Molière : les références à Aristote

Il existe une particularité dans les œuvres de Molière, qui n’a été noté nulle part : la présence très régulière d’allusions au philosophe Aristote. Faut-il y voir ici des allusions à l’averroïsme ? C’est fort possible, puisque c’est l’averroïsme qui a été la base sur laquelle s’est développé le matérialisme en France.

La difficulté tient également au fait que les allusions à Aristote ne sont pas toujours de même nature. Dans certains cas, il s’agit de remarques faites en passant, parfois c’est même pour se moquer des philosophes pédants.

Dans les articles sur Dom Juan, il a déjà été noté qu’il est parlé d’Aristote directement, le valet Sganarelle racontant n’importe quoi à son sujet. C’est pour noter qu’Aristote est utilisé à tort et à travers.

Or, justement, l’averroïsme se fonde sur une interprétation d’Aristote (d’ailleurs correcte), à quoi l’Eglise a répondu par la répression (de l’averroïsme dit latin) puis finalement une contre-interprétation (évidemment tronquée) par Thomas d’Aquin.

Quelle est la position de Molière ? C’est difficile à dire, mais dans tous les cas il se situe dans la tradition de l’averroïsme politique. Et comme on peut le voir dans les pièces, il connaissait la philosophie d’Aristote : on peut donc y voir une allusion à l’averroïsme politique.

L’alliance avec la cour correspond d’ailleurs parfaitement à cette ligne.

Voici, comment dans Le médecin malgré lui, il est fait appel de manière éperonnée à Aristote.

« Sganarelle

Ô la grande fatigue que d’avoir une femme, et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

Martine

Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote ! »

On trouve également le moment suivant dans une scène :

« Géronte

Oui ; mais je voudrais bien que vous me pussiez dire d’où cela vient.

Sganarelle

Il n’est rien plus aisé : cela vient de ce qu’elle a perdu la parole.

Géronte

Fort bien ; mais la cause, s’il vous plaît, qui fait qu’elle a perdu la parole ?

Sganarelle

Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c’est l’empêchement de l’action de sa langue.

Géronte

Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l’action de sa langue ?

Sganarelle

Aristote, là-dessus, dit… de fort belles choses. »

Dans Les femmes savantes, il est fait allusion de manière ouverte aux différentes philosophies : le platonisme, qui l’idéalisme largement utilisé par l’Eglise, le péripatétisme, qui est le nom donné à l’école d’Aristote, et enfin Epicure qui est la grand théoricien du matérialisme.

Cette allusion aux batailles d’idées est très importante. SI le platonisme est la base théorique de l’Eglise, l’épicurisme est la référence idéologique des « libertins » (nom qu’avait au XVIIe siècle les matérialistes, le terme sera galvaudé par la suite). Et la philosophie d’Aristote est une sorte d’intermédiaire, pratiquement une allusion à l’alliance de la bourgeoisie avec la monarchie absolue.

Voici l’extrait en question :

« PHILAMINTE

Le sexe aussi vous rend justice en ces matières ;

Mais nous voulons montrer à de certains esprits,

Dont l’orgueilleux savoir nous traite avec mépris,

Que de science aussi les femmes sont meublées,

Qu’on peut faire comme eux de doctes assemblées,

Conduites en cela par des ordres meilleurs,

Qu’on y veut réunir ce qu’on sépare ailleurs ;

Mêler le beau langage, et les hautes sciences ;

Découvrir la nature en mille expériences ;

Et sur les questions qu’on pourra proposer

Faire entrer chaque secte, et n’en point épouser.

TRISSOTIN

Je m’attache pour l’ordre au péripatétisme.

PHILAMINTE

Pour les abstractions j’aime le platonisme.

ARMANDE

Épicure me plaît, et ses dogmes sont forts. »

Dans la pièce Les Précieuses ridicules, on trouve une allusion à la conception d’Aristote selon laquelle une intelligence universelle s’est glissée dans des êtres vivants formés à partir de matière.

