la toute fin 1943, Pierre Drieu La Rochelle résume son basculement dans le mysticisme, l’occultisme, le néo-platonisme :
« Après avoir un peu lu la Kabbale et beaucoup la
Bible, j’en viens à une conclusion, bien sûr non pas
d’antisémitisme (qui n’a été pour moi qu’une passion et une
réflexion dans le bas plan politique) mais d’asémitisme.
La pensée occulte de l’Occident est bêtement butée sur
la Kabbale, comme l’exotérisme sur la Bible, alors qu’il y a toute
la pensée de l’Asie et l’islamisme et les religions primitives
aryennes (celtiques, grecques, germaniques, scandinaves, slaves).
Je vais mourir à la limite du védantisme et du
bouddhisme, à la limite du Samkya et du Madhyamika.
Mais quelle ignorance. Comme tout cela est atteint
mièvrement et minablement à travers les ouvrages de seconde main,
les traductions incertaines. Quelle belle vie c’eût été d’étudier
le grec et l’hébreu, puis le sanscrit, puis l’égyptien. »
Puis, quelques semaines plus tard, il écrit :
« J’ai eu de grandes heures en lisant et relisan
les Upanishads, les Brahmasutras, les textes du Grand Véhicule, le
Tao.
On ne retrouve pareille liberté que dans Héraclite et
Plotin, et Denys l’Aréopagyte, quelques théologiens mystiques du
Moyen Âge, quelques Allemands, Nietzsche et Bergson (j’adore
Kierkegaard).
J’ai été très déçu par la lecture du Sophar [sans
doute le Zohar en fait] : cela fait presque double emploi avec
la Gnose, cela est de la même veine. C’est une mythologie certes
dialectique, mais beaucoup trop minutieuse et rectiligne.
Cela a des angles trop matériels et sensuels. Cela
étonne surtout par l’art littéraire, le même que celui qui brille
dans la Bible. Les Juifs sont plus littérateurs que philosophes. Ils
ont assimilé lentement et inégalement la philosophie des Aryens.
Au fond il n’y a que la pensée aryenne dans le monde qui
d’un côté rayonne jusqu’à la Chine et de l’autre jusqu’au fond de
l’Occident par les Grecs, les Alexandrins, les Celtes et Germains et
la réfraction juive. »
On retrouve ici le mythe d’une sorte de religion
sacrée, dont toutes les religions ne serait qu’une émanation, un
aspect, l’aventurier lisant à travers elle pour remonter la source.
Pierre Drieu La Rochelle tente d’y voir un chemin explicatif, une
vision du monde :
« En tout cas, ma vie intérieure a été
totalement bouleversée par la découverte que j’ai faite peu à peu
depuis quelques années de la Tradition Esotérique.
Oui, y j’y crois. Je crois qu’il y a sous toutes les
grandes religions une religion secrète et profonde qui lie toutes
les religions entre elles et qui n’en fait qu’une seule expression de
l’Homme Unique et partout le même.
Mon initiation ne va pas très loin, à cause de
l’infertilité de ma nature et de mon peu d’empressement à
rechercher la communication orale, mais le peu que j’ai touché
suffit à mettre en moi une confiance, une illumination
merveilleuse. »
Puis, un peu plus tard dans l’année, il écrit
dans son Journal :
« Derrière les occultistes et les occultes, il y a
tout le fond de l’Antiquité : indien et grec, toute la
philosophie emmêlée à la religion. Pour ce qui est de l’Occident,
ce qui est admirable, c’est le platonisme, qui est d’une fécondité
inépuisable.
Tout se ramène à cela pour nous. Tout ce qui nous
intéresse dans la période hellénistique, dans une partie du Moyen
Âge, dans la Renaissance, dans l’occultisme plus récent se ramène
à Platon.
Or, on peut rattacher assez aisément Platon à l’Egypte
et à l’Inde. Il est l’anneau de la chaîne humaine. Tout au moins
dans la chaîne mystique. Pour le côté rationaliste, c’est au
contraire Aristote, bien que…
On notera un aspect véritablement essentiel pour
comprendre le fascisme. Denys l’Aréopagyte est le grand
théoricien d’un néo-platonisme chrétien, et si on suit
son prolongement on rejoint des thèmes existentiels qui seront ceux
du protestantisme de Martin Luther.
Or justement, Henri Suso appartient à la mystique
rhénane médiévale aboutissant à Martin Luther ; Angelus
Silesius est un luthérien basculant dans le mysticisme et tombant
dans le catholicisme ; Jan Van Ruysbroeck est la grande figure
néerlandaise de la mystique rhénane médiévale.
