Front populaire : le contexte de la première crise générale du capitalisme

La première crise générale du capitalisme, commencée à la fois avec la première guerre mondiale et la révolution d’Octobre en Russie, a atteint tardivement la France. Celle-ci profitait de sa base coloniale et de sa dimension agricole.

Le pays fut d’autant plus empêtré lorsque la crise s’installa. Si on prend l’année 1913 comme base 100 pour la production industrielle, on est à 139 en 1929, puis 94 en 1935. De 1929 à 1936, les revenus privés des Français reculent concrètement de 30 % environ. Cela tout le monde le sait, tout le monde le voit.

Il y a un étranglement des richesses, avec des couches supérieures qui échappent au processus d’appauvrissement, en décalage marquant avec le reste de la population. Les recettes touristiques sont par exemple passées de dix milliards de francs en 1929 à un milliard et demi en 1934 : seule une minorité conserve la tête hors de l’eau.

Mais tenir exige un travail et un phénomène « nouveau » dans sa dimension intervient : le chômage. Devenu massif, il apporte une misère terrible et également inattendue. Il n’y avait que quelques milliers de chômeurs en 1929, contre 465 000 en 1935, et encore s’agit-il ici des chiffres officiels, qu’il faut à peu près doubler (la population active était alors de 20 millions de personnes).

Mais cette dimension quantitative de la crise s’accompagne également d’une dimension qualitative. Le capitalisme recule, mais progresse dialectiquement en même temps, et ici l’irruption de la radio comme média est quelque chose qu’il faut absolument relever.

Il existait une redevance à payer quand on en avait une, donc on connaît au moins les chiffres minimums, si l’on omet les non-déclarations (qui devaient être autour de 10-15%). Il y avait ainsi en France 1,3 millions de postes radios en 1933, 2,6 millions en 1935, 5 millions en 1939.

Autrement dit, les masses deviennent les protagonistes d’une crise capitaliste non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur du capitalisme où elles vivent. Et elles suivent son rythme, qui est celui imposé par la presse. Paris Soir tire à un million d’exemplaires en 1933, 1,8 million en 1939 ; Le Petit Parisien tirait à plus de deux millions d’exemplaires en 1918, à 1,4 million dans les années 1930.

L’irruption de la crise est d’autant plus une catastrophe pour de multiples couches intellectuelles qui ont accompagné ce développement capitaliste, le portant dans une certaine mesure. Peintres, sculpteurs, décorateurs, artistes, enseignants… se voient du jour au lendemain marginalisés. Ils vont jouer un rôle immense dans le Front populaire, lui apportant une dimension « culturelle » particulièrement frappante.

Cela joue bien entendu dans tout le pays et il est significatif que, 1914 à 1935, le nombre de théâtres en province soit passé de 380 à 23.

C’est d’autant plus net que la France est culturellement arriérée. La France des années 1920-1930 est à rebours de la modernité furieuse, déchaînée, assumée aux États-Unis, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Tchécoslovaquie, en URSS, au Mexique, en Italie, de manière très différente et contradictoire.

Un exemple marquant est que malgré sa riche histoire à ce niveau, la France n’exporte pratiquement rien comme films aux États-Unis ; la moitié du personnel de production de films est au chômage, et le public ne suit pas : il y a 6,7 millions de spectateurs chaque année dans cent salles, contre 19,5 millions au Royaume-Uni pour le même nombre de salles.

Dialectiquement, il faut bien voir qu’en même temps, l’existence de l’empire et d’un pays encore à moitié agricole permettait à la France d’asseoir une vraie base industrielle. C’est le paradoxe qui fait que la France n’a été marquée que tardivement par la première crise générale du capitalisme.

Jusqu’en 1929, l’économie capitaliste française est en progrès. La part de la France dans la production industrielle mondiale est d’ailleurs passé de 5 % en 1920 à 8 % en 1930, pour aller immédiatement retomber à 5,1 %.

Il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

1929 est une césure pour la France, comme en témoignent les évolutions des productions de charbon, de fer, d’acier.

(milliers de tonnes)charbonferacier
19103 8406 7603 410
19134 0809 0704 960
19202 5303 4302 710
19295 50010 3009 720
19395 0207 3807 950

Cela joue tant pour l’industrie que pour l’agriculture.


Indice de la production industrielleIndice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

Voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

Il est ici intéressant de voir le nombre de grévistes, en milliers. Il y a une vraie agitation avant que la crise ne fasse irruption en tant que telle.

1918191919201921192219231924192519261927192819291930
1761 1511 317402290331275249349111204240582

Puis, quand la crise arrive, les revendications sont au point mort… avant 1936, où la brèche est ouverte. La France du travail a clairement été tétanisée par la crise. Elle s’est exprimée, car elle n’avait plus le choix, mais c’est une vaste opération défensive.

19311932193319341935193619371938
4872871011092 4233241 333

Cette tendance à la baisse s’accompagne, dialectiquement, d’une centralisation. Le système bancaire s’est ainsi largement centralisé, avec le Crédit lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

1936 apparaît comme un tournant : la France qui a encaissé sans trop de soucis la première crise générale du capitalisme se heurte très brutalement à la seconde secousse.

Durant la première secousse, si faible, les socialistes ont accompagné le capitalisme et les communistes ont cherché en vain à forcer le cours des choses. Sont-ils prêts en 1936, alors que l’unité ouvrière à la base se forme contre le fascisme et que les larges masses sont prises à la gorge ?

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Les objectifs du Front populaire

À la suite du coup de force d’extrême-droite de février 1934, les ouvriers socialistes et communistes ont pris l’initiative de se confronter aux agitateurs fascistes ; dans la foulée s’initie un processus d’unité entre le Parti socialiste-SFIO et le Parti Communiste Français.

Pareillement, la CGT et la CGT-Unitaire se rapprochent, jusqu’à la fusion en mars 1936, alors que l’unité socialiste-communiste s’étend aux radicaux, pour former le Front populaire.

La tension est alors extrême dans une France touchée par la crise générale du capitalisme ; cette dernière a mis du temps à s’installer, mais sa pression est devenue très forte sur les masses sur le plan de l’économie.

Du côté de la bourgeoisie française, il y a l’inquiétude politique, dans la mesure où l’Allemagne nazie cherche clairement à gagner en dimension militaire. Une fraction est pour s’en rapprocher, par refus des « rouges », mais les valeurs traditionnelles de la République tendent plutôt à intégrer ceux-ci.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre les revendications du Front populaire. On parle ici de :

– la dissolution des ligues fascistes, qui mènent des troubles et s’arment massivement ;

– l’élévation du pouvoir d’achat populaire ;

– la mise en place d’un fonds national pour les chômeurs ;

– l’aménagement des dettes des petits commerçants ;

– la réduction des heures de travail hebdomadaires sans baisse de salaire ;

– l’instauration d’une retraite minimale ;

– la programmation de grands travaux ;

– la nationalisation de l’industrie de l’armement ;

– des impôts plus importants pour les grandes fortunes ;

– l’arrêt du commerce privé des armes ;

– le contrôle des capitaux quant à une éventuelle sortie du pays,

– le soutien à la Société des nations pour la sécurité collective.

Dès son élection, le gouvernement du Front populaire, par la voix de Léon Blum, présenta ainsi les mesures devant être réalisées dans le plus bref délai :

« L’amnistie,

La semaine de quarante heures,

Les contrats collectifs,

Les congés payés,

Un plan de grands travaux, c’est-à-dire d’outillage économique, d’équipement sanitaire, scientifique, sportif et touristique,

La nationalisation de la fabrication des armes de guerre,

L’office du blé qui servira d’exemple pour la revalorisation des autres denrées agricoles, comme le vin, la viande et le lait,

La prolongation de la scolarité,

Une réforme du statut de la Banque de France, garantissant, dans sa gestion, la prépondérance des intérêts nationaux,

Une première révision des décrets-lois en faveur des catégories les plus sévèrement atteintes des agents des services publics et des services concédés, ainsi que des anciens combattants. »

Le Parti Communiste Français est celui qui a porté le Front populaire, doublement : de par la mobilisation de sa base contre les fascistes, en premier lieu, ensuite avec l’alignement sur une ligne d’unité la plus large possible.

Le prestige du Parti Communiste Français est alors immense dans l’Internationale Communiste, et tous les espoirs sont permis pour lui. Il peut enfin abandonner sa ligne sectaire, avec une hémorragie permanente de cadres et de militants, et se lancer dans la politique.

Cependant, Maurice Thorez ne le veut pas. Celui qui a porté le combat contre les ultra-gauchistes a déformé le Parti Communiste Français. Il se précipite dans une quête de légitimité sans bornes.

Sur Radio-Paris, il s’exprime ainsi, et il faut noter que c’est la première fois qu’un responsable du Parti Communiste Français a le droit de prendre la parole sur une antenne nationale.

« Nous travaillons à l’union de la nation française contre les deux cents familles et leurs mercenaires. Nous travaillons à une véritable réconciliation du peuple de France.

Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, artisan, commerçant, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère, ancien combattant devenu Croix de feu, parce que tu es un fils de notre peuple, parce que tu souffres comme nous du désordre et de la corruption, parce que tu veux, comme nous, éviter que la paix ne glisse à la ruine et à la catastrophe.

Nous sommes le grand Parti communiste, aux militants dévoués et pauvres, dont les noms n’ont jamais été mêlés à aucun scandale et que la corruption ne peut atteindre. Nous sommes les partisans du plus noble idéal que puissent se proposer les hommes.

Nous communistes, qui avons réconcilié le drapeau tricolore de nos pères et le drapeau rouge de nos espérances, nous vous appelons tous. Oui, nous voulons et nous ferons une France dont les fils, unis et libérés du joug du capital, pourront dire : nous ne convoitons pas un pouce de territoire étranger, mais nous ne laisserons pas toucher à un pouce de notre territoire.

Il n’est pas vrai que notre histoire appartienne au passé. Nous combattons pour l’avenir. Nous croyons que la République française des Conseils ouvriers et paysans assurera à jamais à notre peuple le travail, le bien-être, le bonheur, la liberté et la paix. »

« Les deux cents familles » est un concept composé par les radicaux, pas par les communistes. C’est Édouard Daladier qui formule le concept lors du congrès du Parti radical-socialiste d’octobre 1934.

« Ce sont deux cents familles qui, par l’intermédiaire des conseils d’administration, par l’autorité grandissante de la banque qui émettait les actions et apportait le crédit, sont devenues les maîtresses indiscutables, non seulement de l’économie française mais de la politique française elle-même.

Ce sont des forces qu’un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n’eût pas tolérées dans le royaume de France.

L’empire des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent leurs mandataires dans les cabinets politiques.

Elles agissent sur l’opinion publique car elles contrôlent la presse. »

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Les différents aspects du Front populaire

La tentative fasciste de coup de force de février 1934 a provoqué une réaction massive des ouvriers, et l’unité à la base des socialistes et des communistes, poussée par la ligne de Front de ces derniers, a abouti au Front populaire, qui triomphe aux élections de 1936.

Le Comité national du Front populaire pose ainsi le cadre d’action :

« La défaite du fascisme et de la réaction doit être décisive.

