Sans l’Édit de Nantes, il n’y avait plus d’État

La révolution française était ainsi sur le plan du contenu bien plus proche d’Henri IV, de par les forces sociales en action. Le grand paradoxe est que le protestantisme fut utilisé pour moderniser l’appareil d’État, contre les forces anciennes de la féodalité, mais que le protestantisme fut abandonné par pragmatisme.

Henri IV se plaçait clairement au-dessus des religions et il ne reconnaissait leur existence que dans une logique pratique. En ce sens, il annonce absolument Richelieu. Il développe l’économie politique de la monarchie absolue et il contribue à donner à la culture politique française le culte du sens politique, du « flair ».

Le catholicisme était, en tout cas, clairement pour qu’Henri IV bascule dans la répression sanglante des protestants. La pression catholique en faveur du massacre des protestants ne cessera jamais. En ce sens, l’Édit de Nantes n’a été qu’un compromis temporaire, qui n’a jamais été accepté par l’Église catholique.

La suppression des protestants n’aura pourtant pas lieu, pour toute une période, le développement de la monarchie absolue stabilisant le régime pour quatre-vingt ans. Ce n’est que quand la monarchie absolue atteindra son apogée que le protestantisme sera supprimé, comme toutes les forces sociales s’opposant au pouvoir royal, à l’État forgé depuis François Ier.

Il en ira ainsi plus d’une logique de modernisation étatique que d’une volonté de rendre catholique tout le pays, même si justement l’unité catholique, en même temps, correspond aux attentes d’unification complète de la monarchie absolue.

Il ne faut donc pas s’étonner que le catholicisme a toujours cherché à provoquer les événements, comme avec le fameux assassinat d’Henri IV, le 14 mai 1610, par François Ravaillac. Il fut présenté comme ayant agi seul, mais cela participe au minimum à toute une tendance catholique ultra. Il y eut d’ailleurs pas moins de 18 tentatives d’assassinat contre Henri IV.

Comment s’étonner de cela, alors qu’en juin 1591, les bulles papales affichées sur Notre-Dame de Paris affirmaient « l’excommunication contre les prélats, les nobles et les gens du Tiers qui s’obstineraient à rester fidèles à l’hérétique ».

Le catholicisme, en tant que force féodale de la première période, celle de l’âge roman puis de l’âge gothique, ne pouvait que craindre la force féodale de la seconde période, la monarchie absolue.

La monarchie absolue était le processus inévitable, produit par le triomphe d’une faction féodale contre les autres, appuyée par le développement des échanges économiques, la formation d’un marché national, et donc d’une bourgeoisie nationale.

L’Édit de Nantes ne fut donc pas l’expression subjective de la monarchie absolue tendant à affirmer l’unité culturelle au-delà des religions. Il faut se tourner vers l’Inde, avec Ashoka ou encore le Sul-e-Kuhl, pour voir la monarchie absolue essayer d’outrepasser les différences religieuses, dans un sens progressiste.

Chez Henri IV, l’Édit de Nantes ne fut qu’une nécessité tactique. Les catholiques et les protestants se battaient pour l’État. Sans l’Édit de Nantes, il n’y avait plus d’État. Mais cet État ne pouvait être porté ni par le catholicisme réactionnaire, ni par le trop faible protestantisme. La monarchie absolue pouvait émerger, s’appuyant sur le plus fort, profitant du plus faible, pour unifier les territoires et faire entrer la France, nouvelle nation en tant que telle, dans une nouvelle étape culturelle.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Henri IV, «un sage roi estant comme un habile apothicaire»

Au moment de l’Édit de Nantes, le régime est pacifié, d’une manière telle que les esprits en sont durablement frappés. Dans son Théâtre d’agriculture et ménage des champs, Olivier de Serres y parle d’une population qui « demeure en sûreté publique, sous son figuier, cultivant sa terre, comme à vos pieds, à l’abri de Vôtre Majesté, qui a à ses côtés la justice et la paix ».

Une formule d’Henri IV passa à la postérité, donnant de lui une image paternaliste, celle d’un souverain soucieux de son peuple :

« Si Dieu me prête vie, je ferai qu’il n’y aura point de laboureur en mon royaume qui n’ait les moyens d’avoir le dimanche une poule dans son pot ! »

Dans un ouvrage publié peu après la mort d’Henri IV, Les amours du Grand Alcandre, l’un de ses propos est rapporté de la manière suivante :

« un sage roi estant comme un habile apothicaire qui, des plus meschans poisons compose d’excellens antidotes, et des vipères en fait de la thériaque. »

Henri IV fait l’éloge du savoir-faire politique : lui-même fut protestant converti au catholicisme pour devenir roi, mais cela ne l’empêche nullement de mener la vie décadente typique des rois de la première période de la monarchie absolue. Dans une même veine pragmatique, n’ayant pas d’enfant, il annule son premier mariage, pour se remarier avec Marie de Médicis, la plus riche héritière en Europe à ce moment-là.

Entourage de Toussaint Dubreuil  (1561–1602),
Henri IV en Hercule terrassant l’hydre de Lerne

La situation est tellement favorable à la monarchie absolue qu’Henri IV peut se permettre d’accélérer les travaux du Louvre, des châteaux de Saint-Germain et de Fontainebleau, contribuant à former un nouveau réseau de rues et de places pour Paris. Il est à l’origine du Pont Neuf, de la Place Royale, qui deviendra la place des Vosges, ainsi que de la place Dauphine, prévue pour être entourée de commerces aux rez-de-chaussée de blocs d’habitation.

Il programma la fondation de plusieurs institutions telles qu’une bibliothèque à l’usage des savants ou une académie encyclopédique intégrant un jardin botanique et un théâtre d’anatomie. Il fait en sorte que les sculpteurs soient français, et non plus italiens.

L’impact culturel fut de très grande ampleur et le plus grand symbole en est que le roman le plus célèbre du XVIIe siècle, l’Astrée, fut dédié par son auteur Honoré d’Urfé, à Henri IV, ce « grand Roi, la valeur et la prudence duquel l’a rappelé le Ciel en terre pour le bonheur des hommes ».

Astrée est à l’époque une femme présentée avec des épis de blé dans les cheveux, une corne d’abondance dont sortent des fruits et des fleurs. On retrouve dans le roman la figure très symbolique d’Alcippe : père de Céladon qui est l’amant d’Astrée, il a passé une vie houleuse de chevalier errant avant de devenir berger et fermier, avec son « épée en coutre [fer du soc de la charrue] pour ouvrir la terre et non pas le flanc des hommes ».

On a là le symbole de la pacification et du progrès permis par la monarchie absolue. Un autre exemple est Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois triomphant du jésuite André Valladier, qui présente en 1600 le triomphe à l’antique du roi. Henri IV est assimilé à son ancêtre Hercule – avec même une pseudo-généalogie fournie pour l’occasion – avec une épée oscillant entre une massue et le caducée de Mercure qui symbolise la paix.

Le Labyrinthe royal de l’Hercule Gaulois triomphant 

On ici l’établissement de la monarchie absolue de manière solide, et il est intéressant de voir comment ce redémarrage historique a pu être littéralement stylisé sous la forme d’un âge d’or pour l’économie, la paix et la tolérance.

Ainsi, en 1723, Voltaire se lancera également dans un éloge d’Henri IV, avec un poème en dix parties intitulé La Henriade. Il fut dédié à la reine d’Angleterre Elisabeth, Louis XV yant refusé l’œuvre, tout en envoyant deux mille écus pour aider Voltaire.

Après la révolution française, au moment de la restauration, la période royale d’Henri IV fut présentée comme un âge idéal, comme un contre-modèle en apparence, puisque l’économie et la tolérance étaient également des valeurs au cœur des Lumières et de la révolution française.

A cet effet, une chanson du XVIe siècle fut reprise, son texte modifié. La mélodie provient d’un chant populaire de Noël et à une danse appelée « Les Tricotets ». Voici le texte original de la chanson connue sous le nom de « Vive Henri IV » :

« Vive Henri quatre
Vive ce Roi vaillant
Ce diable à quatre
A le triple talent
refrain
De boire et de battre
Et d’être un vers galant
De boire et de battre
Et d’être un vers galant

Au diable guerres
Rancunes et partis
Commes nos pères
Chantons en vrais amis
refrain
Au choc des verres
Les roses et les lys
Au choc des verres
Les roses et les lys

Chantons l’antienne
Qu’on chant’ra dans mille ans
Que Dieu maintienne
En paix ses descendants
refrain
Jusqu’à c’e qu’on prenne
La lune avec les dents
Jusqu’à c’e qu’on prenne
La lune avec les dents

Vive la France
Vive le roi Henri
Qu’à Reims on danse
En disant comme Paris
refrain
Vive la France
Vive le roi Henri
Vive la France
Vive le roi Henri »

Voici le texte de la chanson à la restauration :

« Fils d’Henri quatre,
O Louis ! ô mon Roi !
S’il faut se battre,
Nous nous battrons pour toi ;
En vrai diable à quatre,
Je t’en donne ma foi.

Vive Alexandre !
C’est l’ami des Bourbons ;
C’est pour nous rendre
Un roi que nous aimons,
Qu’il vient nous défendre,
Avec ses escadrons.

Bon Roi de France,
Si longtemps attendu,
La Providence
Enfin nous a rendu
La paix, l’espérance,
Cela nous est bien dû.

Toi, d’Angoulême,
Fille de tant de Rois ;
La vertu même.
Mille échos, mille voix
Disent que l’on t’aime
Comme on aime d’Artois.

Chant d’allégresse,
Chant du coeur, chant d’amour,
Redis sans cesse,
Et redis nuit et jour
Que dans notre ivresse
Nous chantons leur retour. »

Des vers furent également ajoutés en l’honneur de Louis XVIII :

« Du fils de France
Sur nous l’étoile luit ;
C’est la clémence
Qui vers nous le conduit :
La paix le devance,
Et le bonheur le suit.

A ce bon maître
Notre cœur appartient,
Pour nous soumettre,
Par l’amour il nous tient.
Henri va renaître
Dès que Louis revient.

