Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné et le «Désert»

Les Tragiques sont ainsi une œuvre exprimant une défaite, et c’est cela qui fait son intérêt, Théodore Agrippa d’Aubigné étant une figure historique d’une grande importance pour la France du XVIe siècle.

Il fut, en effet, un des principaux activistes de la cause protestante en France, tant sur le plan militaire que sur le plan intellectuel.

C’est en ce sens qu’ont une valeur historique les écrits de Théodore Agrippa d’Aubigné synthétisant cet épisode historique que furent les guerres de religion : Les Tragiques, écrits en vers et publiés en 1616), l’Histoire Universelle, publiés dans la période 1616-1620, en prose et d’une approche plus formelle.

Théodore Agrippa d’Aubigné en 1622

Pour cette raison, conformément à son interprétation de la situation – celle du Désert, c’est-à-dire d’une période d’exil face à la menace –Théodore Agrippa d’Aubigné signera Les Tragiques d’un pseudonyme, LBDD (le bouc du désert).

Les calvinistes se considéraient, après la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685 comme les Hébreux à la sortie d’Égypte (Exode, 14-17), dans le « Désert ».

Mais le principe remonte à plus loin : dans Les Tragiques, Théodore Agrippe d’Aubigné utilise déjà cette référence, qui est également présente dans l’apocalypse, une femme se réfugiant dans le désert pour éviter d’être noyé par l’eau sortant massivement d’un dragon.

Le désert est aride, mais protecteur et il ne dure qu’un temps, telle est la vision qu’a Théodore Agrippa d’Aubigné de la situation qu’il connaît :

« O Désert, promesse des cieux,
Infertile mais bienheureux !
Tu as une seule abondance,
Tu produis les célestes dons,
Et la fertilité de France
Ne gît qu’en épineux chardons.
Tu es circuit, non surpris,
Et menacé sans être pris.
Le dragon ne peut et s’essaie :
Il ne peut nuire que des yeux. »

Il s’agit de porter la vérité, qui ne peut naître que dans l’adversité :

« La vérité a coutume
D’accoucher en un lieu secret »

Il faut donc assumer le bannissement qui a été imposé à la vérité, pour la porter :

« Voilà comment de nous la vérité bannie,
Meurtrie et déchirée, est aux prisons, aux fers,
Ou égare ses pas parmi les lieux déserts »

Cela fait des calvinistes le David des temps modernes, défendant la vérité avec une fronde :

« Je commençais à arracher
Des cailloux polis d’un rocher,
Et elle [la Vérité] tordait une fronde ;
Puis nous jetions par l’univers,
En forme d’une pierre ronde
Ses belles plaintes et mes vers.

(…)

Vous bienheureux les malheureux !
Separant des fanges du monde
Votre chrétienne liberté,
Vous défendez à coups de fronde
Les logis de la vérité »

Or, il y a là une contradiction essentielle. La France a été un pays marqué à la fois par l’humanisme (du Nord et de l’Est de l’Europe) et par la Renaissance italienne, au point qu’aujourd’hui les commentateurs bourgeois sont incapables de distinguer les deux.

Mais Agrippa d’Aubigné aurait dû représenter le calvinisme, dans une démarche parallèle à celle de l’humanisme : pourquoi trouve-t-on alors des éléments de la Renaissance ? C’est que son calvinisme n’a pas atteint un niveau suffisant de maturité pour ne pas utiliser des valeurs de la Renaissance.

Cela tient bien entendu à la base aristocratique de Théodore Agrippa d’Aubigné et de ce qu’il représente.

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«Je veux peindre la France une mère affligée»

Nous sommes en 1616 lorsque Les Tragiques sont publiées, alors que Henri IV s’est fait assassiné en 1610, malgré qu’il ait abjuré le protestantisme en 1593. Son auteur, Théodore Agrippa d’Aubigné, figure du protestantisme et historiquement très proche de Henri IV, ne peut plus alors faire qu’un constat désabusé :

« ce siècle n’est rien qu’une histoire tragique »

Son parti, celui du calvinisme qui s’est lancé dans une grande offensive anti-cléricale, n’a pas réussi sa percée, alors que son chef même, son proche ami qu’il a toujours valorisé comme le chef des protestants, a capitulé pour devenir Roi. L’Édit de Nantes qu’il a formulé est d’ailleurs terriblement bancal et un piège se refermant sur les calvinistes.

François Quesnel  (1542–1619),
Portrait dessiné du roi Henri IV, 1602

La situation est très mauvaise de par le rapport de force, et exprimée dans le passage le plus célèbre des Tragiques, sous la forme de deux bébés dont l’un, plus fort, prive l’autre de nourriture et provoque de terribles douleurs à sa mère.

Voici comment Théodore Agrippa d’Aubigné met cela en scène, dans le premier des sept livres que forme le recueil poétique des Tragiques (des espaces sont laissées pour faciliter la lecture) :

« Je veux peindre la France une mère affligée,
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups
D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donnait à son besson l’usage ;

Ce voleur acharné, cet Esaü malheureux,
Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,
Si que, pour arracher à son frère la vie,
Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.

Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui [aujourd’hui],
Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,
À la fin se défend, et sa juste colère
Rend à l’autre un combat dont le champ et la mère.

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,
Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

Leur conflit se rallume et fait si furieux
Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme éplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins tout déchirés, sanglants,
Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las
Viole en poursuivant l’asile de ses bras.
Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa proche ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;
Or vivez de venin, sanglante géniture,
Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

Ce panorama terrible de la guerre des religions, Pierre de Ronsard l’avait exprimé de manière similaire, du point de vue catholique en 1562, dans son Discours des misères de ce temps, à la reine mère du Roi.

On ne doit pas en être étonné, car Théodore Agrippa d’Aubigné s’est toujours réclamé de Pierre de Ronsard et a intitulé Misères le premier recueil des Tragiques d’où est tiré ce plus fameux passage.

Voici ce que dit Pierre de Ronsard, pour bien comprendre l’écho que représente la démarche de Théodore Agrippa d’Aubigné :

« Ce monstre (le Protestantisme) arme le fils contre son propre père 
Et le frère (ô malheur !) arme contre son frère,
La sœur contre la sœur, et les cousins germains
Au sang de leurs cousins veulent tremper leurs mains :
L’oncle hait son neveu, le serviteur son maître
La femme ne veut plus son mari reconnaître
Les enfants sans raison disputent de la foi 
Et tout à l’abandon va sans ordre et sans loi. »

La contradiction saute ici aux yeux à l’observateur averti. Théodore Agrippa d’Aubigné se revendique de Pierre de Ronsard et cherche à remettre la France dans le droit chemin, au-delà ce qui lui apparaît comme une déviation.

Il ne comprend pas ce que représente Pierre de Ronsard, il s’imagine qu’il peut le reconnaître culturellement, alors que son approche est celle de la synthèse Renaissance-humanisme propre à la France, avec sa monarchie pactisant avec le catholicisme pour devenir absolue.

Il ne comprend pas l’ampleur du calvinisme, la signification de rupture complète avec la féodalité, pas plus qu’il ne comprend pas pourquoi celui-ci ne triomphe pas en France.

Et son style s’en ressent : Les Tragiques sont une œuvre d’environ dix mille vers extrêmement difficile à lire, dans un français tortueux rempli de références à la Bible mais également à l’Antiquité gréco-romaine.

C’est le reflet d’un terrible problème de fond, montrant les limites historiques du calvinisme en France.

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Honoré de Balzac – extraits de Sur Catherine de Médicis (1830)

L’immense Honoré de Balzac était un auteur réaliste, mais son point de vue personnel le rattachait aux romantiques. Voici comment dans Sur Catherine de Médicis, il présente de manière très agressive Jean Calvin, alors que dans son roman il est, comme d’habitude avec son réalisme, obligé de faire une distinction entre le calvinisme opportuniste des nobles et celui, plein d’élan, de vigueur, de vérité, du calvinisme bourgeois.

Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle.

Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république.

Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande.

Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même.

Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France.

Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.

Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à cause de la sévérité de sa réforme.

Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question.

Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années.

Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil.

Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève.

Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève.

Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?

L’existence si semblable de Robespierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation !

Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances ecclésiastiques. »

Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire, » n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique.

Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève.

Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsée fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. »

Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient.

Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.

Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! »

Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée.

Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. »

Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott a si bien peints !

La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou.

L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions.

Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas un battement de cœur donné à une femme à se reprocher.

Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.