Il sortira de la compétition électorale une majorité résolue à ne soutenir qu’un gouvernement qui, sans tarder un jour et sans se laisser arrêter par les manœuvres coutumières, s’attellera à réaliser le programme élaboré. »

Et pourtant, le Front populaire qui a triomphé en 1936 n’existe pas sous une seule forme, qui serait populaire et antifasciste, mais sous quatre formes.

Les deux premières s’opposent : le Front populaire est un mouvement d’unité populaire, qui se concrétise par l’unification syndicale et par l’unification électorale. La victoire aux élections de 1936 et la mise en place du gouvernement est ce qui nous intéresse ici.

Mais il faudra alors ensuite affronter l’autre aspect : la déroute du Front populaire, dont le gouvernement va s’effondrer devant le manque de cohérence de sa politique tiraillée par les radicaux d’un côté, les communistes de l’autre.

Le Front populaire, pour faire simple, a mis en place des réformes de portée révolutionnaire, et il n’est pas allé au bout, ce qui a provoqué sa chute.

Léon Blum du Parti socialiste SFIO et Maurice Thorez du Parti Communiste Français au moment du Front populaire

Les deux autres aspects vont être abordés également, tant pour la victoire que pour la déroute. Ils ne sauraient être analysés en détail toutefois, car il faudrait une immense profusion de détail. Ils concernent en effet tous les deux la modernisation du pays.

On parle des masses françaises, leur mise à jour, d’un côté, et les modifications immenses dans l’appareil d’État de l’autre. Avec le Front populaire, les masses font irruption dans le capitalisme : il y a pour elles les vacances et les loisirs, la culture et l’éducation, une participation à la vie de l’entreprise (par les syndicats) et une reconnaissance de branches pour les emplois.

Il est possible de dire que la modernité capitaliste commence avec le Front populaire et ses mesures ; tout ce qui existe après dans la France capitaliste depuis n’est que le prolongement, l’amélioration, l’aménagement, l’approfondissement des mesures prises.

Avant le Front populaire, le travailleur était un individu face à un patron, avec une industrie qui conservait l’esprit de l’atelier, et un poids démesuré accordé à l’idéologie des campagnes. À partir du Front populaire, il y a une classe laborieuse divisée en différents secteurs d’activité, avec un encadrement généralisé par des accords de branches et une présence syndicale.

Le Front populaire n’est ainsi pas seulement une expression de la victoire populaire, avec un arrière-plan tendant au socialisme, au communisme. C’est également un succès de la bourgeoisie moderniste, avec un strict équivalent aux États-Unis qui est le « New Deal » sous la direction du président Franklin Roosevelt.

Il existe à la même période deux pays qui connaissent exactement la même problématique. Il y a ainsi l’Espagne, où le coup d’État de l’armée contre le nouveau gouvernement, également de Front populaire, provoque une onde de choc transformatrice. Et il y a le Mexique, où le président Lázaro Cárdenas élu en 1934 mène des réformes modernisatrices massives, tout en soutenant l’Espagne républicaine et se mettant relativement en phase avec la ligne internationale de l’URSS de Staline.

Un point est ici à considérer. La victoire du Front populaire a provoqué une vague immense de grève dans la partie urbaine du pays, en touchant même relativement les campagnes. Ce mouvement a été totalement pacifique et il n’y a pas eu de contestation ouverte du capitalisme, malgré un immense folklore révolutionnaire assumé.

Quand on voit le déroulement, on comprend que cela a été une véritable explosion à la suite d’une pression trop longtemps contenue. Or, on va retrouver exactement la même problématique avec le mouvement de mai-juin 1968.

Dans les deux cas, en 1936 et en 1968, on a une pression immense dans les masses et, subitement, l’affirmation qu’il n’est plus possible de vivre comme avant, qu’il faut changer de mode de vie, que le cadre général doit connaître une vaste adaptation.

Il y a certainement une réflexion à faire sur ce sujet, au sujet de Français trop raisonnables pour aller dans le sens de la révolution, et se retrouvant pris au piège, ce qui les force à agir de manière massive le dos au mur. On peut y voir au moins une clef culturelle de la question française.

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Dostoïevski, Hegel et Don Quichotte comme rêveur forcené

Dostoïevski a interprété Don Quichotte dans la veine de Calderon, prenant au pied de la lettre l’angoisse désespérée espagnole, qu’il ne relie pas à la question de la place dans le monde.

Voici ce qu’il écrit à ce sujet.

« LE MENSONGE SE SAUVE PAR UN MENSONGE

‘‘Un jour Don Quichotte, le chevalier si connu, le plus magnanime chevalier qui ait jamais existé, vagabondant avec son fidèle valet d’armes Sancho, eut un accès de perplexité. Il avait lu que ses prédécesseurs des temps anciens, Amadis de Gaule, par exemple, avaient eu parfois à combattre des années entières des cent mille soldats envoyés contre eux par les puissances des ténèbres ou de magiciens.

Ordinairement, un chevalier qui rencontrait une pareille armée de réprouvés tirait son glaive, appelait à son secours spirituel le nom de sa Dame et se jetait seul au milieu des ennemis qu’il exterminerait jusqu’au dernier.

Tout cela était fort clair ; mais ce jour-là, Don Quichotte demeura pensif. Comment voulait-on qu’un chevalier, si fort et si vaillant qu’il fut, exterminât cent mille adversaires en un seul combat de vingt-quatre heures ? Pour tuer chaque homme, il faut du temps ; pour en tuer cent mille, il faut un temps immense. Comment tout cela pouvait-il se passer ?

— Je suis sorti de ma perplexité, ami Sancho, dit à la fin Don Quichotte ; ces armées étaient diaboliques, partant imaginaire ; les hommes qui les composaient n’étaient qu’une création de la magie, leurs corps ne ressemblaient pas aux nôtres ; ils avaient plus d’analogie avec ceux des mollusques, des vers ou des araignées.

Si bien que le glaive des chevaliers les tranchait d’un seul coup, sans rencontrer plus de résistance que dans l’air. Et s’il en était ainsi, on pouvait tuer trois, quatre ou même dix de ces guerriers d’une seule estocade. C’est comme cela qu’il était facile de se défaire, en quelques heures, d’armées de ce genre.’’

En ceci, l’auteur de Don Quichotte, grand poète et profond observateur du cœur humain, a compris l’un des côtés les plus mystérieux de nos esprits. On n’écrit plus de livres pareils !

Vous verrez dans Don Quichotte les plus secrets arcanes de l’âme humaine révélés à chaque page. Remarquez que ce Sancho, le valet d’armes, est la personnification du bon sens, de la prudence, de la ruse, et qu’il est pourtant devenu le compagnon de l’homme le plus fou du monde ; lui précisément et nul autre !

À chaque instant, il trompe son maître, le trompe comme un petit enfant, mais en même temps il est plein d’admiration pour la grandeur de son cœur et croit réels tous ses rêves fantastiques ; il ne doute pas une minute que son maître n’arrive à lui conquérir une île.

Il est bien à désirer que notre jeunesse prenne une sérieuse connaissance des grandes œuvres de la littérature universelle.

Je ne sais pas ce que l’on apprend aujourd’hui aux jeunes gens en fait de littérature, mais l’étude de ce Don Quichotte, l’un des livres les plus géniaux et aussi les plus tristes qu’ait produit le génie humain, est fort capable d’élever l’esprit d’un adolescent.

Il y verra, entre autres choses, que les plus belles qualités de l’homme peuvent devenir inutiles, exciter la risée de l’humanité, si celui qui les possède ne sait pas pénétrer le sens véritable des choses et trouver la « parole nouvelle » qu’il doit prononcer…

D’ailleurs, je n’ai voulu dire qu’une chose, à savoir que l’homme qui a fait les rêves les plus fous, les plus fantastiques, en arrive tout à coup au doute et à la perplexité. Toute sa foi est partie, et ce n’est pas parce que l’absurdité de sa folie lui est révélée, mais bien parce qu’une circonstance secondaire l’éclaire momentanément.

Cet homme aux idées de l’autre monde éprouve subitement la nostalgie du réel. Si des livres qu’il vénère comme véridiques l’ont trompé une fois, ils peuvent le décevoir toujours ; tout en eux peut n’être que mensonge.

Comment revenir à la vérité ?

Il croit y revenir en imaginant une absurdité beaucoup plus forte que la première. Les centaines de mille hommes évoqués par des magiciens auront des corps de mollusques, et l’épée du bon chevalier ira dix fois plus vite en besogne. Son besoin de ressemblance sera satisfait. Il aura le droit de croire au premier rêve grâce à un second beaucoup plus ridicule.

Interrogez-vous vous-même et voyez si la même chose ne vous est pas arrivée cent fois.

Vous avez été épris d’une idée, d’un projet, d’une femme ? Eh bien, qu’un doute vous soit venu ?

Vous aurez eu soin de vous créer une illusion plus menteuse que la première, qui vous aura permis de continuer à être épris et de vous débarrasser du doute. »

Hegel, comme Tourgueniev après lui, a par contre compris qu’à travers son ridicule, il y a un positionnement qui est valorisé. C’est justement cela la clef pour comprendre l’esprit national espagnol, avec sa raideur et sa mobilité.

« Si la manière de l’Arioste [poète italien de la Renaissance] est celle du conte, l’œuvre de Cervantès tient davantage du roman.

Don Quichotte est une noble nature ; la chevalerie l’a rendu fou, parce qu’avec son caractère aventureux, il se trouve placé au milieu d’une société organisée, où tout est réglé.

C’est ce qui fournit la contradiction comique d’un monde régulièrement constitué et d’une âme isolée qui veut créer cet ordre régulier par la chevalerie, quand celle-ci ne pourrait que le renverser.

Mais, malgré cette plaisante aberration, Cervantès a fait de son héros un caractère naturellement noble, doué d’une foule de qualités de l’esprit et du cœur qui le rendent naïvement intéressant.

Don Quichotte est, malgré sa folie, parfaitement sûr de lui-même et de son but ; ou plutôt sa folie consiste dans cette conviction profonde et dans son idée fixe. Sans cette naïve sécurité, il ne serait pas un personnage réellement comique.

Cette imperturbable assurance dans la vérité de ses opinions est encore relevée d’une manière tout à fait grande et heureuse par les plus beaux traits de caractère.

Tout l’ouvrage n’en est pas moins une perpétuelle dérision de la chevalerie. Partout règne une véritable ironie, tandis que dans l’Arioste le récit de toutes ces aventures n’est qu’une plaisanterie frivole.

Mais, d’un autre côté, l’histoire de don Quichotte n’est que la trame dans laquelle s’entremêle toute une série de nouvelles vraiment romantiques.

L’institution que le roman détruit par le ridicule y conserve encore sa valeur et son importance. »

Lope de Vega et Pedro Calderón de la Barca

Il est absolument impossible de résumer la littérature du siècle d’or, pour deux raisons. Tout d’abord, c’est en raison du nombre d’oeuvres et d’auteurs. On sent qu’il y a un espace d’ouvert et nombre d’écrivains s’y précipitent.

Ensuite, on ne trouve pas d’unité formelle, la littérature étant comme une sorte de projection culturelle sur l’Espagne émergeant à la Reconquête. Comme le baroque, idéologie catholique, va prendre le dessus, c’est d’autant plus vrai.