Elle est tarie
La source des malheurs.
O ma patrie !
Mets fin à tes douleurs ;
La main de Marie
Vient essuyer tes pleurs.

Comme Antigone,
Doux appui de son Roi,
Loin de son trône
Elle bannit l’effroi.
Du Dieu qui la donne,
France, bénit la loi. »

Ces paroles sont très hypocrites, puisque la restauration mettait en avant une monarchie autocratique fondamentalement liée au catholicisme, dans un esprit ultra-réactionnaire. Henri IV mettait quant à lui en avant une monarchie absolue dont le cœur est politique et dont la base sert en pratique précisément la bourgeoisie.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Maximilien de Béthune, duc de Sully

La question du pouvoir d’État était bien entendu fondamentale, au-delà des réformes économiques, même si bien sûr les deux sont dialectiquement liées puisque Henri IV apparaît comme celui qui historiquement doit résoudre la crise de croissance de la monarchie absolue.

Une figure essentielle fut ici le protestant Maximilien de Béthune, duc de Sully (1559-1641), qui fut extrêmement proche d’Henri IV et dont une phrase est ici très connue :

« Labourage et pâturage sont les deux mamelles dont la France est alimentée, les vraies mines et trésors du Pérou. »

On a là une logique qui est celle, non pas de la colonisation féodale comme menée par l’Espagne en Amérique, mais de la valorisation des richesses nationales. Ici, on a une démarche typiquement protestante et on ne sera guère étonné que des capitaux venus des Pays-Bas, place-forte du capitalisme et du protestantisme, furent utilisés pour assécher une partie du marais poitevin, au moyen d’ingénieurs flamands protestants réfugiés.

Maximilien de Béthune (1559-1641), duc de Sully,
peinture de l’école française du XVIe siècle

Sully fit en sorte d’unifier le marché national, en supprimant une quantité importante de péages, en permettant la liberté du commerce des grains, en organisant un réseau de voies de communication, notamment par des canaux tel que celui de Briare reliant la Seine à la Loire. À ce titre, il était grand voyer de France : responsable des routes, il organisa leur réfection et fit planter des ormes aux bords des routes en prévision des besoins de la marine.

Car Sully s’occupait également des questions militaires. Surintendant des fortifications et grand maître de l’artillerie de France, il se chargea de cumuler les armes et munitions dans l’arsenal, ainsi que de fortifier les défenses aux frontières. Lui-même avait participé auparavant à toutes les batailles protestantes, étant plusieurs fois blessé.

C’est à ce titre que Henri IV lui confia ses responsabilités, ayant une totale confiance en lui, le nommant également surintendant des finances, pour surveiller les comptes.

On est ici tellement dans une démarche d’appareil d’État que, alors qu’il était protestant lui-même, Sully conseilla à Henri IV de se convertir au catholicisme et joua un rôle pour convaincre des responsables catholiques de la Ligue de soutenir le pouvoir royal.

Oeconomies d’Estat, oeuvre de 1639 de Sully

C’est là particulièrement significatif du rôle joué par Henri IV. De fait, ce dernier mit au pas les institutions ayant profité de la guerre des religions pour s’émanciper du pouvoir royal : les échevinages, les états provinciaux, les cours souveraines, les corps intermédiaires, des collèges d’officiers, des assemblées d’ordre.

Il fit également en sorte de se procurer des revenus en modifiant le statut de la « noblesse de robe », c’est-à-dire les postes administratifs permettant de s’intégrer aux institutions. L’hérédité des offices ne fonctionnait qu’avec une résignation quarante jours auparavant ; une taxe annuelle valant le soixantième de la valeur de l’office permit d’outrepasser cela.

Cela rapporta un million de livres, notamment avec un groupe de financiers protestants. De 1596 à 1635, le prix moyen d’une charge de conseiller au parlement de Paris passa de 10 000 à 120 000 livres.

Henri IV fit en sorte de briser les rapports de soumission au sein de l’aristocratie, qui formaient un clientélisme opposé à la monarchie absolue. Il arracha aux gouverneurs les pouvoirs non militaires, c’est-à-dire politiques, financiers et judiciaires. Il plaça ses hommes dans les places fortes les plus importantes.

Il retira au connétable le commandement des armées, ainsi qu’au colonel général de l’infanterie, Jean-Louis de Nogaret, duc d’Epernon, le choix et la promotion d’une partie des officiers.

Frans Pourbus le Jeune  (1569–1622),
Buste de Henri IV portant la croix du Saint-Esprit

La haute noblesse tenta de saboter le processus, ce qui exigea des réponses militaires. Une opération fut également menée en 1605 dans le Limousin contre les vassaux du duc de Bouillon, puis contre ce dernier à Sedan, où une garnison royale s’installe en 1606.

Mais c’est surtout en 1602 la conjuration de l’un de ses proches, Charles de Gontaut, duc de Biron, pair et maréchal de France, appuyé par l’Espagne, qui eut le plus de retentissement.

Le pape fut très inquiet de cette opération de déstabilisation réalisée alors que la monarchie absolue semblait revenue pour de bon dans le giron catholique. Il dénonça vivement le duc de Biron – qui fut exécuté à la Bastille – et l’Espagne fut critiquée par un rapprochement avec la France.

C’était là un coup de maître politique, renforçant la monarchie absolue mais montrant bien le caractère relatif de l’édit de Nantes.

Dès 1603, Henri IV autorise le retour des jésuites en France ; le Vatican, de son côté, accorde une dispense de consanguinité à la soeur d’Henri IV, Catherine de Bourbon qui est protestante, reconnaissant son mariage avec le duc de Bar, fils du duc de Lorraine et catholique.

En 1604, le cardinal Del Bufalo, nonce en France, intervient comme intermédiaire entre la France et l’Espagne pour en terminer avec une guerre des tarifs. Henri IV fit don en 1604 de l’abbaye de Clairac, le Vatican plaçant en 1608 une statue d’Henri IV sous le porche de la cathédrale de Rome. Entre-temps, en 1605, c’est le cardinal de Florence, pro-francais, qui devient le pape Léon XI.

La monarchie absolue dépassait sa crise, relançant le processus de son affirmation comme plus haut développement de la féodalité, permettant à la nation d’exister par le marché et par là renforçant la bourgeoisie.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

L’Édit de Nantes et le renforcement du marché national

L’Édit de Nantes fut le point de départ du rétablissement de l’ordre royal, ce qui signifie pour la population principalement la remise en ordre de l’agriculture, et pour la bourgeoisie la possibilité de produire et de commercer.

Ce rétablissement de l’ordre, à ce moment de l’histoire de France, signifie le renforcement de la base nationale, par le renforcement du marché national s’étant développé et ayant permis à François Ier d’apparaître comme figure historique.

La guerre des religion en France apparaît historiquement non pas comme une crise propre à la féodalité comme ce fut le cas dans les vastes guerres hussites et les luttes de classes immenses qu’elles exprimaient, mais comme une crise de croissance propre à l’émergence de la monarchie absolue.

Henri IV et la famille royale : son épouse Marie de Médicis et ses quatre enfants Louis XIII, Élisabeth, Christine et Monsieur d’Orléans.

Les guerres hussites sont apparues au début du processus d’émergence de la monarchie absolue, les guerres de religion en France à la fin de celui-ci.

La tâche historique d’Henri IV est la remise en place de la base ayant permis les avancées jusqu’à présent, que la guerre de religion, telle une crise de croissance, avait troublées.

L’économie tournait, en effet, au ralenti en raison des guerres de religion, des brigands qui profitaient massivement de la situation, de la peste bubonique notamment dans les villes en Picardie et en Champagne. L’autodéfense paysanne face aux brigands pouvait également se tourner contre l’aristocratie ou le pouvoir royal, s’opposant par la force aux impôts.

L’une des mesures les plus importantes fut une décision de mars 1595 faisant qu’on ne pouvait plus confisquer aux laboureurs endettés la culture, les animaux et les instruments. C’était là une logique relevant d’une conception indéniablement calviniste du travail, une mesure similaire étant préconisée par Jean Calvin.

En 1596, Henri IV décida également l’abandon de la perception des années de tailles échues, ce qui fut répété jusqu’en 1599, alors que la taille annuelle vit son taux s’abaisser.

Henri IV profita ici de l’activité menée par le protestant Barthélemy de Laffemas (1545-1612), auteur d’un mémoire pour dresser les manufactures et ouvrages du royaume, ainsi que de nombreux écrits sur le sujet, dont les titres sont éloquents, comme par exemple :

« Source de plusieurs abus et monopoles qui se sont glissez et coulez sur le peuple de France, depuis trente ans ou environ, à la ruyne de l’Estat, dont il se trouve moyen par un règlement général d’empescher à l’advenir tel abus, présenté au Roy et à nosseigneurs de l’assemblée » (1596)

« Reiglement général pour dresser les manufactures en ce royaume et couper le cours des draps de soye et autres marchandises qui perdent et ruynent l’État. Avec l’extraict de l’advis que MM. de l’Assemblée tenue à Rouen ont baillé à S. M., que l’entrée de toutes sortes de marchandises de soye et laines manufacturées hors ce royaume, soient deffendues en iceluy. Ensemble le moyen de faire les soyes par toute la France » (1597)

« Les Trésors et richesses pour mettre l’Estat en splendeur et monstrer au vray la ruine des François par le trafic et négoce des estrangers » (1598)

« VIIe traicté du commerce, de la vie du loyal marchand, avec la commission du Roy, et bien qu’il faict aux peuples et royaumes » (1601)

« La Façon de faire et semer la graine de meuriers, les eslever en pepinieres, & les replanter aux champs : gouverner & nourrir les vers à soye au Climat de la France, plus facilement que par les memoires de tous ceux qui en ont escript » (1604)

« La Ruine et disette d’argent, qu’ont apporté les draps de soyes en France, avec des raisons que n’ont jamais cogneu les François, pour y remédier » (1608)

Contrôleur général du commerce, Barthélemy de Laffemas organisa la commission du commerce, de 1601 à 1604 et développa le principe de chambres par métiers. Furent également mises en place des manufactures, des verreries, des tissages de toiles et de soieries, afin d’éviter les importations.