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Jean Calvin : les laïcs organisent l’Eglise au nom de Jésus

Le protestantisme est le prolongement direct du hussitisme. On doit même parler d’identité, ce que bien entendu seul le matérialisme dialectique est en mesure de constater. La forme et le contenu du hussitisme et du protestantisme sont en tout point similaire.

De fait, de la même manière qu’on y retrouve le rejet des images, on a une remise en cause des cérémonies religieuses traditionnelles et du rôle de l’Église et de son clergé.

Le vrai maître, c’est Jésus, qui parle à l’entendement, par conséquent tout doit tourner autour de lui. Son arrivée bouleverse la tradition qu’on trouvait dans l’Ancien Testament : désormais, chacun est égal face à Dieu.

Jean Calvin exprime cela de la manière suivante :

« Dieu ne s’est jamais manifesté aux hommes, sinon par son Fils. C’est à dire, par sa seule Sagesse : Lumière, et Vérité.

Or combien que cette Sagesse se fut auparavant montrée et découverte en plusieurs manières : toutefois elle ne reluisait point encore pleinement.

Mais quand finalement elle a été manifestée en chair, elle nous a déclaré à bouche ouverte, tout ce qui peut entrer de Dieu en l’humain esprit, et tout ce qui s’en doit penser: car certes l’apôtre n’a pas voulu signifier une chose vulgaire, quand il a dit que Dieu avait parlé aux anciens Pères par ses Prophètes, en plusieurs sortes et plusieurs manières, mais qu’en ces derniers jours il a parlé à nous par son cher Fils. »

Jésus est le prétexte à la remise en cause de l’ordre féodal.

L’un des grands symboles de la révolte hussite était justement le calice, car le clergé devait céder la place aux laïcs qui eux aussi devaient pouvoir boire le vin, c’est-à-dire le sang du Christ. De fait, dans le protestantisme, et encore plus avec Jean Calvin, les masses ont accès au divin, qui de fait s’humanise.

Les masses ont ainsi accès au pain et au vin lors de la cérémonie rappelant la Cène, le dernier repas de Jésus avec les apôtres. Critiquant Martin Luther qui tente de conjuguer un aspect à la fois matérialiste et mystique dans le pain et le vin, Jean Calvin considère qu’il ne s’agit bien que de pain et de vin, rien de plus, certainement pas du « corps du Christ ».

Ce sont simplement des signes, fournis par le Saint Esprit et par là plus que des signes : ce sont en quelque sorte des paroles divines visibles. D’ailleurs, lorsqu’on baptise les enfants, cela ne consiste plus qu’en la récitation d’une confession de foi devant l’église.

Comme on le voit, Jean Calvin ne fait pas de « fétiche » ; tout est dans la « parole », liée à l’entendement, cette parole ayant une dimension divine de par le rôle du Saint Esprit, intermédiaire en quelque sorte entre Dieu et les humains. Calvin résume ce point de vue de la manière suivante :

« Celui-là obtempère à Dieu, qui étant enseigné de sa volonté, va où elle l’appelle. Or où est-ce que Dieu nous enseigne de sa volonté, sinon en sa Parole ? »

Jean Calvin mentionne également ce passage de l’Apocalypse (19:10) :

« Et je tombai à ses pieds pour l’adorer; mais il me dit: Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu. -Car le témoignage de Jésus est l’esprit de la prophétie. »

Jean Calvin fait un grand nettoyage : il supprime tous les moyens superstitieux d’influencer le divin. Il n’y a pas dans les temples calvinistes de crucifix, aucune décoration : l’entendement prime sur tout.

Constatant les prétendues gouttes de lait de la Vierge Marie qu’on trouve à profusion, Jean Calvin constate ironiquement :

« Tant il y a que si la Sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand peine en eût-elle pu rendre telle quantité. »

Il n’y a donc dans le calvinisme plus de « saints », il n’y a plus de prières pour les morts, il n’y a plus de gestes comme les signes de croix, il n’y a plus d’objets tels les cierges, il n’y a plus de vêtements spécifiques, il n’y a plus de musique, il n’y a plus aucune image.

Cela va de pair avec la dénonciation de la superstition et de la futilité par rapport à la recherche de la dignité individuelle permise par la figure de Jésus :

« Au lieu de chercher Jésus-Christ en sa parole, en ses sacrements et en ses grâces spirituelles, le monde, selon sa coutume, s’est amusé à ses robes, chemises et drapeaux. »

Dans ce cadre, le « purgatoire », inventé quelques siècles auparavant par l’Église, est une notion supprimée.

On n’a plus non plus de clergé faisant face aux fidèles, mais une même voix alternant, avec le prêche d’un « ministre » et les chants des fidèles, car il n’y a plus de structure à part, seulement une « administration de la parole de Dieu ».

Le rôle des « ministres » est parfaitement défini, et ne relève jamais du sacerdoce. On trouve ainsi un « pasteur », le seul ministre pouvant ici remplacer les autres ; il est coopté par les autres pasteurs ou choisi par un « consistoire » communautaire. A côté de cela on trouve un « docteur » qui enseigne aux fidèles la doctrine religieuse, ainsi qu’un « diacre », dont le rôle est de s’occuper des pauvres et des malades.

Le dernier poste est celui de « l’ancien ». C’est un statut très particulier : les anciens sont choisis dans la communauté, avec l’accord des pasteurs. Ils participent alors au « consistoire ».

Mais dans ce « consistoire », les anciens forment les 2/3 des présents, les pasteurs 1/3. Cela signifie que les laïcs ont l’hégémonie dans « l’église » locale ; ce sont eux qui ont les prérogatives morales et juridiques.

Les pasteurs doivent d’ailleurs prêter un serment de respecter la légalité et de reconnaître par là que leur rôle n’est qu’utilitaire dans le cadre de la communauté.

C’est là la clef : Jean Calvin inaugure une nouvelle époque, celle où la communauté civile devient le coeur de la société, et non plus le clergé, avec la noblesse en arrière-plan. Cette dimension progressiste, anti-féodale, est portée par la bourgeoisie naissante.

Jean Calvin représente à ce titre le meilleur de ce qui est né en France au XVIe siècle.

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Jean Calvin : briser le culte des images au nom de l’entendement

En tant que vision du monde, le calvinisme avait à réaliser une tâche très importante. Le mouvement hussite – à la base du protestantisme – avait attaqué vigoureusement l’Église catholique pour son utilisation des images, dégradant la dignité de Dieu afin de servir des intérêts humains.

On a ici quelque chose de bien plus profond que l’argument catholique selon quoi le protestantisme serait une simple révolte contre les abus des « indulgences », où le pape monnayait le pardon divin.

Les choses ont une dimension bien plus immense : il en va de la dignité de l’être humain lui-même. L’être humain dispose de l’entendement, et par conséquent il doit raisonner en toute indépendance, au moyen de Dieu en tant que concept.

Il n’y a donc nulle place pour la superstition, et par conséquent pour le culte des « saints », qui seraient un intermédiaire avec Dieu.

L’entendement ne s’appuie pas sur autre chose que lui-même, l’être humain sur autre chose que lui-même. L’être humain est face à Dieu, par la raison ; il n’y a pas de place pour l’utilisation d’images comme intermédiaires.

L’être humain est face à lui-même, il doit s’auto-exiger la morale, il ne doit pas atteindre qu’on lui ordonne de l’extérieur.

Jean Calvin est par conséquent extrêmement strict dans la mise en avant de la raison, contre la passivité qu’impliquent les images, et surtout leur contenu proprement humain :

« Car d’où vient le principe de majesté à toutes les idoles, sinon du plaisir et appétit des hommes ? »

L’image, appliquée à Dieu, réduit sa portée et ne fait que répondre à des exigences humaines, par définition particulières et non universelles. Préserver l’universel dans toute sa dignité impose qu’on ne le réduise pas en l’exprimant graphiquement de manière partielle.

Le message universel a une signification en soi relevant de la raison ; il n’est nul besoin d’en « ajouter » dans l’éducation. Tous les moyens employés par l’Église catholique sont donc, pour Jean Calvin, intolérables, une construction artificielle à rejeter catégoriquement.

Comme il le souligne :

« Ce n’est point la manière d’enseigner les Chrétiens au temple, lesquels Dieu veut là être autrement endoctrinez que de ces fatras. Il propose une doctrine commune à tous, en la prédication de sa Parole et aux Sacrements.