C’est la grande quête de l’absolue, strictement
parallèle au communisme. Preuve de cela, quelques jours après,
Pierre Drieu La Rochelle résume ainsi sa position :
« Je vais mourir tué par les communistes, j’aime
mieux être tué par eux que par ces imbéciles de gaullistes.
Mais je crois au communisme, je me rends compte sur le
tard de l’insuffisance du fascisme. D’ailleurs, je ne considérais le
fascisme que comme une étape vers le communisme.
Mais impossible de devenir communiste pratiquement, mon
essence bourgeoise s’y oppose.
Je meurs dans la foi de la Baghavad-Gita et du
Zarathoustra [de Nietzsche] : c’est là qu’est ma vérité, mon
credo. La foi la plus pure et la plus indéterminée, la foi infinie
au sein du scepticisme et du détachement. Une sorte de stoïcisme
dégagé de toute morale.
La foi dans l’indicible, par-delà le Bien et le Mal,
par-delà l’Être et le Néant. La persuasion qu’action et
contemplation sont une seule et même chose dans la minute éternelle,
dans le Grand Midi. »
Dans un dernier élan littéraire, en plus
des Mémoires de Dirk Raspe, un roman lamentablement
faible prenant Vincent Van Gogh comme prétexte pour une référence
à la peinture, Pierre Drieu La Rochelle écrira Les Chiens
de paille, publié en 1944. Ce roman tente de formuler un
sens du sacrifice dans la totalité, au moyen d’un personnage
entièrement détaché de la vie tel un hindouiste, jonglant avec les
résistants gaullistes, nationalistes, communistes et les nazis, pour
finir dans un suicide censé aller vers l’absolu.
C’est ici, sans nul doute, avec Le feu follet et Rêveuse bourgeoisie, l’oeuvre la plus aboutie de la philosophie incohérente, romantique en quête d’absolu, de Pierre Drieu La Rochelle.
Ce qui est le plus fou, c’est que Pierre Drieu La
Rochelle ne départira jamais de cette posture romantique de type
symboliste, surréaliste, décadentiste. A la base, il fréquente
d’ailleurs le milieu surréaliste ; son ami le plus proche est
alors Louis Aragon.
Mais même par la suite, alors qu’il a rompu avec
le surréalisme, il maintiendra le cap de l’art comme expression des
tourments individuels, annonciateurs d’une vie nouvelle. C’est la
vision romantique d’une esthétisation de la vie.
Et si le fascisme lui parle de par son
esthétisation de la politique, son irrationalisme, il ne comprend
pas qu’il s’agit par conséquent d’une esthétique en soi. Pour lui,
l’art maintient son existence de rupture subjective initiale,
fondatrice.
Dans un article pour le journal argentin La
Nacion, en 1939, Pierre Drieu La Rochelle explique de
manière aberrante la chose suivante dans l’article Artistes
et prophètes :
« Un hasard de conversation m’a remis en mémoire
ce fait qui avait l’autre année éveillé en moi certaines
réflexions : les Hiltériens ont banni des musées allemands
l’oeuvre de Vincent Van Gogh.
Or, ce peintre violent et désespéré me paraît l’un
des précurseurs de Hitler (…).
Parmi les inquisiteurs hitlériens qui ont mis au pas les
différentes activités culturelles, il en est des plus conscients et
qui savaient à peu près ce qu’ils faisaient. Leurs écrits et leurs
discours le prouvent. Ceux-ci n’ont pas ignoré, mais renié.
Ils veulent détruire tout l’aspect convulsif de l’art
des derniers lustres. Or eux-mêmes dans leur mouvement
révolutionnaire sont l’expression la plus certaine du caractère
convulsif de l’esprit du siècle.
Sans doute rêvent-ils de sortir de cette convulsion qui
les a mis au monde (…).
Ces temps-ci, les Fascistes italiens et les Bolcheviks
russes ont manifesté leur ingratitude à l’égard des audacieux giui
avaient été leurs avant-coureurs par des idées et des images.
Mussolini a admis dans l’Académie italienne Marinetti
vieilli et relative-ment assagi, mais il n’a pas ouvert les portes
des musées à l’œuvre picturale et sculpturale des Futuristes qui
avaient préfiguré de la facon la plus téméraire et la plus
provocante les violences fascistes.
Les Bolcheviks ont bientôt réduit au désespoir les
poètes et les peintres qui avaient salué leur avènement. Essenine
et Maïakovsky se sont suicidés.
