Portraits dialectiques de La Rochefoucauld et de La Bruyère : une vision dialectique

On aurait tort de penser que François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ne sont que de simples témoins, avec des yeux propres à leur époque – ce serait là une interprétation mécaniste, fondamentalement éloignée du matérialisme historique et de sa valorisation de la monarchie absolue comme étape intermédiaire et temporaire dans l’effondrement du féodalisme.

Ce qui fait l’intérêt de François de La Rochefoucauld est précisément la même chose qu’on a chez René Descartes et Jean Racine : une combinaison entre le catholicisme et les exigences de la bourgeoisie française qui n’a pas réussi à développer le protestantisme.

Ce qui est alors très frappant, au-delà de la tentative de composer deux démarches opposées, c’est la recherche d’une avancée au moyen de la dialectique. C’est là que réside la force des Maximes et cela doit être considéré comme la base de leur énorme succès à leur parution.

Une maxime témoigne de la dimension conflictuelle entre les différents aspects de la réalité, avec un équilibre uniquement relatif entre les opposés :

« Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. L’avarice produit quelquefois la prodigalité, et la prodigalité l’avarice ; on est souvent ferme par faiblesse, et audacieux par timidité. »

C’est là tout à fait dialectique, avec une chose se retournant en son contraire. Voici un autre exemple :

« Le trop grand empressement qu’on a de s’acquitter d’une obligation est une espèce d’ingratitude. »

Cette approche va jusqu’à saisir la question des différents aspects, avec un aspect principal, comme dans ce qui suit :

« Cette clémence dont on fait une vertu se pratique tantôt par vanité, quelquefois par paresse, souvent par crainte, et presque toujours par tous les trois ensemble. »

Cependant, les limites historiques sont patentes. La dialectique ne dépasse pas le champ de la psychologie. À cela s’ajoute l’incapacité à généraliser le principe du saut qualitatif.

Le renversement ainsi que le saut apparaissent comme incompréhensibles, et pour cette raison François de La Rochefoucauld est attiré par le baroque, idéologie religieuse affirmant que le monde est incompréhensible, chaotique.

François de La Rochefoucauld se focalise ainsi sur la question quantitative, tentant de trouver un « équilibre », une composition. Il a ainsi des points de vue tendant au matérialisme, et d’autres tendant à l’idéalisme. Par cette tentative de composition, on a quelque chose de fondamental dans l’esprit français.

Jean de La Bruyère
par Nicolas de Largillière  (1656–1746)  

Cependant, l’esprit français tente historiquement de s’en sortir par le haut, d’où cette quête du panache. On n’a pas cela chez François de La Rochefoucauld. La relativité n’est pas considérée comme quelque chose de secondaire, mais de principal. Il en ressort un pessimisme très grand. En voici un exemple :

« On n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on s’imagine. »

À cette indécision psychologique s’associe l’incompréhension de ce qui semble contradictoire, comme ici :

« Il y a des gens dégoûtants avec du mérite, et d’autres qui plaisent avec des défauts. »

C’est cela qui donne tout son sens aux maximes, qui avertissent des conséquences d’avoir une perspective unilatérale. Les maximes sont surtout des enseignements appelant à bien se comporter en évitant… de ne pas saisir les différents aspects d’une chose. Être unilatéral, c’est être mal élevé, comme François de La Rochefoucauld le constate ainsi :

« On incommode souvent les autres quand on croit ne les pouvoir jamais incommoder. »

Pourquoi arrive-t-on à une telle démarche ? Parce que la monarchie absolue permet aux individus d’exister, parallèlement au développement du capitalisme. Elle soutient la bourgeoisie, n’hésitant pas à faire de Molière une arme anti-féodale.

Toutefois, la monarchie absolue peut exalter l’individu seulement à condition que la base féodale ne soit pas en soi remise en cause. Voilà pourquoi Molière appuie la séparation entre les classes bourgeoise et aristocrate, sans pour autant attaquer le féodalisme de manière ouverte – il n’en a pas besoin pour la période où il vit, le féodalisme s’effondrant déjà inexorablement.

François de La Rochefoucauld n’est donc pas tant le protagoniste de cette époque que le produit de celle-ci. Il exprime le point de vue de quelqu’un qui a intégré les valeurs de la société de son époque, et qui cherche à en tirer le meilleur.

Le problème est que la nature contradictoire de la base sociale de la monarchie absolue rend impossible d’aller réellement tant dans un sens que dans l’autre.

Exactement comme René Descartes, François de La Rochefoucauld est bloqué, il tente de s’en sortir en allant à la fois dans un sens et dans l’autre. Il contribue à façonner la France, avançant dans la dialectique… et empêchant sa réelle compréhension en même temps. Il y a là un moment clef dans l’histoire de notre pays.

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