Le parcours de Barthélemy de Laffemas est très parlant de la manière dont Henri IV a su s’entourer de gens lui devant tout. Barthélemy de Laffemas vient en effet d’un milieu pauvre : il dut quitter le Dauphiné pour devenir tailleur en Navarre. Le futur Henri IV le prend alors sous son aile et il devient chaussetier des écuries, tailleur-valet de chambre, puis marchand de l’argenterie, Henri IV le tirant d’affaires par la suite avec ses créanciers.

Dans la même perspective de mise en place d’une économie politique propre à la monarchie absolue, il y a l’étude du protestant Olivier de Serres (1539-1619), intitulée Théâtre d’agriculture et ménage des champs, synthèse de plus de mille pages de ses expériences, et divisée en huit parties :

« Du devoir du mesnager, Du labourage des terres, De la culture de la vigne, Du bétail à quatre pieds, De la conduite du poulailler, Du jardinage, De l’eau et du bois, De l’usage des aliments »

Olivier de Serres

Originaire du sud de la France, Olivier de Serres se plaçait en pratique dans la démarche de l’empirisme, du matérialisme. Il fit de sa ferme du Pradel un lieu d’expérimentation afin d’arriver à une ferme modèle, créant notamment un canal d’irrigation d’un kilomètre. Il introduit le houblon, le maïs, la garance. Il tente d’extraire le sucre de la betterave et diffuse des connaissances précises sur la culture des vignobles.

L’ouvrage fut diffusé aux frais du roi lui-même qui poussait des grands marchands à soutenir cette perspective. Il y aura 19 rééditions de l’ouvrage de 1600 à 1675, avant que l’ouvrage ne disparaisse jusqu’à la révolution française en raison du protestantisme de son auteur.

Furent alors tentés l’élevage du mûrier et l’élevage du ver à soie à Paris, Orléans, Tours et Lyon, réussissant au Languedoc et au Dauphiné. 20 000 pieds de mûriers sont plantés aux Tuileries et 10 000 à Saint-Germain-en-Laye, quatre millions de plants sont cultivés en Provence et Languedoc. Henri IV fit même ordonner en 1602 que chaque paroisse possède une pépinière de mûriers et une magnanerie, c’est-à-dire un élevage de vers à soie.

L’objectif était de donner naissance, par en haut, à une industrie de soieries, de draps d’or et d’argent, qui dispose immédiatement d’appuis systématiques, notamment par le statut de monopole dans ce secteur. Dans une même logique, Henri IV entendait créer des compagnies pour les Indes orientales et occidentales.

C’était une offensive tous azimuts pour le renforcement du marché national.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

La signification de l’Édit de Nantes

L’Édit de Nantes est promulgué le 13 avril 1598. Il a fallu deux années de négociation pour arriver un texte acceptable ou tout au moins relativement gérable par le pouvoir royal, aux dépens des factions catholique et protestante.

Trente années de troubles provoqués par d’incessantes guerres de religion et d’influences extérieures imposaient au pouvoir royal, pour se maintenir, de stabiliser à tout prix la situation, au moins pour un temps. La dimension nationale l’emporterait : en pratique, c’est sur la bourgeoisie que mise la monarchie absolue.

L’Édit de Nantes est donc censé être « perpétuel et irrévocable » : en pratique il est évidemment un simple moment de stabilisation des rapports de force.

Il consiste en 95 articles publics, 56 articles secrets, ainsi que deux brevets. L’Édit de Nantes ne reconnaît en pratique que le catholicisme comme religion officielle, le protestantisme est désigné par l’expression catholique de « religion prétendument réformée ».

Les protestants sont ainsi seulement tolérés et ils doivent payer la dîme. Afin de les pousser à accepter l’Édit, des acquis sociaux leur sont fournis, comme l’accession théorique à tous les emplois, des postes d’officiers dans certains parlements lorsqu’il est traité des protestants.

L’Édit de Nantes 

On a là un aboutissement d’un processus ayant consisté en la multiplication d’Édits. On a un mouvement de balancier : à l’acceptation suit un recul puis une interdiction, le tout recommençant. Encore s’agit-il des décisions officielles, plus ou moins inappliquées.

Le premier Édit, celui de Saint-Germain en janvier 1562, permettait la liberté de conscience et la liberté de culte en dehors des villes closes. En avril 1562 le tout est suspendu, puis rétabli à ceci près que l’Édit d’Amboise en mars 1563 limitera ensuite énormément la liberté de culte.

En mars 1568 la paix de Longjumeau ramène une marge de manœuvre pour les protestants, mais l’Édit de Saint-Mauren septembre 1568 rétablit la répression. En août 1570 la paix de Saint-Germain est favorable au protestantisme, mais on va alors vers la Saint-Barthélemy en 1572.

À ce moment-là, la question militaire s’associe à celle de la liberté de culte. Les protestants obtinrent à partir de là des « places de sûreté », par exemple avec l’Édit de Boulogne en 1573. Elles furent toujours au nombre de quatre : La Rochelle et Montauban, ainsi que Cognac et La Charité, puis Nîmes et Sancerre.

Par la suite, la « paix de Monsieur » en mai 1576, avec l’Édit de Beaulieu, leur nombre passa à huit.

La situation était celle d’une formidable avancée pour les protestants : la liberté de culte était générale sauf à Paris et dans les résidences royales, liberté de conscience, réhabilitation et indemnisation des victimes de la Saint-Barthélemy, accession possible à tous les emplois y compris militaires, chambres à parties égales pour garantir l’équité dans la justice, grâces et faveurs pour les chefs protestants. Dès octobre 1577 toutefois, l’Édit de Poitiers restreint la liberté de culte prévue.

Le traité de Nérac en février 1579 maintient le statu quo, mais le nombre de places de sûreté passe à 16, pour six mois. La Paix de Fleix, en novembre 1580, prolonge ce traité de six ans.

Avec l’Édit de Nantes, les protestants voient leur culte autorisé de manière relative : seulement là où il était pratiqué à la fin d’août 1597, ainsi que dans deux villes par bailliage et chez les seigneurs hauts justiciers.

Afin de gagner la direction protestante, les synodes provinciaux et nationaux sont reconnus, et les accords secrets accordent des garanties militaires. 150 lieux de refuges sont reconnus, dont 51 places de sûreté, avec des garnisons et des gouverneurs protestants payés par le roi.

Ces accords secrets sont d’ailleurs accordés par le roi lui-même et ainsi non pas soumis à l’enregistrement des cours souveraines.

L’évolution de la situation à la fin du XVIe siècle,
par le Musée Virtuel du Protestantisme

Militairement, la sécurité des protestants semblait enfin relativement assurée. Cependant, l’approche est d’une certaine manière une erreur grossière. Ce qui semble un avantage est en effet ici problématique, car cela signifie qu’on est là dans une logique pragmatique, qui contourne l’opinion publique.

La bataille pour celle-ci est à la base même oubliée. Les protestants se posent comme force à la marge, négociant des avantages spécifiques, avec à l’esprit seulement les questions pratiques à court terme : politiquement c’est un désavantage.

D’ailleurs, Henri IV va mettre deux années pour que chaque parlement existant en France finisse par reconnaître l’Édit. Les assemblées du clergé ne cesseront, année après année, d’appeler à supprimer «l’hérésie ». Quant à la monarchie absolue, elle prend les choses comme elles sont, et si le catholicisme est majoritaire et que le pape lâche du lest, alors le choix est rapidement fait.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

La dernière conversion d’Henri IV

Ayant installé son gouvernement en Touraine après l’échec de la prise de Paris, Henri IV parvient à lancer une offensive militaire et à écraser la Ligue à Ivry en mars 1590. La question nationale, permise dans son existence même par la monarchie absolue, va alors se poser dans toute son ampleur.

Henri IV dans les années 1590

Le soutien espagnol provoque un trouble certain sur le plan de la conscience nationale, qui saisit que l’éventuel succès de la Ligue renforcerait l’Espagne aux dépens de la France, voire briserait la France, en renforçant la féodalité de type médiéval.

Joue ici un rôle important la publication d’un accord secret signé à Joinville, dit de la « Sainte Ligue », entre l’Espagne et la Ligue, et la révélation que le roi d’Espagne avait tenté de placer sur le trône français plusieurs personnes : sa propre fille, son frère qui était un archiduc autrichien, le cardinal de Bourbon (oncle de Henri IV), etc.

La Ligue elle-même en arrive à se diviser en deux, le comité gérant Paris étant décapité au bout d’un affrontement entre une tendance catholique ultra et une tendance bourgeoise plus mesurée.

Dans ce contexte d’enjeu national, les parlements existant en France alors se divisent de plus en plus et Henri IV obtient un appui toujours plus grand, dans la mesure où il relève de l’option nationale. C’est précisément à ce moment là que Henri IV fait annoncer par l’archevêque de Bourges qu’il va devenir catholique.

C’est une option pragmatique qui fait littéralement basculer dans le camp de la monarchie absolue des pans entiers du catholicisme, justement en raison de la base nationale.

Henri IV abjure le protestantisme en juillet 1593, lors d’une cérémonie publique à Saint-Denis. Il rentre dans l’église, l’archevêque lui demande qui il est, Henri IV répond « Je suis le roi ! »

S’ensuit le dialogue suivant, Henri IV s’agenouillant sur un carreau présenté par le cardinal :

« – Que demandez-vous ?

– Je demande être reçu au giron de l’Eglise catholique, apostolique et romaine.

– Le voulez-vous ?

– Oui, je le veux et je le désire. Je proteste et jure, devant la face du Dieu tout puissant, de vivre et mourir en la religion catholique, apostolique et romaine, de la protéger et défendre envers tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à ladite Église. »

Nicolas Baullery  (–1630),
L’abjuration d’Henri IV, le 25 juillet 1593,
en la basilique de Saint-Denis

Henri IV est couronné Roi de France en février 1594 à Chartres, à défaut d’avoir pu aller à Reims qui était sous le contrôle de la Ligue catholique. Enfin, le pape Clément lui accorde l’absolution au bout d’un certain temps, en novembre 1595. Henri III fut alors le dernier de la maison des Valois, Henri IV le premier de la maison des Bourbons.