La nation espagnole va payer très cher cette absence de cristallisation nationale, que connaît par opposition, par exemple, la France au 17e siècle. Quand on voit que c’est le Don Quichotte de Cervantès qui représente le roman national espagnol, on voit le problème : c’est trop dispersé, trop riche en directions multiples, sans cadre général posé uniformément.

Le même problème se pose avec l’oeuvre classique de l’époque, très difficile d’accès de par son éparpillement, qu’est El Criticón de Baltasar Gracián, publié au 17e siècle.

Vue de la ville de Saragosse, Juan Bautista Martínez del Mazo, 1647

Deux noms ressortent toutefois pour cerner le siècle d’or comme celui de l’émergence nationale espagnole, à rebours du baroque : Félix Lope de Vega Carpio (1562-1625) et Pedro Calderón de la Barca (1600-1681).

Cela ne veut pas dire qu’eux-mêmes n’aient pas été marqués par le baroque ou qu’ils ne s’y insèrent pas, parfois. Néanmoins, ces deux auteurs présentent des œuvres très vivantes, correspondant à la dynamique nationale.

On remarquera ici aussi la trajectoire parallèle des deux auteurs ; Lope de Vega a été marin dans l’invincible armada et terminera sa vie ecclésiastique (sans parvenir à obéir au principe de chasteté), alors que Pedro Calderón de la Barca a servi en Flandres et en Italie notamment, avant de finir prêtre.

Lope de Vega

Lope de Vega est un auteur prolixe, avec autour de 1800 pièces de théâtre (dont plus de 100 écrits en 24 heures), 400 drames religieux, 5 romans, 4 nouvelles, 9 épopées, 3 000 sonnets. Sa posture est classiquement espagnole ici : la dignité, l’honneur, l’amour, le pays, la religion.

On doit penser ici à la définition du style « la cape et l’épée » et, en fait, pour comprendre ce théâtre, il suffit de se tourner vers Corneille, car son théâtre est véritablement espagnol plus que français, surtout quand il est capable de mêler le comique et le tragique. On notera ici que Le menteur de Corneille puise notamment à un grand classique du siècle d’or, La verdad sospechosa (La vérité suspecte) de Juan Ruiz de Alarcón.

Avec Lope de Vega, on est donc dans les intrigues s’entremêlant, les détours et les rebondissements. On devine le caractère espagnol, à la fois raide et mobile, où les actions priment en raison de postures.

On notera également l’apport du personnage du type « gracioso », facétieux, qui accompagne le héros, ainsi que la remise en cause de la règle des trois unités (de temps, de lieu, d’action). Comme on s’en doute, le théâtre espagnol ne se fonde pas sur le théâtre grec ou romain ; il puise véritablement, comme tout l’art du siècle d’or, dans le parcours bien spécifique lié à la Reconquête.

Dans La viuda valenciana (La veuve de Valence), la veuve rencontre un nouvel amour tout en étant masquée ; dans El perro del hortelano (Le Chien du jardinier), la femme ne veut pas avouer son amour tout en refusant de le laisser partir (tel le chien du jardinier qui ne mange pas les choux et ne les laisse pas manger).

Dans Los Locos de Valencia (Les fous de Valence), un homme se fait passer pour un philosophe dérangé après un duel ayant mal fini, et des péripéties aboutissent à des histoires d’amour. El anzuelo de Fenisa (Le crochet de Fenisa) traite de l’échec d’une courtisane face à un couple amoureux.

Plus brutale sont d’autres pièces, plus marquantes, aussi. Dans Peribáñez y el Comendador de Ocaña (Peribáñez et le Commandant de Ocaña), le paysan Peribáñez doit tuer un commandant cherchant à violer sa femme ; il est pardonné par le roi.

Dans Fuenteovejuna, le village se révolte contre le commandant de la forteresse qui les maltraite. Le commandant tué, les villageois sont tous torturés, hommes, femmes, enfants, mais avouent sous la torture seulement que c’est Fuenteovejuna, soit le nom du village, qui l’a tué. Interrogé par le roi et la reine, la vérité est révélée et il leur est pardonné.

Dans El mejor alcalde, el rey (Le meilleur maire, le roi), une femme devant se marier à un hidalgo appauvri est enlevé et violé par un noble. Le roi, incognito, enquête et vient rétablir la justice, en mariant la femme à son violeur puis en exécutant celui-ci pour qu’elle puisse se marier à l’hidalgo.

Dans Castigo sin venganza (Punition sans vengeance), un noble voit son fils avoir une relation avec sa belle-mère ; il ligote cette dernière et fait en sorte que son fils la tue en prétextant que c’est un comploteur. Puis, le fils et exécuté.

Lope de Vega eut une reconnaissance nationale à sa mort, et c’est Pedro Calderón de la Barca qui en prit directement le relais. Son théâtre, plus avancé, fit qu’il obtint une renommée immense et une reconnaissance complète de la Cour ; la capacité d’expression imagée de Calderon a eu un impact très important sur la littérature mondiale, notamment en Angleterre et en Allemagne.

Dans El médico de su honra (Le médecin de son honneur), on est dans une folie meurtrière masculine pour des questions d’honneur, avec les femmes victimes. La fin est un monument patriarcal :

« – le roi.
Je dis que vous fassiez nettoyer la porte de votre maison, car on y voit empreinte une main ensanglantée.

– don gutierre.
Sire, ceux qui exercent un office public ont coutume de placer au-dessus de leur porte un écu à leurs armes. Mon office à moi, c’est l’honneur. Et c’est pourquoi j’ai mis au-dessus de ma porte ma main baignée dans le sang, parce que l’honneur, sire, ne se lave qu’avec du sang.

– le roi.
Donnez donc votre main à Léonor ; je sais qu’elle en est digne.

– don gutierre.
J’obéis. — Mais considérez bien qu’elle est tachée de sang, Léonor.

– doña léonor.
Peu m’importe, je n’en suis ni étonnée ni effrayée.

– don gutierre.
Considérez, Léonor, que j’ai été le médecin de mon honneur, et que je n’ai pas oublié ma science.

– doña léonor.
Avec elle vous guérirez ma vie, si elle devient mauvaise.

– don gutierre.
À cette condition, voilà ma main.

– tous les personnages.
Ainsi finit le Médecin de son honneur. Pardonnez-en les nombreuses imperfections. »

Deux autres œuvres racontent comment un mari tue sa femme : El pintor de su deshonra (Le peintre de son déshonneur) et A secreto agravio, secreta venganza (À insulte secrète, vengeance secrète).

L’Alcade de Zalamea (Le maire de Zalamea) est pareillement extrêmement violent et patriarcal ; le nouveau maire d’une ville condamne à mort le violeur de sa fille, qui termine dans un couvent, avec le roi intervenant.

C’est un prétexte pour valoriser l’alcade face aux chefs de guerre et à leurs soldats aux comportements criminels. L’alcade suit en effet la loi, et donc le roi, qu’il a représenté comme il est dit dans la pièce, car désormais il y a une seule justice, dans un pays unifié :

« Le Roi : Comment avez-vous osé ?

Crespo : Vous avez dit que cette sentence avait été rendue selon les règles.

Le Roi : Le conseil de guerre n’aurait pas été capable d’exécuter cette sentence ? Crespo : Toute votre justice ne forme qu’un seul et même corps. S’il possédait plusieurs mains, il n’y aurait pas un même acte où une seule main condamne et exécute… »

Dans El principe constante (Le prince constant), un prince emprisonné par les musulmans se sacrifie pour protéger une ville catholique, ce qui est bien entendu tout à fait conforme à l’idéologie dominante.

Pedro Calderón de la Barca

Son œuvre majeure est à la croisée de l’esprit national espagnol et du baroque. Dans La vida es sueño (La vie est un songe), l’intrigue est compliquée à souhait mais d’une grande cohérence, avec un jeune prince enfermé, qui se réveille roi du jour au lendemain et croit qu’il avait rêvé auparavant, pour redevenir emprisonné et pensé avoir rêvé de son statut de roi. Il finira vraiment roi.

Ce passage très révélateur de l’angoisse espagnole, qu’il faut par contre absolument mettre en relation avec la question de la dignité, de sa place dans le monde qui doit être stable à travers le caractère instable de ce monde justement.

Il ne s’agit pas de baroque « pur » et d’ailleurs ce n’est pas au sens strict une pièce à caractère religieux.

« Dans ce monde, en conclusion, chacun rêve ce qu’il est, sans que personne s’en rende compte. Moi, je rêve que je suis ici, chargé de fers, et j’ai rêvé que je me voyais dans une autre condition plus flatteuse.
Qu’est ce que la vie ? – une fureur. Qu’est ce que la vie ? – Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de choses, car toutes la vie est un songe, et les songes mêmes ne sont que songes. »

Une pièce a inversement une portée didactique de type religieux : El gran teatro del mundo (Le grand théâtre du monde), avec une mise en abîme où des acteurs découvrent leur rôle dans la vie (le roi, la beauté, le paysan, la vie, la sagesse, le riche, le pauvre), avant de devoir l’abandonner, nu.

C’est une pièce en un seul acte, qui relève en fait des « auto sacramentales », des pièces courtes ayant une portée religieuse et utilisant des allégories. Elles auront une immense importance en Espagne, néanmoins cela relève de la question du baroque au sens strict.

Le troisième grand dramaturge espagnol de l’époque, Tirso de Molina (1579-1648), se place dans cette perspective plus directement, mêlant les genres et poussant les complications au maximum. Lui-même fut toute sa vie un religieux, qui écrivit de très nombreux autosacramentales.

Il fut réprimé par l’Église en raison de sa trop grande production d’oeuvres non religieuses, dont l’une d’elle, El burlador de Sevilla y convidado de piedra (Le moqueur de Séville et l’invité de pierre) inaugure le personnage de Don Juan.

Le réalisme de Diego Vélasquez

La folie furieuse du fanatisme catholique contraste terriblement avec le réalisme de la peinture de Diego Vélasquez. On comprend qu’il ait été facile pour la réaction de s’accorder une légitimité en Espagne, en prétendant que les avancées du siècle d’or n’allaient pas sans la démarche impériale et catholique.

L’histoire de l’Espagne exige de saisir le double caractère des tendances historiques, ainsi que le développement inégal, car Diego Vélasquez vient de Séville, la plus peuplées des villes espagnoles alors, qui a le monopole commercial avec le nouveau monde.

De fait, quel rapport y a-t-il sur le plan des valeurs entre une peinture comme Le Porteur d’eau de Séville et le fanatisme catholique allié à l’expansionnisme impérial ?

Le réalisme est porté par le peuple, par une réalité en développement, par une plus grande complexité des idées, de la sensibilité, des sentiments, des émotions, de la capacité à représenter.

Et le peuple est en pleine évolution avec la fin de la Reconquête, avec une vague d’unification, d’apports de progrès, de fin de la guerre, de législation unifiée, de valeurs morales systématisées, même si sous l’égide du catholicisme.

Ce dont on parle, c’est en fait du progrès des villes, qui s’arrachent au moyen-âge et à ses campagnes arriérées. La culture connaît une avancée majeure, les forces productives connaissent un saut.

