Constantin Tsiolkovski et Nikolaï Fiodorov

Constantin Édouardovitch Tsiolkovski est né le 5 septembre 1857 et décédé le 19 septembre 1935. Il vient d’une famille représentative de toute une tendance de l’empire russe : son père né en Ukraine est issue d’une petite chevalerie polonaise de Lituanie, sa mère a quant à elle en partie des origines tatares.

Constantin Tsiolkovski

Atteint de surdité partielle depuis un épisode de scarlatine à neuf ans après être tombé dans l’eau gelée en faisant du patinage, Constantin Tsiolkovski, qui a 17 frères et sœurs, se tourne vers les livres et profite ainsi de sa mère qui avait fait des études secondaires, son père étant quant à lui successivement instituteur, garde-forestier et fonctionnaire administratif.

Il est expulsé de l’école à 14 ans pour son tempérament ; lui-même note au sujet des années 1868-1871 :

« Je suis devenu maladroit dans mes relations avec les enfants de mon âge, je l’ai souvent été, et avec les gens en général.

Ma surdité, due à ma scarlatine, m’a cependant amené à lire et à réveiller éveillé sans fin.

Je me sentais isolé, même humilié, tel un paria de la société. Cela m’a fait me retirer au plus profond de moi-même, afin de poursuivre de grands objectifs pour mériter l’approbation et le respect des autres et ne pas être méprisé par mes pairs. »

En raison de sa santé, Constantin Tsiolkovski vécut de fait à l’écart plusieurs années, apprenant à la maison, avant qu’à l’âge de 16 ans son père parvient à l’envoyer à Moscou où Constantin Tsiolkovski se lance dans un processus le conduisant à la géométrie analytique, la trigonométrie sphérique, l’algèbre, le calcul intégral et différentiel, la mécanique.

Constantin Tsiolkovski racontera plus tard un épisode de cette période de sa vie, dans une anecdote résumant bien son approche visionnaire, à la fois scientifique et rêveur :

« La doctrine de la force centrifuge m’intéressait, car je pensais l’appliquer au soulèvement dans l’espace. Il y a eu un moment où il m’a semblé que j’avais résolu ce problème (16 ans).

J’étais tellement excité, même choqué, que je n’ai pas dormi toute la nuit – j’ai erré dans Moscou et j’ai pensé aux grandes conséquences de ma découverte.

Mais le matin, j’étais convaincu de la fausseté de mon invention. La frustration était aussi forte que le charme.

Cette nuit a marqué toute ma vie. Trente ans plus tard, je vois parfois dans un rêve que je monte dans les étoiles dans ma voiture et ressens la même excitation que lors de cette nuit immémoriale. »

Constantin Tsiolkovski vit à Moscou de manière entièrement ascétique, afin de se procurer du matériel, de réaliser des expériences chimiques et de se procurer des ouvrages. Mais il en consulta de nombreux dans une bibliothèque de Moscou où travaille Nikolaï Fiodorov (1829-1903). C’est une rencontre capitale.

Nikolaï Fiodorov était le fils illégitime de Pavel Gagarine, l’une des plus vieilles familles russes, (remontant soi-disant au fondateur mythique de la Russie, Rurik), ayant des postes de la plus haute responsabilité dans l’empire russe.

Vivant quant à lui de manière extrêmement frugale voire de manière littéralement ascétique, Nikolaï Fiodorov eut toute sa vie une activité de bibliothécaire, refusant tout avantage matériel ou honorifique, développant une philosophie à la fois simple et complexe, extrêmement éloignée en tout cas par exemple des mentalités françaises.

Nikolaï Fiodorov

Fiodorov avait une conception du monde proche de celle de Spinoza ; pour lui, tout était lié dans l’univers.

D’ailleurs il ne publia jamais rien sous son nom, considérant que le principe de propriété intellectuelle n’avait pas de sens, tout en écrivant énormément. Il s’opposait à la guerre, exigeait une agriculture relevant du travail collectif, considérait qu’il n’y avait qu’une seule humanité sur une Terre ne formant qu’une sorte de grand vaisseau.

Pour Fiodorov, il fallait aller dans le sens de l’unité et cela signifiait dépasser l’individualisme. L’humanité était à concevoir comme un grand tout, qui avait comme devoir par conséquent de trouver la clef de l’immortalité afin de perpétuer l’aventure collective.

Cela devait aller jusqu’à la capacité technique de procéder à la résurrection. Telle est l’œuvre commune à réaliser, chaque génération amenée à la résurrection devant contribuer à généraliser le processus.

Après sa mort, ses écrits seront rassemblés et publiés en 1906 dans l’ouvrage justement intitulé La philosophie de l’œuvre commune.

Dans ce cadre, il faudrait maîtriser les éléments météorologiques et même utiliser la planète Terre comme un vaisseau spatial pour voyager dans l’univers. Ce sont les projets mis en pratique vers la totalité qui donnent un sens à l’humanité pris comme collectif.

On a ici de multiples aspects qui s’interpénètrent : la psychologie nationale russe, la vision du monde « cosmique » des peuples slaves, la religion catholique orthodoxe, cette dernière servant pour Fiodorov de base de réflexion pour sa vision « totale » de la réalité et l’espoir de l’immortalité, même de la résurrection des gens ayant vécu grâce au développement de la technologie.

Konstantin Tsiolkovski ne fut pas le seul en relation avec Nikolaï Fiodorov, qui était une figure très connue. Il faut ici mentionner notamment :

– le fameux écrivain Léon Tolstoï (1828-1910), qui a développé toute une vision universelle et pacifiste et respectait la sincérité des vues de Nikolaï Fiodorov même sans partager ses vues, à quoi s’ajoute d’ailleurs l’écrivain Fiodor Dostoïevski (1821-1881) ;

– le poète Vladimir Soloviev (1853-1900), qui prôna une Église mondiale unique conforme à l’unité de toutes choses et se considérait comme un disciple de Nikolaï Fiodorov.

Vladimir Soloviev

En fait, la conception de Nikolaï Fiodorov était à moitié matérialiste, avec une lecture similaire à celle de Spinoza, à moitié idéaliste avec une base religieuse apocalyptique.

La révolution russe témoignera d’une cassure. Il y eut alors ceux choisissant la science et l’URSS (le théoricien de la Biosphère, Vladimir Vernadsky, le théoricien de la colonisation spatiale Constantin Tsiolkovski, le botaniste Vassili Kouprevitch…) et ceux choisissant le « cosmisme » largement tourné vers le mysticisme catholique orthodoxe et le paganisme slave, principalement dans l’émigration.

Vladimir Vernadsky

Il y eut également des intermédiaires, qui soutinrent le régime soviétique avant de s’en détourner progressivement à la fin des années 1920 : le courant artistique du suprématisme avec Kazimir Malevitch, ainsi que d’ailleurs les courants cubistes-futuristes, notamment le « proletkult » d’Alexander Bogdanov avec sa « tectologie » comme « science universelle de l’organisation » et la perspective de l’immortalité…

Il faut mentionner le « biophysicien » Alexandre Tchijevski (pour qui l’histoire du monde dépendait du degré d’émanation des radiations solaires), l’anarcho-futuriste Alexander Agienko et le « biocosmisme » (« Immortalisme et interplanétarisme »), …

Il faut également nommer le théologien Paul Florensky avec le géocentrisme considérant que le nom de Dieu est Dieu, le philosophe Valerian Mouraviev et sa « cosmocratie » capable de la « maîtrise du temps », etc.

C’est là véritablement une problématique nationale russe ; depuis 1990, la Russie connaît d’ailleurs une très importante vague de fond de cosmisme, de néo-paganisme pseudo slave, de cultes magiques et de mysticisme orthodoxe. L’une des figures majeures de la stratégie de l’État russe est d’ailleurs Alexandre Douguine, un mystique catholique orthodoxe imaginant le projet d’une Eurasie comme rencontre mystique de la Russie orthodoxe avec l’Asie pour réactiver spirituellement le monde.

L’émigré russe Nicolas Berdiaev fut également en France après 1945 un promoteur de telles lubies mystiques, à quoi s’ajoute le courant de la « théosophie », fondé par la russe Helena Blavatsky (1831-1891) et considérant que toutes les religions ont une part de vérité universelle dans un devenir cosmique qu’on peut comprendre par le mysticisme, l’occultisme.

On a un bon résumé de cette problématique « cosmique » avec un propos attribué à Nicolaï Fedorov lors d’une discussion avec Konstantin Tsiolkovski :

« Je vais faire des mathématiques avec toi et toi tu aideras l’humanité à construire des fusées pour que nous puissions enfin connaître davantage que la terre et que nous puissions voir celle-ci de loin en voyageant dans les cieux.

Les gens ont besoin d’un regard de plus loin, car uniquement ceux qui pensent à l’avenir sont réels et présents. »

Il faut bien saisir toutefois qu’il s’agissait là d’un moment de la vie de Konstantin Tsiolkovski, qui par ailleurs ne fit par la suite pas de référence particulière à Nicolaï Fedorov.

On est dans une atmosphère russe où, en général, il y a la question d’une vision du monde capable d’appréhender l’ensemble des questions, au niveau du cosmos lui-même. Le marxisme-léninisme est une de ces réponses et la seule juste.

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Constantin Tsiolkovski et le discours du premier mai 1935

La Russie tsariste ne possédait pas d’industrie aéronautique. Cette dernière est encore inexistante en URSS en 1927. Mais en décembre 1932 est formée en URSS la première troupe de parachutistes au monde.

Le 30 septembre 1933, le ballon soviétique USSR-1 atteint l’altitude record de 18 501 mètres. Du 10 au 12 septembre 1934, une équipe soviétique aux commandes d’un avion Tupolev ANT-25 parcourt 12 411 kilomètres non-stop.

L’URSS s’élançait vers l’espace. Le 1er mai 1935, le savant Constantin Tsiolkovski, premier théoricien de la conquête de l’espace, était déjà trop âgé et trop malade pour se déplacer à Moscou, sur la Place Rouge, pour le défilé.

Constantin Tsiolkovski

Il fournit cependant un enregistrement fait la veille, qui fut retransmis aux masses présentes, ainsi qu’à la radio, formant un événement historique de grande ampleur en URSS.

Le titre de son intervention était « Le rêve le plus ancien de l’humanité est en train de se réaliser ».

« Depuis la calme et modeste ville de Kaluga, je me permets de me tourner avec des salutations chaleureuses et paternelles vers les colonnes des prolétaires et kolkhoziens du 1er mai.

Salut à vous !