Armoiries du roi Henri IV

Henri IV apparaît donc comme quelqu’un possédant la légitimité générale et il rassemble au fur et à mesure des troupes pour vaincre la présence espagnole : d’abord lors de la bataille de Fontaine-Française qui libère la Bourgogne, en juin 1595, ensuite et surtout dans le siège d’Amiens qui dura six mois avec également une contre-offensive espagnole, en 1597.

L’Espagne est alors battue, étant également à bout de ressources (elle n’a par ailleurs que 8 millions d’habitants, contre 20 pour la France) ; le traité de paix franco-espagnol est signé à Vervins en mai 1598 et la France retrouve ses frontières de 1559, revenant au premier plan.

Restent les problèmes franco-français, liés à l’influence espagnole et au catholicisme ultra. Henri IV engage des négociations avec les trente villes de la Ligue, avec qui furent faits des accords un par un.

Portrait équestre de Henri IV (1553-1610),
roi de France, XVIe siècle

Bordeaux, par exemple, vit ses privilèges renouvelés en 1591 : le maire et les jurats disposent de la garde et des clefs de la ville, ainsi que des tours aux portes de celle-ci. On trouve la même question des tours dans le traité concernant la ville de Lyon, où l’on peut lire : « Que le Roy ne batiroit jamais de citadelles en leur ville, que dans leurs coeurs et bonnes volontez ».

La ville de Lyon obtient de ne pas avoir à entretenir de garnison royale, de conserver ses privilèges pour les foires, les manufactures de soie et de draps d’or et d’argent, d’être exemptée de tailles, de bans et d’arrière-bans, etc.

Mais surtout, Henri IV procède à la corruption, qui a un coût massif : 32 millions de livres, pas moins d’une année d’impôts ! Et encore s’agit-il d’un chiffre qui ne tient pas compte des articles secrets, ni de la distribution de postes richement rémunérés.

L’entrée à Paris fut par exemple achetée 1 million 695 mille livres et une charge de maréchal au comte de Brissac. Le marquis de Vitry fut acheté 168 890 livres, à quoi s’ajoutent une charge de capitaine des gardes et le gouvernement de Meaux, le duc de Mercoeur fut acheté deux millions de livres !

Et c’est justement en se rendant à Nantes au printemps 1598 pour signer l’accord avec le duc de Mercoeur que Henri IV va pouvoir alors officialiser le fameux Édit. Il lui fallait en effet trouver un terrain d’entente avec les protestants.

Il avait fait un premier pas, extrêmement restreint, en juillet 1591, avec l’Édit de Mantes rétablissant l’Édit de Poitiers de 1577, accordant de faibles droits aux protestants. Il fallait cette fois à Henri IV aller plus loin.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Catholicismes pro-espagnol et politique au moment de l’Édit de Nantes

Successeur de Henri III, Henri de Navarre procède par étapes. Tout d’abord, il lui faut trouver un terrain d’entente avec le pape et les catholiques, tout en contournant la faction catholique française alliée au roi d’Espagne. C’est la seule possibilité de rétablir une stabilité politique et économique relative, et par là relancer le processus de monarchie absolue.

Cela passe par l’écrasement immédiat des forces royalistes partisanes d’une option catholique, commandées par Anne de Joyeuse (1560-1587) et battues à la bataille de Coutras, en octobre 1587.

Anne, duc de Joyeuse (1560-1587), tiré de Portraits dessinés de la Cour de France, XVIe siècle

Pour montrer les rapports étroits entre toutes ces figures, une anecdote est ici assez exemplaire. Il s’avère que Henri III avait confisqué une bague avec un diamant et un rubis rouge à Marguerite de Valois, la future femme d’Henri IV. La raison en fut que celle-ci accusait Anne de Joyeuse d’interférence dans la politique royale. La bague fut remis Anne de Joyeuse, le plus important des « mignons ».

Ce terme désigne des personnes extrêmement proches du roi, des « favoris », qui ont le droit de s’habiller comme lui, voire de coucher dans la même chambre ou encore le même lit. On a là un « raffinement » en fait décadent : les courtisans autour du roi se poudrent, se frisent les cheveux, portent des boucles d’oreille, de la dentelle, de grandes fraises. 

Le peintre romantique Charles Durupt les présente, de manière provocatrice, en les montrant regarder dédaigneusement le cadavre du duc de Guise, chef des catholiques, assassiné.

Représentation du 19e siècle de la mort de Henri de Guise : Charles Durupt (1804-1838), Henri III poussant du pied le cadavre du duc de Guise

On a ici des mœurs décadentes – rejetées tant par les factions catholique que protestante – qui montrent bien à quel point la monarchie était à un tournant.

Avec ce statut de « mignon », Anne de Joyeuse était le gardien des chambres royales : il avait le droit de porter les couleurs royales. Lui-même était marié avec Marguerite de Lorraine, une demi-soeur de la reine, le couple recevant à l’occasion du mariage 300 000 écus et Anne de Joyeuse la seigneurie de Limours, alors que le vicomté de Joyeuse fut érigé en duché-pairie avec préséance sur tous les autres ducs et pairs excepté les princes du sang.

Par la suite – il n’a alors que 21 ans – il devient grand-amiral de France. Partisan acharné de la cause catholique – il est ainsi notamment à l’origine du « massacre de Saint-Eloi » coûtant la vie à 800 protestants en 1587 à La Mothe-Saint-Héray – il représentait un tendance monarchiste catholique relativement légitimiste.

Tentant de renforcer la faction catholique ainsi que la faction catholique royale, il se lance dans la bataille anti-protestante. Capturé lors de la bataille de Coutras, il est exécuté en punition du massacre de Saint-Eloi, malgré sa proposition d’une rançon de 100 000 écus.

Bataille de Coutras, gravure coloriée de Frans Hogenberg (1535-1590)

Politiquement, c’était une figure importante qui était éliminée. Sa défaite était capitale pour Henri IV, sa disparition un avantage indéniable.

Cela forçait le camp catholique à se présenter comme tel, hors continuité monarchique directe, et cela donnait de l’espace à ceux qui furent alors appelés les « politiques ».

Il s’agissait d’une fraction catholique légitimiste, maintenant l’accent sur le pouvoir royal et la stabilité étatique, portée notamment le duc d’Alençon, le prince de Condé, le maréchal de Montmorency, avec comme principal théoricien Jean Bodin, auteur en 1576 des Six livres de la République.

Elle profitait d’un large courant d’idée appelant à se focaliser sur l’État plus que sur la religion. Telle était la démarche du chancelier Michel de L’Hospital, l’avocat au Parlement de Paris Étienne Pasquier auteur en 1561 de l’Exhortation aux princes (1561), le juriste Guy Coquille, l’avocat général au Parlement de Toulouse Pierre de Belloy, les protestants François de La Noue et Guillaume du Bartas.

Une œuvre représentative de ce courant fut celle signée d’un collectif de bons citoyens « demeurés français en politique et gallicans en religion », la Satyre Ménippée : de la Vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenuë des estats de Paris, en 1583.

De la Vertu du Catholicon d’Espaigne et de la tenuë des estats de Paris, dans une édition tardive (1711)

Le courant catholique légitimiste représentait donc pour Henri IV un souci, mais nullement une priorité. Il fallait battre surtout la Ligue catholique, commandée par le duc de Mayenne qui avait succédé aux Guise assassinés. Celui-ci mène immédiatement une campagne militaire pour écraser Henri IV, mais ce dernier parvient à lui échapper, puis à obtenir une première victoire à Arques en septembre 1589.

Il tente alors de prendre Paris, mais échoue : des troupes espagnoles aident les villes de Paris et de Rouen (qui est à ce moment le premier port français) à faire face aux sièges menés par Henri IV.

C’est là un moment clef, le tournant. Henri IV va profiter de la base formée par la monarchie absolue pour réaliser sa propre mise en valeur en tant que dirigeant de la bataille anti-espagnole, forçant de larges courants catholiques à basculer dans son camp, à faire de l’unité française une priorité, au-delà de la question religieuse.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Avec Henri IV, Une équipe de protestants pour la modernisation du pays

La question n’est donc nullement le simple rapport catholicisme – protestantisme. Il faut bien avoir à l’esprit qu’on est déjà dans une situation où la féodalité de l’ancien Moyen-Âge disparaît. La monarchie absolue est déjà présente en grande partie. C’est la raison pour laquelle les états généraux n’ont pas été convoqués de 1484 à 1560.

Le régime est déjà centralisé, et se forge un appareil d’État qu’il lui faut assumer. La création de postes administratifs rémunérés mais exigeant un prix d’entrée provoque une explosion des salaires à payer : on passe de 1,2 millions de livres par an à cinq millions en 1585.

Si l’on met de côté le protestantisme de la partie sud de la France qui est lié pour beaucoup aux notables ayant des velléités d’autonomie, les protestants apparaissent ici comme l’expression la plus moderne, la plus intellectuelle du courant culturel porté par la monarchie absolue. Le protestantisme est une religion de gens cultivés, de bourgeois c’est-à-dire de marchands et de commerçants dont l’activité a donné naissance aux bourgs, ainsi que d’artistes et d’intellectuels.

Au départ du protestantisme français, on ne trouve peu ou pas de gentilshommes, même si Catherine de Bourbon, sœur du roi, fait partie initialement des protestants, avant son mariage forcé avec un prince lorrain ultra catholique.

La force du protestantisme tient véritablement aux figures les plus cultivées, les plus intellectuelles du pays. Pour cela il faut regarder ce qui se passe à Paris, car elles ont réussi à se lier au pouvoir royal qui, quittant la féodalité du Moyen-Âge, se modernise, formant les bases de l’État moderne.

Les 15 000 protestants parisiens ne forment que 1/20 de la population, mais ils sont très liés au pouvoir royal. Il y a même des cérémonies religieuses de 1500 personnes dans la salle des Cariatides du Louvre, avant que ne s’installent des temples à la périphérie parisienne : à Grigny, puis à Ablon et enfin à Charenton, toujours plus proche de la capitale, dans le dernier cas, la Seine servant de moyen de transport.