Diego Vélasquez est extrêmement connu comme peintre, et il représente indéniablement l’esprit national espagnol. Il est en capacité de présenter des scènes, de les séparer du cadre général pour les poser dans leur substance.

Et cette substance est vue par le prisme espagnol, avec la contradiction entre la raideur et la mobilité, comme ici avec la Vieille faisant frire des œufs.

L’esprit espagnol ne se veut pas tant grave que digne, et derrière l’orgueil apparent il y a une forme de fierté de celui qui se sait à sa place.

Voici La Cène d’Emmaüs, un autre exemple de « prise sur le fait », de moment finalement typique à un moment typique, conforme au réalisme.

La peinture de Diego Vélasquez est très diverse, depuis la représentation des personnes importantes de la Cour et de leur environnement direct, comme ici avec Le Bouffon Calabacillas, jusqu’à des peintures religieuses ou bien réalistes.

C’est la force et la faiblesse du siècle d’or, qui est capable de partir dans des directions très diverses. C’est cela qui a fait la force du baroque, cette forme de représentation directement formulée par le catholicisme au moyen du Concile de Trente.

L’Espagne elle-même se perdra dans ce fourmillement, en ne parvenant pas à une émergence nationale unifiée complète.

C’est malheureusement aussi pour cela que la bourgeoisie éprouve une réelle fascination pour la peinture espagnole, malgré son caractère très inégal. C’est qu’il y a justement une certaine faiblesse, il n’y a pas la formidable charge qu’on a dans la peinture réaliste des Pays-Bas.

On reste dans une affirmation sous la forme d’un dérapage contrôlé, encadré, ce qui est très conforme à l’esprit catholique et étranger au protestantisme dont le souci de la vie intérieure pousse immanquablement au romantisme.

Le portrait de Marie-Anne d’Autriche est à ce titre un chef d’oeuvre, car s’il y a une vraie raideur, ce n’est pas formel pour autant, le visage semble mobile ou prêt à l’être ; on pourrait penser qu’il va y avoir une mise en mouvement.

C’est l’apport espagnol que de proposer une attitude digne, mais active, ce qui est une puissante contradiction, qui est capable de porter une culture d’envergure.

De par la réelle attention donnée à la dignité, on peut dire que la peinture espagnol, conformément à la culture nationale espagnole et dans ce cadre, transporte une réelle conviction.

C’est comme avec Don Quichotte, ou ce portrait du sculpteur Juan Martínez Montañés : peu importe la valeur de ce qu’on est, on est dans ce moment de manière entière, pleine, ce qui est déjà beaucoup.

On connaît la fameuse angoisse espagnole, le questionnement existentiel qu’on retrouve en Espagne : c’est précisément dans ce rapport à la dignité qu’il faut comprendre cela. L’apport de la culture espagnole du siècle d’or, c’est le soulignement de la question de sa place.

Peu importe si dans l’ensemble, dans le cadre général, cela ne fonctionne pas, car le monde est trop changeant, trop incompréhensible. Il faut au moins être là, à sa place, et s’y poser dignement.

La littérature espagnole se fonde le plus directement sur cette vision du monde, véritablement propre à l’Espagne par l’intermédiaire du siècle d’or qui lui donne naissance comme nation.

La limpieza de sangre et l’Inquisition

La limpieza de sangre, c’est la « pureté du sang ». C’est une conception qui a prévalu en Espagne à la suite de la Reconquista, pour mettre de côté les juifs et les musulmans, et même, tels des castes honnies, les juifs et musulmans convertis au catholicisme.

La monarchie s’est tenue à l’écart de cette conception ; par contre, tant les institutions (municipalités, universités, corporations…) que l’Église l’a utilisé de manière systématique, ne recrutant que des « vieux chrétiens » à la suite d’une enquête se voulant la plus approfondie possible.

Cette tendance à l’écrasement des communautés juive et musulmane se fit de plus en plus prégnante au fur et à mesure que la reconquête allait triomphante. Le premier coup de semonce fut l’immense vague de massacres anti-juifs en 1391, dans tout le pays (Séville puis les autres villes : Cordoue, Tolède, Ciudad Real, Burgos, Madrid, Barcelone, Valence, Majorque, Lérida, etc.).

Les Juifs avaient été utilisés comme collecteurs d’impôts par les musulmans et servaient d’usuriers chez les catholiques ; il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation d’une minorité comme support à l’économie pour un développement inégal (les Jaïns pour les Hindouistes, les Arméniens pour les Ottomans, etc.).

Une révolte fiscale détournée en massacre de juifs devenus chrétiens à Tolède en 1449 amena à l’affirmation de la « limpieza de sangre », par l’intermédiaire du texte Sentencia-Estatuto, où le fanatique Pedro Sarmiento exige d’interdire aux convertis tant des postes d’écclésiastiques, de fonctionnaires ou d’avoir une valeur juridique dans le cas d’un procès contre un « vieux chrétien ».

Tolède en 1570

En réponse, le pape Nicolas V exigea, par une bulle, que  « tous les convertis, présents ou futurs, Gentils ou Juifs, qui mènent une vie de bons Chrétiens, soient admis à tous les ministères et dignités, à porter témoignage et exercer toutes les charges au même titre que les vieux chrétiens ».

La tendance de fond était cependant irrépressible, avec d’innombrables massacres populaires de convertis (Séville, Burgos, Llerna, Jérez, Jaen, etc.) et on voit ici une contradiction entre la monarchie poussant coûte que coûte à trouver un moteur populaire « national » et la papauté cherchant à regarder les choses de manière théologique et pragmatique.

Trois mois après la prise de Grenade, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon officialisèrent ainsi un décret dit de l’Alhambra, le 31 mars 1492, exigeant que les juifs se convertissent ou quittent le pays dans les quatre mois.

50 000 juifs environ acceptèrent de rester, 150 000 prenant le chemin de l’exil, en pratique dépouillés de leurs bien ; avec ces décisions, l’Espagne suit la France (1394) et l’Angleterre (1290).

Le motif principal de l’expulsion était que les juifs continueraient d’exercer une influence majeure sur les juifs convertis au catholicisme (se comptant par dizaines voire centaines de milliers), et que certains convertis pratiqueraient le judaïsme en secret (ce sont les « marranes »).

Séder secret en Espagne à l’époque de l’Inquisition, Moshe Maimon, 1893

Il y a ici trois moteurs : la volonté de la monarchie d’unifier le pays conquis, les visées massives d’appropriation des biens des convertis par la calomnie, la fuite en avant de juifs convertis devenus fanatiques.

Au 15e siècle, il y avait déjà eu cette démarche. On doit mentionner le très actif Yehosúa ben Yosef devenu Gerónimo de Santa Fe menant une grande propagande contre le Talmud (Tractatus Contra Perfidiam Judæorum; the other, De Judæis Erroribus ex Talmuth, organisation de la « disputation » de Tortosa, etc.).

Et il y avait également Shlomo Halevi devenu Paul de Burgos, archevêque très virulent prônant la ghettoïsation et la violence contre les juifs.

En fait, les juifs tendaient de fait à la conversion afin d’obtenir les mêmes droits, ou bien car ils avaient réussi leur carrière. Il faut mentionner ici Abraham Senior devenant à 81 ans Ferrad Perez Coronel en 1492, après toute une vie à être grand rabbin de Castille et un des grands financiers de la monarchie. Isaac Abravanel, lui-même un financier et une grande figure intellectuelle, prit par contre le chemin de l’exil.

Il y a également Bonafos Caballeria, devenu Micer Pedro, auteur de Zelus Christi Contra Judæos et Sarracenos, qui termina assassiné, alors que ses fils obtinrent des postes très importants dans la monarchie (vice-chancelier, conseiller, etc.).

L’Inquisition naît de cette situation, elle n’en est pas à l’origine, et son rapport à la limpieza de sangre est relativement incohérent ; elle fit avec, mais davantage comme une sorte de prétexte sociologique et culturel pour ses enquêtes et ses condamnations.

Condamnés par l’Inquisition, Eugenio Lucas Velázquez, 1862

C’est que son programme est purement religieux. Il tient à Fortalitium Fidei, écrit entre 1459 et 1461 par Alonso de Espina. Divisé en cinq parties, il présente une lecture théologique avant de longuement viser les hérétiques, les juifs, les musulmans et les démons. Surtout, il refuse de faire la différence entre juifs et juifs convertis au catholicisme.

On est dans une logique de pureté religieuse basculant dans le fanatisme, avec des tendances racialistes dans les moments les plus extrêmes.

Dès sa fondation, comme tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, en 1478, avec Tomás de Torquemada à sa tête, l’Inquisition se posait uniquement comme religieuse. Elle se voulait la garante de la foi et de la pureté des rites, en dehors de toute influence juive ou musulmane, que cette influence soit voulue ou causée par la méconnaissances des convertis.

Tomás de Torquemada

Cependant, elle était un produit espagnol. Il faut bien saisir qu’elle fut mise en place à la demande Ferdinand II et d’Isabelle Ier .

Ainsi, sa dimension hyperactive, sa ligne de chauffer à blanc les mentalités, obéit à la logique unificatrice de la monarchie, et dans un cadre général où des tueries régulières visaient même les juifs convertis.

Autodafé de protestants en juin 1559 à Valladolid

L’un des grands épisodes consista en les arrestations, les tortures et les mises à mort (brûlé vif en place publique notamment) de Juifs convertis, à Saragosse, après l’assassinat du représentant de l’Inquisition en Aragon, Pedro de Arbués, en 1485.

Torture et mise à mort de Francisca Nuñez de Carabajal pour être marrane, en Nouvelle Espagne (le Mexique), 1596

Puis ce fut au tour des mudéjars, les musulmans encore en Espagne, d’être expulsés en l’absence de baptême, avec comme périodes de 1500 à 1502 en Castille, de 1515 à 1516 en Navarre, de 1523 à 1526 en Aragon.

La raison fut, comme pour les juifs sur les juifs convertis, l’influence des musulmans sur les convertis d’origine musulmane, à quoi il faut ajouter diverses révoltes particulièrement violentes profitant de la masse présente, notamment à Grenade, contre les conversions forcées, ainsi que des liens possibles avec l’empire ottoman.

Tour de l’église de San Salvador à Teruel, érigée au 14e siècole et exemple d’influence des mudéjars

Immanquablement, cette panique quant à un « ennemi intérieur », avec la hantise de sa liquidation, fait penser au massacre des Arméniens à la fin de l’empire ottoman.

Il y eut ensuite une tentative d’expulser les baptisés eux-mêmes, appelés morisques, en 1609-1610, mais la démarche n’aboutit qu’au départ d’environ la moitié d’entre eux (leur total étant d’entre 200 000 – 500 000 personnes).

La grande figure religieuse Juan de Ribera demanda même que les Morisques soient mis en esclavage au lieu d’être expulsés, ce qui fut refusé par le roi : cela montre bien l’escalade systématique existant à ce niveau.

Dans le roman Don Quichotte, il est parlé de cette expulsion et de son échec relatif, le narrateur prenant clairement partie pour les baptisés.

Le roman n’aborde cependant pas l’Inquisition, ce qu’on comprend : celle-ci était d’une cruauté absolue et d’un aveuglement forcené, arrêtant, confisquant, mettant en prison ou en esclavage, assassinant.