Imaginez la Place Rouge de la capitale : des centaines de libellules d’acier progressent au-dessus des têtes de ceux qui marchent, les cigares des dirigeables flottent bas – le rêve de ma jeunesse, la réalisation de mon ardente imagination et précieuse, et, peut-être, un certain résultat de mes premiers travaux.

Les oiseaux [métalliques] vont dans les airs.

Et cela n’est devenu possible avec nous qu’au cours des dernières années, lorsque notre Parti, notre gouvernement et nos travailleurs, lorsque tous les travailleurs de notre patrie soviétique, tous, tout le monde, se sont unis pour réaliser le rêve le plus audacieux de l’humanité, la conquête de hauteurs célestes.

Une montée sans précédent! Avant, rien de tel n’avait été vu.

Il n’est donc pas étonnant que ce soit les pilotes soviétiques qui se soient frayé un chemin au-dessus des autres dans les couches mystérieuses de la stratosphère.

Tous les enregistrements à haute altitude sont clairs.

Les records du monde de nos parachutistes, les records pour la durée du vol et les nombreuses manifestations de l’héroïsme de nos glorieux conquérants aériens s’expliquent facilement.

Maintenant, je suis sûr que mon autre rêve, le voyage interplanétaire, que j’ai théoriquement justifié, se réalisera.

Pendant quarante ans, j’ai travaillé sur un moteur à réaction et j’étais sûr que la marche vers Mars ne commencerait qu’après plusieurs centaines d’années.

Mais le délai change. Je ne peux pas me refuser le désir de partager les dernières nouvelles, ma joie comme cadeau du premier mai pour vous.

Récemment, j’ai fait une découverte qui pourrait déjà faire de vous, les participants des célébrations du 1er mai, les témoins du premier voyage transatmosphérique.

La réalisation de ma découverte accélérera sans aucun doute cette participation active de millions de personnes à gagner des sommets.

Les jeunes pilotes, comme j’appelle les gamins installés dans des modèles réduits de planeurs, nous en avons des dizaines de milliers – j’ai les espoirs les plus audacieux pour eux.

Ils aideront à réaliser mes découvertes, ils donneront les talentueux constructeurs du premier navire interplanétaire.

Eux, héros, casse-cous, poseront les premières traces aériennes des routes suivantes : la Terre – l’orbite de la Lune, la Terre – l’orbite de Mars, et plus loin Moscou – la Lune, Kaluga [petite ville natale de Constantin Tsiolkovski] – Mars.

Les orchestres de la place jouent probablement « de plus en plus haut » [chanson des aviateurs soviétiques, hymne des forces aériennes soviétiques].

Superbe musique. De bons mots remarquablement véridiques.

Oui, oui!

De plus en plus haut, les bolcheviks grimpent au profit de toute l’humanité pour respirer plus facilement, vivre de manière plus heureuse, afin que chaque prolétaire, allemand, japonais, chinois, noir, aussi joyeusement, hardiment et gaiement que vous, puisse célébrer la fête prolétarienne du 1er mai.

Je vous salue chaleureusement! »

La découverte dont parle Constantin Tsiolkovski, pionnier de l’astronautique, grand théoricien du voyage spatial et de la colonisation spatiale, consiste en le principe de lanceurs multiples. Il décédera en septembre 1935 – mais l’URSS assumait entièrement sa perspective, la dimension cosmique de l’affirmation du communisme.

Constantin Tsiolkovski était un visionnaire, un rêveur doublé d’un savant capable de contributions scientifiques, quelqu’un qui a posé la colonisation spatiale comme horizon, dans laquelle l’URSS de Lénine et Staline s’est reconnue, en faisant un aspect de son idéologie.

La marche des aviateurs

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La force du droit dans la question des artisans et des commerçants

La revue pdf Le salut public par la démocratie populaire vise quelque chose de très simple. Il s’agit de valoriser les rapports humains tout en faisant en sorte que, dans leur caractère multiple, ils permettent l’épanouissement des uns et des autres. Autrement dit, il s’agit de contribuer à l’établissement d’un droit qui soit à la fois celui des uns et celui des autres, et qui dans tous les cas permet à chacun de développer sa personnalité.

Le problème qui existe ici à l’arrière-plan, et qui justifie l’expression démocratie populaire, est qu’il existe des avantages et des désavantages dans l’existence de monopoles, ou si l’on veut de très grandes entreprises. Ces avantages tiennent à la mise en branle de très nombreuses forces, à grande échelle. Cela permet d’atteindre un niveau d’exigence, de qualité, de rendement, qu’on ne peut pas trouver si les activités étaient dispersées.

Inversement, on perd pratiquement tout sur le plan des rapports humains, on bascule dans un anonymat désespérant et les gens font face à des machines efficaces mais dénuées de compréhension de ce qu’est la chaleur humaine.

Si l’on veut ainsi chercher à exprimer cela sous la forme d’une question, on pourrait dire : comment le droit peut-il profiter du potentiel humain des artisans-commerçants et de l’exigence des monopoles ?

C’est que dans une société marquée par la domination des monopoles, les mentalités qui prédominent sont celles du pragmatisme. Il ne s’agit pas simplement d’un esprit bassement mercantile, propre au capitalisme. Le petit commerçant est par exemple tout à fait heureux d’avoir des rapports humains avec ses clients, et inversement. L’artisan est fier que son travail bien fait satisfasse la personne qui lui a demandé un travail. Le monopole est lui dans un rapport purement cynique ; son service à la clientèle est froid et anonyme.

Or, cela dérange les gens. Commander quelque chose sur Amazon n’a pas la même chaleur qu’un achat dans une boutique et il y a tout un romantisme des échoppes, des petites rues commerçantes, des marchands pittoresques et des produits originaux, sélectionnés par un regard intelligent et cultivé.

La question est alors de savoir comment le droit peut faire en sorte, non pas d’humaniser les monopoles, mais de généraliser les rapports humains, c’est-à-dire d’imposer, si l’on veut, le monopole du rapport humain authentique. La question se présente sous des traits philosophiques, elle a cependant une réponse tout à fait concrète.

Un client a un avantage dans sa relation avec le monopole : il a la certitude d’un rapport formel, bien établi, pouvant être en sa défaveur mais relevant de normes. Il y a côté routinier, mécanique dans l’action du monopole. Il n’y a pas de surprises lorsqu’on établit un lien avec la FNAC, Darty, Orange, la SNCF, Ebay, Apple, etc.

Un client ne peut pas avoir le même rapport avec le cafetier, le garagiste ou le plombier et cela semble ici en sa défaveur. Chaque rapport est différent et le cafetier, le garagiste ou le plombier peuvent tour à tour être honnête ou malhonnête, sincère ou hypocrite, compréhensif ou bourru, rendant à chaque fois le service plus ou moins différent.

Il est évident que le droit doit ici intervenir, afin d’apporter à la fois de la cohérence et de la satisfaction. La cohérence, c’est de maintenir le niveau des monopoles établis, mais de les faire passer au service du peuple et, ce faisant, d’humaniser les rapports qui existent. Les artisans et commerçant ont ici un rôle à jouer. Ils peuvent contribuer à rétablir des relations meilleures de la part des monopoles, mais pour cela ils doivent cesser leur prétention à former des royaumes indépendants dans l’économie.

Pour dire les choses concrètement en prenant un exemple, les cafetiers doivent être soutenus dans leur activité indépendante où c’est leur dimension personnelle qui est au premier plan. Cependant, la majeure part de leurs revenus doit être fixe et déterminés par l’État les intégrant dans un monopole des cafetiers et rémunérant ceux-ci, avec des exigences universelles de qualité.

Cela signifie que le droit accorde aux cafetiers des assurances dans leur existence : ils ne relèvent plus des aléas du marché. Et en même temps le droit leur reconnaît des spécificités dans leur existence personnelle. Il faut alors une grille d’analyses, évidemment public, pour évaluer à leur juste mesure ces spécificités.

La démocratie populaire suppose que le peuple puisse participer sans intermédiaire à l’administration de l’État

Le terme de peuple ne désigne pas ici la population de la France prise dans son ensemble. Car pour que l’intérêt général – c’est-à-dire l’intérêt commun au plus grand nombre, pratiquement l’intérêt de tous – puisse se réaliser, les forces anti-démocratiques doivent être écartées des institutions.

Dans la démocratie bourgeoise, l’État est l’instrument du pouvoir de la classe dominante, si bien que, même si un compromis existe et que des concessions sont faites aux autres couches de la société, la bourgeoisie règne sans partage.

Et du fait de la concentration toujours plus intense du capital et de la crise générale du capitalisme, la bourgeoisie est de plus en plus agressive, arc-boutée sur les instruments de sa domination. Dans le même temps, des pans toujours plus larges de la société se trouvent contraints de travailler pour une frange toujours plus étroite de celle-ci.

La classe ouvrière est la classe de notre époque. Elle accueille, en son sein, de plus en plus les individus atomisés par le mode de vie qu’imprime le capitalisme sur le pays. Pour autant, les intérêts de la classe ouvrière ne sont pas opposés à ceux des autres travailleurs : des employés, des techniciens, des agriculteurs, des artisans, des commerçants, des fonctionnaires et des cadres…

La classe ouvrière porte la collectivité. Elle affirme la démocratie du peuple, dans sa réalité concrète.

La démocratie n’est pas une abstraction : elle s’incarne par le peuple, qui participe sans intermédiaire à l’administration de l’État. C’est pourquoi, en plus de la condition de résidence, ne peuvent être élus dans les organes décisionnels de la démocratie populaire que des personnes relevant du peuple travailleur au sens large.

Cette orientation populaire définit le caractère, les traits de la démocratie populaire.

La démocratie populaire n’est pas une démocratie parlementaire formelle. Dans celle-ci, des représentants des citoyens, députés ou sénateurs, décident en lieu et place du peuple sans contrôle. Des agents publics, fonctionnaires ou assimilés, coupés des masses travailleuses, exécutent quant à eux les décisions de l’État.

Pour la république bourgeoise, le pouvoir législatif appartient aux citoyens, forme d’individus prétendument neutre vis-à-vis des intérêts de classe. Ils exercent leur pouvoir de créer les lois par l’intermédiaire de leurs représentants élus, eux-mêmes prétendument neutre des intérêts de classe.

Ces représentants se sont les députés et les sénateurs. Ils exercent leurs mandats à Paris, sans connexion directe avec le territoire où ils se sont fait élire. De là, avec leurs pairs, ils décident de lois qui s’appliqueront à tous, sur tout le territoire national. Pour tout contrôle, les citoyens ne peuvent que décider de voter pour un autre.