Ceux qui prennent loisir de jeter les yeux ça et là pour contempler les images, montrent qu’ils ne sont guère affectionnez à l’adresse que Dieu leur donne. »

Jean Calvin

Ce qui est très important ici, c’est la manière avec laquelle Jean Calvin oppose la multiplicité des images à la dimension unique du sacrifice de Jésus sur la croix, qui permet la dignité humaine en tant que telle.

La représentation n’est pour ainsi dire qu’une caricature en particulier d’un acte dont la portée générale fait justement triompher la raison. Il ne faut pas faire un fétiche de la raison, mais raisonner, sur la base de l’entendement : c’est lui qu’appelle Jésus, sinon il ne serait pas mort sur la croix, mais aurait fait de la « propagande » comme l’a justement fait l’Église catholique aux yeux de Jean Calvin :

« Paul témoigne que Jésus Christ nous est peint au vif par la prédication de l’Évangile, voire crucifié devant nos yeux : de quoi donc servait-il d’élever aux temples tant de croix de pierre et de bois, d’or et d’argent, si cela eut été bien imprimé au peuple, que Christ a été crucifié pour porter notre malédiction en la croix? pour effacer nos péchez par son sacrifice? nous laver par son sang, et nous réconcilier à Dieu son Père?

Car de ceste simple parole on eut peu plus profiter vers les simples, que de mille croix de bois ou de pierre. Quant à celle d’or et d’argent, je confesse que les avaricieux y seront plus attentifs qu’à nulles paroles de Dieu. »

Toute représentation liée au divin est donc trompeuse : elle renforce un aspect humain, particulier, là où l’universel doit être vu. On n’apprend par les images lorsqu’on traite de l’universel. Il faut donc briser le culte des images.

Jean Calvin expose donc ce qui est selon lui le point de vue uniformément correct :

« Cependant pour ce que cette sottise brutale a eu la vogue par tout le monde, d’appéter des images visibles pour figurer Dieu : et de fait ils s’en sont bâtis de bois, de pierre, or, argent et toute matière corruptible : il nous faut tenir ceste maxime, toutes fois et quantes qu’on représente Dieu en image, que sa gloire est faussement et méchamment corrompue (…).

 Je sais bien que cela est tenu comme un commun proverbe, Que les images sont les livres des idiots (…). Et quand Jérémie dit que c’est doctrine de vanité : et Habacuc, que l’image de fonte est un docteur de mensonge, nous avons à recueillir de là une doctrine générale, Que tout ce que les hommes apprennent de Dieu par les images, est frivole, et même abusif.

Si quelqu’un réplique que les Prophètes reprennent ceux qui abusent des simulacres à superstition mauvaise, je le confesse : mais je dis d’autre part (ce qui est patent et notoire à chacun) qu’ils condamnent cependant ce que les Papistes tiennent pour maxime infaillible : à savoir que les images servent de livres. Car ils mettent tous simulacres à l’opposite de Dieu, comme choses contraires, et qui ne se peuvent nullement accorder. »

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Jean Calvin et l’interprétation grotesque de Max Weber

On comprend tout à fait pourquoi Jean Calvin a souligné l’importance de ce qui est pour les chrétiens l’Ancien Testament. En effet, s’il entendait mettre en avant une morale économique, il avait besoin d’un modèle de société, et inversement.

On ne trouve pas cela dans le Nouveau Testament, mais l’Ancien est parfaitement utile puisqu’on y trouve de représenté une communauté organisée sur de nouvelles règles. Il suffisait seulement de les interpréter de manière conforme aux exigences de sa propre époque.

Jean Calvin est ici quelqu’un qui produit une vision du monde, maniant de manière dialectique la forme idéologique et les exigences matérielles propres à la petite production s’élançant dans le capitalisme génétalisé.

Il faut ici par conséquent raisonner en mode de production. Ce n’est pas ce que fait Max Weber, dans son œuvre très connue L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Elle est aujourd’hui très décriée, et pour cause : Max Weber raisonne uniquement sur le plan individuel, conformément à la sociologie bourgeoise, ce qui aboutit à des contradictions complètes pour quiconque connaît réellement le calvinisme. 

Son raisonnement est simple : le protestantisme promeut l’ascétisme, et cela a permis l’accumulation de capital, donc de lancer le capitalisme, chaque capitaliste s’imaginant élu de Dieu s’il parvient à triompher économiquement.

Voici ce que dit Max Weber, de manière correcte en apparence et grotesque dans ses conclusions : 

« Le calvinisme est la foi au nom de laquelle aux XVIe et XVIIe siècles ont été menées de grandes luttes politiques et culturelles dans les pays Capitalistes les plus développés : Pays-Bas, Angleterre, France. C’est pourquoi nous commence­rons par lui. A cette époque – voire de nos jours encore – le dogme calviniste considéré comme le plus caractéristique est la doctrine de la prédestination (…).

Dieu n’existe pas pour l’homme, c’est l’homme qui existe pour Dieu ; et toute la création – même si pour Jean Calvin il est hors de doute que seule une petite fraction de l’humanité est appelée au salut éternel – ne prend son sens qu’en tant que moyen de cette fin qu’est la glorification de la majesté de Dieu.

Appliquer les normes de la « justice » terrestre à ses décrets souverains est dépourvu de sens et insulte à sa majesté, car lui, et lui seul, est libre, c’est-à-dire n’est subordonné à aucune loi. Nous ne pouvons comprendre ses décrets, ou même en prendre simplement connaissance, que dans la mesure où il lui plaît de nous les communiquer.

Force nous est de nous en tenir à ces seuls fragments de la vérité éternelle; tout le reste – le sens de notre destin individuel – est entouré de mystères qu’il est impossible de percer et présomptueux de vouloir approfondir.

Si, d’aventure, les réprouvés s’avisaient de se plaindre d’un sort immérité, ils se comporteraient comme des animaux qui déploreraient de ne pas être nés hommes. Car toute créature est séparée de Dieu par un abîme infranchissable et ne mérite que la mort éternelle, dans la mesure où Dieu, pour la glorification de sa majesté, n’en a pas décidé autrement.

Nous savons seulement qu’une partie de l’humanité sera sauvée, l’autre damnée. Admettre que le mérite ou la culpabilité des humains ait une part quelconque dans la détermination de leur destin reviendrait à considérer que les décrets absolument libres de Dieu, et pris de toute éternité, puissent être modifiés sous l’influence humaine – pensée qu’il n’est pas possible de concevoir.

Le « Père qui est aux cieux », le Père du Nouveau Testament, le Père humain et compréhensif qui se réjouit du retour du pécheur, comme le ferait une femme de la pièce d’argent retrouvée, se transforme ici en un être transcendant, par-delà tout entendement humain, qui, de toute éternité, a attribué à chacun son destin et a pourvu aux moindres détails de l’univers.

Il en est ainsi en vertu d’arrêts insondables, irrévocables, au point que la grâce de Dieu est aussi impossible à perdre pour ceux à qui elle a été accordée, qu’impossible à gagner pour ceux à qui elle a été refusée (…).

Le monde existe pour servir la gloire de Dieu, et cela seulement. L’élu chrétien est ici-bas pour augmenter, dans la mesure de ses moyens, la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant les commandements divins, et pour cela seul.

Mais Dieu veut l’efficacité sociale du chrétien, car il entend que la vie sociale soit conforme à ses commandements et qu’elle soit organisée à cette fin. L’activité sociale du calviniste se déroule purement in majorem Dei gloriam. D’où il suit que l’activité professionnelle, laquelle est au service de la vie terrestre de la communauté, participe aussi de ce caractère (…).

Que l’activité temporelle soit capable de donner cette certitude, qu’elle puisse être, pour ainsi dire, considérée comme le moyen approprié pour réagir contre les sentiments d’angoisse religieuse, on en trouve la raison dans les particularités profondes des sentiments religieux professés dans l’Église réformée (…).

Si nous en venons à poser la question : quels sont les fruits auxquels le réformé peut reconnaître indubitablement la vraie foi? une réponse s’imposera : la vraie foi se reconnaît à un type de conduite qui permet au chrétien d’augmenter la gloire de Dieu.

Quant à l’utilité de cette conduite, elle se déduit de la volonté divine révélée directement par la Bible ou indirectement par l’ordre prémédité du monde qu’elle a créé (lex naturae). On était à même de contrôler son propre état de grâce, spécialement en comparant l’état de son âme avec celui des élus de la Bible, par exemple celui des patriarches.

Seul un élu possède réellement la fides efficax, seul il est capable – en vertu de sa nouvelle naissance (regeneratio) et de la sanctification (sanctificatio) de sa vie tout entière qui en découle – d’augmenter la gloire de Dieu par des œuvres réellement, et non pas seulement apparemment. bonnes.