Une figure célèbre pour sa cruauté meurtrière fut Diego Rodriguez Lucero, inquisiteur de Cordoue de 1499 à 1507 (et surnommé « Lucero el Tenebroso », « El inspirado por Lucifer »). Néanmoins, la tendance générale du personnel religieux dirigeant, à l’instar de Francisco Jiménez de Cisneros, était ultra-volontariste et directement poussé par les « rois catholiques », à rebours même des instructions papales.

Autodafé sur la Plaza Mayor de Madrid, Francisco Ricci, 1683

Et c’est là un grand angle mort de la question espagnole. L’Inquisition a eu un écho mondial et a largement contribué à la « légende noire » noircissant l’Espagne. La conception de la limpieza de sangre n’a par contre jamais eu de résonance, alors qu’il est évident qu’une connaissance des faits aurait largement contribué à s’opposer aux succès nazis dans l’Allemagne des années 1930.

Mais il ne pouvait pas en être autrement, en raison de la nature contradictoire du siècle d’or, qui est une poussée en avant, avec un aspect terrible, sanglant, meurtrier, et une dimension unificatrice particulièrement marquée.

Les hidalgos en Espagne

Don Quichotte est un surnom pris par Alonso Quichano. Don est un titre de noblesse, qu’il s’accorde lui-même en se définissant comme chevalier errant. Normalement, il n’a pas le droit de l’employer, car il est seulement un « hidalgo » (de fijos d’algo, fils d’un bien).

Un hidalgo est un noble, mais d’une variété ayant moins de valeur que la noblesse elle-même. C’est que le parcours amenant à la reconquête sur les envahisseurs musulmans a été très tortueux. Il y eut également des batailles internes au camp espagnol, des affrontements avec le Portugal.

Un hidalgo au 16e siècle en Amérique

Dans ce cadre s’est formé une noblesse de privilège, devenant au bout de quelques générations une noblesse de sang en tant que tel. Le but était d’asseoir la base de soutien au roi et celui-ci n’hésita pas à réaliser une vraie avalanche d’anoblissement : au moment du siècle d’or, on doit considérer que les hidalgos sont 10 % de la population dans la région de la Castille, moins en Aragon, énormément plus dans les Asturies et la Cantabrie, ainsi qu’au Pays basque.

Le roi vendit même à un moment le statut d’hidalgo afin de renflouer ses caisses. Dans la pratique, être hidalgo signifiait ne pas payer d’impôt ni au niveau de l’État ni au niveau municipal, ne pas pouvoir être emprisonné pour dettes, ne pas pouvoir être torturé ni fouetté ni pendu ni envoyé aux galères, ne pas se voir enlever ses armes et son cheval.

Autrement dit, il y a eu un nombre important de hidalgos sans pour autant qu’ils relèvent d’une noblesse propriétaire terrienne réelle. Cela fut encore plus vrai lorsqu’on put devenir hidalgo en étant marié et en ayant beaucoup d’enfants.

Qui plus est, en raison de la dimension combattante-patriarcale de la naissance de ce statut, un hidalgo n’avait pas le droit de travailler. La figure de l’hidalgo exprime ici concrètement une expression du patriarcat tel qu’il a traversé la guerre de reconquête.

Année de reconquête des principales villes (wikipédia)

D’où les tentatives des hidalgos de parasiter l’État, en cherchant les charges et les distinctions. 1/3 de la population de Madrid relève à cette époque des hidalgos,1/4 de celle de Tolède, 15 % de celle de Séville.

Don Quichotte est le prototype de l’hidalgo, et on ne sera nullement étonné que tant Hernán Cortés, le chef de la conquête sur les Aztèques, que Francisco Pizarro, le chef de la conquête sur les Incas, étaient des hidalgos.

Le roman Don Quichotte est ainsi l’expression même de la décadence des hidalgos, qui socialement vont au fur et à mesure disparaître, coincés entre la véritable noblesse et le peuple. Cela produire un ressentiment dont l’un des grands marqueurs est la fuite en avant dans les conflits d’honneur.
Parallèlement émergea d’ailleurs le brigandage comme démarche systématisée, avec énormément de figures diverses et variées relevant de ce bandolerismo.

C’est ce phénomène social patriarcal, dans le prolongement de la Reconquête, qui est à l’origine de la profusion des romans de chevalerie, des romanceros qui sont des poèmes d’esprit chevaleresque, ainsi que des romans traitant des picaros qui sont des marginaux aventuriers. Ce sont les ouvrages du type Amadis de Gaule, Primaleón, Vie de Guzmán de Alfarache, Les Exploits d’Esplandian… dont on parle dans Don Quichotte.

Don Quichotte, hidalgo à qui les romans de chevalerie ont tourné la tête, une illustration du Français Gustave Doré au 19e siècle

Cette question des hidalgos comme réalité patriarcale est le grand angle mort de l’histoire espagnole. Il est évident pourtant que c’est une question essentielle, qui va jouer pendant des siècles : l’idéologie fasciste espagnole des années 1930 est l’aboutissement de toute une démarche historique partant des hidalgos.

Comme piste très intéressante de recherche, on peut se tourner vers le grand affrontement intellectuel, très connu dans le domaine espagnol et latino-américain, entre Américo Castro et Claudio Sánchez-Albornoz, deux Espagnols immensément érudits. Le premier s’exila aux États-Unis à la suite de la victoire franquiste ; le second fut ministre de la seconde République et président en exil de celle-ci entre 1962 et 1971.

Américo Castro a formulé sa grande thèse dans España en su historia en 1948, réédité avec quelques modifications quelques années plus tard sous le nom de La realidad histórica de España. Claudio Sanchez Albornoz lui répondit dans la foulée avec deux pavés de plus de 1400 pages reprenant pareillement l’histoire espagnole.

Américo Castro
Claudio Sanchez Albornoz

Américo Castro a une idée très simple à comprendre. Il dit : les Wisigoths n’étaient pas des Espagnols, et lorsque l’Espagne commence son histoire, c’est sous l’occupation musulmane. Il y a donc une influence massive de la part de l’Islam, mais également des Juifs présents dans le pays.

Parmi les exemples innombrables qu’il donne, celui qui est sans doute le plus parlant concerne les ordres militaires de Calatrava, Alcantara et Santiago. Il faut nommer ici également le quatrième grand ordre, l’ordre de Montesa, qui intégra également l’Ordre de Saint-Georges d’Alfama et qui se subordonna au premier.

Le premier doit justement son nom à la prise de la forteresse de Qal’at Rabah (« la forteresse de Rabah ») en Castille, tout comme le deuxième le doit à la forteresse d’El-Kantara (« Le pont ») en Estrémadure. Le troisième puise son nom chez Saint-Jacques, le patron de l’Espagne (d’où le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle).

Pedro de Barberana y Aparregui, chevalier de l’ordre Calatrava, peint par Diego Velázquez, 1631

Ces ordres étaient extrêmement rigoureux, les ordres de Calatrava et d’Alcantara en particulier reprenant les règles des Bénédictins, alors que celui de Santiago reprenait les règles de (Saint) Augustin.

Américo Castro s’appuie dessus pour dire que de tels ordres reprennent en pratique directement les structures militaires musulmanes. Il y a là quelque chose de très intéressant si on prend en effet en compte qu’on a ici un affrontement très particulier, littéralement à mi-cheval de l’esclavagisme et du féodalisme, surtout si on comprend comment l’Islam est né comme féodalisme par en haut.

Mais Américo Castro ne dit pas cela : selon lui, les Espagnols étaient à la fois fascinés et écrasés par la puissance de l’envahisseur. Il dit ainsi :

« L’Espagne médiévale résulte d’une association de soumission et d’émerveillement, d’une part, à l’égard d’un ennemi supérieur, et d’autre part d’un effort pour triompher de cette position d’infériorité. »

Or, la clef de l’affrontement était selon lui religieuse, et par conséquent :

« Du Xe au XVe siècle, l’histoire d’Espagne a été christiano-islamico-judaïque. Et c’est en ces siècles que la disposition intérieure de la vie espagnole a été définitivement forgée. »

Autrement dit, selon Américo Castro, l’Espagne commence au milieu de l’invasion musulmane, à travers les mélanges et rapports des juifs, chrétiens et musulmans. Claudio Sánchez-Albornoz considère que tout cela est très largement exagéré et, en quelque sorte, il dit que l’Espagne naît avec la reconquête et à travers la reconquête.

C’est vrai pour les institutions, pour l’existence des hidalgos, pour les formes religieuses, le rôle du roi, etc. Et il constate justement qu’une fois la reconquête terminée, ce qui a été mis en mouvement s’interrompt et là les problèmes commencent.

Toute l’autonomie des uns et des autres gagnée durant la reconquête s’efface et l’unité espagnole forcée par en haut ne parvient pas à se mettre en place. C’est là qu’il faut mentionner un autre aspect, particulièrement terrible : l’interprétation raciale qui a prédominé en Espagne.

Don Quichotte et l’âge d’or

La place des femmes dans Don Quichotte exprime un vrai bouleversement historique : les femmes ont une personnalité, leurs caractères et leurs tempéraments. Le changement est sous-jacent à cette réalité ; les choses se transforment.

Et de manière très marquante, on a un long passage où Don Quichotte tient un discours en faveur d’une utopie. Il est évident qu’ici Cervantès est à mettre en parallèle avec Thomas More (L’Utopie) et Tommaso Campanella (La Cité du Soleil), ou encore Shakespeare (le discours de Gonzalo dans La tempête).

On est clairement dans l’affirmation du besoin de Communisme. Ce qui est intéressant ici, c’est que Don Quichotte explique que les chevaliers errants sont nécessaires précisément en raison que ce n’est pas l’âge d’or.

« Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier.

Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive ; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte :

« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien !

En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs.

Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses.

Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur.

Les lièges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel.

Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère ; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors.

Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert.

Et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr.

C’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité.

Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles.

Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi.

La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment.

La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger.

Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes ; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté.

Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour ; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau.

C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux.

De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer.

Car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter.

Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais. »

Rien que ces lignes exposent une question révolutionnaire, et on notera d’ailleurs l’absence de la religion dans ce discours. Par contre, la religion et le roi sont omniprésents dans le reste du roman : ils sont reconnus comme un facteur de civilisation justement.

La place des femmes dans Don Quichotte

Il est une question extrêmement importante qui reflète tout un arrière-plan historique : la place des femmes dans Don Quichotte. On sait que le roman se moque de la chevalerie et du culte qu’on lui accordait au Moyen-Âge.

Le souci, c’est que le romantisme de la chevalerie est ouvertement maintenue, et que c’est même un certain levier pour affirmer l’égalité entre les hommes et les femmes. Il y a là une puissante contradiction.

Qu’en est-il ? Pour le comprendre, il faut se saisir de la mentalité nationale espagnole qui s’affirme alors.

Regardons d’abord ce qui se passe avec Don Quichotte. Comme tout chevalier, il honore une femme, ici Dulcinée de Toboso. Elle est pour lui un prétexte pour se plaindre et pour partir à l’aventure, afin de mener des actions fantastiques en son honneur, de conquérir son coeur par sa vaillance, etc.