Le peuple travailleur n’est pas représenté dans ce pouvoir législatif car, quand bien même le député serait ouvrier, il est inféodé aux institutions de la bourgeoisie.

La bourgeoisie exerce ainsi sa domination locale au travers des élus qu’elle place dans les conseils municipaux et intercommunaux, les conseils départementaux et régionaux, les conseils économiques, sociaux et écologiques régionaux. Les ministres, députés et sénateurs décident au niveau national des lois et des règlements que les préfets et leurs homologues de tous les ministères font appliquer – avec plus ou moins de rigueur en fonction des intérêts circonstanciés de la classe dominante – au plus près des citoyens par l’action des agents publics.

L’administration de l’État, avec ses ministères, ses collectivités locales, ses hôpitaux et toutes les entreprises publiques, s’exerce par les missions de travailleurs maintenus à part. Les agents publics, fonctionnaires, contractuels des administrations ou salariés des établissements et entreprises publics, quel que soit leur statut, exécutent les décisions de l’État.

Ils sont intégrés aux rouages d’une bureaucratie complexe et non-démocratique. Éloignés des citoyens, ils ne répondent de leurs actes que devant leur hiérarchie et, en dernier ressort, uniquement devant les juridictions internes de l’État bourgeois.

En démocratie populaire, la réalisation des lois et décrets repose sur des gens choisis par le peuple pour une mission déterminée. Il y a donc fusion du mandat électif et de la mission de service public en une fonction démocratiquement supérieure.

Aux institutions et administrations publiques présentes aux différentes échelles territoriales de la république bourgeoise se substituent les organes du nouveau régime démocratique-populaire. Par ces organes, la population décide des modalités de mise en œuvre des décisions de l’État et les exécute. De la commune à l’État national, le pouvoir démocratique populaire s’exerce par le peuple.

Les masses travailleuses façonnent un espace réellement démocratique en décidant localement des moyens à mettre en œuvre pour appliquer leur politique. Ainsi, par exemple, s’il est décidé au niveau national de réduire par deux le nombres de nouveaux cas de diabète de type II dans les cinq années à venir, les organes locaux de la démocratie populaires pourront décider l’interdiction de la production et de la vente de tel produit sucré sur le territoire, de lancer une campagne de communication pour promouvoir la diététique, de la construction d’une installation sportive dans tel quartier, etc.

Constitués par le peuple travailleur et élus par lui, ces organes sont sous son contrôle intégral. Tout membre peut ainsi être révoqué à tout moment. La réflexion quant à l’élaboration de ces organes, qui constituent le nouveau droit et que le nouveau droit met dialectiquement en place, est la grande tâche révolutionnaire.

La démocratie populaire naît à travers les contre-pouvoirs populaires qui doivent, finalement, renverser l’ancien État et instaurer le nouveau régime. La démocratie se développe, porté par le peuple, qui prend enfin les commandes de la société.

Joachim du Bellay: un succès dépassé

Du Bellay n’a rien contre les autres nations, mais il cherche à élever le niveau de la France où il vit, étant donné que c’est sa réalité matérielle. D’où cet appel qu’on trouve à la fin de sa Défense et illustration de la langue française.

« Je suis content que ces félicités nous soient communes avec autres nations, principalement l’Italie : mais quant à la piété, religion, intégrité de mœurs, magnanimité de courages, et toutes ces vertus rares et antiques (qui est la vraie et solide louange), la France a toujours obtenu, sans controverse, le premier lieu.

Pourquoi donc sommes-nous si grands admirateurs d’autrui ? pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes ? pourquoi mandions-nous les langues étrangères comme si nous avions honte d’user de la nôtre ? »

Il était le héraut d’un besoin historique et fut salué pour cela à sa mort par Pierre de Ronsard, Guillaume Aubert, Jacques Grévin, Robert de La Haye, Camille de Morel, Antoinette de Loynes, Adrien Turnèbe, Claude d’Espence, Hélie André, Léger du Chesne, Claude Roillet… sous des formes très variées (poèmes en latin ou en français, hendécasyllabes, distiques, ode, élégie, etc.).

C’est le jeune roi François II qui demanda à ce que ses œuvres soient rassemblées de manière complète, ce qui se réalisa en 1569 en étant dédié à son frère devenu roi, Charles IX, après une petite période de réédition partielle. Six autres éditions complètes virent le jour avant la fin du XVIe siècle.

Du Bellay était alors considéré comme le pendant de Ronsard : ce dernier est vu comme admirable, savant, alors que du Bellay est apprécié pour son ton doux, aimable, mêlé d’ingéniosité dans le cadre d’une réelle fluidité.

De fait, à leur époque, du Bellay et Ronsard apparaissait comme les deux faces de la même médaille, avec le français s’instaurant par l’intermédiaire de la monarchie en voie d’absolutisation.

Et il est notable que dans la Défense et illustration de la langue française on trouve une mise en valeur de la comédie et de la tragédie, qui furent si centrales au XVIIe siècle :

« Quant aux comédies et tragédies, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les farces et moralités, je serais bien d’opinion que tu t’y employasses, et si tu le veux faire pour l’ornement de ta langue, tu sais où tu en dois trouver les archétypes. »

Mais le succès de du Bellay impliquait, par nature, son dépassement de par la systématisation du français.

La généralisation de la langue française au niveau national, par toute une élite se systématisant et s’élargissant numériquement, dans un contexte productif et culturel bien plus avancé… devait rendre littéralement antique le français de du Bellay.

Il est vrai que, comparé à la poésie de Ronsard, la poésie de du Bellay, par la suite, n’en apparut que d’autant plus limpide claire, d’autant plus française, surtout que François de Malherbe (1555 – 1628), le grand organisateur de la langue française moderne, brisa la démarche élitiste, maniériste de Ronsard. Ce dernier vit ses œuvres tout simplement non publiées de de 1630 à 1828 !

Mais les œuvres de du Bellay connurent le même sort, malgré la progression de sa valorisation comparée à celle de Ronsard. Avec sa poésie claire et accessible, et finalement mesurée en comparaison aux ornementations de Ronsard, il fut considéré comme un heureux précurseur, mais les choses s’arrêtaient là.

Par la suite, lorsqu’au 19e siècle on fit un retour historique pour avoir une mise en perspective, la charge très violente de du Bellay contre le Vatican passa d’ailleurs inaperçue, de par la lecture idéalisée du 16e siècle dont les guerres de religion étaient effacées.

De fait, si on ne voit pas que du Bellay est une figure historique relevant de la compensation de l’échec du calvinisme en France, on ne peut rien saisir d’authentique de lui.

Du Bellay, tout comme la psychologie des œuvres de Racine, relève d’une compensation littéraire d’une incapacité à assumer le protestantisme et son affirmation de la vie intérieure.

Si la France y a gagné en termes d’affirmation nationale avec une démarche de du Bellay jouant un rôle essentiel, cela révèle une faiblesse de fond se caractérisant par la prépondérance de la monarchie absolue et de l’État dans l’affirmation nationale, aux dépens de la culture populaire.

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Joachim du Bellay: les épitaphes de Belaud et Peloton

Joachim Du Bellay a écrit deux longs poèmes qui sont extraordinaires de par leur reconnaissance de la dignité du réel, témoignant de son matérialisme, de sa capacité à cerner la dialectique des émotions.

Il a nommé ces deux poèmes « épitaphes », terme désignant l’inscription funéraire et choisi pour honorer au niveau d’un être humain un chat et un chien.

C’est là une acceptation d’une même mise en perspective, une formidable rupture avec une époque où l’humanité, de par son développement inégal, a perdu pied dans son rapport avec les êtres vivants.

On peut littéralement voir d’ailleurs comment du Bellay s’y arrache, subjugué par la dignité du réel.

Épitaphe d’un petit chien

Dessous ceste motte verte
De lis et roses couverte
Gist le petit Peloton,
De qui le poil foleton
Frisoit d’une toyson blanche
Le doz, le ventre, et la hanche.
Son nez camard, ses gros yeux
Qui n’estoient point chassieux,
Sa longue oreille velue
D’une soyë crespelue,
Sa queue au petit floquet
Semblant un petit bouquet,
Sa gembe gresle, et sa patte
Plus mignarde qu’une chatte
Avec ses petits chattons,
Ses quatre petits tetons,
Ses dentelettes d’ivoyre,
Et la barbelette noyre
De son musequin friand,
Bref tout son maintien riand
Des pieds jusques à la teste,
Digne d’une telle beste,
Méritoient qu’un chien si beau
Eust un plus riche tumbeau.
Son exercice ordinaire
Estoit de japper et braire,
Courir en hault et en bas,
Et faire cent mille esbas,
Tous estranges et farouches,
Et n’avoit guerre qu’aux mousches,
Qui luy faisoient maint torment:
Mais Peloton dextrement
Leur rendoit bien la pareille:
Car se couchant sur l’oreille,
Finement il aguignoit
Quand quelqu’une le poingnoit:
Lors d’une habile soupplesse
Happant la mouche traitresse,
La serroit bien fort dedans,
Faisant accorder ses dens
Au tintin de sa sonnette,
Comme un clavier d’espinette.
Peloton ne caressoit
Si non ceulx qu’il cognoissoit,
Et n’eust pas voulu repaistre
D’autre main que de son maistre:
Qu’il alloit tousjours suyvant,
Quelquefois marchoit devant,
Faisant ne sçay quelle feste,
D’un gay branlement de teste.
Peloton tousjours veilloit
Quand son maistre sommeilloit,
Et ne souilloit point sa couche
Du ventre ny de la bouche,
Car sans cesse il gratignoit
Quand ce désir le poingnoit:
Tant fut la petite beste
En toutes choses honneste.
Le plus grand mal, ce dict-on,
Que feist nostre Peloton
(Si mal appellé doit estre),
C’estoit d’esveiller son maistre,
Jappant quelquefois la nuict,
Quand il sentoit quelque bruit;
Ou bien le voyant escrire,
Sauter, pour le faire rire,
Sur la table, et trépigner,
Follastrer, et gratigner,
Et faire tumber sa plume,
Comme il avoit de coustume.
Mais quoy? nature ne faict
En ce monde rien parfaict,
Et n’y a chose si belle,
Qui n’ait quelque vice en elle.
Peloton ne mangeoit pas
De la chair à son repas:
Ses viandes plus prisées,
C’estoient miettes brisées,
Que celuy, qui le paissoit
De ses doigts amollissoit:
Aussi sa bouche estoit pleine
Tousjours d’une doulce haleine
Mon dieu quel plaisir c’estoit,
Quand Peloton se grattoit,
Faisant tinter sa sonnette
Avec sa teste folette!
Quel plaisir, quand Peloton
Cheminoit sur un baston,
Ou coiffé d’un petit linge,
Assis comme un petit singe,
Se tenoit mignardelet
D’un maintien damoiselet!
Ou sur les pieds de derrière,
Portant la pique guerrière
Marchoit d’un front asseuré,
Avec un pas mesuré!
Ou couché dessus l’eschine,
Avec ne sçay quelle mine
Il contrefaisoit le mort!
Ou quand il couroit si fort,
Qu’il tournoit comme une boule,
Ou un peloton, qui roule!
Bref, le petit Peloton
Sembloit un petit mouton:
Et ne feut onc creature
De si bénigne nature.
Las, mais ce doulx passetemps
Ne nous dura pas long temps:
Car la mort ayant envie
Sur l’ayse de nostre vie,
Envoya devers Pluton
Nostre petit Peloton,
Qui maintenant se pourmeine
Parmy ceste umbreuse plaine,
Dont nul ne revient vers nous.
Que mauldictes soyez-vous,
Filandieres de la vie,
D’avoir ainsi par envie
Envoyé devers Pluton
Nostre petit Peloton:
Peloton qui estoit digne
D’estre au ciel un nouveau signe,
Tempérant le Chien cruel
D’un primtemps perpétuel.