Conscient que sa conduite – du moins en son caractère fondamental et son idéal constant (propositum oboedientiae) – repose sur une force qui œuvre en lui à l’augmentation de la gloire de Dieu, donc qu’une telle conduite est non seulement voulue, mais surtout agie par Dieu, il atteint au bien suprême auquel aspirait cette religion: la certitude de la grâce (…).

Autant les bonnes œuvres sont absolument impropres comme moyen pour obtenir le salut – l’élu lui-même restant une créature, tout ce qu’il fait est infiniment éloigné de ce que Dieu exige -, autant elles demeurent indispensables comme signes d’élection. Moyen technique, non pas sans doute d’acheter le salut, mais de se délivrer de l’angoisse du salut. »

Selon Max Weber, le protestant disciple de Jean Calvin chercherait une satisfaction à son angoisse : comment combler le doute quant à son élection divine ? Sera-t-il sauvé ? Il mettrait alors tout de côté, vivant une vie ascétique, pour se sacrifier dans une seule cause : la réussite matérielle.

Cette dernière serait le témoignage qu’il sera sauvé. De cette attitude découlerait une bataille incessante pour l’accumulation de capital, permettant des investissements plus grands, donc un capitalisme plus grand, plus fort, etc.

C’est là bien sûr ne rien comprendre à la question de l’accumulation primitive. Les attitudes dont parle Max Weber découlent du capitalisme, elles ne peuvent pas en être l’origine. En effet, Max Weber pense expliquer comment sont les protestants calvinistes… Mais il n’explique pas, et pour cause, pourquoi des gens ont choisi d’être protestants calvinistes.

Pourquoi des gens iraient-ils abandonner le catholicisme pour un protestantisme marqué par la prédestination ? Pourquoi n’auraient-ils pas, s’il le fallait, privilégié le protestantisme de Martin Luther ?

C’est qu’en réalité la prédestination ne concerne pas l’accumulation du capital ou le capitaliste individuel en particulier, mais les conditions propres au mode de production capitaliste en général.

Jean Calvin a été le théoricien de toute une vision du monde, conforme dialectiquement au capitaliste individuel et au travailleur libre, dans le rapport dialectique entre la base économique et la superstructure idéologique.

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Jean Calvin : une communauté économique organisée

Le calvinisme ne s’adresse pas qu’aux capitalistes en formation, il vise également à façonner les travailleurs libres. Chacun doit participer au grand projet entrepreneurial, à l’activité raisonnable, s’appuyant sur l’entendement.

Cette participation, on la retrouve donc dans le militantisme des pasteurs pour organiser une société marquée par de larges secteurs populaires marginalisées, issues des campagnes et formant une plèbe urbaine qui va être le futur prolétariat.

Pacifier cette plèbe fut une étape incontournable pour le développement franc du capitalisme. On a vu dans le hussitisme comment la plèbe avait joué un rôle historique de très grande importance, avec des tendances communistes.

Cela ne saurait plus avoir lieu pour Jean Calvin, qui attaque franchement l’anabaptisme et les mouvements « ultras » qui prônent le refus des richesses. Aux yeux de Jean Calvin, il s’agit de « bien user » des richesses, pas de les nier.

Il n’y a pas de place pour ce qui caractérisait la dimension social-révolutionnaire du hussitisme, avec le partage général et l’instauration immédiat d’un communisme primitif.

Il s’agit de discipliner les masses appelées à devenir prolétaires. Avant même que Jean Calvin ne s’installe à Genève en 1536, la mendicité était interdite et un Hôpital général fondé en 1535, asile forcé pour les malades, les orphelins, les vieillards, les mendiants, ceux de passage n’étant le droit de rester dans la ville que vingt-quatre heures.

Les enfants qui y sont présents reçoivent une éducation et une rééducation professionnelle obligatoire est mise en place pour tous les pauvres et les invalides. L’industrie du tissage profita ici grandement de cette organisation qui fait disparaître des rues la plèbe et qui est mise en place et financée par l’État, mais supervisée dans le détail par les religieux au moyen d’élections.

C’en était terminé de la tolérance catholique face à la pauvreté ; la société devenait quadrillée, organisée de manière précise.

Jean Calvin
Jean Calvin

La dynamique des aides sociales à la plèbe va, de fait, de pair avec la mise en place d’un espace communautaire, où les individus se font face en tant qu’individus, le capitaliste face aux travailleurs libres, tous unis dans une seule communauté à la même identité.

Lorsque des conflits sociaux se développent dans l’imprimerie, ce sont les pasteurs qui mettent en place une corporation dans ce secteur, servant de tampon entre les travailleurs et l’État, contrairement à ce qui se passe en France au même moment.

Jean Calvin lui-même enseigne qu’il faut traiter correctement les employés ; il dit par exemple :

« Il y en a qui seraient contents au bout de trois jours d’avoir tué une pauvre personne, quand elle sera à leur service, ce leur est tout moyennant qu’ils en aient du profit.

Or au contraire Dieu nous déclare qu’il nous faut traiter en telle humanité ceux qui labourent pour nous, qu’ils ne soient point grevés outre mesure, mais qu’ils puissent continuer et qu’ils aient occasion de rendre grâces à Dieu en leur travail.

Car il n’y a nul doute que Dieu n’ait ici voulu corriger la cruauté qui est aux riches, lesquels emploient à leur service les pauvres gens, et cependant ne les récompensent pas de leur labeur. »

De ce fait, Jean Calvin appelle également à ne jamais enlever ses outils à un travailleur, même s’il est endetté, car le travail permet de subvenir aux besoins vitaux. Le travail est sacralisé comme moyen de se comporter dignement, correctement, et on ne doit par conséquent jamais en priver quelqu’un.

Jean Calvin prend aussi exemple sur la société décrite dans l’Ancien Testament, où les terres étaient redistribuées au bout d’un certain temps ; son idéal est en fait celui de la petite production, dans le cadre d’une communauté où il y a de la place pour tout le monde.

Voici une illustration de sa manière d’idéaliser la société du passé fondée sur la loi divine :

« La terre de Canaan leur était un héritage commun, ils devaient nourrir fraternité mutuelle, tout ainsi qu’ils eussent été d’une même famille. Et pour ce que Dieu les avait affranchis afin qu’ils fussent libres à jamais, cette façon a été très bonne pour nourrir entre eux un état moyen, d’empêcher que peu de gens n’attirassent tout à eux pour opprimer la multitude. »

Le travail est ici un moyen pour obtenir la dignité à travers la loi divine, car le travail discipline l’esprit, il l’occupe dans un sens qui est celui de l’entendement, et non celui de la satisfaction primitive des besoins.

Les réalisations sociales faites dans ce cadre témoignent alors de la vie communautaire reconnaissant la toute puissance de Dieu et de sa création. Il n’y a pas de place pour l’oisiveté puisque toutes les personnes sont égales devant Dieu, et la loi répare les défauts qui se présentent ; selon Jean Calvin :

« Vrai est que le magistrat pourra ordonner des lois contre les dépenses superflues, pour lesquelles il réprimera sans différence les excès et superfluités. »

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Jean Calvin : la reconnaissance du prêt à la production

Jean Calvin a fourni une œuvre dont la dimension économique est historiquement d’une importance immense. En fait, sa perspective est même celle d’un capitalisme organisé qui n’en est pas un ; il témoigne encore une fois ici d’une approche dialectique très poussée.

Son point de vue sur la banque est ici un exemple tout à fait pertinent dans ce cadre. Jean Calvin s’oppose ainsi formellement aux banques ; il a lutté pour qu’il n’y en ait pas à Genève.

Il a ici une position qui est celle des religions monothéistes traditionnellement : prêter de l’argent avec intérêt, ce qu’on appelle l’usure est inacceptable dans le cadre de la même communauté religieuse, voire en général. Au Moyen-Âge, l’Église catholique utilisait ainsi administrativement des personnes juives pour s’en servir comme banquiers.

Jean Calvin n’a donc pas une position ici très originale en apparence ; il dit fort logiquement :

« C’est une chose fort étrange, et inique, cependant que chacun gagne sa vie avec grand’peine, cependant que les laboureurs se lassent à faire les journées, les artisans à grande sueur servent aux autres, les marchands non seulement travaillent mais s’exposent à beaucoup d’incommodités et dangers, que messieurs les usuriers assis sur leur banc sans rien faire reçoivent tribut du labeur de tous les autres. »

Pourtant, à lire ces lignes on voit qu’il se met du point de vue de l’artisan et du marchand. L’usure n’est pas dénoncée simplement comme parasitisme, mais également comme en contradiction avec le travail comme activité.