Don Quichotte se plaint ainsi à lui-même que :

« Ô princesse Dulcinée, dame de ce cœur captif ! une grande injure vous m’avez faite en me donnant congé, en m’imposant, par votre ordre, la rigoureuse contrainte de ne plus paraître en présence de votre beauté.

Daignez, ô ma dame, avoir souvenance de ce cœur, votre sujet, qui souffre tant d’angoisses pour l’amour de vous. »

Elle est un prétexte à une mise à l’épreuve.

« Ô Dulcinée du Toboso, jour de mes nuits, gloire de mes peines, nord de mes voyages, étoile de ma bonne fortune, puisse le ciel te la donner toujours heureuse en tout ce qu’il te plaira de lui demander, si tu daignes considérer en quels lieux et en quel état m’a conduit ton absence, et répondre par un heureux dénouement à la constance de ma foi ! »

Il l’idéalise conformément à l’idéal chevaleresque.

« Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poètes donnent à leurs maîtresses.

Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison. »

Or, en pratique, on parle d’une paysanne qu’il ne connaît apparemment même pas, et qu’il a vu de loin quelques fois sur une très longue période. Voici ce qu’on apprend à ce sujet.

« – Quant à la lettre d’amour, tu mettras pour signature : À vous jusqu’à la mort, le chevalier de la Triste-Figure.

Il importera peu qu’elle soit écrite d’une main étrangère ; car, si je m’en souviens bien, Dulcinée ne sait ni lire ni écrire, et de toute sa vie n’a vu lettre de ma main.

En effet, mes amours et les siens ont toujours été platoniques, sans s’étendre plus loin qu’à une honnête œillade, et encore tellement de loin en loin, que j’oserais jurer d’une chose en toute sûreté de conscience : c’est que, depuis douze ans au moins que je l’aime plus que la prunelle de ces yeux que doivent manger un jour les vers de la terre, je ne l’ai pas vue quatre fois.

Encore, sur ces quatre fois, n’y en a-t-il peut-être pas une où elle ait remarqué que je la regardais, tant sont grandes la réserve et la retraite où l’ont élevée son père Lorenzo Corchuelo et sa mère Aldonza Nogalès.

– Comment, comment ! s’écria Sancho, c’est la fille de Lorenzo Corchuelo qui est à cette heure ma dame Dulcinée du Toboso, celle qu’on appelle, par autre nom, Aldonza Lorenzo ?

– C’est elle-même, répondit don Quichotte, celle qui mérite de régner sur tout l’univers.

– Oh ! je la connais bien, reprit Sancho, et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! »

Tout cela est donc ridicule. Pourtant, on sait que Don Quichotte se comporte de manière très civilisée et raffinée quand il ne délire pas. Partant de là, impossible de ne pas être marqué par son profond respect pour une femme.

C’est d’autant plus vrai qu’à plusieurs moments, il y a des histoires d’amour rocambolesques qui se déroulent, exprimant à chaque fois un romantisme absolu. Sans les dévoiler ici, elle révèle de situations romantiques les plus fortes.

En trame de fond, on a des femmes qui rejettent des hommes ou ceux-ci qui se croient rejetés, et ceux-ci vivent à l’écart en pleurant et en exprimant leur tristesse, exactement comme Don Quichotte. Puis vient la résolution romantique, la plus invraisemblable et qui transporte pourtant.

On a également de nombreux couples dans le roman, et les femmes ont toujours un caractère bien trempé. Elles ne sont pas égales aux hommes dans les fonctions : le roman reste dans le cadre espagnol d’alors. Cependant, la femme est capable d’être protagoniste, et cela c’est une grande nouveauté.

On a ici un saut qualitatif. En France, il faut attendre Molière (pour la dimension sociale) et Racine (pour la dimension psychique) au 17e siècle pour avoir une telle affirmation, même s’il est vrai qu’elle ira bien plus loins et sera bien plus profonde.

Le réalisme truculent de Bartolomé Esteban Murillo

Si on s’intéresse au réalisme truculent de Don Quichotte, on est obligé de se tourner vers Bartolomé Esteban Murillo (1617-1682). Ses œuvres portent un regard réaliste extrêmement puissant, précisément dans le cadre national espagnol qui émerge.

L e Mangeur de melon et de raisin, peint vers 1650, est résolument exemplaire de cela. Oeuvre admirable de douceur et d’aisance portraitiste, cette peinture n’hésite en rien dans sa démonstration.

C’est une réalité brute, sale, et pleine de grâce pourtant. C’est aussi la preuve que le siècle d’or ne consiste pas en une idéologie artificielle de type catholique et impériale. Il y a un vrai mouvement de fond dans le développement, et cette capacité de se tourner vers le réel de Bartolomé Esteban Murillo en est une expression.

Comme bien souvent dans la peinture espagnole – c’en est même une caractéristique – le cadre général disparaît au profit d’un gros plan dont la dimension est pittoresque et authentique. C’est pratiquement l’équivalent d’une scène de Don Quichotte de Cervantès. Le siècle d’or espagnol enveloppe les moments, dans un mélange de raideur et de mobilité.

Un autre exemple foncièrement réussi de scène consiste en La Sainte Famille à l’oisillon. C’est une démonstration compositionnelle, où encore le cadre général s’efface devant la force du moment. Cette insistance sur la force du moment est typiquement espagnol, allant jusqu’à son mot d’ordre politico-militaire d’alors : ¡Santiago y cierra, España!Saint Jacques et ferme, Espagne !, c’est-à-dire fermer la distance entre l’ennemi et soi-même, donc charger.

Bartolomé Esteban Murillo assume de se tourner vers le peuple, et c’est là le paradoxe. Le protestantisme est porté par le peuple dans sa substance, alors que le catholicisme alors ne l’est pas ; mais la reconquête espagnole, dans son souci de mobiliser les masses dans un retour à la religion, par opposition aux conquêtes musulmanes, a précipité celles-ci dans une action de fond.

D’où une peinture où le peuple se voit reconnu dans dans son activité quotidienne, ce qui est systématiquement le cas également dans le roman Don Quichotte. Voici Garçon avec un chien.

Ici, on a Deux femmes à la fenêtre.

Il est remarquable de voir comment la peinture espagnole ne parvient pas à une représentation générale – ce que la peinture flamande est en mesure de faire justement – mais qu’inversement elle parvient à témoigner de l’intensité du moment.

L’Immaculée de l’Escorial est tout à fait marquante en ce sens, et on a un bon aperçu de la séparation historique entre catholicisme et protestantisme. Le protestantisme appelle chacun à porter la foi individuellement ; il reconnaît la société comme communauté, il porte la démocratie, l’esprit capitaliste de travail et de frugalité. Il est capable d’une vision d’ensemble.

Le catholicisme se fige par contre dans l’intensité religieuse de chaque personne dans sa liaison avec la religion comme institution étatique centralisée et sans place pour un engagement personnel réel.

Mais dans le développement inégal du catholicisme, porté à son paroxysme en Espagne alors, il y a le feu : celui d’intégrer une entité plus grande que soi, où on trouve sa place.

D’où la figure du conquistador, d’où aussi une peinture intense, sans jamais le cadre général – même dans Don Quichotte, malgré le réalisme, celui-ci semble vaporeux – mais toujours avec de la présence, comme ici avec Le Christ Bon Pasteur et un chef-d’oeuvre marquant : La Fille aux fleurs.

Cette absence de cadre général est précisément l’endroit où va se glisser toute l’idéologie catholique, avec sa surcharge d’éléments.

C’est ce qu’on appelle le baroque. Le réalisme des scènes est dévoyé dans une utilisation à prétention unilatéralement religieuse. L’absence de cadre est employé à fournir des éléments mystiques.

De par la logique espagnole de raideur et de mobilité, ce sont des éléments mouvants et figés en même temps – et surtout ils s’alignent sur la propagande religieuse de la contre-réforme, dont le dispositif-clef est de souligner le caractère impermanent, jamais fiable du monde, par opposition à celui stable et éternel de Dieu et de la religion catholique.

On a ici un bel exemple de cela chez Bartolomé Esteban Murillo avec La Vierge apparaissant à Saint Bernard.

Le réalisme truculent dans Don Quichotte

Dans Don Quichotte, les personnes présentes sont rapidement étonnantes de par leur élan, leur mine générale, leur style haut en couleur. Le caractère pittoresque de l’Espagne et des Espagnols, avec toute sa richesse populaire, permet au roman de Cervantès d’aisément captiver l’attention.

Voici un exemple du cadre de l’oeuvre :

« En devisant ainsi, ils découvrirent deux moines de l’ordre de Saint-Benoît, à cheval sur deux dromadaires, car les mules qu’ils montaient en avaient la taille, et portant leurs lunettes de voyage et leurs parasols.

Derrière eux venait un carrosse entouré de quatre ou cinq hommes à cheval, et suivi de deux garçons de mules à pied.

Dans ce carrosse était, comme on le sut depuis, une dame de Biscaye qui allait à Séville, où se trouvait son mari prêt à passer aux Indes avec un emploi considérable. Les moines ne venaient pas avec elle, mais suivaient le même chemin. »

Il n’est pas étonnant que Karl Marx ait tellement apprécié ce style, où les détails s’accumulent pour s’emboîter, se confronter. Surtout qu’il y a un arrière-plan populaire si sensible, en plus des aspects contradictoires qui pullulent.

Le réalisme est en fait omniprésent ; tout ce qui relève de phénomènes supra-naturels est absolument exclu de l’oeuvre, et même on se moque de toute interprétation en ce sens.

Cela veut dire d’une part que l’oeuvre affirme le matérialisme : tout ce qui est apparaît comme merveilleux a une signification réelle, non-mystique.

Cela implique d’autre part qu’on peut, par là même, se précipiter dans la description réelle des gens réels. Le roman est ainsi parsemé de présentations de la réalité populaire, dans un vaste panorama néanmoins bien davantage paysan qu’urbain.

Joaquín Sorolla Bastida, Séville. La danse, 1915

On est happé par l’ambiance typiquement espagnole, les attitudes de Don Quichotte et de Sancho Panza contrastant tellement qu’à la lecture on se prend à suivre ou l’un, ou l’autre, nécessairement.

« Il était tout juste minuit, ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso.

Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu’elle fût tout à fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses sottises.

On n’entendait dans tout le pays que des aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho.

De temps en temps, un âne se mettait à braire, des cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces voix différentes s’augmentaient par le silence de la nuit. »

Si Sancho Panza est un personnage qu’on apprécie forcément beaucoup, c’est surtout Don Quichotte qui invite à la sensibilité, et de toutes manières c’est par son intermédiaire qu’on découvre les épisodes, où les personnages eux-mêmes changent, s’approfondissent. C’est un portrait vivant et la quête de Don Quichotte est aussi une allégorie de la quête de soi-même, de sa propre place dans le monde.

Don Quichotte est une figure risible, pathétique, amusante, touchante, authentique dans sa fausseté. Nombreux sont les passages où il se dévoile, dans une exigence espagnole d’ouverture de sa propre existence, de présentation sans masque aucun.

« Ils arrivèrent, tout en causant ainsi, au pied d’une haute montagne qui s’élevait seule, comme une roche taillée à pic, au milieu de plusieurs autres dont elle était entourée.