Voici le second poème, où Belaud est présenté de manière bien différente de celle de Peloton !

Épitaphe d’un chat

Maintenant le vivre me fâche ;
Et afin, Magny, que tu saches,
Pourquoi je suis tant éperdu,
Ce n’est pas pour avoir perdu
Mes anneaux, mon argent, ma bourse ;
Et pourquoi est-ce donques ? pour ce
Que j’ai perdu depuis trois jours
Mon bien, mon plaisir, mes amours.
Et quoi ? ô souvenance grève !
À peu que le cœur ne me crève,
Quand j’en parle, ou quand j’en écris :
C’est Belaud mon petit Chat gris :
Belaud, qui fut par avanture
Le plus bel œuvre que Nature
Fit onc en matière de Chats :
C’était Belaud la mort aux Rats,
Belaud, dont la beauté fut telle,
Qu’elle est digne d’être immortelle.

Donques Belaud premièrement
Ne fut pas gris entièrement,
Ni tel qu’en France on les voit naître ;
Mais tel qu’à Rome on les voit être.
Couvert d’un poil gris argentin,
Ras & poli comme satin,
Couché par ondes sur l’échine,
Et blanc dessous comme une hermine ;
Petit museau, petites dents ;
Yeux qui n’étaient point trop ardents ;
Mais desquels la prunelle perse
Imitait la couleur diverse
Qu’on voit en cet arc pluvieux,
Qui se courbe au travers des Cieux ;
La tête à la taille pareille,
Le col grasset, courte l’oreille,
Et dessous un nez ébenin,
Un petit mufle lionnin,
Autour duquel était plantée
Une barbelette argentée,
Armant d’un petit poil folet
Son musequin damoiselet ;
Jambe grêle, petite patte,
Plus qu’une moufle délicate ;
Sinon alors qu’il dégainait
Cela dont il égratignait ;
La gorge douillette & mignonne ;
La queue longue à la guenonne,
Mouchetée diversement
D’un naturel bigarement ;
Le flanc haussé, le ventre large,
Bien retroussé dessous sa charge,
Et le dos moyennement long,
Vrai souriant, s’il en fut onq’.

Tel fut Belaud, la gente bête,
Qui des pieds jusques à la tête,
De telle beauté fut pourvu,
Que son pareil on n’a point vu.
Ô quel malheur ! ô quelle perte,
Qui ne peut être recouverte !
Ô quel deuil mon âme en reçoit !
Vraiment la mort, bien qu’elle soit
Plus fière qu’un ours, l’inhumaine,
Si de voir, elle eût pris la peine,
Un tel chat, son cœur endurci
En eût eu, ce crois-je, merci :
Et maintenant ma triste vie
Ne haïrait de vivre l’envie.
Mais la cruelle n’avait pas
Goûté les folâtres ébats
De mon Belaud, ni la souplesse
De sa gaillarde gentillesse :
Soit qu’il sautât, soit qu’il grattât,
Soit qu’il tournât, ou voltigeât
D’un tour de chat, ou soit encore,
Qu’il prît un rat, & or’ & ores
Le relâchant pour quelque temps,
S’en donnât mille passe-temps.
Soit que, d’une façon gaillarde,
Avec sa patte frétillarde,
Il se frottât le musequin ;
Ou soit que ce petit coquin
Privé sautelât sur ma couche ;
Ou soit qu’il ravît de ma bouche
La viande sans m’outrager,
Alors qu’il me voyait manger ;
Soit qu’il fît en diverses guises
Mille autres telles mignardises.

Mon Dieu ! quel passe-temps c’était
Quand ce Belaud virevoltait,
Folâtre autour d’une pelote !
Quel plaisir, quand sa tête sotte
Suivant sa queue en mille tours,
D’un rouet imitait le cours !
Ou quand, assis sur le derrière
Il s’en faisait une jartière ;
Et montrant l’estomac velu,
De panne blanche crêpelu,
Semblait, tant sa trogne était bonne,
Quelque Docteur de la Sorbonne !
Ou quand, alors qu’on l’animait,
À coups de patte il escrimait,
Et puis apaisait sa colère,
Tout soudain qu’on lui faisait chère.

Voilà, Magny, les passe-temps,
Où Belaud employait son temps ;
N’est-il pas bien à plaindre donques ?
Au demeurant tu ne vis onques
Chat plus adroit, ni mieux appris
À combattre rats & souris.
Belaud savait mille manières
De les surprendre en leurs tanières,
Et lors leur fallait bien trouver
Plus d’un pertuis, pour se sauver :
Car onques rat, tant fût-il vite,
Ne se vit sauver à la fuite
Devant Belaud. Au demeurant
Belaud n’était pas ignorant :
Il savait bien, tant fut traitable,
Prendre la chair dessus la table,
J’entends, quand on lui présentait ;
Car autrement il vous grattait,
Et avec la patte friande
De loin muguetait la viande.

Belaud n’était point mal-plaisant :
Belaud n’était point malfaisant ;
Et ne fit onq’ plus grand dommage
Que de manger un vieux fromage,
Une linotte, & un pinson
Qui le fâchaient de leur chanson ;
Mais quoi, Magny, nous-mêmes hommes
Parfaits de tous points nous ne sommes.
Belaud n’était point de ces chats
Qui nuit & jour vont au pourchas,
N’ayant souci que de leur panse :
Il ne faisait si grand dépense,
Mais était sobre à son repas,
Et ne mangeait que par compas.
Aussi n’était-ce sa nature
De faire partout son ordure,
Comme un tas de chats, qui ne font
Que gâter tout par où ils vont.
Car Belaud, la gentille bête,
Si de quelque acte moins qu’honnête
Contraint possible il eût été,
Avait bien cette honnêteté
De cacher dessous de la cendre
Ce qu’il était contraint de rendre.

Belaud me servait de jouet :
Belaud ne filait au rouet,
Grommelant une litanie
De longue & fâcheuse harmonie ;
Ains se plaignait mignardement
D’un enfantin miaulement.
Belaud (que j’aie souvenance)
Ne me fit onq’ plus grand’ offense
Que de me réveiller la nuit,
Quand il entroyait quelque bruit
De rats qui rongeaient ma paillasse :
Car lors il leur donnait la chasse,
Et si dextrement les happait,
Que jamais un n’en échappait.
Mais, las ! depuis que cette fière
Tua de sa dextre meurtrière
La sûre garde de mon corps,
Plus en sureté je ne dors ;
Et or’, ô douleurs non pareilles !
Les rats me mangent les oreilles ;
Même tous les vers que j’écris,
Sont rongés de rats & souris.

Vraiment les Dieux sont pitoyables
Aux pauvres humains misérables,
Toujours leur annonçant leurs maux,
Soit par la mort des animaux,
Ou soit par quelque autre présage,
Des Cieux le plus certain message.
Le jour que la sœur de Cloton
Ravit mon petit Peloton,
Je dis, j’en ai bien souvenance,
Que quelque maligne influence
Menaçait mon chef de là-haut ;
Et c’était la mort de Belaud :
Car quelle plus grande tempête
Me pouvait foudroyer la tête !
Belaud était mon cher mignon ;
Belaud était mon compagnon
À la chambre, au lit, à la table ;
Belaud était plus accointable
Que n’est un petit Chien friand,
Et de nuit n’allait point criant
Comme ces gros marcoux terribles
En longs miaulements horribles :
Aussi le petit mitouard
N’entra jamais en matouard ;
Et en Belaud, quelle disgrâce !
De Belaud s’est perdu la race.

Que plût à Dieu, petit Belon,
Que j’eusse l’esprit assez bon,
De pouvoir en quelque beau style
Blasonner ta grâce gentille,
D’un vers aussi mignard que toi !
Belaud, je te promets ma foi,
Que tu vivrais, tant que sur terre
Les Chats aux Rats feront la guerre.

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Le matérialisme et la dialectique chez Joachim du Bellay

La Défense et illustration de la langue française est une œuvre ancrée dans le matérialisme, avec par conséquent de nombreux raisonnements dialectiques.

Joachim du Bellay aborde ainsi la question du nominalisme et il exprime très clairement la conception selon laquelle il y a d’abord la matière et ensuite une description de celle-ci. Il est ainsi nécessaire d’élargir le vocabulaire afin d’accompagner les connaissances, d’où une ouverture au grec et au latin si besoin est.

« Nul, s’il n’est vraiment du tout ignare, voire privé du sens commun, ne doute point que les choses n’aient premièrement été, puis, après, les mots avoir été inventés pour les signifier : et par conséquent aux nouvelles choses être nécessaire imposer nouveaux mots, principalement ès arts, dont l’usage n’est point encore commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent à notre poète, auquel sera nécessaire emprunter beaucoup de choses non encore traitées en notre langue.

Les ouvriers (afin que je ne parle des sciences libérales) jusques aux laboureurs mêmes, et toutes sortes de gens mécaniques, ne pourraient conserver leurs métiers, s’ils n’usaient de mots à eux usités et à nous inconnus.