Ce n’est pas tout : artisans et marchands ont besoin qu’on leur prête de l’argent, pour développer leur production. Voilà pourquoi, c’est un fait nouveau, Jean Calvin autorise le prêt dans le cas où cela sert une production, et non pas une consommation.

Il considère que le prêt à la consommation s’oppose au principe de charité universelle ; inversement, il affirme que le prêt pour une production pouvait être interdit dans l’Antiquité, mais que c’était une interdiction ciblée dans le temps, n’ayant pas une valeur universelle.

Par contre, ce prêt à la production est une sorte d’investissement : le prêteur ne peut pas réclamer d’intérêt si l’emprunteur n’a pas gagné plus que cet intérêt.

A cela s’ajoute que c’est la communauté qui fixe le taux de manière administrative ; à Genève avec Jean Calvin, elle fut de un pour quinze (soit 6,66%). Le métier d’usurier était également interdit en tant que tel : on ne pouvait faire du prêt sa profession.

On a donc un prêt à la production qui satisfait les entrepreneurs, neutralisant l’usure médiévale et bloquant la formation d’un système bancaire massif comme il en existait également au Moyen-Âge, par exemple avec la famille des Fugger.

C’était là une logique progressiste, aidant au développement des forces productives, s’opposant à la formation de grands ensembles économiques s’affirmant en oligarchie et naturellement se posant en soutien du régime. La dimension démocratique de la perspective de Jean Calvin est ici évidente.

Karl Marx souligne l’importance de cette mise en place de la reconnaissance du crédit, qui demande bien entendu d’avoir la foi : la foi en l’investissement, la foi en le capitalisme s’élançant et se généralisant.

Dans Le Capital, Karl Marx constate ainsi comment le protestantisme dépasse le simple rapport monétaire, pour construire dessus la confiance dans le crédit :

« Le système monétaire est essentiellement catholique. Le système de crédit essentiellement protestant. The Scotch hate gold (les Ecossais haïssent l’or).

En tant que papier-monnaie, le mode d’existence monétaire des marchandises n’a qu’une existence sociale. C’est la foi qui sauve.

La foi en la valeur monétaire en tant qu’esprit immanent des marchandises, la foi dans le mode de production et son ordre tenu pour prédestiné, la foi dans les agents industriels de la production en tant que simples personnifications du capital qui se met lui-même en valeur.

Mais le système de crédit ne s’est pas plus émancipé de la base du système monétaire que le protestantisme des fondements du catholicisme. »

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Jean Calvin : une position bourgeoise anti-féodale

Ce que dit Jean Calvin permet l’avènement de l’individu, en tant que forme sociale nécessaire pour le capitalisme. Il faut bien faire ici à ne pas réduire les positions de Jean Calvin à la base culturelle pour le développement des capitalistes, ce qui en ferait une religion des capitalistes pour les capitalistes.

En réalité, la théologie de Jean Calvin est le reflet des besoins du capitalisme en tant que mode de production. Or, quels étaient ces besoins ? Ils ne consistaient pas seulement en l’apparition d’une nouvelle couche sociale ayant des pratiques adéquates : il faut également la couche sociale qui est son pendant dialectique.

Au capitaliste s’oppose, en effet, le travailleur libre. Sans travailleur libre, le capitaliste ne peut pas exister. Aussi le calvinisme s’adresse-t-il tant à l’un qu’à l’autre, en tant que reflet des exigences du mode de production capitaliste apparaissant.

Pareillement, la bourgeoisie ne pouvait pas se développer isolément du reste de la société : elle était imbriquée dans un ensemble. Il fallait une révolution des mentalités, de toutes les mentalités. Le calvinisme ne peut s’explique que dans ce cadre.

Institution chrétienne, de Jean Calvin
Institution chrétienne, de Jean Calvin

Il est tout à fait erroné de faire la même chose que le sociologue allemand Max Weber et de voir en le calvinisme (ou le protestantisme) le point de départ de la bourgeoisie, au lieu de voir en celui-ci l’aboutissement d’un mode de vie adapté aux exigences du mode de production capitaliste.

Le calvinisme a ainsi permis une révolution culturelle dont il est lui-même issu ; il représente un saut qualitatif dans un processus qui est l’acte de naissance de la bourgeoisie, plus précisément son installation sociale, assumée et revendiquée.

Le calvinisme vise à permettre des comportements adéquats, dont la base n’est pas l’austérité comme le pense Max Weber qui confond le calvinisme avec des mœurs puritaines qui se sont développées deux cent ans plus tard.

Le calvinisme porte la tension dans son activité, l’attention aux actes effectués, bref de la méthode. Rien que de très français ici, et cela correspond à une bourgeoisie organisée ayant un besoin de rationalisme, tant de sa propre part que de celle de l’organisation économique et des gens employés.

C’est le sens du calvinisme comme appel à l’entendement pour faire triompher une morale supérieure au nom de la spiritualité. C’est là son rôle historiquement progressiste.

Jean Calvin appelle à l’activité individuelle par rapport à la morale, non plus son acceptation passive. C’est une position bourgeoise anti-féodale. Il explique de ce fait :

« Le jugement commun recevra volontiers que quand on défend le mal on commande le bien qui est contraire. Car c’est une chose vulgaire, que quand on condamne les vices, on recommande les vertus.

Mais nous demandons quelque chose davantage, que les hommes n’entendent communément en confessant cela.

Car par la vertu contraire au vice, ils entendent seulement s’abstenir de vice: mais nous passons outre, à savoir en exposant que c’est faire le contraire du mal.

Ce qui s’entendra mieux par exemple.

Car en ce précepte, Tu ne tueras point : le sens commun des hommes ne considère autre chose, sinon qu’il se faut abstenir de tout outrage et de toute cupidité de nuire: mais je dis qu’il y faut entendre plus, à savoir que nous aidions à conserver la vie de notre prochain, par tous moyens qu’il nous sera possible.

Et afin qu’il ne semble que je parle sans raison, je veux approuver mon dire. Le Seigneur nous défend de blesser et outrager notre prochain, pource qu’il veut que sa vie nous soit chère et précieuse : il requiert donc semblablement les offices de charité, par lesquels elle peut être conservée. Ainsi, on peut apercevoir comment la fin du précepte nous enseigne ce qui nous y est commandé ou défendu de faire. »

C’est pour cela que Jean Calvin oppose l’Ancien Testament au Nouveau Testament, en disant que l’Ancienpassait par la loi, le Nouveau par la chair du Christ. Il ne faut pas que l’obéissance, il faut la volonté, l’engouement, la participation.

C’est cet aspect qui permet de visualiser les perspectives économiques qu’il ouvre.

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Jean Calvin et la «régénération»

Jean Calvin propose ici un paradoxe, l’être humain pourrait et devrait être bon, mais la chute d’Adam a bouleversé la donne :

« Nous disons donc que l’homme est naturellement corrompu en perversité : mais que cette perversité n’est point en lui de nature.

Nous nions qu’elle doit de nature, afin de montrer que c’est plutôt une qualité survenue à l’homme, qu’une propriété de substance, laquelle a été dès le commencement enraciné en lui : toutes les fois que nous l’appelons naturelle, afin qu’aucun pense qu’elle s’acquiert d’un chacun par mauvaise coutume et exemple, comme ainsi soit qu’elle nous enveloppe tous dès notre première naissance. »

Par conséquent, d’un côté Jean Calvin peut dire que :

« Dieu donc a garni l’âme d’intelligence, par laquelle elle peut discerner le bien du mal, ce qui est juste d’avec ce qui est injuste, et voit ce qu’elle doit suivre ou fuir, étant conduite par la clarté de la raison. »

De l’autre, il est obligé de dire que l’être humain doit renaître à cause de la chute :

« C’est une chose résolue que l’homme n’a point libéral-arbitre à bien faire, sinon qu’il soit aidé de la grâce de Dieu, et de grâce spéciale qui est donnée aux élus tant seulement, par régénération. »

Le moyen, c’est la piété, et cette piété correspond aux exigences du capitalisme, qui a besoin de capitalistes.

La piété appelle à se révolutionner ; ce processus engendre des êtres humains aux attitudes nouvelles, correspondant aux exigences de l’accumulation capitaliste.