Sur son flanc courait un ruisseau limpide, et tout alentour s’étendait une prairie si verte et si molle qu’elle faisait plaisir aux yeux qui la regardaient.

Beaucoup d’arbres dispersés çà et là et quelques fleurs des champs embellissaient encore cette douce retraite. Ce fut le lieu que choisit le chevalier de la Triste-Figure [c’est-à-dire Don Quichotte] pour faire sa pénitence.

Dès qu’il l’eut aperçu, il se mit à s’écrier à haute voix comme s’il eût déjà perdu la raison :

‘‘Voici l’endroit, ô ciel ! que j’adopte et choisis pour pleurer l’infortune où vous-même m’avez fait descendre ; voici l’endroit où les pleurs de mes yeux augmenteront les eaux de ce petit ruisselet, où mes profonds et continuels soupirs agiteront incessamment les feuilles de ces arbres sauvages, en signe et en témoignage de l’affliction qui déchire mon cœur outragé.’’ »

On ne se retrouve pas de descriptions sèches, on est toujours dans un contexte, avec un panorama bien déterminé. Don Quichotte et Sancho Panza y rencontrent toutes sortes de personnages aux fonctions très diverses lors de leur long périple où ils cherchent l’aventure, surtout dans les campagnes donc.

Le roman se laisse donc facilement lire, d’autant plus qu’il procède par courts chapitres : 52 pour la première partie, 74 pour la seconde, c’est là un point fort et un point faible du réalisme.

Les petits épisodes permettent en effet de présenter un cadre typique, de posséder un réalisme porté sur l’immédiat ; il manque par contre une trame vraiment générale au-delà de chaque histoire, amenant Cervantès à devoir littéralement « bricoler », avec beaucoup de vigueur et avec succès, afin de parvenir à relier le tout dans une composition générale.

Don Quichotte comme découverte de la superstructure idéologique

Si Karl Marx a tellement apprécié Don Quichotte, c’est parce que l’oeuvre révèle sur la réalité humaine.

Comme on le sait, le fond du roman s’appuie sur l’interprétation que fait Don Quichotte de la réalité : il transforme les faits afin de les voir conformément à son imaginaire d’un monde où il y a des chevaliers errants, des enchanteurs, des princesses à sauver, etc.

Voici un exemple de ce décalage, où le réalisme est double. Il y a en effet la réalité qui est montrée, mais il y a également la présentation réaliste de ce qui se passe dans l’imaginaire de Don Quichotte.

« Les deux aventuriers s’entretenaient ainsi, quand, sur le chemin qu’ils suivaient, don Quichotte aperçut un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. Dès qu’il le vit, il se tourna vers Sancho, et lui dit :

« Voici le jour, ô Sancho, où l’on va voir enfin la haute destinée que me réserve la fortune ; voici le jour, dis-je encore, où doit se montrer, autant qu’en nul autre, la valeur de mon bras ; où je dois faire des prouesses qui demeureront écrites dans le livre de la Renommée pour l’admiration de tous les siècles à venir.

Tu vois bien, Sancho, ce tourbillon de poussière ? eh bien ! il est soulevé par une immense armée qui s’avance de ce côté, formée d’innombrables et diverses nations.

– En ce cas, reprit Sancho, il doit y en avoir deux ; car voilà que, du côté opposé, s’élève un autre tourbillon. »

Don Quichotte se retourna tout empressé, et, voyant que Sancho disait vrai, il sentit une joie extrême, car il s’imagina sur-le-champ que c’étaient deux armées qui venaient se rencontrer et se livrer bataille au milieu de cette plaine étendue.

Il avait, en effet, à toute heure et à tout moment, la fantaisie pleine de batailles, d’enchantements, d’aventures, d’amours, de défis, et de toutes les impertinences que débitent les livres de chevalerie errante, et rien de ce qu’il faisait, disait ou pensait, ne manquait de tendre à de semblables rêveries.

Ces tourbillons de poussière qu’il avait vus étaient soulevés par deux grands troupeaux de moutons qui venaient sur le même chemin de deux endroits différents, mais si bien cachés par la poussière, qu’on ne put les distinguer que lorsqu’ils furent arrivés tout près.

Don Quichotte affirmait avec tant d’insistance que c’étaient des armées, que Sancho finit par le croire.

« Eh bien ! seigneur, lui dit-il, qu’allons-nous faire, nous autres ?

– Qu’allons-nous faire ? reprit don Quichotte : porter notre aide et notre secours aux faibles et aux abandonnés. Or, il faut que tu saches, Sancho, que cette armée que nous avons en face est conduite et commandée par le grand empereur Alifanfaron, seigneur de la grande île Taprobana [c’est-à-dire Ceylan], et que cette autre armée qui vient par derrière nous est celle de son ennemi le roi des Garamantes [en Afrique], Pentapolin au bras retroussé, qu’on appelle ainsi parce qu’il entre toujours dans les batailles avec le bras droit nu jusqu’à l’épaule. »

S’il n’y avait pas un tel double réalisme, le roman n’aurait pas pu fonctionner, car Don Quichotte n’aurait été qu’une sorte de rêveur, de personnage délirant marginalisé par ses inventions. Ce qui est absolument fou dans l’oeuvre, c’est que Don Quichotte parvient à agir malgré ses interprétations hallucinées.

Bien entendu, les situations l’amènent à être ridicule. Néanmoins, il existe comme protagoniste dans la réalité. Autrement dit, Don Quichotte est une œuvre qui présente les choses selon un angle réaliste populaire, afin de présenter la puissance de l’imaginaire dans la conscience, de l’interprétation du monde, de l’idéologie.

Citons ici Karl Marx parlant de ce qu’est l’idéologie comme superstructure, dans La critique de l’économie politique.

« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles.

L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées.

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. »

La conscience « imaginaire » de Don Quichotte est exemplaire du fait qu’une conscience peut se tromper, avoir une interprétation du réel en décalage avec ce qu’est réellement le réel dans sa tendance, dans sa transformation, dans ce qu’il porte.

C’est cela le vrai génie du roman de Cervantès : montrer qu’une personne peut se tromper idéologiquement. C’est un manifeste matérialiste, au sens où c’est une expression historique de l’humanité dans sa capacité à disposer d’un recul sur elle-même.

C’est d’ailleurs par là que naît le roman comme forme historique. Et c’est exactement pour cela que Staline et Gorki eurent ces mots impeccables de vérité : « un écrivain est un ingénieur des âmes ».

Don Quichotte, l’oeuvre préférée de Karl Marx

Quand on lit Don Quichotte, on ne peut qu’être frappé d’une chose : son style a indubitablement marqué celui de Karl Marx. On y retrouve le même goût pour l’élan, pour les retournements de proposition, la même fascination pour le peuple en mouvement.

C’est dans le cadre de son activité journalistique des années 1850, plus précisément ici pour le New-York Daily Tribune qui visait les travailleurs, que Karl Marx s’est intéressé à l’Espagne, allant jusqu’à apprendre l’espagnol.

Karl Marx

Cherchant à comprendre la réalité sociale de l’Espagne et la puissante contestation s’y développant, il en a étudié les différentes séquences politiques des cinquante premières années du 19e siècle. Cela donna naissance à neuf articles, dont huit furent publiés en pratique par le New-York Daily Tribune, entre le 9 septembre et le 2 décembre 1854.

Karl Marx commença son étude de l’espagnol par la pièce de théâtre Le médecin prodigieux, de Pedro Calderón de la Barca, un grand poète du siècle d’or. De nombreuses autres œuvres d’auteurs classiques se trouvaient par ailleurs dans sa bibliothèque.

Anselmo Lorenzo, le grand précurseur de l’anarchisme espagnol, raconte justement dans ses mémoires, intitulée Le prolétariat militant. Mémoires d’un internationaliste, comment il avait longuement parlé avec Karl Marx à l’occasion d’une conférence de la première Internationale, en 1872.

Leur conversation eut lieu en espagnol, au sujet de Cervantès et des auteurs du siècle d’or espagnol après que les questions révolutionnaires aient été abordées.

« Ayant épuisé la matière ou plutôt désirant donner cours à un penchant particulier, mon respectable interlocuteur me parla de littérature espagnole, qu’il connaissait en détail et profondément, me causant de l’étonnement de ce qu’il dit de notre théâtre antique dont il dominait parfaitement l’histoire, les vicissitudes et les progrès.

Calderón, Lope de Vega, Tirso et d’autres grands maîtres, non seulement du théâtre espagnol, mais du théâtre européen, selon lui, ont été analysés de manière concise et à mon avis cela semble être un résumé très juste.

En présence de ce grand homme, face aux manifestations d’une telle intelligence, je me suis senti abasourdi et malgré l’immense joie que j’éprouvais, j’eus préféré me retrouver au calme dans ma maison, où, même si ne m’agresseraient pas des sensations si diverses, rien ne me reprocherait de ne pas être en harmonie avec la situation ou avec les gens.

Cependant, faisant un effort presque héroïque pour ne pas donner une triste idée de mon ignorance, j’ai évoqué la comparaison qu’on fait habituellement entre Shakespeare et Calderón, et évoqué le souvenir de Cervantes.

De tout cela, Marx a parlé d’une intelligentsia accomplie, consacrant des phrases d admiration pour l’Ingénieux Hidalgo de La Mancha.

Je dois noter que la conversation s’est déroulée en espagnol, que Marx parlait couramment, avec une bonne syntaxe, comme cela arrive à beaucoup des étrangers éclairés, bien qu’avec une prononciation défectueuse, dû en grande partie à la robustesse de nos cc, gg, jj et rr.

À une heure très avancée du matin, il m’a accompagné jusqu’à la chambre qui m’a été destiné, où je me suis donné plus que du repos pour la contemplation des images infinies qui, dans une confusion révoltée, bouillonnaient dans mon esprit à cause de la tournure extraordinaire qu’en peu de jours a pris le cours de ma vie. »

Cela n’apporte malheureusement guère d’informations sur la vision qu’avait Karl Marx du siècle d’or espagnol. On en sait un tout petit plus avec Paul Lafargue, le révolutionnaire français qui était son gendre, et qui raconte la chose suivante dans ses Souvenirs personnels sur Karl Marx.

Voici le passage concerné, et même un peu plus, tellement on ne peut qu’être admiratif devant le titan que fut Karl Marx, notre maître.

« De temps à autre, il s’étendait sur le divan et lisait un roman : il en lisait jusqu’à deux ou trois à la fois, allant de l’un à l’autre.

Comme Darwin, il était grand liseur de romans. Il aimait surtout ceux du dix-huitième siècle, et particulièrement le Tom Jones de Fielding. Les auteurs modernes qu’il lisait le plus étaient Paul de Kock, Charles Lever, Alexandre Dumas père et Walter Scott dont il considérait l’Old Mortality comme une œuvre magistrale. Il avait une prédilection particulière pour les récits d’aventures et les contes amusants.

Il plaçait Cervantès et Balzac au-dessus de tous les autres romanciers.

Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule.

Et il avait une telle admiration pour Balzac qu’il se proposait d’écrire un ouvrage critique sur la Comédie humaine dès qu’il aurait terminé son œuvre économique.

