Les Fables ont un double caractère : d’un côté, elles sont individuellement chacune un portrait, de l’autre elles forment un ensemble posant une certaine réflexion philosophique sur la vie.
Quel est l’aspect principal ? Il y a ici deux approches possibles.
Soit on les prend isolément, en les considérant une par une, ce qui a été la norme jusqu’à présent, en raison de l’esprit étroit propre à la bourgeoisie, qui a cherché à diviser l’oeuvre pour trouver, de manière pragmatique, une utilité particulière à chacune d’elle.
Soit on considère l’œuvre comme un ensemble, formant un portrait général, en partant du principe qu’il y a un rapport dynamique entre chaque fable et l’ensemble, avec une autonomie relative, mais un fond commun dans l’identité relevant d’une construction générale, à visée portraitiste dans le cadre de la contradiction entre villes et campagnes, la question des animaux ressortant alors fort logiquement.
Dans le premier cas, Jean de La Fontaine est un enseignant plus ou moins raté dans son utilisation des Fables : c’est l’accusation faite par exemple par Jean-Jacques Rousseau.
Dans L’Émile, on a ainsi ce passage accusateur :
« On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende.
Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. »
Et Jean-Jacques Rousseau de parler d’une « multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants » et d’expliquer :
« Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? (…)
Suivez les enfants apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec lequel on tire parti des défauts des autres (…).
Dans toutes les fables où le lion est un des personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage, bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer de tout.
Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire ; alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme (…).
Composons, monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables ; car j’espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous m’ayez prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne comprendra pas le quart ; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il ne prendra jamais le change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon. »
Cette approche peut être formellement juste, mais elle est fondamentalement réductrice ; les critiques, dont Jean-Jacques Rousseau ou encore Alphonse de Lamartine, n’ont pas saisi la dimension portraitiste ni la problématique du rapport villes-campagnes, qu’eux-mêmes pourtant tentaient d’aborder.
On sait bien en effet que Jean-Jacques Rousseau a posé la question de l’authenticité des comportements, d’un certain rapport à la nature, Alphonse de Lamartine étant quant à lui un romantique.
Leur aveuglement tient sans doute précisément en cela, Jean de La Fontaine constatant le début d’un processus qu’eux voyaient déjà comme bien approfondi.
C’est en cela que Jean de La Fontaine doit être salué, non pas seulement comme fabuliste, c’est-à-dire comme moraliste, mais comme penseur d’une thématique nouvelle, n’hésitant pas à se confronter à René Descartes et sa démarche mécaniste.