Jean Calvin a ici procédé de manière dialectique dans sa construction ; d’ailleurs, les commentateurs bourgeois n’y ont eux-mêmes rien compris, calvinistes parfois y compris.

Jean Calvin dit que Dieu est tout puissant et que l’être humain a déchu, par conséquent c’est Dieu qui décide de qui est sauvé ou pas. Cela ne peut pas relever de l’être humain, et encore moins de ses actes, parce que sinon cela voudrait dire que l’être humain amène Dieu à faire ceci ou cela, à le sauver ou non.

On parle alors de prédestination : qui est sauvé et qui ne l’est pas a déjà été décidé. Les commentateurs qui se trompent considèrent alors que le choix est arbitraire. C’est là ne rien comprendre à la dialectique de Jean Calvin.

Car celui-ci dit qu’il y a un moyen de savoir si on est sauvé ou non. Ce moyen c’est de regarder dans quelle mesure sa propre attitude est conforme à la parole biblique. Plus elle l’est, plus c’est la preuve qu’on va être sauvé car les choix corrects reflètent notre nature correcte, conforme aux choix de Dieu relevant de la prédestination.

Cela sera par la suite formalisé comme un des cinq points fondamentaux de la théologie réformée appelé « la doctrine de la persévérance des saints ». Les « saints » (ce qui ont été choisi par Dieu) ne peuvent pas déchoir de la grâce et donc persévérerons dans le chemin tracé par la Bible, s’ils finissent par s’écarter de la foi, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment des saints.

Il n’est donc ici pas question de choix individuel, mais de dépassement, de saut qualitatif: si celui-ci est fait, un retour en arrière n’est pas réellement possible. Dieu sert ici de moyen pour exiger l’auto-dépassement de l’individu.

Pour maintenir la stabilité de ce système, Jean Calvin est obligé de dire que Dieu est toujours présent ; il n’est pas parti comme le penseront les déistes du XVIIIe siècle. En effet, pour que la preuve s’exprime aux yeux des croyants, il faut que ce qui se passe soit conforme à la nature de l’âme en question et donc que Dieu organise le monde en conséquence.

Dieu n’est pas un gouverneur abstrait ; au contraire il gère tout, plaçant les actes bons et mauvais des êtres humains dans le monde, faisant en sorte qu’il en ressorte ce que lui-même veut.

Jean Calvin dit ainsi :

« Mon intention est seulement de réprouver l’opinion qui est par trop commune, laquelle attribue à Dieu un mouvement incertain, confus et comme aveugle : et ce pendant [ainsi] lui ravit le principal, c’est que par sa sagesse incompréhensible il adresse et dispose toutes choses à telle fin que bon lui semble.

Car cette opinion ne mérite nullement d’être reçue, vue qu’elle fait Dieu gouverneur du monde en titre seulement, et non pas d’effet, en lui ôtant le soin et l’office d’ordonner ce qui se doit faire. »

Dieu agence les individus comme il le veut ; c’est cela qui explique qu’on peut être amené à acquérir des connaissances scientifiques de la part de gens non croyants. Il y a un mélange divin des individus, dont le fil nous échappe, car il est impossible de comprendre où Dieu veut en venir :

« Quand ils enquièrent de la prédestination [les êtres humains] entrent au sanctuaire de la sagesse divine, auquel si quelqu’un se fourre ou ingère en trop grande confiance et hardiesse, il n’atteindra jamais là de pouvoir rassasier sa curiosité, et entrera en un labyrinthe où il ne trouvera nulle issue. »

Cela reflète bien entendu le mode de production capitaliste, dont le mouvement semble incompréhensible, amenant un tel ou un tel à triompher sur le marché, c’est-à-dire à se voir reconnu par le capitalisme comme le capitaliste authentique.

La position de Jean Calvin sur la prédestination est un décalque strict de cela, un reflet théorico-religieux de la réalité pratique. Reste à savoir comment la morale qu’il mettait en avant correspondait aux exigences du capitalisme.

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Jean Calvin et la chute d’Adam

Jean Calvin considère que les « philosophes » ont eu raison de chercher ce qu’était l’entendement humain, mais que leur méconnaissance de la chute d’Adam les a empêchés de comprendre l’origine du problème.

Jean Calvin fait donc la même chose que Maïmonide ou Thomas d’Aquin : il considère que les philosophes, normalement rejetés catégoriquement par les religions, ont posé des problèmes intéressants, mais qu’ils ne pouvaient comprendre authentiquement.

On voit ici que les religions ne pouvaient plus exister sous leur ancienne forme féodale ; elles devaient élever leur niveau technique, intellectuel, théologique, s’adapter aux nouvelles conditions.

Jean Calvin doit donc obligatoirement critiquer l’averroïsme, c’est-à-dire le matérialisme issu d’Aristote et porté par la falsafa arabo-persane puis dans le monde latin ; voici comment Jean Calvin résume assez justement l’averroïsme :

« L’erreur de ceux qui attribuent à Dieu un gouvernement général et confus, est moins lourd, d’autant qu’ils confessent que Dieu maintient le monde et toutes ses parties en leur être, mais seulement par un mouvement naturel, sans adresser en particulier ce qui se fait : si est-ce néanmoins que tel erreur n’est point supportable.

Car ils disent que par cette providence, qu’ils appellent universelle, nulle créature n’est empechée de tourner çà et là comme à l’aventure, ne l’homme de se guider et adresser par son franc arbitre où bon lui semblera.

Voici comment ils partissent entre Dieu et l’homme : c’est que Dieu inspire par sa vertu à l’homme mouvement naturel, à ce qu’il ait vigueur pour s’appliquer à ce que nature porte : et l’homme ayant telle faculté gouverne par son propre conseil et volonté tout ce qu’il fait.

Bref ils imaginent que le monde et les hommes avec leurs affaires se maintiennent par la vertu de Dieu : mais qu’ils ne sont pas gouvernés selon qu’il ordonne et dispose. »

Jean Calvin
Jean Calvin

La chute d’Adam a ici une fonction historique : celle de justifier le travail. Dans le jardin d’Eden, le travail n’existait pas : pour justifier le travail transformateur de la bourgeoisie, qui est l’aspect positif, Jean Calvin lui oppose la punition divine avec la chute d’Adam, qui est l’aspect négatif.

L’être humain doit travailler depuis la sortie du jardin d’Eden, c’est là la clef du protestantisme, qui reflète le capitalisme naissant (et n’est ainsi pas le « déclencheur » comme le pense l’historien des idées Max Weber).

Jean Calvin dit en fait pratiquement la même chose que les averroïstes – les êtres humains disposent de l’entendement – sauf qu’il modifie la perspective en disant : la chute d’Adam empêche que l’entendement s’affirme correctement.

Les êtres humains pourraient en général, mais la chute d’Adam a fait que chaque être en particulier devient brutal, nonchalant, présomptueux,

L’être humain est déchu, corrompu par cette chute – et inversement sa dignité passe par cette chute dans la mesure où Jésus sur la croix est un rappel à l’ordre et une contribution dans la mesure où celui-ci porte les péchés du monde. Ce qui a été « perdu » en Adam est « recouvert » par la figure du Christ.

Jean Calvin, bien entendu, s’appuie régulièrement sur les écrits bibliques ; il cite ici Jean (3:6) afin de justifier la « renaissance » :

« Mais il y eut un homme d’entre les pharisiens, nommé Nicodème, un chef des Juifs, qui vint, lui, auprès de Jésus, de nuit, et lui dit: Rabbi, nous savons que tu es un docteur venu de Dieu; car personne ne peut faire ces miracles que tu fais, si Dieu n’est avec lui. Jésus lui répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le royaume de Dieu.

Nicodème lui dit: Comment un homme peut-il naître quand il est vieux? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître? Jésus répondit: En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas que je t’aie dit: Il faut que vous naissiez de nouveau. Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit. »

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Jean Calvin et un Dieu exigeant, donnant des ordres

Jean Calvin, malgré sa défense de l’entendement, n’est donc pas un matérialiste : il ne peut pas assumer le matérialisme. Il n’appartient pas à une société dont le mode de production s’est émancipé de la soumission à l’environnement. Son appel à l’entendement tout puissant correspond aux exigences de la bourgeoisie qui veut transformer, qui a commencé à le faire, mais qui n’a pas encore transformé l’ensemble de la réalité.