Balzac, l’historien de la société de son temps, fut aussi le créateur de types qui, à l’époque de Louis-Philippe, n’existaient encore qu’à l’état embryonnaire et ne se développèrent complètement que sous Napoléon III, après la mort de l’écrivain.

Marx lisait couramment toutes les langues européennes et en écrivait trois : l’allemand, le français et l’anglais, si bien que ceux qui possédaient ces langues en étaient étonnés. « Une langue étrangère est une arme dans les luttes de la vie », avait-il l’habitude de dire.

Il avait une grande facilité pour les langues et ses filles en héritèrent.

À 50 ans, il entreprit l’étude du russe et, quoique cette langue n’eût aucun rapport étymologique avec les langues anciennes et modernes qu’il connaissait, il en savait assez au bout de six mois pour trouver plaisir à la lecture des poètes et écrivains russes qu’il aimait le plus : Pouchkine, Gogol et Chtchédrine.

S’il entreprit l’étude du russe, ce fut pour pouvoir lire les documents rédigés par les commissions d’enquêtes officielles dont le gouvernement du tsar empêchait la divulgation à cause de leurs révélations terribles. Des amis dévoués les lui envoyaient, et il fut certainement le seul économiste d’Europe occidentale à pouvoir en prendre connaissance.

À part les poètes et les romanciers, Marx avait un moyen original de se distraire : les mathématiques, pour lesquelles il avait une prédilection toute particulière.

L’algèbre lui apportait même un réconfort moral ; elle le soutint aux moments les plus douloureux de son existence mouvementée. Pendant la dernière maladie de sa femme, il lui fut impossible de s’occuper de ses travaux scientifiques ordinaires ; il ne pouvait sortir de l’état pénible où le mettaient les souffrances de sa compagne qu’en se plongeant dans les mathématiques.

C’est pendant cette période de souffrances morales qu’il écrivit un ouvrage sur le calcul infinitésimal, ouvrage d’une grande valeur, assurent les mathématiciens qui le connaissent… Marx retrouvait dans les mathématiques supérieures le mouvement dialectique sous sa forme la plus logique et la plus simple. Une science, disait-il, n’est vraiment développée que quand elle peut utiliser les mathématiques.

Sa bibliothèque, qui comptait plus de mille volumes soigneusement rassemblés au cours d’une longue vie d’études ne lui suffisait pas : il fut pendant des années un hôte assidu du British Museum dont il appréciait fort le catalogue.

Ses adversaires eux-mêmes ont été obligés de reconnaître l’étendue et la profondeur de ses connaissances qui embrassaient non seulement son domaine propre, l’économie politique, mais aussi l’histoire, la philosophie et la littérature universelle.

Quoiqu’il se couchât à une heure très avancée de la nuit, il était toujours debout entre huit et neuf heures du matin ; il absorbait son café noir, parcourait les journaux et passait dans son cabinet de travail où il travaillait jusqu’à deux ou trois heures de la nuit.

Il ne s’interrompait que pour prendre ses repas et faire, le soir, quand le temps le permettait, une promenade du côté de Hampstead Heath ; dans la journée, il dormait une heure ou deux sur son canapé. Pendant sa jeunesse, il lui arrivait de passer des nuits entières à travailler. »

Les raisons de Karl Marx pour trouver Don Quichotte fascinant sont faciles à comprendre à la lecture de l’oeuvre, où les pôles contradictoires se retrouvent à tous les niveaux, que ce soit entre la réalité et son interprétation par Don Quichotte, comme entre Don Quichotte et Sancho Panza, sans compter que les personnages sont eux-mêmes puissamment contradictoires.

La lecture de l’oeuvre l’emporte aussi pour saisir sa nature dialectique, et il est terriblement dommage que jusqu’à présent cet aspect n’ait pas été vu.

Reste la question de l’interprétation de la situation de l’Espagne à ce moment-là. C’est la phrase clef de Paul Lafargue résumant la pensée de Karl Marx qui a joué ici :

« Il voyait dans Don Quichotte l’épopée de la chevalerie à son déclin, dont les vertus allaient devenir, dans le monde bourgeois naissant, un objet de moquerie et de ridicule. »

Deux historiens ont tenté de réaliser une analyse prolongeant cette phrase. Le premier est le français Pierre Vilar, une figure institutionnelle (École normale supérieure, École pratique des hautes études, la Sorbonne).

Spécialiste de l’Espagne ainsi que de la Catalogne, c’est lui qui écrivit « Histoire de l’Espagne », en 1947, pour la collection fameuse alors « Que sais-je ? » ; il réédita en 1976 avec « La guerre d’Espagne ». 

Il fut toujours proche du PCF sans jamais y adhérer, étant l’un des initiateurs de la revue La Pensée, où il écrivit un article dans le premier numéro, en 1939, intitulé « Histoires d’Espagne », ainsi que très actif pour la formation du Centre d’études et de recherches marxistes.

Pierre Vilar eut un écho très important en Espagne, ainsi qu’en Amérique latine ; son point de vue sur Don Quichotte eut ainsi un réel écho.

Sa thèse est la suivante : le roman Don Quichotte est un « adieu ironique » à la société féodale. Cependant, rien ne vient remplacer la société féodale en raison de l’absence du développement du capitalisme en Espagne.

Ainsi, selon Pierre Vilar, la société espagnole est-elle alors en décomposition ; Don Quichotte est un roman qui exprimerait une crise historique, qui présenterait « le naufrage d’un monde et de ses valeurs ».

Pierre Vilar s’appuie notamment pour sa thèse sur la figure de Martín González de Cellorigo (1570-1620) qui, sans aucun succès à l’époque, fit de nombreuses propositions pour relancer l’économie espagnole selon lui en déclin. Les Espagnols auraient vécu ainsi comme des « hommes enchantés », ayant fait divorce avec la réalité.

Cette thèse est absurde : comment une société en pleine décadence pourrait-elle produire des choses ayant de la valeur sur le plan de la culture ?

En réalité, le double caractère de la réalité impériale-catholique n’a pas été compris par Pierre Vilar, qui a eu une lecture unilatérale, où le régime espagnol est vu comme simplement et uniquement réactionnaire.

La première édition de la seconde partie de Don Quichotte, en 1615

La seconde figure est Lúdovik Osterc, un Slovène qui a travaillé sur Émile Zola et participé à la Résistance, avant de faire après la guerre toute sa carrière au Mexique, en tant que spécialiste de Cervantès et notamment de Don Quichotte.

Se revendiquant du matérialisme historique, il expose la chose suivante : Cervantès est un progressiste, qui se confronte à l’Espagne réactionnaire de Philippe II. Don Quichotte est une satire de la société, du cadre économique et social, même des institutions politiques et religieuses. L’humour permettrait de contourner la censure.

La simple lecture de l’oeuvre permet pourtant de voir que Cervantès ne se positionne jamais en porte-à-faux avec les valeurs du régime, qui a de plus tout à fait toléré la diffusion de l’ouvrage et ne l’a jamais vu comme une menace.

En pratique, tant Pierre Vilar que Lúdovik Osterc sont allés trop vite en besogne. Ils n’ont pas compris la sortie de la féodalité par la réalité impériale et catholique, s’imaginant que l’Espagne n’était jamais sortie de la féodalité… Parce que par la suite, il y a eu un retour en arrière, avec l’effondrement de l’empire. C’est le développement inégal de l’Espagne qui n’a pas été vu.

Les figures décidées de José de Ribera

José de Ribera (1591-1652) est un peintre espagnol qui est parti s’installer à Naples, sous domination espagnole. Si l’on parle du caractère décidé de l’esprit espagnol de ce temps, alors il faut se confronter à ces œuvres d’une présence forte, ténébreuse, à la fois raide et mobile.

Son Reniement de Saint Pierre, peint vers 1615, est d’un réalisme teinté de naturalisme. Il faut une vraie capacité de retranscription du réel pour parvenir à une telle composition, et les personnages nous marquent de leur détermination particulière à chacun.

Avec José de Ribera, on a la fougue de l’esprit, la netteté de la figuration, la clarté du positionnement, c’est-à-dire les caractéristiques de la posture espagnole au moment du siècle d’or. Inévitablement, c’est par des moments de tension extrême que c’est le mieux représenté.

On a alors tendance à lire quelque chose d’emporté, alors qu’en réalité c’est une mobilité fondée sur une grande raideur. Le Martyre de saint Barthélemy, vers 1616, est tout à fait représentatif de cette problématique.

Ce compagnon de Jésus, païen devenu apôtre, a fini écorché vif. Il est – cela ne s’invente pas – patron des bouchers, des tanneurs et des relieurs ! L’oeuvre est brutale, et même pleine de cruauté. Le personnage est raidi par sa position, puisqu’il est ligoté, et pourtant la scène est prise par le mouvement de celui qui massacre Barthélemy.

Raideur et mobilité, dans un cadre sombre, ténébreux, on retrouve tous les ingrédients de la conscience espagnole, qui se veut limpide mais est inquiète, se veut idéaliste tout en suivant rigidement des principes.

Voici La Flagellation du Christ et Le Martyre de saint Philippe, un apôtre qui fut lapidé et crucifié.

Deux œuvres sont d’une expressivité terrible, représentant deux figures tourmentées de la mythologie grecque, Ixion et Tytios.

José de Ribera a peint de très nombreux tableaux, et parmi eux on a plusieurs représentations de saint Jérôme.

On y retrouve l’attention extrême porté au corps – le peintre est souvent défini par les critiques d’art comme un « naturaliste ».

Cependant, il faut toujours avoir en perspective qu’une peinture est une composition, que les éléments se répondent.

On ne peut pas parler de naturalisme au sens strict lorsqu’est représenté une pose ou une situation figée de manière typique comme on en a dans les représentations religieuses.

On retrouve ici la question de ce qu’est le réalisme dans le cadre d’une société impériale et catholique. Plus que de naturalisme, il faudrait parler d’un réalisme encadré, avec des caractéristiques bien précises propres à l’émergence de la nation espagnole durant cette période de développement immense qu’est le « siècle d’or ».

On voit très bien comment la « légende noire » a frappé de son sceau l’histoire de l’Espagne dans les autres pays pour qu’un peintre comme José de Ribera ne dispose d’une renommée immense. S’il est bien entendu reconnu comme un immense artiste, et si le siècle d’or lui-même est reconnu comme tel, cela semble être quelque chose de totalement périphérique dans l’Histoire du monde, alors que naturellement, cela ne l’est pas du tout de par l’impact sur l’Amérique.

Voici le Portrait d’un musicien.

Voici Sébastien soigné par les saintes femmes.

Voici Le rêve de Jacob et Les larmes de saint Pierre, deux œuvres là encore réussies et puissantes, surtout la seconde. La profondeur psychologique est patente, la dimension humaine ressort avec une vigueur époustouflante, l’existence des personnages est palpable, prégnante même.

On imagine le degré de culture atteint par le siècle d’or à voir ces peintures. Pour parvenir à une telle intensité, il faut que la société soit en mesure de fournir au peintre les moyens de se confronter au réel et de parvenir à sa représentation.

Le vecteur catholique et impérial de cette peinture ne doit absolument pas masquer son double caractère, avec le réalisme qui jaillit parallèlement à l’émergence nationale espagnole.