Je suis bien d’opinion que les procureurs et avocats usent de termes propres à leur profession, sans rien innover : mais vouloir ôter la liberté à un savant homme, qui voudra enrichir sa langue, d’usurper quelquefois des vocables non vulgaires, ce serait restreindre notre langage, non encore assez riche, sous une trop plus rigoureuse loi que celle que les Grecs et les Romains se sont donnée. »

Du Bellay mentionne ici de manière tout à fait positive les ouvriers et les laboureurs, ce qui est cohérent avec son approche matérialiste de reconnaître la dignité du réel. Il encourage de ce fait à disposer également de plusieurs correcteurs n’hésitant pas à critiquer nos faiblesses quand on écrit, ainsi qu’à se tourner résolument vers ceux qui ont une activité pratique transformatrice.

C’est là le reflet de la valeur exceptionnelle de la démarche de du Bellay.

« Sur tout nous convient avoir quelque savant et fidèle compagnon, ou un ami bien familier, voire trois ou quatre, qui veuillent et puissent connaître, nos fautes, et ne craignent point blesser notre papier avec les ongles.

Encore te veux-je avertir de hanter quelquefois, non seulement les savants, mais aussi toutes sortes d’ouvriers et gens mécaniques comme mariniers, fondeurs, peintres, engraveurs et autres, savoir leurs inventions, les noms des matières, des outils, et les termes usités en leurs arts et métiers, pour tirer de là ces belles comparaisons et vives descriptions de toutes choses. »

On a un très bon exemple de dialectique avec la remarque de du Bellay avec le rapport entre le naturel et la « doctrine » (c’est-à-dire la connaissance), avec une reconnaissance de l’aspect principal au nom de la dignité du réel.

« Il vaudrait beaucoup mieux écrire sans imitation, que ressembler à un mauvais auteur : vu même que c’est chose accordée entre les plus savants, le naturel faire plus sans la doctrine, que la doctrine sans le naturel. »

La transformation de la quantité en qualité est littéralement exposée dans cet éloge du travail du fond, ce refus du subjectivisme :

« Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles.

Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. »

C’est par cette perspective matérialiste que Du Bellay a su s’ancrer dans le mouvement de l’Histoire.

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Joachim du Bellay et le naturel national

Il ne faudrait surtout pas penser que la charge anti-Vatican présente dans les Regrets ne soit pas présente dans la Défense et illustration de la langue française. C’est le contraire qui est vrai : en affirmant la langue française, du Bellay dénonce par là même le latin qui est la langue de l’Église catholique romaine, avec donc des prières faites sont incomprises de la population.

Il se moque ainsi des « druides » qui craignent qu’on comprendrait les « secrets de leurs mystères », ce qui est une manière pour le moins agressive de dénoncer le clergé. Il parle des « superstitieuses raisons » qui font que les « mystères de la théologie » doivent absolument rester en latin et seraient par conséquent « quasi comme profanés en langue vulgaire ». Il compare également la vénération pour les livres latins et grecs au culte des reliques.

De toutes manières, le latin et le grec sont valorisés parce que les sciences datent des civilisations grec et romaine, et qu’il faut donc bien les étudier. Et encore est-ce une terrible perte de temps affirme du Bellay.

« Et certes songeant beaucoup de fois, d’où provient que les hommes de ce siècle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j’oserai dire la principale : c’est l’étude des langues grecque et latine.

Car si le temps que nous consumons à apprendre lesdites langues était employé à l’étude des sciences, la nature certes n’est point devenue si bréhaigne, qu’elle n’enfantât de notre temps des Platons et des Aristotes. »

D’ailleurs, les Grecs eux-mêmes se sont tournés vers d’autres peuples pour découvrir des enseignements ; il ne faut pas confondre la langue avec les enseignements qu’ils permettent de diffuser.

« Pourquoi donc ont voyagé les anciens Grecs par tant de pays et dangers, les uns aux Indes, pour voir les Gymnosophistes, les autres en Égypte, pour emprunter de ces vieux prêtres et prophètes ces grandes richesses, dont la Grèce est maintenant si superbe ?

et toutefois ces nations, où la philosophie a si volontiers habité, produisaient (ce crois-je) des personnes aussi barbares et inhumaines que nous sommes, et des paroles aussi étranges que les nôtres.

Bien peu me soucierais-je de l’élégance d’oraison qui est en Platon et en Aristote, si leurs livres sans raison étaient écrits. La philosophie vraiment les a adoptés pour ses fils, non pour être nés en Grèce, mais pour avoir d’un haut sens bien parlé, et bien écrit d’elle.

La vérité si bien par eux cherchée, la disposition et l’ordre des choses, la sentencieuse brièveté de l’un, et la divine copie de l’autre est propre à eux, et non à autres : mais la nature, dont ils ont si bien parlé, est mère de tous les autres, et ne dédaigne point de se faire connaître à ceux qui procurent avec toute industrie entendre ses secrets, non pour devenir Grecs, mais pour être faits philosophes. »

Tout aussi absurde est la conception selon laquelle on pourrait transposer le grec ou le latin en français, car ces langues ont disparu et cela reviendrait à quelque chose d’artificiel.

Cette confrontation dialectique avec le latin et le grec – profitables mais devant s’effacer autant que possible devant la langue nationale – témoigne non pas d’un humanisme « abstrait » qui n’existe que pour les commentateurs bourgeois, mais d’une base démocratique portée par l’émergence nationale portée par les débuts du capitalisme.

Du Bellay insiste sur le caractère particulier de chaque langue, même s’il regrette que dans le monde entier les gens ne parlent pas la même langue, une langue « naturelle », ce qui souligne son orientation fondamentalement démocratique.

Il souligne qu’une langue nationale a sa particularité, son « naïf », c’est-à-dire son naturel et il n’est pas possible de traduire avec efficacité : on retrouve le principe italien du traduttore, traditore (un traducteur est un traître).

Il expose ainsi :

« Chaque langue a je ne sais quoi propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue, observant la loi de traduire, qui est n’espacer point hors des limites de l’auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce.

Et qu’ainsi soit, qu’on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron et Virgile français, pour voir s’ils vous engendreront telles affections, voire ainsi qu’un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez, lisant ces auteurs en leurs langues.

Il vous semblera passer de l’ardente montagne d’Ætné sur le froid sommet du Caucase. »

Cette valorisation du français, contre le latin et le grec, voit même le livre I se conclure par une référence très positive à Étienne Dolet, pourtant mort trois années auparavant sur le bûcher pour athéisme, ce qui est encore une démonstration de la position historique de du Bellay.

En quoi, lecteur, ne t’ébahis, si je ne parle de l’orateur comme du poète.

« Car outre que les vertus de l’un sont pour la plus grande part communes à l’autre, je n’ignore point qu’Étienne Dolet, homme de bon jugement en notre vulgaire, a formé l’Orateur français, que quelqu’un (peut-être) ami de la mémoire de l’auteur et de la France, mettra de bref et fidèlement en lumière. »

Du Bellay était ancré dans sa réalité historique ; il avait une démarche authentiquement matérialiste.

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Joachim du Bellay et le passage à un niveau plus élevé de la féodalité

La place historique de Joachim du Bellay implique une confrontation. Dans toute la Défense et illustration de la langue française, le poète assume d’ailleurs entièrement une lutte de lignes. Son argumentation vise à démontrer qu’on peut effectivement et qu’on doit même profiter du latin et du grec, mais que l’aspect véritable de la dynamique sur le plan de la langue doit être le français.

C’est une bataille où la position de du Bellay est paradoxale. Elle vise en effet à un reversement de la domination du latin et du grec, tout en se positionnant de manière défensive, comme ici :

« Je n’estime pourtant notre vulgaire, tel qu’il est maintenant, être si vil et abject, comme le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, et fussent-ils la même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n’était en langage étranger et non entendu du vulgaire. »

Cependant, c’est loin d’être tout. En effet, Joachim du Bellay a écrit la Défense et illustration de la langue française, mais cet ouvrage est également un manifeste collectif, celui des poètes du groupe que Ronsard appellera la Pléiade.

Dans les faits un tel groupe n’a formellement jamais existé, mais il y a bien une perspective commune assumée entre Joachim Du Bellay, Pierre de Ronsard, Étienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean-Antoine de Baïf, Jacques Peletier, Pontus de Tyard, Étienne Pasquier.

Les auteurs de cette « Pléiade » ont très largement réfuté les poètes de la période précédente et la Défense et illustration de la langue française accorde dans cet esprit, un statut nouveau à la poésie. C’est que, avant la Pléiade, la poésie était une distraction pour la cour.

Les poètes jouaient les courtisans ou les amusants ; la poésie était un passe-temps tel la musique, la danse, l’escrime, l’équitation, la chasse, le jeu. La poésie n’est alors qu’un « élégant badinage », dont la grande figure est Clément Marot et ceux relevant de ce qu’on qualifie la poésie « marotique ».

Du Bellay, dans sa Défense et illustration de la langue française, procède à une véritable exécution de la culture des « rimeurs » :

« Vous autres si mal équipés, dont l’ignorance a donné le ridicule nom de rimeurs à notre langue (comme les Latins appellent leurs mauvais poètes versificateurs), oserez-vous bien endurer le soleil, la poudre et le dangereux labeur de ce combat ?

Je suis d’opinion que vous vous retiriez au bagage avec les pages et laquais, ou bien (car j’ai pitié de vous) sous les frais ombrages, aux somptueux palais des grands seigneur et cours magnifiques des princes, entre les dames et damoiselles où vos beaux et mignons écrits, non de plus longue durée que votre vie, seront reçus, admirés et adorés, non point aux doctes études et riches bibliothèques des savants.

Que plût aux Muses, pour le bien que je veux à notre langue, que vos ineptes œuvres fussent bannis, non seulement de là (comme ils sont) mais de toute la France. »

Thomas Sébillet, dans son Art poétique français pour l’instruction des jeunes studieux et encore peu avancés en la poésie française publié en 1548, appelle ainsi à lire Clément Marot, Mellin de Saingelais, Hugues Salel, Antoine Héroët, Maurice Scève.

On est là dans une approche typique de la première phase de la féodalité, avec les épigrammes, les blasons, les rondeaux, les ballades, les chants royaux, les lais, les odes, les coq-à-l’âne, etc., que Thomas Sébillet valorise dans son Art poétique.

C’est cet Art poétique et toute cette approche féodale qu’attaque du Bellay dans sa Défense et illustration, en tant que porte-parole des poètes de la Pléiade. Pour du Bellay, tous ces genres poétiques sont de simples « épiceries », il faut se débarrasser de ces références sans intérêt.