On se doute que, forcément, par la suite les enseignements de Jean Calvin changeront de sens pour la bourgeoisie une fois arrivée au pouvoir. En tout cas, à l’époque où il écrit, Jean Calvin a besoin du concept de Dieu. Il parle donc ouvertement des épicuriens, c’est-à-dire pour lui les matérialistes ; il aborde ouvertement les thèmes d’Aristote, qu’il reconnaît partiellement pour les contrebalancer par les thèses idéalistes de Platon.

Jean Calvin est ici fidèle au néo-platonisme du christianisme et il ne remet pas en cause la « trinité », où Dieu consiste en le « Père », le « Fils » et le « saint esprit ». Ce dernier balaie le monde et permet à l’humanité de comprendre le monde ; c’est une sorte de thèse idéaliste pour expliquer que l’esprit reflète la réalité, mais de manière parfois non claire, non directement lisible.

Jean Calvin ne considère pas en effet que « Dieu » soit l’Univers, comme Baruch Spinoza. Il est encore prisonnier des préjugés religieux, car la société est encore prisonnière d’un mode de production peu développé, prisonnier des aléas de la nature.

L’humanité ne fait pas encore face à la nature – comme dans le matérialisme dialectique, où l’humanité retrouve la nature après s’en être apparemment émancipée, pour élever son propre mode de production.

Avec Jean Calvin, on a l’humanité qui s’arrache à la nature. Par conséquent, le Dieu de Jean Calvin consiste précisément en l’humanité se parlant à elle-même et s’ordonnant des tâches. Il faut donc un Dieu exigeant, donnant des ordres.

Les positions de Jean Calvin sont ainsi celles d’un néo-platonisme devenu autoritaire sur le plan du travail. Il dit lui-même :

« Or nous sommes contraints de nous reculer un petit peu de cette façon d’enseigner : pour ce que les Philosophes, qui n’ont jamais connu le vice originel, qui est la punition de la ruine d’Adam, confondent inconsidérément deux états de l’homme, qui sont fort divers l’un de l’autre.

Il nous faut donc prendre une autre division : c’est qu’il y a deux parties en notre âme, intelligence et volonté : l’intelligence est pour discerner entre toutes choses qui nous sont proposées, et juger ce qui nous doit être approuvé ou condamné.

L’office de la volonté est d’élire et suivre ce que l’entendement aura jugé être bon, au contraire rejeter et fuir ce qu’il aura réprouvé. »

C’est là où la mise en valeur de l’entendement par Jean Calvin se révèle en partie contradictoire ; Jean Calvin ne va pas cesser de répondre à cela en bricolant des points précis, dont les déséquilibres donneront naissance à de multiples courants calvinistes, néo-calvinistes, para-calvinistes, semi-calvinistes, etc.

Tout comme chez les philosophes, on a l’entendement – mais tout comme les religieux, on a la volonté.

Mais si l’entendement vient de l’ordre de l’Univers, comme chez les philosophes, quelle place y a-t-il pour un « libre-arbitre » ?

Chez Platon, l’âme ne « choisit » pas de vouloir revenir à sa source divine : c’est dans sa nature même. De la même manière, chez Aristote chaque être a une place bien précise et ne peut être en phase avec elle-même qu’à cette place, avec la compréhension de cette place.

Jean Calvin lui reconnaît l’entendement, mais il a besoin d’une autorité permettant d’agir sur terre, amenant la volonté des êtres humains à se mettre en branle. Il y a là une tension énorme entre le déterminisme et la liberté, que Jean Calvin va tenter de combler avec les principes de la chute d’Adam et de la prédestination.

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Jean Calvin et l’averroïsme

Dieu produit la piété qui produit la religion – mais pourquoi Jean Calvin ne pense-t-il pas, tels les philosophes, que les êtres humains peuvent utiliser l’entendement – la piété – sans la religion ?

C’est parce qu’il a constaté que les esprits faisaient un fétichisme de leur capacité à raisonner. Le calvinisme n’est pas une idéologie de l’individualisme bourgeois, mais de l’individualité bourgeoise au sein de la société bourgeoise. C’est radicalement différent.

Jean Calvin souligne cela par exemple de la manière suivante :

« Et ici se découvre une ingratitude trop vilaine, d’autant que les hommes ayant en eux comme une boutique excellente de tant de beaux ouvrages de Dieu, et une autre richement pleine et garnie d’une quantité inestimable de tous biens, au lieu de se mettre en avant à louer Dieu s’enflent de tant plus grand orgueil et présomption. »

Les gens qui nient Dieu sont donc ici des gens trop fiers, qui savent qu’il y a une réalité autour d’eux, mais refusent de le reconnaître. Le concept de Dieu est ici utilisé par Jean Calvin afin de dénoncer le solipsisme des individus ne s’orientant plus que par eux-mêmes.

Jean Calvin explique cette présomption en les termes suivants :

« Cette connaissance est ou étouffée ou corrompue, partie par la sottise des hommes, partie par leur malice. »

On comprend alors tout de suite pourquoi Jean Calvin critiquait les épicuriens, qu’il associe justement aux partisans d’Aristote. Jean Calvin propose une théorie de la connaissance qui, si elle s’oppose à celle de l’Église catholique, doit absolument pour pouvoir exister se distinguer de l’averroïsme.

Jean Calvin reproche en fait à l’averroïsme de proposer un Aristote affirmant que la pensée relève de « l’intellect » universel, mais sans attribuer de contenu précis à cet intellect.

Or, une société organisée selon les exigences de la bourgeoisie ne peut pas se contenter de faire comme Aristote et de contempler l’univers tel qu’il a été fait par le « moteur premier ». C’est pour cela que Jean Calvin associe partisans d’Aristote et épicuriens : ils ne proposent pas de voie pratique, or la pratique est le critère utilitaire fondamental de la bourgeoisie naissante.

L’esprit doit amener au travail, pas à la contemplation de l’ordre cosmique, aussi Jean Calvin reproche-t-il aux épicuriens la chose suivante :

« Mais je laisse pour cette heure ces pourceaux en leurs étables : je m’adresse à ces esprits volages, lesquels volontiers tireraient par façon oblique ce dicton d’Aristote, tant pour abolir l’immortalité des âmes, que pour ravir à Dieu son droit.

Car sous ombre que les vertus de l’âme sont instrumentales pour s’appliquer d’un accord avec les parties extérieures, ces rustres l’attachent au corps comme si elle ne pouvait sans lui : et en magnifiant nature tant qu’il leur est possible ils tâchent d’amourtir [faire dépérir, supprimer] le nom de Dieu.

Or il s’en faut beaucoup que les vertus de l’âme soient encloses en ce qui est pour servir au corps. Je vous prie quelle correspondance y a-il des sens corporels avec cette appréhension si haute et si noble, de savoir mesurer le ciel, mettre les étoiles en conte et en nombre, déterminer de la grandeur de chacune, connaître quelle distance il y a de l’une à l’autre, combien chacune est hâtive ou tardive à faire son cours, de combien de degrés elles déclinent çà ou là ?

Je confesse que l’astrologie est utile à cette vie caduque, et que quelque fruit et usage de cette étude de l’âme en revient au corps : seulement je veux montrer que l’âme a ses vertus à part, qui ne sont point liées à telle mesure qu’on les puisse appeler organiques ou instrumentales au regard du corps, comme on acouple deux bœufs ou deux chevaux à traîner une charrue. »

Jean Calvin affirme ici que l’âme ne meurt pas avec le corps, et que si les sens sont utiles pour des connaissances scientifiques en ce bas monde, ils ne sont que « mécaniques » en quelque sorte, et que ce n’est pas le cas de l’âme qui elle fait faire, en quelque sorte, un saut qualitatif à l’entendement.

Jean Calvin rejette ainsi le matérialisme pour qui l’entendement est un assemblage des sens (et pour le matérialisme dialectique une synthèse de la réalité issue de l’activité pratique).

Il a besoin de justifier l’âme car il veut une activité sociale pratique, pas simplement une contemplation – et ici l’exemple des étoiles va avec cela : l’astronomie est une constatation passive de l’ordre cosmique, et une activité par ailleurs logique dans la perspective d’Aristote (au point de dériver même en astrologie).

Jean Calvin veut l’activité consciente – il a besoin d’un entendement non pas simplement contemplant l’ordre cosmique, mais en phase avec des exigences concrètes, dynamiques – il a donc besoin non pas d’un moteur premier passif et lointain comme chez Aristote et l’averroïsme, mais d’un Dieu qui s’adresse aux êtres humains.

