Staline : La réaction se renforce

Prolétariatis Brdzola [la Lutte du prolétariat], n°12, 15 octobre 1905.
Article non signé.
Traduit du géorgien.

De sombres nuages s’amassent au-dessus de nous. L’autocratie décrépite relève la tête et s’arme « du glaive et du feu ». La réaction est en marche ! Qu’on ne vienne pas nous parler des « réformes » du tsar, appelées à renforcer l’infâme aristocratie : les « réformes » ne servent qu’à masquer les balles et les nagaïkas dont nous régale si généreusement le féroce gouvernement tsariste.

Il fut un temps où le gouvernement s’abstenait de verser le sang à l’intérieur du pays. Il faisait alors la guerre à « l’ennemi du dehors », il lui fallait la « tranquillité intérieure ». Aussi faisait-il preuve d’une certaine « tolérance » à l’égard des « ennemis du dedans », il « fermait les yeux » sur le mouvement qui montait.

Maintenant, les temps sont changés. Épouvanté par le spectre de la révolution, le gouvernement du tsar s’est hâté de conclure la paix avec « l’ennemi du dehors », le Japon, afin de rassembler ses forces et de sévir « à fond » contre « l’ennemi du dedans ». Ce fut alors le début de la réaction. Le gouvernement avait déjà révélé ses « plans » dans les Moskovskié Viédomosti [1].

Le gouvernement… a dû faire deux guerres de front… écrivait ce journal réactionnaire, la guerre à l’extérieur et la guerre à l’intérieur. S’il ne faisait ni l’une ni l’autre avec suffisamment d’énergie… cela peut s’expliquer en partie par le fait que ces deux guerres se contrariaient l’une l’autre… Si la guerre se termine maintenant en Extrême-Orient…, [le gouvernement] aura enfin les coudées franches pour en finir victorieusement avec la guerre de l’intérieur… pour écraser sans aucune négociation… les ennemis du dedans… La guerre terminée, toute l’attention de la Russie [lisez : du gouvernement] se portera sur la vie intérieure et principalement sur la répression des troubles. (Voir les Moskovskié Viédomosti du 18 août).

Tels étaient les « plans » du gouvernement tsariste lorsqu’il concluait la paix avec le Japon.

Puis, la paix conclue, il a de nouveau exposé ces mêmes « plans » par la bouche d’un de ses ministres : « Nous noierons dans le sang, disait cet homme, les partis extrêmes de Russie. »

D’ores et déjà, par l’entremise de ses satrapes et de ses gouverneurs généraux, il applique ces « plans » : ce n’est pas pour rien qu’il a fait de la Russie un camp retranché ; qu’il a inondé les centres du mouvement de ses Cosaques et de ses soldats ; qu’il a tourné ses mitrailleuses contre le prolétariat : c’est à croire que le gouvernement s’apprête à conquérir encore une fois l’immense Russie !

Comme on le voit, le gouvernement déclare la guerre à la révolution et dirige les premiers coups contre son avant-garde, le prolétariat. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses menaces à l’adresse des « partis extrêmes ».

Certes, il ne « lésera » pas non plus la paysannerie et la gratifiera généreusement de coups de nagaïkas et de balles, — si elle ne se montre pas « assez raisonnable » et réclame des conditions de vie humaines ; mais pour l’instant, le gouvernement cherche à la tromper : il lui promet la terre et l’invite à la Douma, faisant miroiter à ses yeux « toutes les libertés » pour plus tard.

Quant au « beau monde », le gouvernement, bien entendu, le traitera « avec plus d’égards » et s’efforcera de s’allier avec lui : la Douma d’Etat n’est-elle pas faite pour cela ? Inutile de dire que MM. les bourgeois libéraux ne refuseront pas des « accords ». Dés le 5 août, ils déclaraient par la bouche de leur chef qu’ils étaient ravis des réformes du tsar :

« … Tout doit être fait pour que la Russie… ne suive pas la voie révolutionnaire de la France. » (Voir les Rousskié Viédomosti [2] du 5 août, article de Vinogradov).

Est-il besoin de dire que les astucieux libéraux trahiront plutôt la révolution que Nicolas II ? Leur dernier congrès l’a amplement prouvé…

En un mot, le gouvernement du tsar fait tous ses efforts pour réprimer la révolution populaire.

Des balles pour le prolétariat, des promesses fallacieuses à la paysannerie et des « droits » pour la grande bourgeoisie, tels sont les moyens dont s’arme la réaction.

L’écrasement de la révolution ou la mort : voilà quel est aujourd’hui le mot d’ordre de l’autocratie.

De leurs côté, les forces de la révolution ne dorment pas, elles poursuivent leur grande oeuvre. La crise, aggravée par la guerre, et les grèves politiques de plus en plus fréquentes ont mis en effervescence tout le prolétariat de Russie, le dressant face à l’autocratie tsariste.

La loi martiale, loin de l’intimider, a versé au contraire de l’huile sur le feu et aggravé encore la situation. Quiconque a entendu les cris répétés des prolétaires : « A bas le gouvernement du tsar, à bas la Douma tsariste ! » et a écouté attentivement battre le cœur de la classe ouvrière, ne saurait en douter : l’esprit révolutionnaire du prolétariat, guide de la révolution, ne cesse de s’élever.