On a, dans la juste compréhension d’Aristote par l’averroïsme, l’intelligence universelle, l’âme « individuelle », la forme et la matière. On a de fait quelqu’un expliquant dans la pièce :

« Cathos

Mon Dieu ! ma chère, que ton père a la forme enfoncée dans la matière ! que son intelligence est épaisse et qu’il fait sombre dans son âme ! »

Cette phrase vise se moquer des personnes utilisant un langage incompréhensible pour les gens, cependant un esprit avisé, opposé à la religion, comprend l’allusion…

Dans Le Bourgeois gentilhomme, on a également une allusion à la philosophie d’Aristote, plus précisément sa logique, qui a largement été repris par l’Eglise pour se construire intellectuellement.

Voici donc la sorte d’étrange dialogue :

« Maître de philosophie

Par où vous plaît-il que nous commencions ? Voulez-vous que je vous apprenne la logique ?

Monsieur Jourdain

Qu’est-ce que c’est que cette logique ?

Maître de philosophie

C’est elle qui enseigne les trois opérations de l’esprit.

Monsieur Jourdain

Qui sont-elles, ces trois opérations de l’esprit ?

Maître de philosophie

La première, la seconde, et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux. La seconde, de bien juger par le moyen des catégories ; et la troisième, de bien tirer une conséquence par le moyen des figures barbara, celarent, darii, ferio,baralipton, etc. »

Enfin, concluons par une scène totalement délirante. Dans Le mariage forcé, le futur marié va se renseigner auprès de deux philosophes. L’un d’entre eux utilise les concepts d’Aristote.

Si l’on se moque du philosophe, en tout cas Molière maîtrise parfaitement les références… Si l’on comprend en arrière-plan l’averroïsme politique issu de la pensée d’Aristote, alors on a ici quelque chose que les historiens devraient, bien entendu, creuser.

« Pancrace

N’est-ce pas une chose horrible, une chose qui crie vengeance au ciel, que d’endurer qu’on dise publiquement la forme d’un chapeau ?

Sganarelle

Comment !

Pancrace

Je soutiens qu’il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme ; d’autant qu’il y a cette différence entre la forme et la figure, que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés, et la figure la disposition extérieure des corps qui sont inanimés : et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d’un chapeau, et non pas la forme. (se retournant encore du côté par où il est entré.) Oui, ignorant que vous êtes, c’est ainsi qu’ il faut parler ; et ce sont les termes exprès d’Aristote dans le chapitre de la qualité.

Sganarelle, (à part.)

Je pensais que tout fût perdu. (À Pancrace.) Seigneur docteur, ne songez plus à tout cela. Je…

Pancrace

Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

Sganarelle

Laissez la forme et le chapeau en paix. J’ai quelque chose à vous communiquer. Je…

Pancrace

Impertinent fieffé !

Sganarelle

De grâce, remettez-vous. Je…

Pancrace

Ignorant !

Sganarelle

Eh ! mon Dieu. Je…

Pancrace

Me vouloir soutenir une proposition de la sorte !

Sganarelle

Il a tort. Je…

Pancrace

Une proposition condamnée par Aristote !

Sganarelle

Cela est vrai. Je…

Pancrace

En termes exprès ! »

« Pancrace

Que voulez-vous ?

Sganarelle

Vous consulter sur une petite difficulté.

Pancrace

Ah ! ah ! sur une difficulté de philosophie, sans doute ?

Sganarelle

Pardonnez-moi. Je…

Pancrace

Vous voulez peut-être savoir si la substance et l’accident sont termes synonymes ou équivoques à l’égard de l’être ?

Sganarelle

Point du tout. Je…

Pancrace

Si la logique est un art ou une science ?

Sganarelle

Ce n’est pas cela. Je…

Pancrace

Si elle a pour objet les trois opérations de l’esprit, ou la troisième seulement ?

Sganarelle

Non. Je…

Pancrace

S’il y a dix catégories, ou s’il n’y en a qu’une ?

Sganarelle

Point. Je…

Pancrace

Si la conclusion est de l’essence du syllogisme ?

Sganarelle

Nenni. Je…

Pancrace

Si l’essence du bien est mise dans l’appétibilité, ou dans la convenance ?

Sganarelle

Non. Je…

Pancrace

Si le bien se réciproque avec la fin ?

Sganarelle

Eh ! non. Je…

Pancrace

Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel ?

Sganarelle

Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non. »

Molière connaissait parfaitement la philosophie d’Aristote. Il n’a rien à voir avec la farce : derrière les simples apparences du comique, il y a une construction historique.

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