D’autres ont été réduits au silence, exilés ou
fusillés. J’ai vainement cherché dans le musée de Moscou les
œuvres qui avaient été en honneur aux premiers jours de la
Révolution.
Certes, les œuvres de l’avant-garde française étaient
encore là, les œuvres de Braque, de Léger, de Matisse, de
Picasso ; mais ce n’était pas vers elles que les guides
officiels dirigeaient les troupes de badauds, c’était vers les
œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la peinture
du siècle dernier. Devant cette peinture-là, guides et guidés
communiaient en toute paresse.
Ils se détournaient aussi de la salle où je restai à
peu près seul pendant une heure et qui renfermait l’inestimable
trésor des vieilles icônes arrachées aux couvents et aux
églises. »
Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas ne pas
savoir que le national-socialisme affirmait sa propre esthétique ;
l’exposition sur « l’Art dégénéré » à Munich en 1937
ne pouvait pas lui avoir échappé, surtout que lui-même était
extrêmement proche d’Otto Abetz, l’activiste idéologique et
culturelle en faveur de l’Allemagne nazie, principalement avec le
Comité France-Allemagne.
Pourtant, en 1937, il défend encore Braque, Léger, Matisse, Picasso, qu’il présente comme « l’avant-garde française », comme s’il était encore l’écrivain lié au milieu de ces peintres, une quinzaine d’années auparavant, comme si rien n’avait changé.
André Breton et Pierre Drieu La Rochelle, pris par le photographe Man Ray (1890 – 1976).
Il y a là quelque chose d’absurde. Quant aux
« œuvres les plus conventionnelles et les plus banales de la
peinture du siècle dernier » à Moscou, il s’agit certainement
des peintures réalistes des Ambulants, œuvres d’une valeur
inestimable ayant pavé la voie au réalisme socialiste.
Mais là encore, cette question esthétique a échappé à Pierre Drieu La Rochelle. Son romantisme ne conçoit pas autre chose qu’un art d’avant-garde, c’est-à-dire au mieux d’expressionnisme, au pire et plus traditionnellement de subjectivisme à prétention moderniste.
Pierre Drieu La Rochelle bascule d’autant plus
aisément dans l’agressivité du mythe mobilisateur de Georges Sorel
que, philosophiquement, il est lui-même également un disciple de
Nietzsche. Tout comme chez Sorel, on retrouve la quête de la
transcendance par le « surhomme » formulée par
Nietzsche.
Pierre Drieu La Rochelle raconte que très jeune
adolescent, il avait été frappé par la couverture de « Ainsi
parlait Zarathoustra » de Nietzsche dans une vitrine et qu’il
l’avait fait acheté à sa mère. S’il n’avait rien compris de ce
qu’il lisait, cela l’avait profondément marqué.
Cela est d’autant plus juste pour la suite que
Pierre Drieu La Rochelle est un viriliste forcené. Sa vision de la
femme est d’un patriarcat le plus brutal ; il en fait des objets
mi-maléfiques mi-sacrés, toujours passives et manipulatrices,
inaccessibles de par leur psychologie et formant un monde de
complications insolubles.
Ce virilisme trouve d’autant plus de puissance que
Pierre Drieu La Rochelle a été façonné par le militartisme de la
première guerre mondiale.
Après avoir échoué à l’épreuve pour sortir de
Sciences-Po où il est rentré en 1910, alors qu’il a parallèlement
fait une licence d’anglais à la Sorbonne, Pierre Drieu La Rochelle a
en effet fait son service militaire en 1913 à la caserne de la
Pépinière à Paris.
Il est ensuite nommé caporal en avril 1914 et
participe à la bataille de Charleroi en août, où il est blessé à
la tête par un éclat. Promu sergent en octobre de la même année
alors qu’il a rejoint le front en Champagne, il est blessé au bras
gauche.
Envoyé en mai 1915 dans un régiment qui part sur
le front des Dardanelles, il est victime de dysenterie. Il rejoint
par la suite un autre régiment et participe à la bataille de
Verdun, pour être après blessé par des éclats d’obus, en février
1916.
Par la suite, il est placé dans le service
auxiliaire, temporairement dans le service armé à sa demande, mais
sera finalement envoyé comme interprète avec une division
américaine, tout en étant devenu adjudant.
Cette expérience de la première guerre mondiale
est, pour le moins, traumatisante. Mais elle ne fut pas prétexte à
un culte de la première guerre mondiale : le thème n’apparaît
pas dans son œuvre, à part véritablement dans les nouvelles de La
comédie de Charleroi. Par contre, la quête de la
transcendance de type nietzschéenne est omniprésente.