Du Bellay y va franchement, se posant très clairement comme en opposition conflictuelle avec la ligne de Thomas Sébillet (qui est de dix ans son aîné) :

« Lis donc, et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. »

C’est extrêmement brutal pour toute une scène littéraire vivant de ces « épiceries ».

Thomas Sébillet répondit dans la préface de sa traduction d‘Iphigénie d‘Euripide, reprochant à du Bellay son élitisme ; Guillaume des Antelz dénonça le manque d’attention de la Pléiade aux auteurs passés, leur ingratitude même envers ceux-ci.

Barthélémy Aneau, qui dirigeait le Collège de la Trinité à Lyon, publia un pamphlet anonyme, Quintil Horatian, avec la même volonté à la fois de se tourner vers les classiques que de l’antiquité que de valoriser les auteurs précédents :

« Nos majeurs certes n’ont pas été de simples ignorants, ni des choses, ni des paroles.

Guillaume de Lauris, Jean de Meung, Guillaume Alexis, le bon moine de l’Yre, Messire Nicole Oreme, Alain Chartier, [François] Villon, Meschinot et plusieurs autres n’ont point moins bien écrit, ne de moindres et pires choses, en la langue de leur temps propre et entière non pérégrine , et pour lors de bon aloi et bonne mise, que nous à présent en la nôtre. »

Il faut dire ici que du Bellay avait été très clair sur un passé à littéralement liquider, dans sa Défense et illustration de la langue française :

« De tous les anciens poètes français, quasi un seul, Guillaume du Lauris et Jean de Meung sont dignes d’être lus, non tant pour ce qu’il y ait en eux beaucoup de choses qui se doivent imiter des modernes, comme pour y voir quasi comme une première image de la langue française, vénérable pour son antiquité. »

C’est Joachim du Bellay et la Pléiade qui sortiront victorieux de cette bataille, comme en témoigne la figure d’Étienne Pasquier. C’est lui aussi un poète et lui aussi fit partie de ce regroupement de sept poètes fameux au 16e siècle, la Pléiade.

Étienne Pasquier fut un ardent partisan de la monarchie comme cadre national, c’est-à-dire qu’il fait partie des « Politiques », qui refusent les guerres de religion et valorisent l’affirmation nationale sous l’égide d’une monarchie centralisée et modernisatrice.

En ce sens, Étienne Pasquier a servi Henri III et Henri IV, servant comme magistrat ; il est l’auteur des Recherches de la France, dix volumes chroniquant l’histoire française du point de vue de la monarchie absolue en formation, c’est-à-dire fournissant la version officielle des événements.

Il y expose les traditions françaises, justifiant qu’elles aboutissent naturellement à la monarchie, et de ce fait également au gallicanisme, c’est-à-dire d’une Église catholique romaine comme religion officielle en France, mais comme support de la monarchie.

Étienne Pasquier

Mais il s’exprime en même temps contre la division religieuse, il n’hésite pas à dire que la langue française est « grandement redevable » à Calvin de l’avoir « enrichie d’une infinité de beaux traits ». Et il souligne que parmi les « papistes » et il y avait les ultras de la Ligue, dont toute une fraction voulait que la France passe sous domination espagnole.

On l’aura compris, Étienne Pasquier lit le cours des choses selon les intérêts de la monarchie, qui exige un cadre stabilisé pour épanouir ses structures de manière absolue et c’est en ce sens qu’est salué la langue française en général, présentant Ronsard comme un immense poète, digne de ceux de l’antiquité.

Il mentionne du Bellay comme un poète secondaire, dont les Regrets sont la meilleure œuvre, dont il ne parle guère, mais il note surtout au sujet de sa Défense et illustration de la langue française que :

« Ce fut une belle guerre que l’on entreprit contre l’ignorance. »

Cela dit tout. La Défense et illustration de la langue française est un élément clef du dispositif mis en place par la monarchie en voie d’absolutisation pour baliser le terrain et mettre en place son hégémonie.

Il s’agit de la bataille au cœur d’une transition de l’ancienne féodalité à la nouvelle.

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La place de Joachim du Bellay et sa défense de la langue française

Il faut bien saisir l’arrière-plan pro-monarchie de du Bellay. Celui-ci ne relève nullement des forces sociales soutenant le protestantisme. Il suffit de voir comment il dénonce Venise et son capitalisme commercial, dans le cent-trente-troisième sonnet des Regrets.

Il fait bon voir, Magny, ces Couillons magnifiques,
Leur superbe Arsenal, leurs vaisseaux, leur abord,
Leur saint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
Leurs changes, leurs profits, leur banque et leurs trafiques :

Inversement, son éloge de Paris passe par une lecture civilisationnelle, même si naturellement il est obligé de se confronter à la dure réalité des rues sales et peuplées. On a ainsi le cent-trente-huitième sonnet des Regrets :

De-vaux, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
Et n’en augmente point : semblable à la grand’mer
Est ce Paris sans pair, où l’on voit abysmer
Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.

Paris est en savoir une Grèce feconde,
Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
Une Asie en richesse on le peut estimer,
En rares nouveautez une Afrique seconde.

Bref, en voyant, De-vaux, ceste grande cité,
Mon œil, qui paravant estoit exercité
À ne s’esmerveiller des choses plus estranges,

Print esbaïssement. Ce qui ne me put plaire,
Ce fut l’estonnement du badaud populaire,
La presse des chartiers, les procez, et les fanges.

Ce point est important, car du Bellay se place pas du point de vue populaire. Lorsque Martin Luther met en avant sa critique du catholicisme romain, il joue un rôle populaire majeur sur le plan de la langue (avec sa traduction en allemand de la Bible) et de la musique (avec les chants religieux s’appuyant sur des mélodies populaires).

Au contraire, la France qui récuse le protestantisme, malgré le fait qu’elle l’ait produit avec le Picard Jean Calvin, se détourne d’un mouvement à la base pour ne s’appuyer que sur les couches supérieures de la société liées à la formation de la monarchie absolue.

Il y a une dimension élitiste, ouvertement assumée par du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française.

Sa manière de présenter la langue française est très subtile. D’un côté, il doit en justifier la légitimité et pour cela il procède à la fiction ; de l’autre, il doit la présenter comme nouvelle, comme établie de manière culturelle, par en haut, de manière nouvelle.

Pour du Bellay, les différentes langues ont ainsi toutes la même source, la « fantaisie des hommes », par conséquent on ne saurait les hiérarchiser. Cependant, ce qu’il entend par fantaisie, c’est en réalité la culture. Or, justement les ancêtres n’ont pas assez cultivé la langue française, d’où la mauvaise image qu’elle a désormais.

C’est naturellement une fiction, car la langue française est en fait tout à fait récente, elle est même littéralement en train d’émerger. Mais du Bellay a besoin de cette fiction pour mettre le Français sur un plan d’égalité avec le latin et le grec. Il va même jusqu’à dire que les Gaulois ont fait de grandes choses, mais comme ils ne les ont pas raconté ni valorisé comme les Romains, on le sait moins !

De manière plus sérieuse, il propose de cultiver la langue :

« Et si notre langue n’est si copieuse et riche que la grecque ou latine, cela ne doit être imputé au défaut d’icelle, comme si d’elle-même elle ne pouvait jamais être sinon pauvre et stérile (…).

Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l’excellence qu’on les a vues du temps d’Homère et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ?

et si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu’on y eût pu faire, elles n’eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant ?

Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutôt, comme une plante et vergette, n’a point encore fleuri, tant s’en faut qu’elle ait apporté tout le fruit qu’elle pourrait bien produire.

Cela certainement non pour le défaut de la nature d’elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l’ont eue en garde, et ne l’ont cultivée à suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui même désert où elle avait commencé à naître, sans jamais l’arroser, la tailler, ni défendre des ronces et épines qui lui faisaient ombre, l’ont laissée envieillir et quasi mourir. »

En disant cela, du Bellay trouve sa place historique, car il valorise le régime. Si la langue française est présente et connaît un processus de culture, c’est que la civilisation se développe et donc que le régime en place est tout à fait correct et même excellent.

Du Bellay attribue ainsi des perspectives formidables au régime, devant égaler les civilisations grecque et romaine.

« Le temps viendra (peut-être) et je l’espère moyennant la bonne destinée française que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les rênes de la monarchie, et que notre langue (si avec François n’est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s’élèvera en telle hauteur et grosseur, qu’elle se pourra égaler aux mêmes Grecs et Romains, produisant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions. »

Il est impossible de séparer la place de du Bellay de sa poésie et de sa Défense et illustration de la langue française. C’est une seule et même place historique.

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Le regard historique de Joachim du Bellay

Ce qui est marquant dans la poésie de Joachim du Bellay, c’est qu’elle insiste grandement sur le cours du temps et la dimension historique. C’est cela qui est trompeur et qui donne l’impression d’une personne cultivée déçue des ruines de Rome.

En réalité, du Bellay a un regard sur le concept de civilisation. Et c’est parce qu’il a ce regard qu’il a pu écrire Défense et illustration de la langue française, qui se veut un manifeste pour une nouvelle civilisation.

Dans cette œuvre, il souligne d’ailleurs les inventions nouvelles, telles l’imprimerie et l’artillerie, les mettant au même plan que celles du passé, soulignant que la civilisation est désormais également présente.

« L’architecture, l’art du navigage et autres inventions antiques certainement sont admirables, non, toutefois, si on regarde à la nécessité mère des arts, du tout si grandes qu’on doive estimer les cieux et la nature y avoir dépendu toute leur vertu, vigueur et industrie.

Je ne produirai, pour témoins de ce que je dis, l’Imprimerie, soeur des Muses et dixième d’elles, et cette non moins admirable que pernicieuse foudre d’artillerie, avec tant d’autres non antiques inventions qui montrent véritablement que, par le long cours des siècles, les esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu’on voudrait bien dire. »

On voit cela très bien dans le vingt-neuvième poème du recueil Les Antiquités de Rome. Rome y est présentée comme un point de convergence historique, mais qui a fait son temps. C’est la notion de civilisation qui ressort.

Tout ce qu’Egypte en pointe façonna
Tout ce que Grece à la Corinthienne,
A l’Ionique, Attique ou Dorienne,
Pour l’ornement des temples maçonna.

Tout ce que l’art de Lysippe donna,
La main d’Apelle, ou la main Phidienne,

Souloit orner ceste ville ancienne
Dont la grandeur le ciel mesme estonna.