Quant aux paysans, la mobilisation les avait déjà dressés contre le régime, car en privant les familles de leurs meilleurs travailleurs, elle a détruit leurs foyers. Et si l’on ajoute que la famine a frappé 26 provinces, on comprendra sans peine dans quelle voie doit s’engager la paysannerie si durement éprouvée.

Enfin, les soldats, à leur tour, commencent à murmurer, ce murmure prend pour l’autocratie un caractère chaque jour plus redoutable. Les Cosaques, soutiens de l’autocratie, se font haïr des soldats : dernièrement, à Novaïa Alexandria, les soldats en ont tué trois cents [3]. Les faits de ce genre deviennent de plus en plus fréquents…

En un mot, la vie prépare une nouvelle vague révolutionnaire, qui monte peu à peu et s’élance contre lé réaction. Les derniers événements de Moscou et de Pétersbourg sont les signes précurseurs de cette vague.

Quelle doit être notre ligne de conduite en face de tous ces évènements ? Que devons-nous faire, nous, social-démocrates ?

Si l’on en croit le menchévik Martov, nous devrions, dés aujourd’hui, élire une Assemblée Constituante pour saper à jamais les bases de l’autocratie tsariste. Selon lui, parallèlement aux élections légales à la Douma, il faut procéder à des élections illégales.

Des comités électoraux doivent être constitués, qui appelleront « la population à élire ses représentants au suffrage universel. Ces représentants doivent, à un moment donné, se réunir dans une ville et se proclamer Assemblée Constituante…

[C’est ainsi que] doit s’opérer la liquidation de l’autocratie » [4]. En d’autres termes, bien que l’autocratie soit encore debout, nous pouvons procéder à des élections générales dans toute la Russie !

L’autocratie a beau sévir, les représentants « illégaux » du peuple peuvent se proclamer Assemblée Constituante et instaurer une république démocratique ! Pas besoin, paraît-il, d’armement, d’insurrection, de gouvernement provisoire : la république démocratique viendra d’elle-même ; il faut seulement que les représentants « illégaux » se donnent le nom d’Assemblée Constituante !

Le bon Martov n’oublie qu’une chose : c’est qu’un beau jour cette fantastique « Assemblée Constituante » se retrouvera à la forteresse Pierre-et-Paul ! Le Martov de Genève ne comprend pas que les praticiens de Russie n’ont guère le loisir de s’amuser aux jonchets de la bourgeoisie.

Non, nous voulons autre chose.

La réaction la plus noire rassemble les forces ténébreuses et cherche à les unir par tous les moyens : notre tâche à nous est de rassembler les forces social-démocrates et de les grouper plus étroitement.

La réaction la plus noire convoque la Douma ; elle veut se faire de nouveaux alliés et renforcer l’armée de la contre-révolution : notre tâche à nous est de boycotter activement la Douma, de montrer à tous son visage contre-révolutionnaire et de grossir les rangs des partisans de la révolution.

La réaction la plus noire déclenche une attaque à mort contre la révolution ; elle veut porter le désarroi dans nos rangs et creuser la tombe de la révolution populaire : notre tâche à nous est de serrer les rangs, de lancer une attaque générale et simultanée contre l’autocratie tsariste et d’en effacer jusqu’au souvenir.

Pas un château de cartes à la Martov, mais l’insurrection générale : voilà ce qu’il nous faut.

Le salut du peuple est dans l’insurrection victorieuse du peuple lui-même.

La victoire de la révolution ou la mort — tel doit être aujourd’hui notre mot d’ordre révolutionnaire.

Notes

[1] Les Moskovskié Viédomosti [les Nouvelles de Moscou], journal paraissant depuis 1756, qui défendait les intérêts des milieux les plus réactionnaires de la noblesse féodale et du clergé. A partir de 1905, organe des Cent-Noirs. Interdit après la Révolution d’Octobre 1917.

[2] Les Rousskié Viédomosti [les Nouvelles de Russie], journal édité à Moscou depuis 1863 par des professeurs libéraux de l’Université de Moscou et des représentants des zemstvos, défendaient les intérêts des grands propriétaires fonciers libéraux et de la bourgeoisie. A partir de 1905, organe des cadets de droite.

[3] Voir le Prolétari *, n°17. (J.S.).

* Le Prolétari [le Prolétaire], hebdomadaire bolchévik illégal. Organe central du P.O.S.D.R., dont la création avait été décidée par le IIIe congrès du parti, était édité à Genève. Il en parut 26 numéros, du 14 (27) mai au 12 (25) novembre 1905. Lénine en était le rédacteur en chef. Le Prolétari, dont la ligne était celle de la vieille Iskra léniniste, succéda au journal bolchévik : le Vpériod. Il cessa de paraître quand Lénine partit pour Pétersbourg.

[4] Voir le Prolétari, n°15 où est exposé le « plan » de Martov. (J.S.).

=>Oeuvres de Staline