L’idée de Plotin était simple, mais géniale. Puisque Aristote niait le monde « d’en haut », la seule réponse possible était d’accepter cela, mais en niant pour autant le monde d’en bas. Ne reste alors qu’un seul monde, qui n’est plus matériel et qu’il reste alors à définir.
Plotin invente alors un système à trois niveaux. La raison de l’ajout d’un élément est l’importance fondamentale pour l’idéalisme de mener l’offensive contre le concept d’intellect développé par Aristote. Ce concept est la clef de voûte du matérialisme d’Aristote, c’est par là que passeront Avicenne et Averroès, pour aboutir à Spinoza, qui lui-même aboutira à Hegel, puis Karl Marx.
Plotin va procéder de manière très prudente. Le point de départ est ce qu’il appelle le « Premier » qui est en même temps « Infini », le « Bien », le « Simple » qui est en même temps « Absolu », qui est nécessairement « Un ».
On a ensuite l’Intelligence comme second niveau, qui est une sorte de conscience suprême issue de l’Un se regardant comme dans un miroir.
Enfin, l’Âme compose le troisième niveau, lui-même divisé en deux niveaux : un tourné vers l’Intelligence, l’autre vers le bas c’est-à-dire la matière.
Ces trois niveaux sont appelés « hypostases » et cette division tripartite se retrouve dans l’âme humaine.
Le plus bas niveau de l’âme humaine et l’âme sensitive ou non raisonnable, végétative, qui s’oppose à l’âme raisonnable, cette dernière étant placé sous « l’Intelligence ». On l’aura compris il s’agit de nier l’âme sensitive, liée à la matière, pour s’appuyer uniquement sur l’âme raisonnable et même dépasser celle-ci en fusionnant avec l’Intelligence.
En effet, ce qui est Bon, Beau l’est de toute éternité et il n’est pas possible de raisonner à son sujet : il est seulement possible de le reconnaître, en fusionnant avec l’Intelligence qui est justement la conscience de l’Un d’être ce Bon, ce Beau.
Par conséquent, la clef du plotinisme et du néo-platonisme en général vise à nier la science au profit de la pure contemplation. Aristote appelait à raisonner sur le monde, pour se mettre en adéquation avec l’intellect universel.
A ce bonheur intellectuel sous le mode du raisonnement, Plotin appelle au bonheur sous la forme de l’extase ; il peut le faire car il a accepté la négation du monde « d’en haut » uniquement pour le fusionner avec celui « d’en bas », en niant ce dernier.
Plotin a élaboré un système où Dieu est partout et nulle part, n’étant tout et rien car étant absolument toujours le même, unique, unité primordiale. Le sens de l’existence est ce Dieu, centre vers lequel tout est tourné :
« Il faut que nous ayons en nous la cause et le principe de l’intelligence, Dieu, qui n’est point divisible, qui subsiste, non dans un lieu, mais en lui-même, qui est contemplé par une multitude d’êtres, par chacun des êtres aptes à le recevoir, mais qui reste distinct de ces êtres, de même que le centre subsiste en lui-même, tandis que les rayons viennent tous aboutir à lui de tous les points de la circonférence.
C’est ainsi que nous-mêmes, par une des parties de nous-mêmes, nous touchons à Dieu, nous noue y unissons, nous y sommes en quelque sorte suspendus ; or, tous sommes édifiée en lui quand nous nous tournons vers lui.»
Ou, pour reprendre une de ses explications plus poétique :
« On peut comparer l’Un à la lumière, l’être qui le suit [l’Intellect] au Soleil, et le troisième [l’Âme] à l’astre de la Lune qui reçoit sa lumière du Soleil. »
Il s’ensuit naturellement une tension très forte : en tant qu’être humain, on ne peut fusionner avec l’Un alors qu’on le doit. La conséquence est qu’il faut s’identifier à lui et parvenir à rompre avec la matière.
C’est là la différence avec le platonisme, qui avait construit un idéal dans le monde « d’en haut » pour mieux exiger l’idéal dans le monde « d’en bas » : le modèle de société ultra-élitiste trouvait en Socrate et Platon leurs idéologues.
Le néo-platonisme supprime la distinction entre en haut et en bas, pour nier totalement (et non relativement comme chez Platon) l’existence réelle du bas, seul le haut existant.
Il faut donc quitter le bas à tout prix, l’âme doit quitter le corps et ainsi la base de la rupture avec la matière, c’est non seulement la rupture avec les sens, mais également avec la raison ; c’est cela qu’on a affaire à un mysticisme.
Plotin dit, de fait :
« Lorsque nous nous élevons, l’Un se révèle non pas comme la raison, mais comme quelque chose de plus beau que la raison, comme quelque chose qui s’éloigne d’autant de ce qui arrive par hasard ; car la racine du logos [du langage au sens de discours raisonnable] qui existe par elle-même et en laquelle toutes choses s’achèvent est comme un principe et un fondement d’un arbre immense vivant selon le logos ; elle demeure elle-même par elle-même et donne à l’arbre d’être, selon le logos que cet arbre a reçu. »
On a ici ce qui est appelé en philosophie une ontologie, un discours sur « l’être » qui, par définition, échappe justement à tout discours, le discours n’étant qu’une conséquence de l’existence de l’être.
C’est pourquoi le néoplatonisme fournit la clef idéologique de toute religion, en fournissant une théorie générale de la fuite et du refuge ; il s’agit de fuir le monde matériel, afin de prendre refuge dans la source divine.