Cela se lit très bien dans les poèmes écrits alors par Pierre Drieu La Rochelle, avec le recueil Interrogation de 1917 et celui de 1920 intitulé Fond de cantine.
Le premier poème d’Interrogation nous en dit long sur le Nietzschéisme pratiquement futuriste de Pierre Drieu La Rochelle, qui est strictement parallèle à celui d’Apollinaire au même moment.
Intitulé Paroles au départ, ce
premier poème du recueil commence ainsi :
« Et le rêve et l’action.
Je me payerai avec la monnaie royale frappée à croix et
à pile du signe souverain.
La totale puissance de l’homme il me la faut.
Point seulement l’évocation par l’esprit mais
l’accomplissement du triomphe par l’œil et par l’oreille et la
main.
Je ne puis me situer parmi les faibles. Je dois mesurer
ma force.
Si je renonce mon cerveau meurt. Je tuerai ou je serai
tué.
La force est devant moi, pierre de fondation. Il faut que
je sente sa résistance, il faut qu’elle heurte mes os.
– Que je sois brisé.
Je veux la comprendre avec mon corps (…).
Il n’est aucune vie à l’Arrière, aucune vérité. Tout
y est marqué par la totale ignorance.
De ce côté-ci se manifeste l’inénarrable révélation. »
Ce mysticisme de la tranchée est résolument
fasciste ; il correspond directement à la mentalité de
légionnaire du fascisme italien et dans les corps-francs allemands
de la même époque (mais pas dans les S.A. nazis qui eux relèvent
de la génération d’après-guerre).
La mise en jeu de sa vie, dans l’absurdité de la
première guerre mondiale, trouverait un sens dans une transcendance
dépassant largement les deux camps, pour rejoindre le duo vie-mort
qui formerait le cœur même de l’existence.
Cet existentialisme morbide – avant même
l’émergence de l’existentialisme en tant que tel – aboutit
immanquablement au subjectivisme le plus forcené, avec la remise en
cause de toute forme traditionnelle, dans un esprit « futuriste ».
Le poème Explosif a ainsi un titre à double sens, typiquement futuriste de par la combinaison de l’explosivité de la bombe et de celle de la vitalité. C’est un équivalent direct du futurisme italien, de la poésie de Marinetti comme des peintes futuristes Balla, Boccioni, etc.
« Idée, désir, ou aussi vouloir.
Les mots sont noirs et incassables, mais il y a l’image
et c’est une ligne, une parabole qui s’exalte.
Ô mon ami tu te convulses d’horreur parce que tes sens
affinés sont tout à vif et pullulants de la misère des multitudes
combattues.
Mais autant que d’autres que tu hais, il te faut répondre
de cette peine car tu portes l’Idée.
Et l’idée c’est l’orgueil de l’être, l’orgueil du
monde.
L’idée est explosive, l’idée est éclatante.
Et il est une frénésie dans l’idée. Il lui faut le
triomphe de la force. Il lui faut le temps et l’espace (…).
Le principe des choses c’est qu’un rêve soit, contre un
autre rêve, alors jaillissent les musiques et toujours ronfle le
tambour de guerre. »
Pierre Drieu La Rochelle se revendique d’ailleurs, à cette période, de l’écrivain symboliste Paul Adam, de l’intellectuel monarchiste ultra-réactionnaire Charles Maurras, du poète italien ultra-nationaliste Gabriele d’Annunzio, de l’écrivain britannique ultra-conservateur Rudyard Kipling, de l’écrivain ultra-nationaliste Maurice Barrès.
Pierre Drieu La Rochelle aurait pu alors se
contenter, ne voyant pas deux classes comme moteur d’une époque, de
considérer qu’aucun changement complet n’était nécessaire. Il y a
toutefois un souci : il voit que le capitalisme pose un
problème, et il le fait en des termes qui sont ceux du marxisme,
sauf qu’il ne le sait pas.
Il considère même que son approche s’oppose au
marxisme. On peut voir cela en comparant deux synthèses faites.
Voici celle faite par Karl Marx, en parlant de la loi qui
veut qu’il y ait nécessairement une partie de la population au
chômage :
« C’est cette loi qui établit une corrélation
fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la
misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle,
c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance,
d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle
opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »
Pierre Drieu La Rochelle, dans Socialisme
fasciste, explique la chose suivante :
« Comment le prolétariat pourrait-il produire une
révolution et un gouvernement ? En effet, la raison même qui
l’obligerait à faire une révolution, à savoir qu’il lui faut
sortir de la condition misérable qui le destitue des vertus
humaines, l’empêche de faire cette révolution.