Les protestants parisiens sont souvent fonctionnaires royaux, ou bien fournisseurs royaux. On les retrouve dans l’entourage le plus proche du roi, le plus connu d’entre eux étant le duc de Sully, Maximilien de Béthune, lors du règne d’Henri IV. Mais on a également le secrétaire de la Chambre des finances Nicolas de Rambouillet, le trésorier général de France Claude Hérouard, le trésorier général de la cavalerie légère Jean du Jon, le trésorier général de la Maison de Navarre (et par ailleurs banquier) Gédéon Tallemant, le contrôleur général du commerce Barthélemy Laffemas.

On retrouve ici un aspect économique évident et il est significatif qu’un catholique important qui se convertisse soit Gilles de Maupeou, l’intendant des finances (et grand-père de Nicolas Fouquet). On retrouve des cas similaires avec le maître des comptes Antoine Le Maistre ou encore le maître de forges et auteur du Traité de l’économie politique Antoine de Montchrestien.

Les arts et techniques sont également largement présents. Le peintre Jacob Bunel décora les Tuileries, dont la galerie fut terminée par l’architecte Jacques Androuet du Cerceau. Le neveu de celui-ci, Salomon de Brosse, fut également architecte et il est notamment à l’origine du palais du Luxembourg, du Collège de France, de la grande salle du Palais de Justice.

Parmi les autres figures artistiques, on a les poètes Théodore Agrippa d’Aubigné et Guillaume du Bartas, les sculpteurs Ligier Richier et Jean Goujon, le céramiste Bernard Palissy,

On a aussi le musicien Claude Goudimel, l’ingénieur Jean Erard qui travailla dans les fortifications, Salomon de Caus qui fut hydraulicien (auteur de Raison des forces mouvantes), s’occupa des jardins de Louis XIII et travailla à installer à Paris des fontaines et à enlever les boues, alors que le médailleur Philippe Danfrie et Guillaume Dupré furent directeurs de la monnaie et s’occupaient des effigies royales.

L’orgue automatique hydraulique de Salomon de Caus, d’après le Hortus Palatinus (1621)

Ce protestantisme est d’un haut niveau intellectuel, la monarchie absolue ne peut pas se passer de lui. Toutefois, ce protestantisme est faible numériquement, alors que le catholicisme est majoritaire et agressif au possible. Telle est la situation à laquelle fait face Henri IV.

Il a besoin d’une équipe de protestants pour la modernisation du pays, mais le pays n’est pas prêt à l’admettre. L’Édit de Nantes va être un moyen politique de dépasser cette contradiction – aux dépens historiquement du protestantisme, et privant la France ici d’une grande partie de sa dimension progressiste.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Henri III et Henri IV

Le matérialisme dialectique enseigne non seulement que le moteur d’un phénomène est sa contradiction interne, mais également qu’il y a plusieurs aspects, dont un seul est le principal. Bien entendu, l’aspect principal peut changer, et le saisir est la clef pour comprendre le phénomène.

Saisir les événements en rapport à l’Édit de Nantes demande donc une grande précision, car il ne s’agit nullement de voir les choses comme un simple affrontement entre catholiques et protestants.

Si Paris s’était soulevé contre Henri III, c’était sous l’effet de l’action de la Ligue, la faction catholique. Elle était pour l’écrasement des protestants et l’alliance ouverte avec l’Espagne : elle se méfiait de la faction royale et de Henri III qu’elle considérait logiquement comme enclin au compromis en raison d’une démarche pragmatique servant en priorité la systématisation de la monarchie absolue.

C’était d’autant plus vrai que Henri III n’avait pas d’enfant et que son successeur était Henri de Navarre, un protestant lié à la famille royale.

François II Bunel (1522-1599), Procession de la Ligue dans l’Ile de la Cité

Henri de Navarre était né d’un père catholique, Antoine de Bourbon, qui était le descendant du roi Louis IX, et d’une mère protestante, Jeanne d’Albret, reine de Navarre.

Il fut baptisé catholique, mais son éducation resta influencée par le calvinisme, qui prédominait en Navarre. À neuf an, il a déjà changé trois fois de religion ; au total, il en changera six fois.

Henri de Navarre se retrouva au coeur de la Saint-Barthélemy, et le fait qu’il ait survécu témoigne de son importance dans la famille royale. Le grand massacre eut lieu justement alors que les principaux responsables protestants venaient à Paris assister à son propre mariage avec la soeur du roi Charles IX, Marguerite de Valois. Celle-ci étant est catholique, le mariage est célébré sur le parvis de Notre-Dame, Henri de Navarre refusant d’entrer dans l’église.

La Saint-Barthélemy se déroule quelques jours après, mais il fut protégé par son statut de prince de sang : il se reconvertit alors au catholicisme afin de sauver sa situation.

Médaille commémorative de 1572, à l’effigie du pape Grégoire XIII, avec le revers une présentation du massacre de la Saint-Barthélemy.

Au bout de divers pérégrinations, il est accepté mais passe tout de même 39 mois otage à la cour. Il oscille ensuite dans son parcours, préservant systématiquement l’option devant faire de lui un roi, au-delà de l’opposition entre catholiques et protestants.

Il mène également une vie décadente typique de la royauté de l’époque de François Ier, avec la chasse, les jeux, les coucheries mêlées de galanterie et d’esprit de courtisans. Il se situe impeccablement dans le courant de la royauté sur le plan culturel.

Quelle serait donc la position réelle de la monarchie tendant à devenir absolue, par rapport à cet éventuel roi marqué par le protestantisme ? L’Eglise catholique n’avait pas une entière confiance en les priorités royales, loin de là.

Une alliance temporaire se fit donc entre la Ligue et Henri III, sur une base précaire. La Ligue cherchait à bloquer la faction royale dans le camp catholique, tandis que Henri III n’était pas assez puissant pour progresser seul.

Henri de Navarre se vit déchu de ses droits ; Henri de Guise, chef de la Ligue, battit des troupes étrangères pro-protestantes venues d’Allemagne et de Suisse, se faisant acclamer à Paris, exigeant pour lui la Picardie et exerçant une pression énorme sur le roi, obligé alors de fuir à Blois.

Henri de Guise était prêt à renverser le roi, grâce à l’appui du roi d’Espagne, qui avec l’invincible armada avait même tenté d’attaquer l’Angleterre.

Henri III eut alors comme réponse d’organiser l’assassinat de Henri de Guise et de son frère, afin de faire triompher la faction royale et de battre la Ligue. Dans ce cadre, Henri III se rapprocha également du futur Henri IV, dont il avait besoin. C’était un renversement d’alliance, mais maintenant toujours la monarchie au centre politique.

Henri III fut alors lui-même assassiné par un moine en représailles, un acte d’une portée telle – le régicide étant le crime absolu – qu’on voit le degré d’antagonisme existant.

Henri de Navarre devait alors logiquement lui succéder; Henri III le désigna même sur son lit de mort.

Tapisserie du XVIe siècle :
Henri III sur son lit de mort désigne Henri Navarre comme son successeur

Mais Henri de Navarre était lié au protestantisme et la faction royaliste se méfiait de lui, tandis que la Ligue catholique entendait tout faire pour le refuser.

L’Édit de Nantes va se produire comme compromis historique. Aucune faction n’arrivant à l’emporter, les compromis étaient paradoxalement inévitables… et temporaires.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

La situation du protestantisme au moment de l’Édit de Nantes

Au moment de l’Édit de Nantes, le pouvoir royal dispose d’une base nationale permise par la naissance d’un marché mis en place par le capitalisme naissant. Il s’élance dans la monarchie absolue par la synthèse nationale, à travers l’administration et l’armée.

Toutefois, autant le catholicisme semble une force sociale toujours plus faible, autant le protestantisme a une base problématique pour la monarchie absolue, dans le cadre français.

Au moment de l’Édit de Nantes, en 1598, la population française est d’à peu près une vingtaine de millions de personnes ; c’est le pays le plus peuplé en Europe. Le français s’impose comme langue nationale : si à Paris 90% des livres étaient écrits en latin en 1501, dès 1550 le français a l’hégémonie dans les publications.

L’affirmation de la langue nationale est d’ailleurs exactement contemporaine de l’émergence du protestantisme en France.

Toutefois, le protestantisme n’a acquis à sa cause qu’un peu plus d’un million de personnes, et ce n’est pas tout : les ¾ se situent au sud de la Loire. En 1670, les bastions protestants sont les « généralités » de Montpellier (202 000 personnes) et de Bordeaux (pratiquement 100 000 personnes), ainsi que de La Rochelle (presque 90 000 personnes), de Grenoble (50 000 personnes) et de Poitiers (50 000 personnes).

Suivent ensuite celles de Montauban (près de 40 000 personnes), de Pau (30 000 personnes), de Toulouse (pratiquement 30 000 personnes), d’Aix (près de 25 000 personnes) et de Limoges (presque 20 000 personnes).

Cela ne rentre pas du tout dans la perspective monarchique, qui voit bien qu’il y a ici une localisation lui étant fort désagréable, puisqu’on a ici une zone protestante dans l’ancien « pays d’Oc » justement subjugué par le pouvoir royal basé dans le « pays d’Oil ».

Les puissances féodales locales restent fortes dans ce pays d’Oc. La petite noblesse est avide de parasiter le pouvoir royal et la bourgeoisie naissante sait se servir des opportunités pour arracher des prérogatives dans le pouvoir local marqué par une forte dynamique urbaine, alors que les masses paysannes restent le plus souvent à l’écart du mouvement.

C’est la grande différence, et d’une importance capitale, avec la révolte hussite, la tempête taborite, la guerre des paysans de Münzer, en Bohème et dans les pays allemands.

Le pouvoir urbain local de la partie sud de la France, marqué par le protestantisme, est ainsi, plus que soumis au roi, dans les mains de la noblesse locale et des magistrats, en étroite relation avec les marchands, les négociants, la noblesse dite de robe, les avocats et les notaires, les médecins et les apothicaires.

Cela explique pourquoi François Ier, puis son fils Henri II, mirent en place une sanglante répression, afin d’écraser à tout prix un mouvement allant dans un sens décentralisateur, justement au moment où la centralisation-unification était mise en place. Il est parlant que la quasi totalité des châteaux construits au XVIe siècle le soit au niveau de la Loire ou dans la partie nord de la France, évitant le sud rebelle.