Tout ce qu’Athene eut oncques de sagesse,
Tout ce qu’Asie eut oncques de richesse,
Tout ce qu’Afrique eut oncques de nouveau,

S’est veu ici. Ô merveille profonde !
Rome vivant fut l’ornement du monde,
Et morte elle est du monde le tombeau.

Du Bellay a véritablement une réflexion d’une grande profondeur sur le temps, les périodes historiques, la notion de civilisation.

Dans Les Antiquités de Rome, le troisième poème constate ainsi :

Nouveau venu qui cherches Rome en Rome
Et rien de Rome en Rome n’apperçois,
Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,
Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

Voy quel orgueil, quelle ruine, et comme
Celle qui mist le monde sous ses lois
Pour dompter tout, se donta quelquefois,
Et devint proye au temps qui tout consomme.

Rome de Rome est le seul monument,
Et Rome Rome a vaincu seulement.
Le Tybre seul, qui vers la mer s’enfuit,
Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !
Ce qui est ferme est par le temps destruit,
Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

C’est cela qui est trompeur : ce regard historique peut être réduit, si l’on n’y prend garde, à une sorte de nostalgie, de déception face à une Rome qui n’existe plus que par des ruines, face à une Rome qu’on ne pourrait plus retrouver. Là n’est pas la question du tout.

Il dit, par exemple, dans le vingt-cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome, constatant les ruines de la Rome antique :

J’entreprendrois, vu l’ardeur qui m’allume,
De rebastir au compas de la plume
Ce que les mains ne peuvent maçonner.

Or, il ne s’agit nullement de rétablir la Rome antique : il s’agit de le faire revivre, de manière transposée dans une autre civilisation. L’idée est qu’avec la France une nouvelle civilisation se forme et par conséquent celle-ci est en phase avec la civilisation romaine, car toutes les civilisations naissent et meurent, leur esprit traversant les époques.

Il y a chez du Bellay une mystique de la civilisation, comme en témoignent ces vers du cinquième poème du recueil Les Antiquités de Rome :

Rome n’est plus, et si l’architecture
Quelque ombre encor de Rome fait revoir,
C’est comme un corps par magique sçavoir,
Tiré de nuist hors de sa sépulture.
Le corps de Rome en cendre est devallé,
Et son esprit rejoindre s’est allé
Au grand esprit de ceste masse ronde,
Mais ses escrits, qui son los le plus beau
Malgré le temps arrachent du tombeau,
Font son idole errer parmi le monde.

On note ici que ce sont par les « écrits » que la Rome antique s’est maintenue et c’est le sens de l’oeuvre poétique de du Bellay que de se placer dans un cadre de civilisation. C’était le moyen intellectuel qu’il a trouvé afin de valoriser la nation française. Ne sachant ce qu’est une nation, le phénomène étant nouveau, il a analysé cela en termes de civilisation.

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La nature historique de Joachim du Bellay

Dans le cent-vingt-neuvième sonnet des Regrets, du Bellay souligne au roi la supériorité de la France avec les ridicules manières du Vatican :

Brusquet à son retour vous racontera, Sire,
De ces rouges prélats la pompeuse apparence,
Leurs mules, leurs habits, leur longue révérence,
Qui se peut beaucoup mieux représenter que dire.

Il vous racontera, s’il les sait bien descrire,
Les mœurs de ceste court, et quelle différence
Se voit de ses grandeurs à la grandeur de France,
Et mille autres bons poincts, qui sont dignes de rire.

Une telle dénonciation du Vatican est représentative de toute une époque. Lorsque Joachim du Bellay naît, en 1522, cela fait cinq ans que Martin Luther a publié ses 95 thèses condamnant la papauté et le catholicisme romain. Et Joachim du Bellay a quatorze ans lorsque Jean Calvin publie son Institution de la religion chrétienne.

Or, Joachim du Bellay séjourne à Rome de 1553 à 1557, en tant qu’intendant du cardinal Jean du Bellay, cousin germain de son père ; Joachim du Bellay fut en pratique orphelin très tôt dans sa vie.

Son séjour à Rome l’amène à gérer les comptes du cardinal, mais également à servir dans les intenses jeux diplomatiques au Vatican. Le quinzième sonnet des Regrets présente cette activité d’intendant.

Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
À rendre sans argent cent crediteurs contents :

Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prens argent d’avance,
Quand j’ay despesché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.

Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,

Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
Avecques tout cela, dy (Panjas) je te prie,
Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?

Joachim du Bellay observe bien entendu que le Vatican est pourri, que le pape et les cardinaux sont corrompus, aux mœurs dissolus, que la ville de Rome entière est contaminée, etc. Il se lance alors dans une dénonciation ouverte de la papauté.

Mais jamais son attaque ne l’amène dans le camp du calvinisme. Et, en même temps, il ne fut pas dénoncé par l’Église catholique alors que ses propos valaient aisément le bûcher, comme lorsqu’il dit que le pape a nommé son jeune amant cardinal.

Joachim du Bellay apparaît comme intouchable. C’est donc qu’il avait une protection au plus haut niveau, que sa démarche relevait de la faction des Politiques, celle servant avant tout la monarchie et cherchant à placer de côté la question religieuse, afin de maintenir un État stable.

Joachim du Bellay insiste de manière régulière sur le fait que son travail est orienté, qu’il s’inscrit dans une tâche d’envergure, comme ici dans le vingt-septième sonnet des Regrets.

L’honneste servitude où mon devoir me lie,
M’a fait passer les monts de France en Italie,
Et demourer trois ans sur ce bord estranger,

Où je vy languissant : ce seul devoir encore
Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.

Le cardinal Jean du Bellay avait également auparavant protégé François Rabelais, une autre figure se situant dans la même perspective, avec un relativisme et un humanisme nullement conformes à la religion.

Et le cardinal Jean du Bellay fut une figure essentielle à François Ier : lorsque Charles-Quint intervint en France au milieu des années 1530, Jean du Bellay fut nommé à Paris comme lieutenant général à Paris, avec le commandement de la Champagne et de la Picardie.

Le cardinal Jean du Bellay

C’est également sous l’impulsion de Jean du Bellay que fut fondé le Collège royal ; nommé cardinal, il se alors fit construire un magnifique palais à Rome, vivant dans l’opulence.

Ce n’est pas tout. Le cardinal Jean du Bellay fut l’homme du roi, mais il en alla de même de son frère Guillaume du Bellay, en jouant un rôle éminent dans le domaine militaire et diplomatique au service de François Ier.

Joachim du Bellay relève ainsi d’une famille largement impliquée en tant qu’outil de la monarchie.

Il ne se lança d’ailleurs nullement dans des diatribes anti-protestantes, alors que la situation se tendait déjà, lui-même mourant à la veille du début des guerres de religion. Son activité est directement au service de l’appareil d’État en tant que support au cadre national et au sens strict, Joachim du Bellay joue un rôle essentiel dans l’établissement de l’idéologie nationale française.

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Joachim du Bellay et la dénonciation acharnée du Vatican

C’est une véritable escroquerie que d’expliquer que Joachim Du Bellay exprime dans les Regrets son ennui d’être à Rome alors que l’œuvre est dans l’agression permanente à l’encontre du Vatican.

Il joue en ce sens le même rôle que Martin Luther (qui est plus jeune d’une quarantaine d’années), mais de manière bien moins ample, car du Bellay n’est pas tourné vers le peuple, mais vers la monarchie en voie d’absolutisation.

Il est intendant à Rome pour un cardinal français, un cousin de son père, et le contexte est celui de conflits incessants entre la France, Rome et Charles-Quint dont l’empire est immense (l’Espagne, les Pays-Bas, l’Autriche, Naples, etc.).

Du Bellay explique ainsi dans le poème introductif aux Regrets :

J’estois à Rome au milieu de la guerre,
Sortant desjà de l’aage plus dispos,
A mes travaux cherchant quelque repos,
Non pour louange ou pour faveur acquerre.

Ce que Du Bellay voit à Rome, au Vatican, c’est la corruption, les assassinats, les courtisanes. Dans les Regrets, le quatre-vingt-quatorzième sonnet remarque ainsi :

Heureux qui peut long temps sans danger de poison
Jouir d’un chapeau rouge [=être cardinal], ou des clefs de sainct Pierre [=être pape] !

Le cent-cinquième sonnet des Regrets dénonce que le pape Jules III ait fait d’un adolescent apprivoisant un singe, rencontré dans les rues de Parme alors qu’il avait 14 ans, un cardinal à 17 ans ainsi que le responsable de son secrétariat d’État, tout cela parce que c’était son amant.

Jules III l’avait fait adopter par son frère – c’était légalement donc son neveu – et se fera même enterrer avec lui.

De voir mignon du roi un courtisan honnête,
Voir un pauvre cadet l’ordre au col soutenir,
Un petit compagnon aux états parvenir,
Ce n’est chose, Morel, digne d’en faire fête.

Mais voir un estafier, un enfant, une bête,
Un forfant, un poltron cardinal devenir,
Et pour avoir bien su un singe entretenir
Un Ganymède [= jeune homme amant de Zeus) avoir le rouge sur la tête :

S’être vu par les mains d’un soldat espagnol
Bien haut sur une échelle avoir la corde au col
Celui que par le nom de Saint-Père l’on nomme :

Un bélître en trois jours aux princes s’égaler,
Et puis le voir de là en trois jours dévaler :
Ces miracles, Morel, ne se font point, qu’à Rome.

Ainsi, le quatre-vingt-deuxième sonnet ne parle pas de Rome comme ville non plus, mais bien du Vatican :

Veux-tu savoir, Duthier, quelle chose c’est Rome ?
Rome est de tout le monde un public échafaud ;
Une scène, un théâtre, auquel rien ne défaut

Rome, c’est le simple prolongement du Vatican ; environ 17 000 courtisanes pour 100 000 habitants y vivent lorsque Joachim du Bellay y passe. Il raconte dans les Regrets, dans le cent-trentième-un sonnet, comment il a vu des courtisanes coucher en plein jour avec des cardinaux.

Celuy qui par la rue a veu publiquement
La courtisanne en coche [=carrosse], ou qui pompeusement
L’a peu voir à cheval en accoustrement d’homme

Superbe se monstrer : celuy qui de plain jour
Aux Cardinaux en cappe a veu faire l’amour,
C’est celuy seul, Morel, qui peut juger de Rome.

Le cent-vingt-centième sonnet des Regrets souligne qu’au Vatican règnent la trahison, le poison, le meurtre les orgies, l’homosexualité (celle-ci devenant une pratique traditionnelle dans la hiérarchie de l’Église catholique romaine).