Où prendrait-il les vertus intellectuelles et morales
qu’il s’agit précisément pour lui de conquérir ?
Certes, on peut admettre qu’il les ait en germe, mais
c’est de ces vertus déjà toutes déployées qu’il aurait besoin
pour concevoir et mener à bien la révolution et ensuite pour
prendre en main le gouvernement – ce qu’aucune classe mieux armée
n’a jamais fait dans sa masse.
Il y a là un cercle vicieux dont il ne peut sortir –
du moins par lui-même. »
Ce que Pierre Drieu La Rochelle pose là, c’est la
question de la conscience et on sait quel est le point de vue de
la social-démocratie, formulée par Karl Kautsky et saluée par
Lénine : la conscience vient de l’extérieur du prolétariat,
en tant que compréhension de l’ensemble du système capitaliste.
Pierre Drieu La Rochelle ne comprend pas cela et
il est évident ici qu’il suit le point de vue de Georges Sorel. Ce
dernier explique pareillement que le prolétariat ne peut pas s’en
sortir seul, d’où le besoin d’un mythe mobilisateur.
Georges Sorel rejetait en effet la
social-démocratie, car pour lui elle basculait inévitablement dans
le réformisme et la trahison : il avait l’exemple de Jean
Jaurès et ne comprenait rien à la social-démocratie
allemande. D’où son affirmation de la nécessité du syndicat et
uniquement du syndicat comme forme d’organisation.
Pierre Drieu La Rochelle voit les choses
précisément de la même manière :
« Les prolétaires qui manifestent des dons
politiques deviennent des agitateurs du prolétariat constitué en
parti ; parfois, au-delà, ils deviennent des chefs de
l’ensemble du peuple.
Restant des chefs prolétariens, ils ne se détachent pas
moins de leurs classes qu’en entrant dans le cercle hors-classe des
gouvernants, car plus ou moins, ils vivent d’une vie pareille à la
vie de ceux-ci et perdent insensiblement leur souci de classe et le
besoin pressant de faire une révolution prolétarienne.
D’ailleurs, les chefs du prolétariat issus directement
du prolétariat sont en réalité peu nombreux et peu efficaces. Les
hommes politiques qui s’appuient sur la doctrine prolétarienne sont
en général des bourgeois (Marx, Engels, Bakounine, Trotsky, Lénine,
Jaurès. Les despotes comme Staline, Mussolini, Hitler sont d’origine
plus modeste que ceux-là) – c’est-à-dire des gens qui profitent
d’une évolution d’une ou deux générations au-dessus du niveau le
plus modeste.
Le rêve que des bourgeois comme Marx firent sur le
prolétariat s’explique aussi par les traits que le prolétariat
montrait dans les débuts de son histoire et qui se sont émoussés
depuis. »
Georges Sorel dit exactement la même chose, sauf
que lui veut retourner à l’époque du prolétariat d’avant la
social-démocratie, alors que Pierre Drieu La Rochelle, lui, pense
qu’il faut passer à autre chose. Le prolétariat n’est plus que
plèbe ou petite-bourgeoisie, et il y a d’autres classes, le tout
étant par ailleurs impossible à distinguer :
« Un ouvrier est un bourgeois, en ce sens qu’il
partage la même vie paisible et qu’il n’y a dans cette vie aucun
ressort décisif qui le rende plus belliqueux que les autres.
L’ouvrier va à son usine, en revient, comme la bourgeois
va à son bureau et en revient. Il va au bistrot et au cinéma comme
la bourgeois ; il a une famille, ou il vit dans l’ambiance d’une
femme.
Vie régulière et sans à-coup. Les traits de la vie
ouvrière qui passent pour en faire une école de courage ne sont pas
décisifs, si on les regarde près.
L’ouvrier a une vie économique plus instable ?
L’ouvrier a une vie physique plus dure ?
Mais combien de bourgeois ont une vie économique stable,
du haut en bas de l’échelle ? Le confort dont vit le bourgeois
est toujours menacé par la ruine.
Quant à la dureté du travail, elle est fort inégale
pour l’ouvrier selon les métiers. Le machinisme tend dans un nombre
de cas de plus en plus grand à faire de l’ouvrier un homme assis et
inerte comme le bourgeois.
Et d’autre part, le sport restitue la force physique au
bourgeois. »
C’est un point de vue petit-bourgeois. Et un tel point de vue ne peut aller que dans le sens de l’unification des classes sociales, pour le maintien, la stabilité de l’ensemble social, permettant au petit-bourgeois de maintenir sa condition sociale.