Le Massacre de la Saint-Barthélemy, par François Dubois (1529-1584)

La répression culmina dans l’épisode de la Saint-Barthélemy, en 1572, mais elle échoua et amena en fait les zones urbaines protestantes du sud à s’unifier en tant que « Provinces-Unies du Midi », aboutissant pratiquement à couper la jeune France en deux.

Ce processus amena, logiquement, l’implosion de l’hégémonie royale fondée sur le principe de centralisation-unification : les villes s’émancipèrent toujours plus, y compris lorsqu’elles sont catholiques. C’est le cas d’Amiens, Troyes, Rennes, Rouen, Auxerre, Lyon, Nantes, Bourges, etc.

Cette tendance désintégratrice culmina dans l’insurrection catholique de la ville de Paris qui passa sous le contrôle du comité des « seize », membres d’une « ligue » catholique s’étant formée avec l’appui de l’Espagne.

Procession armée de la Ligue catholique à Paris en 1590

La réponse du roi Henri III fut, outre de fuir Paris, de procéder à l’assassinat de deux principaux membres de la famille aristocratique des Guise, qui étaient les chefs de la Ligue catholique en question, en étroit rapport avec l’Espagne catholique et les personnages clefs du massacre de la Saint-Barthélemy.

Henri III est alors lui-même assassiné par un catholique, Jacques Clément. L’arrivée au pouvoir du roi Henri IV va donner naissance à l’Édit de Nantes, compromis général entre les factions catholique, protestante et royale.

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Les trois factions lors de l’Édit de Nantes

L’Édit de Nantes est un épisode historique d’une très grande importance dans l’histoire de notre peuple. La France a connu de multiples épisodes de guerres de religion entre catholiques et protestants, et cet édit a été un moment de vivre ensemble particulièrement notable, avant que le protestantisme ne soit ensuite pratiquement définitivement pourchassé et anéanti dans notre pays.

Toutefois, la connaissance de cet épisode historique capital pour le développement culturel de la France exige également de comprendre l’importance de la monarchie absolue, qui s’élance précisément avec François Ier, se développe à travers Henri IV et son Édit de Nantes, pour culminer avec Louis XIV.

Ces trois figures royales sont d’ailleurs et fort logiquement les personnages clefs pour l’Édit de Nantes, puisque celui-ci est un compromis établi en 1598, entre non pas deux forces, mais bien trois forces : à la faction catholique et à la faction protestante, il faut associer la faction royale.

François Quesnel  (1542–1619), Portrait dessiné du roi Henri IV, 1602

Le problème de l’Édit de Nantes est, en effet, qu’il se situe à la croisée des chemins de forces sociales connaissant des développements fondamentalement différents.

Ainsi, l’Église catholique était alors décadente, voire moribonde dans certains secteurs. La corruption généralisée de ses cadres et le manque de niveau culturel ne lui laissaient apparemment pas la possibilité de se maintenir.

À cela s’ajoute qu’un roi français ne pourrait que vouloir s’émanciper de l’influence papale et privilégier une religion s’inscrivant uniquement dans un cadre national. C’est ce qui s’est passé en Angleterre avec l’instauration de l’anglicanisme comme religion officielle.

Les protestants savaient tout cela et espéraient que, rapidement et à travers l’Édit de Nantes, ils obtiendraient d’abord l’hégémonie et ensuite la main-mise générale.

Ils n’avaient pas pensé alors, ce qui fut une grossière erreur, que le pouvoir royal pouvait tout autant asseoir son pouvoir national en procédant à la liquidation des protestants, s’émancipant paradoxalement du pouvoir papal dans la mesure où il systématise son intervention en ce domaine, prenant les commandes des mesures religieuses.

Le pouvoir du pape était forcément mis de côté pour toute une période si le pouvoir du roi prenait l’initiative religieuse, même si c’était en faveur du catholicisme. C’était là un renversement dialectique tout à fait cohérent.

Jacob Bunel  (1585–1614),
Portait d’Henri IV en Mars, vers 1605-1606

À cela s’ajoute que la monarchie absolue était justement une tendance historique d’une grande signification en France, disposant de toute une série de leviers, notamment avec la formation par la bourgeoisie d’un marché unique significatif et donc d’un cadre national, que l’administration royale s’est empressée d’encadrer à tous les niveaux. La bourgeoisie naissante profitait de cela et était liée organiquement à la monarchie absolue en développement.

Du côté protestant, la menace ne venait donc pas tant du catholicisme que du roi. Le problème ici est que l’Eglise catholique l’avait quant à elle compris, et elle a systématiquement protégé le roi d’une éventuelle emprise protestante. L’Église catholique française a associé son destin à lui.

La monarchie absolue française se développant coûte que coûte, le catholicisme accepta une mise sous tutelle qu’elle considérait comme un compromis historique et temporaire.

C’est particulièrement visible dans les polémiques et disputes qui changèrent de ton du côté catholique au moment de l’Édit de Nantes : les protestants n’étaient plus insultés, mais présentés comme étant à plaindre, le père jésuite Cotton appelant même Jean Calvin « monsieur », le tout permettant aux jésuites qui profitaient de leur décennie d’études dans des écoles de haut niveau de vaincre sans coup férir des pasteurs formés à la va-vite, notamment en les attirant sur le terrain peu connu par eux des textes des Pères de l’Église.

Jean Calvin

Puis, dès la mort de Henri IV, qui avait instauré l’Édit de Nantes, le processus de guerre de religion pouvait se réenclencher de manière toujours plus ouverte, la monarchie ayant finalement fait un choix simplement pragmatique.

Il n’y avait alors pour l’Eglise qu’à attendre la fin de ce cycle et, de fait, elle fut totalement gagnante lorsque la monarchie absolue rentra en décadence, vers la fin du régime de Louis XIV. Un historien bourgeois a ici bien résumé ce qui s’est déroulé avec l’Édit de Nantes :

« La situation, qui fut fixée désormais aux réformés français, acheva leur défaite: l’Edit de Nantes se referma sur eux comme un tombeau.

À la faveur de cet Édit s’établirent des conditions politiques et sociales, des moeurs, une politesse, une mondanité, un culte monarchique et des goûts intellectuels qui tuèrent une seconde fois, mieux que ne le feront les impuissantes dragonnades, l’âme d’Anne du Bourg, le Martyr, et l’esprit de Calvin, le Maître. »

Fortunat Strowski, Pascal et son temps

=>Retour au dossier sur l’Édit de Nantes

Friedrich Engels sur l’échec national de la France du Sud

L’échec du calvinisme est l’expression de l’échec du sud de la France à former une nation, malgré certains éléments constitutifs présents. Théodore Agrippa d’Aubigné lui-même vient de Pons, dans la région de Saintonge dans le Sud-Ouest de la France.

La localisation de Pons en France

Friedrich Engels le constate bien, en comparant la situation du Sud de la France à celle de la Pologne au XVIIIe siècle. La Pologne a réussi à se maintenir en tant que nation par la dimension anti-féodale de son action, là où la France du Sud, de par le maintien complet du féodalisme, n’a pas pu se développer.

La haute aristocratie française, non seulement n’était pas l’ennemi du calvinisme, mais une de ses fractions la dirigeait. Cela signifiait l’impossibilité d’une révolution agraire.

Les huguenots en France en 1562, avec les églises organisées,
et le fameux croissant formant leur bastion.

La nation tchèque s’est maintenue au contraire justement parce que le hussitisme a donné le taborisme, cette guerre des paysans ; la nation allemande a profité pareillement de la guerre des paysans, initiée par Thomas Münzer et à laquelle s’est opposée Martin Luther, ce qui a amené de terribles problèmes dans l’affirmation nationale.

Voici ce qu’il constate dans La Nouvelle Gazette Rhénane, en septembre 1848.

Au Moyen-Âge la nationalité de la France du Sud n’était pas plus proche de celle de la France du Nord que la nationalité polonaise ne l’est actuellement de la nationalité russe.

La nationalité de la France du Sud, vulgo la nation provençale, avait au Moyen-Âge non seulement un « précieux développement », mais elle était même à la tête du développement européen. Elle fut la première de toutes les nations modernes à avoir une langue littéraire.

Son art poétique servait à tous les peuples romans, et même aux Allemands et aux Anglais, de modèle alors inégalé.

Dans le perfectionnement de la civilisation courtoise féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français du Nord et les Normands d’Angleterre ; dans l’industrie et le commerce, elle ne le cédait en rien aux Italiens.

Ce n’est pas seulement « une phase de la vie du Moyen-Âge… qui avait connu grâce à elle » un grand éclat, elle offrait même, au cœur du Moyen-Âge, un reflet de l’ancienne civilisation hellène.

La nation de la France du Sud n’avait donc pas « acquis » de grands, mais d’infinis « mérites envers la famille des peuples d’Europe ».

Pourtant, comme la Pologne, elle fut partagée entre la France du Nord et l’Angleterre et plus tard entièrement assujettie par les Français du Nord.

Depuis la guerre des Albigeois jusqu’à Louis XI, les Français du Nord, qui, dans le domaine de la culture, étaient aussi en retard sur leurs voisins du Sud que les Russes sur les Polonais, menèrent des guerres d’asservissement ininterrompues contre les Français du Sud, et finirent par soumettre tout le pays.

La « république des nobles du Midi de la France » (cette dénomination est tout à fait juste pour l’apogée) « a été empêchée par le despotisme de Louis XI d’accomplir sa propre suppression intérieure », qui, grâce au développement de la bourgeoisie des villes, aurait été au moins aussi possible que l’abolition de la république polonaise des nobles, grâce à la constitution de 1791.

Des siècles durant, les Français du Sud luttèrent contre leurs oppresseurs. Mais le développement historique était inexorable.

Après une lutte de trois cents ans, leur belle langue était ramenée au rang de patois, et ils étaient eux-mêmes devenus Français. Le despotisme de la France du Nord sur la France du Sud dura trois cents ans et c’est alors seulement que les Français du Nord réparèrent les torts causés par l’oppression en anéantissant les derniers restes de son autonomie.