Ici de mille fards la trahison se desguise,
Ici mille forfaits pullulent à foison,
Ici ne se punit l’homicide ou poison,
Et la richesse ici par usure est acquise :

Ici les grands maisons viennent de bastardise,
Ici ne se croit rien sans humaine raison,
Ici la volupté est tousjours de saison,
Et d’autant plus y plaist, que moins elle est permise.

Du Bellay décrit également un conclave dans les Regrets et il raconte que les cardinaux s’achètent, la corruption ayant un double arrière-plan : l’influence en Europe d’une part, l’influence en Italie d’autre part.

Le climat est ainsi aussi pesant parce que l’ambiance au Vatican est marquée par les ambitions, les alliances des uns et des autres pour s’approprier les royaumes italiens. Il y a notamment les guerres comme celle menée par la France en Italie : pas moins de onze fois la France s’engagea dans des interventions militaires, notamment pour conquérir le royaume de Naples.

Quant au Vatican, il est lui-même à la tête des États pontificaux, qui regroupait pratiquement l’ensemble de plusieurs régions italiennes actuelles. On comprend que Du Bellay, dans le cinquante-septième sonnet des Regrets, souligne l’arrière-plan militaire des négociations ayant lieu au Vatican.

Nous autres malheureux suivons la cour Romaine,
Où, comme de ton temps, nous n’oyons plus parler
De rire, de sauter, de danser, et baller,
Mais de sang, et de feu, et de guerre inhumaine.

Le soixante-dix-huitième sonnet présente le contexte italien, en présentant le Vatican comme un lieu d’oisiveté, d’ambition, de haine, de feintes effectuées pour triompher.

Je ne te conteray de Boulongne, et Venise,
De Padouë, et Ferrare, et de Milan encor’,
De Naples, de Florence, et lesquelles sont or’
Meilleures pour la guerre, ou pour la marchandise :

Je te raconteray du siege de l’Église,
Qui fait d’oisiveté son plus riche thresor,
Et qui dessous l’orgueil de trois couronnes d’or
Couve l’ambition, la haine, et la feintise :

Je te diray qu’ici le bonheur, et malheur,
Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur,
La science honorable, et l’ignorance abonde.

Bref je diray qu’ici, comme en ce vieil Chaos,
Se trouve (Peletier) confusement enclos
Tout ce qu’on void de bien, et de mal en ce monde.

Intendant d’un cardinal français, Du Bellay voit les manigances au Vatican, les marchandages des capitalistes présents et des petits royaumes cherchant à des jeux d’alliance, le tout avec des courtisanes partout, et cela dans une ville marquée par de nombreuses ruines fournissant une atmosphère hallucinée, que le quatre-vingtième sonnet des Regrets cherche à représenter.

Si je monte au Palais, je n’y trouve qu’orgueil,
Que vice desguisé, qu’une cerimonie,
Qu’un bruit de tabourins, qu’une estrange harmonie,
Et de rouges habits [= les cardinaux] un superbe appareil :

Si je descens en banque, un amas et recueil
De nouvelles je trouve, une usure infinie,
De riches Florentins une troppe bannie,
Et de pauvres Sienois un lamentable dueil :

Si je vais plus avant, quelque part où j’arrive,
Je trouve de Venus la grand’bande lascive
Dressant de tous costez mil’appas amoureux :

Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
Que de vieux monuments un grand monceau pierreux.

La dénonciation du Vatican par Joachim Du Bellay est violente, elle se situe littéralement dans la même perspective que Martin Luther. Cependant, Joachim Du Bellay est un homme au service de la monarchie française en voie d’absolutisation. Sa critique sert à affaiblir le catholicisme romain et à renforcer l’idée nationale française se fondant sur la monarchie française.

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La complainte nationale de Joachim du Bellay

Il faut bien remarquer que Joachim Du Bellay est extrêmement apprécié historiquement pour sa sincérité et c’est en raison de celle-ci qu’il y a eu la possibilité de le réduire à quelqu’un se plaignant, ce qui est un raccourci et une réduction erronée de sa réelle dimension.

Le sonnet suivant des Regrets est par exemple très célèbre et il est intéressant de voir que c’est la complainte qui a souvent été considéré comme l’aspect principal, et non la dimension nationale alors que la France émerge historiquement précisément à ce moment-là. C’est pourtant cette dimension française qui en fait la substance.

France, mère des arts, des armes et des loix,
Tu m’as nourri long temps du laict de ta mammelle,
Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle,
Je remplis de ton nom les antres et les bois.

Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
France, France, respons à ma triste querelle :
Mais nul, sinon Écho, ne respond à ma voix.

Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
D’une tremblante horreur fait herisser ma peau.

Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.

On a une première définition nationale – France, mère des arts (au sens des techniques), des armes et des lois – et nullement simplement des reproches existentiels.

Le sonnet qui suit immédiatement cela est d’ailleurs un éloge du français, comme digne du grec et du latin, avec une complainte quant au fait d’être à Rome empêche de pouvoir s’exprimer dans cette langue incomprise là-bas.

Ce n’est le fleuve Thusque [étrusque, toscan, italien] au superbe rivage,
Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
Qui ores [=maintenant] (mon Ronsard) me fait parler Latin,
Changeant à l’estranger mon naturel langage :

C’est l’ennuy de me voir trois ans, et d’avantage,
Ainsi qu’un Prométhée, cloué sur l’Aventin,
Où l’espoir misérable et mon cruel destin,
Non le joug amoureux, me détient en servage.

Et quoi (Ronsard), et quoi, si au bord estranger,
Ovide osa sa langue en barbare changer,
Afin d’estre entendu, qui me pourra reprendre

D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
Quoi qu’au Grec et Romain égalé tu te sois,
Au rivage Latin ne se peut faire entendre.

La plainte n’est chez du Bellay, et aussi réelle qu’elle soit, qu’un vecteur pour l’affirmation nationale. Il est à Rome, ville décadente avec un Vatican totalement corrompu.

Il a donc la nostalgie du pays, et forcément du roi qui réalise concrètement ce pays. Sa plainte est dialectique : la dimension négative accompagne toujours la dimension positive, comme dans ces vers des Regrets.

Moi chétif ce pendant loin des yeux de mon Prince,
Je vieillis malheureux en estrange province,
Fuyant la pauvreté : mais las, ne fuyant pas

Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
Le tardif repentir d’une esperance vaine,
Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.

Cette dimension dialectique sert à valoriser une nation en formation. On ne peut pas lire du Bellay adéquatement si on ne comprend pas que la France dont il parle est nouvelle, qu’elle est comprise à cette époque précisément.

C’est une prise de conscience nationale et la sincérité de du Bellay est, par le rejet de Rome, l’affirmation de la France, d’une France d’autant plus à chanter qu’elle est loin, comme dans le sonnet suivant des Regrets.

Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine,
Les louanges du Roy, et l’héritier d’Hector,
Et ce Montmorency, nostre François Nestor,
Et que de sa faveur Henry t’estime digne :

Je me pourmeine [=promène] seul sur la rive Latine,
La France regrettant, et regrettant encor
Mes antiques amis, mon plus riche trésor,
Et le plaisant séjour de ma terre Angevine.

Je regrette les bois, et les champs blondissants,
Les vignes, les jardins, et les prés verdissants,
Que mon fleuve traverse : ici pour récompense.

Ne voyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
Où me tient attaché d’un espoir malheureux,
Ce que possède moins celuy qui plus y pense.

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La sincérité nationale de Joachim du Bellay

Joachim du Bellay est parvenu à réaliser une poésie fluide en raison d’un choix très particulier. En effet, il n’a pas été un poète sur le mode des courtisans, il n’a pas fait le choix de Pierre de Ronsard.

Ce dernier fit le choix du « pindarisme », c’est-à-dire d’une tentative de s’orienter par rapport à Pindare poète grec de l’antiquité. Cela donne une orientation vers le sublime, avec une inspiration tellement assumée de manière idéaliste qu’on arrive à des discours somme toute embrouillés esthétisants. Ronsard assumait d’ailleurs entièrement la dimension élitiste de son approche.

Joachim du Bellay n’a pas cette approche. Il préfère dire ce qu’il pense, quitte à passer dans le mauvais goût. Cette sincérité fait que son propos tend à la fluidité et que son absence de prétention le rend sympathique. Il explique d’ailleurs dans les Regrets que :

Je me contenteray de simplement escrire
Ce que la passion seulement me fait dire,
Sans rechercher ailleurs plus graves argument
s.

C’est ce qui explique le succès de son sonnet le plus connu, à la fois intime et fluide, sans ornementation gratuite. Il y a quelque chose de posé, de carré, de très français.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.

Ce sonnet des Regrets, le trente-neuvième, montre très bien comment du Bellay dit les choses ouvertement, soulignant qu’il n’a pas envie de faire semblant à Rome auprès du Vatican – ce qui le met en porte-à-faux tant avec le catholicisme qu’avec la monarchie de type classiquement féodale. Il met en avant une certaine individualité, une conscience personnelle.

J’ayme la liberté, et languis en service,
Je n’ayme point la Court, et me faut courtiser,
Je n’ayme la feintise, et me faut desguiser,
J’ayme simplicité, et n’apprends que malice :

Je n’adore les biens, et sers à l’avarice,
Je n’ayme les honneurs, et me les faut priser,
Je veulx garder ma foy, et me la faut briser,
Je cherche la vertu et ne trouve que vice :

Je cherche le repos, et trouver ne le puis,
J’embrasse le plaisir, et n’esprouve qu’ennuis,
Je n’ayme à discourir, en raison je me fonde :

J’ay le corps maladif, et me faut voyager,
Je suis né pour la Muse, on me fait mesnager :
Ne suis-je pas (Morel) le plus chétif de monde ?

Ce trente-deuxième sonnet des Regrets témoigne encore que la Rome du Vatican n’est nullement propice à la culture mise en avant par l’humanisme. Du Bellay est d’une franchise complète.

Je me feray savant en la philosophie,
En la mathématique, et médecine aussi :
Je me feray légiste, et d’un plus haut souci
Apprendray les secrets de la théologie :

Du luth et du pinceau j’en esbatray ma vie,
De l’escrime et du bal : je discourois ainsi,
Et me vantois en moy d’apprendre tout ceci,
Quand je changeay la France au sejour d’Italie.

Ô beaux discours humains ! je suis venu si loin,
Pour m’enrichir d’ennuy, de vieillesse, et de soin,
Et perdre en voyageant le meilleur de mon aage.

Ainsi le marinier souvent pour tout trésor
Rapporte des harans en lieu de lingots d’or,
Ayant fait, comme moy, un malheureux voyage.

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