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Jean Calvin : l’entendement assume la morale

Le calvinisme a une image de grande rigueur et de grande exigence, dans un esprit particulièrement austère. Une telle approche est erronée et ne s’intéresse qu’aux apparences.

Si l’on veut comprendre la démarche de Jean Calvin, et son importance, il faut se concentrer sur comment Jean Calvin formule une théorie de la connaissance où la conscience a un rôle majeur. C’est ici que Jean Calvin révèle sa nature de classe révolutionnaire, portant la bourgeoisie qui alors brise les chaînes de la féodalité.

Pour comprendre cela, il suffit d’effectuer quelque chose de très simple : remplacer le terme Dieu par celui de morale dans le cadre d’une société organisée. Dieu, chez Jean Calvin, n’est pas un « tyran » lointain, mais celui qui justifie la possibilité de l’humanité disposant de l’entendement.

Sans Dieu, il n’y a pas d’entendement possible, il n’y a pas de raison, et donc d’acte raisonné. C’est pour cela que Jean Calvin reproche aux épicuriens de sombrer dans une oisiveté sans intérêt, dans l’absence d’organisation sociale, bref dans le nihilisme social :

« Car quel profit y aura-il de confesser avec les Épicuriens, qu’il y a quelque Dieu, lequel s’étant déchargé du soin de gouverner le monde, prenne plaisir en oisiveté ? Mesniesde quoy servira-il de cognoistre un Dieu, avec lequel nous n’ayons que faire ? »

Si Dieu existe, au contraire, il y a une exigence morale qui pousse les humains à s’élever sur le plan de l’organisation sociale. La religion découle de la « piété », qui elle-même découle des vertus de Dieu : la religion n’a pas la première place, mais la seconde par rapport à la morale permise par Dieu.

Jean Calvin affirme ainsi :

« A parler droitement nous ne dirons pas que Dieu soit connu, où il n’y a nulle religion de piété (…). Ce sentiment des vertus de Dieu, est le seul bon maître et propre pour nous enseigner piété, de laquelle la religion procède (…).

J’appelle Piété, une révérence et amour de Dieu conjointes ensemble, à laquelle nous sommes attirez, connaissant les biens qu’il nous fait ».

Il y a là l’élément clef de l’œuvre de Jean Calvin. Il ne s’agit pas d’une tyrannie de la religion, mais de la morale. La religion n’est que l’enseignement au sujet de la piété, qui elle-même consiste en l’expression humaine de valeurs morales portées par Dieu.

C’est là un puissant renversement de la position féodale où c’est l’Église organisée qui porte la morale, au nom de Dieu. Ici, chaque individu accède, non plus simplement à la religion en tant que structure hiérarchisée, mais directement à la piété émanant de Dieu.

Jean Calvin

La morale sociale est la base psychique pour des humains vivant en collectivité. Dieu est la morale surplombant les humains et ceux-ci, s’ils veulent vivre en tant qu’humains réels, hors du chaos, doivent se plier à la morale, qui leur correspond finalement également.

Toute la tension de la morale calviniste est là : à la fois on soumet l’être humain, mais en même temps c’est dans sa nature – cette tension ira jusqu’à devenir une contradiction que Jean Calvin résoudra au moyen de la « prédestination » de certaines âmes devant être sauvées, comme on le verra.

Il fallait bien expliquer, en effet, pourquoi certains ne « répondaient » pas aux appels de la morale.

Jean Calvin explique donc, en tout cas, que connaître Dieu revient à connaître la morale propre aux sociétés humaines réelles :

« Or si tous hommes naissent et vivent à ceste condition de connaître Dieu, et que la connaissance de Dieu si elle ne s’avance jusques-là où j’ai dit, soit vaine et s’évanouisse : il apparaît que tous ceux qui n’adressent point toutes leurs pensées et leurs œuvres à ce but, se fourvoient et s’égarent de la fin pour laquelle ils sont crées.

Ce qui n’a pas été inconnu même des Philosophes païens : car c’est ce qu’a entendu Platon, disant que le souverain bien de l’âme est de ressembler à Dieu, quand après l’avoir connu, elle est du tout transformée en lui (…).

Par quoi un certain personnage qu’introduit Plutarque argue très bien, en remontrant que si on ôte la religion de la vie des hommes, non-seulement ils n’auront de quoi pour être préféré aux bêtes brutes, mais seront beaucoup plus misérables, vue qu’étant sujets à tant d’espèces de misères, ils mèneront en grand regret et angoisse une vie pleine de trouble et inquiétude.

Dont il conclue qu’il n’y a que la religion qui nous rende plus excellents que les bêtes brutes, vue que c’est par elle que nous tendons à immortalité. »

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Jean Calvin et la dignité complète de l’individu

Ce qui caractérise la pensée de Jean Calvin, c’est l’affirmation de l’individu en tant qu’être autonome disposant de l’entendement. A l’Église catholique qui interdit de lire la Bible, réservant l’interprétation de celle-ci à une caste, Jean Calvin oppose les larges masses étudiant et lisant la Bible.

L’être humain, chez Jean Calvin, est capable de discerner le bien et le mal. Voici ce qu’il dit dès le début de son ouvrage majeur, l’Institution de la religion chrétienne (au français relativement modernisé ici pour faciliter la compréhension) :

« Toute la somme de notre sagesse, laquelle mérite d’être appelée vraie et certaine sagesse, est quasi comprise en deux parties, à savoir la connaissance de Dieu, et de nous-mêmes.

Dont la première doit montrer, non seulement qu’il est un seul Dieu, lequel il faut que tous adorent et honorent : mais aussi que celui-ci est la fontaine de toute vérité, sapience [sagesse], bonté, justice, jugement, miséricorde, puissance, et sainteté : à fin que de lui nous apprenions d’attendre et demander toutes ces choses.

D’avantage de le[s] reconnaître avec louange et action de grâce procéder de lui. La seconde en nous montrant notre imbécillité, misère, vanité, et vilenie, nous amène à déjection, défiance, et haine de nous-mêmes : en après enflamme en nous un désir de chercher Dieu d’autant qu’en lui repose tout notre bien : duquel nous-nous trouvons vides et dénués.

Or il n’est pas facile de discerner laquelle des deux précède et produit l’autre.

Car il est voulu qu’il se trouve un monde de toute misère en l’homme : nous ne nous pouvons pas droitement regarder, que nous ne soyons touchez et points de la connaissance de notre malheurté [caractère malheureux], pour incontinent [aussitôt] élever les yeux à Dieu, et venir pour le moins en quelque connaissance de lui.

Ainsi par le sentiment de notre petitesse, rudesse, vanité, mêmes aussi perversité et corruption, nous reconnaissons que la vraie grandeur, sapience, vérité, justice, et pureté gît en Dieu. »

Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne

On voit ici ce qu’a fait l’Église catholique : elle a résumé le calvinisme au seul aspect négatif, où il est dit que l’être humain se comporte de mauvaise manière. Pourtant, l’aspect principal est qu’il y a un Dieu idéal dont les enseignements font de l’être humain un être qui sait se comporter de manière correcte.

Ce qui importe, ce n’est pas la négation de l’être humain dans ses actes, mais la négation de ses actes erronés par le moyen de l’entendement – un entendement dont les forces féodales ne voulaient justement pas entendre parler.

La position de Jean Calvin est donc anti-féodale, car elle affirme une seule humanité face à Dieu, supprimant l’organisation d’une Église comme structure indépendante et représentant Dieu sur Terre. Dieu est dans le Ciel, il n’est plus sur la Terre.

Qui plus est, chaque être humain peut comprendre cela et se comporter de manière adéquate, c’est-à-dire devenir un être moral, un protagoniste de sa propre vie.

On a là une réalité authentiquement bourgeoise, avec un acteur agissant sur la transformation, et non plus une réalité féodale où l’individu ne fait que reproduire ce que ses parents lui ont enseigné comme métier, restant dans sa couche sociale sans aucune possibilité d’en sortir, ne se déplaçant pas de son territoire, obéissant à des rituels encastrés dans une soumission complète sur le plan intellectuel et moral à l’Église.

L’être humain agissant prend conscience de lui-même, et le figure de Jésus-Christ est ici le prétexte à la conquête de sa propre dignité, en tant qu’entité humaine autonome, capable d’entendement, de choix possiblement moral correspondant à une morale universelle proposée par un Dieu qui, comme l’a expliqué Ludwig Feuerbach et Karl Marx à sa suite, est le reflet inversé de l’humanité prenant conscience d’elle-même, dans ce qu’elle envisage de meilleur en elle-même.

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