La Constituante mit en pièces les provinces indépendantes ; le poing de fer de la Convention fit pour la première fois des habitants de la France du Sud des Français,et pour les dédommager de la perte de leur nationalité, elle leur donna la démocratie.

Mais ce que le citoyen Ruge dit de la Pologne s’applique mot pour mot à la France du Sud pendant les trois cents ans d’oppression : « Le despotisme de la Russie n’a pas libéré les Polonais; la destruction de la noblesse polonaise et le bannissement de tant de familles nobles de Pologne, tout cela n’a fondé en Russie aucune démocratie, aucun humanisme. »

Et pourtant, on n’a jamais traité l’oppression de la France du Sud par les Français du Nord «d’ignominieuse injustice ». Comment cela se fait-il, citoyen Ruge ? Ou bien l’oppression de la France du Sud est une ignominieuse injustice ou bien l’oppression de la Pologne n’est pas une ignominieuse injustice. Que le citoyen Ruge choisisse.

Mais où réside la différence entre les Polonais et les Français du Sud ? Pourquoi la France du Sud fut-elle prise en remorque par les Français du Nord, comme un poids mort jusqu’à son total anéantissement, tandis que la Pologne a toute perspective de se trouver très bientôt à la tête de tous les peuples slaves ?

La France du Sud constituait, par suite de rapports sociaux que nous ne pouvons expliquer plus amplement ici, la partie réactionnaire de la France.

Son opposition contre la France du Nord se transforma bientôt en opposition contre les classes progressives de toute la France.

Elle fut le soutien principal du féodalisme et elle est restée jusqu’à maintenant la force de la contre-révolution en France.

La Pologne en revanche fut, en raison de rapports sociaux que nous avons expliqués ci-dessus, la partie révolutionnaire de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse.

Son opposition à ses oppresseurs était en même temps à l’intérieur une opposition à la haute aristocratie polonaise.

Même la noblesse qui se trouvait encore en partie sur un terrain féodal, se rallia avec un dévouement sans exemple à la révolution démocratique agraire. La Pologne était déjà devenue le foyer de la démocratie de l’Europe orientale alors que l’Allemagne tâtonnait encore dans l’idéologie constitutionnelle la plus banale, et l’idéologie philosophique la plus délirante.

=>Retour au dossier sur Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné

Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné – 5e partie : «l’âme extatique»

Le projet étant en échec, la perspective bloquée, Les Tragiques ne pouvaient exprimer le calvinisme français que par un ton chaotique, un fil décousu, une approche à la fois satirique et tragique, dans une impression de confusion générale.

Il s’agit d’une fuite en avant, propre par ailleurs à la faiblesse idéologique du calvinisme naissant.

Martin Luther, une fois qu’il aura soutenu la noblesse contre les paysans révoltés, se précipitera pareillement dans une fuite en avant dans une sorte d’anticapitalisme romantique avant l’heure, adoptant un ton forcené appelant au massacre des sorcières et des juifs, afin de trouver une « direction » à indiquer, une perspective communautaire donnant du sens en apparence.

C’est pourquoi Théodore Agrippa d’Aubigné appelle à accepter la défaite pour porter une forme de transcendance :

« A vous la vie, à vous qui pour Christ la perdez,

Et qui en la perdant très-sûre la rendez,

La mettez en lieu fort, imprenable, en bonn’ ombre,

N’attachant la victoire et le succès au nombre »

Il s’agit ici en effet d’une référence au psaume 91, dit psaume de la protection (« Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut Repose à l’ombre du Tout Puissant »). On est là dans un appel désespéré et voici justement comment se concluent les Tragiques :

« Chétif, je ne puis plus approcher de mon œil

L’œil du ciel; je ne puis supporter le soleil.

Encor tout ébloui, en raisons je me fonde

Pour de mon âme voir la grand’ âme du monde,

Savoir ce qu’on ne sait et qu’on ne peut savoir,

Ce que n’a ouï l’oreille et que l’œil n’a peu voir :

Mes sens n’ont plus de sens, l’esprit de moi s’envole,

Le cœur ravi se tait, ma bouche est sans parole :

Tout meurt, l’âme s’enfuit et, reprenant son lieu,

Extatique, se pâme au giron de son Dieu. »

On est là bien loin de tout rationalisme ; c’est ici une perspective mystique, propre à Saint Augustin (l’Église catholique romaine s’appuyant à la fois sur lui et sur Thomas d’Aquin, en un savant équilibre et un grand compromis).

C’est un mysticisme ainsi féodal et les commentateurs bourgeois n’ont pas perçu le caractère réel des Tragiques, l’œuvre n’ayant par ailleurs aucun impact historique, étant simplement redécouverte au XIXe siècle comme une sorte de curiosité baroque.

Il n’y a pourtant aucun rapport avec le baroque, cette forme culturelle agressive de catholicisme visant à la « reconquête » idéologique ; la base réelle, c’est la faiblesse de fond de la direction du calvinisme français, en raison de l’effondrement de l’aristocratie comme classe autonome par rapport à la monarchie, qui devient absolue.

Théodore Agrippa d’Aubigné témoigne, pour cette raison même, d’une incapacité à se concentrer sur un seul système de références, à se place dans une perspective cohérente.

Voici un exemple où il prend comme référence Skanderbeg (Georges Castriote) (1405-1468), qui enfant fut enlevé par l’Empire ottoman et devint un chef de guerre, avant de se retourner contre eux, devenant ainsi le héros national albanais et une figure de l’opposition aux conquêtes musulmanes en terres chrétiennes.

Skanderbeg, portrait gravé de 1660

Pourquoi Théodore Agrippa d’Aubigné est-il allé chercher une telle référence ? Quel rapport à la cause protestante ? Théodore Agrippa d’Aubigné est ici aveuglé par les images fortes ; de ce fait, il sort de la démarche culturelle française historiquement nationale.

« Ainsi de Scanderbeg l’enfance fut ravie

Sous de tels précepteurs, sa nature asservie

En un sérail coquin; de délices friand,

Il huma pour son lait la grandeur d’Orient;

Par la voix des muphtis on emplit ses oreilles

Des faits de Mahomet et miracles des vieilles;

Mais le bon sens vainquit l’illusion des sens,

Lui faisant méprisé tant d’arborer croissants

(Les armes qui faisaient courber toute la terre),

Pour au grand empereur oser faire la guerre

Par un petit troupeau ruiné et mal en point;

Se fit le chef de ceux qu’il ne connaissait point.

De là tant de combats, tant de faits, tant de gloire,

Que chacun les peut lire, et nul ne les peut croire. »

Voici un autre passage, tout à fait représentatif du flot de reproches et d’attaques, d’appels à Dieu et d’images tellement travaillées qu’on en perd le fil, de manière totalement à rebours tant de l’esprit français qui se forme et qui donnera le classicisme, que de la base rationaliste calviniste elle-même, qui a pourtant permis l’émergence du classicisme en tant que tel.

« Qui se cache ? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?

Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles
Ou quand l’aube du jour vous prêterait ses ailes,
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher,
Quand la nuit tâcherait en sa nuit vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la vue.

Or voici les lions de torches acculés,
Les ours à nez percés, les loups emmuselés :
Tout s’élève contre eux : les beautés de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d’ordure,
Se confrontent en mire et se lèvent contre eux.

« Pourquoi, dira le Feu, avez-vous de mes feux,
Qui n’étaient ordonnés qu’à l’usage de vie,
Fait des bourreaux, valets de votre tyrannie ? »

L’air encore une fois contre eux se troublera,
Justice au juge saint, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoi, tyrans et furieuses bestes,
M’empoisonnâtes-vous de charognes, de pestes,
Des corps de vos meurtris ? » – « Pourquoi, diront les eaux,
Changeâtes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux ? »
Les monts, qui ont ridé le front à vos supplices :

« Pourquoi nous avez-vous rendu vos précipices ?
– Pourquoi nous avez-vous, diront les arbres, faits
D’arbres délicieux, exécrables gibets ? »

Nature, blanche, vive et belle de soi-même,
Présentera son front ridé, fâcheux et blême,
Aux peuples d’Italie et puis aux nations
Qui les ont enviés en leurs inventions,
Pour, de poison mêlé au milieu des viandes,
Tromper l’amère mort en ses liqueurs friandes,
Donner au meurtre faux le métier de nourrir,
Et sous les fleurs de vie embûcher le mourir. »

La forme même de l’œuvre était insupportable pour la culture française parvenant à une simplicité très élaborée ; la monarchie absolue l’emportait sur un calvinisme davantage décentralisateur qu’authentiquement capitaliste.

=>Retour au dossier sur Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné

Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné: des Misères au Jugement

Cette limitation historique du calvinisme en France qui s’exprime dans Les Tragiques se lit également dans la forme du recueil. L’œuvre est divisée en sept parties, appelées livres, avec chacune un titre : Misères, Princes, La chambre dorée, Les feux, Les fers, Vengeances, Jugement.

On peut y voir, dans sa structure, un parallèle avec les sept sceaux de l’Apocalypse de Jean ; on retrouve, pareillement, des descriptions de choses monstrueuses, avant que les justes soient sauvés.

Misères décrit la terrible situation d’alors, alors que Théodore Agrippa d’Aubigné se présente comme un nouveau Hannibal partant en guerre contre Rome.

Cela va naturellement de pair avec une obsession, propre aux monarchomaques : la dénonciation de Catherine de Médicis, considérée comme à l’origine de tous les maux, avec son activité d’empoisonneuse et de semeuses de troubles, elle qui est à l’origine du massacre de la Saint-Barthélémy.

Il y a ici une lecture bien trop unilatérale, témoignant d’un irrationnalisme qui coûta la victoire à la direction calviniste :

« En vain, Reine, tu as rempli une boutique
Des drogues du métier, et, ménage magique,
En vain fais-tu amas dans les tais des défunts
De poix noire, de camphre à faire tes parfums;

Tu y brûles en vain cyprès et mandragore,
La ciguë, la rue et le blanc hellébore,
La teste d’un chat roux, d’un céraste la peau,
De la chauve-souris le sang, et de la louve

Le lait chaudement pris sur le point qu’elle trouve
Sa tanière volée et son fruit emporté :

Le nombril frais-coupé à l’enfant avorté,
Le coeur d’un viel crapaud, le foie d’un dipsade,
Les yeux d’un basilic, la dent d’un chien malade
Et la bave qu’il rend en contemplant les flots;

La queue du poisson Ancre des matelots,
Contre lequel en vain vent et voile s’essaye;

Le vierge parchemin, le palais de fressaye [l’effraie, une chouette].
Tant d’étranges moyens tu recherches en vain,
Tu en as de plus prompts en ta fatale main :

Car, quand dans un corps mort un démon tu ingères,
Tu le vas menaçant d’un fouet de vipères »

Voici un autre passage, où Théodore Agrippa d’Aubigné décrit les punitions qu’ont connu ceux qui se sont mal comportés.

On est ici en plein mysticisme digne justement du catholicisme pourtant combattu et Théodore Agrippa d’Aubigné pensait même qu’on connaîtrait la fin des temps à court terme.

« Paul, pape incestueux, premier inquisiteur,

S’est vu mangé des vers, salle persécuteur.

Philippe, incestueux et meurtrier, cette peste

T’en veut, puis qu’elle en veut au parricide inceste.

Néron, tu mis en poudre et en cendre et en sang

Le vénérable front et la gloire et le flanc

De ton vieux précepteur, ta patrie et ta mère,

Trois que ton destin fit avorter en vipère,

Chasser le docte esprit par qui tu fus savant,

Mettre en cendre ta ville, et puis la cendre au vent;

Arracher la matrice à qui tu dois la vie.

Tu devais à ces trois la vie aux trois ravie,

Miroûer de cruauté, duquel l’infâme nom

Retentira cruel, quand on dira Néron.  »

Le second livre, Princes, dénonce Charles IX et Henri II (avec ses « mignons ») ainsi que les magistrats dans La chambre dorée, qui désigne en fait la grande chambre du Parlement de Paris, au Palais de Justice.

Voici un extrait de ce troisième livre du recueil :

« Encor fallut-il voir cette Chambre Dorée
De justice jadis, d’or maintenant parée
Par dons, non par raison : là se voit décider
La force et non le droit; là voit-on présider
Sur un trône élevé l’Injustice impudente.

Son parement était d’écarlate sanglante
Qui goutte sans repos; elle n’a plus aux yeux
Le bandeau des anciens, mais l’éclat furieux
Des regards fourvoyants; inconstamment se vire
En peine sur le bon, en loyer sur le pire;

Sa balance aux poids d’or trébuche faussement ;
Près d’elle sont assis au lit de jugement
Ceux qui peuvent monter par marchandise impure,
Qui peuvent commencer par notable parjure,
Qui d’âme et de salut ont quitté le souci. »

On trouve ensuite Les feux et Les fers, racontant comment les protestants furent brûlés, massacrés, mais triomphent dans les cieux ; voici un passage où Théodore Agrippa d’Aubigné mentionne le martyr de Jan Hus, à l’origine du hussitisme qui se prolongea en le taborisme, marquant l’émergence du protestantisme :

« Âmes dessous l’autel victimes des idoles,
Je prête à vos courroux le fiel de mes paroles,
En attendant le jour que l’ange délivrant
Vous aille les portaux du paradis ouvrant.
De qui puis-je choisir l’exemple et le courage ?

Tous courages de Dieu, j’honorerai votre âge,
Vieillard de qui le poil a donné lustre au sang,
Et de qui le sang fut décoré du poil blanc :

Hus, Jérôme de Prague, images bien connues
Des témoins que Sodome a traînés par les rues
Couronnées de papier, de gloire couronnés.

Par le siège qui a d’or mitrés et ornés
Ceux qui n’étaient pasteurs qu’en papier et en titres,
Et aux évêques d’or, fait de papier les mitres. »

L’œuvre se concluant par le livre militant Vengeances, où les méchants sont frappés par le courroux divin et enfin Jugement, racontant le rétablissement de la justice à la fin des temps.

Il s’agit d’un appel à « l’Eternel » à faire descendre ses « hauts cieux » :

« Dieu veut que son image en nos cœurs soit empreinte

Être craint par amour et non aimé par crainte ;

Il hait la pâle peur d’esclaves fugitifs,

Il aime ses enfants amoureux et craintifs. »

C’est, on le comprend, la clef de l’œuvre. Théodore Agrippa d’Aubigné appelle à croire en la victoire coûte que coûte ; il s’imagine représenter une victoire possible au-delà d’une défaite temporaire, alors qu’en réalité il exprime un effondrement général.

=>Retour au dossier sur Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné

Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné: défense de la royauté et charge anti-féodale

En tant que recueil poétique, Les Tragiques reflètent à la fois une démarche de rupture avec le féodalisme porté par le calvinisme, mais également l’échec du calvinisme français de par la base de sa direction largement soumise à des fractions aristocratiques.

C’est une œuvre significative de tout un processus historique ayant eu une importance capitale en France, puisque conditionnant les modalités de l’affirmation de la monarchie absolue.

Cela représente également la preuve que le calvinisme en français, dans sa charge anti-féodale, malgré sa correspondance aux attentes de la bourgeoisie et du capitalisme, a été porté, dans sa direction, par une partie de l’aristocratie.

Théodore Agrippa d’Aubigné lui-même est un aristocrate, dont l’histoire familiale témoigne de cette catastrophe que connut le calvinisme en France. Né en 1552, il a eu comme père un juge de la ville de Pons qui était de grande instruction humaniste ; sa mère mourut à sa naissance, ce qui lui valut son prénom, du latin aegre partus, accouchement difficile.

Pour l’anecdote, il est tout à fait possible, ce que les commentateurs bourgeois n’ont pas vu, que le nom fasse référence au Pons Agrippae, un pont à Rome en l’honneur de Marcus Agrippa – la famille d’Aubigné venant de Pons, dans le Sud-Ouest.

Théodore Agrippa d’Aubigné en 1622

Théodore Agrippa d’Aubigné apprit dès l’enfance le français, le latin, le grec, l’hébreu. S’il s’était converti tardivement au calvinisme, son père y prit part de manière décidée et fit jurer à son fils de venger les martyrs de la conjuration d’Amboise, alors que ceux-ci avaient leurs têtes coupées posées sur des pieux.

Mais cet engagement ne sera que l’épisode d’une génération. Son fils Constant sombra dans la décadence, devenant un débauché ayant tué sa première femme, sa petite-fille Françoise devint marquise de Maintenon, maîtresse de Louis XIV, avec qui elle finit par se marier secrètement à la fin de sa vie.

C’est tout à fait représentatif : la génération calviniste fut brillante, mais éphémère. Elle fut portée par l’humanisme et la bourgeoisie naissante, mais dominée par les fractions aristocratiques cherchant d’un côté à s’émanciper du clergé, de l’autre à refuser la centralisation inévitable du pays.

Théodore Agrippa d’Aubigné, dans Les Tragiques, oscille invariablement entre deux pôles. D’un côté, il développe une tonalité militante, de nature anti-féodale, de l’autre il bascule dans le pessimisme, la passivité, le chaos propre à une couche sociale en train de mourir.

La conséquence en est une œuvre donnant une terrible impression de fourre-tout, puisqu’on voit pas les contours, ni les lignes directrices. Le mélange des références à l’antiquité gréco-romaine et de celles à la Bible trouble, tout comme les constats d’échecs et d’impuissance accouplés à des appels à la révolte généralisée.

Cela produit une nostalgie absurde d’une royauté idéale, dans l’esprit des monarchomaques dénonçant le « tyran », sans voir que ce regard anti-féodal ne pouvait être porté que par la bourgeoisie, non pas par une aristocratie anti-centralisatrice.

Voici une dénonciation représentative de l’esprit de Théodore Agrippa d’Aubigné, que l’on trouve dans le troisième livre de son recueil :

« Jadis nos rois anciens, vrais pères et vrais rois,

Nourrissons de la France, en faisant quelquefois

Le tour de leur pays, en diverses contrées,

Faisaient par les cités de superbes entrées.

Chacun s’éjouissait : on savait bien pourquoi ;

Les enfants de quatre ans criaient : Vive le roi !

Les villes employaient mille et mille artifices

Pour faire comme font les Meilleures nourrices,

De qui le sein fécond se prodigue à s’ouvrir,

Veut montrer qu’il en a pour perdre et pour nourrir.

Il semble que le pis, quand il est ému, voie :

Il se jette en la main, dont ces mères de joie

Font rejaillir, aux yeux de leurs mignons enfants,

Du lait qui les regorge : à leurs Rois triomphants,

Triomphants par la paix, ces villes nourricières,

Prodiguaient leur substance, et, en toutes manières,

Montraient au ciel serein leurs trésors enfermés,

Et leur lait et leur joie à leurs Rois bien-aimés.

Nos tyrans aujourd’hui entrent d’une autre sorte ;

La ville qui les voit a visage de morte ;

Quand son prince la foule, il la voit de tels yeux

Que Néron voyait Rome en l’éclat de ses feux.

Quand le tyran s’égaie en la ville où il entre,

La ville est un corps mort, il passe sur son ventre,

Et ce n’est plus du lait qu’elle prodigue en l’air,

C’est du sang (…). »

Or, cette approche est contradictoire : soit le calvinisme veut aller de l’avant et donc dépasser le féodalisme – ce qu’il a fait par exemple aux Pays-Bas – soit il veut retourner vers une forme passée, mais cette forme était par définition liée à la féodalité.

Théodore Agrippa d’Aubigné exprime le point de vue des aristocrates refusant la centralisation et donc regardant en arrière, mais opposé au clergé et donc regardant en avant.

Mais le fait même de vouloir aller de l’avant annule la position aristocratique, tout comme le fait de vouloir retourner à une forme passée annule la charge anti-cléricale. La conséquence en est une incohérence qui a, davantage que la répression, fait s’effondrer le calvinisme français.

C’est la raison pour laquelle Les Tragiques n’eurent aucun écho historique, laissant seulement une trace.

=>Retour au dossier sur Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné