Gauche Prolétarienne: Revue Fédayin (1970)

[Ces 2 textes sont parues dans la revue « Fédayin » d’octobre 1970, juste après le septembre noir. La revue était distribuée en France par la Gauche Prolétarienne et les Comités Palestine et avait été fondée par Mahmoud Hamchari.]

NON A L’ETAT PALESTINIEN FANTOCHE

En juin 1970, les forces armées royales jordaniennes ont tenté, sur le conseil de leurs maîtres de Washington, d’écraser la Révolution palestinienne. Leur échec, total, a été vivement ressenti par les forces réactionnaires et par les capitulards du Moyen­-Orient et du monde entier. 

Aussi ces forces, conscientes du danger que la Révolution palestinienne représente pour leurs intérêts dans cette région du monde, ont essayé de regrouper leurs dispositifs, d’oublier provisoirement leurs contradictions, et de former un front assez vaste pour pallier l’impuissance des forces jordaniennes  fantoches. 

C’est pourquoi le plan Rogers a été proposé aux gouvernements arabes capitulards et au gouvernement sioniste ; l’auteur le souligne dans le premier paragraphe de son projet : « Les derniers développements au Proche­-Orient, y compris les derniers événements de Jordanie m’ont convaincu que nous devons réagir vite pour résoudre l’impasse actuelle qui empêche une solution pacifique. 

Je crois que la situation est critique et grave, que la Jordanie et les États-Unis ont des rapports amicaux et étroits et que nous devons collaborer pour notre commun bénéfice.

Nous nous adressons particulièrement aux milieux responsables de votre gouvernement, qui peuvent jouer un rôle important, pour qu’ils collaborent avec nous, et que nous saisissions cette occasion, dont la perte entraînera des résultats douloureux que nous regretterons ».

En dépit de ces efforts de coordination, de la complicité des régimes capitulards, en dépit de la collaboration de l’aviation israélienne, les forces fascistes étaient incapables d’anéantir les forces de la révolution.

Aussi, comme la défaite de juin avait donné naissance au plan Rogers, la défaite de septembre a obligé les forces réactionnaires à changer de tactique et à chercher une autre issue. Selon les journaux et les milieux « bien informés », elles l’ont trouvée  dans la création d’un « Etat palestinien ».

POURQUOI UN « ETAT PALESTINIEN » ?

Le but principal des ennemis du peuple palestinien est l’anéantissement des forces de la révolution palestinienne, par une bataille indirecte, par un affrontement sanglant, ou par un complot international.

L’héroïsme des combattants, la participation des masses palestino-­jordaniennes au combat, l’appui des masses arabes, l’émotion de l’opinion mondiale, qui voyait clairement le génocide, ont fait échouer l’opération décisive. 

Il fallait désormais faire face à cette « réalité nouvelle » (selon l’expression même de la presse liée à l’impérialisme) qu’est le peuple palestinien : vingt­-deux ans après le crime commis contre lui par les impérialistes et les sionistes, vingt-­deux ans pendant lesquels on a nié son existence même, pendant lesquels on l’a rejeté au rang de masse de réfugiés contraints de chercher un abri dans les Etats arabes, à mendier un morceau de pain, à émigrer loin, vingt­-deux ans de dépossession continue et aggravée dans les territoires colonisés par les immigrants sionistes, voilà que de « petit problème empirique », le peuple palestinien se hausse au niveau de « réalité indiscutable ». 

On affirme, ici et là, son « droit à l’auto­détermination » ­pourvu qu’il ne s’exerce qu’en­dehors de la Palestine : on lui cherche un coin de terre à baptiser « Palestine », au Nord de la Jordanie (proposition du journal « Economist »), en Cisjordanie (18% de la Palestine, 82% formant l’Etat « auto­déterminé » d’Israël). Quel est l’objectif de ces divers plans ?

Isoler les Palestiniens des masses arabes, les mettre sous le contrôle des Puissances, leur interdire définitivement le retour dans leur pays, dans leurs villages, dans leurs maisons, donner enfin à Israël la possibilité de les frapper à coup sûr, s’ils bougeaient. 

Il y a bien sûr quelques divergences : les uns (les dirigeants sionistes) voient cette « Palestine »­là comme un Etat­tampon, contrôlé de toutes parts, économiquement intégré à Israël. Le roi d’Amman, au contraire, veut le garder, fédéré ou confédéré, dans son royaume.

Une troisième solution prévoit une indépendance garantie par les Américains et les Russes : les premiers apaiseraient les craintes israéliennes, les seconds réconforteraient ainsi les capitulards arabes soumis aux critiques de leurs peuples.  

Dans tous les cas, le peuple palestinien accepterait de renoncer à sa patrie pour toujours ; on ouvrirait en échange pour lui un « Etat­-camp », une « réserve », le « Bantoustan » où crever lentement. Comme il faut tâter le terrain avant d’avancer, le premier pas pourrait être d’inviter les Palestiniens à envoyer leurs représentants à New York participer aux négociations Jarring.  

Le but est complexe, et se veut habile : Les palestiniens acceptent, ce qui est bien improbable, et renoncent à leur combat : la « solution pacifique » serait imposée. Ils refusent : ils s’isoleraient alors (c’est l’espoir des forces impérialistes) des masses arabes et de l’opinion publique mondiale qui les appuie.

L’ATTITUDE DE LA REVOLUTION PALESTINIENNE

Dès les premiers jours de sa lutte, la révolution palestinienne avait proclamé clairement que son but n’était pas d’obtenir un territoire, mais de recouvrer son propre pays. Les révolutionnaires palestiniens ne cherchent pas une région où s’installer, mais visent la libération de leur Palestine.

Ils savaient que tôt ou tard capitulards et fantoches s’opposeraient à ce but, ils voient aujourd’hui toutes ces forces s’unir contre lui. Mais ils savaient aussi que toute autre solution n’était qu’illusoire : leur but n’est pas la simple reconquête de la terre, mais la libération des masses arabes et juives opprimées.  

L’ « Etat palestinien » prolongerait l’exploitation économique, remplaçant l’oppression directe des forces féodales jordaniennes par celle des impérialismes qui se partagent le monde, sous le contrôle d’une police « internationale ».

Il maintiendrait et il renforcerait le fait colonial. D’où que vienne cette proposition, la Révolution palestinienne ne peut que la repousser.

En même temps, elle comprend que la situation au Proche-­Orient est changée, que la modification des rapports de force exige en particulier des changements radicaux dans la structure de ses organisations, dans les formes de soutien des peuples arabes, qui doivent devenir plus actives, plus militantes, car la lutte entre la révolution et la contre­ révolution devient chaque jour plus acharnée. 

Second article:

POURQUOI LE CESSEZ-­LE-­FEU EN JORDANIE ?

 Dès 1957, à l’époque où le Fath avait commencé à organiser ses premières cellules, la Révolution s’était donné comme but la libération de la Palestine, la destruction de l’appareil raciste de l’Etat sioniste et la création d’un Etat démocratique où  musulmans, juifs et chrétiens vivraient ensemble.

Mais elle savait aussi qu’elle se heurterait à plusieurs obstacles avant de réaliser son but final. En effet, ses ennemis ne se limitaient pas au mouvement sioniste, mais englobaient aussi l’impérialisme mondial et les forces réactionnaires arabes.  Ce n’est donc pas un hasard que les premiers martyrs palestiniens soient tombés sous les balles des réactionnaires jordaniens.

Ce n’est pas non plus un hasard que les prisons jordaniennes aient été remplies de militants palestiniens avant même que les sionistes n’emprisonnent les premiers combattants révolutionnaires. 

Ainsi dès le début, la Révolution palestinienne ne se faisait pas d’illusion sur le régime hachémite et savait parfaitement qu’il visait la liquidation des forces révolutionnaires. Pourtant, elle ne tomba pas dans le piège de faire du régime jordanien son  ennemi principal. 

Après la défaite de juin 1967, les rapports entre le régime jordanien et les autres régimes arabes d’un côté, la révolution palestinienne de l’autre, sont devenus plus complexes.

Ces régimes essayaient d’utiliser les forces révolutionnaires comme atout contre l’Etat sioniste en même temps qu’ils essayaient de les contenir : en effet, comme la Révolution bénéficiait de l’appui des masses, les forces réactionnaires qui  persistaient dans leurs attaques durent le faire d’une façon plus camouflée. 

La dernière tentative des réactionnaires arabes pour contenir les forces révolutionnaires ayant échoué en juin 1970, les impérialistes ont fait pression sur les gouvernements arabes et israéliens pour qu’ils s’arrangent entre eux face au danger commun que représentait la révolution palestinienne : ainsi est né le plan Rogers. En quoi consiste ce plan ?

Le prix que les régimes arabes devaient payer était simple : l’écrasement de la Révolution  palestinienne. De son côté, l’Etat sioniste devait retirer ses forces de certains territoires occupés. Ayant lui aussi accepté ce plan, Hussein prépara ses forces pour le moment propice qui fut le détournement des quatre avions.

LES POINTS EN FAVEUR DES FORCES FASCISTES JORDANIENNES

1. Elles ont choisi le moment et le lieu de l’affrontement.

 2. Le moment choisi paraissait propice à la liquidation de la Révolution en raison du détournement des avions (action qui avait suscité un courant hostile dans l’opinion mondiale).  

3. Les conditions paraissaient favorables à une armée régulière car les révolutionnaires étaient encerclés dans les villes. 

4. Les forces armées patriotiques dans l’Armée royale étaient cantonnées dans le désert et seules les forces bédouines, plus sûres, furent engagées dans la bataille.

LES POINTS FAIBLES DE LA RÉVOLUTION

1. Ses forces n’étaient pas bien unifiées politiquement avant le déclenchement des hostilités.

Plusieurs organisations et même une partie des cadres du Fath ne croyaient pas que le roi tenterait  de liquider les forces de la Révolution. Ils pensaient que si le régime se lançait dans une telle aventure, il s’effondrerait en deux jours sous les coups des masses arabes, des masses  palestino-­jordaniennes et des soldats et officiers patriotes de l’armée jordanienne.

2. L’Armée de Libération de la Palestine était morcelée : une partie sur le Canal, une autre en Syrie, une troisième en Irak. 

3. Alors que classiquement, la guérilla a ses bases dans les campagnes, au contraire, en Jordanie, la révolution a dû mener une guerre d’auto­défense avec les villes pour base.

Elle n’a pas choisi cette nouvelle forme de lutte mais y a été amenée parce que les masses palestino-­jordaniennes sont principalement  concentrées dans les villes. Une telle guerre a besoin d’une nouvelle tactique qui ne peut se préciser que dans la bataille elle­-même. Mais malgré ces désavantages, les forces réactionnaires furent impuissantes devant l’héroïsme du peuple.

Leurs tentatives pour occuper les villes échouèrent l’une après l’autre. L’artillerie, les avions, les chars et les blindés avaient la puissance mécanique, tandis que les révolutionnaires étaient protégés par le peuple. 

L’émotion et la mobilisation des masses dans tous les pays arabes dans tous les pays arabes et dans le monde aboutissent à un isolement politique des fascistes jordaniens.

Les autres  régimes arabes, même ceux qui auraient souhaité une victoire rapide du roi, durent se désolidariser de lui et Hussein fut acculé à demander le cessez-­le-­feu. 

D’un autre côté, la guerre d’auto­-défense ne pouvait durer indéfiniment. Comme la Révolution ne pouvait pas remporter une victoire rapide et décisive, il lui a fallu faire des concessions. 

En acceptant le cessez­-le-­feu, le régime jordanien a dû renoncer provisoirement à son objectif principal qui était l’anéantissement des forces révolutionnaires, tandis que les fédayin n’abandonnaient provisoirement qu’un but secondaire, la chute de Hussein, et pouvaient se regrouper et se renforcer.

De toute façon, la victoire d’une révolution populaire ne peut pas être assurée par une insurrection de courte durée. Elle nécessite une lutte populaire prolongée. Dans une telle lutte, les peuples arabes prendront les armes eux aussi et se rangeront du côté du peuple palestino-­jordanien.

C’est pourquoi la révolution devait éviter un affrontement avec plusieurs régimes arabes à la fois et sauvegarder ses forces pour préparer l’avenir, c’est pourquoi elle a accepté le cessez-­le-­feu.

Et cette concession, elle l’a expliqué aux masses avec franchise parce qu’elle a une entière confiance en elles. 

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Gauche Prolétarienne: Syndicats, comités de chaîne, comités de lutte (1972)

[Février 1972 -Philippe O.]

PETITE HISTOIRE

«D’où viennent les idées justes ? de la pratique sociale.» Mao.

Nous n’avons pas décidé, un beau matin, de dire non au syndicat. Avant toute pratique, la connaissance est nécessairement livresque.

Et tous les livres nous enseignaient la nécessité du syndicat. Nous étions donc, comme tout le monde, syndicalistes.

Mais comme nous étions, dès avant mai 68, opposés au P.C., au révisionnisme, nous étions pour le syndicalisme prolétarien.

Comme nous voyions les choses de très loin, nous admettions cette évidence « pratiques » : la C.G.T., c’est une forteresse ouvrière, le syndicat le plus fort, et le plus riche de traditions.

Donc nous avons choisi : le syndicalisme prolétarien à la C.G.T.Le raisonnement est simple : nous opposerons à la doctrine et à la tradition « de lutte de classes » de la C.G.T.la réalité de ses actions, ou plutôt de ses inactions, de ses trahisons.

D’où le mot d’ordre clair et frappant : « Contre les bradeurs, vive la C.G.T.de lutte de classes. » Ce mot d’ordre eut de l’écho. Pourquoi ? pas tant parce qu’il correspond à une thèse célèbre de Lénine sur la lutte à l’intérieur du syndicat conservateur ; mais, parce que dans la classe ouvrière il existe des syndicalistes prolétariens.

Ce mot d’ordre permettait de rallier les syndicalistes prolétariens.

Nous n’avons pas eu le temps de trop délirer sur ce mot d’ordre, d’imaginer le réseau vaste et complexe des fractions syndicalistes prolétariennes au sein de toutes les fédérations C.G.T.d’industrie, la scission de masse de la grande C.G.T., désormais passée aux mains des porte-serviettes.

En effet le printemps de l’année 68 allait nous surprendre et nous réserver une de ses petites malices.

La scission de masse s’est bien produite, mais pas exactement comme on l’imaginait.

Une partie des masses ouvrières se libérait de la tutelle des bradeurs, mais sur les barricades, à la Sorbonne, à Flins, à Sochaux, dans les groupes d’auto-défense des usines occupées.

Au moment de la résistance à la capitulation d’après-Grenelle, nous disions : Résistons aux traîtres, mais ne déchire pas ta carte de la C.G.T.car les salopards en profiteraient pour continuer à régner dans la C.G.T.

Mais la partie des ouvriers qui découvrait la nature du syndicat ne l’entendait pas de cette oreille, elle ne s’embarrassait pas de ce raisonnement tordu : elle déchirait sa carte de la C.G.T.

Dans le désespoir de la reprise du travail, déchirer sa carte c’était au moins un acte de résistance qu’on pouvait faire massivement, qui signifiait : « On ne m’y reprendra plus.

» Un acte de la force autonome dans la classe ouvrière, qui avait répondu à l’appel au soulèvement.

Nous avons alors commencé à comprendre qu’il ne fallait pas faire un mauvais usage des livres ; qu’il ne fallait pas masquer avec un beau texte de Lénine son ignorance profonde, et son absence de liaison réelle avec les masses.

Depuis lors, nous avons pris en horreur ces personnages, qui malheureusement ont pullulé après 68, et qui vont d’Université en meetings professer le vrai marxisme.

Parfois, rarement, nous nous retrouvons avec ces gens pour une manifestation, mais plus jamais nous ne nous sommes entendus avec eux.

Nous ne pensons pas de la même manière.

Tout notre effort après mai 68 consista à comprendre cette scission de masse survenue en 68 et à en tirer toutes les conséquences.

Ce fut long et difficile (un an).

Inutile de préciser que cet effort a été fait dans la pratique.

Nous avons compris la chose suivante : c’est parfaitement vrai que les syndicalistes prolétariens constituent une avant-garde interne de masse dans de nombreuses usines.

Dans certaines régions, actuellement, tous les militants qui forment l’ossature des groupes antisyndicalistes, des comités de lutte, ont été des syndicalistes prolétariens.

Mais ce n’est pas la seule avant-garde interne de masse.

La gauche ouvrière dans la jeunesse et chez les immigrés échappe au syndicalisme prolétarien.

Or c’est elle qui, depuis 68, a mis en évidence les revendications et les formes d’action les plus radicales.

Ce n’est pas tout : non seulement les syndicalistes prolétariens ça ne suffit pas, mais aussi et surtout la pratique des syndicalistes prolétariens ça ne va plus tout à fait.

Les syndicalistes prolétariens ne peuvent pas proposer une pratique de masse nouvelle, celle précisément qui a été ébauchée en 68.

Ils apportent des éléments à cette pratique (d’anciennes formes d’action « dure ») : dans la région de Nantes-Saint-Nazaire c’est parfaitement clair : grandes lessives de Batignolles (janvier 71) et visites des usines par les gars des Chantiers Navals en lutte contre un lock-out n’ont été possibles que grâce à l’apport du syndicalisme prolétarien.

Au fond le syndicalisme prolétarien apporte une tradition.

Elle n’est précieuse que si elle est mise au service d’une pratique nouvelle.

Maintenant nous le savons : les luttes de masse autonomes les plus authentiques s’inspirent de toute l’histoire du mouvement ouvrier, y compris l’histoire de ses origines.

Nous avons donc compris en 69 qu’il fallait une pratique de masse autonome.

Plus question d’ « entrer dans le syndicat ».

Mais c’est l’aspect somme toute superficiel de la question.

L’autonomie ce n’est pas essentiellement l’indépendance formelle par rapport à l’appareil syndical.

L’autonomie c’était une pratique de masse différente de la pratique du syndicalisme, pratique différente qui répondait aux aspirations encore confuses de la masse et qui allait entraîner dans l’action les nouvelles avant-gardes internes de masse : en particulier les jeunes et les immigrés.

Nous avons mis au point alors la pratique des petits noyaux de résistance dans les ateliers.

Nous ne l’avons pas fait parce que nous serions partisans des « minorités agissantes ».

Au contraire, nous pensons profondément que pour faire la révolution il faut entraîner « 90 % de la population ».

C’est dire que nous n’avons aucun goût pour la théorie des minorités (nous incluons dans la théorie des minorités celle des gens qui pensent que la révolution est possible avec la classe ouvrière seule).

Pourquoi faut-il alors commencer par des petits noyaux de résistance ? C’est simple, au départ, il y a la dictature patronale et la dictature syndicale.

Il n’y a pas d’autre moyen de commencer si on ne part pas d’un petit noyau de résistance.

Evidemment si on ne considère pas le syndicalisme comme un appareil répressif, on peut toujours y entrer, alors on aura l’illusion de partir des masses et de faire des actions de masse.

De temps en temps on voit des « gauchistes » entrés dans le syndicat s’imaginer « être dans » les masses.

Leur inaction prolongée, et les coups de poings des flics syndicaux moins romantiques que ces naïfs, finiront pas leur faire perdre leurs illusions.

Au fond les premières associations ouvrières, les premiers comités d’action, les premiers syndicats ont d’abord été des petits centres de résistance aux empiétements du capital.

Les débuts de la contestation ouvrière moderne renouent avec l’origine du syndicalisme.

On nous a d’ailleurs reproché de « ramener le mouvement ouvrier » à ses origines : les actions contre les petits chefs, cela rappelait les patrons arrosés au vitriol dans l’Angleterre des années 40, les coups de feu qui partaient dans les champs contre les fabricants.

A ce compte-là on pourrait aussi se rappeler les actions de justice des esclaves ou des populations germaniques.

Nous, on veut bien.

Les sabotages visant à l’arrêt de chaîne par introduction d’une barre de fer par exemple, cela rappelait les premiers bris de machine.

Tous ces souvenirs viennent à l’esprit de « chroniqueurs » du mouvement ouvrier, type Nouvel Observateur.

Ils visent évidemment à déconsidérer cette contestation ouvrière.

Ils sont quand même emmerdés maintenant : les séquestrations sont devenus une forme régulière de la guerre de classe.

Au point que des syndicalistes C.G.T.sont obligés de les singer (Chantiers de Brest, janvier 72).

Alors on ne voit plus ces chroniqueurs rapprocher la séquestration des actions sauvages du XIXème siècle.

Ils s’écrasent.

Espérons que cela durera.

Mais comme nous ne sommes pas sectaires, même vis-à-vis de ces journalistes prétentieux, mettons les choses au point.

Les ouvriers ont toujours raison de se révolter contre les patrons.

« Dès lors qu’il ne reste à l’ouvrier pour tout champ d’activité humaine que l’opposition à toutes ses conditions de vie, il est naturel qu’il apparaisse le plus sympathique, le plus noble et le plus humain, lorsqu’il se rebelle contre elles.

C’est vers ce seul point que tendent toute l’énergie et toute l’activité des ouvriers, et même les efforts pour acquérir par ailleurs une culture humaine sont tous en rapport direct avec ce point unique.» (Engels).

Dans l’histoire de toutes les révoltes ouvrières et populaires, les ouvriers d’aujourd’hui ont quelque chose a apprendre.

Les oeuvres du syndicat périssent, pas l’oeuvre de l’instinct prolétarien.

Nous sommes convaincus, par expérience, qu’un récit d’une révolte des débuts du mouvement ouvrier a une vertu pratique bien plus grande pour les luttes de masses que les fascicules de la C.G.T.sur le fonctionnement d’un comité d’entreprise.

Cela dit, l’action contre le petit chef ou la séquestration d’un directeur, si elles peuvent à juste titre rappeler les premières actions ouvrières n’ont pas le même contenu.

Marx disait à propos de ce phénomène « le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle ».

La séquestration du patron, par exemple, provoque une révolution très moderne dans les esprits : à savoir : sous l’autorité du patron, il n’y a rien ; le patron est un parasite.

Et quand les gars de Richard Continental à Villeurbanne (février 72) après avoir séquestré le patron, le mettent à la porte, ce qu’ils disent est très simple : le patronat est une classe inutile (même dans la filiale d’une entreprise « nationalisée »).

Autre exemple : introduire une barre de fer sur la chaîne cela peut rappeler le luddisme ; mais cela prépare une action de masse contre le système de travail à la chaîne, qui est aujourd’hui grâce à l’initiative des « sauvages », des O.S., à l’ordre du jour.

Car le patronat et les syndicats ont désormais compris d’où partait la subversion.

Et ils vont s’employer à des réformes pour canaliser la «sauvagerie».

Les petits noyaux de résistance ont donc ouvert une voie : par le bris des cadences, par les actions contre les chefs, par les révélations qu’ils apportaient sur la condition ouvrière : par exemple sur l’assassinat quotidien conscient dans les entreprises.

Aujourd’hui même dans le « Monde » on peut lire que les usines sont des « bagnes ».

Il y a deux ans la Cause du Peuple était saisie, parce qu’elle le disait.

Maintenant il faut largement entrer dans la voie ainsi ouverte.

Il faut élargir la résistance.

Les petits noyaux de résistance ont fait leur temps.

Soumis à une répression systématique de la police, du patron, du syndicat, ils ne tiendraient d’ailleurs pas longtemps.

Mais cette répression sanctionnait le fait que les idées des petits noyaux devenaient une force matérielle dans les masses.

Il s’agissait donc d’avoir de nouvelles méthodes puisque la réalité était transformée.

Le texte qui suit présente un bilan abrégé de l’expérience acquise depuis un an.

Il s’appuie principalement sur l’expérience avancée du comité de lutte de Renault-Billancourt.

Mais dans ce texte nous n’allons pas exposer nos méthodes d’élaboration des formes d’action dans les usines.

Nous voulons seulement dégager les principes qui distinguent le syndicalisme de la contestation.

« Lutter contre l’égdisme et critiquer le révisionnisme.

» Mao.

I. – « LA SPONTANÉITÉ N’EXISTE PAS »

C’est une citation de la C.G.T.(p. 13 de « Un complot manqué ». Renault, mai 71).

C’est plus qu’une citation. C’est la philosophie de la C.G.T.

On se souvient des analyses du p.C.G.T. sur les « événements de 68 » : le principal mérite des «communistes», à cette époque, c’est d’avoir déjoué un complot contre leur parti.

Cette extraordinaire analyse faite en juillet 68 est devenue, depuis, une méthode fondamentale de pensée des dirigeants révisionnistes.

Tous les mouvements de masse autonomes sont aux yeux de ces dirigeants ou bien une « invention » ou bien un « complot ».

De deux choses l’une : ou bien la C.G.T.expliquera que le mouvement de masse a été préparé de main de maître par le travail infatigable de ses délégués et militants, donc le mouvement n’a rien de « sauvage », il est syndical ; c’est pure invention que de le caractériser comme mouvement «spontané».

Ou bien, comme on ne peut nier qu’il y ait des forces autonomes à l’oeuvre dans le mouvement, il s’agit d’un complot, qui vise à détruire l’organisation syndicale, donc le « mouvement ouvrier ».

La grande lessive des Batignolles (début 71) a été l’oeuvre de ces forces de complot.

Les sabotages des trains de riches par les cheminots dans la région Est au moment de leur grève de 71 (juin), c’est pareil.

Dans les deux cas : il n’y a pas de spontanéité ; le mouvement est l’oeuvre du syndicat ou de comploteurs.

La spontanéité n’existe pas.

On assiste alors à ce triste spectacle : les militants « drogués » de la C.G.T.(une poignée) font la chasse au « spontané ».

Fini le vieux réflexe syndicaliste « dur » : « on a toujours raison de revendiquer contre le patron ».

Désormais quand il y a mouvement, on se demande : la C.G.T.est-elle dans le coup ? ou non ? si non, il faut chercher le complot.

Le cégétiste ainsi éduqué devient nerveux et méfiant.

Mais pour conjurer la révolte ou plutôt pour « déjouer le complot », il faut une formation spéciale.

Il ne suffit pas d’être méfiant, il faut être vigilant.

La C.G.T.constitue alors un comité de vigilance contre la spontanéité : une POLICE SYNDICALE.

Nous savons bien que cette notion n’est pas couramment admise dans les « milieux intellectuels marxistes ».

Ceux-ci en général préfèrent la notion douceâtre de « bureaucratie ».

Nous n’y pouvons rien.

La violence qu’exercé l’appareil syndical n’est pas « bureaucratique » (?), c’est une activité répressive.

Elle vise à encercler et à anéantir une force représentative d’aspirations qui s’opposent violemment aux « intérêts » de l’appareil syndical.

Dire que la direction syndicale est « bureaucratique », c’est parler pour ne rien dire.

Les directions révolutionnaires les plus éprouvées sont constamment menacées de « bureau-cratisme », de coupure avec les masses.

Cette notion ne permet pas de distinguer la fonction jouée par l’appareil syndical dans les luttes de classes.

Nous proposons à ces milieux de réfléchir sur la thèse : « la spontanéité n’existe pas ».

Qu’est-ce que cela veut dire ? cela signifie que la C.G.T.n’ « a pas la prétendue confiance qui flatte l’impulsion irréfléchie sous couvert de spontanéité » (broc, citée p. 48).

En clair, la classe ouvrière n’a pas « d’instinct de résistance » créateur.

La classe ouvrière n’a pas de capacité autonome de réfléchir à partir de sa pratique de production et de lutte de classes.

La classe ouvrière ne produit pas (« spontanément ») d’idées justes.

Les idées lui viennent soit du délégué soit de la « tradition syndicale » ( = éducation et mémoire du délégué).

Les idées qui ne viennent pas de là constituent « l’impulsion irréfléchie », erreur d’enfance qu’on veut bien excuser et « couvrir » si les comploteurs ne s’en mêlent pas.

Quel est le caractère de classe de cette thèse ? C’est une pensée produite par le capitalisme.

En effet, le capitalisme dépossède complètement l’ouvrier.

Non seulement l’ouvrier n’a plus que sa force de travail à vendre, mais l’ouvrier perd son intelligence dans l’atelier.

Comme Marx l’a montré, s capital lui arrache toute sa force culturelle et la retourne contre lui ; la science dans l’usine apparaît comme une puissance étrangère, hostile à l’ouvrier (Cf.Capital, livre I, tome 2, pp. 49 et suiv. Éditions sociales).

Elle anime la machine qui asservit l’ouvrier, elle loge dans les bureaux de méthodes d’où sortent d’étranges techniciens, chrono en mains, qui viennent fixer des « cadences théoriques instantanées » étrangères à la perception ouvrière, totalement mystérieuses, oppressives.

Pour le capital, la spontanéité ouvrière ne doit plus exister.

Pour le capital l’ouvrier doit être un con.

La thèse « la spontanéité n’existe pas » soit encore « les ouvriers sont des cons » est produite par le capitalisme.

Les appareils qui servent à reproduire cette thèse sont des appareils bourgeois.

On sait que l’appareil despotique dans l’atelier, ou l’appareil scolaire visent à entretenir cette thèse.

Il faut reconnaître aussi que l’appareil syndical joue à sa manière la même fonction.

Dans certains ateliers immigrés, le délégué C.G.T.est confondu avec le chef.

L’oeil de l’ouvrier voit juste.

Comme tous les appareils bourgeois, l’appareil syndical est répressif ; il assume les deux fonctions de répression ; la répression idéologique avec la thèse « la spontanéité n’existe pas » et la répression violente avec sa police.

Car la réalité de la révolte infirme la thèse « la spontanéité n’existe pas » ; alors il faut une police pour remettre les choses dans l’ordre.

Quand la répression idéologique ne suffit pas il faut la répression violente.

Nier la capacité d’autonomie ouvrière c’est se condamner à faire la police contre les ouvriers.

La C.G.T.est donc antidémocratique ; mais pas parce qu’elle a une déviation « bureaucratique », qu’il faudrait condamner au nom de ses statuts et de la démocratie syndicale.

Elle est antidémocratique comme tous les appareils bourgeois.

Voilà pourquoi le mouvement démocratique des ouvriers affronte l’appareil syndical.

Qu’on y réfléchisse : le premier comité de chaîne (atelier de peinture de l’Ile Seguin, chaîne de pisto-letteurs) organe de décision de l’assemblée de chaîne, révocable à tout moment, s’est créé après un mouvement sur la paie où la masse s’est affrontée au délégué.

Quand nous disons que la C.G.T.n’est pas démocratique nous ne nions pas qu’elle sache manier l’urne aussi bien que le régime Pompidou.

Nous nions quelle sache concentrer les idées des masses, qu’elle pratique la démocratie de masse.

D’ailleurs c’est elle-même qui le dit : « la spontanéité n’existe pas ».

II. – ÉGOÏSME ou COLLECTIVISME ?

Tout est fait dans l’atelier pour que les ouvriers soient vidés de leur intelligence ; la machine comme le chef sont là pour dire à l’ouvrier : tais-toi, ne pense pas, c’est superflu, c’est nuisible.

Asservi à la chaîne ou à la machine, l’ouvrier doit être isolé, il doit avoir conscience continuellement qu’il est isolé.

Avoir cette conscience, c’est être une machine parmi les machines.

C’est au fond perdre toute conscience ; alors la rébellion se forme contre cet état d’anéantissement ; « prendre conscience », c’est rompre l’isolement, c’est inventer une expression collective contre la chaîne, contre la machine, contre le chef.

Cette expression peut surprendre : une barre de fer qui bloque la chaîne, et voilà la conscience qui triomphe.

Le triomphe de la conscience est toujours collectif.

Il rassemble, contre la division objective instaurée par l’organisation du travail.

Il y a dans l’atelier une lutte constante entre l’isolement et le rassemblement ; une lutte constante entre le concept d’égoïsme et le concept du collectif.

L’organisation du travail fondée sur la propriété privée et la séparation de l’ouvrier par rapport à son travail produit l’idée de l’égoïsme, de l’isolement, l’idéologie de la soumission.

La révolte contre cette dépossession produit l’idéologie collectiviste.

C’est dans l’atelier que se déroule le plus puissamment, le plus crûment, la lutte entre l’égoïsme et le collectivisme.

L’égoïsme est produit par le capital, le collectivisme par la rébellion du travail.

La base de la doctrine communiste, c’est la rébellion du travail.

En ce sens, le communisme est bien produit par la classe ouvrière.

Tombe-t-il du ciel ? non, il vient de la pratique sociale de la classe ouvrière.

Pour former une conscience communiste, il faut partir de l’idéologie collectiviste propre au prolétariat et répudier l’égoïsme, propre au capitalisme.

Dès le stade élémentaire de la conscience de classe, à travers la lutte d’atelier, il faut que le collectif triomphe de l’égoïsme.

Au stade le plus élevé, lorsque la classe ouvrière prend conscience de son rôle dirigeant dans la lutte du peuple dans son ensemble contre la dictature des classes exploiteuses, il faut aussi que le collectif l’emporte sur l’égoïsme.

A tous les stades de la conscience, il faut que la voie du collectivisme l’emporte sur la voie bourgeoise de l’égoïsme.

A tous les stades de développement de la conscience de classe, il faut donc forger des instruments qui fassent triompher le collectif sur l’égoïsme.

Prenons le stade élémentaire de la lutte, la lutte dans l’atelier.

Dans l’atelier, au départ, dans les conditions immédiates produites par le capitalisme, il y a la division : la division extrême entre tous les ouvriers par exemple dans l’atelier « moderne », la division « à l’infini » qu’instauré le système de cotation de poste ; la division en nationalités qu’entretient le racisme, la division en catégories (production/contrôle…) et la soumission générale à l’ordre répressif qui garantit ces divisions (l’ordre répressif ce n’est pas seulement le contremaître c’est déjà le mouchard sur la chaîne, le poste de travail/flic).

Comment organiser la lutte immédiate pour un changement partiel, pour une petite « réforme »? Il y a deux manières : ou bien on part de ces divisions et on demande telle ou telle chose ; ou on demande telle ou telle chose en remettant dès le départ en question ces divisions.

Toute lutte exige un minimum d’union (à l’exception de la « lutte » qui consiste pour le délégué à aller voir le chef pour qu’il donne un avantage à un de ses potes ou à un élément combattit pour le neutraliser); toute lutte exige donc un mouvement visant à surmonter certaines divisions et donc à lutter contre certains aspects de l’appareil répressif qui garantit ces divisions).

Toute lutte authentique remet en question les « rapports immédiats » qui se déroulent dans l’atelier.

Avoir une position prolétarienne dans la lutte immédiate pour une « petite réforme », c’est développer au maximum l’élément collectiviste et réduire au minimum l’élément « égoïste ».

Avoir une position bourgeoise c’est faire le contraire : réduire au maximum l’élément collectiviste.

Mais développer au maximum l’élément collectiviste c’est remettre en question les divisions inscrites dans les rapports objectifs capitalistes (divisions sur la chaîne par exemple), et c’est d’un même mouvement attaquer l’appareil répressif.

L’unité de classe se conquiert dans un mouvement de lutte contre le système des divisions garanti par l’appareil répressif.

Ce système de division garanti par l’appareil répressif porte un nom : la hiérarchie capitaliste.

Toute lutte prolétarienne immédiate est anti-hiérarchique.

La C.G.T.réduit au maximum cet élément collectiviste, antihiérarchique : elle propage l’esprit de catégorie et la soumission à la légalité.

En effet, la hiérarchie c’est un système de catégories légalisé par un appareil répressif.

Il y a des chefs parce qu’il y a des catégories hiérarchisées du « personnel » ; il y a ces catégories parce que les producteurs immédiats sont des cons, qui n’ont pas les capacités nécessaires pour les fonctions « de responsabilité ».

Les capacités ou les « compétences » ; parce que toute cette salade se veut bien sûr « scientifique », dictée par les lois naturelles du progrès industriel.

La C.G.T.donc qui défend la hiérarchie, même si bien sûr elle est contrainte d’en demander des remaniements, est le défenseur le plus acharné de l’esprit de catégorie et du légalisme.

Elle trouvera ses points d’appui les plus solides dans les « catégories supérieures ».

En témoignent ses progrès rapides chez les agents de maîtrise.

Mais surtout elle doit consolider son pouvoir dans une catégorie proprement ouvrière (car elle ne peut décemment pas devenir pour le moment le syndicat de masse des agents de maîtrise) : les ouvriers professionnels.

Les O.p. c’est « la forteresse dans la forteresse » comme elle dit des O.p. de Billancourt.

Un des facteurs clés du « verrou » cégétiste, c’est le pouvoir exercé sur les O.p.

Résumons-nous : La C.G.T.n’est pas seulement antidémocratique, elle propage l’esprit de catégorie viciant profondément le mouvement de conquête de l’unité de classe et elle propage l’esprit de soumission à la légalité (c’est-à-dire à « l’ordre » hiérarchique).

Par ces trois moyens (refus de la démocratie, esprit de catégorie, légalisme) la C.G.T.consolide les « rapports immédiats » dans l’atelier, c’est-à-dire consolide l’idéologie « égoïste » propre au capitalisme.

La contestation au contraire libère l’idéologie collectiviste, base du communisme.

III. – SYNDICALISME ET POLITIQUE

Si la C.G.T.propage l’esprit de catégorie et de soumission à la légalité, c’est qu’elle défend la hiérarchie capitaliste.

Si elle défend la hiérarchie, c’est pour une raison POLITIQUE.

Le syndicalisme est politique.

Le secret de la C.G.T., il faut le chercher dans le p.C.

Dans le programme politique révisionniste.

Ce programme réclame la nationalisation des secteurs-clés de l’économie nationale dans une première étape et dans une deuxième l’extension de l’appropriation collective des moyens de production.

Fort bien.

Mais la question qui se pose : c’est une fois que la propriété est devenue « collective », que devient l’organisation du travail dans l’usine et l’organisation sociale ? Pour le dire autrement : les Chantiers Navals de Gdansk sont « propriété collective ».

Pourtant, en été, la température monte jusqu’à 70 degrés et en hiver les installations sont gelées.

Par temps de pluie il y a danger mortel d’électrocution pour les soudeurs et les monteurs.

La paie est misérable.

Après 15 ans c’est le cimetière.

(Extraits d’un document publié par le Nouvel Observateur du 6 au 12 décembre) Enfin quand les ouvriers se révoltent, « on attrape les ouvriers comme des rats ».

Une « milice ouvrière » (police syndicale devenue police d’Etat) tire à la mitrailleuse pour rétablir l’ordre socialiste.

Ces faits terribles montrent que la véritable question, c’est : que devient l’organisation du travail, une fois la propriété privée abolie.

De toute façon la masse des ouvriers réfléchit à ces expériences de Pologne et d’ailleurs.

Jamais elle n’identifiera la libération à l’expérience polonaise.

Elle dit non à la Pologne par « instinct », et nous devons expliquer contre le p.C.

C.G.T.qu’elle dit non à une variante du capitalisme.

Que le socialisme c’est tout à fait différent.

Nous ne nous avilissons pas à dire que la Pologne est socialiste mais qu’elle a de graves déviations bureaucratiques.

L’essence du capitalisme, la dépossession de l’ouvrier, peut se perpétuer même quand la direction des entreprises est « publique ».

Entendons-nous bien : il va de soi que tout pouvoir prolétarien adoptera le décret d’appropriation des « secteurs-clés » de l’économie nationale.

C’est un début nécessaire.

Mais dans un pays comme la France aujourd’hui qui a l’expérience des « nationalisations > et qui réfléchit à l’expérience des pays de l’Est, là n’est pas la seule véritable question.

Le critère pour apprécier les forces de classe n’est plus seulement et principalement : le nombre de nationalisations qui figurent à leur programme.

Le critère de distinction c’est leur position par rapport à la division du travail, au type de « hiérarchie » dans l’entreprise et donc à la conception générale des rapports sociaux.

Il va de soi en effet que si on adhère au principe de la hiérarchie capitaliste (en la remaniant) on adhère au principe de l’Ecole actuelle (en la réformant), donc on a une certaine conception des rapports entre les producteurs et les « intellectuels ».

L’école actuelle sert à perpétuer ce type de hiérarchie.

Si on ne veut pas démolir ce type de hiérarchie on ne veut pas détruire l’Ecole.

Si on ne veut pas détruire la séparation entre production immédiate et Ecole, si on ne veut pas abolir la division entre travail manuel et travail intellectuel, on perpétue toutes les autres séparations : séparation de l’usine et de la cité, séparation de la ville et de la campagne.

Marx disait que l’organisation dans la fabrique était un modèle pour l’organisation de la société.

Si on accepte l’organisation « hiérarchique » (dans la définition précise que nous avons donnée) dans l’atelier on accepte l’essentiel des principes de la société de type bourgeois.

L’expérience de la révolution culturelle est lumineuse : La ligne de Liou Chao Chi prônait dans l’entreprise la théorie « tout le pouvoir au directeur et aux experts », et dans la société : « l’école pour l’élite », la « culture pour une aristocratie ».

La critique de la voie bourgeoise en Chine porte sur TOUS les aspects de la vie sociale, de la base et de la superstructure.

Il est donc clair qu’il y a harmonie préétablie entre la tactique syndicaliste et le programme de « nationalisations » du p.C.

A la tête du p.C.G.T. il y a une POLITIQUE, c’est-à-dire une certaine conception du pouvoir et de la société.

Pour nationaliser les secteurs-clés de l’économie, il suffit d’un autre « gouvernement » qui adoptera un décret.

Il n’y a pas besoin de destruction de tous les appareils qui maintiennent l’organisation actuelle du travail.

Quand il y aura un gouvernement de gauche on pourra changer le conseil d’administration des entreprises, devenues nationales, en particulier on pourra y faire entrer en masse les syndicalistes qui auront fait leurs preuves dans la gestion de ces entreprises que constituent les comités d’entreprises des grosses boîtes.

On pourra « réformer » l’école… Si donc il suffit « pour changer de cap » d’avoir un nouveau gouvernement, il est tout à fait logique, tout à fait réaliste, de lutter par la voie électorale.

La politique révisionniste est une pyramide dont la base est l’égoïsme et le sommet un gouvernement sorti des urnes.

De toute façon si on refuse la démocratie de masse dans l’atelier, on la refuse dans la société ; si on accepte le légalisme dans l’usine on adhère à l’électoralisme.

Un même principe anime le légalisme et l’électoralisme : le refus de former dans la classe ouvrière un mouvement de masse collectiviste.

Le légalisme dans l’usine c’est l’acceptation des divisions objectives dans l’atelier garanties par l’appareil répressif patronal, c’est « l’atomisation » des ouvriers.

L’électoralisme achève ce mouvement dans la société : il transforme l’ouvrier en individu solitaire dans la Cité hostile.

IV.- UN SUPPLÉMENT D’ÂME POUR LE SYNDICALISME : LA C.F.D.T.

Dans le climat étouffant créé par la C.G.T., un petit syndicat aux origines douteuses essaie de se faire une place au soleil.

La C.F.D.T. multiplie les efforts « doctrinaux » pour mettre en évidence ses profondes différences avec la C.G.T.Au syndicalisme moribond (idéologiquement ; nous ne nions pas qu’il y ait des centaines de milliers de syndiqués.

C’est vraiment peu de choses d’avoir une carte.

Ça coûte un peu), la C.F.D.T. propose un supplément d’âme.

La C.F.D.T. crie partout qu’elle est pour la démocratie, et pour le socialisme démocratique et même qu’elle se bat contre la hiérarchie.

On pourrait évidemment se contenter d’analyser la misérable pratique de la C.F.D.T. quand elle est « majoritaire » par exemple dans certains coins de l’Ouest, ou bien sa pratique-croupion quand elle est « minoritaire ».

Mais nous allons commencer par la « doctrine ».

La question théorique à lui poser est claire désormais : au point de vue de la doctrine politique, la C.F.D.T. adhère-t-elle au principe de la hiérarchie capitaliste ?

Nous ne nous sommes pas amusés à prendre au sérieux les affirmations de la C.G.T.sur le « respect des libertés », « l’approfondissement de la démocratie » etc.

, nous nous sommes concentrés sur le point essentiel, le critère déterminant : la C.G.T.refuse-t-elle le type d’organisation capitaliste du travail ? nous avons vu qu’elle adhérait aux principes de l’organisation capitaliste du travail.

Nous n’allons pas non plus nous amuser à prendre au sérieux les professions de foi dans la « démocratie » de la C.F.D.T. La question déterminante est simple : sa doctrine politique c’est « l’autogestion ».

Cette autogestion s’accommode-t-elle des principes de base de la hiérarchie capitaliste ? la réponse est donnée officiellement par Ed.

Maire (Ces citations sont extraites d’une interview au Nouvel Observateur) : « Je dis que la meilleure forme d’autogestion d’entreprise actuellement – et qui pourrait n’être que transitoire – c’est un régime de double assemblée : assemblée politique et assemblée technique.

On conserverait dans cette dernière la hiérarchie, c’est-à-dire la gradation des compétences techniques.

» Plus haut il explique : « A l’intérieur de l’entreprise autogérée c’est le schéma de la démocratie parlementaire : chaque travailleur de l’entreprise, de l’ingénieur en chef au travailleur immigré a le même droit… »

Malgré la phrase « de gauche » et la prudence (« forme transitoire », sous-entendu : après on fera mieux), cette doctrine est très claire : accepter « la gradation des compétences », la hiérarchie technique », c’est accepter les principes de base de la division capitaliste du travail.

Si les producteurs immédiats n’arrachent pas « le pouvoir » de la technique (et c’est vrai c’est « tout un processus » ; encore faut-il le caractériser clairement et l’enclencher), la « voix » de l’ouvrier ne pèse pas lourd à côté de la « voix » de l’ingénieur en chef même si en principe en bonne « démocratie parlementaire », les deux voix sont égales.

On demande : quelle différence fondamentale y a-t-il entre le parti syndical révisionniste et ce parti syndical-bis (plus « attachant » pour les milieux intellectuels) ? Qu’est-ce qu’apporté ce terme-foutoir d’autogestion ? les révisionnistes veulent maintenir la gradation des compétences et prônent la démocratie parlementaire dans l’entreprise.

Mais ils sont plus clairs, plus nets.

Us disent : nationalisons d’abord, ensuite on démocratisera, on donnera plus de pouvoir aux techniciens et aux syndicalistes dans les conseils d’administration de l’entreprise nationale et on recourra bien sûr à la consultation parlementaire du personnel pour toutes les importantes décisions.

Ce que M. Maire apporte de plus c’est un langage de « gauche » très touchant : « Il est en effet permis de penser que les compétences techniques risquent à un moment ou à un autre, d’échapper au contrôle, de conditionner les décisions dites politiques.

Mais pour nous l’autogestion ne peut être une perspective crédible que si un accord profond existe entre la technique et la politique.

» Redisons les choses carrément : la doctrine politique remet-elle en question les principes de base de la hiérarchie capitaliste (le savoir est monopolisé par des catégories du personnel distinctes des producteurs immédiats ; ce qui a pour conséquence : les ouvriers sont dépossédés de leur force culturelle, et opprimés par la hiérarchie « technique » qui donc pour se protéger se double d’un appareil répressif) ? Si oui, cette doctrine est socialiste prolétarienne.

Si la doctrine politique ne remet pas en question ces principes de base, elle n’est pas socialiste prolétarienne.

Mais au mieux une doctrine socialiste petite-bourgeoise (qui vise à donner plus de pouvoir aux couches intermédiaires, « techniciennes » dans l’entreprise).

En fait, cette doctrine est incohérente, car en définitive et en réalité ce n’est pas « le petit-bourgeois » (fût-il technicien) qui prendra le pouvoir au niveau de la société.

Il n’en a pas les forces.

C’est la classe capitaliste qui conservera le pouvoir en effectuant en son sein .

des remaniements (par exemple son alliance avec les « experts sera plus solide ; plus de pouvoir leur sera conféré).

Quelque chose comme la Hongrie avec un supplément d’âme.

Nous avons vu comment dans son fond la doctrine politique de la C.F.D.T. ne rompt pas avec le révisionnisme.

C’est bien sûr ce qui fonde le front unique syndical.

Ce front unique freine la révolution idéologique dans les usines : la campagne C.G.T./C.F.D.T. sur la retraite est une campagne commune-bidon.

Qu’on ne nous dise pas : la retraite à 60 ans c’est populaire.

C’est parfaitement exact : et même à 60 ans pour certaines catégories de producteurs c’est trop tard : ils seront usés à la tâche ou morts avant d’avoir la retraite.

C’est la campagne qui est bidon.

La seule chose que la C.F.D.T. peut faire c’est de lui apporter un supplément d’âme.

Par exemple lors de l’offensive des O.S. du Mans en 71 ou plus récemment chez les conducteurs de métro, la C.F.D.T. voulait lancer un mot d’ordre « unifiant pour généraliser la grève » : la retraite à 60 ans.

C’est plein de bonnes intentions, ça a le mérite de reconnaître indirectement qu’on n’arrachera pas cette revendication avec deux heures de grèves-bidon.

Mais l’inconvénient c’est que ça n’avait rien à voir avec les aspirations du moment ni des O.S. ni des conducteurs.

Bref, c’était une phrase en l’air.

Ce qui nous amène à analyser la pratique ambiguë de la C.F.D.T. Précisons bien que nous ne parlons pas des militants ou même de certains syndicats de base de la C.F.D.T. (De nombreux éléments de la gauche ouvrière sont entrés à la C.F.D.T. après mai 68.

Comme les syndicalistes prolétariens de la C.G.T., ils sont nos alliés naturels les plus proches).

Nous voulons parler de la pratique C.F.D.T. « orthodoxe ».

Elle est limitée par le front syndical commun (il y a un fondement commun aux deux syndicats : l’acceptation de la hiérarchie capitaliste).

Donc il y a des limites que la C.F.D.T. ne franchira pas.

Par exemple ; elle qui dit pourtant : « la démarche de l’autogestion c’est d’inverser les fondements du pouvoir, de l’autorité » (Maire) n’a jamais pris position en tant que Confédération pour la séquestration des patrons.

C’est pourtant la pierre de touche du « renversement de l’autorité ».

Pourtant à l’intérieur de ces limites, la C.F.D.T. pourra faire un petit bout de chemin : elle soutiendra en partie et pour un temps la séquestration sans le dire nettement, ou bien d’autres actions de contrôle ouvrier direct : un bris de cadences… par exemple.

Mais jamais, surtout après que la C.G.T.contre-attaque, elle ne revendiquera totalement la signification de ces actions.

Elle les « couvrira » comme des actions désespérées.

Dans le meilleur des cas.

En d’autres termes elle fait un pas en avant parce qu’il faut bien inverser les fondements de l’autorité pour « autogérer » ; deux pas en arrière parce qu’elle ne peut franchir la limite de la hiérarchie capitaliste.

Il est un intellectuel de gauche, M. Bosquet, qui a fait l’éloge de cette incohérence.

Assis dans un bureau, il a décidé de nommer cette incohérence contradiction féconde.

En gros, la CF.D.T. serait prête à être révolutionnaire, à s’abolir pour faire place aux comités de chaîne, aux organes de pouvoir élus et révocables par les masses ; donc la C.F.D.T. serait un svndicat-qui-tend-à-se-détruire-comme-syndicat.

Il faut avouer que la phrase de gauche devient sous la plume de Bosquet une phrase sublime.

On est tout émerveillé : on avait sans le savoir, à vrai dire, un syndicat antisyndicaliste et on n’est pas encore satisfait.

Comment Bosquet explique-t-il ce miracle ? La C.F.D.T. serait prête à donner tout le pouvoir aux ouvriers mais comme ce n’est possible qu’en situation prérévolutionnaire (du type 1917 en Russie) elle se réserve et se conserve pour ce grand jour.

Entre temps il faut bien un instrument de médiation entre ouvriers/patrons pour négocier l’épreuve de force, il faut bien un syndicat.

Mieux vaut que ce soit la C.F.D.T. qui nous promet, le jour J, de se détruire en tant que tel.

Conclusion : la C.F.D.T. a une pratique contradictoire mais c’est parce que la C.F.D.T. c’est une contradiction en acte.

Une contradiction parfaitement féconde pour la révolution.

[N.D.L.R. – Ces remarques visent un article de Michel Bosquet qui, dans le Nouvel Observateur du 24 janvier 1972, analysait comme suit à l’adresse de la C.F.D.T., les contradictions d’un syndicat qui voudrait se transformer en mouvement révolutionnaire de masse : « Dans les périodes creuses qui séparent les situations chaudes, le syndicat, par la force des choses, ne peut être qu’un organisme de négociation et de médiation, représentant les travailleurs auprès du patronat et de l’État.

Son intervention demeure alors centrale, quasi institutionnelle et bureaucratique, comme aux États-Unis et en Allemagne, par exemple, mais aussi en France.

Or le type de militants et de dirigeants « institutionnels » que produisent ces périodes creuses est totalement différent des militants et cadres de masse (en gros : « gauchistes ») capables d’exploiter à fond les situations « chaudes ».

« Inversement, pas plus que les groupes « gauchistes », les organes de démocratie directe et de pouvoir ouvrier (conseils, délégués de base révocables) ne peuvent être récupérés et formalisés par la structure syndicale : s’ils deviennent de nouvelles institutions (comme ce fut le cas, en Italie, l’année dernière), ils perdent aussitôt leur puissance de rupture et se vident de leurs meilleurs éléments.

Ces organes de « double pouvoir », autrement dit, ne peuvent exister que par éclipses, comme une négation vivante du pouvoir patronal, pour disparaître – jusqu’à la prochaine fois – si ce pouvoir n’a pas pu être vaincu pour de bon.

« En fin de compte, un syndicat qui, comme la C.F.D.T., se veut révolutionnaire, doit assumer deux fonctions contradictoires qu’il est impossible d’exercer simultanément.

D’une part, il doit avoir la permanence d’une institution reconnue, négociant des compromis et des accords avec le patronat et l’État, oeuvrant dans le cadre d’un système qu’il rejette et dont, dans la pratique, il lui faut cependant accepter les limites puisqu’il ne peut l’abattre.

D’autre part, il doit être prêt, dans les situations chaudes, à devenir autre chose qu’un syndicat, à savoir : un mouvement politique de masse, prêt à se liquider en tant qu’institution et appareil, prêt à donner la parole à la base, aux groupes de militants politisés et aux cadres de masse s’affirmant dans la lutte.

« II n’y a pas de solution à cette contradiction.

Il faut vivre avec elle, en acceptant une effervescence et des tensions permanentes, en considérant les conflits entre les groupes politisés et l’appareil comme un ferment utile.

Les dirigeants de la C.F.D.T. paraissent conscients que tel est bien leur destin.

Tout comme Pierre Carniti, leur homologue italien, ils semblent convaincus que « tant que le syndicat est obligé de mener des négociations de sommet, c’est pure illusion de croire que la bataille contre les tendances à la bureaucratisation pourra être gagnée une fois pour toutes ».]

Nous sommes obligés de revenir sur terre après ce magnifique voyage dans les cieux.

Où est le vice dans la démonstration ? dans la référence à la « situation pré-révolutionnaire ».

En effet c’est dès maintenant que les actes de contrôle ouvrier sont possibles et nécessaires.

Et il n’y a aucune raison pour que la négociation de l’épreuve de force soit confiée à des « instruments de médiation syndicaux ».

Un comité de chaîne ou un comité de grève peut négocier.

Il n’y a pas des moments « creux » où la négociation est laissée au syndicat et des moments forts (d’ailleurs un moment fort, le moment pré-insurrectionnel) où l’on fait du « contrôle ouvrier » et où l’on n’a plus besoin du syndicat.

Les actes de contrôle constituent la pratique constante et continue de la contestation et les organes élus par les ouvriers à travers cette pratique du « contrôle » peuvent parfaitement comme cela se fait tous les jours dans de nombreux ateliers négocier directement avec le patron.

Pour finir, nous reconnaissons l’utilité des contradictions de la C.F.D.T. En effet, bien exploitées, elles permettent de faire éclater le front syndical contre-révolutionnaire.

Nous disons donc : quand la C.F.D.T. fait un pas en avant dans la perspective du « renversement de l’autorité », nous la soutenons, en nous préparant aux deux pas en arrière qu’elle fera, quand la lutte de classe se radicalisera.

Quand elle est deux pas en arrière, au coude à coude avec la police C.G.T., il n’y a plus d’unité possible.

V .- LE COMITÉ DE LUTTE, LE COMITÉ DE CHAÎNE

La critique du syndicalisme va nous permettre de présenter de manière synthétique et concise les principes du comité de lutte.

En effet critiquer la ligne erronée c’est dégager la ligne juste.

Il suffit de présenter explicitement ce qui était parfois implicite dans la critique du syndicalisme.

I. Le comité de lutte ne fait pas de « politique », dans le sens où l’entendent partis et syndicats, vise à conquérir l’unité de classe des ouvriers sur la base de l’atelier, quelles que soient « les opinions politiques ».

Nous affirmons que la conquête de l’unité de classe, donc la lutte contre la hiérarchie despotique dans l’atelier est POLITIQUE dans un sens nouveau.

Elle vise à renverser le pouvoir dans l’atelier.

Cette lutte d’atelier prépare donc l’élargissement de la lutte dans la cité pour que s’édifie un pouvoir populaire.

C’est dans l’atelier, par la lutte antihiérarchique antidespotique, que la masse ouvrière commence la lutte pour un pouvoir populaire.

La politique ne va pas venir du dehors à la masse ouvrière.

Elle s’élabore à partir de l’intelligence collective des ouvriers dans l’atelier puis elle sort de la sphère ouvrier/patron, elle s’élargit à l’échelle de la cité.

H est parfaitement vrai comme le disait Lénine que pour accéder à une conscience politique de classe il faut sortir de la sphère ouvrier/patron.

Mais c’est une masse ouvrière rendue consciente par la lutte dans l’atelier, lutte collectiviste, lutte visant à renverser le pouvoir dans l’atelier, qui sort de la sphère ouvrier/patron.

Ce ne sont pas les intellectuels qui viennent apporter la conscience politique à la masse ouvrière.

Les intellectuels peuvent aider à élargir le point de vue de la masse des ouvriers rendue d’abord consciente POLITIQUEMENT par les luttes de contestation.

Par exemple un intellectuel qui vient à la porte de l’usine pour discuter avec les ouvriers et se mettre à leur école, ça élargit le point de vue politique des ouvriers, puisque ça apporte une démonstration pratique que l’antique division travail manuel/travail intellectuel peut disparaître.

Donc la politique, c’est-à-dire la lutte pour le pouvoir, la politique révolutionnaire, c’est-à-dire la lutte pour une société collectiviste, cela commence dans la contestation d’atelier [Débarrassons-nous une fois pour toutes de l’hypothèque de Que faire ?, grand ouvrage marxiste de Lénine, manipulé par des petits professeurs marxistes en vue de dénaturer le marxisme.

La thèse centrale de Lénine dans cet ouvrage, c’est : «La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, de l’extérieur de la lutte économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.»

Cette thèse est juste : tant que l’ouvrier n’est pas sorti de la sphère étroite ouvrier/patron, il n’a pas une conscience politique de classe qui le rende donc conscient de son devoir d’abattre le pouvoir bourgeois central.

Mais dans la première partie de cet ouvrage Lénine emprunte une thèse philosophique à l’opportuniste allemand Kautsky qui semble fonder la thèse précédente : « Le porteur de la science n’est pas le prolétariat mais les intellectuels bourgeois… La conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat et non quelque chose qui en surgit spontanément.»

Cette thèse est fausse, dépassée par le marxisme, démentie par la vie.

En effet, elle « éternise » la division travail manuel/travail intellectuel.

Lénine, dans la pratique, l’a en partie réfutée.

La réfutation complète a été rendue possible par l’expérience ultérieure, en particulier l’expérience soviétique du principe « tout le pouvoir aux experts » qui fut un des grands principes de la dégénérescence de l’expérience soviétique.

Mao Tsé-Toung a fait le bilan de cette expérience.

Il n’est plus question d’accepter la thèse : « Le porteur de la science c’est l’intellectuel bourgeois.

» Ce n’est pas l’intellectuel bourgeois qui importe la conscience politique dans une masse ouvrière dont la conscience serait spontanément fausse].

II. Le comité de lutte peut être au départ une forme de regroupement des ouvriers révoltés, antisyndicalistes mais son objectif n’est pas de se former en petit syndicat antisyndicaliste ; son objectif c’est d’encourager la formation de comités de chaîne et de comités d’atelier ; c’est-à-dire d’une organisation démocratique de masse d’action directe.

Le comité de chaîne s’appuie sur l’unité de classe élémentaire (tous les ouvriers d’une chaîne moins le mouchard sauf s’il accepte d’être rééduqué), il est élu directement par l’assemblée de chaîne et révocable par elle.

Son rôle est d’impulser la pratique du contrôle ouvrier continu sur la chaîne.

III. La pratique du contrôle continu c’est la lutte contre la hiérarchie capitaliste, c’est la pratique du renversement de pouvoir, c’est imposer ce qui est juste pour l’ouvrier contre ce qui est légal pour le patron mais oppressif [Précisons, pour qu’il n’y ait pas de malentendu : nous n’hésitons pas quand il le faut à utiliser la loi bourgeoise contre la loi patronale.

Par exemple, l’acte de justice des mineurs marocains, c’est de réclamer la « liberté du travail », l’application de la loi : on veut une carte de travail].

Un acte de contrôle ouvrier c’est un acte de justice à force ouverte.

Il brise en un point la hiérarchie capitaliste ; il libère l’unité de classe et l’idéologie collectiviste : c’est un acte de justice.

Mais comme il brise, comme il affronte l’appareil répressif c’est un acte de justice à force ouverte.

On reconnaît bien un acte de contrôle ouvrier au petit air de renversement des rôles qu’il a.

Voici quelques exemples mentionnés par ordre d’importance.

(On trouvera dans le texte suivant l’analyse de plusieurs d’entre eux.)

– On a raison de licencier le patron (qui veut licencier les ouvriers) : Richard Continental, filiale de Renault à Villeurbanne.

Le patron est chassé et interdit de séjour dans l’usine pendant plusieurs jours.

– On a raison de séquestrer les patrons.

Exemples désormais par centaines.

– On a raison de tourner sur les postes dans une chaîne, afin d’éliminer les différences de paie, les différences dans le travail qui divisent, et les postes de mouchards.

Exemple (mais il y en a d’autres) : 5ème étage peinture de l’Ile Seguin.

– On a raison de chronométrer nous-mêmes le rythme de la chaîne pour s’opposer à la « cadence théorique instantanée ».

1er étage mécanique de l’Ile Seguin.

– On a raison de mettre un chef à la chaîne pour lui faire comprendre ; rez-de-chaussée mécanique de l’Ile Seguin.

– On a raison de reprendre son poste de travail quand on a été licencié arbitrairement (exemples fréquents à Renault ou exemple de Saint-Nazaire).

– On a raison de juger les chefs (exemple d’actions antichefs).

Les exemples tirés de Renault seront étudiés dans le rapport d’enquête qui suit.

Nous avons simplement voulu les énumérer, pour donner une image claire de la pratique du contrôle.

On peut d’ailleurs dans certains cas élargir la pratique du contrôle et abolir la séparation entre l’usine et la population : c’est l’exemple des délégations qui sont entrées dans la Régie pour contrôler au nom des citoyens ce qui se passait dans une entreprise nationale.

Ce n’est pas la veille du petit matin du grand soir que les ouvriers commenceront à contrôler le travail.

C’est dès main-tenant.

L’union des comités de lutte d’atelier constitue l’instrument de cette pratique continue de la contestation.

La nouvelle démocratie que nous voulons conquérir dans la société, la société libérée de l’organisation capitaliste hiérarchique que nous voulons, il faut savoir qu’elle prend sa source dans ces actes de contrôle ouvrier, dans ces actes de justice à force ouverte, dans ces premiers comités de chaîne ou d’atelier encore embryonnaires qui sont comme les premières lueurs dans la France d’aujourd’hui soumise au règne de la racaille.   

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Gauche Prolétarienne: Renault Billancourt, quatre actes de contrôle ouvrier (1972)

[Février 1972 -Jean-Pierre B.]

A Renault-Billancourt, les ouvriers inventent tous les jours de nouvelles formes de lutte.

Les quatre actes de contrôle ouvrier qui sont décrits et analysés montrent comment.

Comment, chaque jour, la pensée ouvrière poursuit son cheminement.

Qu’est-ce qui la fait progresser ? L’affrontement des ouvriers avec l’ennemi de classe et la pratique dans les ateliers.

Depuis 1969, la force ouvrière autonome a trouvé sa voie.

Alors que la farce électorale se voyait de plus en plus démasquée (aux dernières élections de délégués de janvier 72, c’est 30 % des ouvriers qui n’ont pas voté ou ont voté nul; les syndicats, avec en tête la C.G.T.

ont pris leur claque) la démocratie directe, au travers des luttes, pénétrait l’usine.

En novembre 71, c’est l’apparition du premier comité de chaîne, élu par des ouvriers en assemblée de chaîne.

En janvier et février 72, la force ouvrière autonome impose, face à la maîtrise fasciste et la police syndicale C.G.T. qui, à Renault, cautionne à fond le nouveau fascisme, des actes de contrôle ouvrier; ils attestent que cette force autonome se destine à exercer un véritable pouvoir ouvrier dans l’usine et qu’elle en exerce, dès maintenant, des parcelles.

– La rotation des postes de travail pour éliminer toutes les divisions.

– Le contrôle par les ouvriers des cadences.

– Le contrôle par les ouvriers des chefs; les ouvriers d’une chaîne tiennent un cahier de toutes les infractions des chefs.

– Ils en mettent un à travailler sur la chaîne.

Ces actes de contrôle sont tous issus de l’île Seguin.

L’île Seguin, c’est le coeur de Renault-Billancourt.

Le département 74, le plus important de l’usine.

Un bâtiment colossal, construit sur l’île du même nom, avec, dans sa partie centrale, cinq étages où sont réparties des chaînes de mécanique, sellerie, ponçage, peinture.

Pour l’ensemble de l’île, 14 000 ouvriers (Renault-Billancourt en compte 35 000) qui travaillent en deux équipes, du matin et du soir.

Des O.S. principalement, dont la grande majorité sont des travailleurs immigrés et de jeunes ouvriers français.

En réponse à une protestation des syndicats « contre les changements de cadence en sellerie 1er et 2ème étages de l’île », la direction de la Régie a fait savoir que « les engagements de personnel aux postes de travail peuvent aller jusqu’à 100 % ».

A 100 %, il ne reste plus la moindre miette de temps pour souffler.

Le temps de chacun des gestes qui composent une tâche a été mesuré.

A 100 %, pas un geste, durant 9 heures, qui n’appartienne aux cadences infernales.

A 100 %, pas de temps « libre » entre les gestes.

Les ouvriers sont prisonniers de la chaîne.

Si la direction de la Régie a fait établir les électrocardiogrammes et encéphalogrammes d’ouvriers en plein effort, c’est uniquement pour déterminer le seuil (et la cadence qui lui correspond) au-delà duquel la fatigue est irrécupérable, et par conséquent l’ouvrier.

En février 72, sur les chaînes de mécanique, « l’engagement » était de 97 %.

Chez Fiat, l’engagement est de 85 %; 90 % chez Citroën (Citroën, connu des ouvriers de la région parisienne pour ses méthodes fascistes).

Renault, entreprise dite nationalisée, entreprise de la « concertation sociale », est l’une des entreprises automobiles européennes où l’exploitation est la plus violente.

Sans oublier la violence de l’éclairage juste au-dessus de chaque poste de travail; le bruit.

Aux endroits les plus éprouvants des chaînes, la Direction a fait mettre des « points d’eau»… «Il n’est plus besoin de Cayenne, il y a l’île Seguin » a jeté à la figure de son chef, un ouvrier.

Quatre actes de contrôle ouvrier.

Ils sont décrits et analysés par des ouvriers du comité de lutte Renault.

Les deux premières interviews sont celles d’ouvriers emprisonnés à cette date.

Ils appartenaient, comme un autre des cinq emprisonnés, aux chaînes qui ont contrôlé.

Là encore, c’est le contrôle ouvrier qui a été visé.

« Tournons sur les postes dans les ateliers et sur les chaînes pour éliminer toutes les divisions entre nous ».

En mai 71, les syndicats ont bradé l’occupation de l’usine.

L’idée alors chez beaucoup d’ouvriers : « Si on laisse faire les syndicats, on se fait de plus en plus avoir.

Il faut s’organiser nous- mêmes.

» En novembre 71, la création, par les ouvriers d’une chaîne, du premier comité de chaîne à Renault, c’est une réponse aux questions laissées latentes après l’occupation de mai 71, et une victoire pour tous les ouvriers.

En janvier 72, c’est en comité de chaîne que les travailleurs d’une autre chaîne s’organisent, pour décider démocratiquement, et pour imposer de tourner sur les différents postes de travail.

De l’accord signé en mai 71 entre les syndicats et la direction de la Régie, il n’est resté que des sous en moins : ceux que la Direction a retenu sur les paies des mois suivants pour rattraper « les journées perdues ».

Les accords syndicalistes, c’est une chose; la colère ouvrière, une autre.

Ça se voit en novembre, au cinquième étage peinture de l’île Seguin, sur la chaîne des pistoletteurs.

(Parallèle à celle-ci, qui est côté « Meudon », il y a une autre chaîne, côté « Billancourt », où travaillent aussi une vingtaine de pistoletteurs.

Des fours où les voitures sont cuites après avoir été peintes, séparent les deux chaînes).

Sur la chaîne « Meudon », les pistoletteurs reçoivent comme chaque fois le papier annonçant la paie ; mais « la paie ça va pas ».

Depuis mai, la vie a augmenté; c’est la paie complète qu’ils veulent.

De colère, ils posent les pistolets et sans s’occuper des délégués, descendent dans le bureau de Vacher, le grand chef de l’île.

Vacher refuse de les recevoir.

Le délégué C.G.T. Nicou, du 4e étage, les a suivis; il se sait haï des ouvriers à cause de son racisme, alors il s’est fait accompagner de délégués arabes.

Les délégués entrent dans le bureau de Vacher.

Dehors les ouvriers scandent : « La paie ça va pas ».

Nicou sort pour leur dire : « C’est juste de demander 6 % d’augmentation; depuis mai la vie a augmenté de 10 %, mais Vacher ne veut rien savoir ».

De toute façon, les ouvriers demandent autre chose : la paie complète.

Vacher sort à son tour pour dire : « Enfin! C’est vous, les syndicats, qui avez signé avant les vacances l’accord sur le rattrapage ».

Tout est ouvertement ridicule.

Les délégués et Vacher sont hués par les ouvriers qui retournent dans leur atelier.

Ce jour-là, ils n’iront pas à la cantine; ils restent à casser la croûte ensemble sur la chaîne; à discuter; à jouer au foot.

Nicou a disparu.

Et quand Montagu, un grand caïd de la répression dans l’île passe, les ouvriers le suivent, le poussent à marcher plus vite et finissent par lui courir aux fesses.

Le « tilt » se produit le lendemain, quand quatre pistoletteurs (qui se sont distingués la veille) sont convoqués au bureau.

Ils y vont.

Ils répondent du tac au tac alors qu’on veut leur faire la morale.

Ils interviennent au nom de leurs camarades; laissent entendre que les chefs sont racistes.

Ils ont « pris» la parole, et c’est pour en dire plus qu’un délégué n’ose jamais le faire.

Quand ils reviennent, c’est l’heure de la pose.

Les ouvriers les attendaient, prêts à débrayer en cas de sanctions contre eux.

Ils les convoquent en assemblée pour leur dire ce qui s’est passé.

Une assemblée sans délégués, c’est illégal; les chefs rôdent autour d’eux.

Cette première assemblée, ils la tiennent dans le fond de l’atelier.

Alors les quatre racontent comment ça s’est passé; comment les ouvriers n’ont pas besoin des syndicats pour se défendre.

C’est le point de départ d’un débat qui va durer trois jours.

Trois jours de discussions, à chaque pose, sur la chaîne, en sortant du travail.

« Un exemple de ce que peut être la démocratie ».

« Durant trois jours, il y a eu lutte sans arrêt pour savoir « Comment on va faire? », « Comment ça va être? ».

On sentait qu’ils avaient décidé d’y répondre.

Des tas d’idées syndicalistes tombaient à l’eau.

Le thème c’était : bon, le délégué pourri, il ne se bat pas pour nous; il nous fait du tort; on s’organise entre nous ».

Qu’est-ce que les ouvriers ont vaincu alors? Leurs idées syndicalistes, une conception des luttes pour une autre qui, de fait, est illégaliste.

Un débat tel que « certains ouvriers en ressortent épuisés ».

Ce qui est gagné alors, c’est surtout « l’idée du comité de chaîne ».

Une idée qui veut précisément dire pour les pistoletteurs : – La parole aux ouvriers.

– Pour donner la parole aux ouvriers, il faut s’organiser en assemblée de chaîne, qui regroupe l’ensemble des ouvriers, syndiqués ou non, et cette assemblée est souveraine.

On peut la convoquer à tous moments.

– Il faut élire des « représentants » des ouvriers, qui puissent parler réellement, au nom des ouvriers, au chef et à la direction.

Ces représentants directement élus forment le « comité de chaîne » – Ce doit être les plus combatifs dans la lutte.

On doit pouvoir les révoquer à tous moments et à chaque fois qu’ils font quelque chose, ils doivent en rendre compte à l’assemblée.

« Même sur le mot, il y a eu lutte.

D’abord, ils disaient « délégué ».

Après, non, n’en veut plus, c’est « responsable ».

Chacun discutait en pensant qu’il pouvait être ce « responsable.

 » C’est en assemblée, le mardi, au pied des chaînes cette fois, qu’ils ont élu quatre responsables, pris parmi les plus combatifs; l’en plus de façon qu’avec eux chaque langue de la chaîne, autre que le français, soit représentée : arabe, espagnol, portugais.

Les chefs voient disparu.

Le premier comité de chaîne de Renault venait d’être créé.

» Mais les pistoletteurs de la chaîne « Meudon » ne vont pas directement l’appliquer.

La lutte n’est pas venue étayer ce premier comité de chaîne.

C’en est surtout l’idée qui alors a été gagnée.

Une idée que la C.G.T. a combattu en faisant pression sur les responsables, les menaçant ou leur proposant des postes de délégués du personnel aux élections de janvier 72.

Le comité de lutte Renault, lui, a fait circuler l’idée dans ses tracts, dans les discussions d’atelier, dans les prises de parole aux changements d’équipe.

Parce que cette idée arme les ouvriers, libère leur initiative, en janvier 72 (en pleine époque des élections de délégués) les pistoletteurs de la chaîne « Billancourt » s’en emparent; ils s’organisent en comité de chaîne et font plus : ils passent aussitôt à l’action; ils décident, contre l’avis des chefs et des délégués, de tourner chaque semaine sur les différents postes de travail.

(Sur cette chaîne, la dernière grande lutte remontait à 69.

Trois jours de grève pour passer PI.

Des intérimaires étaient venus les remplacer.

Ils n’avaient rien obtenu ou presque.

Ils en avaient été écoeurés.

Depuis, au niveau de la chaîne, pas de mouvement important).

« Depuis longtemps, chez les pistoletteurs, tu as l’idée : on devient des robots, de vraies machines.

Tu peux fermer les yeux, tu vas peindre ta bagnole.

Des vieux, ça fait des années qu’ils font le même poste.

Ils voudraient bien changer.

Ils voient aussi qu’ils sont divisés.

Un gars a deux fois à faire sur la bagnole et l’autre dix fois.

C’est clair.

Il y a des postes sur la chaîne où les gars bouffent beaucoup de peinture; d’autres où Us n’en bouffent pas.

Ils avaient depuis toujours l’idée : faut changer de poste, faut qu’on tourne.

En plus, les bonnes places – par exemple à l’arrêtage – sont réservées aux copains des chefs; à des gars que les chefs achètent plus ou moins, qui deviennent des mouchards.

Après, sur la chaîne, l’ambiance est mauvaise.

Les gars combatifs, au contraire, sont aux postes les plus durs.

Ils y restent des années.

Les chefs se basent sur les différences entre les postes pour diviser et terroriser les ouvriers.

Les gars voyaient bien qu’il fallait en terminer avec ce système-là.

Et puis, ils ont vu sur la chaîne d’à côté : les ouvriers s’étaient rassemblés et avaient décidé tout seul.

Comment s’organiser pour faire tourner ? Chez quelques gars, ça ne passait pas.

Le mouchard en bout de chaîne repérait les gars qui faisaient des coulures ou des « manques » de peinture.

C’est sous cette pression que la décision de tourner a été prise; en même temps, chacun prendrait le poste du mouchard.

Alors ils se sont réunis, en assemblée de chaîne, et ils ont élu quatre d’entre eux qui sont allés dire au chef : maintenant, on va tourner chaque semaine.

Et le lendemain, ils changeaient de postes.

Le chef les a alors convoqués deux par deux, un Arabe avec un Espagnol, etc.

Il leur a dit : « Vous n’y arriverez pas, certains postes sont plus délicats.

Je vous avertis : s’il y a des conneries de faites sur les bagnoles, je vais sanctionner et déclasser les mecs.»

Ca été bon.Les gars ont répondu : la répression, on n’en veut pas.

Puisque, comme vous le dites, il va y avoir des gars qui vont faire des coulures, et bien ce qu’il faut, c’est un temps d’adaptation.

C’est logique.

En plus sur cette chaîne, les gars font une peinture : « la laque », qui vient sur la peinture « d’apprêt ».

En « apprêt », c’est donc un travail de peinture.

Et bien, les gars veulent même aller là.

Ils pensent à changer de chaîne.

Si bien que les ouvriers qui sont « en apprêt » se retrouveront « en laque ».

Ce qui a aidé, c’est que tous les gars sont payés pareil.

Alors qu’il y a des chaînes où pas un ouvrier n’est payé pareil.

Si ces gars-là se mettent à tourner, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire : à travail égal, salaire égal.

Tandis que chez les pistoletteurs, c’est à salaire égal, travail égal.

Il faut se représenter ce que c’est comme solidarité physique.

Avant, tu avais l’égoïsme : Moi j’ai un bon poste tranquille, je ne fous presque rien; c’est éliminé puisque tous les huit jours il va changer de poste.

Comme il y a vingt postes sur la chaîne, il retrouvera son poste initial toutes les vingt semaines.

En quelque sorte, ils se sont battus parce que : « Toi, t’es mon copain, et moi je fais quatre gestes avec le pistolet pendant que toi t’en fais quatorze.»

Quand ils se sont abordés pour discuter, c’est exactement ça.

Ce qu’il a fallu que les gars combattent, discutent, pour unifier celui qui en faisait le plus avec celui qui en faisait le moins.

Pour que le gars qui ne bossait presque pas et celui qui bossait à mort fassent l’unité.

Ils ont fait un bond en avant; dans certains ateliers, il faudra eut-être des années pour qu’ils en fassent un pareil.

Eux, ils sont passés des idées syndicalistes à un sens contraire.

Des ouvriers qui font une assemblée de chaîne sans délégués, c’est illégal Des ouvriers qui élisent directement quatre responsables pour aller négocier au bureau du chef, c’est illégal.

Des ouvriers qui, d’eux-mêmes, tournent sur les postes, c’est illégal.

Tu ne peux pas savoir la réaction des chefs, de la direction, de la répression.

Quand tu as dix ou quinze ans de maison, t’as des primes, des « avantages » si on peut appeler ça comme ça… Le premier pas est dur.

Sur une chaîne, généralement, tu n’as pas un ouvrier qui soit payé pareil.

Malgré ça et malgré les divisions, il existe une solidarité, « l’esprit de chaîne ».

Tu veux allumer une cigarette, c’est le régleur qui l’allume.

Tu veux aller aux toilettes, il faut attendre le bon vouloir du remplaçant; c’est souvent un copain du chef.

Tout le monde sait bien qu’on est là, bloqués.

Là-dedans, ils sont solidaires les gars.

Jusqu’à présent, c’est sur le boulot que les ouvriers ne l’étaient pas.

Ils y en avaient qui tiraient la bulle.

D’autres qui bossaient comme des nègres toute la journée; qui sortaient le soir à quatre pattes pour prendre le métro.

Maintenant, on est tous égaux dans le boulot, on fait les mêmes postes, on est tous payés pareil.

Tu avais même la division : Moi je fais ça parce que je suis plus intelligent que l’autre.

Sur une chaîne, il y a des millions de divisions.

Un chef qui donne une combinaison blanche et à l’autre une moins blanche, ça peut mettre la discorde.

Mais là, ça les supprime.

L’atmosphère de la chaîne est changée.

Dans un acte comme ça, le chef perd son autorité.

« Tu disais que c’est impossible, nous, on montre que c’est possible.

Ferme ta gueule, tu ne sers à rien.»

La preuve ? On l’a fait.

Un chef sert à quoi dans une usine ? Il ne te montre jamais le boulot.

Il faut un temps d’adaptation ? C’est ton copain qui a bossé avant toi sur le poste qui te dira : « Tu tournes ta tête de pistolet comme ça…»

Le chef, qu’est-ce qu’il viendra dire ? Le gars lui dira : « Quoi ? Tu veux me dire quelque chose ? Tiens, prends le pistolet ».

Le chef, il ne sait pas.

Il apparaît totalement pour ce qu’il est : flic.

Le mouchard, lui, n’a pas voulu tourner.

Il reste à son poste pendant que les autres tournent.

Tout le monde se fout de lui.

Il est complètement isolé.

L’objectif : il faut l’exterminer.

T’as en plus les révisos.

Ils ne soutiennent pas ça.

Quand ils ont vu ça, ils se sont barrés aussitôt.

Nico est venu une fois : il s’est fait jeter.

Leur autorité de petit-chef, elle s’écroule en même temps que l’autorité des vrais chefs.

Les ouvriers réalisent une victoire sur deux fronts : le front révisionniste et le front réactionnaire.

« Contrôlons les cadences.»

Rien n’est moins une pure pensée que ce mot d’ordre.

Tous les ouvriers ont ça en tête.

En février, les ouvriers de la chaîne 74-66 de Billancourt contrôlent, avec un chronomètre, la cadence instantanée de la chaîne.

L’année dernière, ils effectuaient, à la montre, un contrôle horaire de la production.

En un an, ils ont progressé par paliers, toujours en se heurtant à la maîtrise, ou à la suite de débrayages.

Un sabotage arrête une chaîne, « brise les cadences ».

Mais un sabotage peut ne pas unifier la gauche des ouvriers qui sont pour, aux ouvriers qui forment politiquement le « centre ».

Le contrôle des cadences tel qu’il s’est fait dans l’atelier 74-66 de l’île a uni la « gauche » et Je « centre ».

Ensemble, ils ont pu vérifier que la cadence affichée sur la chaîne est en-dessous de la cadence réelle.

C’est que la Direction exploite, en le cachant, les ouvriers jusqu’à la corde.

Un sabotage, s’il survient après, s’explique mieux; il doit recevoir un consentement plus grand de tous les ouvriers.

« Vidée de chronométrer les cadences, c’est une idée qui vient assez rapidement aux ouvriers.

Tu vois passer les bagnoles, tu t’aperçois à un moment que tu as beaucoup plus d’efforts pour faire ton travail; tu coules… [«Couler» veut dire ne plus tenir la cadence, la voiture passe sans que le travail soit fait : «on coule».

«Dériver» : un ouvrier «dérive» quand il dépasse, pour faire son travail, les limites de son poste.]

Le boulot même que tu fais t’oblige à te demander si les chefs augmentent ou pas les cadences.

Les seuls points de repère, ce sont les numéros marqués à la craie sur tous les châssis.

Tu as un numéro d’ordre : 1, 2, 3, etc.

Le gars arrive à son poste : il note le numéro du premier châssis qu’il fait; puis il regarde en une heure combien de châssis passent.

C’est un truc que tous les ouvriers font.

Tu vas sur une chaîne, c’est crayonné partout.

Sur cent gars, t’as quinze à vingt gars qui le font systématiquement.

Les copains d’à côté regardent, ils demandent, ça fait que tout le monde est au courant et peut comparer avec la cadence officielle.

Mais le contrôle horaire n’est juste que s’il n’y a pas eu d’arrêts sur la chaîne.

Or, il y a toujours des petits arrêts; d’où tu n’arrives pas à savoir exactement combien de voitures tu fais à l’heure.

En plus, t’as le chef qui dit « Le jour où vous me prouverez que la chaîne tourne trop vite, on la baisse.

» Mais si on fait un contrôle sur une heure, c’est long; ils sont capables d’en profiter pour baisser la cadence.

A partir de ce moment-là, on a pensé chronométrer chariot par chariot; mesurer le temps qu’un chariot reste devant un poste.

C’est le chronométrage instantané; on avait retrouvé la méthode que les chefs gardent jalousement.

Déjà, en juin, on avait eu une première idée, plus compliquée.

C’était de voir si tu ne dérivais pas sur l’espace de ton poste.

En gros, t’es comme un ours en cage quand tu es sur un poste à la chaîne.

Tu vas et viens sur cinq mètres toute la journée.

Ces cinq mètres-là, on avait eu Vidée de les fixer en mettant deux coups de craie par terre et de voir si on dérivait.

L’idée c’était : on ne chronomètre pas, mais on voit comment on travaille; c’est-à-dire on va travailler sans forcer, sans rattraper et si on coule et bien on coule; c’était pas viable.

La seule méthode, c’est de mettre un seul trait de craie et chaque fois qu’un châssis passe de regarder sa montre.

L’idée, c’était : ils nous baisent, on veut savoir de combien.

On s’était aperçu qu’ils en rajoutaient par rapport au nombre officiel de voitures.

Il y avait 4, 5, 6 voitures en plus.

Sans compter les voitures marquées bis.

Par exemple 152, 152 bis.

Tous les gars qui voient passer la bagnole disent : « Ça, c’est une voiture volée; elle est complètement gratuite pour le patron.»

En juillet, on a eu une première grève.

Les gars disaient : la cadence tourne trop vite; on n’est pas Eddy Merckx.

On savait par le régleur que la cadence officielle était de 40 voitures à l’heure.

Les gars disaient : Elle tourne à 42.

On n’a pas pu trancher.

A la rentrée, en septembre, les cadences étaient affichées.

Mais ce qu’ils ont affiché, c’est le temps exprimé en centièmes et la cadence « instantanée théorique » : 36,6 voitures par heure.

Ça nous embrouillait; on croyait à l’époque que c’était la cadence réelle.

En même temps, ils avaient changé l’organisation du travail.

Tu peux tourner moins vite et avoir une cadence plus forte s’ils diminuent de beaucoup le nombre d’ouvriers et si en changeant l’organisation de ton poste, ils t’en donnent plus à faire.

Tu ne t’en rends pas compte; simplement, t’as ton effort comme étalon.

Les gars disaient : « J’y arrive pas.»

Il y a eu un scandale comme ça : un ouvrier a refusé de prendre son poste.

La constante restait la même.

Les gars disaient : « Ça tourne trop vite » et le contremaître : «Le jour où vous me prouverez que la chaîne tourne trop vite, on la baisse immédiatement.»

Alors l’idée : « Faut l’obliger à faire descendre.»

Mais on voyait bien, une voiture de plus à l’heure, ça fait 1 à 2 secondes en moins par voiture.

C’est sensible quand tu travailles mais difficile à mesurer avec une montre.

Par contre, c’est très facile au chrono.

L’idée de masse, c’était : Ils nous feintent même avec le contrôle du nombre total de la production; et le contrôle horaire, c’est insuffisant.

Alors l’idée affinée par le comité de lutte a été : Il faut faire le chronométrage instantané.

On a repris l’idée à partir d’une bagarre entre ouvriers; les gars se gênaient; ils mordaient les uns sur les autres.

A partir d’une certaine vitesse, tu te cognes la gueule.

On pourrait parfaitement exiger de ne plus se gêner dans les postes.

Tu as même des trucs aberrants.

Des gars sont obligés défaire 10 mètres avec 25 kg en main.

C’est un poste où tu t’écroules.

Un vieux au poste, c’est-à-dire un gars qui fait ça depuis 6 mois, ça se voit parce qu’il se déplace sur 4 à 5 mètres.

Le gars a trouvé des astuces pour s’économiser.

Alors, on a amené des chronos.

Déjà au moment des fortes chaleurs, l’année dernière, on avait amené des thermomètres parce que les gars disaient : On ne peut pas travailler par cette chaleur-là; la gauche des ouvriers : II faut faire quelque chose; et le centre : On ne sait pas la température.

Alors on a amené des thermomètres.

Tout le monde venait voir avant de bosser : Combien ? La maîtrise foutait de l’eau par terre; ça enlevait un degré pendant dix minutes.

Ils nous faisaient travailler dans la boue toute la journée pour ne pas mettre des ventilateurs.

A deux degrés près, on faisait grève pour en avoir.

Dans une autre partie de l’usine, au Bas-Meudon, la température était de sept degrés de plus que chez nous.

Les gars ont fait grève et ont obligé la maîtrise à casser les carreaux avec des bâtons pour avoir de l’air.

Le thermomètre, c’était simple; tu peux en avoir un chez toi; tout le monde l’a utilisé.

Avec le chrono, c’a été tout de suite une autre question.

C’était fantastique : Un chrono, c’est un chrono du patron.

Les nous faisaient, en rigolant : Ça y est, t’es un chef.

En dehors des camarades du comité de lutte, pas un gars n’a de s’en servir tant qu’on n’a pas eu fait le souk avec, vis-à-vis de la maîtrise.

A partir de ce moment-là, c’était bon : C’était effectivement un instrument au service des ouvriers.

La maîtrise a accepté, si l’on peut dire, déjouer le jeu.

Pourquoi? La différence entre Renault et Citroën est relativement simple.

A Citroën, on te dit : «T’es un chien, tu fermes ta gueule.»

Si t’es pas heureux, tu reçois un coup de matraque : Ils ont un syndicat indépendant pour ça.

A Renault, ils répondent d’abord technique.

N’importe quoi que tu poses, ils te disent : On va voir techniquement.

Nous, on ne fait pas de la répression, on fait de la technique.

Toutes les directives de Vacher sont formulées de cette manière : Par exemple, il faut vérifier les visseuses; ça veut dire : il faut foutre un avertissement à tous les mecs qui ont des pannes de visseuses.

C’est un pur masque.

On a chronométré; quand le chef d’atelier est passé, nous lui avons demandé de venir voir : il a refusé de venir sur le terrain de la chaîne.

Il craignait l’attroupement, les gueulantes.

Tous les chefs ont refusé et ils ont convoqué un des gars qui chronométrait au bureau.

Ils l’amènent sur le terrain des chefs pour lui dire : « De toute manière, on n’a pas à répondre à vos sommations; vous n’êtes pas délégué.»

Puis ils cherchent à embrouiller le gars; ils lui parlent en centièmes, se servent de leur machine à calculer.

Ils sont quand même obligés d’avouer que la cadence affichée n’est pas la cadence réelle, mais « la cadence instantanée théorique ».

Ils sont obligés de dire cyniquement : En réalité, elle tourne à 31; puis, 37,5.

Le gars répondait : C’est 38.

La maîtrise en est arrivée à avouer que dans la cadence réelle, les poses, l’absentéisme, le châssis étalon, sont rattrapés.

Le temps où le remplaçant tient notre poste quand on va pisser, aussi.

T’as comme ça des voitures qui sortent et qui représentent le temps collectif que les ouvriers ont Pris pour aller pisser.

Et même, le comble, c’est qu’on a quarante minutes pour bouffer et sur ces quarante minutes, t’as dix minutes pour aller et revenir de la cantine.

Et bien, ces dix minutes, ils les récupèrent aussi.

En réalité, ils règlent la chaîne jusqu’au niveau où tu n’as pas d’explosion.

Le contrôle des cadences devient une opération intéressante à partir du moment où ils t’ont rempli.

S’ils essayent une seconde par châssis, ça devient explosif pour n’importe quel accrochage.

On devient hargneux; on veut effectivement contrôler.

Maintenant les gars disent : Il faudra accrocher les chefs sur la chaîne, à 38 parce que « je » l’ai vérifié.

Après le souk avec la maîtrise, plusieurs gars ont pris d’autorité le chrono, et l’ont fait.»

« Contrôlons les chefs »

Une chaîne comporte, dans l’ordre des tâches, des « monteurs » (les plus nombreux; ils montent les pièces), des « contrôleurs » (les moins nombreux, ils contrôlent le travail des monteurs) et des « retoucheurs » (qui, suivant les indications des contrôleurs, retouchent ou non le travail des monteurs).

Au rez-de-chaussée de l’île Seguin, chacune des deux chaînes de mécanique compte environ cent-cinquante ouvriers : des O.S.

Ils sont monteurs ou retoucheurs.

Il y a aussi les dix-huit contrôleurs, répartis sur les deux chaînes.

Français, jeunes (leur moyenne d’âge est de 23 ans), six d’entre eux sont ouvriers professionnels, les douze autres O.S.

En mai 68, la plupart n’étaient pas chez Renault.

Ceux qui y étaient n’ont pas participé à la lutte.

Par rapport au monteur et au retoucheur, un contrôleur a une place à part.

Il fait un boulot différent : il contrôle les autres ouvriers.

On lui fait croire que c’est technique, en fait il aide la maîtrise.

Jouerait-il un rôle de flic? Des contrôleurs le ressentent ainsi; et des monteurs le pensent.

Pourtant, les contrôleurs sont des ouvriers, ouvriers par la chaîne, la paie, les brimades.

Eux aussi font vivre « la pensée collective de chaîne », « l’esprit de chaîne » (cf. l’interview sur les rotations de postes).

Il n’est pas rare qu’un contrôleur préfère indiquer de la voix ce qui est à revoir au retoucheur (au lieu, comme il le doit, de l’indiquer sur un carton à cet effet), de façon à éviter de faire repérer par la maîtrise le monteur concerné.

C’est pour cette raison que des contrôleurs s’arrangent pour travailler à côté des retoucheurs.

Mais la maîtrise n’aime pas ce qui met une réelle union entre contrôleurs et monteurs.

Sur ces deux chaînes de mécanique, la coupure entre les contrôleurs et l’ensemble de la production s’est même nettement atténuée au moment des élections de délégués de janvier 72.

Tous les contrôleurs et les monteurs et retoucheurs les plus combatifs ont ensemble critiqué le système électoraliste.

A partir d’eux, la discussion a parcouru toute la chaîne.

Mais la contradiction entre la production et le contrôle devait réapparaître alors que, pour la première fois, les contrôleurs s’organisaient d’une manière autonome des syndicats.

Ils décidaient de tenir un cahier où ils portent toutes les brimades des chefs, y compris leurs fautes techniques.

Dedans, en plus, une idée se dégage : celle d’élaborer un règlement ouvrier.

(Avant déjà, les contrôleurs avaient voulu établir une sorte de « cahier de revendications » où ils diraient « tout ce qu’ils pensent ». Depuis : « on veut avoir des blouses et des espadrilles » jusqu’à : « on ne veut plus de chaînes ». Mais ce premier cahier n’avait pas vu le jour.)

Un contrôleur, membre du comité de lutte Renault : « Le cahier, c’est mon copain qui y a pensé.

C’était une idée des ouvriers de la FIAT en 69, ils avaient fait un grand cahier de revendications centrales.

Il connaît très bien le problème de la FIAT, il a des copains là-bas.

Lui comme moi, on sentait qu’il y avait beaucoup de ces idées de la FIAT dans ce qui se passait chez nous, même au ralenti.

L’idée, par exemple, que les gars avaient eu au moment des dernières élections.

Chez moi, ils sont contre les délégués désignés par les syndicats.

Ils voudraient que les élections se passent de la façon suivante : tel jour, après une discussion entre tous les ouvriers, les gars de la chaîne se réunissent en assemblée et élisent des délégués.

Ils insistent, et c’est ça qui ressemble à la FIAT, pas « un » délégué pour tout l’atelier.

A chaque secteur de chaîne les problèmes changent; ils veulent un délégué par secteur.

Syndiqué ou pas syndiqué, tout le monde peut demander à être délégué; seulement, chez certains, l’objection : un délégué qui n’est pas syndiqué, c’est embêtant parce qu’il est seul; mais ce qu’ils veulent : que les gars votent pour celui en qui ils ont le plus confiance; vote sur la chaîne, à main levée.

On vote pour un gars tant qu’il est bien; et si un jour il fait une connerie, on le remplace.

C’est l’idée depuis les élections.

Je ne pense pas qu’il y ait un rapport avec le comité de chaîne.

Ça venait aussi d’une idée qu’avait fait passer le délégué C.F.D.T. du coin qui voulait placer ses billes.

Sur la chaîne, un mec s’est présenté comme délégué C.G.T.

aux dernières élections.

C’est un parfait con.

Un mec que les gars n’apprécient pas du point de vue boulot.

Un mec qui confond un culbuteur avec un régulateur.

Tu peux regarder dans un bouquin technique, c’est vraiment très différent.

C’est un mec plus ou moins raciste, pas combatif, qu’a pas fait les grèves, qu’a pas occupé en Mai 71.

C’est un mec qui est trouillard.

Les gars disaient : Il n’est pas capable d’être délégué et pourtant tous savaient qu’il serait élu, vu comment on vote.

On vote pour une liste, une liste pour toute l’usine.

Il suffit que son syndicat le place à un certain endroit de la liste; cette liste obtient tant de voix; ça fait tant en %; on prend tant de noms sur la liste.

Donc, il serait élu alors que pas un gars de son atelier ne voterait pour lui.

(En plus que cette fois, aux élections de janvier, quand il a vu que la C.G.T.

prenait sa claque, il a d’abord cru qu’il ne serait pas élu.

Sans attendre il est allé voir la C.

F.

D.

T.

Il a même demandé un bulletin d’adhésion.

Après il a appris qu’il était élu.

Alors il a gueulé contre la C.F.D.T. : « Ils marchent avec les gauchistes »; « La C.F.D.T. elle est antigrève ».

Le mec s’appelle Guignes, les ouvriers l’appellent Guignol).

Le délégué C.F.D.T. qui voulait qu’on vote pour lui avait donné les idées de la FIAT dans un tract; d’un côté c’était Renault : voilà comment on est organisé et voilà ce qu’on a obtenu; de l’autre la FIAT.

Nous, on a continué d’en discuter.

Et pour en revenir au cahier, c’est venu surtout avec les brimades des chefs.

Par exemple, ils ont instauré un système qu’aucun règlement ne dit, apparemment; quand on a trois retards dans un mois, on a un avertissement.

Mais eux, les chefs, arrivent systématiquement en retard et ils n’ont rien-Us sont bien mal placés pour venir nous dire l’histoire du retard.

On en a discuté.

Des gars ont dit : « Comment prouver qu’ils arrivent en retard? » Le copain qui avait l’idée du cahier a dit : C’est simple, on prend une feuille et on écrit le jour, l’heure, la date, exactement, et on lui présente sous le nez après.

Et il a commencé à le faire, sur des bouts de carton, même pas un cahier.

C’est comme ça : quand un gars a une idée, il l’écrit sur un carton, et fait passer.

Après, les cartons, on les recopie sur un cahier.

D’autres trucs ont fait naître le cahier.

Souvent le chef vient, et à propos de ton attitude au boulot te fait une remarque.

Par exemple, quand tu fais plusieurs bagnoles d’avance, tu t’assois.

La chaîne tourne et tu es assis.

Le chef est venu un jour et a dit à un gars : « Vous n’avez pas le droit de vous asseoir.»

C’est devenu on veut connaître les droits que nous donne le règlement.

Mais les droitssont restreints; il y a surtout des devoirs, et les devoirs, en général on ne les accepte pas.

Après tout, c’est nous qui connaissons le mieux le travail, qui connaissons le mieux nos conditions, pourquoi ne ferait-on pas nous-mêmes une sorte de règlement.

Ça va déjà plus loin que le cahier; pour le moment c’est dans les têtes, les en discutent.

Mais le premier pas, ça a été défaire le cahier où font notés les griefs et toutes les fautes des chefs, même les fautes techniques.

Sur les dix-huit contrôleurs, les trois quarts sont l’accord.

On a aussi décidé que ce ne soit pas toujours le même qui l’ait, ce cahier.

Il circule depuis que les chefs sont à sa recherche, parce qu’on en a parlé dans un tract.

En embryon déjà, il y a dedans l’idée d’une sorte de règlement ouvrier.

Par exemple, du moment que le travail est fait, on a le droit de s’asseoir.

Il y a déjà des phrases comme ça.

« Les seuls capables de faire le boulot c’est nous », c’est l’autre idée.

Même si ce n’est pas forcément clair dans la tête des gars, ça implique effectivement que c’est nous qui devant diriger.

C’est comme ça que ça naît.

Les gars ne sont pas des maos.

Ce ne sont pas des activistes non plus.

Ce sont des ouvriers très conscients et qui ont une susceptibilité extrême à l’égard de ce qu’ils appellent la politique.

Ils ont pris vraiment à la lettre le mot d’ordre : force ouvrière autonome.

On est autonome de tout le monde; même si ça se réfère à certaines idées.

On ne veut pas d’étiquette, on prévient tout le monde, on est pas « syndicat », on est « anti-syndicat ».

On est ni anti-maos ni pro-maos.

La nuance est importante.

Dans le mouvement des contrôleurs, le seul truc qui soit tombé à l’eau et qu’il y avait au départ : C’est la liaison totale avec la production, c’est-à-dire avec les monteurs.

Pour les monteurs, on est des planqués, pourtant on a une tension nerveuse aussi grande qu’eux.

L’idée, c’était que nous, contrôleurs, on s’explique; qu’est-ce qu’on est, qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on ne veut pas être, c’est-à-dire des flics.

Il y avait eu un tract, là-dessus, qui avait été très bien pris par tous.

On voulait tenir une réunion contrôleurs-monteurs.

Des tas de gars étaient d’accord mais beaucoup de contrôleurs, dont un gars influent parce qu’il est capable, ont été hostiles.

Leur argument : eux et nous, c’est pas pareil; nous, on a débrayé, eux, ils ne débrayent pas.

C’est un peu du mépris et de la rancune de ne pas avoir été suivis à certains débrayages.

Que chez eux se dégagent des gars comme nous, et qu’on ait des relations entre nos deux mini-organisations, d’accord Mais que nous on les aide à s’en sortir, non.

On n’a pas de leçons à donner.

Par contre, les gars sont prêts à entraîner les contrôleurs des autres étages.

Le danger dans tout ça, on est trois à le voir ce sont les idées syndicalistes qui ressortent, comme l’idée catégorielle.

L’idée catégorielle vient aussi du fait que le mouvement est impulsé par les six professionnels.

C’est eux qui ont fait la première unité des dix-huit contrôleurs.

Il y a encore trois mois, on était isolé au milieu des monteurs.

Un jour, sous l’impulsion des professionnels, on a débrayé.

Un débrayage apparemment sans queue ni tête; on n’avait pas de revendications.

Ça a permis aux gars de se connaître, de discuter et de s’apercevoir que tous avaient les mêmes problèmes et les mêmes pensées.

On a débrayés comme ça, parce qu’on en avait marre.

Ras-le-bol.

Un gars avait dit à un chef : «On débraye parce qu’on est des ouvriers. C’est une bonne habitude qu’on a perdu.»

Du début à la fin, un carton reste accroché à chaque châssis sur lequel les monteurs travaillent.

C’est sur ce carton que les contrôleurs répartis tout au long des chaînes de mécanique, sellerie, ponçage, peinture, notent leurs observations.

Les retoucheurs, placés à la suite des contrôleurs, et par conséquent eux aussi répartis tout au long, interviennent d’après les cartons.

Arrivée en fin de chaîne, si la voiture est défectueuse, le premier responsable, aux yeux des chefs, en est le contrôleur, soupçonné de ne pas avoir effectué un contrôle correct (ou de ne pas avoir joué son rôle de flic); après, le retoucheur.

Comme l’un et l’autre sont tenus d’apposer leur tampon sur les pièces contrôlées puis retouchées, ils sont donc facilement repérables.

Comme est repérable, à partir de là, le monteur.

Le 22 janvier 71, un grand mouvement sauvage a secoué toute l’île Seguin.

Plusieurs milliers d’ouvriers ont manifesté dans l’usine.

Si des voitures ont été cassées à coups de barres de fer, tous les cartons étaient arrachés des voitures (une voiture sans carton représente pour la Direction, une perte énorme, puisque la voiture doit être alors contrôlée pièce par pièce dans un atelier à part).

Il existe même, venant après les chefs-flics, la police syndicale, et les mouchards sur la chaîne, les OUTILS-FLICS.

Certains contrôleurs en ont eu entre leurs mains.

Ils permettent de contrôler le contrôleur sans qu’il le sache, en imprimant une marque parfaitement différenciée sur la pièce qu’il doit vérifier.

Par exemple, en vérifiant le serrage d’un boulon, il imprime sans le savoir une marque sur le boulon.

Chaque contrôleur doit suivre, selon le poste qu’il occupe, une gamme de vérifications.

La marque absente c’est la preuve que le contrôle n’a pas été fait.

Un contrôleur de Renault-Billancourt a été licencié de cette façon; un huissier est venu constater que la marque n’y était pas.

Ce système, cette succession de repères, de vérifications, de mouchardages, ouvrent la voie à l’arbitraire de la maîtrise.

La riposte des ouvriers existe; surtout dans une période où la critique radicale du syndicalisme les amène à se réunir sur la chaîne ou dans l’atelier, à comparer leurs idées, à collectiviser ce qu’ils pensent, à tenter de le mettre en application.

« Les chefs nous contrôlent sans rien connaître du travail; ils ne sont que des flics », « Contrôlons nous-mêmes les chefs ».

Les dix-huit contrôleurs des deux chaînes de mécanique au rez-de-chaussée de l’île ont aussi « contrôlé » leur chef direct en le mettant à travailler sur la chaîne.

Le caïd, l’homme fort, a été incapable de faire le boulot.

La hiérarchie autoritaire a été atteinte.

Après, tous les contrôleurs l’ont envoyé balader.

C’est un peu toute la chaîne qui est dans le coup; les monteurs font signe aux autres contrôleurs, situés plus loin, quand leur chef s’intéresse un peu trop à l’un des leurs.

Contrôle ouvrier? Un ouvrier du comité de lutte qui a vécu l’action répond.

« Toute la journée le chef a fait rappeler des contrôleurs sur l’esplanade; c’est l’endroit où les voitures défectueuses sont ramenées, avec une inscription sur le pare-brise.

Nos caïds vont les voir, et appellent le gars qui a fait la faute.

Le chef sait très bien qui contrôle telle ou telle pièce et en plus, sur la pièce qu’un contrôleur vérifie, il y a son tampon : un M avec un numéro derrière.

Le gars y va; il est tout seul sur l’esplanade avec en général le chef d’atelier, le contremaître, et le chef d’équipe.

Il est énervé parce que les chefs prennent leur temps pour l’engueulade.

Pendant ce temps la chaîne tourne et quand tu reviens, il faut que tu remontes toutes les voitures et les remonter avec la trouille, comme tu dois aller plus vite, d’oublier encore des défauts.

Deux des contrôleurs de la chaîne travaillent en fosse; les voitures leur passent au-dessus de la tête; ils vérifient le serrage de tous les boulons et les points de sécurité.

Ce jour-là, c’est parti de tirants de châsse.

Très techniquement, voilà comment ça se passe : en amont d’eux plus haut sur la chaîne, un monteur visse avec une clé dynamométrique les boulons des tirants de châsse.

Cette clé, en plus, marque automatiquement en rouge le boulon.

Donc, quand le contrôleur en fosse voit le boulon marqué au rouge, vu qu’en plus c’est une clé dynamométrique, à moins qu’elle se dérègle complètement, le boulon est forcément serré.

Malgré tout, le contrôleur – c’est son boulot – a une clé anglaise toute bête et il essaye de desserrer le boulon.

En principe, ça ne se desserre pas et le contrôleur marque le boulon au jaune.

Juste avant la pose de 9 h du soir, un des deux contrôleurs en fosse – ils font une voiture sur deux – est appelé Sur l’esplanade.

Le gars revient en faisant une sale gueule : Qu’est-ce qu’il y a eu ? Un tirant de châsse absolument pas serré.

Tellement pas serré que le boulon tournait à la main.

Et pourtant le boulon était marqué au rouge, par conséquent la clé dynamométrique était passée; et marqué au jaune, donc il l’avait vérifié.

Le gars soutenait que ce n’était pas possible que ça se soit passé.

Malgré tout, il avait reçu un avertissement.

Dix minutes après, le deuxième gars en fosse se fait appeler pour exactement la même chose.

A ce moment-là, la pose de 9 h arrive.

Tous les contrôleurs de la chaîne se regroupent; on était tous assis au-dessus de la fosse, en train de discuter de ça.

La chaîne allait redémarrer.

Le chef nous dit : « Et les gars, l’heure ! » A ce moment-là, spontanément, sans que personne n’ait vraiment lancé l’idée, on s’est mis autour de lui et on lui a dit : « On n’est pas d’accord, ce n’est pas possible.»

Si jamais, lui, il avait travaillé en fosse, il l’aurait très bien vu.

Seulement, il ne l’avait jamais fait.

Là-dessus, il dit : « Vous êtes des petits rigolots.

Moi aussi j’ai travaillé sur la chaîne.»

« Si c’est comme ça, on te croit; en tout cas tu l’as oublié.

Tu ne t’en souviens plus maintenant.»

La tension montait un peu.

« Puisque tu dis que tu as été à la chaîne, puisque tu dis que c’est possible, le meilleur moyen, c’est de nous le montrer : Tu descends dans la fosse et tu fais des voitures.»

Sans doute qu’on ne devait pas avoir l’air de rigoler : II descend dans la fosse.

Il a eu peur qu’on aille trouver les contrôleurs de l’autre chaîne; il a eu peur du débrayage, du bordel.

De loin en loin ça zyeutait.

Il s’est dit : Comme ça, ils vont retourner à leur travail.

Il descend dans la fosse avec les deux contrôleurs mais ce qu’il espérait ne se passe pas : Les autres ne retournent pas à leur boulot, ils restent au-dessus de la fosse.

Évidemment, les retoucheurs et les monteurs rigolaient parce qu’un chef dans la fosse, c’est très rare.

Certains sont venus au-dessus avec les contrôleurs.

Les gars lançaient : « Allez vas-y, plus vite.»

C’était sérieux, mais ils disaient ça sur un ton rigolard pour ne vas se faire trop sanctionner.

Alors le chef essaye; il fait une voiture, puis il fait mine de ressortir de la fosse, mais les gars restent autour.

Il fait une deuxième voiture : même cinéma.

Les gars restent, les bras croisés.

De fait, ils l’empêchaient de sortir de la fosse.

Il fait une troisième voiture qu’il coule à moitié, la coulure grave : Quand le capot est encagé en dehors de la fosse.

Il coulait parce qu’il en avait marre et parce que c’est assez dur à avoir ces tirants de châsse.

On le voyait peiner physiquement.

A ce moment, il déclare : « Effectivement, c’est impossible qu’un boulon marqué au rouge et marqué au jaune soit desserré.»

Ce qui veut dire, vous avez fait votre travail, donc il y a quelque chose de louche là-dessous, donc vous n’êtes pas en tort : « Je vais prévenir que ce n’est pas possible.»

Le lendemain, un contrôleur sur l’autre chaîne, a fait le même coup.

C’est le professionnel en bout de chaîne; normalement il doit être là pour jouer le rôle de flic et d’allié des chefs; en fait, c’est un gars très bien, il ne le joue pas du tout.

Lui, il apprécie si mécaniquement la voiture est en bon état; si d’aspect elle l’est aussi, c’est ce qu’on appelle les affleurages, si le capot n’est pas trop haut par rapport aux ailes… Le lendemain donc, le chef vient trouver un des contrôleurs et il lui demande quelle est la tolérance pour les capots.

Une pièce n’est jamais bonne à 100 %; u y a une tolérance de tant de mm en moins ou en plus.

Le contrôleur ne pense pas à mal, il lui donne la tolérance.

Fort de ce truc, le chef va trouver le contrôleur sur l’autre chaîne et l’accuse de faire mal son travail.

Ce qu’a fait le gars, il a d’abord envoyé balader le chef; et puis il a parlé avec les deux autres professionnels qui sont avant lui et Qui ont dit : « Il n’y a qu’à lui faire le même coup qu’hier.»

Alors le gars, un peu désarmé, tout seul, a eu le culot de dire au chef : « Si tu dis que je fais mal mon travail, c’est que je ne sais pas contrôler.

Si je ne sais pas contrôler, je demande à apprendre. »

Le chef lui montre sur une voiture et va pour se barrer; le contrôleur le retient par la manche : «Ça ne marche pas.

Toi, tu l’as montré sur une voiture; tu n’es pas soumis à la cadence.

Il est 10 h moins le quart, tu vas me remplacer jusqu’à 11 h; moi je reste là à te regarder.»

Le chef voyait que les gars, sans être directement autour de lui ce coup-là, regardaient, commençaient à rigoler; il est resté à la chaîne jusqu’à 10 h et demie.

Il a fait toutes les voitures.

Évidemment, ça n’a pas loupé; il coulait monstrueusement sur plusieurs mètres; il faisait des fautes.

Alors le contrôleur s’est mis de mèche avec des retoucheurs et des essayeurs qui ont engueulé le chef : « Et ça, c’est pas fait… C’est le bordel ici.»

Petit à petit, de plus en plus affolé, il a même fini par faire des conneries sur le fait précis qu’il reprochait au gars.

A 10 h et demie, il a pu se barrer parce qu’un renfort est venu; le chef d’atelier et le contremaître.

Total, il n’y a pas eu de sanction et depuis ce jour-là, on a eu la paix à 95 %.

– A partir de cet exemple, est-ce qu’il est juste de dire : contrôle ouvrier? Ou est-ce prématuré? Défait, il y en a un.

Il y a un bout qui montre l’oreille.

S’il l’était à 100 %, on serait libérés.

Il y a un bout qui le montre sérieusement parce que ça entraîne des tas d’autres trucs.

Ça entraîne déjà une attitude générale vis-à-vis du chef.

Avant, quand un gars se faisait engueuler, à part le gars nerveux qui répond, en général les types, soit s’écrasaient complètement et avaient peur; soit s’écrasaient formellement : «D’accord, oui chef», et puis par derrière lui montraient le poing et ne tenaient pas compte de ce qu’il venait de dire.

Mais de toute façon, l’autorité du chef était là.

Même le gars qui par derrière n’en tenait plus compte, il avait quand même dit « oui-oui ».

En fait, c’est ce qui compte pour le chef.

Maintenant, on peut dire que sur les 18 contrôleurs des deux chaînes, il y en a 16 qui l’envoient balader carrément.

Et balader sur le thème : « Si tu n’es pas content, tu n’as qu’à le faire.»

Maintenant, comment les gars ont reçu le truc quand on leur parle de contrôle ouvrier ?

Chez moi, c’est un peu spécial, tous les contrôleurs sont français, avec un tiers de professionnels.

Les gars sont dégoûtés depuis longtemps par ce qu’ils appellent « Ie politique ».

C’est un truc spécialisé.

Ça ne vient pas d’eux.

Ils n’ont pas prise dessus; ils se font toujours rouler.

Ils en ont marre des partis et des syndicats; ils n’aiment pas du tout ce qui peut rappeler la politique.

Entre eux, discuter, c’est discuter de foot, de boxe, de moto et de ce qu’ils font sur la chaîne.

C’est exactement dans la même lignée.

D’un côté la politique, de l’autre la vie.

Aussi bien leur dignité sur la chaîne que le foot, pour eux c’est la vie.

Ils ne feulent pas se laisser marcher sur les pieds.

Alors, contrôle ouvrier, ça sent la politique.

Ça n’est pas qu’ils soient contre, ça les hérisse un peu, ça les gêne en tout cas.

Entre eux, ils ne disent pas « contrôle ouvrier », ils disent : « dignité »; on doit nous respecter.

De toute façon, on ne veut pas être commandés par des incapables.

A la limite, ils accepteraient d’être commandés par un gars capable.

Quoique maintenant, ils commencent à dire : « Un chef capable… »

Avant, là où on est, le mot chef-flic, ça n’existait pas.

C’était chef-salaud, chef-emmerdeur.

Maintenant, c’est net : chef-flic, les gars le reprennent.

En ce moment, la grande presse : « Le Monde », « L’Express », « le Nouvel Observateur » parlent des O.S.

Le C.N.P.F. leur consacre des « documents officieux », la C.G.T.

un congrès et Dreyfus une expérience : « Au Mans, six O.S. expérimentent une formule d’humanisation du travail » («France-Soir»).

Au Mans, si les ouvriers changent de postes, d’un poste à l’autre le travail change peu.

Au Mans, la hiérarchie capitaliste n’est pas brisée en des points.

La hiérarchie capitaliste dans l’usine, c’est tout un système d’organisation du travail; c’est les ouvriers divisés entre eux, tenus prisonniers de la chaîne, des cadences; c’est des chefs-flics dans leurs dos; des mouchards sur la chaîne; un système d’arbitraire où le nouveau fascisme trouve sa voie.

Sur une chaîne, même les divisions techniques, y compris les plus petites, créent des divisions entre les ouvriers.

De fait, la division du travail est toujours politique.

Par exemple, sur une chaîne de mécanique de l’île Seguin, un ouvrier taraude un trou (c’est pratiquer un pas de vis).

Un second, plus loin, y visse un taulon.

Un troisième (un retoucheur) peut être amené à intervenir si les deux premières tâches n’ont pas été faites.

Ce qui s’est duit.

Le premier ouvrier n’avait pas le temps matériel d’effectuer le taraudage; le suivant ne plaçait donc plus le boulon et le retoucheur devait intervenir systématiquement.

Il a fini par s’engueuler avec l’ouvrier du milieu (qui n’y était pour rien) et celui-ci s’est retourné vers le premier pour lui expliquer de tarauder le trou.

Alors que l’ouvrier du centre peut très bien tarauder le trou, visser le boulon et de fait, alors, il n’y a pas lieu que le retoucheur intervienne.

Avec l’expérience des pistoletteurs, la chaîne, lieu de division, devient un lieu d’unité.

Cette unité de classe, les ouvriers l’ont gagnée en combattant la hiérarchie capitaliste et les divisions que cette hiérarchie a mises en place.

« L’Humanité » (très tardivement, comme par hasard au moment où toutes les polices voulaient occuper la Régie) a parlé de la rotation de postes des pistoletteurs de l’île Seguin : « Une expérience semblable à celle en cours au Mans se déroule au cinquième étage du département 74 de l’île : les ouvriers « tournent » sur les divers postes de la chaîne » (L’Humanité du 7 mars) « L’Humanité », comme les technocrates du C.N.P.F., essaye de désamorcer tout ce qu’a de radical la rotation de postes dans l’île Seguin.

« Le Monde » à propos des O.S., notait dans son numéro des 6-7 février : « Heureuse coïncidence ? La plupart des réformes que la C.G.T.

réclame se retrouvent, sous une présentation et avec un vocabulaire différents, dans le document « officieux du C.N.P.F.».

Que veut le C.N.P.F.?

« L’enrichissement des tâches ».

Il s’agit de confier aux O.S. plusieurs opérations de telle sorte qu’ils interviennent aux trois niveaux : de la production, de la fabrication, et du contrôle.

Un rapport du C.N.P.F. nous dit : que les travailleurs devront eux-même « identifier les problèmes, discuter les solutions possibles et parvenir ensuite à des décisions communes.

Les rapports ne seraient plus de supérieurs à subordonnées ».

« L’enrichissement des tâches » part d’une idée juste : atténuer la robotisation des O.S.

Mais mise en pratique, l’idée se transforme.

On découvre qu’elle sert l’autorité patronale.

La pratique des O.S. de l’île Seguin nous l’apprend : c’est en combattant concrètement la hiérarchie capitaliste que « l’esprit de chaîne » a changé, que l’unité des ouvriers s’est transformée.

L’idéologie collectiviste s’est libérée en combattant sur la chaîne l’égoïsme petit-bourgeois sécrété par la hiérarchie capitaliste.

Les formules « d’enrichissement des tâches » visent à supprimer ces acquis prodigieux en prônant la collaboration de classe, et finalement, le respect de l’ordre patronal.

D’ailleurs, ça n’est pas par hasard si le programme de lutte des O S de Billancourt ne réclame pas l’enrichissement des tâches.

Et pour cause : la pratique des O.S.

dans les ateliers a dégagé tout autre chose.

Les axes de ce programme, ce sont les actes de contrôle ouvrier, la création de nouveaux comités de chaîne et d’atelier, l’unité des ouvriers.

Les revendications sur les salaires en sont transformées : « On veut tourner sur les postes et on veut l’alignement des paies sur la cotation du poste le plus élevé ».

Ce qui fait plus de 150 000 AF.

Les O.S. n’attendent rien qui vienne de la hiérarchie capitaliste.

D’autant qu’à travers ces quatre actes de contrôle on voit le pouvoir ouvrier montrer le bout de l’oreille; un pouvoir qui, dès maintenant, se destine à détruire la hiérarchie capitaliste.

« L’enrichissement des tâches » et les autres thèses du même ordre : un vocabulaire technique et humaniste au service du pouvoir patronal.

Un masque technique et humaniste au moment précis où le nouveau fascisme veut s’implanter dans les usines.

Quatre actes de contrôle qui ont uni la gauche des ouvriers, aux ouvriers qui forment politiquement le centre.

C’est qu’un mûrissement de la pensée ouvrière a précédé chacun de ces actes; un cheminement continu mais heurté a mené jusqu’à eux.

Ils attestent que le contrôle de l’organisation du travail par les ouvriers de Renault a commencé.

=>Retour au dossier sur la Gauche Prolétarienne

Gauche Prolétarienne: Après la bataille de Renault (1972)

[Mars 1972 -Philippe O.]

ASSASSINS ET COMPLICES

Tout a commencé dans l’île Seguin.

Personne n’en parlait; les murs de la « forteresse », c’étaient les murs du silence autour des initiatives autonomes de ces sauvages : les OS sur chaîne.

Puis en 15 jours, tout s’est précipité, plus rien n’est comme avant.

En un temps très court, les gens allaient découvrir la France que les manipulateurs de l’opinion leur dissimulaient : ils allaient apprendre que dans une usine, dans la première usine de France, un ouvrier avait été abattu sauvagement par la police patronale; ils allaient apprendre que cet ouvrier abattu était, d’après le secrétaire du syndicat C.G.T. de Renault, « un homme de main fasciste déguisé en maoïste »; en somme qu’un fasciste déguisé (l’ouvrier maoïste) avait été tué par un autre fasciste déguisé (le chef de la sécurité de Renault) et que les ficelles qui guidaient ce théâtre sanglant de marionnettes étaient nouées par le ministère de l’Intérieur.

Puis ces « fantoches manipulés » allaient quelques jours plus tard devenir fleuve populaire dans les rues de Paris, le jour des obsèques de l’ouvrier abattu.

Et tout n’était pas fini : quelques jours après, dans Boulogne occupé par la police, un cadre supérieur responsable des lienciements à Billancourt, était « arrêté » par la N.R.P. et détenu dans une prison du peuple.

Des dizaines de milliers de policiers s’activaient pour le libérer, accompagnés par la radio et la télévision déchaînées; mais il était libéré par ceux-mêmes qui l’avaient arrêté, au moment de leur choix.

Et encore aujourd’hui ils souhaitent « bonne chasse » aux policiers.

Ce n’est pas fini : les révolutionnaires vont redescendre dans la rue, et les syndicats dans une indescriptible confusion annoncent qu’ils vont organiser une riposte contre la répression, ou bien alors contre le complot.

Alors les gens se demandent : OU VA LA FRANCE ?

Cette bataille n’est pas finie, et elle en annonce d’autres plus rudes encore.

Il faut donc réfléchir pour la continuer et préparer les suivantes.

Et surtout aider les gens à y voir clair : on discute partout, ce qui est le signe le plus favorable.

Si les gens discutent c’est que la conscience populaire a fait un bond; pourtant la situation est complexe;dans cette conjoncture il faut aider les gens à repérer les tendances essentielles du développement.

La bataille en cours est la plus importante bataille politique depuis mai 68.

Elle a mis en présence toutes les forces qui s’étaient dégagées en mai 68.

C’est la première bataille prolétarienne où toutes les forces qui ont fait le bilan de mai 68 s’affrontent ouvertement.

Toutes ont dû prendre position et ont donc révélé pleinement leur orientation.

Personne d’ailleurs ne pouvait se dérober, le champ de bataille étant Renault, la base n° 1 de la classe ouvrière, et la bataille ayant été préparée par une force autonome dans l’usine.

Ce n’était pas l’affaire Guiot, l’affaire Jaubert, ce n’était pas une épreuve de force qui se jouait A L’EXTÉRIEUR des usines et dont les conséquences seules transformaient la réalité dans les usines.

C’était l’affaire de la dictature patronale, de la hiérarchie capitaliste qui va jusqu’à l’assassinat.

C’est le centre du système qui est attaqué.

Depuis quelques mois, la vérité sur les ateliers avait éclaté sur la place publique; mais jamais encore la vérité dissimulée de notre société : la vérité sur le despotisme patronal n’avait éclaté pour la France entière, la transformant du même coup.

En fait, ce qui a éclaté, ce n’est pas encore la vérité sur ce qui se passe dans l’île Seguin ou à Citroën.

Personne ne le sait encore, à part une fraction de la classe ouvrière.

La vérité qui a éclaté est la suivante : il y a quelque chose de décisif qui se passe dans les usines; pour dissimuler l’oppression et la résistance qui s’affrontent dans Vatelier, les patrons n’hésitent pas devant le meurtre.

Le coup de feu de Tramoni a permis à tout le monde de se demander : qu’est-ce qui se dissimule dans l’île Seguin, et par voie de conséquence partout ailleurs dans les usines ?

Si cette bataille n’a pas encore permis de faire savoir à tous ce qui se passe réellement dans l’île Seguin, c’est que précisément les deux propriétaires de la France réactionnaire : le pouvoir et la direction P.C./ C.G.T. y ont jeté toutes leurs forces, avec pour objectif central : que l’île Seguin se taise, que les travailleurs ne « bougent pas ».

La bataille n’a donc pas été « décisive », mais il n’y a pas de bataille décisive au stade de la révolution idéologique, qui précède la révolution armée.

Au reste, elle n’est pas terminée : car l’île Seguin parlera.

Peut-être après la Lorraine ou l’Occitanie, peut-être avant, c’est une autre histoire, celle qui doit se faire maintenant.

Mais cette bataille a été un magistral RÉVÉLATEUR.

Mai 68 c’était, en quelque sorte, comme disait Marx de la révolution de février 48, la révolution de la sympathie générale : le 13 mai 68 Geismar était encore « aux côtés » de Séguy.

La direction de la C.G.T. « surprise » comme le pouvoir même avait pris un train en marche et elle ne savait pas l’itinéraire; elle a même eu l’illusion d’être la locomotive.

Après mai 68, c’est fini, la bataille prolétarienne de 72 est barbare.

Plus aucune délicatesse, plus aucune nuance, plus aucune illusion.

Et elle a commencé dans le sang d’un ouvrier.

Les belles âmes devront se rendre à l’évidence : la lutte de classe est violente, à tous points de vue, qu’on le veuille ou non.

Et la violence c’est Tramoni, mais c’est aussi la demande faite par la C.G.T. Renault de « dissolution du comité de lutte Renault ».

Beaucoup ne savaient pas que pendant l’occupation de Billancourt au printemps dernier la C.G.T. avait été « propriétaire » de l’usine, qu’elle y faisait la police.

Certains qui s’indignent de voir des « communistes » en Pologne tirer à la rafale de mitrailleuses sur des ouvriers ne faisaient pas encore le lien avec ce que fait ici même la direction Marchais-Séguy.

Cette bataille les éduquera.

A une condition pourtant : abandonner des schémas et considérer les faits dont nous allons analyser l’enchaînement.

I. – AVANT LE TOURNANT (VENDREDI 25 FÉVRIER)

Depuis mai 68, à Renault comme ailleurs, la force autonome dans les usines cherchait sa voie, à travers les luttes.

Elle avait réussi à pratiquer l’agitation de masse, les petites luttes d’atelier, à déclencher des campagnes de masse par exemple contre la hausse dans le métro, elle avait acquis l’expérience des luttes d’atelier d’O.S. contre la productivité patronale : contre les cadences, contre la maîtrise fasciste.

Elle avait même pu prendre la tête de grandes colères de masse comme lors du mouvement du 22 janvier 71 dans toute l’île Seguin sur le mot d’ordre : « la paie ça va pas » bientôt suivi du mot d’ordre : « C.G.T. ça va pas ».

L’offensive du printemps 71 des O.S. du Mans, lui avait permis d’affronter les problèmes d’un mouvement de masse conscient sur toute l’usine.

L’occupation n’a pas été le résultat en effet d’un mouvement parti de Billancourt.

Le mouvement est parti du Mans et c’est contre l’initiative patronale (lock-out) qu’il a fallu réagir.

Contre la C.G.T., l’occupation avait été gagnée.

Mais dans le cours de l’occupation, la force autonome qui s’appelle alors « comité de lutte Renault » n’avait réussi qu’à prendre des initiatives partielles.

Le comité de lutte au sortir de l’occupation c’est-à-dire en fait à la rentrée de septembre doit d’une part affronter la répression (licenciement politique de Riss) et d’autre part tirer dans la pratique les leçons de l’occupation.

La principale leçon, c’était : « favoriser la création d’une organisation des larges masses sur les chaînes et dans les ateliers ».

Le comité de lutte n’était que le regroupement souple des ouvriers révolutionnaires au niveau de toute l’usine et il s’appuyait sur des comités de lutte d’atelier qui étaient des formes d’organisation très souples, elles aussi, de la gauche ouvrière, dirigeant la lutte sur une chaîne.

Le comité de lutte, c’était le regroupement de la gauche visant à libérer l’initiative indépendante des très larges masses, mais non l’organisation démocratique de masse.

La deuxième grande leçon, c’était la nécessité d’ébranler la domination révisionniste sur les ouvriers professionnels, les « français » pour aller plus vite. Car il y a une très nette différence idéologique entre l’île Seguin et les départements de professionnels à Nationale.

Évidemment les ouvriers professionnels ont un rôle déterminant dans la lutte quand elle porte sur toute l’usine.

De plus ils sont moins vulnérables face à la répression que les immigrés dans l’île et ce fait a une importance énorme dans la situation actuelle.

Ces leçons, le comité de lutte allait commencer sans tarder à les appliquer.

Mais à chaque initiative que les travailleurs par atelier allaient prendre (avec le comité de lutte ou sans), allait correspondre un renforcement de l’appareil répressif.

Depuis la rentrée la « tension » allait donc monter, comme on dit dans les journaux.

Il n’y a pas eu « de grandes luttes », mais des initiatives qui partaient d’une chaîne et qui avaient une très grande portée stratégique.

Premier exemple : une chaîne de pistoletteurs (5e étage peinture) débraie le jour de la paie.

Rien que de très classique.

Ils n’obtiennent rien.

Que font-ils ? ils se réunissent en assemblée, et élisent un comité de chaîne révocable.

Cela a duré 3 jours (le temps de la réflexion et de la discussion collectives, puis de l’élection, aux moments de pause).

Ce comité de chaîne, une fois élu, n’a pas, en fait, FONCTIONNÉ.

De plus, cette chaîne c’est quelques dizaines d’ouvriers noyés dans plusieurs dizaines de milliers.

Pourtant, ce comité, c’est une idée des masses, que le comité de lutte va faire circuler inlassablement.

Toute la campagne menée lors des élections de délégués du personnel se développera sur le thème : à bas la farce électorale ! vive la démocratie directe, les comités de chaîne ! Cette « petite lutte », c’était un énorme levier pour la révolutionnarisation idéologique des plus larges masses.

Il faut comprendre comment les idées nouvelles circulent.

Elles ne sont pas, comme dirait la C.F.D.T., directement « contagieuses ».

Elles font leur chemin. Les ouvriers réfléchissent à partir d’elles.

Et si les syndicats, tout particulièrement la C.G.T., ont subi une défaite même sur leur terrain, les élections de délégués, cela vient, entre autres, de la circulation de cette idée, jusque chez les O.P. à Nationale.

Mais la direction aussi réfléchit : les comités de chaîne ne sont pas passés inaperçus, comme les bulletins contre la farce électorale.

Avec l’apparition de ce premier comité de chaîne, la principale leçon tirée de l’occupation commençait à être appliquée.

La « forme de l’organisation démocratique de masse » était trouvée.

Répétons-le : cela ne signifie pas que cette organisation existait déjà dans l’île.

Ce qui existait, c’était l’idée vivante de cette organisation.

Nos ennemis aussi le savaient : l’appareil répressif de la maîtrise, des barbouzes et d’une partie des gardiens se renforçait.

Juste après les élections et la défaite de la C.G.T. (défaite idéologique profonde et même défaite en voix et en sièges), la direction déclenche une vague répressive dont tout le monde sent bien qu’elle est le point de départ d’une tentative d’anéantissement des « maos ».

La lutte contre les licenciements sera dure : les débrayages sur certaines chaînes ne donnent aucun résultat.

La campagne qui va se développer avec, comme arrière, le local des ouvriers licenciés grévistes de la faim va libérer de nouvelles initiatives partielles des masses et provoquer un nouveau durcissement de l’appareil répressif.

Il y a beaucoup de « nervosité dans l’usine ».

C’est dans cette atmosphère que de nouvelles idées jaillissent, à un rythme précipité.

Au 5e étage peinture, sur une deuxième chaîne de pistolet-teurs, les ouvriers décident de tourner sur les différents postes de travail.

Sur cette chaîne, un poste était tenu par un retoucheur-mouchard.

La rotation permettait d’anéantir le mouchard et abolissait les divisions provoquées par les différences entre postes.

Ce mouvement de conquête de l’unité de classe avait une portée extraordinaire pour toutes les autres chaînes.

Sur celles-ci, en effet, les divisions se reflètent aussi dans la paie. La cotation de chaque poste varie. La rotation permet l’égalisation du salaire et à un niveau supérieur, le salaire commun devant être celui du poste le mieux coté.

La revendication liturgique des syndicats « pas de salaires au-dessous de 150 000 F » prenait un sens subversif : la rotation permettait d’atteindre ce salaire mais dans un mouvement de lutte contre le système de divisions propres à la chaîne.

Là aussi l’initiative n’a porté que sur quelques dizaines d’ouvriers et pour peu de temps.

Car tout de suite l’encerclement s’effectua.

Mais l’idée allait circuler et aux portes d’immenses bandes dessinées, des pièces de théâtre, des attroupements allaient permettre à cette idée de faire son chemin.

La direction aussi a réfléchi; le célèbre M. Nogrette philosophait avec les ouvriers qu’il allait sanctionner sur le thème : la rotation, c’est impossible parce que les ouvriers sont des cons qui, une fois qu’ils se sont habitués à un travail (à un geste plutôt), ne veulent pas en changer.

Sur une chaîne de mécanique au 1er étage, un groupe d’ouvriers (là aussi une vingtaine) décide de chronométrer la cadence réelle et oblige les chefs à reconnaître qu’il y avait une différence entre la cadence réelle et la cadence théorique instantanée affichées. Cette initiative permettait de fixer la revendication : affichage des cadences réelles, contrôle du rythme de travail par les ouvriers eux-mêmes.

Au rez-de-chaussée, les ouvriers d’une chaîne de contrôle font circuler un carnet où ils consignent les fautes de chefs. A côté un chef est mis à la chaîne pour une demi-heure : histoire de lui faire goûter la poire.

Ces initiatives permettent au comité de lutte de lancer le mot d’ordre : « contrôlons la Régie nationale ».

Ce qui signifie : les ouvriers peuvent contrôler l’organisation du travail et la population a aussi le droit de regard sur une entreprise qui en plus lui appartient de droit (la Régie est nationale).

Un comité d’habitants de Boulogne a pénétré dans l’usine au département 38 et a pu, en discutant avec les ouvriers, se rendre compte de ce qui se passait : inutile de préciser que l’appareil répressif s’est alors totalement affolé.

Quand la même délégation renforcée de Sartre, et de quelques autres, tente à nouveau de contrôler la Régie, dans son coeur, l’île Seguin, cet appareil se déchaîne : la délégation est chassée brutalement.

Nous sommes à quelques jours du 25 février, date du meurtre.

Il faut avoir en tête cet enchaînement des initiatives partielles des masses et du renforcement continu de l’appareil répressif pour comprendre la journée du 25.

Voilà la « tension » dans Renault-Billancourt.

Ce que la grande presse a décrit, et en le manipulant, c’est tout au plus le reflet de cette « tension » aux portes de l’usine : attroupements quotidiens, embrouilles constantes avec les barbouzes ou gardiens rôdant dans les alentours.

La police syndicale pendant cette dernière période ne se manifestait pas : les syndicats étaient complètement paralysés; ils n’avaient même pas la ressource de présenter un programme de négociations : la direction ne lâchait rien.

Les militants de la C.G.T. avaient ordre d’éviter le contact.

Cette paralysie des syndicats laissait face à face l’appareil répressif et la gauche ouvrière.

Jusque-là la gauche ouvrière rencontrait d’abord sur son chemin la police syndicale et c’était là le fond de la stratégie dite « libérale » (d’avant le 25) de M. Dreyfus.

Les différentes initiatives partielles des masses remettaient en question la hiérarchie capitaliste (contrôle sur la cadence, les chefs, l’organisation même de la chaîne); la police syndicale était court-circuitée ou totalement paralysée.

La lutte de masse directe, ouverte contre la hiérarchie capitaliste commençait; c’était le début de l’action directe des O.S. contestant la division du travail en éliminant la fonction syndicale.

Nous disons bien : le début.

Nous avons soigneusement noté le nombre d’ouvriers qui étaient à l’origine des initiatives.

La loi de la répression contre la force autonome a joué : il faut la tuer dans l’oeuf.

C’est contre ce DÉBUT que la Régie a tiré.

Il manque un maillon pour que la chaîne qui conduit au meurtre soit complète : Pierrot diffusait un tract d’appel à une manifestation contre le racisme, contre les dizaines d’assassinats des travailleurs arabes perpétrés dans l’ombre.

Or ce sont les O.S. de Renault qui ont poussé à cette manifestation : les ouvriers arabes s’indignaient dans les ateliers de l’île, auprès des camarades du comité de lutte, de l’absence de réaction des Français aux crimes racistes.

La pression pour que les démocrates révolutionnaires descendent dans la rue contre le racisme est venue aussi et d’abord de l’île Seguin.

En tirant sur Pierrot, Tramoni a montré que l’O.S. de l’île c’était le travailleur arabe qu’on repêche, étranglé.

Il a montré que de Renault à Barbes, le fascisme essayait de passer.

En tirant, Tramoni démontrait que l’ordre de la hiérarchie capitaliste (une des principales divisions qui la constituent, c’est précisément le racisme) était criminel, qu’il est la source de tous les fascismes.

Tramoni, exécutant de l’ordre patronal, n’a pas tiré au hasard.

Désormais nous savons que tout programme de lutte autonome contre la hiérarchie capitaliste suppose nécessairement l’organisation de la résistance violente contre les Tramoni.

La veille du meurtre, quand les militants du comité de lutte discutaient avec les ouvriers du programme du 74 (île Seguin) diffusé par tract, ils s’entendaient dire : on est d’accord sur les objectifs mais comment va-t-on lutter contre la répression qui va s’abattre si nous nous opposons directement (sans les syndicats) contre cet ordre ?

Telle était la question posée par les masses, la veille du meurtre.


II. – L’INITIATIVE FASCISTE (25 FÉVRIER)

S’il ne tenait qu’à nous, nous aurions évité cette épreuve de force.

Tous nos efforts étaient centrés sur un objectif central : faire du programme de lutte des O.S. une puissante force matérielle dans l’île Seguin.

Préparer un mouvement dans l’île sur les revendications fondamentales des O.S.

Mais précisément, il ne tient pas qu’à nous.

L’ennemi a choisi de prendre les devants.

En fait, plutôt qu’un « choix », c’était une nécessité.

La loi de la lutte du pouvoir et de ses complices contre la force autonome c’est d’ « anéantir avant que cela ne prenne forme ».

On l’avait vu au printemps 70 avec la dissolution de la Gauche Prolétarienne.

Cette loi ne pouvait souffrir d’exception, surtout à Renault, où tout ce qui se passe prend une dimension nationale.

A la question des ouvriers : comment allons-nous nous défendre contre la répression ? la direction devait être la première à donner SA réponse : la terreur.

L’initiative de la direction ne pouvait être que fasciste : elle a tué. La force de cette initiative, c’est qu’elle déplaçait le terrain de l’épreuve de force : de l’île Seguin à la porte Zola.

Plus fondamentalement, par son crime, elle poussait tout le monde à ne se poser dans l’immédiat qu’une seule question : comment lutter contre la terreur ?

Et comme cette terreur avait tué un ouvrier maoïste, la lutte contre la terreur c’était une lutte politique où chaque ouvrier sous la menace du revolver était sommé de « défendre les maoïstes » ou de se résigner.

A partir du vendredi, chaque ouvrier allait réfléchir à cette question, avec les moyens du bord.

Mais l’initiative fasciste de la direction ne peut se comprendre qu’avec son complément : l’initiative social-fasciste de la direction de la C.G.T. « La loi des voyous ~ des vrais – est passée hier aux portes de Renault » (L. Salini), « Un de moins », déclaration d’un délégué.

« La seule question qui se pose, c’est de savoir comment ces saboteurs (les maoïstes) sont en liberté », la C.G.T. du Mans. Tout le monde a entendu ces déclarations et en a reçu un choc.

La synthèse de ces déclarations, c’est la théorie du complot, que l’Humanité a… l’honneur de partager avec Minute.

Cette théorie a exactement correspondu avec la pratique : la direction de la C.G.T. a fabriqué tout le long du vendredi les principales infamies (Pierrot centralien…, commando armé qui a voulu pénétrer dans l’usine…) qui visaient à couper court au mouvement naturel de stupeur et d’indignation des masses.

Et le lundi matin sa police au grand complet, renforcée d’éléments extérieurs, a tout simplement joué au comité pour la liberté du travail, au piquet anti-grève.

L’identification à la maîtrise a été totale. Rien ne sert de s’indigner de l’incohérence de la théorie du complot.

Cette théorie est tout à fait cohérente; sa cohésion est pratique.

Elle était l’indispensable complément au coup de feu.

Le coup de feu sans la théorie du complot, c’est le soulèvement de l’indignation de classe.

Le coup de feu avec la théorie du complot, c’est aujourd’hui à Billancourt la terreur qui règne : « II n’est pas question de se soulever ou alors vous vous soulevez pour soutenir les maoïstes, à vos risques et périls ».

La police syndicale circulait lundi matin sur les chaînes en disant : si tu débraies, la direction te considérera comme un mao et te licenciera. L’après-midi, le refrain change : si tu bouges, les C.R.S. rentrent dans l’usine.

Terreur et théorie du complot sont les deux volets de l’initiative contre-révolutionnaire.

Les deux propriétaires de l’usine : la direction de la Régie et la direction de la C.G.T. ont joué ensemble un concert. Que les donneurs de leçons (ceux-qui-font-la-moue-quand des « O.S. sous-politisés » traitent la canaille Sylvain de « fasciste ») se plient aux leçons des choses. Oui ou non, la théorie du complot est-elle un complément nécessaire de l’initiative fasciste ?

Les mêmes (qui-font-la-moue…) reconnaissent que la direction de la C.G.T. a réprimé le mouvement d’indignation de classe qui aurait été le point de départ d’une lutte de la classe ouvrière contre la police dans les usines.

La répression féroce d’une lutte contre le fascisme, comment ça se caractérise ? une erreur « bureaucratique » ? une excroissance sur un corps sain comme une verrue sur un visage ?

On ne peut plus parler pour ne rien dire quand des ouvriers se font tuer, La théorie du complot est une théorie social-fasciste au sens strict.

Nous savions déjà que chaque lutte autonome (grande lessive de Batignolles, sabotages des cheminots dans l’Est en juin 71, lutte des O.S. de Renault déjà en mai 71) était une « provocation », un « complot » ponctuel contre les «organisations ouvrières».

Maintenant on sait que se faire tuer par la police patronale, que lutter contre le fascisme dans l’usine, c’est fomenter un complot contre la C.G.T. Contre l’autonomie ouvrière, la direction de la C.G.T. s’est faite complice consciente et systématique des initiatives fascistes du patronat.

C’est la définition marxiste du social-fascisme.

Il suffirait que le propriétaire n° 1 ce soit la direction de la C.G.T. et non plus la direction de la Régie comme maintenant pour que Renault soit les Chantiers Navals de Gdansk, que la France soit la Pologne. Qui n’a pas vu la « milice » polonaise tirant sur les ouvriers derrière la police syndicale C.G.T. agitant le spectre du complot n’a encore rien vu de la situation française.

III. – LA RECONQUÊTE DE L’INITIATIVE

La politique terroriste ne s’en tînt pas à un meurtre.

Le lundi 27 la direction ne perdit pas une minute : elle « décapita » le comité de lutte.

Il fallait anéantir la résistance : lessiver sans hésitation, sans mesure, les « meneurs », c’était mettre chaque ouvrier devant le choix : si je bouge, je m’identifie aux maos, je me fais licencier.

La politique terroriste poussait à fond son avantage : avoir déplacé le terrain de l’épreuve de force.

Elle exploitait au maximum la FAIBLESSE OBJECTIVE du comité de lutte.

En effet, le comité de lutte avait des limites précises :
-c’était un regroupement très souple des principaux cadres de masse sur les chaînes ou dans les ateliers; ce n’était pas, ce ne pouvait pas être alors une organisation démocratique des très larges masses.

La force qui le soutenait, c’est la force idéologique dégagée par les différentes luttes dans l’île.

Celle-ci devenait force matérielle à travers les « coups de colère des masses » : le mouvement sur la paie du 22 janvier 71, ou les différentes luttes d’atelier.

Les dernières initiatives conscientes et préparées de contrôle ouvrier étaient parties de la gauche ouvrière de quelques chaînes; pour l’ensemble de l’île, elles constituaient une force idéologique et pas encore une force matérielle : un réseau de comités de chaînes s’appuyant sur les assemblées ouvrières.

Le comité de lutte avait la capacité de déclencher et de développer des mouvements idéologiques de masse dans le 74, ou de stimuler des mouvements de masses quand quelque part dans un atelier « ça n’allait plus » et qu’il y avait le coup de colère.

Mais il n’avait pas les moyens d’ORGANISER UNE LUTTE POLITIQUE CONSCIENTE DE MASSE. Un de ses atouts, c’est qu’il « ne faisait pas de politique » au sens traditionnel du terme; les luttes politiques qu’il stimulait, c’étaient les luttes anti-hiérarchiques d’atelier.

Mais la question qu’il affrontait après le meurtre, c’était d’organiser une lutte politique consciente de masse; l’affaire Renault étant affaire d’État comme le week-end l’avait amplement montré.

Le comité de lutte, dont les progrès étaient totalement conditionnés par les progrès de la conscience anti-hiérarchique dans la gauche ouvrière de l’île, était confronté alors à un problème qu’il n’avait pas les moyens de résoudre.

Voilà pourquoi l’initiative fasciste de la direction, déplaçant le terrain de l’épreuve de force, était une véritable initiative.

Cette limite objective, comment s’est-elle marquée le jour même du meurtre ?

Voici les faits : l’équipe dans laquelle le comité de lutte est implantée est alors du matin; quand elle sort un peu avant 3 heures, Tramoni a tué Pierrot, et des milliers d’ouvriers stupéfaits, les larmes aux yeux, s’attroupent dans toute l’avenue Emile-Zola.

Alors se produit un « réflexe » de la gauche ouvrière : par centaines, les ouvriers remontent l’avenue (à l’intérieur de l’usine) et la douleur se transforme en colère : la maîtrise fasciste qui tente de s’interposer reçoit des coups. C’est ce fait qui sera le prétexte au lessivage du lundi.

Prétexte, pas seulement parce que c’est un comble de licencier des ouvriers qui ont réagi à la mort d’un ouvrier, mais prétexte au sens strict parce que des « meneurs » ont été licenciés qui n’étaient même pas là lors des événements !

Évidemment on peut dire : si la gauche ouvrière était partie du mouvement de stupeur et d’indignation de tous les travailleurs, même de la masse des ouvriers professionnels influencés par la C.G.T., qu’elle s’était contentée le vendredi d’approfondir ce mouvement en circulant partout (dans les ateliers dès que la nouvelle parvenait, ça s’arrêtait, ça discutait) sans affronter directement la maîtrise fasciste, elle aurait mieux préparé la journée décisive du lundi.

Elle aurait renforcé le point de vue des très larges masses sans donner prise à un rebondissement immédiat de la politique terroriste.

C’est vrai, mais c’est abstrait : le comité de lutte d’alors est né de cette poussée constante de la gauche ouvrière; le jour du meurtre, au moment même, il n’a pas pu ne pas répondre à cette poussée. Dire : « il aurait dû » n’est pas très matérialiste. Le comité de lutte d’alors atteignait sa limite.

En fait l’épreuve de force marquait la dissolution de ce comité de lutte.

Les initiatives prises par le comité de lutte, les lundi, mardi, mercredi, dans ces limites, furent justes : elles visèrent à radicaliser l’affrontement avec la maîtrise fasciste : les attroupements dans l’île ou à la cantine, tracèrent une ligne de feu entre la masse et l’encadrement fasciste.

Elles approfondirent au point de la rendre explosive la lutte contre la hiérarchie capitaliste et contre l’encadrement fasciste en particulier. La rentrée des licenciés ne fut pas un « baroud d’honneur », mais une pratique visant à susciter à travers la dissolution du comité de lutte d’alors un mouvement idéologique puissant, dans toute la masse de l’île, de lutte contre l’encadrement.

C’est désormais sur cette base que s’édifieront les nouveaux comités de lutte, l’organisation démocratique de masse. A preuve : sur les chaînes principales, les ouvriers ont commencé à se réunir en « comité de lutte » et leur première tâche en se réorganisant, c’est de discuter des formes de lutte contre les éléments fascistes de l’encadrement qui se sont démasqués dans la semaine.

Résumons-nous : le lundi après-midi, l’usine est encerclée par les C.R.S., l’encadrement fasciste est constitué, la police syndicale prête; le comité de lutte n’a pas les moyens historiques d’affronter une lutte politique de masse consciente.

Il se « dissout » à travers un mouvement d’affrontement contre l’encadrement fasciste.

Il donne naissance à un mouvement idéologique de masse sans précédent contre la hiérarchie capitaliste, et à de nouveaux comités de lutte plus enracinés, « sans meneur » éprouvé, reconnu, connu [Il faut dire ici un mot de l’initiative de la C.F.D.T., nous reviendrons s loin sur sa « pratique » : elle décide seule (malgré nos propositions) de lancer un mot d’ordre de débrayage… pour aller à un meeting… à l’entrée de’ l’usine !…

Et de faire ce débrayage le matin, en disant : si ça ne marche pas le matin, on ne fait rien l’après-midi (le matin le comité de lutte est faible).

La C.F.D.T. a voulu organiser une lutte de masse contre la terreur… par un meeting ! Débrayer contre les chefs et les piquets de la police syndicale, avec la menace du licenciement et des C.R.S., ce n’était déjà pas facile, mais alors débrayer. pour faire un meeting !… ].

Au fond la limite que la force autonome interne à l’usine n’a pas pu dépasser, c’est de faire que les larges masses s’emparent de cette « affaire d’État ».

Mais précisément, comme l’affaire Renault était une affaire d’État, une lutte politique qui dépassait les murs de l’usine, d’autres forces pouvaient se mobiliser, d’autres terrains pouvaient être occupés.

C’est dans la rue que la force autonome allait transgresser ces limites.

La vieille loi de Mai 68 a joué pleinement : l’unité de la jeunesse et de la gauche ouvrière dans la rue permettait de dépasser les limites internes dans l’usine.

La rue en Mai 68, c’est ce qui avait permis à la gauche ouvrière de sortir des limites fixées par le révisionnisme dans les usines. Cette loi joue encore : la force autonome dans les usines a besoin pour l’édifier, surtout dans les moments de crise, du soutien populaire et tout particulièrement de la force de masse anticapitaliste et antirévisionniste qu’est la jeunesse; et ce soutien doit s’exprimer pleinement dans une démonstration de force, de rue.

Lundi 28 février et surtout samedi 4 mars, cette force s’est manifestée.

Le fleuve qui s’est mis en marche ce jour-là l’exprimait; le jeune et l’O.S. immigré, la population démocratique de Paris forment une masse qui fait exploser le schéma politique dans lequel on veut emprisonner la France.

La dialectique usine-rue a joué pleinement : par centaines au minimum (plus d’un millier vraisemblablement), les ouvriers de la Régie sont venus, échappant à la dictature terroriste et trouvant dans cette magnifique démonstration de force une raison immense de préparer la lutte contre le terrorisme dans l’usine.

Il existe une FORCE prête à lutter contre le fascisme et ses complices.

Le mot d’ordre « ouais Marchais, mieux qu’en 68 » et les autres mots d’ordre contre la direction du P.C.F./C.G.T. ont été inventés par cette force, par les masses échappant à la dictature des deux propriétaires de la France réactionnaire.

Ce n’est pas un groupe politique qui a voulu « faire passer » sa ligne; les militants maoïstes étaient prêts à limiter dans la manifestation du samedi les mots d’ordre anti-révisionnistes sauf si les masses elles-mêmes les lançaient; c’est exactement ce qui s’est passé. M. Roccard peut dire ce qu’il veut, et il a l’habitude de dire n’importe quoi, c’est de la foule même que s’échappait et s’amplifiait le cri de haine contre le révisionnisme. L’oeil du manifestant dans une manifestation de masse libre voit juste.

L’isolement de Renault était brisé; la gauche ouvrière se retrouvait renforcée par la rue, mais dans l’usine, la pesée de l’encadrement fasciste était telle que pour dépasser les limites du terrorisme, il fallait que la peur change de camp, dans l’usine même; et au-delà il fallait faire exploser de manière autonome la crise de la hiérarchie capitaliste qui n’hésite plus à tuer pour que l’ordre règne dans les ateliers.

La Nouvelle Résistance Populaire arrête en plein Boulogne occupé par la police un des principaux responsables de la terreur à Billancourt.

Cette initiative va radicaliser l’épreuve de force « affaire Renault/affaire d’État ».

Maintenant les choses sont claires, indubitables : cette initiative va libérer une immense OPINION POPULAIRE et provoquer un déferlement sans précédent de l’opinion publique réactionnaire telle qu’elle est fabriquée par les instruments de presse et les forces politiques bourgeoises (bourgeoises et syndicales).

L’écart entre l’opinion populaire et l’opinion réactionnaire sera tel, tellement monstrueux que le journal subtil le Monde se paiera le luxe de faire remarquer : on n’a pas tellement hurlé dans certains milieux contre l’assassinat de P. Overney; la simple arrestation d’un cadre supérieur serait-elle infiniment plus importante que la mort d’un ouvrier ?

Cette question prend acte de l’écart entre opinion populaire et opinion réactionnaire.

Que l’opinion réactionnaire ait déferlé comme un torrent de boue, tout le monde le sait parce que personne n’est à l’abri des titres de France-Soir ou des trémolos de L. Zitrone.

Mais ce que l’on sait moins dans certains milieux intermédiaires, c’est l’opinion populaire qui s’est libérée grâce à l’action de la N.R.P.

A Billancourt pendant ces deux jours, la peur a changé de camp : la « joie » ne s’installait pas seulement dans l’île Seguin, mais aussi dans les départements de professionnels et dans les bureaux; la fraction influencée par la police syndicale et la théorie du complot s’est réduite comme une peau de chagrin. Une phrase résume cette transformation, elle vient des Forges : « On ne peut plus dire que vous ne frappez pas le pouvoir ».

Dans toutes les autres régions ces tendances, moins accentuées peut-être qu’à Billancourt, se sont développées dans l’opinion populaire.

Mais parler de la joie ou de l’attachement populaire à l’égard de ces hommes courageux qui avaient arrêté Nogrette, c’est parler d’un aspect de l’opinion populaire ainsi libérée : l’aspect sentiment de classe.

Mais il y a un autre aspect : l’aspect raison de classe.

Partout dans le peuple, de quoi discutait-on : de la hiérarchie capitaliste, de la séquestration des cadres fascistes, bref de l’autonomie prolétarienne. L’ennemi d’ailleurs ne s’y est pas trompé puisque l’opinion réactionnaire peut se résumer dans la thèse : non à la séquestration des cadres.

Les discussions partaient de ces questions et s’élargissaient en un débat de masse sur la révolution populaire : où va la France ?

La réaction d’une usine de femmes de la banlieue nord est significative : elles voulaient se préparer calmement aux affrontements inévitables en constituant des stocks de nourriture.

Quand nous parlons de « joie », il ne s’agit pas du sentiment superficiel d’amusement (le côté Lucky Luke comme disait un journal bourgeois); la preuve c’est le « sérieux » dans les discussions et dans les formes mêmes que revêtaient le débat de masse.

La joie, c’est le changement du rapport de force idéologique dans les masses : ce n’est Pas toujours les mêmes qui se font canarder; on peut résister à la terreur; la peur peut changer de camp.

Le seul problème qui s’est posé à l’opinion populaire ce n’est pas celui de l’arrestation de Nogrette, c’est celui de sa libération.

En effet la gauche dans les masses, à Billancourt surtout, a été déçue souvent par la libération, en particulier les immigrés.

Tout le monde n’a pas réagi à la libération comme ces ouvriers de Peugeot-Sochaux : « C’est bien, nous avons le temps ».

La déception c’est l’aspect sentiment de classe. L’aspect raison de classe est le suivant : pourquoi ne pouvait-on pas menacer de l’exécuter si les revendications n’étaient pas satisfaites; pourquoi eux peuvent-ils tuer et pas nous ?.

[La déception des masses quand Nogrette a été libéré n’est pas surprenante.

Dans toutes les actions de partisans effectuées depuis 68, nous avons pu noter une « déception » de cette sorte (à un autre degré).

Dans le sentiment populaire : les représailles, la vengeance doivent être « symétriques » par rapport aux exactions.

Des travailleurs arabes s’élevaient contre le « régime sans sel » de Nogrette. Ce salaud, lui, ne met pas de gants dans sa besogne de répression. Plus profondément : ils ont tué un des nôtres, on pouvait menacer d’exécuter un des leurs tant que les revendications n’étaient pas satisfaites.

Dans ces opinions, ce qui se dégage c’est la volonté d’une riposte armée immédiatement, le refus de comprendre la nécessité d’une phase de la révolution où la violence révolutionnaire ne vise pas un but militaire: tuer l’ennemi de classe, mais idéologique : éduquer les masses, déplacer la peur dans le camp de l’ennemi.

La base de ce refus chez les travailleurs arabes particulièrement est évidente : surexploités et soumis à une répression féroce, de plus aujourd’hui, menacés de mort par le racisme, les travailleurs arabes sont plus préparés à la lutte armée que l’ouvrier français.

Ils voudraient légitimement que des responsables du racisme soient exécutés pour que la vague d’attentats soit stoppée; c’est ce que pour eux signifie le mot d’ordre : « vengeons Djellali ».

Pourtant il est clair que des responsables racistes ne pourront pas être exécutés tant que ne se sera pas formé une opinion populaire générale en France à l’égard de la violence révolutionnaire rendant possible ce type d’exécutions. Il y a donc dans les faits une inégalité de conscience sur cette question dans la classe ouvrière (pour ne pas parler des forces intermédiaires) qui constitue le principal problème stratégique actuel.

Conquérir l’unité de l’opinion populaire sur une action (son déclenchement, son dénouement, sa signification) suppose que l’action frappe juste, ce qui était le cas, mais suppose aussi un travail politique de masse sur l’étape où nous en sommes de la révolution en France.]

Dans la phase actuelle de la révolution, il y aura toujours une « dissymétrie » militaire entre les exactions des réactionnaires et la riposte des forces progressistes.

Il faut exploiter au maximum le bénéfice politique de cette dissymétrie.

Par exemple utiliser à plein la force de cet argument : eux ils ont tué, et nous nous n’avons même pas éraflé notre prisonnier; qui sont les casseurs ? où est la justice et la mesure ? dans quel camp ? Il restera dans la gauche ouvrière l’idée : eux ils nous canardent et nous on ne fait pas pareil, il n’y a pas de raison que cela cesse.

Cette idée il faut l’entraîner pleinement dans l’orbite de la révolution : partir de cette idée pour préparer les esprits à la lutte armée, et réparer aussi les forces, car c’est précisément dans la pratique de telles actions que les éléments de la gauche ouvrière qui ont ces idées « de gauche » se disciplineront.

Reste encore une objection : vous avez un peu tenté le diable avec cette action, puisqu’implicitement vous exigiez pour la libération de ce crétin la satisfaction de certaines revendications.

En fait, si Nogrette devait être « échangé », les communiqués de la N.R.P. l’auraient dit EXPLICITEMENT. Or le seul qui ait parlé d’ « échange » (fifty/fifty), c’est le prisonnier lui-même. Reste que l’on pouvait penser à la lecture des communiqués à un échange. On y pensait surtout à cause des expériences étrangères (Tupamaros…).

C’est vrai : mais à notre avis, cette « équivoque » était inévitable pour que l’épreuve de force soit radicale, et que la démonstration « idéologique » soit parfaite :
– informer la France des justes revendications du mouvement populaire,
– opposer l’inhumanité de la classe patronale à la mesure dont fait preuve la révolution.

En particulier montrer que la peau d’un cadre supérieur ne vaut pas cher quand le prestige de la classe au pouvoir est en jeu; il est bon que la fraction des cadres qui n’adhère pas au nouveau fascisme (et l’autre aussi) le sachent,
– enfin et surtout montrer que c’est au mouvement populaire lui-même de prendre en mains ces revendications : il le peut parfaitement, malgré la progression du terrorisme.

Et c’est au mouvement populaire lui-même de décider du moment où commence l’extermination de l’ennemi de classe.

Aujourd’hui, on peut et on doit avant de passer à la lutte armée, séquestrer encore des patrons et des cadres; descendre dans la rue pour exiger que justice soit faite à Billancourt et pour écraser les milices patronales.

L’aspect « équivoque » de l’action peut et doit donc permettre de développer un travail politique de masse sur toutes les ques-ons de la révolution, et ce débat part de la crise désormais explosive de la hiérarchie capitaliste.

La question posée par la libération de Nogrette est bien celle-là : peut-on maintenant exterminer l’ennemi de classe aujourd’hui, puisqu’il nous extermine ?

La réponse donnée par la N.R.P. : ce n’est pas à nous de répondre d’abord à cette question, c’est au peuple et au peuple seul dans un mouvement de masse (idéologique ou pratique) de dire : il est temps de prendre le fusil.

Or continuer la séquestration de Nogrette c’était menacer de l’exécuter donc dire : il est temps de prendre le fusil. Ce n’était pas à la N.R.P. de le dire, elle aurait divisé l’opinion populaire ; au lieu de poser à tous la question : il faut maintenant lutter violemment contre la hiérarchie capitaliste et les incroyables injustices et crimes qu’elle commet; elle aurait posé celle-ci : il faut prendre le fusil.

La première question est celle d’aujourd’hui.

La deuxième celle de demain.

L’arrestation de la N.R.P. a rempli son objectif : ouvrir le débat explosif dans les masses sur la lutte contre la hiérarchie capitaliste; préparer donc un essor des luttes de masse contre cette hiérarchie.

Il fallait, pour cela, arrêter un cadre répressif responsable de la terreur, contraindre toutes les forces politiques à se démasquer; il fallait aussi le libérer, sinon la question aurait été déplacée : la question de l’exécution aurait été au centre du débat.

Donc le débat aurait été dévoyé.

Le vrai débat d’aujourd’hui a donc explosé partout; toutes les forces politiques se sont déclarées et démasquées.

Il est temps d’analyser leur orientation telle qu’elle est apparue dans le temps de crise, où l’on voit les vrais ressorts de la lutte de classes.

IV. – LES FORCES POLITIQUES A L’ÉPREUVE

A) Le pouvoir.

C’est simple : le pouvoir a utilisé la seule chose dont il dispose : son double monopole.

Le monopole de l’arme à feu, le monopole de l’information.

Le pouvoir a réagi comme une bête blessée (touchée en son coeur : le pouvoir patronal); il a réagi comme ÉTAT, en utilisant ses appareils.

Il n’a même pas réussi à provoquer un mouvement idéologique de masse de type réactionnaire, comme cela a pu se faire au Canada ou en Turquie.

Il a utilisé son monopole de l’arme à feu : cela veut dire d’abord qu’il a tué, bien sûr; mais aussi qu’il était le seul à pouvoir TUER.

En effet, la N.R.P. ne pouvait pas encore menacer d’exécuter Nogrette, comme on l’a vu et cela le pouvoir le savait, et de toute façon, s’il y avait une marge d’incertitude, il pouvait se la permettre puisque Nogrette n’est pas l’ambassadeur des États-

Unis, que c’est le pouvoir qui fait pression sur l’encadrement et non î’inverse.

Nogrette n’avait rien derrière lui pour faire pression éventuellement sur le pouvoir.

Les cadres répressifs ? mais de toute façon : ils n’avaient pas le choix; ils sont protégés par le pouvoir et l’État central.

Un crétin dans le Nouvel Observateur (journal qui s’est surpassé dans la circonstance) s’est demandé : d’où le pouvoir tenait-il cette quasi-certitude qu’il n’arriverait rien de décisif (la mort) à M. Nogrette?

La réponse est pourtant simple : elle est dans le monopole que détient encore le pouvoir pour ce qui est de l’exécution des personnes.

Et la N.R.P. ne l’a jamais caché.

Ce qui a frappé le plus les gens, c’est l’utilisation du monopole de l’information par le pouvoir.

Si certains doutaient encore de la puissance de cet appareil répressif qu’est l’information, ce doute n’est plus permis.

L’O.R.T.F. a plus fait pour défendre le pouvoir patronal que les milliers de policiers qui faisaient leur chasse ridicule dans tout Paris.

Les manipulations les plus grossières ont été fabriquées depuis « un vieil employé de la Régie a été enlevé » jusqu’aux trémolos de Mme Nogrette.

Mais ce qui se dégage de l’épreuve de force, c’est moins cette force du pouvoir, qui était déjà connue, même si elle surprend toujours quand elle se déploie que la FAIBLESSE DU POUVOIR.

Faiblesse militaire : l’arrestation et la libération ont totalement surpris et mis dans un état de défense passive l’appareil policier. Faiblesse idéologique surtout : l’opinion réactionnaire n’a fait au fond qu’accuser la libération d’une opinion populaire.

Bref, les gens ont été d’une remarquable résistance à cette intoxication.

Quand /e Figaro parle de « la puissance de l’opinion publique », il fait penser à ces généraux américains qui vantent la puissance de feu de l’armée américaine, éreintée et défaite sur les champs de la guerre populaire.

Faiblesse idéologique aussi et surtout parce qu’au terme de cette épreuve de force, que reste-t-il ? un pouvoir qui a mis tous ses moyens en oeuvre pour sauver un cadre répressif qui n’était pas menacé et qui était un des responsables de ce pouvoir patronal, responsable du meurtre sauvage d’un ouvrier de 23 ans.

Le pouvoir central est apparu comme rempart du pouvoir patronal.

Et ses tentatives pour « penser » la crise n’ont pas été bien loin.

La seule interprétation donnée : c’est « tout ça, c’est la faute à Sartre/Clavel ».

Cette hargne contre « l’intelligentsia » est différente de l’anti-intellectualisme de l’ancien fascisme : elle est néo-fasciste : car elle vise les démocrates révolutionnaires qui sont dans l’étape actuelle un rempart contre l’arbitraire; on ne peut pas tout de suite et sans problème interdire la Cause du Peuple, comme le demande la direction de la Régie parce qu’on ne peut pas affronter Sartre n’importe comment.

Cette hargne ne s’appuie donc pas sur un mouvement idéologique de masse contre « les intellectuels » mais sur une simple préoccupation policière, étant entendu que de toute façon un entendement policier n’aime pas « les intellectuels ».

Ordre Nouveau a pu brûler quelques livres de Sartre, quelques individus tarés ont achevé ainsi la démonstration : les tendances fascistes sortent de l’État et ne s’appuient d’aucune manière sur un mouvement de masse.

En somme le pouvoir a montré la chose suivante : le fascisme nouveau est sécrété par la hiérarchie capitaliste dans l’atelier, le pouvoir central actuel est là pour protéger son développement.

B) Le social-fascisme.

Nous avions déjà vu depuis 68 que, pour la direction de la C.G.T. dont toute la force repose sur son monopole de la représentation ouvrière, chaque initiative autonome des masses^était une PROVOCATION; les ouvriers ne peuvent pas penser et agir sans son autorisation; sinon c’est une provocation. Nous avions vu que les grandes initiatives des masses ouvrières (O.S. de Renault, professionnels de Batignolles ou cheminots de l’Est) c’étaient des COMPLOTS MANQUES (titre de la brochure de la C.G.T. sur Renault).

Maintenant nous voyons plus loin : l’assassinat de Pierrot faisait partie d’un « complot ».

D’un grand complot politique qui va se développer.

En clair, maintenant, il y a à l’échelle nationale un complot politique contre lequel il faut mobiliser les travailleurs : MOBILISER LES MASSES CONTRE ELLES-MÊMES SUR UNE IDÉE ERRONÉE, c’est la définition même du fascisme, de tous les fascismes.

Mobiliser les travailleurs au nom du socialisme sur une idée erronée, c’est la définition même du social-fascisme.

La direction de la C.G.T. est la seule force arable de donner une base de masse à une idée d’essence fasciste. Encore n’a-t-elle pas réussi à déclencher un vrai mouvement de nasse.

C’est dire la faiblesse du social-fascisme.

Mais la direction de la C.G.T. a, au plus fort de l’épreuve de force, découvert le pot aux rosés : elle a livré le secret du « complot », l’essence de la politique social-fasciste.

Le complot c’est au fond un complot contre la hiérarchie capitaliste; le complot vise à détruire « L’UNITÉ NATURELLE DU PERSONNEL » ; les cadres répressifs sont « des salariés comme nous » déclare le sinistre Sylvain à France-Soir.

En clair, si Sylvain remplace Dreyfus, l’ordre hiérarchique capitaliste sera intact. Nogrette et Sylvain font partie de la même classe : Sylvain aussi après tout est un salarié comme les autres cadres répressifs. L’adhésion de Sylvain au sort de Nogrette a été totale; elle aurait été plus nuancée si la N.R.P. avait enlevé un patron privé.

Car là il faut mettre les formes : le révisionnisme vise à la suppression du caractère « privé » du patronat.

Dans le cas de la Régie nationale, l’identification Sylvain/Nogrette a été totale. M. Dreyfus a eu raison de saluer sans réserve la direction de la C.G.T.

On peut comprendre alors deux choses : 1. La direction de la C.G.T. a raison de considérer comme une provocation toute initiative autonome des masses qui libère l’intelligence ouvrière en remettant en question la hiérarchie capitaliste.

En effet la seule manière pour les ouvriers de conquérir leur intelligence de classe, c’est de contester directement le système hiérarchique capitaliste qui les divise et leur ôte toute intelligence.

Avoir une intelligence autonome, ne pas remettre son intelligence à la chaîne ou au délégué syndical qui accepte l’organisation naturelle de la chaîne, c’est nécessairement provoquer la C.G.T.

Car sa direction défend l’unité naturelle du personnel, c’est-à-dire l’organisation naturelle du travail capitaliste, c’est-à-dire la hiérarchie capitaliste.

On comprend alors la deuxième chose : le lien entre Marchais et Gomulka.

Défendre une entreprise où se perpétue la hiérarchie capitaliste sous direction d’une classe patronale d’État, « publique », c’est défendre une société comme la société polonaise ou russe.

La police syndicale joue le même rôle que la police d’État polonaise qui a tiré sur les ouvriers contestant l’organisation du travail dans les Chantiers Navals.

La seule différence c’est que la police syndicale n’est pas encore une police d’État.

Ceux qui veulent l’aider à le devenir prennent leurs responsabilités.

Il n’est plus question désormais sous peine d’imbécillité criminelle de se faire des illusions sur la politique social-fasciste ; la théorie du complot va se développer, s’intensifier, et la direction de la C.G.T. et du P.C. n’ont qu’un moyen pour la rendre crédible, c’est de déclencher des mouvements de masse contre le « complot ». La direction de la C.G.T./P.C. ne va pas s’amuser à rendre des comptes « théoriques » sur cette théorie; elle ne va pas s’amuser à convaincre les gens de sa logique « interne ».

Elle n’a qu’une seule solution : essayer de mobiliser une partie des masses contre le complot, c’est-à-dire accentuer sa politique social-fasciste.

On nous objecte : la C.G.T., ce n’est pas seulement sa direction, c’est aussi une masse de militants honnêtes et expérimentés sans lesquels la révolution ne vaincra pas.

C’est parfaitement vrai: il faut rallier 90 % des militants de ces organisations.

Nous sommes totalement d’accord.

Mais comment les rallie-t-on? sinon par la lutte contre la politique social-fasciste.

Il ne sert à rien de lutter contre « un groupe dirigeant », contre « une bureaucratie », autant lutter contre des moulins à vent. On peut toujours s’identifier à un groupe dirigeant surtout en période de crise même si on critique ses excès de langage, ses erreurs politiques ou ses défauts « bureaucratiques ».

Mais s’identifier à une politique « social-fasciste » pour un ouvrier honnête, c’est une autre paire de manches.

Dans l’intérêt donc de l’unité la plus large, il faut lutter énergiquement contre la politique social-fasciste, en montrer la cause (la défense d’un certain type de société) et les conséquences (la C.G.T. s’est faite complice consciente du meurtre d’un ouvrier).

Tous les esprits dans la classe ouvrière sont actuellement en « effervescence » : il y a des scissions, des confusions, une nouvelle demande politique.

Le pire serait de ne pas partir de cette scission de masse idéologique pour faire progresser la révolutionnarisation. Veut-on, oui ou non, des scissions dans les organisations dites « ouvrières » ? oui bien sûr.

Il n’y aura pas pour le moment de scission organisationnelle de type C.G.T.U./C.G.T., mais il y aura, comme en 68, mais à un rythme plus précipité et barbare, une série de scissions idéologiques de masse.

Il faut partir de ces scissions réelles pour révolutionnariser et non de l’attente d’une scission mythique qui verrait un beau jour tous les syndicalistes prolétariens se regrouper dans un nouveau syndicat.

Bien sûr il y a des problèmes tactiques.

Sur la question « tactique » dite « rapport à la C.G.T. », la bataille en ours permet de donner une réponse irrécusable.

Thèse n » 1 : Tant que la direction C.G.T./P.C. pourra maintenir en apparence son monopole de la représentation ouvrière, elle utilisera n’importe quel moyen.

Le caractère social-fasciste de sa pratique sera PRINCIPAL.

Nous disons bien : monopole en apparence car il est désormais clair qu’une partie des masses échappe au contrôle conscient de la direction P.C.G.T.

Pour ceux qui en douteraient, ils n’ont qu’à tourner leurs yeux du côté de la place Nationale : la C.G.T. vient d’y faire, à l’heure du repas, et sous le soleil, un grand meeting central.

En dehors de la horde des permanents de tous acabits, il n’y avait pas deux cents ouvriers (et encore ils étaient là passivement), c’est-à-dire bien moins que n’importe quel meeting que le comité de lutte faisait à la porte Zola (c’est R.T.L. qui le dit).

Mais « monopole » quand même : car tant qu’un mouvement de masse ouvrier d’importance nationale n’a pas ouvertement rejeté ce contrôle et qu’une nouvelle forme d’organisation démocratique des larges masses n’a pas fait ses preuves dans la lutte, la direction de la C.G.T. pourra se prévaloir dans une partie de la classe ouvrière et dans les forces intermédiaires d’un monopole de fait de la représentation ouvrière.

Précisément pour empêcher ce mouvement de masse, pour anéantir toute possibilité d’organisation démocratique ouvrière, la direction de la C.G.T. emploiera n’importe quel moyen.

La direction de la C.G.T. Renault demande la DISSOLUTION DU COMITÉ DE LUTTE.

Avant même Marcellin.

Donc tactiquement, tant que ce monopole n’est pas contesté pratiquement, ouvertement, massivement au sein même des bases d’usine, force autonome doit lutter résolument contre la politique social-fasciste de la direction C.G.T.

D’ailleurs les « groupes gauchistes » qui travaillent dans les syndicats doivent en faire l’expérience (amère?) : il n’y a pas le choix : la direction de la C.G.T. ne fait pas de cadeau.

Thèse n°2 : dans le cadre d’un mouvement de masse autonome, on peut et on doit seulement faire l’unité avec les syndicalistes de base, ce qui est évident et se fait tous les jours, mais même éventuellement faire des compromis avec la direction de la C.G.T. (le P.C.C. A fait à certains moments un Front Uni avec le Kuomintang). En effet la force du mouvement de masse autonome change le rapport de forces interne dans la C.G.T. et contraint la direction à des reculs.

Voilà ce qu’il en est des questions « tactiques ». Le reste c’est de la politicaillerie petite bourgeoise.

D’ailleurs dans la pratique, il n’y a pas de « reste », comme cette épreuve de force l’a montré.

Le reste c’est seulement des « schémas en l’air ».

C) Une force intermédiaire-type : la C.F.D.T.

Tout le monde le sait maintenant, la force intermédiaire qui compte, qui est disputée âprement par la droite et par la gauche, c’est la C.F.D.T.

Nous avons assisté pendant cette bataille (et ce n’est pas fini) à une étonnante performance de la force intermédiaire.

Elle a, en 15 jours, tenté d’occuper toutes les positions.

Elle avait le cul entre deux chaises déjà, mais comme en plus les chaises changeaient de place, on peut imaginer les mouvements du cul.

Nous nous battons très souvent aux côtés de la grande masse des militants de la C.F.D.T., nous n’hésitons pas à conclure des alliances quand c’est possible avec la direction de la C.F.D.T. elle-même; mais nous n’abandonnerons pas notre franc-parler, ni notre indépendance sous prétexte d’« unité ».

Les performances de Maire doivent être contées dans le détail, ça aidera tout le monde et peut-être Maire lui-même.

Nous n’avons pas les mêmes raisons de classe que le Nouvel Observateur : nous ne prenons donc pas Maire pour « l’homme » de la situation.

Au reste pour nous, il n’y a pas « d’homme de la situation » : Mendès-France et Mitterand l’ont su à leurs dépens en 68.

Suivons donc l’évolution de la direction C.F.D.T. pendant cette bataille :

Premier moment : avant le tournant (25 février), la C.F.D.T. Renault est le seul syndicat à dénoncer… la visite de Sartre dans l’île Seguin.

Pour des partisans du « contrôle », c’était en apparence surprenant.

Mais comme ce contrôle remettait en question la fonction syndicale, le C.F.D.T. n’est plus pour le contrôle. La C.F.D.T. doit être pour l’union des ouvriers et des intellectuels.

Mais il faut que ce soit sous direction de la fonction syndicale.

Deuxième moment : le tournant, le meurtre fasciste.

Immense mouvement d’indignation de classe, la C.F.D.T. se dit : le moment est favorable; on y va, tout seul, comme des grands. La force interrmédiaire a voulu jouer à la force indépendante.

Elle refuse e alliance avec le comité de lutte.

Elle choisit d’intervenir le matin (alors que c’est l’équipe d’après-midi qui a été témoin du meurtre).

Et la forme d’action que cette force-intermédiaire-qui-a-voulu-jouer-à-la-force-indépendante choisit : débrayage… pour aller à un meeting à l’entrée de l’usine.

L’imagination syndicaliste est décidément bien pauvre.

En fait cette action se voulait « prudente », « démocratique » (on allait tâter le pouls des travailleurs pour ce meeting).

Seulement voilà, débrayer contre les chefs et la police syndicale pour aller à un meeting de protestation, ce n’était pas exactement ce que voulait la masse des travailleurs.

« L’action-syndicale-responsable-de-masse » s’est révélée être : « une action ultra-minoritaire » et qui n’avait même pas le mérite d’être clandestine ! La force intermédiaire a donc échoué à être une force indépendante; chose qu’elle aurait pu prévoir soit en écoutant les masses, soit simplement en apprenant le marxisme (nous disons cela parce que la C.F.D.T. Renault est très « marxiste »…).

Troisième moment : comme elle n’a pas réussi à être indépendante, au moins va-t-elle essayer puisque son sentiment et ses intérêts dans cette période sont à gauche de jouer la « gauche » pour affaiblir son partenaire-adversaire du front syndical commun.

Mais il faut y mettre les formes pour ne pas briser ce front syndical commun. Il y a donc des délégations savamment choisies pour les manifestations de rue (la C.F.D.T. se contente d’envoyer une délégation aux obsèques).

Ce qui n’empêchera pas d’ailleurs M. Maire de se prévaloir de ces manifestations de rue dans ses rapports avec la C.G.T.

Quatrième moment : patatras.

Action de la gauche : Arrestation de Nogrette.

Nouvel effondrement mais alors sauvage, celui-là.

M. Maire est le premier à dénoncer, dans des termes qui ne s’oublieront pas de sitôt, l’arrestation du « salarié Nogrette ».

M. Maire se réfugie tout tremblant dans le giron du front syndical commun.

La C.F.D.T. accepte de signer un communiqué infâmant pour elle, avec toutes « les organisations syndicales » dénonçant les « violences ».

Cinquième moment : Nogrette est libéré.

Par-là même, M. Maire est libéré de ses angoisses.

La C.F.D.T. Renault respire : « les maos ne sont pas aussi fous qu’on le croyait ».

Le front syndical est de nouveau brisé.

Pas de riposte syndicale commune aux « violences ».

Que veut dire cette évolution ?

Elle a la forme d’une oscillation constante droite/gauche.

D’autre part elle se marque moins dans une pratique que dans des communiqués.

En somme M. Maire s’est contenté pendant cette épreuve de force de faire des communiqués, tantôt à droite, tantôt à gauche ; il a fait une conférence de presse continue et par étapes.

Pour un dirigeant « ouvrier », il y a mieux à faire : il valait mieux prendre l’air, venir discuter avec les O.S. de l’île, venir aux obsèques par exemple.

Ces deux caractéristiques sont le propre d’une force intermédiaire affolée en période crise. Mais la question vraiment importante, c’est la raison de fond de cette oscillation, l’essence de cette évolution angoissée des communiqués de M. Maire.

C’est dans le moment fort de l’épreuve que l’on peut saisir l’essence d’un phénomène.

Il faut donc se reporter aux déclarations de Maire sur l’arrestation de Nogrette.

Laissons de côté les conneries sur « l’action ultra-minoritaire » (au niveau de la forme de l’action, ça ne veut rien dire; en effet, c’est une action de partisans).

Cet aspect de la question (la forme d’action) est secondaire.

L’aspect principal c’est le contenu.

Et là-dessus, le théoricien de l’autogestion et autres contes-à-dormir-debout a vendu la mèche avec son petit compère Jean Daniel du Nouvel Observateur.

« – Dans notre combat, nous ne séparons pas les ouvriers des étudiants ni les immigrés des cadres.
– Des cadres ?
– Oui des cadres… »

M. Maire ne veut pas séparer l’immigré de Nogrette. M. Maire oublie un détail : c’est que l’immigré est séparé de Nogrette. Évidemment, Nogrette selon le mot délicieux de J. Daniel est « un vieil ouvrier malade devenu cadre en fin de carrière ».

D’ailleurs ce n’est pas exact il faudrait dire vieil ouvrier devenu cadre malade en fin de carrière.

Enfin, on n’est pas à une inexactitude près dans le Nouvel Observateur.

Maire pousse à fond sa théorie et c’est ce qui est passionnant, cela donne :

« Ce qu’on peut appeler la classe motrice dans notre société industrielle englobe tout le monde. » Et Dieu par-dessus le marché, sans doute.

Ou bien encore :

Revenons au cas de la Régie Renault.

Il y a actuellement « milieu cadre-maîtrise qui s’affirme dans la peur et la répression -un mouvement communiste qui refuse la discussion avec tout qui n’est pas lui, et un mouvement décidé à agir immédiatement et fort mais dont les actions, on l’a vu, ne sont ni entraînantes ni contagieuses. Personne ne représente la totalité de la réalité sociale.

Nous combattons pour cette totalité et dans une perspective qui demeure, mais concrètement, révolutionnaire » (c’est nous qui soulignons).

Ce morceau de littérature est extraordinaire.

M. Maire veut représenter « la totalité de la réalité sociale », tout le monde, quoi, le prolétariat et la bourgeoisie, la gauche et la droite.

Tout le monde, qui est classe motrice dans la société industrielle. La « classe tout le monde », voilà la base sociale de M. Maire. Classe tous risques. Évidemment cette classe-là n’existant pas, M. Maire nage dans la stratosphère.

Comme il ne conduit pas tout-le-monde à l’autogestion, il change constamment de conducteur; mais les conducteurs ne prennent pas tous la même direction; malheur, nous n’arriverons jamais à l’autogestion.

Nous n’en avons pas tellement envie d’ailleurs.

Car que nous promet M. Maire comme paradis autogéré ? une société où l’on conserverait la « technologie » actuelle.

On a compris : M. Maire adopte le vieil ouvrier malade qu’est Nogrette parce que, dans l’autogestion, il y aura encore des Nogrette.

Mais alors une question : pourquoi la C.F.D.T. dit-elle qu’elle se bat contre l’autorité dans les ateliers, contre la hiérarchie ?

Vous n’y êtes pas du tout : la C.F.D.T. se bat contre « les méthodes e commandement » (citation de Maire) dans les ateliers.

Le pouvoir patronal, l’autorité dans l’atelier, ce sont des « méthodes le commandement ».

Eh bien ! non ! M. Maire, le pouvoir patronal ce n’est pas des méthodes de commandement, c’est un système d’organisation du travail dont un des effets c’est des méthodes de commandement autoritaires ».

Se battre contre « l’autorité » dans l’atelier c’est se battre contre le système hiérarchique capitaliste; et en particulier, une de ses ruses, « la technologie ».

Mais M. Maire veut conserver cette « technologie » en lui ôtant son chapeau : de « mauvaises méthodes de commandement ».

M. Dubcek, en Tchéquoslovaquie, avait voulu quelque chose dans ce goût-là.

Les chars russes lui ont ôté ce goût-là de la bouche. Et, de toute façon, ce n’était pas ce que voulaient les ouvriers tchèques; tout au plus cela pouvait être un point de départ pour eux dans leur lutte contre les laquais du social-impérialisme.

Donc, M. Maire veut aussi, comme la C.G.T., l’unité naturelle du personnel », ce qui est le fondement du front syndical commun; mais la C.F.D.T. aimerait que cette unité naturelle se fasse, avec, en moins, les « mauvaises méthodes de commandement ». La C.G.T. plus conséquente, ne se préoccupe pas de ce détail. La C.F.D.T., si, et voilà pourquoi elle est inconséquente.

Nous sommes d’ailleurs très contents de cette « inconséquence de la C.F.D.T. », parce que cela fait d’elle une force intermédiaire. Et qu’en son sein la lutte de classe entre gauche , et droite peut plus librement se déchaîner.

Nous serons donc très unitaires, mais sans perdre notre indépendance, quand la C.F.D.T. au moment des crises braque à droite.

Pour finir, nous rappellerons à M. Maire l’expérience du mouvement ouvrier, * comme il dit si bien, d’autant mieux qu’il a moins de « traditions » : il y a toujours eu régulièrement des théoriciens qui ont » voulu « représenter la totalité de la réalité sociale », concilier les inconciliables, lutter contre les deux ghettos, que constituent l’un par rapport à l’autre pouvoir ouvrier et pouvoir patronal; |; il y a toujours eu place pour cette dialectique spirituelle.

Mais, sur terre, ça n’a jamais marché comme dans cette dialectique de l’esprit.

Votre position, M. Maire, n’est pas « difficile à tenir », comme vous dites; elle n’existe pas.

La preuve c’est que vous n’avez pas eu UNE position, mais PLUSIEURS.

D) La gauche et ses perspectives.

Cette bataille a permis de vérifier l’appartenance au camp révolutionnaire de toutes les forces qui se réclament de Mai 68 (les « groupes gauchistes »).

C’est une excellente éducation contre le sectarisme et le fractionnisme.

La base de cette unité, c’est le refus commun de la société occidentale et de la société du type russe – ou même du type Dubcek.

La base de l’unité c’est que dans les principes, tous les révolutionnaires veulent une société où la classe ouvrière exercera sa direction en tout.

Ce point essentiel acquis, il y a des divergences quant au type direction exercé par la classe ouvrière.

Les trotskystes, par le, n’ont pas à notre connaissance une position claire sur la révolution culturelle dans les usines en Chine, sur la remise question radicale de la « technologie » dans une entreprise d’État socialiste. Nous laissons de côté pour le moment les divergences d’appréciation sur l’histoire du mouvement ouvrier; elles ont leur importance comme « révélateur ».

Mais il y a de meilleurs révélateurs : les positions pratiques dans le cours même de notre révolution.

Nous voyons le reflet de cette divergence – à vrai dire pas encore très explicite – dans la position ambiguë que les trotskystes ont adoptée face à la séquestration des cadres dans les usines.

Ils l’ont d’abord critiquée (Rouge) puis, sans autocritique claire, ils semblent accepter cette pratique. Il est possible qu’ils l’acceptent uniquement comme un « péché de gauche » inévitable à cause de la domination opportuniste de la C.G.T.

Le débat de masse qu’il faudrait avoir maintenant entre révolutionnaires devrait clarifier ce point essentiel.

C’est cette question comme on l’a vu qui est décisive : quelle position adopte-t-on dans les faits par rapport à la hiérarchie capitaliste qui va jusqu’au crime ?

Cette question commande en fait toutes les autres et en particulier la position par rapport au syndicat : car le syndicat est devenu un instrument de cette hiérarchie.

Les divergences ne doivent pas être fondamentales, quoique vraisemblablement très importantes, puisque nous nous sommes tous retrouvés sur des positions communes pendant l’épreuve de force.

Au moment fort, les « groupes gauchistes » se sont opposés à l’arrestation de Nogrette, mais ils expliquaient alors leur position par rapport à l’opportunité « tactique ».

Ils craignaient que l’unité des révolutionnaires ne se brise; la crainte est sans fondement. La pratique l’a montré.

De plus, ils reconnaissent que l’opinion populaire n’a pas « condamné » l’action.

Que les masses ont trouvé « amusante » l’action pour une grande partie. »

Mais, ajoutent-ils, politique et amusement sont deux.

Ce serait vrai s’il s’agissait d’un amusement.

En fait, on l’a vu, il s’agit d’un changement du rapport de forces idéologiques dans les masses et aussi dans la hiérarchie capitaliste.

A Renault même personne ne peut nier qu’actuellement la maîtrise accuse le coup.

Mais n’anticipons pas sur le débat de masse qui doit avoir lieu entre révolutionnaires, et qui est une des perspectives de la bataille. Une des premières questions que nous posons aux autres révolutionnaires est la suivante : comment pensez-vous faire une politique révolutionnaire si vous ne vous appuyez pas résolument sur l’opinion populaire ? quel est donc votre rapport réel aux masses ?

Résumons nos perspectives :

I. – La gauche doit continuer cette bataille.

Elle doit par le débat de masse s’unifier et, plus important, elle doit répondre à la demande politique des plus larges masses.

Elle doit répondre à la question : Où va la France ?

Quelle France voulons-nous ?

Qu’est-ce que c’est une société sans Nogrette ?

II. – Elle doit participer aux autres batailles prolétariennes qui font rage : batailles qui sont toutes violemment anti-hiérarchiques : à Creusot-Loire, à la Sollac, à Paris (Nantes), à Besançon.

Partout se constituent contre le prolétariat les forces néofascistes : des « comités pour la liberté du travail », des groupes d’autodéfense de la maîtrise fasciste, des lock-outs, des évacuations par les C.R.S. des usines occupées par les travailleurs. Ne pas participer pleinement à ces batailles, c’est un CRIME, c’est sauver le social-fascisme de la crise où l’a plongé l’épreuve de force, c’est abandonner la seule force qui garantisse l’avenir : la force des masses en mouvement qui voient se constituer contre elles leurs ennemis, habituels ou non.

La gauche doit déclencher de nouvelles batailles dans ces bastions de l’esclavage et du fascisme : Citroën, Simca.

Il faut se préparer à des actions communes démocratiques, anti-fascistes contre la racaille « indépendante ».

III. – Elle doit déclencher les batailles démocratiques générales, qui dans la situation actuelle, sont entraînées directement dans l’orbite des batailles prolétariennes; l’affaire du prêtre expulsé de Lyon est liée à l’affaire Brandt : c’est parce qu’il s’était solidarisé avec les O.S. de Brandt que la police fasciste l’a enlevé. L’affaire du logement (« on a raison d’occuper les maisons vides ») arrive à un tournant : d’une part, parce que la période des expulsions est rouverte, d’autre part, parce que dans la situation actuelle tout affrontement sur un front de lutte populaire est encouragé et encourage en retour les batailles prolétariennes.

IV. – Elle doit se préparer en prévision d’une nouvelle campagne d’encerclement et d’anéantissement du pouvoir et des révisionnistes.

Toutes ces batailles, qu’il faut soutenir, se mènent en ayant bien en tête l’étape où nous sommes : nous ne sommes pas en Mai 68, donc il ne faut pas imaginer que chaque bataille va se transformer, par effet de surprise, en « soulèvement de millions de gens » et d’autre part il n’y aura pas de divine surprise qui vienne de Séguy, mais un combat à couteaux tirés.

Nous ne sommes pas encore à l’étape où l’on organise la lutte armée.

Donc, le renforcement de la lutte violente antihiérarchique et anti-police a pour but la révolutionnarisation idéologique des larges masses.

Bref, il faut une série de batailles prolétariennes qui seront dures et barbares, au cours desquelles s’édifie la force autonome du prolétariat.

Quand cette force se déploiera nettement et en partant de ses bases (l’atelier), la France sera de nouveau changée.

Toutes les forces changeront à nouveau de position : l’ère des soulèvements prolétariens sera ouverte.

Elle n’est pas loin : puisque la bataille actuelle l’annonce directement.        

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Gauche Prolétarienne: Pour l’unité des comités de lutte d’atelier (1971)

Renault Billancourt, 25 règles de travail

PREFACE

Nous sommes opposés au syndicalisme.

Il n’est pas question aujourd’hui de militer dans la CGT afin de «changer la direction capitularde» ; pas question de militer dans la CFDT plus « démocratique », afin de faire pression sur la CGT.

Pas question de militer dans un autre syndicat, plus enfoncé encore dans la collaboration avec le patron et le gouvernement. Nous sommes opposés à la pratique syndicaliste. Nous ne sommes pas opposés à la masse des syndicalistes.

Nous avons très souvent des divergences avec les syndicalistes, mais nous voulons nous unir dans la lutte avec ces syndicalistes, et de plus en plus souvent nous le faisons.

Nous distinguons nettement les syndicalistes, qui sont des ouvriers qui ont leurs idées, bonnes ou moins bonnes, et les flics syndicaux, qui eux sont chargés de réprimer les ouvriers pour que la « ligne confédérale » continue de dominer dans les usines, avec l’accord du gouvernement de Chaban-Delmas.

Avec les syndicalistes : unité ; avec la police syndicale : la lutte!

C’est par expérience que nous nous opposons au syndicalisme ; par expérience nous avons compris qu’il faut opposer à la pratique syndicaliste actuelle une pratique de masse nouvelle, autonome, conforme aux intérêts des ouvriers.

En 68, à un très grand moment de notre histoire, nous avons vu clair : le syndicalisme a refusé l’unité avec la jeunesse contestataire, a refusé l’affrontement avec le pouvoir ; il a divisé tant et plus, il a désarmé les ouvriers et leurs alliés dans la lutte.

Il a vendu le mouvement de masse pour presque rien ; ce qui est sûr, c’est que ça nous a rapporté des élections, et avec les élections, le pouvoir de la réaction a été consolidé.

Et, depuis, la pratique l’a confirmé ; depuis, nous voyons plus clair : parce qu’il refuse l’unité entre les ouvriers, l’unité entre les ouvriers et les autres couches populaires, le syndicalisme actuel sacrifie, liquide les luttes régulièrement et systématiquement.

IL N’EST MEME PAS CAPABLE DE REMPORTER DE VRAIES VICTOIRES REVENDICATIVES, dès que ces victoires remettraient en question les plans du patron ou de l’État.

Arracher une augmentation quand elle est prévue par le patron ou le gouvernement, quand elle est « concertée », ça va encore. Mais c’est tout : ce n’est rien.

Au printemps dernier, qu’ont gagné les métallos de Renault ou de Berliet, qu’ont gagné les cheminots ? Le contrôle syndicaliste leur a fait perdre l’essentiel.

Rien de plus instructif que la récente grève du métro : pour gagner, que fallait-il aux conducteurs ? l’unité avec les usagers, d’abord et avant tout.

Tout le monde voit bien que la principale faiblesse de départ du mouvement des conducteurs, c’est qu’il allait coûter aux travailleurs-usagers. Une organisation ouvrière responsable avait le devoir de s’attaquer à cette faiblesse.

Il fallait donc dire la vérité aux usagers sur le mouvement des conducteurs et il fallait associer les usagers, par ailleurs révoltés contre l’état actuel du métro : il fallait organiser l’unité entre agents de la RATP et usagers, en imposant le passage gratuit à certains moments.

La Régie perdait matériellement et plus encore, la Régie perdait « l’opinion » : car les usagers auraient alors soutenu de toutes leurs forces, qui sont immenses, le mouvement des conducteurs.

Une organisation ouvrière responsable aurait choisi l’unité populaire et aurait donc préparé dans les meilleures conditions, dans une vraie position de force, l’affrontement avec l’Etat-patron. Le syndicalisme refuse cet affrontement direct, refuse l’unité populaire consciemment ; résultat : il mène les conducteurs à la plus terrible des aventures : la défaite dans l’isolement et la honte.

Il s’est alors produit un très grand événement : une catégorie ouvrière très liée au syndicalisme» pas des O.S., les conducteurs de métro, ont massivement rejeté l’autorité du syndicalisme.

La grève du métro, en cette rentrée 71, c’est la faillite du syndicalisme.

Il faut autre chose : il faut que les ouvriers prennent eux-mêmes leurs luttes en main, il faut une union des comités de lutte d’ateliers.

Il faut une organisation ouvrière responsable devant les ouvriers, qui ne soit pas intégrée idéologiquement et matériellement au système social actuel.

L’union des comités de lutte d’atelier, voilà la force nouvelle, responsable devant la masse des ouvriers.

Il faut la construire méthodiquement, dans les grandes usines du pays d’abord.

L’expérience de Renault-Billancourt permet de dégager une méthode, qui sera utile ailleurs.

INTRODUCTION

I. Pourquoi publier ces règles ?

D’abord : à qui voulons-nous qu’elles servent ? A quoi sont-elles utiles ?

Pendant l’offensive ouvrière du printemps 71, Renault a beaucoup fait parler de lui. Parce que les usines étaient occupées, parce que la Régie est la plus grosse concentration industrielle de France, parce que Billancourt c’est toujours le phare du prolétariat, aussi bien du point de vue de la bourgeoisie que de celui des ouvriers ; mais aussi parce qu’à Renault, une force ouvrière autonome ‘s’était créée et qu’à l’occasion de l’occupation elle menait sa première lutte contre les saloperies syndicales à l’échelle de toute l’usine ; c’était une lutte dont dépendait l’avenir des luttes ouvrières sur toute la France : quand une force ouvrière autonome révolutionnaire arrivera dans une grosse usine à mettre en échec les syndicats, l’exemple risque de se répandre sur toute la France comme une traînée de poudre.

C’est pourquoi, beaucoup d’ouvriers révolutionnaires de beaucoup d’usines avaient les yeux tournés sur nous, c’est pourquoi nous en avons rencontré beaucoup, un peu partout en France.

Après l’occupation, nous avons tiré le bilan, nous avons vu que nous n’avons pas réussi à mettre les syndicats en déroute, à briser leur capitulation, malgré tout nous avons réussi à prendre quelques bonnes initiatives.

Nous savons que la lutte pour arriver à créer une organisation ouvrière capable de mette en échec les syndicats sera longue et qu’il ne suffit pas d’une occupation gagnée après un lock-out pour y arriver, mais nous avons pu aussi mesurer nos acquis.

Surtout, nous avons vu que grâce à notre pratique nous pouvions répondre à beaucoup de questions que se posaient les ouvriers d’autres usine? où la force autonome avait seulement commencé à s’organiser pendant l’offensive de Mai 71.

Par exemple :
Doit-on essayer de militer dans les syndicats ?
Comment organiser les gars dans l’atelier ?
Faut-il faire militer les gars à l’extérieur de l’usine ? etc.

C’est pour cette raison, pour faire bénéficier du bilan de notre pratique, tous les ouvriers, à commencer par nous, qui depuis Mai 68 et Mai 71 ressentent le besoin de créer une organisation ouvrièie de lutte autonome des syndicats, que nous avons décidé de réfléchir à ces règles et de les publier.

II. Où a-t-on trouvé tout ça ?

Bien sûr, dans notre pratique, pas dans les bouquins. Mais pour tirer des règles de sa pratique, il faut appliquer certaines méthodes de travail.

Tirer des règles de travail, ça devrait pouvoir être fait partout, quand le travail politique avance, quand notre implantation progresse, quand on obtient des victoires dans la lutte ; il faut en tirer le bilan et pas seulement pour être content ou pour se lamenter sur tout ce qui aurait pu être mieux ; aussi pour voir les méthodes de travail justes que l’on a appliquées et que l’on pourra reproduire.

Pour dégager des règles, on ne s’est pas enfermé dans une chambre, le jour où on a décidé de faire cette brochure, on a seulement appliqué deux méthodes.qui devraient être appliquées en permanence dans le travail politique.

Chercher le nouveau, l’expérience type.

Après chaque lutte, après chaque campagne, dans le travail d’atelier, quand on fait un bilan, il faut avoir le point de vue de chercher toujours si l’on n’a pas réussi une expérience nouvelle : soit pour les masses : une nouvelle forme de lutte, soit pour les militants une nouvelle méthode de travail » politique.

Si ces expériences nouvelles apparaissent, il faut se jeter dessus et avoir l’idée qu’elles doivent aider tout le monde.

[Nous l’expliquons d’ailleurs dans les règles à propos des expériences nouvelles faites par les masses.]

A force de trouver du nouveau, en l’ajoutant, on arrive à dégager 25 règles, et on continue à chercher.

La lutte de classe dans nos rangs.

Une bonne règle de travail politique, ce n’est pas un miracle qui nous arrive par hasard et qu’il suffit d’avoir la foi pour voir : c’est une idée juste qui triomphe sur une idée fausse.

Pour l’application de chacune de ces règles nous avons dû mener la lutte contre les idées fausses qui s’y opposaient, nous expliquons d’ailleurs pour presque toutes quelle est cette idée fausse. De plus, à chaque fois ce qui a permis fondamentalement de dégager du nouveau, ce n’est pas l’inspiration, c’est que les idées nouvelles déclenchaient la lutte de classe et que cela nous obligeait à les approfondir.

Dire que ces règles viennent de la lutte de classe dans nos rangs ça nous amène tout de suite à annoncer la couleur.

IL FAUT SE BATTRE POUR QU’ELLES SOIENT APPLIQUEES.

Il ne suffit pas de les avoir lues pour les connaître et les appliquer, l’application de chacune fera sûrement l’objet d’une lutte de classe pour les camarades des autres usines et on peut même dire que ces règles seront surtout un instrument pour mener la lutte de classe contre toutes les idées erronnées, contre toutes les questions qui viennent du découragement, d’un mépris des masses ouvrières.

III. Ces règles, c’est pas pour faire rêver

— Surtout, ça ne doit faire croire à personne qu’à Renault, tout ça c’est acquis pour nous. Ces règles, on les a accouchées dans la douleur de la lutte de classe, en essayant d’aller de défaites en vic- toires et c’est toujours une lutte de classe permanente pour les appliquer.

— 2ème thèse réactionnaire à éliminer : à Renault, c’est bon parce que là-bas y’a ceci ou cela et les ouvriers sont ceci ou cela.
L’argument « chez nous c’est pas pareil, c’est plus dur », c’est un argument faux ; bien entendu, il faut adapter les règles qui viennent de l’expérience concrète de Billancourt.
Mais dans chaque usine le travail doit pouvoir avancer, partout on a des points faibles mais partout on peut trouver des points forts sur lesquels s’appuyer.
De toute façon, les arguments du genre de «ici on peut rien faire» ne recouvrent la plupart du temps qu’un profond manque de confiance dans les ouvriers.

— 3ème idée réactionnaire à dynamiter, c’est le mythe Renault. On a obtenu quelques victoires, mais on a toujours des faiblesses et on n’organise toujours pas les ouvriers sur l’ensemble de l’usine. On a progressé, mais on est loin d’avoir vaincu le syndicalisme et notre travail est encore très très loin d’être parfait du point de vue aussi bien idéologique que politique.

LES GRANDES ETAPES DU TRAVAIL A RENAULT

Mais, pour bien comprendre ces règles, il faut quand même avoir une petite idée de l’histoire de l’édification de la force autonome à Billancourt. Parce que la force dont on dispose maintenant, elle a évoluée, elle est passée par des tas de transformations, au fur et à mesure que l’on progressait et que l’on découvrait toutes ces règles.

En étudiant l’histoire de nos forces à Renault, on doit pouvoir comprendre une règle fondamentale du travail politique particulier en usine : IL NE FAUT PAS HESITER A CHANGER D’INSTRUMENT SI ON VEUT JOUER DE LA BONNE MUSIQUE. En clair, cela veut dire que l’instrument dont on dispose pour mener le travail sur une usine, avec son organisation, sa composition sociale, son éducation, peut avoir été adapté à une étape de la lutte et devenir un véritable boulet quand on a progressé.

Il faut donc savoir transformer nos forces subjectives, adapter leur organisation et leur éducation au fur et à mesure que l’on progresse.

Nous allons le voir à chaque grande étape du travail à Renault [nous nous contentons d’indiquer la caractéristique fondamentale de l’étape, le groupe dont on disposait, les grandes luttes que l’on a menées et la réforme que l’on a adoptée].

I. Le début

En octobre 69, on débarque. Les C.A. d’après-mai ont été détruits par les groupuscules, il n’existe plus rien d’autonome à Billancourt.

Nous disposons de deux intellectuels établis, puis de deux ouvriers qui s’embauchent.

Autour d’eux, localement, se constituent des petits groupes d’ateliers, surtout avec des jeunes qui font du travail de masse, très actifs sur la base des luttes d’ateliers. En rassemblant toutes ces forces, on arrive à mener notre première campagne centrale sur l’usine, la campagne sur les cinq morts d’Aubervilliers en janvier 70 qui développe nos contacts avec les travailleurs immigrés.

II. Le métro : la bande de jeunes ouvriers révoltés peut démarrer l’agitation systématique sur l’usine

En février 70, nous lançons nos quelques forces avec quelques étudiants pour aider dans la bataille du métro [voir en annexe].

Après que les flics aient fait les frais de deux raclées, le groupe s’étend largement.

D’abord au comité de lutte, composé par un établi qui avait quitté la G.P. et qui regroupait surtout des jeunes ouvriers gauchistes qui faisaient un travail « en marge » des syndicats dans les ateliers de l’Ile Seguin.

Pendant le métro, toute cette équipe est conquise par l’idée lutte directe-syndicat vendu.

Une véritable bande gauchiste de jeunes ouvriers surtout français se constitue sur l’usine, parallèlement nos liens avec les masses et l’écho de nos mots d’ordre se sont considérablement développés.

C’est ce qui nous permet de lancer une campagne d’agitation contre les chefs de toute l’Ile et de cogner le premier chef, Drouin.

C’est aussi ce qui nous permet d’avoir nos premiers affrontements violents avec la CGT, avec le soutien des masses soit dans les cantines, soit sur la liberté d’expression. Nous arrivons aux vacances avec une vaste bande de jeunes gauchistes-fout-la-merde sur toute l’usine.

III. La rentrée 70 : il nous faut des lutteurs d’ateliers, capables de prendre en main des luttes

A la rentrée, on voit bien que cette bande ne suffit pas pour répondre aux besoins des masses, que ce n’est plus adapté. Nos idées ont percé et pas mal commencent à lutter en dehors des syndicats.

Il faut développer la vie politique et pouvoir organiser des luttes.

Ce qu’il nous faut, c’est un groupe avec une vie politique sur l’usine et des cadres d’ateliers. Pour cela on fait un stage à la rentrée où on étudie les formes de lutte sur les cadences, sur les chefs, sur les salaires, etc.

Après une campagne contre les cadences et les salaires dans l’Ile Seguin qui développe le sabotage dans les masses, 5 copains sont vidés.

A l’occasion de leur rentrée dans l’usine, et des actions contre leur licenciement, on voit que beaucoup de gens s’intéressent à ce que l’on fait, sont plutôt d’accord mais que l’on ne représente encore que les petits noyaux de gauche dans les ateliers. Pour connaître son implantation dans les masses, une seule question à se poser, c’est : qui est prêt à nous défendre contre la répression et comment ?

Ce que l’on a vu c’est que l’on trouvait juste des idées pour riposter avec des actions, mais que l’on n’arrivait pas à y faire participer la large masse des ouvriers.

IV. De Robert à l’occupation, il faut s’attacher à conquérir la la large masse des ouvriers, plus seulement les petits noyaux de « casseurs »

Robert, ça a été la réponse à nos questions. Une enquête faite contre un chef dans les masses et par les masses, qui aboutit à la formation d’un groupe ouvrier capable de prendre en main l’organisation d’une action contre ce chef [voir en annexe].

On voit que l’on peut faire des actions militaires faisant participer tous les ouvriers d’un atelier. Ensuite, la grève du 22 janvier où nous avons un rôle actif et la grève-bidon ratée des syndicats, nous montrent que l’on doit s’efforcer d’organiser les ouvriers pour lutter ; on pense au comité de lutte, on cherche à trouver des méthodes d’organisation dans l’atelier, soit pour des actions de partisans comme la casse du bureau d’un chef au 38, soit organiser des grèves sans les syndicats.

V. L’occupation : l’assemblée générale des gauchistes de l’usine se trouve confrontée à des responsabilités nou- velles devant l’ensemble de l’usine

L’occupation vient tout balayer. Quand on voit la grève des O.S. du Mans, on voit que ça va barder et on se rend compte que notre esquisse de système d’organisation sur les ateliers ne va pas suffire, qu’il va falloir prendre de grandes décisions.

Alors on convoque une assemblée générale quotidienne de tous les gauchistes [anti-syndicaux] de l’usine et on sort des tracts signés Comité de lutte Renault.

Cette A.G. va durer toute l’occupation, surtout que les syndicats avaient quand même réussi à vider une grande partie des masses de l’usine. Alors, pour pouvoir prendre des initiatives, pour pouvoir tenir tête à la CGT, tous les gauchistes vont fonctionner en A.G., et petit à petit en grande bande.

VI. De l’occupation aux vacances, la bande de gauchistes politisée

Après l’occupation, l’A.G. gauchiste est cassée, et le travail d’atelier reprend, mais, avec les tentatives pour former une organisation de masse implantée sur l’usine, avec les habitudes prises pendant l’occupation et, du point de vue des Maos, la participation aux actions de milice à Citroën ou à des patrouilles anti-racistes, l’esprit de bande gauchiste politisée se développe.

Beaucoup d’acquis ont été obtenus ; le programme des comités de lutte, une plus grande liaison aux masses, une plus grande responsabilité devant les masses de l’ensemble de l’usine vu nos initiatives et la faillite du syndicalisme pendant l’occupation], la naissance de la milice ouvrière comme force et comme idée de masse à Renault, mais la bande gauchiste créait de mauvaises habitudes.

On se voyait entre éléments politisés, la mentalité casseur-milice se développait et on arrivait mal à intégrer à la vie politique tous les éléments des masses qui avaient été actifs, soit dans l’occupation, soit dans les luttes d’atelier, soit dans les actions de milice.

A la rentrée, il allait falloir encore une fois casser tout ça.

VII. La rentrée 71 : enraciner les maos dans les ateliers, créer l’union des Comités de lutte d’ateliers.

L’enjeu est important : nous sommes apparus aux yeux des larges masses, soit dans les ateliers, soit pendant l’occupation, soit avant, comme pouvant apporter une solution de rechange à la faillite du syndicalisme qui soit adaptée aux nouvelles conditions de la lutte en France. [Exemple : nous avons l’initiative de la lutte anti-raciste.]

A côté de ça, nous piétinons pour répondre à ce besoin, pour devenir crédibles ; ce qui voudrait dire créer une organisation de masse sur toute l’usine représentant bien le point de vue des ateliers ; pour ça, construire une organisation maoïste profondément implantée et enracinée dans les ateliers.

La campagne sur le licenciement de Christian Riss nous a permis une bonne rentrée, qui consistait d’une part à rassembler toutes les forces gauchistes issues de l’occupation dans une large action de milice pour faire rentrer Christian dans l’usine, et d’autre part à se servir de la dénonciation du terrorisme des flics et de la direction contre Christian pour démarrer une campagne générale contre le terrorisme de la direction [répression et cadences].

Maintenant nous en sommes au stade où des luttes d’ateliers contre les cadences et la répression se développent partout.

Nous devons y être présents sans arrêt, créer partout des comités de lutte ou des embryons de milice d’atelier.

Mais surtout, si nous voulons répondre à l’attente des ouvriers, aux questions qu’ils nous posent, il faut former des cadres maoïstes d’atelier, savoir métaboliser les éléments actifs des masses dans le parti, développer l’éducation politique générale. On pense que l’instrument indispensable pour créer l’union des C.D.L. à Renault, c’est d’avoir un embryon de parti dans l’usine, c’est ce qu’on va s’attacher à créer.

I. – ACTION DIRECTE ! SYNDICAT VENDU !

1) II faut soutenir toutes les actions directes des masses et les élever à un niveau supérieur.

Toute attitude consistant à mépriser ces actions sous prétexte qu’elles sont « arriérées » ou tactiquement inopportunes doit être bannie.

Exemple 1 : LE METRO.

L’idée de la forme de lutte à employer dans la campagne du métro de février-mars 70 n’est pas tombée du ciel.

Des petits groupes de travailleurs passaient déjà régulièrement sans payer à la sortie de l’équipe du soir. Un soir, en mai 69, des flics avaient essayé de piquer l’un de ces resquilleurs.

Il s’était accroché à la rampe en appelant au secours ! La masse des gars sur le quai avait commencé à gueuler et à avancer sur les flics qui s’étaient rapidement esquivés en lâchant le gars.

C’est en partant de cette expérience des masses qu’on a discuté dans les ateliers et qu’on a décidé la forme de lutte à employer contre la hausse des prix du métro : se grouper en masse à la sortie de l’usine pour passer sans payer, se préparer à chasser les flics éventuels.

Exemple 2 : L’IDEE PREMIERE DU GROUPE OUVRIER ANTI-FLIC.

Au Département 49, un travailleur avait foutu sur la gueule devant la porte de l’usine à un régleur particulièrement fayot et flic, et avait été sanctionné.

Comme il avait opéré seul, sans mobiliser son atelier, personne ne l’avait soutenu, mais tout le monde était d’accord que le régleur était un salaud.

Les copains n’ont pas dit : « C’est une con-nerie, il aura’it fallu faire ceci ou cela ! » Au contraire, ils ont fait un tract où ils disaient : « C’était bien, mais ça pourrait être encore mieux, en frappant plus fort, en s’organisant avec des copains pour le faire sans risque de sanctions, en mobilisant les travail leurs’dans l’atelier » et lançaient une campagne contre les régleurs fayots.

Ce tract, pour montrer son sérieux, a été diffusé clandestinement. Pour faire passer l’idée que n’importe quel groupe de copains pouvait s’organiser contre les chefs et régleurs flics, il était signé GOAF. C’est de ce petit rien qu’est née l’idée de la milice ouvrière à Renault.

Il faut donc toujours être attentif à toutes les actions que font les masses; c’est là que l’on doit puiser nos idées.

C’est dans les grèves sauvages que l’on peut comprendre comment se débrouiller sans les syndicats et que l’on voit ce que les gars pensent réellement.

Mais il faut même prêter attention aux actions individuelles de révolte. Elles reflètent le plus souvent l’état d’esprit général, par exemple les sabotages, mais surtout les actions de gars qui cassent tout seul la gueule à leur chef, à un gardien ou à un délégué.

C’est en appliquant cette règle dans notre travail que l’on peut inventer de nouvelles idées, de nouvelles formes de lutte et d’organisation qui servent la Révolution dans les conditions actuelles.

C’est cela qui permet de rejeter radicalement ce qui est dépassé ou entaché de révisionnisme.

Le premier noyau Mao à Billancourt s’est créé en juillet 69, en opposant l’idée « généraliser et élever à un niveau supérieur les sabotages individuels » à l’idée « le sabotage individuel est une forme de lutte arriérée. Il faut par notre travail politique, créer un nouveau syndicat révolutionnaire».

«Action directe»! et «Syndicat vendu»! c’est les deux idées des masses, à partir d’elles, on a fait la percée sur l’usine.

2) II ne suffit pas de dire : « Syndicat vendu », il faut y conformer tous nos actes. Pour cela, il faut répudier dans nos rangs toute idée, toute pratique syndicalistes.

« Syndicat vendu », au départ, ça ne regroupe pas tout le monde, mais ça veut dire une chose : on n’est pas d’accord avec les syndicats et on le montre clairement.

a] Il n’est pas question de militer à l’intérieur des syndicats.

— La protection offerte par le syndicat, même par un mandat de délégué est illusoire. La participation à des actions directes enlève toute protection légale ; ça n’a le soutien d’aucune confédération syn- dicale. La seule protection, c’est les masses.
Pour que les masses protègent les participants à des actions directes, il faut qu’elles sou- tiennent ces actions, aient le plus clairement distingué ces actions des actions légales syndicales, aient le plus clairement compris le caractère réactionnaire des syndicats. Participer à la fois au syndicat et à des actions directes, c’est semer te confusion dans les masses, c’est se priver de leur soutien.

— Militer en appartenant à un syndicat, en ayant un mandat de délégué peut donner pendant un certain temps l’illusion d§ bons résultats.
Mais quand il y a un mouvement de masse qui egt brisé par les syndicats, si l’on n’a pas constitué auparavant par des luttes autonomes une organisation autonome par rapport aux syndicats capables de proposer une issue aux masses, c’est foutu : les masses sont désarmées, n’ont qu’une issue : l’écoeurement.

b) II faut être clair par rapport aux élections syndicales.

Celles-ci sont la base de la tromperie électorale de tout le pays. Pas question d’appeler à voter tel syndicat au lieu de tel autre.

Machin au lieu de truc, même si tel syndicat ou Machin nous font les yeux doux. Avec cela, les abstentions et bulletins nuls augmentent d’année en année, l’idée élections = farce progresse régulièrement à Billancourt.

c) On n’hésite pas à dire crûment ce qu’on pense du syndicat et de ses chefs. Quand il trahit, on le dit et on propose autre chose.

Quand la police syndicale provoque, on se bat avec elle.

Si on se contentait de pleurer après le syndicat sans s’affronter avec lui quand il fait des crimes contre les masses, jamais les travailleurs ne nous prendraient au sérieux et il ne nous resterait plus qu’à rentrer bien sagement dans les syndicats comme le dernier des groupuscules trotskystes.

Armés de ce principe, les Maos de Renault ont toujours eu l’insulte à la bouche face aux pontes syndicaux à la grande joie des masses qui n’aiment pas les discussions politiques académiques.

Ils se sont plusieurs fois battus contre la police syndicale. Mais ce principe ne peut être considéré comme définitivement acquis.

Il faut pour le maintenir une lutte de classe constante. En particulier, durant la dernière occupation, les Maos et le Comité de lutte ont failli à deux occasions à leur devoir qui était d’entrer dans le lard de la police syndicale :

— au milieu de la première semaine d’occupation de mai 71, quand un cordon de flics syndicaux protégeait au département 53 la maîtrise et les jaunes qu’une centaine d’ouvriers voulaient vider ;

— le dernier jour de l’occupation, où la haine antisyndicale était à son comble et où il fallait impulser une expulsion « active » des flics syndicaux.

d) On n’hésite pas plus à attaquer les patrons du Comité d’Entreprise que les patrons de l’usine.

Il faut clairement montrer que le C.E., c’est des nouveaux patrons auxquels Dreyfus a donné le droit d’exploiter ses ouvriers en échange de leurs services pour briser les grèves.

On l’a fait en février 70 dans la campagne contre l’augmentation du prix des cantines du C.E. Une semaine après l’augmentation des prix du métro, c’était mal tomber pour les révisos. Les travailleurs mobilisés au métro ont vu alors clairement pourquoi la CGT essayait de briser la campagne du métro : c’était parce qu’elle se préparait à augmenter les cantines.

La campagne des cantines a donné lieu à plusieurs bagarres avec la police syndicale dans les cantines où les travailleurs protégeaient les militants qui diffusaient des tracts ou collaient des affiches antihausse appelant à ne pas payer.

Il y a eu aussi beaucoup de repas non payés. Mais la campagne a dû être abandonnée avant une victoire décisive : les travailleurs des différents ateliers sont dispersés dans les cantines et il était difficile d’organiser la campagne à partir des ateliers ; et surtout, à l’époque, les petits noyaux de contestataires n’étaient pas capables de proposer aux larges masses une forme d’action susceptible de les mobiliser.

Le principal résultat, c’est que la haine antiréviso s’est considérablement renforcée.

e) Face aux manoeuvres syndicales, il peut être juste de sanc- tionner pour un temps la division des masses.

Cette question a donné lieu chez les Maos à d’intenses luttes de classe. En particulier, le lendemain du mouvement de masse du vendredi 22 janvier 1971, dans l’Ile, une idée est apparue chez les Maos à propos du tract à sortir le lundi : « II faut unir les casseurs et les non casseurs, les syndicalistes et les non syndicalistes.

Il ne faut pas parler de la casse qui a été faite vendredi, ni du travail de sape des délégués surtout qu’il a été minable. »

Cette idée a été combattue, mais pas entièrement : le tract du lundi glorifiait la casse, mais n’armait pas assez contre le sabotage syndical, se contentait de dire que le mouvement avait eu lieu en dehors des syndicats sans montrer comment les syndicats avaient été paralysés.

Le lundi, toute la propagande de la CGT consistait à dire que le vendredi, il n’y avait pas eu de casse pour faire croire aux travailleurs en dehors de l’Ile que c’était un mouvement encadré par les syndicats, qu’il n’y avait rien de nouveau, rien d’enthousiasmant. En même temps, les délégués CGT étaient tous à pied d’oeuvre pour noyer de leurs pancartes toute manifestation autonome des ouvriers, afin de faire croire que c’était un défilé syndical et d’écoeurer les travailleurs.

Avoir peur de diviser, c’était préférer courir le risque de briser le mouvement de masse. Deux jours après la CGT, pour noyer le mouvement du 22 janvier, lance une grève-bidon de 4 heures, avec en plus des mots d’ordre bidons classiques le mot d’ordre de « réintégration des 2 licenciés » (Maos) pour essayer d’attirer les travailleurs.

Une idée apparaît ohez les Maos : « il faut appeler comme la CFDT à faire la grève et à déborder les 4 heures. »

Cette idée reposait sur l’habilqté tactique du mot d’ordre de réintégration des licenciés et sur l’existence de l’idée «déborder les 4 heures » chez une partie des masses, principalement dans les ateliers en dehors de l’Ile.

Nous avons combattu cette idée et nous nous sommes alignés sur l’idée des masses de l’Ile : « on ne veut pas de votre grève pourrie », en proposant un programme de lutte guérilla parlant de l’expérience du 22 janvier. Résultat : personne n’a débrayé dans l’Ile et ceux qui ont débrayé ont été tellement écoeurés qu’ils se sont trouvés après plus unis qu’avant avec les Maos.

Nous avons « divisé » pour mieux unir les travailleurs et isoler les pontes syndicaux.

f) II faut répudier dans nos rangs toute idée, toute pratique syndicalistes.

Il faut en particulier avoir en tête :

— de ne jamais jouer au délégué Mao, d’appliquer systémati- quement le mot d’ordre « nous sommes tous des délégués » ;

— de développer toujours dans les actions que l’on impulse l’idée de prise de pouvoir, partielle, momentanée des travail- leurs, de montrer que toute amélioration partielle, momentanée du sort des travailleurs naît de la force, du pouvoir partiel, momentané des travailleurs.

Là aussi, rien ne peut être considéré comme acquis. Plus s’élargit notre influence de masse, plus il faut prêter attention aux idées syndicalistes qui peuvent se développer dans nos rangs.

Juste après le 22 janvier 71, face à un bond dans notre influencé de masse, est réapparue chez nous l’idée de faire un nouveau syndicat qu’on pouvait croire définitivement enterrée.

3) A Renault-Billancourt, sans lutte violente partant des idées des masses contre les flics, chefs flics, mouchards, police syndicale, il n’y aurait pas de place pour la force autonome.

L’accumulation pacifique des forces en attendant le grand coup, c’est du crétinisme.

C’est simple : comment fait-on la percée sur une usine ?
Ce n’est pas à cause de ses bonnes idées, de ses beaux tracts ou de sa bonne mine ; c’est parce qu’on montre l’exemple dans l’action direte.

En plus, on n’organise pas d’un seul coup toutes les masses de l’usine.

Au départ, on ne recrute que les gars les plus durs, ceux qui en ont marre du baratin et veulent se battre, et on les recrute en se battant. La force autonome à Billancourt, on peut dire qu’elle s’est organisée la première fois au métro en tapant sur les flics.

C’est à partir de là que se sont faits les groupes de sortie d’atelier pour aller ensemble au métro. Ces groupes de sortie, c’est l’embryon de l’organisation des gars les plus actifs dans les ateliers.

C’est à partir de là que les gars actifs dans la campagne du métro ont commencé à s’unir sur une base claire.

Chaque fois que nous nous sommes battus, nous avons progressé. Chaque fois que nous avons hésité à nous battre quand il le fallait, nous avons stagné ou régressé.

Il faut toujours avoir cela en tête.

L’expérience de l’occupation nous montre que c’est facile à oublier : nous n’avons pas mené de guérilla contre la maîtrise qui restait dans l’usine sous protection de la CGT, nous ne sommes pas rentrés dans le lard de la police syndicale à des moments où il le fallait.

C’est cela tout le négatif de notre travail durant l’occupation. La lutte de classe dans les stages des Maos après l’occupation a permis d’en faire le bilan et de faire un bond dans l’édification de la milice.

C’est dans la lutte que l’on avance, et dans la lutte on peut avoir des pertes. Mais une lutte qui a fait passer des idées dans les masses, c’est plus important que 2 ou 3 militants qui se planquent pour ne pas se faire virer et qui attendent d’avoir recruté la moitié de l’usine pour déclencher une lutte.

Des idées passées dans les masses, c’est un capital plus important pour la Révolution que 3 militants clandestins qui diffusent 6 journaux sous leur manteau.

Dans une lutte, qui part des idées des masses, même si on a des pertes, des idées seront passées et on pourra reconstruire si on travaille avec un plan.

C’est pourquoi, il ne faut pas avoir sans arrêt l’idée : « il faut conserver nos forces ».

Cela reviendrait à tenter une accumulation pacifique des forces qui ne serait qu’un pas vers le révisionnisme.

4) II faut bien distinguer les amis et les ennemis, il faut unir le plus possible pour attaquer la cible la plus restreinte possible.

La question des syndiqués est importante : il faut riposter énergiquement à la police syndicale, mais traiter fraternellement les autres syndiqués.

Deux idées doivent toujours être liées dans notre travail :

— l’affrontement avec nos ennemis,
— l’unité la plus large.

Il faut bien savoir que chaque action violente déclenche la lutte de classe parmi les ouvriers. Certains sont d’accord, d’autres ne le sont pas, et c’est l’affrontement de ces deux idées qui fait progresser la mobilisation des masses. Seulement il faut penser à unir le plus largement possible. Par exemple, c’est pour ça qu’il faut que la milice parte bien des idées des larges masses quand elle choisit une cible. Même quand on frappe un chef, il faut bien expliquer, comme on l’a fait pour Robert, que les chefs sont payés pour faire les flics, mais que l’on ne frappe que ceux qui font leur boulot avec zèle, que ceux qui essayent de n’emmerder personne n’ont rien à craindre.

Comme ça, les ouvriers qui pensent : « les chefs y’en a des bons et des mauvais, le mien est sympa » ne seront pas contre nous. Et même, les petits chefs qui n’étaient pas fascistes, ne le deviendront pas pour sauver leur gueule

La question des syndiqués est importante. Il faut riposter énergiquement à la police syndicale, mais traiter fraternellement les autres syndiqués.

Si on veut lutter efficacement contre les idées syndicalistes, il faut partir des idées des ouvriers.

La première, c’est quand le syndicat trahit une lutte ou empêche de diffuser un tract traduisant les idées des masses, il se montre clairement comme un ennemi des masses, il faut alors lui rentrer, dedans et violemment.

Quand la police syndicale se manifeste, il ne faut pas avoir peur et il faut la traiter comme on traite les flics, c’est ça que les ouvriers attendent. Mais une autre idée des ouvriers c’est : « on est tous des ouvriers, il faudrait s’unir. » Ça aussi c’est juste. Si on a une attitude ferme face à la police syndicale, il ne faut pas avoir peur de discuter avec les syndicalistes démocrates, de respecter la démocratie dans la lutte. Une attitude fraternelle avec les gars qui ne sont pas d’accord avec nous, liée avec l’opposition violente contre les ennemis des masses, voilà l’attitude que les ouvriers attendent de nous. C’est dans les ateliers, en partant des idées des ouvriers que l’on peut voir quels sont les syndicalistes flics et les syndicalistes proches des masses.

En plus, si les syndicats se font des ennemis, c’est souvent parce qu’ils ne respectent pas la démocratie, que ce soit à la porte de l’usine ou dans les ateliers ; il n’est pas question de les remplacer.

Nous devons être les meilleurs démocrates.

A Renault, nous avons toujours essayé de combiner ces deux attitudes, à chaque fois que les syndicalistes nous ont provoqué, par exemple au moment de la dissolution de la G.P. après le 27 mai où ils faisaient le travail des flics en nous empêchant de diffuser à la porte, nous leur avons foutu sur la gueule.

A côté de ça, nous avons toujours fait attention à ne pas avoir une attitude sectaire et nous avons pas mal d’amis chez les syndicalistes, même ceux qui ne sont pas d’accord avec nous.

C’est cela qui a permis par exemple qu’au moment où se préparait l’occupation de mai 71 et pendant l’occupation, les Maos ont pu s’unir à de nombreux, syndicalistes honnêtes pour des initiatives décisives : les manifestations pour imposer l’occupation préparatoire du département 38, etc., et pour imposer la démocratie dans l’usine occupée malgré les fîics CGT.

Par contre, à la fin de l’occupation, alors que les syndicats venaient en sabotant la riposte au lock-out, de faire perdre du fric à tous les ouvriers et qu’ils apparaissaient comme de vrais flics, en jouant les nouveaux patrons de l’usine, bien que nous en ayons les forces, nous ne les avons pas affrontés violemment devant les masses ; alors que, si par exemple à la fin de l’occupation, on avait gueulé dans un meeting : « CGT pourrie », il y aurait eu bagarre et c’est ce que la plupart des gars attendaient.

Beaucoup n’ont pas compris que le Comité de lutte qui s’était manifesté comme une nouvelle force opposée aux trahisons des syndicats, se soit dégonflé et ait critiqué seulement, au lieu de se battre.

Il faut remarquer qu’à Renault-Billancourt, quand nous parlons de syndicalistes honnêtes, cela ne veut jamais dire, à quelques exceptions près, délégués honnêtes.

Cela tient aux conditions particulières de l’usine : collaboration patrons-syndicats systématique depuis des dizaines d’années, comité d’entreprise brassant près de deux milliards d’anciens francs par an font que l’aspect nouveau patron, flic du patron des délégués est très accentué.

II. – ZONE-USINE-ATELIERS : TRAVAIL DE MASSE PROLONGE

5) Il faut mener le travail politique sur la base d’une zone et pas seulement de l’usine. Le contenu du travail politique doit être large (l’usine, les autres usines, les luttes des autres couches sociales contestatriçes, les luttes démocratiques générales, les luttes du peuple du monde, etc.).

Il faut répudier tout ouvriérisme étroit.

a) Les campagnes populaires, c’est important pour faire la percée sur une usine.

Exemple : le métro à Billancourt.

En février 70, une campagne populaire avait débutée contre l’augmentation des transports, elle était conçue comme une campagne d’agitation et de résistance contre la hausse, elle devait se dérouler surtout dans les endroits où il y avait de grosses concentrations de voyageurs, et viser la consolidation de bases d’appui d’usines.

A Renault, on avait vu que la hausse du métro révoltait beaucoup les gars et que tout le monde en causait dans les ateliers.

L’idée c’était : « faudrait passer gratuit à Billancourt. »

Alors nous, on s’est dit : « On n’a pas beaucoup de forces sur l’usine, mais on peut regrouper 50 gars, des jeunes et des immigrés (sur 30000 c’est pas beaucoup), on va partir en manif de la porte de l’usine, avec à peu près que des gars de l’intérieur, même si on n’est pas beaucoup ça va développer au maximum l’initiative des masses, et on va faire un gros coup de propagande pour l’action directe, en entraînant les gars à passer sans payer et en cognant les flics qui se pointeraient si l’on est en force. »

Le résultat a dépassé nos prévisions, les gars nous ont forcé à continuer : on a vidé les premiers flics qui ont voulu nous emmerder avec nos solides drapeaux rouges ; les seconds se sont faits ratatiner par les travailleurs eux-mêmes que la première bataille avait encouragés à s’armer dans les ateliers avec ce qu’ils trouvaient et, vu la puissance de la mobilisation et qu’ils ne voulaient pas d’une bagarre générale à la porte de Renault, ils nous ont laissé faire pendant deux mois et demi.

Pendant deux mois on a pu imposer le « pouvoir » des ouvriers contre la vie chère.

Ce qu’on a vu, c’est que l’usine, est le point fort quand on veut lutter contre la vie chère, et que les campagnes populaires ça mobilise les gars, ça peut permettre de faire la percée sur une usine.

Pour les ouvriers de Renault, les Maos, ça a commencé au métro Billancourt.

A chaque campagne populaire (emprisonnés politiques, vie chère, etc.), il faut mener à fond le travail politique sur les usines, soit pour organiser des gars qui font des actions ou de la propagande à l’extérieur pour la campagne et qui le répercutent ensuite sur l’usine, soit comme pour le métro, obtenir des victoires, libérer un coin, sur la base d’une mobilisation de masse,

b) L’usine est la base d’appui la plus importante des campagnes populaires.

Le métro Billancourt a été la base d’appui de toute la campagne du printemps 70 contre l’augmentation des prix des transports parisiens.

C’est à partir de là qu’on a pu faire la même chose à Citroën, qu’on a pu faire le coup de la NRP des tickets Volés et distribués un peu partout.

Prenons un autre exemple : la campagne anti-raciste.

Dès après l’action de la milice multinationale de Renault-Billancourt à Citroën, les travailleurs immigrés se sont adressés aux militants dans les ateliers, pour leur parler de telle ou telle agression raciste qui avait eu lieu dans leur quartier et à chaque fois, on a pu, comme c’était un gars de l’usine qui en parlait, regrouper largement des ouvriers pour aller enquêter dans ces endroits et essayer d’y préparer des actions contre les racistes.

Pour une campagne contre le prix des choux-fleurs, si elle a de l’écho dans les masses, il semble probable que c’est dans les usines que les gars viendront facilement signaler aux militants : « dans mon quartier, il y a un trafiquant de choux-fleurs » et que l’on pourra organiser des groupes très larges d’intervention.

c) II faut penser à l’aide inter-usines.

Exemple : l’action de la milice multinationale Renault à Citroën-Balard en juillet 71.

Après que trois ouvriers français et immigrés de Renault ont été attaqués par le syndicat indépendant de Citroën, les ouvriers de Renault ont constitué une milice, pour aller diffuser un tract à Citroën sur les conditions de travail, la paye et les indépendants, et sont rentrés dans l’usine pour casser la gueule aux indépendants.

Cette action a eu un écho considérable à Renault-Billancourt comme à Citroën-Balard – Javel et a généralisé l’idée de l’aide mutuelle entre les deux usines.

Plus généralement, elle a eu un grand écho dans les usines fascistes : Simca-Poissy, Citroën-Metz (les indépendants de Paris y étaient réputés batailleurs fascistes d’élite et venaient de temps en temps), Citroën-Clichy (les indépendants, accompagnés de la CGT qui voulait montrer qu’elle n’était pour rien dans le coup de Balard, s’y étaient barricadés dès le soir de l’action, à la grande joie des travailleurs. Ils avaient mobilisés les fenwicks pour coincer les portes avec des bennes.

Le lendemain, les fenwicks étaient sabotés au sucre par un groupe d’ouvriers. Le jour de la sortie pour les vacances, les travailleurs forçaient la porte pour partir avant l’heure), etc.

— Dans une zone, il faut lier les usines entre elles, et autour de la principale base d’appui populariser dans chaque usine les luttes qui se passent dans les autres, penser au soutien mutuel en cas de lutte et surtout penser aux milices inter-usines qui sont une condi tion de la sécurité de certaines actions.

d) Pour percer sur une usine, il faut trouver les travailleurs où ils sont en masse (porte, cafés, foyers, cités, etc.), faire parmi eux du travail de masse et pas attendre des miracles d’un ou deux contacts intérieurs.

Au début du travail à Renault, tout en travaillant le plus près des masses possibles dans les un ou deux ateliers où on était, on a tra- vaillé sur tous les cafés autour de Renault qui pouvaient nous servir à toucher les travailleurs en masse et à démarrer des campagnes. d’atelier ou de masse sur l’usine.

Par exemple, on a tout de suite travaillé sur les cafés du Bas-Meudon, où l’on touchait des travailleurs de l’Ile-Seguin qui allaient manger. Tout de suite, on a pu mener avec certains des campagnes d’ateliers, qui faisaient une petite percée, et on s’est appuyé sur ces cafés pour la première campagne populaire que l’on a menée dans l’usine : la campagne contre les cinq morts du foyer d’Aubervilliers.

e) Les travailleurs se révolutionnarisent en luttant dans l’usine et en dehors de l’usine.

La révolution idéologique, c’est, implanter l’idée « il nous faut le pouvoir, et pour cela il nous faut unir le peuple et faire une lutte armée prolongée ».

La question du pouvoir, de l’union du peuple, de la guerre, ça ne peut pas se poser seulement à partir de l’usine.

La révolutionnarisation des travailleurs se fait donc dans les luttes à l’intérieur et en dehors de l’usine.

De plus, pour les militants, c’est souvent dans le travail politique en dehors de l’usine qu’ils commencent à se former, voient l’importance de la CDP, apprennent à faire de la propagande, des explications politiques.

f) Les travailleurs ont un besoin considérable de vie politique.

Il faut liquider dans nos rangs toute conception du genre « les masses ne s’intéressent qu’à ceci ou cela ».

Il faut développer la vie politique la plus riche possible, dans les ateliers, à la porte, dans les cafés, foyers, etc., sur tous les problèmes qui intéressent le prolétariat.

L’instrument essentiel pour cela, c’est « La Cause du Peuple». Pour savoir si un militant mène une riche vie politique autour de lui, il n’y a qu’à lui demander le nombre de CDP qu’il diffuse.

Mais la CDP, c’est encore insuffisant par rapport aux besoins des masses, il faut aussi tracts, meetings, réunions sur tel ou tel sujet, etc.

6) II vaut mieux faire de petites choses en partant des endroits (petits) où on est lié aux masses que balancer de grandes analyses d’ensemble et des « y’a qu’à ».

Exemple : le début du travail à Renault en septembre 69.

Au début du travail à Renault, on avait deux solutions : soit réfléchir dans notre tête et dans les livres et pondre de grandes analyses sur l’usine disant « Faudrait faire ci ou ça » et « les syndicats ne font rien », soit s’appuyer sur les endroits où l’on pouvait avoir une intervention réelle dans les masses.

C’étaient deux ateliers, et de loin pas les plus importants et les plus stratégiques ; on s’est appuyé sur ces deux ateliers, pour se lier aux masses et constituer au moins un petit groupe qui pouvait agir, pour trouver des méthodes de travail dans les masses, pour savoir ce qui les intéressait réellement, et on n’a fait la première campagne centrale sur l’usine que quand on a été capables de saisir les idées des masses à Renault sur un problème.

Dès le départ, on est apparu aux masses comme l’embryon d’une force nouvelle, et non comme un groupuscule de plus.

C’était d’autant plus important que la portevde l’usine était pourrie de groupuscules.

Mobiliser les masses, les associer, transformer la situation dans un petit coin, c’est plus utile pour l’avenir qu’un grand tract à 10000 exemplaires plein d’analyses sur lequel les gars disent «Ouais, vous avez raison les petits, vous êtes jeunes, ce serait bien, mais les syndicats ceci ou cela. »

De toute façon, il faut partir des besoins des masses, et là où on les comprend, c’est pas dans notre tête (ça ne peut être vrai que pour de vieux cadres ouvriers, qui luttent depuis vingt ans ; eux, ils peuvent avoir une compréhension presque instinctive des besoins des masses, pas le premier venu qui a discuté vingt minutes avec trois gars à la porte d’une usine), c’est dans le travail de masse sérieux et minutieux dans l’atelier.

7} il faut aller partout où il y a mouvement de masse. Il y a toujours quelque chose à faire.

— Quand il y a un mouvement de masse, il ne faut pas partir de nos idées toutes faites (« là, c’est la CGT qui dirige », etc.), mais aller enquêter, s’appuyer sur les idées justes des masses et sur les points forts que l’on peut avoir pour intervenir dans le mouvement.

Si les masses luttent, les maos peuvent intervenir et transformer la situation.

— A Renault, les syndicats ont deux politiques :

– soit ils lancent des grèves générales bidons,

– soit ils sabotent les grèves dans les coins où ils sont forts. Alors, quand il y a un mouvement qui semble dirigé par les syndicats, il faut toujours voir :

1. Si c’est un truc bidon dont tout le monde se fout (grève de quatre heures, journée d’action, etc.) et qui ne sert qu’à démobiliser et à réprimer les masses. Dans ce cas-là, on attaque de front, on appelle à ne pas débrayer et on propose autre chose, et la mobili- sation des gars qui disent « ça ne sert à rien » nous permet de faire passer des idées de luttes et même un programme de lutte.

2. Si c’est un truc pour coller à une idée de lutte de masse et la saboter, ou bien pour redorer leur blason.

Exemple : Les forges

Aux forges à Renault, c’est ce qu’on appelle un fief CGT, mais ça va déménager petit à petit, alors les mecs qui ont obtenu des avantages à cause des conditions de travail et de luttes assez corporatives mais dures étaient en colère. La CGT a appelé à des débrayages, à une manif bidon, etc.

On aurait pu se dire : c’est la CGT, là-bas les gars sont plutôt corporatistes, on n’a rien à foutre d’eux ; mais on a vu que ça partait d’une volonté de lutte, alors on y a été, on s’est appuyé sur nos points forts, nos tracts ont été bien pris et la CGT commençait à fermer sa gueule (après il y a eu l’occupation).

— Nasser

Après la mort de Nasser, on a vu que les travailleurs arabes voulaient faire quelque chose. On aurait pu se dire : Nasser, c’était un néo-colonialiste vendu aux Russes et aux Américains ; mais on a bien vu que, pour les travailleurs arabes, ils voyaient surtout ses côtés positifs : indépendance nationale, unité arabe, etc.

Alors pour eux, débrayer pour sa mort, c’était s’unir et renforcer leurs idées de lutte.

Le jour de l’enterrement, on a fait un tract montrant ce qu’avait été Nasser, en s’appuyant bien sur les idées des masses.

Les travailleurs arabes ont débrayé en masse et ont manifesté dans l’usine. Mais on n’avait pas assez bien compris qu’il fallait coller au mouvement de masse, et on n’avait pas appelé à débrayer dans !e tract ; on aurait dû donner un mot d’ordre ce jour-là. — Partout, dans chaque mouvement de masse, on a des points forts sur lesquels s’appuyer.

Exempte : les forges

Aux forges, bien que c’était un coin où la CGT semblait diriger, on avait des points forts : c’étaient des anciens du PC qui voulaient travailler avec nous, les anciens des forges qui avaient déjà déménagé dans l’Ile et qui pouvaient parler de leurs nouvelles conditions de travail, plus l’idée de la séquestration pour avoir des comptes comme cela s’était fait à Faulquemont. C’est en s’appuyant sur ces points forts que l’on a pu intervenir.

Quand dans un coin un mouvement a l’air apparemment dirigé par le syndicat, il faut chercher nos points forts :

— soit des contacts par tels cafés,
— soit des jeunes qu’on connaît,
— soit une expérience semblable que l’on peut répandre,
— soit une idée de lutte des masses que le syndicat passe sous silence et que l’on peut lancer et développer (séquestration, milice, etc.),
— soit des interventions du SR, du mouvement de la jeunesse ou du Comité Palestine,
— soit la solidarité de la population ou d’une autre usine,
— soit une cité où il y a des gars de la boîte et où on peut faire un travail.

Si on cherche bien dans tous ces exemples, il est impossible de ne pas trouver quelque chose sur quoi s’appuyer pour intervenir dans un mouvement de masse et aider à son développement.

Il ne peut donc n’y avoir que de fausses raisons au refus d’aller dans un endroit où il y a mouvement de masse.

Il faut mener la lutte idéologique contre ces fausses raisons. L’intervention aux forges, par exemple, n’a eu lieu qu’après plus d’une semaine d’hésitations et plusieurs réunions.

8) II faut mener la guérilla dans les ateliers contre la dictature patronale et syndicale, en imposant la parole aux ouvriers.

L’atelier, c’est la base de l’union des ouvriers pour faire la guerre au patron.

Il y a trois moyens :

— Action directe : ça veut dire mettre en pratique sans arrêt toutes les idées de lutte des masses, toutes les idées de « ce qu’on veut, on le prend », soit les « petits sabotages », la « coule » sauvage, se servir sans payer dans les appareils à gâteaux et surtout emmerder les chefs, etc. Tout ce qui brise la légalité du patron est bon, il faut le développer. Il faut développer un climat permanent d’illégalisme dans l’atelier en s’appuyant sur les idées des masses.

— Démocratie et vie politique: ça veut dire faire s’exprimer les gars, que tous donnent leur avis. Par exemple : les chansons sur les mouchards, les gueulantes, mais aussi les inscriptions au marker, les affiches contestataires, les tracts rédigés dans l’atelier. Il faut aussi mener la vie politique permanente, créer un climat favorable à la vie politique ; discuter des nouvelles, utiliser à fond les bro- chures, brochures chinoises, CDP, etc., faire des affichettes ou des affiches, etc.

Par exemple, l’atelier d’où est parti la grève du 22 janvier 1971 est l’atelier où un camarade avait su le plus avoir le style de travail démocratique, discutant avec tout le monde, unissant les gars, il vendait 60 « Cause du Peuple » et les gars commençaient à causer politique sans arrêt.

La mentalité contestation-démocratie-bordel-petites actions-discussions politiques, c’est la bonne mentalité pour un atelier, rien à voir avec l’ouvriérisme, les vignettes de la fête de l’Humanité, l’apolitisme, les grèves routinières et les palabres avec les chefs qui sont la mentalité que voudraient imposer les révises.

Un bon exemple : ça a été le bordel contestataire qui a été mis pour le 14 juillet 70 : la Régie n’avait pas donné le pont ; alors les copains ont passé la journée en s’appuyant sur les idées des gars qui ne voulaient pas travailler et voulaient rigoler.

Ça a été pétards dans les ateliers, chansons, coule, sabotage, casse pendant toute la journée. La seule chose, c’est toujours penser à l’aspect contestation de l’autorité là-dedans, et ne pas être à la remorque en devenant un simple « fout-la-merde ».

9) Toujours faire participer le plus possible les masses dans le travail politique.

Les petits héros qui font tout eux-mêmes ne servent à rien. Dès qu’on fait quelque chose, il faut y associer le plus de gars possibles, même si c’est pour des petits trucs.

— Dans les ateliers, toujours rédiger les tracts collectivement. Faire un projet de tract avec un petit groupe, faire discuter ce projet le plus largement en mobilisant en même temps pour la diffusion du tract définitif, faire distribuer les tracts par le plus de gars possible, même si ils n’en distribuent qu’un ou deux, c’est la bonne règle,(à appliquer souplement quand le temps presse). C’est l’application de cette règle simple qui est la racine de tous les succès à Billancourt.

— Faire des affichettes que tous les gars collent.

— Faire des petites actions de partisans (bombages dans l’ate- lier, emmerder le chef, etc.).

— Fixer comme règle que pour des assemblées générales de comité de lutte quand on en constitue un, chaque mao amène avec lui par exemple au moins trois activistes de son coin.

10) Faire tout le travail de masse possible. La fainéantise ne paye pas.

C’est la règle la plus simple: on doit utiliser tout le temps que l’on a en usine pour faire du travail dans les masses : à la cantine, à la pause, après le boulot, dans les cafés, etc.

En particulier, un truc important, c’est la question des équipes : le travail dans une équipe doit toujours être relié avec l’autre équipe qui est exactement dans les mêmes conditions, sinon les syndicats peuvent se servir d’une équipe contre l’autre pour briser une lutte d’atelier, et par exemple la direction peut changer d’équipe un militant pour le licencier ensuite avec plus de douceur.

Alors, dès que l’on commence le travail de masse dans un atelier, il faut toujours penser à l’autre équipe et rester après le boulot pour voir les gars, ou bien faire du travail sur les cafés ou les restaurants, si c’est possible à l’heure où les gars de l’autre équipe mangent.

On peut même, selon les conditions de la répression, faire des diffusions à la porte des cantines, avec des gars d’une équipe quand l’autre mange, etc.

11) Il faut partir des ateliers et retourner aux ateliers.

Là où l’on juge des résultats dans les masses d’une campagne, ce n’est pas avec de grandes « analyses de classe » de l’ensemble de l’usine qui sortent de notre tète, c’est dans le travail de masse d’atelier.

Pour toutes les campagnes, même les campagnes populaires qui concernent des luttes extérieures à l’usine, la base du travail est l’atelier.

Ces campagnes doivent s’appuyer sur les ateliers et servir en priorité le travail d’atelier.

Pour juger du résultat d’une campagne, ce n’est pas en faisant des diffusions à la porte et en discutant avec un ouvrier que l’on peut le faire, c’est en voyant les résultats que ça a donné dans les ateliers.

(Exemple : le METRO : groupes de sortie d’ateliers qui dirigent différentes luttes d’ateliers.)

C’est dans l’atelier que les masses contrôlent notre travail.

C’est tout aussi vrai pour la milice ouvrière. Les actions de milice, même extérieures à l’usine, doivent s’appuyer sur une mobilisation des masses dans les ateliers, être expliquées dans les ateliers et être consolidées dans les ateliers. C’est une règle que l’on doit toujours se fixer dans les actions de milice.

C’est ce qui a été fait à Renault après l’action sur Citroën, par exemple, ou après l’action du 9 mars contre les fascistes au Palais des Sports.

C’est dans l’atelier que l’on a lancé le mouvement d’élargissement de la milice.

12) Agir selon un plan.

Ça veut dire :
— savoir enchaîner les différentes campagnes,
— savoir organiser nos forces et leur intervention,
— savoir s’appuyer sur nos points forts,
— savoir tenir compté de toutes les contradictions.

Prenons plusieurs exemples qui illustrent ces quatre points.

a) L’encerclement de l’Ile Seguin : il faut avoir un plan stratégique.

Au début du travail à Renault, on avait juste des copains dans les ateliers extérieurs à l’Ile Seguin, alors que l’Ile Seguin, c’est là que bossent 80% des OS, c’est là que les conditions de travail sont les plus dures, c’est là que sont la majorité des immigrés et c’est là aussi que la CGT est le moins implantée ; bref, c’était le secteur stratégique. On a donc tout de suite travaillé avec l’idée : « il faut pénétrer dans l’Ile».

Ça veut dire que l’on a fait un plan, pour travailler sur les cafés du Bas-Meudon où mangeaient les travailleurs de l’Ile, pour aller dans les cafés immigrés autour de Renault où habitaient des travailleurs de l’Ile, et on a fixé comme tâche aux copains des ateliers : s’efforcer de trouver des contacts dans l’Ile, d’aller y faire de la ‘propagande, etc. Surtout, on s’est efforcé d’orienter nos campagnes en direction des travailleurs de l’Ile Seguin, même quand elles démarraient d’ateliers extérieurs à l’Ile, que ce soit en les associant directement comme pour la campagne du métro, ou par la propagande.

On n’a pas attaqué l’usine de front, sans principe, on a essayé de voir là où on pouvait avoir des points forts, là où le travail paierait vite.

Dès que l’on a eu des éléments d’enquête, on a réfléchi et on a vu comment il fallait partir de ces points forts pour s’implanter dans le point stratégique.

b) La campagne sur le chef-flic ROBERT : à partir des actions, faire des plans de propagande.

Robert, c’est le chef qui a eu l’honneur d’inaugurer l’efficacité des GOAF. mais en dehors de tout l’aspect enquête, milice et orga- nisation des masses que donne le GOAF, un aspect important à voir, c’est la façon dont la propagande a été faite, son plan.

Il nous fallait faire passer trois idées :
— Robert a été jugé par les ouvriers de son atelier.
— C’est eux qui ont dirigé l’action.
— Le GOAF, c’est l’organisation ouvrière, c’est valable pour tous les ateliers.

On a fait trois tracts :

— Le premier distribué, jeté sur le lieu de l’action (la place Byr-Hakeim, par où passent tous les travailleurs qui rentrent), a été distribué au cinquième étage de l’Ile, là où sévissait Robert, juste dix minutes après l’action. C’était un tract signé du GOAF du 5″ et donnant le jugement de Robert.

— Le deuxième était un tract des GOAF de Renault, popularisant l’action et donnant les premiers enseignements, il a été diffusé clan- destinement dans l’usine, par tous les gars susceptibles de faire partie des GOAF et qu’on avait systématiquement mobilisés.

— Le troisième a été diffusé à la porte, il donnait le programme des GOAF avec ce que c’est, qui ils frappent, ce qu’il préparent et était signé par les maos.

c) La grève-bidon d’avril 71 : savoir tenir compte de toutes les contradictions.

La CGT et la CFDT appelaient à une grève-bidon de deux heures avec manifestation pour la retraite à 60 ans et les 40 heures. Dans les départements d’OS, après la grève du 22 janvier, les gars voyaient ce qu’on pouvait faire de mieux et se refusaient à débrayer.

Alors on a fait un tract, expliquant en détail pourquoi cette grève était bidon, et ce qu’il fallait faire : grèves sauvages comme le 22 janvier avec blocage de la production, séquestration et GOAF.

Mais comme dans les départements, surtout de professionnels où l’on n’avait encore pas fait grand-chose, on savait que les gars débrayeraient sans illusion, on a appliqué la ligne de masse et on disait : « Nous on trouve ça bidon, mais s’il y en a qui ont encore des illusions et qui veulent y aller, ils verront eux-mêmes. » Résultat : tout le monde a apprécié le tract. Tous les gars y trouvaient leurs idées justes. A la grève, quasiment personne n’a débrayé, ni dans l’Ile, ni au 38 (le principal département d’OS en dehors de l’Ile), et ailleurs ça a été très faible, sauf chez les professionnels.

La CGT a alors fait un tract principalement en direction des professionnels, disant : « Dans l’Ile et au 38, les gars ne comprennent rien ; nos grèves c’est bien, ceux qui ne suivent pas, c’est qu’ils ne veulent pas lutter. » Ce qu’on a fait, c’est un tract signé «les maos du 38 et de l’Ile» qu’on a fait distribuer aux professionnels par des vieux ouvriers et des travailleurs immigrés du 38 et de l’Ile, expliquant ce qu’ils faisaient à la place des grèves- bidon.

En réfléchissant un peu, en enquêtant dans les masses, en appliquant un plan tenant compte de la réalité des différents ateliers, au lieu de dire: « On appelle à pas débrayer ou on débraye et on fout la merde » (vieux dilemme devant les grèves syndicales), on a réussi à saboter leur grève et à obtenir une victoire politique et idéologique sur toute la ligne.

d) Savoir lier les campagnes d’atelier aux campagnes générales.

En gros, il y a une règle à retenir, il faut tirer de chaque lutte d’atelier le truc nouveau, l’idée nouvelle, la nouvelle forme de lutte expérimentée par les masses et qui peut servir à tous les gars de l’usine dans leur lutte, et l’expliquer partout.

Il ne faut pas raconter les luttes d’atelier, il faut aider toute l’usine à en tirer les enseignements.

e) Savoir enchaîner les différentes campagnes.

Exemple négatif : la fin de la campagne du métro.

Fin mars 70, après deux mois de passage massif sans payer, les flics en civil se repointent en nombre au métro et font la chasse aux meneurs sur le chemin de leur repli.

On voit bien alors que le passage sans payer ne va pas durer longtemps encore, que les flics se préparent à mettre le paquet.

Mais pour arrêter la campagne, il nous fallait deux choses : que les masses et pas seulement les maos soient conscients de la nécessité d’arrêter, que l’on soit capable de proposer aux masses d’autres luttes à mener pour que l’arrêt de la campagne du métro ne soit pas une défaite qui démoralise, mais un contournement d’obstacles.

C’est pourquoi, malgré les camarades qui tombaient dans les pattes des flics, on a continué, tout en expliquant à la sono, dans des tracts, qu’il fallait maintenant porter la lutte à l’intérieur des ateliers, jusqu’à ce qu’un millier de flics occupe le métro Billancourt et ne s’en prennent pas seulement aux maos, mais aux masses.

C’était bien de continuer jusqu’à ce moment-là, mais il ne suffisait pas de dire : « II faut porter la lutte à l’intérieur des ateliers », il fallait proposer quelque chose, il fallait un plan de changement de campagne, ce qu’on a été incapable de faire.

Résultat : quinze jours de calomnies révises prenant le relais des flics auxquelles on n’a pu opposer que des mots.

Exemple positif : le passage de la campagne de sabotage dans l’Ile à la campagne contre le terrorisme de la direction.

En septembre 70, partant de la mobilisation des masses contre les salaires et les augmentations de cadences, nous avons lancé dans l’Ile Seguin une campagne de sabotage qui a été largement suivie.

Contre cela, la direction a accentué son terrorisme : sanctions, licenciements, multiplication des blouses blanches sur les chaînes, création d’une volante en civil. C’est le développement de ce terrorisme qui bloquait la généralisation et le développement du mouvement de sabotage et son passage à des mouvements de masse plus larges. Il fallait passer de la campagne de sabotage à une campagne contre le terrorisme de la direction. C’est ce qu’on a fait systématiquement.

On est d’abord parti du licenciement de deux maos fin octobre pour faire une campagne de masse contre la volante en civil, les gardiens-flics et la répression en général, avec les mots d’ordre : « Renault ne sera pas Citroën », « Créons partout des GOAF ». Puis on a fait l’action de Robert.

13) Mener un travail de masse prolongé et pas du papillonnage.

Rien de plus rebutant pour les travailleurs que le mao qui ne vient causer avec eux que « lorsqu’il a besoin d’eux », que ce soit dans les ateliers, les cafés, les foyers, à la porte, etc.

Une des raisons des succès sur Billancourt, c’est qu’à partir de septembre 69 où le travail de masse a réellement commencé, il a été continué partout, sauf interruptions locales dues à des licenciements, à l’intérieur de l’usine.

III. – OSER AFFRONTER LES DIFFICULTES !

14) « II faut bannir de nos rangs toute idéologie de faiblesse et d’impuissance, tout point de vue qui surestime la force de l’ennemi et sous-estime la volonté de lutte des masses. » (Mao)

Si l’on se bat en partant des idées des masses, on a raison, et aucun ennemi ne pourra nous emmerder.

C’est quand on est coupé des masses que l’on a des défaites graves.

Il est évident que si l’on avait eu au départ les idées : «A Renault, la CGT est très forte, les ouvriers sont syndicalistes », on ne serait arrivé à rien.

15) Quand on lutte on a aussi des défaites. La clef des succès, c’est l’attitude combative face aux défaites.

Il y a deux moyens d’avoir cette attitude combative :

1. Toujours partir des idées de lutte des masses. On est sous dictature de la bourgeoisie, les masses sont divisées, elles ont des idées de lutte et des idées de résignation.

Si parce que l’on a subi une défaite on ne voit plus que les idées défaitistes, on ne s’en sortira pas.

Il faut repartir des idées de lutte des masses, tirer les leçons de la, défaite et repartir dans la lutte.

2. Agir selon un plan. L’ennemi est encore le plus fort, ce n’est pas une campagne qui va tout changer, ce n’est pas un gros coup miraculeux, une grève miracle ou une action géniale qui va tout changer.

Certaines campagnes peuvent se terminer par une défaite apparente.

Ce qui est important, ce sont les idées de lutte violente, d’unité, etc., qu’elles auront fait passer dans les masses. Ça veut dire que l’on doit savoir faire des tournants, passer d’une campagne à une autre campagne [voir règle 12]. Ces deux moyens, il faut les mettre en oeuvre pour faire une bonne utilisation de nos défaites.

C’est ce que l’on a fait en particulier après la campagne du métro. Comme nous n’avions pas su passer immédiatement de la campagne du métro à une autre campagne, il y avait dans les masses démoralisation et baisse de confiance dans les maos.

Il y avait aussi un objectif que les travailleurs nous désignaient dans la plupart des ateliers : les chefs.

Ce qu’il nous fallait faire, c’était briser la démoralisation et engager une campagne sur les chefs. Pour cela, nous nous sommes servis, selon un plan, du licenciement des maos.

Ils sont rentrés dans l’usine avec un tract antichef et avec comme objectif de mobiliser les masses contre la maîtrise de l’Ile.

Cela a pleinement réussi et a été le feu vert de la campagne sur les chefs qui a pu faire un nouveau bond avec le pot de peinture jeté par un commando à l’intérieur de l’usine sur Drouin, un des chefs les plus haïs de l’Ile. Cette attitude combative face aux défaites n’existe pas d’emblée. Il faut prendre en main la lutte de classe sur cette question.

Par exemple, la rentrée dans l’usine des maos licenciés dont nous venons de parler a été le résultat d’une, âpre lutte de classe.

16) Etre attaqué par l’ennemi est une bonne chose, il faut savoir riposter aux campagnes de calomnies.

En général, quand on remporte une victoire, les ennemis – que ce soit le patron ou les syndicats – contre-attaquent.

Ils essaient de nous encercler (c’est-à-dire de nous couper des masses) et ensuite de nous détruire (soit en nous virant, soit en nous foutant en taule).

Pour nous couper des masses, ils utilisent la vieille arme de la calomnie.

— Savoir déjouer l’encerclement,
— Savoir riposter aux campagnes de la calomnie, c’est conso- lider sa victoire.

A Renault, il serait trop long de raconter les campagnes de calomnies que les « gauchistes-Marcellin », les «fascistes maoïstes», le « soi-disant comité de lutte » ont subies de la part de la CGT et du PCF.

Un seul exemple : quand on a cassé ,la gueule à huit flics en civil pendant la campagne du métro, selon la propagande de la CGT ils s’étaient transformés en de paisibles poinconneurs du métro, sauvagement agressés par la bande de fascistes « soi-disant maoïstes ».

De toutes ces attaques, on a tiré deux règles. Il faut :

— Frapper l’ennemi, contre-attaquer durement, ne jamais être sur la défensive, puisque ce genre de boniment vient le plus souvent après une victoire.

— Répondre à fond aux questions que les masses se posent réellement et pas aux salades de l’ennemi, que l’on se contente de traiter de mensonges fascistes.

(Par exemple, quand les révises disent comme à Billancourt qu’un militant est un « ingénieur payé par la direction pour attaquer la CGT, il y a peu d’intérêt à défendre ce militant, mais il faut répondre à fond aux questions des masses : les ouvriers et les intellectuels dans la révolution, la question des ingénieurs pour les maoïstes avec l’exemple de la Chine et pour les révises avec l’exemple de l’URSS et la politique CGT par rapport aux cadres, etc.)

17) II faut savoir prendre des risques, mais pas de risques inutiles.

A propos de la règle 3, on a vu qu’il ne faut pas toujours penser à tout prix à conserver ses forces, et quand démarre une lutte qui correspond aux besoins des masses il ne faut pas penser sans arrêt à la répression qui peut suivre.

Mais il ne faut pas non plus faire n’importe quoi, ce ne sont pas les risques que l’on prend qui déterminent si une action est juste, il faut toujours bien analyser si les risques que l’on prend valent le résultat que l’action aura dans les masses.

Prenons l’exemple de la question de la rentrée des maos licenciés dans l’usine. Comme on a eu pas mal de licenciés, cela s’est posé plusieurs fois.

Mais cela ne s’est fait que deux fois : juste après la campagne du métro et juste après la campagne de sabotage de septembre 70.

A chaque fois, ces rentrées de licenciés dans l’usine servaient à impulser une nouvelle campagne. Après le mouvement de masse résistant du 22 janvier 1971, deux ouvriers avaient été licenciés.

Pour l’un d’eux, la question s’est posée de savoir s’il allait rentrer dans l’usine. On a décidé que non. Pourquoi ? Parce que juste après son licenciement ça ne pouvait que servir la grève syndicale de 4 heures, et qu’ensuite ça aurait servi la répression du mouvement de masse sans impulser une nouvelle lutte. S’il était rentré, son atelier aurait débrayé, mais comme ailleurs le mouvement de masse avait été saboté par les syndicats, il y aurait eu bagarre avec la maîtrise et la direction en aurait profité pour licencier d’autres meneurs du 22 janvier.

Dans certains cas, il ne faut pas hésiter à prendre .le risque de nouveaux licenciements : quand ça en vaut la peine, que ça impulse une nouvelle lutte de masse.

Là, ça ne servait à rien. Les masses de l’Ile n’avaient pas envie de refaire une grande lutte de masse ; ce dont elles avaient besoin, c’était un programme de guérilla d’atelier et une rentrée dans l’usine ne servait pas la mise en oeuvre de ce programme.

Rentrer dans l’usine, c’était prendre un risque inutile, même nuisible.

IV. – SAVOIR S’ORGANISER !

18) II faut bannir de nos rangs tout esprit de groupe qui nous coupe des larges masses : esprit d’élite de « bandes », esprit « gauchiste ».

Il faut que les militants restent liés à leurs masses d’origine.

Dans une usine, les maos et le comité de lutte, c’est pas le club des éléments avancés qui vont éduquer les masses, ou la bande des cogneurs qui vont faire la révolution à leur place, ou une communauté hippy où : « on est bien entre nous, on s’aime bien et si les autres faisaient comme nous, ça irait tout seul. »

C’est l’organisation de lutte des masses. Le milieu naturel du mao, c’est les gars avec qui il travaille, pas les autres maos.

Ça a l’air tout simple, mais dès qu’on commence à être nombreux dans une usine, on trouve tout de suite plus marrant de rester entre nous qu’avec les gars de l’atelier, qui ne sont pas toujours d’accord, ou qui ne comprennent pas vite et on a vite fait de former un petit groupuscule fermé aux masses, que les ouvriers trouvent peut-être plutôt sympathique, mais dans lequel ils ne se reconnaissent pas et qui en tout cas ne leur donne pas l’idée de l’organisation de lutte des ouvriers.

Il faut bien faire attention, dès qu’un gars est sympathisant dans un atelier, à ne pas lui foutre le grappin dessus, le faire venir à 80 réunions, le faire rentrer à tout crin dans la bande gauchiste.

Tous les gars qui deviennent militants, il ne faut qu’ils se coupent des masses, les jeunes, il faut les laisser fréquenter leurs copains, pareil pour-les travailleurs immigrés. Le comité de lutte, c’est pas la famille ou la bande.

Il faut que les nouveaux militants restent liés à leurs masses d’origine.

C’est de cette façon seulement que notre politique pourra tenir compte de toutes les particularités, de toutes les contradictions.

Par exemple on saura ainsi comment expliquer notre politique aux vieux qui ont connu le syndicalisme en 36, comment expliquer ce qu’est le nouveau fascisme aux ouvriers marocains qui débarquent juste de leur pays, etc.

Il y a un autre truc important, c’est de développer un bon climat dans l’atelier, une ambiance d’entente et de lutte de classe, avec vie politique, discussions larges, démocratie et surtout chasse aux .mouchards. Si on ne veut pas qu’il y ait des clans dans les ateliers, que tout le monde s’exprime, il faut tout de suite faire la chasse aux mouchards, dénoncer ceux qui passent leur temps à lécher le cul des chefs.

19) II faut organiser tous ceux qui peuvent être organisés de la façon dont ils le peuvent et veulent.

Ce n’est pas parce qu’un gars est sympathisant dans un atelier qu’il faut en faire en une semaine le vrai mao 100%, avec étude de bouquins, diffusion de tracts tous les jours, réunions, etc., il ne faut pas abrutir les gars par contre il est important d’organiser le plus possible de gars, mais en leur demandant leur avis et en étant souples.

Par exemple, un gars peut être d’accord pour s’organiser pour descendre dans la rue pour lancer des cocktails Molotov contre les flics ou foutre sur la gueule des indépendants à Citroën et ne pas voir comment faire du travail dans son atelier.

Il faut lui laisser développer son initiative et l’organiser pour un truc qui lui plaît.

Ne pas dire : « ce mec, il ne fait rien dans son atelier, c’est un con. » Ou bien, un gars peut être d’accord pour faire de petites actions dans l’atelier, agiter, faire de la propagande, et se foutre des réunions. Ou bien, un gars qui n’est pas très actif dans l’usine peut proposer de faire du travail là où il habite, dans sa cité, dans son foyer, avec sa bande de jeunes. Il faut être souple pour organiser, voir ce que l’on peut proposer et qui plaît à un gars particulier.

Exemple :

— actions de milice – actions de rue – traduction de tracts -réunions par nationalité (par exemple, un travailleur arabe qui est sympathisant du Comité Palestine, ne va pas devenir du jour au lendemain un militant du comité de lutte, ou au contraire des travailleurs arabes actifs dans leurs ateliers, peuvent avoir des réserves par rapport au Comité Palestine. Il faut expliquer patiemment) – petites actions de partisans d’atelier.

20) Partir du besoin d’unité des masses, pour unir dans la lutte les éléments actifs d’opinions différentes d’organisations différentes.

Une idée des ouvriers c’est : « on est tous des ouvriers, on doit s’unir. » Si on frappe fort sur les criminels, il ne faut pas avoir peur de l’unité dans la lutte.

Il faut s’appuyer sur la volonté d’unité des masses pour unir les éléments actifs dans les luttes, vaincre les résistances qu’ils peuvent avoir à cette unité du fait de leur passé politique ou de telle ou telle raison personnelle. On l’a déjà vu pour les syndiqués honnêtes [règle 4].

Si on est sûr d’être lié aux masses, que ce que l’on fait est dans l’intérêt des masses, correspond à leurs idées, il ne faut pas avoir peur de l’unité dans la lutte.

Les ouvriers sauront démasquer les traîtres quand il y en aura.

A Renault, quand on travaille sur un nouvel atelier, on essaie tout de suite de s’appuyer sur les gars que l’on connaît, même s’ils ne sont pas tout à fait d’accord avec nous.

Puis, dans le travail, on essaie de les unir plus à fond, et surtout, on essaie de voir ce qu’ils peuvent nous apporter qui peut enrichir notre pratique.

C’est ainsi que l’on a commencé des groupes d’ateliers avec des anars, des « syndicalistes prolétariens », des « marxistes-léninistes » étrangers, etc.

Quand on construit le comité de lutte, on doit le construire toutes portes ouvertes, sauf avec les mouchards et avec les mecs qui prêchent une ligne de renforcement du syndicat et qui l’appliquent effectivement dans l’atelier, même s’ils se proclament « révolutionnaires ou gauchistes ».

Ce principe est vital, pas seulement pour être plus nombreux dans les luttes, mais aussi parce que des gars issus d’expériences différentes peuvent apporter des idées utiles aux masses que les maos n’ont pas pu dégager dans leur pratique.

Pour faire le programme du Comité de lutte par exemple, il a fallu unir des gars issus de la G.P. et des gars issus d’organisations « marxistes-léninistes ».

21) Savoir faire et se servir des programmes.

Pourquoi ? Parce que les masses veulent des programmes.

Notre expérience grandit petit à petit, dans chaque pas qu’on fait, dans les erreurs, par les bilans qu’on en tire.

Faire un programme, ça veut dire que l’on veut armer les masses de l’expérience que l’on a acquise.

Les ouvriers trouvent que ce que l’on fait c’est bien : on n’a pas peur, et souvent on a raison.

Faire un programme, c’est expliquer où l’on va, donner la signification de nos actions et permettre aux masses de reproduire ces actions et de s’organiser.

Refuser de faire un programme, quand on a la possibilité : sur les chefs, les accidents du travail, c’est refuser aux masses de profiter de notre expérience, c’est refuser de s’expliquer de dire où l’on va.

Exemple : le programme anti-chef et le programme du Comité de lutte.

— Pour se servir du programme, il faut le relier à chaque lutte que l’on fait par la suite. Par exemple dans un tract sur une lutte, y mettre l’extrait du programme correspondant ; (‘étudier avec les gars après une lutte ou pour en préparer une, le faire circuler.

Ça sert à bien faire passer dans les larges masses l’idée d’organisation : l’idée que si l’on peut faire des programmes c’est aussi l’idée que l’on peut s’organiser en dehors des syndicats.

22) II faut savoir impulser la large démocratie dans le comité de lutte et constituer en même temps la milice par bouche à oreille avec les gars les plus durs.

La large démocratie dans le comité de lutte, ça veut dire qu’on édifie le comité de lutte toutes portes ouvertes, sauf aux mouchards et à ceux qui prêchent et appliquent une ligne de renforcement du syndicat.

On n’empêche personne de s’exprimer, ni ceux qui ont encore des idées syndicalistes ou pacifistes, ni ceux qui appartiennent à des groupuscules de trouillards pourvu que cela soit en vue de l’action. Tout sectarisme est une erreur.

Mais nous devons être très fermes dans nos paroles et dans nos actes sur un point : nous disons qu’il faut construire en même temps la milice et nous la construisons effectivement.

Car la milice est nécessaire à l’élargissement et à l’élévation du mouvement de masse.

Il y a eu chez les maos de Renault d’âpres luttes de classe sur cette question. En janvier 70, et pendant l’occupation, l’idée « tout passe par le Comité de lutte » est apparue et a été mise en pratique avant d’être combattue. Cela a eu des conséquences graves pour le mouvement de masse : c’est une des raisons de la liquidation du Comité de lutte du 2″ étage sellerie après le 22 janvier. La principale faiblesse de notre travail durant l’occupation. La milice se constitue de bouche à oreille pour des raisons de sécurité.

23) II faut savoir à la fois unir tous les travailleurs (jeunes, vieux, Français et immigrés) dans le comité de lutte et la milice et respecter les particularités. Ce sont essentiellement les particularités nationales. Il faut que les ouvriers français aident leurs camarades immigrés à créer des organisations de masse respectant ces particularités nationales : comité Palestine, etc.

24) Pour impulser et consolider milice et comité de lutte, il faut s’attacher à faire un noyau mao qui impulse et dirige les luttes, développe une vie politique constante, en particulier par l’édification de réseaux de diffusion et de discussions de la Cause du Peuple.

25) II faut bien prendre en main la lutte de classe dans nos rangs. A chaque problème un stage ! Il faut édifier un noyau dirigeant sur la base de cette lutte de classe.

Dans chaque cas, dans chaque lutte, dans chaque nouvelle situation, on peut avoir deux lignes : une ligne de gauche et une ligne de droite.

Toujours, chaque fois qu’il y a un problème, les deux lignes sont présentes dans nos rangs, comme elles sont présentes dans les masses.

Le seul moyen de déterminer la ligne juste, et de s’unir sur cette ligne, c’est de mener la lutte de classe dans nos rangs.

Une organisation d’usine, ne peut garder une ligne juste, garder une ligne de gauche, après les victoires, comme après les défaites, si la lutte de classe n’est pas menée sans arrêt.

Chacune des règles que l’on a tiré de notre pratique est le résultat d’une lutte de classe dans nos rangs.

Si on en a fait une règle, c’est justement parce que ça a été le résultat d’une lutte que l’on n’a pas toujours appliquée. On a expliqué cette lutte pour les règles les plus importantes, et c’est valable pour toutes les règles.

Par exemple, il a fallu mener la lutte de classe contre :

— l’esprit syndicaliste dans le comité de lutte, l’idée que le comité de lutte c’est un genre de syndicat rouge ;

— l’idée de conserver ses forces.

— l’idée d’action de commando qui ne représentait qu’un petit noyau de gauche dans l’atelier et pas les larges masses, pour imposer l’idée définitive de GOAF. Cette idée de gauche en apparence ne déve- loppait pas l’initiative des masses et attirait sur elles la répression ;

— l’idée que le GOAF était des gars de l’extérieur qui cassaient la gueule aux cibles dégagées par les masses, pour imposer l’idée que les GOAF devaient aussi agir dans les ateliers, même si c’était plus compliqué. Parce que ça permettait une plus grande participation des masses, même si le niveau de violence dans l’action était moins élevé. Exemple : le GOAF du 38 où un groupe de travailleurs a saccagé le bureau d’un chef flic pendant la pause ;

— contre l’esprit groupusculaire.

Il a fallu aussi mener la lutte pendant et après l’occupation pour unir la tradition syndicaliste prolétarienne, c’est-à-dire la tradition de lutte de classe des syndicalistes (action anti-jaune, démocratie ouvrière assez formelle dans les comités de grève, etc.) avec la tradition de la gauche prolétarienne (actions violentes, guérilla, etc.).

Parce que les anciens syndicalistes même s’ils luttent à fond n’osent par exemple pas s’affronter violemment avec la police syndicale quand il le faut.

Et que les copains de l’ancienne G.P., disaient à propos des assemblées d’occupation : « il n’y a pas tous les ouvriers, on ne peut rien y faire, il n’y a que des bavards » et sous-estimaient l’importance de foutre la maîtrise et les jaunes à la porte de l’usine (voir le préambule du programme du comité de lutte Renault).

A chaque victoire, un nouveau problème : il faut faire des stages.

Ça veut dire que chaque fois après une victoire où l’on a créé du nouveau comme par exemple le GOAF après Robert, il y a lutte de classe pour que le nouveau triomphe sur l’ancien.

Pour que l’on change notre pratique, pour qu’elle soit adaptée à notre nouvelle influence dans les masses.

Dans ces cas-là, il faut pas hésiter à faire des stages, pour que la lutte de classe soit menée à fond, pour que l’on ait le temps de discuter à fond du problème, pour renforcer l’unité parmi nous.

Tout ce qu’on laisse traîner de non résolu, on le retrouve quelque temps après comme obstacle.

Sur la base de la lutte de classe, il faut former un noyau dirigeant.

Un noyau dirigeant, ce n’est pas le conseil syndical, avec un représentant par section, c’est une direction politique.

Il faut qu’il soit capable de faire triompher les idées de gauche, de mener la lutte de classe et d’unir ensuite tous les camarades.

C’est pourquoi il faut désigner les noyaux dirigeants sur la base de la lutte, en s’appuyant sur ceux qui ont un rôle actif pour faire triompher le nouveau sur l’ancien.              



Là où l’on juge des résultats dans les masses d’une campagne, ce n’est pas avec de grandes « analyses de classe » de l’ensemble de l’usine qui sortent de notre tète, c’est dans le travail de masse d’atelier.

Pour toutes les campagnes, même les campagnes populaires qui concernent des luttes extérieures à l’usine, la base du travail est l’atelier.

Ces campagnes doivent s’appuyer sur les ateliers et servir en priorité le travail d’atelier.

Pour juger du résultat d’une campagne, ce n’est pas en faisant des diffusions à la porte et en discutant avec un ouvrier que l’on peut le faire, c’est en voyant les résultats que ça a donné dans les ateliers.

(Exemple : le METRO : groupes de sortie d’ateliers qui dirigent différentes luttes d’ateliers.)

C’est dans l’atelier que les masses contrôlent notre travail.

C’est tout aussi vrai pour la milice ouvrière. Les actions de milice, même extérieures à l’usine, doivent s’appuyer sur une mobilisation des masses dans les ateliers, être expliquées dans les ateliers et être consolidées dans les ateliers. C’est une règle que l’on doit toujours se fixer dans les actions de milice.

C’est ce qui a été fait à Renault après l’action sur Citroën, par exemple, ou après l’action du 9 mars contre les fascistes au Palais des Sports.

C’est dans l’atelier que l’on a lancé le mouvement d’élargissement de la milice.

12) Agir selon un plan.

Ça veut dire :
— savoir enchaîner les différentes campagnes,
— savoir organiser nos forces et leur intervention,
— savoir s’appuyer sur nos points forts,
— savoir tenir compté de toutes les contradictions.

Prenons plusieurs exemples qui illustrent ces quatre points.

a) L’encerclement de l’Ile Seguin : il faut avoir un plan stratégique.

Au début du travail à Renault, on avait juste des copains dans les ateliers extérieurs à l’Ile Seguin, alors que l’Ile Seguin, c’est là que bossent 80% des OS, c’est là que les conditions de travail sont les plus dures, c’est là que sont la majorité des immigrés et c’est là aussi que la CGT est le moins implantée ; bref, c’était le secteur stratégique. On a donc tout de suite travaillé avec l’idée : « il faut pénétrer dans l’Ile».

Ça veut dire que l’on a fait un plan, pour travailler sur les cafés du Bas-Meudon où mangeaient les travailleurs de l’Ile, pour aller dans les cafés immigrés autour de Renault où habitaient des travailleurs de l’Ile, et on a fixé comme tâche aux copains des ateliers : s’efforcer de trouver des contacts dans l’Ile, d’aller y faire de la ‘propagande, etc. Surtout, on s’est efforcé d’orienter nos campagnes en direction des travailleurs de l’Ile Seguin, même quand elles démarraient d’ateliers extérieurs à l’Ile, que ce soit en les associant directement comme pour la campagne du métro, ou par la propagande.

On n’a pas attaqué l’usine de front, sans principe, on a essayé de voir là où on pouvait avoir des points forts, là où le travail paierait vite.

Dès que l’on a eu des éléments d’enquête, on a réfléchi et on a vu comment il fallait partir de ces points forts pour s’implanter dans le point stratégique.

b) La campagne sur le chef-flic ROBERT : à partir des actions, faire des plans de propagande.

Robert, c’est le chef qui a eu l’honneur d’inaugurer l’efficacité des GOAF. mais en dehors de tout l’aspect enquête, milice et orga- nisation des masses que donne le GOAF, un aspect important à voir, c’est la façon dont la propagande a été faite, son plan.

Il nous fallait faire passer trois idées :
— Robert a été jugé par les ouvriers de son atelier.
— C’est eux qui ont dirigé l’action.
— Le GOAF, c’est l’organisation ouvrière, c’est valable pour tous les ateliers.

On a fait trois tracts :

— Le premier distribué, jeté sur le lieu de l’action (la place Byr-Hakeim, par où passent tous les travailleurs qui rentrent), a été distribué au cinquième étage de l’Ile, là où sévissait Robert, juste dix minutes après l’action. C’était un tract signé du GOAF du 5″ et donnant le jugement de Robert.

— Le deuxième était un tract des GOAF de Renault, popularisant l’action et donnant les premiers enseignements, il a été diffusé clan- destinement dans l’usine, par tous les gars susceptibles de faire partie des GOAF et qu’on avait systématiquement mobilisés.

— Le troisième a été diffusé à la porte, il donnait le programme des GOAF avec ce que c’est, qui ils frappent, ce qu’il préparent et était signé par les maos.

c) La grève-bidon d’avril 71 : savoir tenir compte de toutes les contradictions.

La CGT et la CFDT appelaient à une grève-bidon de deux heures avec manifestation pour la retraite à 60 ans et les 40 heures. Dans les départements d’OS, après la grève du 22 janvier, les gars voyaient ce qu’on pouvait faire de mieux et se refusaient à débrayer.

Alors on a fait un tract, expliquant en détail pourquoi cette grève était bidon, et ce qu’il fallait faire : grèves sauvages comme le 22 janvier avec blocage de la production, séquestration et GOAF.

Mais comme dans les départements, surtout de professionnels où l’on n’avait encore pas fait grand-chose, on savait que les gars débrayeraient sans illusion, on a appliqué la ligne de masse et on disait : « Nous on trouve ça bidon, mais s’il y en a qui ont encore des illusions et qui veulent y aller, ils verront eux-mêmes. » Résultat : tout le monde a apprécié le tract. Tous les gars y trouvaient leurs idées justes. A la grève, quasiment personne n’a débrayé, ni dans l’Ile, ni au 38 (le principal département d’OS en dehors de l’Ile), et ailleurs ça a été très faible, sauf chez les professionnels.

La CGT a alors fait un tract principalement en direction des professionnels, disant : « Dans l’Ile et au 38, les gars ne comprennent rien ; nos grèves c’est bien, ceux qui ne suivent pas, c’est qu’ils ne veulent pas lutter. » Ce qu’on a fait, c’est un tract signé «les maos du 38 et de l’Ile» qu’on a fait distribuer aux professionnels par des vieux ouvriers et des travailleurs immigrés du 38 et de l’Ile, expliquant ce qu’ils faisaient à la place des grèves- bidon.

En réfléchissant un peu, en enquêtant dans les masses, en appliquant un plan tenant compte de la réalité des différents ateliers, au lieu de dire: « On appelle à pas débrayer ou on débraye et on fout la merde » (vieux dilemme devant les grèves syndicales), on a réussi à saboter leur grève et à obtenir une victoire politique et idéologique sur toute la ligne.

d) Savoir lier les campagnes d’atelier aux campagnes générales.

En gros, il y a une règle à retenir, il faut tirer de chaque lutte d’atelier le truc nouveau, l’idée nouvelle, la nouvelle forme de lutte expérimentée par les masses et qui peut servir à tous les gars de l’usine dans leur lutte, et l’expliquer partout.

Il ne faut pas raconter les luttes d’atelier, il faut aider toute l’usine à en tirer les enseignements.

e) Savoir enchaîner les différentes campagnes.

Exemple négatif : la fin de la campagne du métro.

Fin mars 70, après deux mois de passage massif sans payer, les flics en civil se repointent en nombre au métro et font la chasse aux meneurs sur le chemin de leur repli.

On voit bien alors que le passage sans payer ne va pas durer longtemps encore, que les flics se préparent à mettre le paquet.

Mais pour arrêter la campagne, il nous fallait deux choses : que les masses et pas seulement les maos soient conscients de la nécessité d’arrêter, que l’on soit capable de proposer aux masses d’autres luttes à mener pour que l’arrêt de la campagne du métro ne soit pas une défaite qui démoralise, mais un contournement d’obstacles.

C’est pourquoi, malgré les camarades qui tombaient dans les pattes des flics, on a continué, tout en expliquant à la sono, dans des tracts, qu’il fallait maintenant porter la lutte à l’intérieur des ateliers, jusqu’à ce qu’un millier de flics occupe le métro Billancourt et ne s’en prennent pas seulement aux maos, mais aux masses.

C’était bien de continuer jusqu’à ce moment-là, mais il ne suffisait pas de dire : « II faut porter la lutte à l’intérieur des ateliers », il fallait proposer quelque chose, il fallait un plan de changement de campagne, ce qu’on a été incapable de faire.

Résultat : quinze jours de calomnies révises prenant le relais des flics auxquelles on n’a pu opposer que des mots.

Exemple positif : le passage de la campagne de sabotage dans l’Ile à la campagne contre le terrorisme de la direction.

En septembre 70, partant de la mobilisation des masses contre les salaires et les augmentations de cadences, nous avons lancé dans l’Ile Seguin une campagne de sabotage qui a été largement suivie.

Contre cela, la direction a accentué son terrorisme : sanctions, licenciements, multiplication des blouses blanches sur les chaînes, création d’une volante en civil. C’est le développement de ce terrorisme qui bloquait la généralisation et le développement du mouvement de sabotage et son passage à des mouvements de masse plus larges. Il fallait passer de la campagne de sabotage à une campagne contre le terrorisme de la direction. C’est ce qu’on a fait systématiquement.

On est d’abord parti du licenciement de deux maos fin octobre pour faire une campagne de masse contre la volante en civil, les gardiens-flics et la répression en général, avec les mots d’ordre : « Renault ne sera pas Citroën », « Créons partout des GOAF ». Puis on a fait l’action de Robert.

13) Mener un travail de masse prolongé et pas du papillonnage.

Rien de plus rebutant pour les travailleurs que le mao qui ne vient causer avec eux que « lorsqu’il a besoin d’eux », que ce soit dans les ateliers, les cafés, les foyers, à la porte, etc.

Une des raisons des succès sur Billancourt, c’est qu’à partir de septembre 69 où le travail de masse a réellement commencé, il a été continué partout, sauf interruptions locales dues à des licenciements, à l’intérieur de l’usine.

III. – OSER AFFRONTER LES DIFFICULTES !

14) « II faut bannir de nos rangs toute idéologie de faiblesse et d’impuissance, tout point de vue qui surestime la force de l’ennemi et sous-estime la volonté de lutte des masses. » (Mao)

Si l’on se bat en partant des idées des masses, on a raison, et aucun ennemi ne pourra nous emmerder.

C’est quand on est coupé des masses que l’on a des défaites graves.

Il est évident que si l’on avait eu au départ les idées : «A Renault, la CGT est très forte, les ouvriers sont syndicalistes », on ne serait arrivé à rien.

15) Quand on lutte on a aussi des défaites. La clef des succès, c’est l’attitude combative face aux défaites.

Il y a deux moyens d’avoir cette attitude combative :

1. Toujours partir des idées de lutte des masses. On est sous dictature de la bourgeoisie, les masses sont divisées, elles ont des idées de lutte et des idées de résignation.

Si parce que l’on a subi une défaite on ne voit plus que les idées défaitistes, on ne s’en sortira pas.

Il faut repartir des idées de lutte des masses, tirer les leçons de la, défaite et repartir dans la lutte.

2. Agir selon un plan. L’ennemi est encore le plus fort, ce n’est pas une campagne qui va tout changer, ce n’est pas un gros coup miraculeux, une grève miracle ou une action géniale qui va tout changer.

Certaines campagnes peuvent se terminer par une défaite apparente.

Ce qui est important, ce sont les idées de lutte violente, d’unité, etc., qu’elles auront fait passer dans les masses. Ça veut dire que l’on doit savoir faire des tournants, passer d’une campagne à une autre campagne [voir règle 12]. Ces deux moyens, il faut les mettre en oeuvre pour faire une bonne utilisation de nos défaites.

C’est ce que l’on a fait en particulier après la campagne du métro. Comme nous n’avions pas su passer immédiatement de la campagne du métro à une autre campagne, il y avait dans les masses démoralisation et baisse de confiance dans les maos.

Il y avait aussi un objectif que les travailleurs nous désignaient dans la plupart des ateliers : les chefs.

Ce qu’il nous fallait faire, c’était briser la démoralisation et engager une campagne sur les chefs. Pour cela, nous nous sommes servis, selon un plan, du licenciement des maos.

Ils sont rentrés dans l’usine avec un tract antichef et avec comme objectif de mobiliser les masses contre la maîtrise de l’Ile.

Cela a pleinement réussi et a été le feu vert de la campagne sur les chefs qui a pu faire un nouveau bond avec le pot de peinture jeté par un commando à l’intérieur de l’usine sur Drouin, un des chefs les plus haïs de l’Ile. Cette attitude combative face aux défaites n’existe pas d’emblée. Il faut prendre en main la lutte de classe sur cette question.

Par exemple, la rentrée dans l’usine des maos licenciés dont nous venons de parler a été le résultat d’une, âpre lutte de classe.

16) Etre attaqué par l’ennemi est une bonne chose, il faut savoir riposter aux campagnes de calomnies.

En général, quand on remporte une victoire, les ennemis – que ce soit le patron ou les syndicats – contre-attaquent.

Ils essaient de nous encercler (c’est-à-dire de nous couper des masses) et ensuite de nous détruire (soit en nous virant, soit en nous foutant en taule).

Pour nous couper des masses, ils utilisent la vieille arme de la calomnie.

— Savoir déjouer l’encerclement,
— Savoir riposter aux campagnes de la calomnie, c’est conso- lider sa victoire.

A Renault, il serait trop long de raconter les campagnes de calomnies que les « gauchistes-Marcellin », les «fascistes maoïstes», le « soi-disant comité de lutte » ont subies de la part de la CGT et du PCF.

Un seul exemple : quand on a cassé ,la gueule à huit flics en civil pendant la campagne du métro, selon la propagande de la CGT ils s’étaient transformés en de paisibles poinconneurs du métro, sauvagement agressés par la bande de fascistes « soi-disant maoïstes ».

De toutes ces attaques, on a tiré deux règles. Il faut :

— Frapper l’ennemi, contre-attaquer durement, ne jamais être sur la défensive, puisque ce genre de boniment vient le plus souvent après une victoire.

— Répondre à fond aux questions que les masses se posent réellement et pas aux salades de l’ennemi, que l’on se contente de traiter de mensonges fascistes.

(Par exemple, quand les révises disent comme à Billancourt qu’un militant est un « ingénieur payé par la direction pour attaquer la CGT, il y a peu d’intérêt à défendre ce militant, mais il faut répondre à fond aux questions des masses : les ouvriers et les intellectuels dans la révolution, la question des ingénieurs pour les maoïstes avec l’exemple de la Chine et pour les révises avec l’exemple de l’URSS et la politique CGT par rapport aux cadres, etc.)

17) II faut savoir prendre des risques, mais pas de risques inutiles.

A propos de la règle 3, on a vu qu’il ne faut pas toujours penser à tout prix à conserver ses forces, et quand démarre une lutte qui correspond aux besoins des masses il ne faut pas penser sans arrêt à la répression qui peut suivre.

Mais il ne faut pas non plus faire n’importe quoi, ce ne sont pas les risques que l’on prend qui déterminent si une action est juste, il faut toujours bien analyser si les risques que l’on prend valent le résultat que l’action aura dans les masses.

Prenons l’exemple de la question de la rentrée des maos licenciés dans l’usine. Comme on a eu pas mal de licenciés, cela s’est posé plusieurs fois.

Mais cela ne s’est fait que deux fois : juste après la campagne du métro et juste après la campagne de sabotage de septembre 70.

A chaque fois, ces rentrées de licenciés dans l’usine servaient à impulser une nouvelle campagne. Après le mouvement de masse résistant du 22 janvier 1971, deux ouvriers avaient été licenciés.

Pour l’un d’eux, la question s’est posée de savoir s’il allait rentrer dans l’usine. On a décidé que non. Pourquoi ? Parce que juste après son licenciement ça ne pouvait que servir la grève syndicale de 4 heures, et qu’ensuite ça aurait servi la répression du mouvement de masse sans impulser une nouvelle lutte. S’il était rentré, son atelier aurait débrayé, mais comme ailleurs le mouvement de masse avait été saboté par les syndicats, il y aurait eu bagarre avec la maîtrise et la direction en aurait profité pour licencier d’autres meneurs du 22 janvier.

Dans certains cas, il ne faut pas hésiter à prendre .le risque de nouveaux licenciements : quand ça en vaut la peine, que ça impulse une nouvelle lutte de masse.

Là, ça ne servait à rien. Les masses de l’Ile n’avaient pas envie de refaire une grande lutte de masse ; ce dont elles avaient besoin, c’était un programme de guérilla d’atelier et une rentrée dans l’usine ne servait pas la mise en oeuvre de ce programme.

Rentrer dans l’usine, c’était prendre un risque inutile, même nuisible.

IV. – SAVOIR S’ORGANISER !

18) II faut bannir de nos rangs tout esprit de groupe qui nous coupe des larges masses : esprit d’élite de « bandes », esprit « gauchiste ».

Il faut que les militants restent liés à leurs masses d’origine.

Dans une usine, les maos et le comité de lutte, c’est pas le club des éléments avancés qui vont éduquer les masses, ou la bande des cogneurs qui vont faire la révolution à leur place, ou une communauté hippy où : « on est bien entre nous, on s’aime bien et si les autres faisaient comme nous, ça irait tout seul. »

C’est l’organisation de lutte des masses. Le milieu naturel du mao, c’est les gars avec qui il travaille, pas les autres maos.

Ça a l’air tout simple, mais dès qu’on commence à être nombreux dans une usine, on trouve tout de suite plus marrant de rester entre nous qu’avec les gars de l’atelier, qui ne sont pas toujours d’accord, ou qui ne comprennent pas vite et on a vite fait de former un petit groupuscule fermé aux masses, que les ouvriers trouvent peut-être plutôt sympathique, mais dans lequel ils ne se reconnaissent pas et qui en tout cas ne leur donne pas l’idée de l’organisation de lutte des ouvriers.

Il faut bien faire attention, dès qu’un gars est sympathisant dans un atelier, à ne pas lui foutre le grappin dessus, le faire venir à 80 réunions, le faire rentrer à tout crin dans la bande gauchiste.

Tous les gars qui deviennent militants, il ne faut qu’ils se coupent des masses, les jeunes, il faut les laisser fréquenter leurs copains, pareil pour-les travailleurs immigrés. Le comité de lutte, c’est pas la famille ou la bande.

Il faut que les nouveaux militants restent liés à leurs masses d’origine.

C’est de cette façon seulement que notre politique pourra tenir compte de toutes les particularités, de toutes les contradictions.

Par exemple on saura ainsi comment expliquer notre politique aux vieux qui ont connu le syndicalisme en 36, comment expliquer ce qu’est le nouveau fascisme aux ouvriers marocains qui débarquent juste de leur pays, etc.

Il y a un autre truc important, c’est de développer un bon climat dans l’atelier, une ambiance d’entente et de lutte de classe, avec vie politique, discussions larges, démocratie et surtout chasse aux .mouchards. Si on ne veut pas qu’il y ait des clans dans les ateliers, que tout le monde s’exprime, il faut tout de suite faire la chasse aux mouchards, dénoncer ceux qui passent leur temps à lécher le cul des chefs.

19) II faut organiser tous ceux qui peuvent être organisés de la façon dont ils le peuvent et veulent.

Ce n’est pas parce qu’un gars est sympathisant dans un atelier qu’il faut en faire en une semaine le vrai mao 100%, avec étude de bouquins, diffusion de tracts tous les jours, réunions, etc., il ne faut pas abrutir les gars par contre il est important d’organiser le plus possible de gars, mais en leur demandant leur avis et en étant souples.

Par exemple, un gars peut être d’accord pour s’organiser pour descendre dans la rue pour lancer des cocktails Molotov contre les flics ou foutre sur la gueule des indépendants à Citroën et ne pas voir comment faire du travail dans son atelier.

Il faut lui laisser développer son initiative et l’organiser pour un truc qui lui plaît.

Ne pas dire : « ce mec, il ne fait rien dans son atelier, c’est un con. » Ou bien, un gars peut être d’accord pour faire de petites actions dans l’atelier, agiter, faire de la propagande, et se foutre des réunions. Ou bien, un gars qui n’est pas très actif dans l’usine peut proposer de faire du travail là où il habite, dans sa cité, dans son foyer, avec sa bande de jeunes. Il faut être souple pour organiser, voir ce que l’on peut proposer et qui plaît à un gars particulier.

Exemple :

— actions de milice – actions de rue – traduction de tracts -réunions par nationalité (par exemple, un travailleur arabe qui est sympathisant du Comité Palestine, ne va pas devenir du jour au lendemain un militant du comité de lutte, ou au contraire des travailleurs arabes actifs dans leurs ateliers, peuvent avoir des réserves par rapport au Comité Palestine. Il faut expliquer patiemment) – petites actions de partisans d’atelier.

20) Partir du besoin d’unité des masses, pour unir dans la lutte les éléments actifs d’opinions différentes d’organisations différentes.

Une idée des ouvriers c’est : « on est tous des ouvriers, on doit s’unir. » Si on frappe fort sur les criminels, il ne faut pas avoir peur de l’unité dans la lutte.

Il faut s’appuyer sur la volonté d’unité des masses pour unir les éléments actifs dans les luttes, vaincre les résistances qu’ils peuvent avoir à cette unité du fait de leur passé politique ou de telle ou telle raison personnelle. On l’a déjà vu pour les syndiqués honnêtes [règle 4].

Si on est sûr d’être lié aux masses, que ce que l’on fait est dans l’intérêt des masses, correspond à leurs idées, il ne faut pas avoir peur de l’unité dans la lutte.

Les ouvriers sauront démasquer les traîtres quand il y en aura.

A Renault, quand on travaille sur un nouvel atelier, on essaie tout de suite de s’appuyer sur les gars que l’on connaît, même s’ils ne sont pas tout à fait d’accord avec nous.

Puis, dans le travail, on essaie de les unir plus à fond, et surtout, on essaie de voir ce qu’ils peuvent nous apporter qui peut enrichir notre pratique.

C’est ainsi que l’on a commencé des groupes d’ateliers avec des anars, des « syndicalistes prolétariens », des « marxistes-léninistes » étrangers, etc.

Quand on construit le comité de lutte, on doit le construire toutes portes ouvertes, sauf avec les mouchards et avec les mecs qui prêchent une ligne de renforcement du syndicat et qui l’appliquent effectivement dans l’atelier, même s’ils se proclament « révolutionnaires ou gauchistes ».

Ce principe est vital, pas seulement pour être plus nombreux dans les luttes, mais aussi parce que des gars issus d’expériences différentes peuvent apporter des idées utiles aux masses que les maos n’ont pas pu dégager dans leur pratique.

Pour faire le programme du Comité de lutte par exemple, il a fallu unir des gars issus de la G.P. et des gars issus d’organisations « marxistes-léninistes ».

21) Savoir faire et se servir des programmes.

Pourquoi ? Parce que les masses veulent des programmes.

Notre expérience grandit petit à petit, dans chaque pas qu’on fait, dans les erreurs, par les bilans qu’on en tire.

Faire un programme, ça veut dire que l’on veut armer les masses de l’expérience que l’on a acquise.

Les ouvriers trouvent que ce que l’on fait c’est bien : on n’a pas peur, et souvent on a raison.

Faire un programme, c’est expliquer où l’on va, donner la signification de nos actions et permettre aux masses de reproduire ces actions et de s’organiser.

Refuser de faire un programme, quand on a la possibilité : sur les chefs, les accidents du travail, c’est refuser aux masses de profiter de notre expérience, c’est refuser de s’expliquer de dire où l’on va.

Exemple : le programme anti-chef et le programme du Comité de lutte.

— Pour se servir du programme, il faut le relier à chaque lutte que l’on fait par la suite. Par exemple dans un tract sur une lutte, y mettre l’extrait du programme correspondant ; (‘étudier avec les gars après une lutte ou pour en préparer une, le faire circuler.

Ça sert à bien faire passer dans les larges masses l’idée d’organisation : l’idée que si l’on peut faire des programmes c’est aussi l’idée que l’on peut s’organiser en dehors des syndicats.

22) II faut savoir impulser la large démocratie dans le comité de lutte et constituer en même temps la milice par bouche à oreille avec les gars les plus durs.

La large démocratie dans le comité de lutte, ça veut dire qu’on édifie le comité de lutte toutes portes ouvertes, sauf aux mouchards et à ceux qui prêchent et appliquent une ligne de renforcement du syndicat.

On n’empêche personne de s’exprimer, ni ceux qui ont encore des idées syndicalistes ou pacifistes, ni ceux qui appartiennent à des groupuscules de trouillards pourvu que cela soit en vue de l’action. Tout sectarisme est une erreur.

Mais nous devons être très fermes dans nos paroles et dans nos actes sur un point : nous disons qu’il faut construire en même temps la milice et nous la construisons effectivement.

Car la milice est nécessaire à l’élargissement et à l’élévation du mouvement de masse.

Il y a eu chez les maos de Renault d’âpres luttes de classe sur cette question. En janvier 70, et pendant l’occupation, l’idée « tout passe par le Comité de lutte » est apparue et a été mise en pratique avant d’être combattue. Cela a eu des conséquences graves pour le mouvement de masse : c’est une des raisons de la liquidation du Comité de lutte du 2″ étage sellerie après le 22 janvier. La principale faiblesse de notre travail durant l’occupation. La milice se constitue de bouche à oreille pour des raisons de sécurité.

23) II faut savoir à la fois unir tous les travailleurs (jeunes, vieux, Français et immigrés) dans le comité de lutte et la milice et respecter les particularités. Ce sont essentiellement les particularités nationales. Il faut que les ouvriers français aident leurs camarades immigrés à créer des organisations de masse respectant ces particularités nationales : comité Palestine, etc.

24) Pour impulser et consolider milice et comité de lutte, il faut s’attacher à faire un noyau mao qui impulse et dirige les luttes, développe une vie politique constante, en particulier par l’édification de réseaux de diffusion et de discussions de la Cause du Peuple.

25) II faut bien prendre en main la lutte de classe dans nos rangs. A chaque problème un stage ! Il faut édifier un noyau dirigeant sur la base de cette lutte de classe.

Dans chaque cas, dans chaque lutte, dans chaque nouvelle situation, on peut avoir deux lignes : une ligne de gauche et une ligne de droite.

Toujours, chaque fois qu’il y a un problème, les deux lignes sont présentes dans nos rangs, comme elles sont présentes dans les masses.

Le seul moyen de déterminer la ligne juste, et de s’unir sur cette ligne, c’est de mener la lutte de classe dans nos rangs.

Une organisation d’usine, ne peut garder une ligne juste, garder une ligne de gauche, après les victoires, comme après les défaites, si la lutte de classe n’est pas menée sans arrêt.

Chacune des règles que l’on a tiré de notre pratique est le résultat d’une lutte de classe dans nos rangs.

Si on en a fait une règle, c’est justement parce que ça a été le résultat d’une lutte que l’on n’a pas toujours appliquée. On a expliqué cette lutte pour les règles les plus importantes, et c’est valable pour toutes les règles.

Par exemple, il a fallu mener la lutte de classe contre :

— l’esprit syndicaliste dans le comité de lutte, l’idée que le comité de lutte c’est un genre de syndicat rouge ;

— l’idée de conserver ses forces.

— l’idée d’action de commando qui ne représentait qu’un petit noyau de gauche dans l’atelier et pas les larges masses, pour imposer l’idée définitive de GOAF. Cette idée de gauche en apparence ne déve- loppait pas l’initiative des masses et attirait sur elles la répression ;

— l’idée que le GOAF était des gars de l’extérieur qui cassaient la gueule aux cibles dégagées par les masses, pour imposer l’idée que les GOAF devaient aussi agir dans les ateliers, même si c’était plus compliqué. Parce que ça permettait une plus grande participation des masses, même si le niveau de violence dans l’action était moins élevé. Exemple : le GOAF du 38 où un groupe de travailleurs a saccagé le bureau d’un chef flic pendant la pause ;

— contre l’esprit groupusculaire.

Il a fallu aussi mener la lutte pendant et après l’occupation pour unir la tradition syndicaliste prolétarienne, c’est-à-dire la tradition de lutte de classe des syndicalistes (action anti-jaune, démocratie ouvrière assez formelle dans les comités de grève, etc.) avec la tradition de la gauche prolétarienne (actions violentes, guérilla, etc.).

Parce que les anciens syndicalistes même s’ils luttent à fond n’osent par exemple pas s’affronter violemment avec la police syndicale quand il le faut.

Et que les copains de l’ancienne G.P., disaient à propos des assemblées d’occupation : « il n’y a pas tous les ouvriers, on ne peut rien y faire, il n’y a que des bavards » et sous-estimaient l’importance de foutre la maîtrise et les jaunes à la porte de l’usine (voir le préambule du programme du comité de lutte Renault).

A chaque victoire, un nouveau problème : il faut faire des stages.

Ça veut dire que chaque fois après une victoire où l’on a créé du nouveau comme par exemple le GOAF après Robert, il y a lutte de classe pour que le nouveau triomphe sur l’ancien.

Pour que l’on change notre pratique, pour qu’elle soit adaptée à notre nouvelle influence dans les masses.

Dans ces cas-là, il faut pas hésiter à faire des stages, pour que la lutte de classe soit menée à fond, pour que l’on ait le temps de discuter à fond du problème, pour renforcer l’unité parmi nous.

Tout ce qu’on laisse traîner de non résolu, on le retrouve quelque temps après comme obstacle.

Sur la base de la lutte de classe, il faut former un noyau dirigeant.

Un noyau dirigeant, ce n’est pas le conseil syndical, avec un représentant par section, c’est une direction politique.

Il faut qu’il soit capable de faire triompher les idées de gauche, de mener la lutte de classe et d’unir ensuite tous les camarades.

C’est pourquoi il faut désigner les noyaux dirigeants sur la base de la lutte, en s’appuyant sur ceux qui ont un rôle actif pour faire triompher le nouveau sur l’ancien.              

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Gauche Prolétarienne: Mai 71 : gagner l’occupation

[La Cause Du Peuple Numéro spécial, 10 mai 1971.]AVANT L’ETINCELLE

Avant la grève du Mans, l’échec de la grève-bidon pour la journée d’action de la métallurgie avait montré ce que les ouvriers de Billancourt ne veulent pas. 300 gars avait débrayé sur les 10000 de l’île Seguin, au 38 quasiment personne, au 14, à Usine O pareil. On voulait quelque chose de sérieux, même ceux qui avaient fait ces grèves-bidons en faisant confiance aux syndicats (comme ceux de la Place Nationale) étaient de cet avis.

Voilà quel est le climat au départ. Avec un mouvement autonome ouvrier – autonome par rapport aux syndicats – qui commence à s’affirmer.

En particulier dans l’Ile, au 38, etc. Des réunions très larges, où l’on a discuté librement, ont permis de renforcer ce courant.VENDREDI 30 AVRIL, SAMEDI 1″, LUNDI 3 MAI


Dès que la grève du Mans a été connue, deux positions se sont affrontées dans l’usine.

— Ceux qui voulaient qu’on parle le moins possible de la grève du Mans. Le premier tract de la CGT brodait autour du thème : c’est rien, une grève entre autres, prenons notre temps pour faire la liste des reven- dications de Billancourt, etc. Lundi, elle lance une attaque bestiale contre les militants CFDT, traités de « menteurs ».

— Les autres, la grande majorité, veulent voir clair et agir. Informer ; II faut que l’ensemble des ouvriers découvre que la direction prépare le lock-out, malgré les démentis CGT (« c’est peu probable ») – le jour même du lock-out, un camarade qui l’annonçait a été traité de provocateur ! Discuter, pour préparer la résistance, parce qu’on commence à tomber d’accord : il faut résister brutalement (séquestration, occupation, etc.), sinon la direction fait ce qu’elle veut, elle nous fiche à la porte de l’usine, tous, sans salaire, puis nous reprend un par un en épurant à son gré.

On fait des meetings, au 38, sur les chaînes, au moment du café. La grande bataille, c’est d’expliquer :

— que la direction se prépare à lockouter ;

— que le lock-out, c’est le chômage forcé et l’épuration ;

— que si on ne résiste pas immé- diatement et brutalement, l’usine sera vidée, les ouvriers renvoyés chez eux. C’est une course de vitesse, ou bien nous résistons en ripostant du tac au tac, ou bien ce sont les flics qui gardent une usine vide.
 MARDI 4 MAI


C’était dans les ateliers l’ambiance « il faut agir », y compris chez les immigrés. On voyait bien que la CGT faisait tout pour ne rien faire.

On savait d’expérience que les autres syndicats arrivent toujours à des compromis avec la CGT. A ce moment-là, sur les chaînes du 74, les gars n’étaient pas encore convaincus qu’il y aurait un lock-out. Tous se demandaient : qui va prendre en main les questions et réagir ?
 MERCREDI 5 MAI

A l’équipe du matin, le comité de lutte apprend qu’ils allaient lockouter le 74 à la fin du boulot. On a commencé à faire le tour des chaînes.

Ceux qui étaient conscients, qui savaient que le lock-out, c’était pour bientôt, ceux-là étaient d’accord : il faut occuper.

En même temps, il y avait une politique CGT de démobilisation systématique : dans l’Ile, Certano, le ponte CGT, est passé sur les chaînes. en disant qu’il ne fallait pas parler de lock-out (alors que les affichettes de la direction étaient déjà prêtes!).

En plus, il disait qu’il ne fallait pas débrayer, qu’il y avait un complot du gouvernement contre la Régie !

Demain on rasera gratis

Un quart d’heure avant la fin du boulot, la maîtrise passe dans les chaînes : « Demain vous ne venez pas. » Sans plus d’explications.

« Quand est-ce qu’on reprend ? – – Vous recevrez une lettre, ou bien la radio vous le dira ! »

Un petit détail que la maîtrise « oublie » : ces vacances forcées ne seront pas payées. Au contraire, les chefs suscitent des rumeurs : ça sera payé à 75 %. Un deuxième petit détail : ils ont bien l’intention de reprendre qui ils veulent, en « épurant » au passage.

On ne se laissera pas faire

A la fin de la matinée, la paie arrive. A ce moment, certaines chaînes du 74 débraient. Devant les affichettes officielles du lock-out, un mot d’ordre : demain on sera tous là le matin à l’usine !

A 14 heures, à la porte Zola, meeting en toutes les langues (arabe, français, portugais, espagnol). Le Comité de Lutte appelle à revenir le lendemain dans l’usine, pour occuper. 500 gars se massent en criant : « Occupation, occupation ! », puis rentrent dans l’usine pour discuter de la situation tout l’après-midi.

On manifeste dans l’Ile

Pour l’équipe du soir – qui rentre à 14 heures – tout était clair. Au 77, les gars de l’entretien (OP français- principalement) ont fait une assemblée générale et sont partis en manif à travers toute l’Ile en gueulant : « Occupation « » Ils étaient 300 à peu près. D’autres les ont rejoints rapidement.

La manif passe par presque tous les départements d’OS (les étages, tout le rez-de-chaussée, départements 38, 49, 51, forges, fonderies, etc.). Des camarades prennent chaque fois la parole dans les ateliers avec des haut-parleurs, etc. Chaque fois, des petits groupes se joignent à la manifestation qui crie : « Occupation ! Occupation ! »

Evidemment, la CGT a fait son sabotage pour empêcher de débrayer (au deuxième sellerie, l’atelier débraie, Certano se pointe pour le remettre au travail ; pareil au 38 où les délégués empêchent la masse des travailleurs de participer à la manifestation).

Même si la manifestation se termine en queue de poisson, une chose est sûre : le combat pour l’occupation est engagé à l’intérieur de l’usine.

JEUDI 6 MAI

Une majorité pas silencieuse

De 6 à 8 : meetings dans les ateliers lockoutés, on se rassemble au rez-de-chaussée. On s’explique : il faut le paiement intégral du salaire pour les lockoutés, il faut répondre au lock-out par l’occupation. Les délégués de l’Ile se joignent à nous.

8 heures : on va en manifestation dans les ateliers pas encore lock- outés. Le bas-Meudon débraie, les presses peu.

9 heures : meeting syndical, beau- coup de monde (10 à 15000).

L’affrontement des mots d’ordre commence tout de suite :

— Nous : occupation, occupation ! (approuvé largement par la majorité du meeting) ;

— Militants de la CGT : démocra- tie, démocratie ! Ce que ça veut dire, le meeting Je montrera : vote secret et on a juste le droit de se taire.

La force nouvelle pas prévue au programme

Les affrontements verbaux vont-ils devenir affrontements physiques ? La CGT avait prévu le soir précédent son service d’ordre, en partant du principe que deux cents fidèles groupés, criant en cadence, ça peut couvrir toute opposition.

Reste que quand ils se mettent à bousculer les gars en amenant leurs banderoles au pas de course, ils constatent que l’opposition est plus massive que ce qu’ils avaient prévu. Pendant trois quarts d’heure, c’est la panique : ils changent le meeting de place, la CGT dégage son camion trop entouré pour aller installer sa sono sur le bureau de la direction qui domine l’esplanade de l’Ile Seguin.

Et Sylvain, le n° 2, se faisant copieusement siffler, on va chercher en catastrophe le n° 1, Albeher.

Albeher : il s’agit d’un vaste complot contre la Régie, destiné à favoriser Simca et Citroën. Selon lui, au lieu de céder au Mans, le gouvernement a préféré « laisser s’élargir le conflit ».

Autrement dit, c’est le gouvernement qui « élargit » la grève ! Pas les ouvriers ! Conclusion : faire quelque chose, c’est tomber dans le piège ; restons calmes, mesurés, etc.

Finalement, il propose son vote secret. La CFDT appelle à l’occupation. Mais elle se rallie à l’histoire du vote, organisé dans l’après-midi.
 

Opération bouche cousue


L’opération « vote secret » est claire : il s’agissait d’éviter à tout prix l’occupation que réclamait la grande majorité du meeting. La démocratie n’a rien à voir dans cette cuisine : — Pour les lockoutés, la CGT leur avait -dit : « Rentrez chez vous et rendez-vous demain à 9 heures. » Ils étaient venus au meeting en exigeant une action immédiate, pais sont repartis chez eux écoeurés. A 14 heures, quand une seule urne est installée dans l’Ile, il n’y avait plus grand monde : environ 500 votants pour 10000 ouvriers de l’Ile, dit-on.

— Tout a été fait pour que les travailleurs immigrés (70 % des ou- vriers de l’Ile) ne comprennent rien à ce qui se passait : les discours filandreux en français des chefs CGT sont faits pour ne pas être compris, le texte proposé au vote est obscur à souhait.

— Les travailleurs les plus réso- lus à occuper, dégoûtés par tous ces mies-macs, ont décidé de ne pas voter. La preuve : il y aura 8 000 votants en tout. Mais au meeting du lendemain, il y aura 20 000 ouvriers qui ratifieront à main levée la déci- sion d’occuper (avec seulement une vingtaine de voix contre) !

Ça ne marche pas

A 14 heures, le Comité de Lutte reprend la parole à l’entrée Zola. On exige l’occupation en attaquant la manoeuvre de diversion.

Pendant tout l’après-midi, prises de paroles à l’intérieur.

Manifestations à travers les ateliers, chaque fois on s’arrête pour discuter : des vieilles ouvrières nous racontent combien la CGT a changé depuis les grèves de 45 et 47.

Des travailleurs immigrés dénoncent le racisme qui pèse sur eux tout le temps. Au 38, un début d’occupation, les gars des autres départements viennent voir et approuvent.

VENDREDI 7 MAI

Occupons !

8 h 30, au meeting syndical, il manque beaucoup d’OS de l’Ile, découragés par la manoeuvre d’hier et las d’attendre cette occupation qu’ils voulaient dès le début.

Dans les ateliers non lockoutés et chez les OP, le vote en faveur de l’occupation a été massif (environ deux-tiers des votes).

Faire voter les cadres jusqu’à la direction générale n’a servi à rien. Aux fonderies (département 60), où la CGT est traditionnellement forte, 520 pour l’occupation, 200 pour la proposition CGT (grèves dans les ateliers sans occupation).

Au meeting, tout le monde exige « occupation ! », la CGT répond « unité ! ». Sans enthousiasme, elle doit accorder son soutien à la majorité : occupation.

Et tout de suite elle menace : « Les organisations syndicales ont la responsabilité de l’occupation… pas d’éléments étrangers ! »

Drapeaux rouges à la porte Zola

Occupons donc, mais quand ? La CGT dit : ce soir. C’est-à-dire quand il n’y aura plus personne dans l’usine. Mais le meeting se termine sur une manifestation joyeuse, et on va tous installer un piquet de grève à la porte Zola, avec des drapeaux rouges et une énorme pancarte : « Contre le lock-out, pour1 nos droits, Billancourt occupe ! »

On amène des caisses de boulons. Démocratiquement, devant tout le monde. La plus grande partie du meeting sort par la porte Zola, participe à la mise en place du piquet de grève et approuve gaiement.

La CGT essaie bien de remplacer la pancarte par sa banderole, mais tout le monde lui fait remarquer qu’il y a assez de place à côté.

Elle attendra un creux dans l’après-midi pour mettre son panneau « intersyndical ». Les drapaux rouges qu’elle voulait ôter, il faudra qu’elle les laisse jusqu’à la nuit : chaque fois que quelqu’un essaie de les substiliser, il se fait huer.

Il faudra qu’à la réunion « intersyndicale » de 20 heures la CGT fasse son chantage en menaçant de ne plus soutenir l’occupation pour que les autres syndicats lui permettent de supprimer ces drapeaux. On les reverra !

Organisation de l’occupation : des comités élus à la base

A 14 heures, dans l’Ile, meeting sur l’esplanade (500). L’ensemble des travailleurs présents (du 12, 74, 18) décident d’élire un comité d’occupation pour l’Ile Seguin.

On se réunit: après une discussion large, il semble qu’il faille dans le comité dix représentants des organisations syndicales et dix gars de la base, représentatifs de la force autonome.

C’est même une proposition d’un délégué CGT.

Certano, le ponte CGT, arrive en catastrophe et déclare : ce sont les organisations qui dirigent l’occupation, et pas des comités élus. La plupart des ouvriers présents lui répondent que c’est aux travailleurs eux-mêmes de diriger leur occupation… Certano sème systématiquement la merde mais s’en va.

On élit le comité. Démocratiquement : tous ceux qui veulent en faire partie s’inscrivent. 30 noms. Après, chacun dit où il travaille, s’il est syndiqué ou non et à quel syndicat il appartient.

De nombreux travailleurs immigrés et des « inorganisés » décident d’y participer. A chaque nom, les camarades dans la salle peuvent présenter des objections.

Finalement, comme on est d’accord sur les trente, ils forment le comité (inorganisés et membres des 3 syndicats). Et comme c’est seulement lundi que la plus grande partie des ouvriers se retrouveront, ce sera un comité provisoire.

Sur un tableau noir, on se répartit les tours de rôle pour les piquets de grève du vendredi, samedi, dimanche et même lundi. C’est les. 3 x 8 de l’occupation !

Dans les autres départements importants (en particulier le 38), des comités de grève sont élus (syndicats plus force autonome). Pour le week-end, les portes sont occupées solidement.

LA PREMIERE NUIT D’OCCUPATION : DU VENDREDI AU SAMEDI

On était, dans Renault, moitié de syndicalistes (vieux syndiqués et femmes de la CGT,), moitié de ce qu’ils nommaient « gauchistes ». On commence à se regarder en chien de faïence : les syndiqués CGT croyaient que les gauchistes étaient des gars « extérieurs », qui allument des cocktails Molotov à la porte Zola (!!!)

La CGT installe son propre système de garde. Un ouvrier se voit tout à coup interdire l’entrée de son propre atelier par deux gars installés à une table :

« C’est la consigne du syndicat !
— Mais c’est mon atelier !
— Comment veut-tu qu’on le vérifie ? Nous, on n’est pas de cet atelier ! »

Au réfectoire, les gars qui occupent au bas-Meudon tapent1 une belote. Un ouvrier portugais fait une affiche pour expliquer ce qui se passe au Portugal fasciste.

Deux autres lisent « J’accuse » ; arrive Sylvain qui, à l’étonnement des syndiqués, se met dans une colère monumentale : « Renault ne sera pas un Nanterre n° 2 » ; « Si vous voulez faire la révolution, rentrez dans votre pays » ; « On ne va pas permettre que Renault devienne un centre de propagande internationale » ; « On est ici pour nos revendications, pas pour faire de la politique. »

Comme ses propres syndiqués conseillent à Sylvain d’aller se calmer ailleurs, il va chercher quarante aides qui reviennent en camionnette avec des barres.

Les ouvriers du bas-Meudon décident de ne pas déclencher la bagarre maintenant, alors que la grande partie des ‘Ouvriers de l’usine n’est pas présente.

On le laisse faire un discours à ses quarante fidèles pendant qu’à l’étage du dessous, gauchistes et syndiqués continuent belote et discussions. Sylvain parti, on improvise une sorte de radio-crochet, chacun chante et désigne celui qui pousse la suivante. Finalement, toute le monde entonne «La Jeune Garde».

LE WEEK-END

Deux conceptions de l’occupation s’affrontent :

1. Les responsables CGT parlent de moins en moins des revendications et disent : nous sommes ici pour sauvegarder l’outil de travail.

Les vieux syndiqués râlent : « On se demande si on est là pour remplacer les gardiens ou si on occupe pour gagner !» – « Les gardiens, ils ne font rien mais ils notent tout ; ils ne sont pas en grève.

Est-ce qu’on va les laisser traîner ici encore longtemps ? »

Le syndicat tient à tout prendre en main.

Il surveille la porte de la place Nationale, il fait souder celle de la rue Emile-Zola.

A la porte du bas-Meudon, après les mésaventures de Sylvain vendredi soir, la soirée du samedi sera joyeuse : nous sommes trois cents, moitié de « gauchistes » (c’est-à-dire notre force autonome ouvrière), moitié de syndiqués qui perdent leur aggressivité.

Cette fois, c’est Albeher qui vient faire son petit tour de surveillance : nous sommes en train de chanter et, ironiquement, on lui demande « une chanson, une chanson ! » II affirme ne pas avoir de voix et s’en va.

2. Quant à nous, le comité de lutte et bien d’autres, tous ceux qui veulent occuper et lutter sans remettre leur sort entre les mains des pontes, nos idées sont claires : pour le week-end, il s’agit d’occuper solidement les portes. Le comité de lutte y impulse la vie politique, le débat, en particulier avec les militants honnêtes de la CGT.

Ainsi, samedi soir, nous avons rédigé des affiches murales qui disaient la vérité sur Flins.

D’un côté nous avons aligné les articles mensongers de la presse (« France-Soir », « Le Parisien », « L’Humanité », « L’Aurore»). De l’autre, nous avons inscrit ce qui s’était passé réellement, comme nous l’ont raconté des ouvriers de Flins.

Au cours de la discussion, les camarades immigrés ont parlé. Et nous avons décidé, à l’unanimité, de projeter dimanche soir des films sur la lutte des Palestiniens. Dimanche, pendant la journée, nous avons distribué des tracts rétablissant la vérité sur Renault dans les marchés.

Et nous sommes allés dans les foyers et les bistrots des travailleurs immigrés de Renault. Pour que tous discutent de l’occupation.

Désormais, une chose est claire : entre notre démocratie de combat et l’« autorité » du patron et du syndicat, ce qui arbitre ce ne sont pas les conversations de couloir, ni les intrigues, mais l’ensemble des ouvriers de la Régie.

ANNEXETract du jeudi 6 mai.


LE COMITE DE LUTTE: POUR L’OCCUPATION

Mme CGT = MENTEUSE = Mme DREYFUS

Hier, Madame la CGT ne voulait même pas qu’on parle du lock-out : elle veut fermer les yeux aux ouvriers.

Ici, c’est pareil qu’au Mans.

LA PAYE, ÇA VA PAS: nous voulons une augmentation uniforme pour toute la Régie, nous ne voulons plus de divisions de salaire entre les ouvriers.

Les cadences sont de plus en plus dures, la Régie n’a qu’à embaucher.

Et en plus nous en avons assez des brimades racistes des chefs et de la division que la CGT entretient entre les Français et les immigrés. Comme au Mans.

TOUS, OCCUPONS L’USINE!

Tous les camarades mis au chômage doivent RENTRER DANS L’USINE.

Nous mettrons le lock-out de la direction hors-la-loi.

NOUS FERONS NOTRE PROPRE LOI DANS L’USINE!

ALLONS TOUS A LA DIRECTION

POUR EXIGER NOTRE SALAIRE INTEGRAL ! LES HEURES, ON S’EN FOUT, LA DIRECTION DOIT NOUS PAYER !

COMITE DE LUTTE RENAULT.

Extrait d’un tract distribué à Boulogne, le 7 mai 1971

LA CGT: CONTRE L’OCCUPATION

NOUS NOUS PRONONÇONS

1. Refuser le lock-out en développant l’action sur le lieu et pendant le temps de travail.

2. Pour cesser toute activité en restant sur le lieu de travail pendant l’horaire habituel mais sans occupation immédiate de l’usine.

3. Pour la grève illimitée avec occupation de l’usine.

Position du syndicat : sans préjuger du développement de la situation présente, l’appréciation retenue des divers contacts effectués nous laisse penser que la première proposition est la plus adaptée aux possibilités actuelles de nos milieux.

Ceci dit, notre syndicat prendra toutes ses responsabilités pour le développement maximum de l’action.

P.-S. — Les bulletins de consultation seront diffusés et recueillis par secteur, demain matin.     

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Gauche Prolétarienne: Les Groupes Ouvriers Anti-Flics à l’action (1971)

[La Cause Du Peuple n° 33, 8 janvier 1971.]

Après la campagne sur les cadences qui avait développé un mouvement de sabotage dans l’Ile Seguin et la campagne contre le terrorisme de la direction et, en particulier au moment du licenciement des maos, deux nécessités s’imposent pour le développement du mouvement de masse.

D’une part donner à tous les ouvriers, qui avaient saboté, et qui s’étaient mobilisés, souvent très activement contre les flics de la Régie, une forme d’organisation qui leur permette de faire reculer le terrorisme et de se protéger contre l’arsenal répressif de la Régie.

D’autre part, permettre à la grande masse des ouvriers qui soutenaient le sabotage et qui nous avaient soutenu pendant les licenciements de se mobiliser aussi contre leurs chefs flics, activement.

La voie qui semblait la plus juste pour répondre à ces besoins, c’était de faire reculer le terrorisme de la direction, à partir de la mobilisation d’un atelier.

Au cinquième étage de l’île, c’était là que l’agitation sur le terrorisme de la direction était le plus avancé.

C’est un atelier où la grande majorité des ouvriers sont immigrés, avec des cadences infernales et une répression extrêmement forte.

Beaucoup de sabotages avaient déjà eu lieu, pris en main par un grand nombre d’ouvriers.

Mais l’obstacle pour le développement de l’initiative du plus grand nombre d’ouvriers dans les grèves dures ou d’autres luttes de masse, c’était la répression exercée par une armée de chefs racistes et de mouchards et régleurs de toutes sortes.

Alors, un groupe d’ouvriers a pris en main l’agitation contre la maîtrise, d’abord avec des erreurs de gauche, attaquant en bloc toute la maîtrise en promettant d’en tirer un au sort.

Ensuite, après rectification, l’agitation s’était développée sur le thème : jugement des masses contre les chefs, par le groupe d’ouvriers actifs recevait dans l’atelier, y compris chez les travailleurs français et même chez les syndicalistes locaux, le jugement des masses a été exécuté par les groupes d’ouvriers antiflics.

Les groupes d’ouvriers antiflics ce sont : ceux qui écrivent les tracts, ceux qui mobilisent les masses, ceux qui organisent l’action et ceux qui exécutent la sentence.

Evidemment, les exécuteurs de la sentence ne sont pas les juges, pour des raisons de sécurité évidente (il y a entraide entre les différents groupes ouvriers anti-flics).

La cible choisie, c’était Robert, un régleur qui faisait fonction de chef d’équipe ; fasciste militant, il est au syndicat indépendant Renault ; c’est un salaud qui n’est monté en grade que par fayotage, ce qui fait qu’il était même détesté des autres chefs d’équipes.

L’ACTION

— Le samedi 19, à 6 h 15, à l’entrée de l’équipe, des partisans des G.O.A.F. l’attendaient à la porte de l’usine.

Devant près de 300 ouvriers, l’un d’entre eux le frappe avec une chaîne de vélo, pendant qu’un autre prend la parole pour expliquer ce qu’il est et qu’un autre jette des tracts avec le texte du jugement populaire.

Ensuite, Robert restera pendant un quart d’heure à saigner sur le pavé, personne n’ayant eu l’idée d’appeler l’hôpital. Tout de suite, l’action est popularisée par le G.O.A.F. du 5* étage, et comme près de 1 500 ouvriers l’ont vu allongé par terre, toute l’usine est au courant.

LA PROPAGANDE

Elle a d’abord été faite par les G.O.A.F.

— Au 5* étage tout de suite après l’action, avec un tract reprenant le jugement de la vermine Robert.

— Ensuite, le lundi, sur toute l’usine : 2 500 tracts furent diffusés clandestinement dans l’Ile Seguin par tous les activistes, c’est-à-dire ceux qui veulent prendre en mains les Groupes Ouvriers Anti-flics, expliquant le jugement rendu sur le chef et ce que sont les GOAF, et donnant les armes de lutte : action de masse et action de partisans contre !e terrorisme de la direction.
Les réactions furent excellentes : les ouvriers les plus actifs commencèrent à faire des plans, à repérer les numéros de voitures des crapules connues, d’autres proposèrent carrément : « Nous sommes quatre, on veut constituer un G.O.A.F. ».

Le tract fut distribué clan- destinement par un grand nombre d’activistes.

Pour la grande masse des ouvriers, les réactions furent excellentes également :

— Dans les endroits où la maîtrise est très répressive, enthousiasme délirant, tract lu en public et mis sous le nez du chef, etc. ;

— Dans les endroits où la maîtrise se fait plutôt oublier, enthousiasme et soutien sur le thème : « C’est nor- mal » ;

— Dans les ateliers, des tracts furent faits, popularisant l’action et donnant des axes de luttes sur les crapules locales.

LA PROPAGANDE DES MAOS

Elle fut faite par un tract distribué à la porte, racontant l’action pour tous ceux qui n’avaient pas été tou- chés et donnant le programme des G.O.A.F., avec mode d’emploi précis. LES REACTIONS DE L’ENNEMI : L’ENNEMI EST BRUTAL, MAIS IL EST FAIBLE

Dès qu’est connue au 5° étage l’exécution de la sentence contre Robert, les chefs du 5″ se réunissent autour du tract du G.O.A.F. du 5′ étage et se mettent en grève pendant une heure en disant aux ouvriers : « Faites ce que vous voulez, on s’en fiche. »

Mais dans la grève même deux tendances coexistent : les plus facistes font grève pour que la direction prenne des mesures pour protéger leurs exactions ; ils ont pour cela signé une pétition à la direction ; les autres font grève principalement contre les cadres qui sont au-dessus d’eux, qui leur ordonnent les augmentations de cadences et le terrorisme, sans risquer, eux, le cassage de gueule pour l’instant.

Cette contradiction se retrouve partout chez les chefs dans l’usine : les plus fascistes n’essayent même pas de jouer au malin comme leurs copains du 5°.

Certains préfèrent ne plus pointer leur nez sur les chaînes. D’autres se mettent à dire bonjour aux ouvriers, le matin. Ceux qui .déjà n’emmerdaient pas spécialement leurs ouvriers trouvent la sentence normale.

Résultat pour l’ensemble des travailleurs : le terrorisme des chefs se relâche momentanément.

Les syndicats, eux aussi, sont divisés : de nombreux militants, et même des délégués de base, trouvent l’action juste. La direction C.G.T., qui travaille pourtant activement aux mouchardages et aux licenciements des ouvriers actifs, est juste capable de sortir, quelques jours plus tard et seulement dans l’Ile Seguin, une queue de tract incompréhensible :

La seule voie est l’UNITE DE TOUS LES SALARIES (ouvriers, techniciens et agents de maîtrise) pour les revendications communes à tous.

C’est pourquoi nous ne sommes pas d’accord avec les agressions fascistes comme celle qui s’est déroulée à (‘encontre d’un agent de maîtrise, samedi dernier.

Nous ne tolérerons pas que des « cagoulards » du style hitlérien viennent aux portes agresser des membres du personnel.

Après un début de tract attaquant nomément un chef d’atelier fasciste de l’Ile, sous le titre « NOUS NE TOLERERONS PAS UN TEL MEPRIS DES TRAVAILLEURS. »

CETTE CAMPAGNE OUVRE UNE NOUVELLE VOIE

L’idée de l’application de la justice populaire dès aujourd’hui à Renault pénètre les masses. Le tribunal populaire de Lens, le jugement d’un dét pute U.D.R. par les ouvriers de Boussac, l’enlèvement et le jugement du député U.D.R. de Grailly, bénéficiaire du scandale financier de La Villette et rapporteur de la « loi scélérate » anti-casseur, l’exécution par les révolutionnaires basques du tortionnaire Manzanas ne sont plus des exemples lointains.

L’idée qu’il y a « des brigades d’ouvriers qui punissent les mauvais chefs » pénètre aussi largement. Les Groupes Ouvriers Anti-Flics commencent à ne plus être aux yeux des larges masses des « casseurs sympathiques », mais les exécuteurs, avec tout le sérieux nécessaire, de leurs sentences.

La diffusion clandestine des tracts des G.O.A.F. permet beaucoup plus largement aux travailleurs de prendre en main la propagande et est un gage de sérieux et de solidité de la résistance ouvrière.

PROGRAMME ANTI-CHEFS

Qu’est-ce que c’est qu’un chef flic ?

— C’est un mec payé pour nous faire gratter le plus possible, c’est celui qui est chargé de nous faire faire nos cadences et aussi de les augmenter. Tu t’arrêtes cinq minutes de bosser pour te reposer, tu as aussitôt un chef sur le dos.

— C’est un mec payé pour nous surveiller. Ils entretiennent des mou- chards, ils repèrent les ouvriers qui sabotent le profit, ils dénoncent les meneurs, c’est les flics de l’usine.

Les chefs, ils sont payés pour nous faire gratter et pour nous espionner, c’est nos ennemis, ils sont « salariés » comme les flics et les C.R.S., rien à voir avec les ouvriers comme voudraient le faire croire les syndicats.

Là dedans, il y a des braves mecs qui essaient de gagner leur bifteak sans trop s’occuper de ce qui ne les regarde pas. Ceux-là, on ne s’occupe pas plus d’eux que du flic qui fait la circulation.

Mais il y a aussi un pourcentage de salauds qui ont sans arrêt l’insulte à la bouche, qui sont des racistes, qui filent les cartons de pointage en retard, qui refusent les bons de sortie, qui filent des brimades, des sanctions, des licenciements.

NOUS AUSSI ON DOIT LES JUGER

Un chef, il faut noter toutes les saloperies qu’il fait, en discuter avec tous les gars de l’atelier, se mobiliser contre elles.

EN MASSE

A chaque sanction, tous ensemble on va au bureau. Quand ils nous font trop chier, quand ils sont racistes, on débraye pour aller s’expliquer, avec eux.

Il y a des tas de trucs à faire pour les emmerder.

On peut aussi faire un tract contre eux en dénonçant toutes leurs saloperies, des affichettes avec leurs noms, pour mobiliser tout le monde et pour les avertir.

EN GROUPES OUVRIERS ANTI-FLICS

Et si un tract, cela ne suffit pas, si l’avertissemeni il ne veut pas le comprendre ; si tous les ouvriers sont d’accord mais qu’ils n’osent pas encore manifester en masse ou si la pression des masses est encore insuffisante pour lui faire peur, on est capable de lui faire- payer ses saloperies d’une manière efficace et qui laisse des traces.

Au 38, contre le chef flic Menard, les ouvriers ont multiplié les affichettes, salopé son bureau, crevé les pneus de son vélo, etc., et un jour, toute la manutention a débrayé pour s’expliquer avec lui. Après il s’est calmé.

Aux forges, un chef raciste avait vidé deux ouvriers arabes, des ouvriers lui ont cassé la gueule.

On n’a jamais su qui c’était, etc.

Cela prouve que contre les flics, on peut obtenir des victoires dès maintenant.

— D’un côté, si on s’unit pour lutter contre eux, si on débraye, si on isole les mouchards, on se renforce et ils ne peuvent plus rien faire.

— De l’autre, les groupes ouvriers anti-flics appliquant les sentences décidées par tous les ouvriers, cela fout la trouille aux salopards. Une semaine d’hôpital et des cicatrices sur toute la gueule pour 180 000 balles par mois, cela ne vaut pas le coup. Et surtout faut pas qu’ils comptent sur Dreyfus pour les défendre. Pour lui, ce n’est rien que les chiens qui doi- vent obéir à leurs maîtres et c’est tout.

Les ouvriers font leur justice eux-mêmes.

A bas le terrorisme de la direction qui multiplie les flics pour briser les luttes.

— En s’organisant, en s’unissant, on empêchera les flics de nuire. — Faire reculer les chefs flics, c’est se préparer à lutter contre les cadences, les salaires de misère et les licenciements.

Créons partout des groupes ouvriers anti-flics.

Les luttes d’aujourd’hui préparent les usines de demain, où les ouvriers seront les maîtres.

Appliquer les lois de la justice populaire aux chefs salauds, ça soulage notre esclavage actuel, mais ça prépare aussi le jour où les ouvriers prendront et garderont le pouvoir, le fusil à la main.

Dans les usines, nous ferons comme en Chine Populaire.

Un comité ouvrier élu par tous et révocable à tout moment dirigera l’usine.

Les chefs cadres qui auront commis de grosses saloperies contre les ouvriers seront punis, après jugement de tous les ouvriers. Au début, les anciens chefs qui n’ont pas commis de crimes contre les ouvriers, qui seront prêts à collaborer sous la direction des ouvriers à la marche de l’usine aideront les ouvriers à organiser le travail.

Au fur et à mesure que les ouvriers connaîtront mieux le fonctionnement de l’usine, ils les enverront bosser comme tout le monde.

Au fur et à mesure, les ouvriers eux-mêmes formeront leurs techniciens :

En Chine, des ouvriers sont désignés par les assemblées ouvrières des usines pour aller à des écoles polytechniques en fonction de leur attachement à l’intérêt collectif surtout (tous les arrivistes sont éliminés, même ceux qui sont très intelligents).

Ils y restent deux ou trois ans dans un système mi-travail, mi-étude.

Puis ils retournent dans l’usine où ils sont ouvriers comme tout le monde et où ils se servent de leur savoir pour diriger la résolution des problèmes qui se posent et apprendre aux autres ouvriers et non pour gagner plus et pour écraser les autres.

Préparons-nous dès aujourd’hui à exercer la justice populaire.

Forgeons dès aujourd’hui la milice ouvrière nécessaire pour prendre et garder le pouvoir.

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Enquête sur les maos en France: Mokhtar (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

MOKHTAR. – J’ai toujours vécu dans un village ouvrier. Au Maroc oriental il y a des villages miniers.

Mon père est mineur depuis l’âge de quatorze ans, dans les mines de plomb.

Il a travaillé jusqu’à sa retraite, enfin pas sa retraite, une maladie : il a perdu la vue.

Moi, j’allais à l’école et j’ai réussi à avoir mon certificat d’études primaires, mais dans le village où j’étais il n’y avait pas de cours secondaire, fallait que j’aille dans la grande ville et ça demandait beaucoup d’argent.

Je fais partie d’une nombreuse famille où on est treize enfants parce qu’il y a eu deux morts, on était quinze.

Je suis l’aîné de la famille. II y avait des problèmes avec mon père parce que je suis descendu à la ville, mais je faisais l’école buissonnière.

A l’école secondaire, je me sentais un peu… tous les copains avaient plus ou moins de l’argent… ils parlaient de cinéma, ils parlaient de tas de trucs.

Moi je me sentais gêné, j’avais pas du tout de fric, j’étais pas très bien habillé.

Et puis, vu la façon dont j’allais à l’école avant, enfin à l’école primaire, j’apprenais jamais mes leçons, c’est-à-dire, non, j’apprenais mes leçons mais c’était pas en revenant chez moi: tout mon cartable, mes cahiers et tout, je les laissais à l’école.

En sortant de l’école, j’oublie l’école, mais j’étais bien vu par les instituteurs parce que j’avais de la mémoire.

J’avais toujours des bonnes notes mais c’était pas en étudiant chez moi. En sixième il y avait des tas de trucs à apprendre.

Moi, j’avais jamais fait ça et c’était pratiqueitient impossible chez moi : on était nombreux et je ne pouvais pas me mettre dans un coin pour apprendre quoi que ce soit.

Mais c’est pas surtout ça. Je me rappelle d’une chose : j’étais en classe et je pensais (j’étais jeune, j’avais onze ans, je crois), bon, j’ai pas de fric, il faut que je vole un peu de fric à mon père.

Un peu de fric ça veut dire un franc ou deux francs. A

lors le matin en me réveillant pour aller à l’école, je fouille dans les poches de la veste de mon père, mais je trouve vingt centimes et c’est tout.

J’ai dit :  » Ça y est, voilà, mon père il est pauvre, il a pas d’argent « ; ça m’a vachement choqué.

En étant à l’école, j’ai beaucoup réfléchi à ça. J’arrivais pas ce jour-là à suivre les cours, et celui qui nous faisait les cours, tout d’un coup, il me pose une question sur la leçon qu’il faisait.

Je me lève, je ne savais pas ce qu’il disait, alors je n’ai pas pu répondre, et devant tous les copains de l’école il commence à me dire :  » Voilà, si tu veux dormir, tu n’as qu’à rester chez toi, ici on vient pour étudier. « 

Alors tous les gars se foutaient plus ou moins de ma gueule.

Depuis ce jour-là, j’ai pas osé retourner à l’école. Mon père m’a dit :  » Bon tu vas travailler. « 

Parce que mon père est ancien dans la mine, ils ont accepté de m’embaucher malgré que j’avais pas dix-huit ans.

Ça me faisait un drôle d’effet de descendre dans la mine avec les vieux.

J’ai quand même continué dans la mine mais j’ai commencé à voir toutes les injustices.

La plupart des chefs dans cette mine, c’est des Français.

Moi j’étais manœuvre mais, comme j’étais jeune, j’étais pas très fort.

Le premier jour que je travaille on me donne une pioche et une pelle.

On me dit :  » Tu vas creuser.  » II fallait arranger des tas de pierres pour le passage d’une machine qui transporte le minerai.

Je commence à taper mais comme j’étais encore maladroit, la pioche me paraissait très lourde, la pelle aussi, alors le chef, qui connaissait mon père et qui me connaissait un peu, me disait :  » Tu vois, c’est bien fait pour toi.

Il faut foncer c’est ce que tu as toujours voulu.

Maintenant c’est plus l’école ici, on rigole pas ici, il faut creuser sinon tu vas être mis à la porte. « 

Je faisais mon possible mais je voyais que les gens ressentaient pas ce que je ressentais.

Mon père me disait :  » Si tu ne vas plus à l’école, si tu arrêtes, tu es plus un homme. « 

Moi, je réfléchissais, et je me disais :  » C’est pas normal, l’école avant, elle n’existait pas et pourtant il y avait des hommes.

C’est pas par l’école que ça veut dire qu’il y a des hommes.

II y a bien des hommes qui n’ont jamais été à l’école mais c’est des hommes quand même.

Homme, ça veut dire sérieux et tout. « 

Vu que j’avais quitté l’école c’était comme si j’étais devenu quelque chose de mauvais.

C’est ça que me disaient les chefs :  » Bon maintenant tu vaux rien, il faut travailler parce que tu n’as pas été à l’école. « 

Je me rappelle que les premiers jours en sortant du travail j’allais directement chez moi, je mangeais pas, je m’endormais directement, et le lendemain je me réveillais pour retourner à mon travail.

Ma famille me disait : ce Tu vois ce que ça veut dire le travail, c’est dur.  » Je comprenais ce c’est dur « .

Après je me suis un peu habitué.

Dans le village on se connaît entre nous et il y a un commissariat.

Là-bas, les policiers avaient une allure de gens respectables, ils étaient invités par tout le monde.

C’est ça qui me tracassait beaucoup.

Dans les cafés, tout le monde leur offrait à boire.

Et puis y a eu une histoire : j’ai eu un petit frère qui se battait avec un autre garçon, des histoires de gosses, mais un policier est venu qui a pris mon frère qui avait à ce moment-là dix ans, et l’a battu.

Le flic était un peu bourré je crois.

Moi, j’étais dans un café et des gens m’ont dit :  » II y a ton frère qui est battu par un policier « , alors je sors du café et je trouve le policier qui coince mon frère et lui met des menottes.

Je dis :  » Mais pourquoi tu le frappes? « 

II m’a dit :  » De quoi te mêles-tu?  » J’ai dit :  » C’est mon frère…  » Alors il m’a donné un coup.

Sur le moment, j’ai rien fait mais ça m’a vachement travaillé.

Après, dès que je voyais ce policier, je ne me sentais pas très bien.

Le jour de la paye, quinze jourss plus tard, je vais au bar à côté pour boire un coup.

Là, je trouve un mec qui parle de la politique, sur les syndicats et tout.

Il commence à discuter avec moi :  » Vous les jeunes vous avez un grand rôle à jouer… « 

J’écoutais pas très bien et tout d’un coup le policier entre avec un ouvrier que je connaissais bien.

Le mec qui était avec le policier me dit :  » Alors, Moktar, tu me payes à boire. « 

Comme il était avec le policier j’ai dit : « Je paye ni à toi ni à personne. « 

Alors le flic me dit :  » Ça y est vous êtes devenu grand, mais vous allez voir, maintenant on va s’occuper de vous. « 

II m’a dit des tas de conneries et puis enfin :  » Vous ne servez qu’à être enculé. « 

Alors je me lève et je dis :  » II y a pas un grand enculé comme toi. « 

Alors le policier me donne une gifle.

Je ne sais pas comment j’ai fait, je me bagarre pas beaucoup, mais ce jour-là, je l’ai complètement esquinté, ça saignait, il avait le nez aplati.

On m’emmène au commissariat.

Les policiers dans le commissariat se foutaient pas mal de ce que j’avais fait.

Dès qu’ils entraient, ils disaient :  » Voilà, celui-là qui a frappé Hamid  » (le policier s’appelait Hamid), ça suffisait pour que je reçoive des coups de pieds.

C’était comme si j’avais commis un crime.

J’expliquais mais ça ne servait à rien.

Je commençais à voir qu’il n’y a pas de justice mais c’était surtout quand on m’emmène au tribunal… c’était un tribunal de village.

Là le policier dit :  » Je passais dans le café. Lui, il faisait déjà la bagarre.

Quand je suis entré il m’a tapé.  » Moi j’ai dit :  » Non, voilà ce qui s’est passé « , mais le commissaire qui est aussi dans le tribunal avec le juge a dit :  » Celui-là, on le connaît, il a quitté ses études « , et on m’a mis un mois et demi de prison.

C’est là que j’ai beaucoup réfléchi. Je me posais des tas de questions.

C’était une petite pièce avec des gardes.

Pas vraiment une prison, mais je pensais que même si on me disait que j’étais libre, que je pouvais sortir, en fait, je n’étais pas libre, « Même si tu n’es pas enfermé, tu n’es pas libre. « 

C’est à ça que je réfléchissais beaucoup.

Comment des gens ont le droit de me dire que je suis pas libre.

Quand je réfléchissais que j’avais rien fait, que c’était une injustice, je pensais que je me vengerais de ce flic parce que c’est pas normal, parce que c’est lui qui doit être en prison et pas moi.

Quand enfin je suis sorti de ce truc, les gens voyaient en moi comme un voyou, comme quelqu’un qui a fait des crimes.

Moi au contraire je pensais que la justice doit me revenir.

Je retourne pour travailler, on refuse de me reprendre :  » Le commissaire a dit qu’on ne peut pas t’accepter. « 

Je commence à chômer.

J’ai chômé pendant un an.

Qu’est-ce que je devais faire? On parle beaucoup de l’étranger parce qu’il n’y a pas de boulot dans le pays.

Il y a eu autre chose aussi.

En 67, il y avait ce qui se passe en Palestine.

Je ne quittais pas la radio une seconde.

Avant je ne m’occupais pas de ces choses, mais pendant que je chômais j’avais toujours l’oreille à la radio, depuis le matin jusqu’à ce que j’en peux plus, je dors.

En 68 également je quittais pas la radio, pour les bagarres qu’il y a eu ici…

La France me paraissait, c’est ça qui court là-bas, un pays civilisé.

J’écoutais beaucoup la radio française et je me disais:  » C’est bien la France, c’est pas comme le Maroc.

Il y a la justice, les gens trouvent du boulot. « 

Je me disais, c’est bien.

Mon père a toujours été dans les syndicats.

Il a été dans un parti qui a fait la résistance contre le colonialisme, le parti de l’Istiqlal.

Moi, dès que j’ai été dans la mine, je croyais à aucun parti au Maroc.

Il y avait deux partis et deux syndicats.

Ce que je ne comprenais pas c’est que si un syndicat lance une grève, c’est pour les salaires, pour des trucs qui intéressent tout le monde, alors pourquoi l’autre syndicat parce qu’il est pas d’accord avec l’autre parti, ne fait pas grève.

Ça fait la division alors que le parti qui n’est pas d’accord c’est pour des choses qui n’intéressent personne.

Avant il y avait un seul syndicat.

Quand il y avait des grèves générales dans la mine, il y avait ni police, ni soldats, ni rien, mais quand il y a eu deux syndicats, deux partis, dès que l’un faisait grève, l’autre disait  » non  » et il y a eu la police, les soldats qui viennent dans le village.

Il y a eu des morts, des ouvriers tués parce qu’ils ont travaillé alors que les autres ont fait grève.

Ou vice versa.

Des ouvriers qui se tuaient les uns les autres.

Mon père se trompait.

Il restait dans ces trucs-là.

Il disait que ceux qui dirigeaient l’autre parti étaient des salauds.

Il me disait :  » Je suis vieux maintenant et toute ma vie était dans ce parti.

On a eu l’Indépendance grâce à ce parti.

Maintenant si je fais quelque chose ça va servir à rien. « 

Je le comprenais plus ou moins.

C’est le minerai qui lui a esquinté la vue.

Quand sa vue a commencé à diminuer il a acheté des lunettes, au marché aux puces, des lunettes qui lui montraient les lettres plus grosses, mais après il pouvait plus lire.

Il me prenait moi pour que j’achète le journal et que je lui lise.

Pendant les Six Jours de la guerre d’Israël l’atmosphère a changé dans la ville.

Les petits commerçants sortent leur radio, ils augmentent le son à fond quand il y a les informations, des groupes se font devant chaque boutique.

Le parti U.N.E.F.P.L. a essayé de faire une manifestation pour soutenir les Arabes, mais la police a matraqué tout le monde parce que tout le monde est pour la lutte du peuple palestinien.

Ce qui n’est pas clair, c’est la question sionisme, juifs, tout ça…

Pour la Palestine, les gens disent :  » Bon on va partir « , ça s’est vu partout.

C’est même pour ça qu’Hassan II a voulu envoyer des soldats là-bas.

Il les montrait à la télé, dans les journaux, en défilé dans toutes les villes pour calmer les gens qui disaient :  » Nous, on veut partir volontaires « , mais on n’enrôlait personne.

En écoutant les trucs de Mai 68 à la radio, en lisant le journal, ça m’a encore fait penser que la France c’était bien.

Surtout quand il y avait des reportages des bagarres.

La radio disait que même les journalistes étaient tapés par la police, même des journalistes de France-Inter étaient matraqués alors je voyais qu’il y avait le gouvernement, la police mais que tous les autres gens étaient contre.

Les radios elles-mêmes disaient beaucoup de mal de la police. Je me suis dit :  » Décidément la France c’est bien. « 

Comment j’ai fait pour venir? Il y a un bureau de placement et dès que le bruit court qu’il y a du recrutement pour l’étranger, les gens passent la nuit, font la queue devant le bureau de placement.

Ils peuvent rester une semaine comme ça en se relayant entre copains pour aller chercher des casse-croûte.

Moi, on m’a dit :  » Qu’est-ce que tu sais faire?  » J’ai dit : « J’étais mineur. « 

On m’a dit :  » Va à Djerada, c’est une mine de charbon. « 

J’ai travaillé dans les mines de plomb, mais je ne savais pas qu’il y avait encore plus dégueulasse dans les mines de charbon.

Quand je rentrais dans la mine de charbon je me considérais comme mort, et tous les ouvriers comme moi.

En sortant de là j’hésite plus beaucoup à frapper n’importe qui parce que moi, maintenant, c’est fini, chaque fois que je descends, je rencontre la mort en bas.

Je voulais pas mourir. J’en pouvais plus de ramper pendant des kilomètres avec des charges trop lourdes.

Je suis resté deux mois, j’ai pas pu résister.

J’ai même pas attendu mon compte. Ils me payaient six francs la journée pour le travail le plus dur.

Au bureau de placement, on donne une carte pour venir voir chaque semaine, s’il y a du boulot. Je retournais, je retournais.

Un jour, on me dit :  » Est-ce que tu as fait de la soudure?  » Moi j’ai jamais fait de la soudure.

J’ai dit :  » Oui j’ai fait de la soudure. – Est-ce que tu as un certificat?  » J’ai dit :  » Je l’ai mais je l’ai pas ici. – Va le chercher, Rabat nous a appelés, on a besoin de soudeurs là-bas. « 

J’avais un copain qui était avec moi à l’école, qui travaillait dans le bureau de cette mine où je travaillais avant.

Je lui dis :  » II me faut un papier blanc avec l’en-tête de la mine. « 

II me donne le papier, là je vais voir un autre copain qui, son père est commerçant, a une machine a écrire.

Il écrit le certificat et je me présente au bureau de placement comme ce soudeur « .

On me dit :  » C’est bien. « 

Au bout de deux mois je reçois une convocation comme quoi je devais me présenter à l’Office français d’immigration à Casablanca.

Je ne savais même pas où j’allais.

Est-ce qu’il y a du travail à Casablanca?

On nous parle des usines Chausson à Paris.

On nous dit :  » Vous, vous allez partir pour la France, il faut que vous passiez des tests. « 

Ils discutaient avec nous pour savoir si on parlait le français.

Ils nous disaient que là-bas c’était comme au Maroc, qu’il y avait pas le racisme, qu’il y avait aussi des  » souks « , etc., enfin la propagande.

Ils nous passent une visite médicale.

J’ai jamais vu une visite comme ça. On était en file tout nus, une infirmière passait.

Elle nous regardait les dents.

Pour une prise de sang, on tendait tous le bras. Chaque opération, elle la faisait comme ça, rapidement, comme si on n’était pas des hommes.

C’était vraiment pas bien mais à ce moment-là, moi, j’étais très content, je pensais :  » Maintenant, ça s’est arrangé. « 

On nous avait dit que le voyage était payé, la nourriture et tout.

On arrive à Casablanca, on nous donne un sac en papier avec deux petites boîtes de conserve pour tenir cinq jours de train de troisième classe.

En France, ça n’existe plus, des trains avec des bancs de bois. On nous dit que des gens vont nous attendre à notre arrivée en France.

On était malades tellement on était fatigués, sans manger.

On arrive ici avec beaucoup de gens venus avec des contrats pour Chausson, pour Simca.

Il y avait des cars qui attendaient ceux qui sont venus pour Simca.

Nous, on se retrouve à huit dans la gare.

On sait pas où aller.

Aucun de nous n’a de l’argent.

Il y en avait encore un qui avait des cigarettes, c’est tout.

On est arrivé à six heures et on a attendu jusqu’à minuit.

Là, un mec de Chausson est arrivé, il nous prend avec des voitures et nous emmène à Chausson.

Celui qu’on a vu au Maroc est venu.

Il a répété au moins cinq fois :  » Surtout pas de politique. Vous êtes là pour travailler. Vous gagnerez assez d’argent pour l’envoyer à vos parents. « 

On faisait pas de politique à ce moment-là.

On pensait que l’essentiel, c’est travailler.

Mais à l’usine on voit que c’est pas bien, que le travail est très dur.

On se rencontrait entre nous, on disait :  » Ça va pas.  » On pensait que la France, c’était pas ça.

On était logés dans des foyers de travailleurs, la société gérante dit que le foyer est pour le bien des travailleurs, qu’elle a pas de bénéfices, mais en voyant de près la chose, on voit qu’elle fait des bénéfices très importants.

Ils louent des piaules à 15 000 balles.

Il y a le lit où s’allonger et c’est tout.

Et ce foyer-là était pas le plus dégueulasse.

Souvent ils sont à dix par chambre.

On n’a pas le droit que quelqu’un vienne nous rendre visite, pas le droit de faire du bruit, pas le droit de rentrer à une heure tardive, vraiment une prison.

Je me suis dit :  » C’est clair que c’est pas bien, alors je vais faire comme tout le inonde, je vais résister. « 

Ça commence à travailler dans la tête; je vais à l’usine, le travail est dur, les chefs gueulent, les cadences me rendent fou, la paye est mauvaise. J

e reviens chez moi, le gérant gueule, j’ai pas le temps de faire la cuisine… alors à peine le contrat fini – c’était un contrat de six mois – on quitte tous Chausson.

On dit qu’on va aller autre part.

On parlait à ce moment-là de Renault.

Avant, dans le foyer j’écoutais toujours la radio, j’achetais beaucoup de journaux.

J’avais beaucoup de copains qui quelquefois n’osaient pas parler avec le gérant pour des draps, pour toutes les histoires… enfin ils osaient pas, alors je descendais avec eux.

Pour tous les papiers de Sécurité sociale les gens venaient me voir, ils me racontaient tout sur le gérant : un officier dans l’armée française en Tunisie, qui parlait bien l’arabe, et qui disait :  » Moi, je suis comme les Arabes « , mais en fait il était très raciste.

Il rentrait dans les chambres à n’importe quelle heure, il réveillait les gens.

Il disait :  » Vous êtes dégueulasses, vous n’avez qu’à retourner chez vous, vous ne savez pas lire, ni écrire. Normalement vous ne devriez pas vivre, vous n’avez pas le droit de vivre.

 » Moi je l’engueulais, je lui disais :  » C’est pas vrai. « 

En travaillant à Renault-Flins, c’est là que j’ai commencé à voir des tracts, à entendre qu’il y avait des maoïstes.

Sur la Chine, je savais que c’était très bien.

J’ai jamais vu quelqu’un dire que la Chine est mauvaise.

Je comprenais que c’était un pays progressiste, mais différent des autres vu que personne ne dit de mal de la Chine, pas comme la Russie.

Le fait que la Chine était pas à l’O.N.U. c’était très bien aussi.

Et même j’expliquais aux gens pourquoi la Chine, c’est bien; la Chine sait que les autres gouvernements sont tous des salauds, alors elle va pas à l’O.N.U.

J’ai vu des tracts signés  » les maoïstes  » qui étaient distribués à Flins. Je lisais et je faisais la différence avec les autres tracts distribués par la C.F.T.C. et tous les autres syndicats.

Les tracts des maos expliquaient, s’il y a un chef dégueulasse, voilà comment il faut faire.

Pour les cadences, voilà comment il faut faire.

En prenant un tract de la C.G.T., on voyait des tas de chiffres pour les coefficients machin et tout, je comprenais pas.

Enfin, je savais que ça intéressait personne.

Que les ouvriers aient une grille de salaire de plus ou de moins, c’est pas ça qui va diminuer les cadences.

C’étaient aussi les seuls tracts qui défendaient les immigrés, qui disaient qu’il n’y avait pas de différence entre Français et immigrés, qu’ils ont tous les mêmes droits et que tous doivent s’unir.

La chose qui m’a frappé aussi, c’est les ouvriers qui sont à la C.G.T., en fait, c’est pas les ouvriers qui parlent, c’est la C.G.T.

Si la C.G.T. voit que les immigrés ont pas les mêmes droits que les Français, elle voit aussi que le gouvernement ne leur donne pas ces droits.

Comme elle dit qu’elle est contre le gouvernement, moi, je dis que la seule chose à faire, c’est que les immigrés soient délégués eux aussi, qu’ils aient les mêmes droits.

Mais la C.G.T s’intéressait pas aux immigrés.

Avant de connaître les copains maoïstes pour organiser des luttes, je faisais des trucs surtout sur le foyer.

Ça veut pas dire qu’il y a eu des victoires, j’ai pas su m’y prendre.

Mais il y avait un ouvrier qui s’est engueulé avec le gérant pour payer le loyer…

Ça criait fort.

Moi, je travaillais la nuit, j’étais encore en pyjama, je sors à la fenêtre et je trouve tous les gens aux fenêtres pour voir ce qui se passait en bas.

Alors je suis descendu et j’entends le gérant qui dit à l’ouvrier:  » Tu n’as pas le droit de parler parce que tu ne sais pas lire. T’as intérêt à monter dormir. « 

Moi, je gueule aussi :  » C’est ça, tu crois que s’il sait pas lire, c’est une bête, c’est un animal. « 

Et je dis aux autres ouvriers :  » II faut descendre. « 

Tous les ouvriers sont descendus mais je ne savais plus quoi faire.

Les ouvriers ont dit :  » II faut que le gérant choisisse, soit il s’en va, soit on le tue.

Et même si la police vient, on va tout brûler. « 

Ils disaient n’importe quoi.

On est resté, dans le foyer, à peu
près 350 personnes, en bas.

Le gérant avait peur, la femme
du gérant voulait me parler, elle me disait :  » Vous ne comprenez pas! « 

Les gens de l’Amicale – ce sont les représentants
du gouvernement algérien – viennent et commencent à dire :
 » Du calme! on est bien d’accord que le gérant est salaud avec
vous, on va arranger ça. « 

Qu’est-ce qu’ils font? Ils entrent avec le gérant pour discuter.

La majeure partie des ouvriers de ce foyer sont des Algériens, un peu moins des Marocains et puis beaucoup moins des Tunisiens.

Les gens de l’Amicale disent :  » C’est nous les représentants des Algériens, on va lutter. « 

Moi, je dis :  » Mais y a aussi des Marocains. C’est pas
l’Amicale qui va s’occuper de ça, c’est nous. « 

Ils m’ont dit :  » Nous, on est pour l’intérêt de tous les ouvriers. »

C’est pas vrai… Il y a même pas trois jours, j’ai eu une discussion avec un Algérien. Il m’a dit :  » Tu as raison, ce qui se passe dans l’Amicale c’est que dans chaque section, si c’est un chef kabyle, tous les autres, c’est uniquement des Kabyles.

Si c’est un chef qui n’est pas kabyle, il n’y a pas de Kabyles « , etc.

Si l’Amicale représentait vraiment les ouvriers, elle devrait déjà unir les gens sur ces trucs simples et pas favoriser ces contradictions de rien du tout.

Donc au foyer, un grand responsable de l’Amicale arrive, un vieux qui était dans le F.L.N. ici, en France – il passe dans toutes les chambres et il dit :  » Ce soir, on va avoir une grande réunion pour discuter. « 

On descend.

Primo, il ne parle que de l’Algérie, que des Algériens, que du F.L.N., que du gouvernement algérien, et à la fin il dit qu’il jure, au nom du sang qui a coulé, des martyrs qui sont tombés pendant la guerre d’Algérie, que le gérant quittera avant la fin du mois, et cela, grâce aux démarches faites par le Consulat d’Algérie.

Alors les ouvriers disent :  » Si c’est comme ça, on est d’accord, le gérant va quitter, c’est ce qu’on veut.  » II a jamais quitté!

Maintenant, quand les gens de l’Amicale viennent, on se fout pas mal d’eux.

C’est après cette histoire que j’ai commencé à rencontrer les copains maoïstes.

Avant j’achetais La Cause du peuple, j’étais très content parce que c’était simple.

Ce qu’ils disaient était vrai.

La rencontre avec les maoïstes a changé mes perspectives parce que j’ai vu qu’il fallait s’organiser, j’ai vu déjà comment faire.

Dans le foyer, il y avait des copains qui avaient des idées, des expériences mais je ne savais pas ce qu’on pouvait faire de plus.

J’ai pas fini sur le foyer parce qu’après j’ai fini par être expulsé.

Je voyais que c’était très bien quand on est descendus, qu’on était tous contents, et que le gérant avait peur mais je ne savais pas comment continuer pour qu’on ait la parole et que le gérant parte.

Après, dès que quelqu’un avait un problème, c’était moi qui descendais engueuler le gérant, jusqu’au jour où il est venu avec des gendarmes.

Il m’a dit :  » Tu vas. être expulsé. « 

J’ai dit :  » Donne-moi un papier. « 

II avait peur de me donner le papier.

Je savais pas ce que je pourrais faire avec ce papier, mais comme il avait peur, je me disais il me faut un papier.

Il me l’a pas donné, mais après j’ai dit aux copains :  » Je vais pas partir comme ça. Je veux rester pour voir jusqu’où il peut aller. « 

Un jour, je vais au boulot et quand je reviens je trouve dans ma chambre des nouveaux qui installent leurs bagages.

Je leur dis :  » Qu’est-ce que vous faites là?  » Ils me disent : « C’est le gérant qui nous a donné la chambre.  » Moi, je dis : ce Non, il faut sortir. « 

Ils voulaient se bagarrer avec moi.

Alors, je leur ai expliqué que nous sommes pareils, que si c’est le gérant qui leur a donné la chambre, ils doivent retourner au gérant pour lui demander pourquoi il donne une chambre où il y a quelqu’un dedans.

Ils ont compris et on est descendus ensemble voir le gérant qui a dit :  » Bon, je vais appeler la police. « 

Je suis allé avertir mes amis, on est restés dans la chambre à attendre.

A onze heures tout le monde est allé se coucher parce qu’ils travaillaient le lendemain.

Je suis resté avec un type.

Alors y a quatre gendarmes qui entrent.

Le gérant dit :  » C’est un rebelle, il porte atteinte à la sûreté de l’État, c’est un agitateur, c’est un maoïste. « 

Moi, je comprenais pas ce qu’il disait.

C’est vrai, j’étais seul avec les ouvriers, j’avais jamais eu de contacts avec d’autres personnes, je connaissais pas encore les camarades. J

e savais pas ce que ça voulait dire : maoïste. Quand il me disait :  » Tu es maoïste « , je me disais :  » Si les maoïstes font comme je fais, alors c’est très bien. « 

Les gendarmes me prennent à deux, par les épaules, ils me descendent jusqu’en bas.

Deux se mettent à la porte du foyer et me disent : « Barre-toi. »

C’était la nuit, vers onze heures, minuit.

Je dis :  » Je remonte prendre mes bagages pour aller à l’hôtel, j’ai pas où aller.

– Non, non. Ce soir tu ne rentres pas. Un autre jour peut-être, mais pas aujourd’hui. « 

Ils avaient peur que j’aille réveiller tous les copains. Alors je suis parti seul dans la nuit.

C’est là que j’ai contacté des camarades et qu’on a vu beaucoup plus sérieusement ce qu’on pouvait faire. J

‘ai vu qu’il y a beaucoup à faire.

On est sur la même route.

Dans le foyer, je me disais que je suis peut-être tout seul à voir comme ça; peut-être je pense mal, mais quand j’ai vu qu’il y avait beaucoup de gens, beaucoup d’ouvriers qui réfléchissaient comme moi, qui se disaient :  » Ça va me servir à quoi de venir ici en France : ramasser des petites économies, retourner chez soi, revenir ici. « 

Je voyais que ça n’avait aucun sens de continuer comme ça.

Qu’il fallait qu’on se retrouve ensemble, même ceux qui avaient peur, même ceux que la famille empêchait de lutter.

La lutte que je mène ici et la lutte que je mènerai chez moi, c’est la même.

La question de l’unité avec les travailleurs français doit venir des travailleurs immigrés parce qu’ils sont beaucoup plus disposés à s’unir : ils ont échappé à toute l’intoxication du parti communiste français, il y a pas beaucoup de choses qui les) arrêtent.

Les travailleurs immigrés sont conscients du besoin d’unité avec les travailleurs français.

Par exemple, ce qui s’est passé dernièrement à Chausson : la concentration du travail le plus dur est pour les Marocains et les Arabes, c’est eux qui déclenchent le mouvement.

La C.G.T. sort un tract pour calmer.

La réaction des Français à ce moment, c’est :  » Les Arabes, ils en veulent. « 

Être maoïste, pour moi, ça veut dire qu’ici, en France, les ouvriers et surtout les ouvriers immigrés vont relever la tête.

Je me dis que le jour où je décide de retourner chez moi, ce sera beaucoup plus simple qu’ici parce que chez nous les gens sont pauvres et c’est clair : il y a pas toutes ces C.G.T. qui trompent les gens.

Là-bas, ils comprendront tout de suite. Je lutte ici vu qu’actuellement les ouvriers immigrés sont exploités ici.

Je lutte pas uniquement pour retourner chez moi, mais pour faire la révolution ici en France et chez moi.

Si les travailleurs immigrés sont une force pour la révolution en France?

Sûrement.

S’il n’y a pas de participation des ouvriers immigrés dans la révolution en France, il y aura peut-être quelque chose mais ce ne sera jamais une révolution en France, il y aura peut-être quelque chose mais ce ne sera jamais une révolution, ce ne sera jamais les ouvriers au pouvoir.

Tous les ouvriers immigrés doivent penser comme moi, mais pour nous, les Arabes, c’est rare de penser qu’on est définitivement en France, alors beaucoup disent :  » Ça va me servir à quoi? D’accord je suis exploité, les ouvriers sont exploités, il faut lutter mais on va retourner chez nous et ça va pas servir à grand-chose. « 

Moi je pense que si on lutte pas ici, on va rien faire chez nous non plus.

Si on vient ici où il y a tous les ennemis, les patrons, et tout, on doit faire l’unité avec les travailleurs français : c’est la meilleure solution pour écraser les patrons, mais la C.G.T. empêche les Français de lutter, alors que la lutte est claire à ce moment-là, pour les cadences et tout.

Si le mouvement de lutte se déclenche à la base, si c’est les ouvriers qui décident la grève, ils la suivent tous, que ce soit les immigrés ou les autres, mais comment veux-tu que les ouvriers immigrés suivent un mot d’ordre de la C.G.T. alors qu’ils savent que la C.G.T. ne fait rien pour eux?

C’est comme si la C.G.T. disait que les immigrés et les Français c’est pas la même chose.

La C.G.T. lance des mots d’ordre, comme  » La retraite à 60 ans « .

Tout le monde voudrait bien avoir sa retraite à 60 ans, même les immigrés, mais les immigrés pensent qu’ils vont rester ici trois ans, cinq ans (dans la réalité ils sont forcés de rester beaucoup plus), mais la retraite à 60 ans, ça les concerne pas vraiment.

C’est pas tant la peur de la répression qui empêche les immigrés de lutter mais qu’ils ne voient souvent pas le but de la lutte qu’ils vont mener.

Les ouvriers français de leur côté, se rendent pas compte encore des conditions réelles de la vie des immigrés, parce que s’ils se rendaient compte, il y aurait beaucoup de choses de changées.

Sur l’unité avec les Français, avant, je pensais qu’il y avait des Français pas racistes, mais qu’en général, ils étaient tous des racistes.

Je pensais pas qu’un jour des Français puissent s’unir comme des frères pour mener une bataille où les risques et les buts sont les mêmes, comme on le fait maintenant.

Je me disais : il y aura peut-être des exceptions comme pendant la guerre d’Algérie où il y a des Français qui ont participé au truc, mais je pensais qu’il y avait beaucoup d’idées racistes chez les Français.

Maintenant je le pense plus et je vois qu’on avance à grands pas vers l’unité entre les immigrés et les Français.

Si la majeure partie des Français ont des réactions racistes, c’est qu’ils tombent dans le panneau des patrons, mais jamais ils tombent au point de se mettre contre la lutte des immigrés.

Ils disent que les immigrés c’est une chose, eux, c’est autre chose.

Pourtant je sens que ça a changé et que ça change de plus en plus, parce que les travailleurs français sentent de plus en plus leur exploitation.

Avec la nouvelle génération d’ouvriers français c’est beaucoup plus facile.

Les jeunes échappent à l’expérience des vieux ouvriers français.

J’ai discuté avec pas mal d’ouvriers français.

Le niveau de conscience des vieux ouvriers est vachement net sur la question des patrons, mais sur la question des immigrés, c’est dur.

Le barrage de la langue n’est pas le principal parce que les immigrés, dès qu’ils sont en France, font beaucoup d’efforts pour parler le français.

L’alphabétisation, c’est une bonne chose pour la compréhension entre les ouvriers, mais la question de l’unité c’est dans la lutte à l’usine que ça va s’apprendre, en multipliant les luttes ici et en soutenant les luttes des peuples arabes.

L’étape de la prise de conscience et l’étape de l’agitation sont largement dépassées.

On est dans une étape beaucoup plus sérieuse, il faut penser à l’organisation.

Maintenant, on peut parler d’une force des travailleurs en France.

La question de la Révolution française et de la Révolution arabe est très liée.

Si je prends ce qui s’est passé au Maroc le 10 juillet (Skirat), d’après tous les gens que j’ai vus, c’était l’affolement total à la télévision française.

Ça prouve que le gouvernement français tire encore beaucoup de profit des pays arabes, ne serait-ce que la main-d’œuvre.

Y a même un ouvrier qui a fait enregistrer une chanson populaire vachement connue – c’est pas politique la chanson – mais il raconte très bien la situation dans laquelle vit un ouvrier ici.

La chanson s’appelle Le Passeport : il raconte comment l’ouvrier a eu le passeport, comment il arrive ici, comment il se réveille le matin, la pluie, la chambre à six, l’usine, le racisme, etc.

Le racisme est toujours présent mais il y a des victoires sur ce racisme, c’est ça que je voulais dire.

Chez les larges masses immigrées, quand il y a le truc des élections, ils disent que si un jour c’est Duclos ou le parti communiste qui gagne, on va nous chasser.

Sur le parti communiste, les immigrés ont les idées claires.

La prise de conscience des ouvriers se forge.

Ils comprennent bien que si tous les ouvriers ne luttent pas pour la victoire, ça ne veut rien dire de continuer de trimer pendant toute la vie et, à la fin, il y a la mort.

J’ai reparlé avec mon père, surtout sur le Maroc.

Je lui ai montré qu’il n’y avait même pas la liberté d’expression au Maroc, et que l’on ne peut pas attendre que la loi ou je ne sais quoi donne la parole ou la démocratie.

 » La seule chose, maintenant, c’est les armes. « 

II paraissait plus ou moins d’accord, mais mon père respecte la religion.

La question de la religion chez les travailleurs immigrés a perdu tout son sens.

La religion, c’est devenu comme un rite. La seule chose que pratiquent encore les immigrés musulmans, c’est le carême et le Ramadan, mais la façon dont ils pratiquent est totalement différente de ce que dit la religion.

D’année en année ça change, les gens commencent à arranger, à critiquer, à dire :  » Ça sert à rien. « 

Non, la question de la religion ne pose pas de problèmes. Dans la reb’gion musulmane, il y a d’ailleurs beaucoup de bonnes choses, sur la question de l’égalité des hommes.

C’est clair pour tous les émigrés, et surtout les Arabes, que la meilleure solution pour gagner c’est la violence, la lutte violente et les armes.

C’est rare de trouver quelqu’un qui dira qu’il faut discuter.

Si demain, par exemple, la révolution palestinienne avait besoin de volontaires, il y en a des millions qui voudraient partir.

La question des armes pour les immigrés s’est vachement propagée.

Les Français, eux, ont tendance à régler les problèmes pacifiquement et c’est ça qu’il faut combattre.

Il faut une organisation maoïste de tous les travailleurs en France, avec une autonomie de mouvement pour les travailleurs immigrés, enfin surtout pour les travailleurs arabes, je ne connais pas les problèmes pour les autres nationalités.

On est en train de constituer cette organisation au même titre qu’on est en train de constituer celle de tous les travailleurs.

C’est dans le mouvement qu’on voit comment il faut faire et ce qu’on veut concrètement.

J’ai travaillé dans des usines de voitures et je sais ce que sentent tous les ouvriers : qu’ils sont pas en train de faire des voitures mais qu’ils sont en train de faire n’importe quoi.

L’important c’est que les gens comprennent ce qu’ils font pour le faire mieux.

L’organisation de la lutte, c’est que les gens comprennent qu’ils doivent compter sur leurs propres forces pour changer ça.

Un maoïste arabe, quand il lutte ici contre les patrons, contre la bourgeoisie, en même temps il lutte et il s’organise contre les réactionnaires des pays arabes.

Pour arriver à la libération de la Palestine et des pays arabes il faut qu’il y ait un front de lutte pas seulement en Palestine.

Il faut que les fronts soient dans tous les pays contre les réactionnaires.

Un militant maoïste arabe qui aura acquis ici une expérience de lutte fera l’effet d’une bombe atomique quand il retournera dans un pays arabe.

Là-bas, il y a les paysans et peu d’ouvriers et puis, il y a ceux qui gouvernent, c’est le féodalisme.

On n’aura pas à régler les problèmes P.C.F., C.G.T., etc.; ce sera beaucoup plus simple et plus rapide, mais il faut savoir qu’un militant maoïste, là-bas, ne pourra pas bouger.

Il ira directement en taule.

Tout de suite en débarquant, parce que les gouvernements ont déjà tous les renseignements sur lui.

Il faudra avoir des méthodes de travail clandestines que nous, ici, on n’a pas encore.

J’ai lu l’autre jour le rapport du parti maoïste de l’Inde.

C’est un truc analogue qu’il faut faire au Maroc.

Pour un pays comme le Maroc, où la répression est à un haut niveau, il faudra physiquement éliminer les ennemis de classe.

Dans le rapport indien c’est très clair.

Pour la France, c’est pas ça.

En septembre 70, il y a eu une levée, dans les cafés, dans tous les foyers, partout, des travailleurs arabes qui ont commencé à discuter, à bouger, à bouillonner.

La répression féroce du peuple palestinien a fait que tous les travailleurs arabes se sont reconnus dans le peuple palestinien parce qu’il faut avoir ça en tête : même ici, les travailleurs arabes, ils appartiennent au peuple arabe.

En septembre 70, on a compris qu’il existe, ici, un peuple arabe, un peuple uni, que nous, ouvriers arabes, nous sommes l’avant-garde pour la lutte de libération du peuple arabe.

C’est ce qui nous permet d’entrer dans la lutte ici en France parce que la question nationale et la question de la lutte de classes sont, pour nous, deux choses qui sont unies.

Les comités Palestine naissent en septembre 70.

Il y avait un certain nombre de militants maoïstes arabes qui, d’ailleurs, pour dire la vérité, se posaient des questions :  » Qu’est-ce qu’on fait ici? « 

Pour nous, faire la révolution en France c’était un problème.

Le travailleur immigré, il pense toujours qu’il va rentrer, qu’ici c’est pas la peine de lutter.

S’ils ne pensaient pas ça, tous les travailleurs arabes seraient déjà avec nous.

C’est contre ça qu’on doit lutter.

Maintenant, c’est clair, les Arabes comprennent, la solution est apportée par septembre 70.

Avant septembre 71, l’esprit c’était souvent :  » Tu vas
lutter ici mais qui est-ce qui va aller au pouvoir, c’est les
Français. Alors pourquoi lutter? « 

Avant septembre 71, c’était l’esprit national.

Les Arabes disaient :  » Les patrons, c’est tous des sionistes.  » Quand on disait pas :  » C’est tous des Juifs. « 

Maintenant, le courant maoïste, l’esprit de la lutte de classes, est passé : les Arabes savent qu’ils ont le même ennemi que les Français.

Ça se voit à la Goutte d’Or quand les Arabes sont entrés chez la boulangère parce que c’est une raciste.

Ils lui ont pas tout saccagé, ils ont tout vidé mais pas saccagé. Pourquoi? Parce qu’ils ont pensé :  » Si on fout tout en l’air, après les Français comprendront pas. « 

Maintenant, il y a vraiment des ouvriers maoïstes arabes. C’est comme ça que l’autre semaine à Barbes pour Djellali [un jeune Algérien de seize ans, assassiné dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris, en novembre 71, par un concierge français], les frères algériens sont descendus avec le drapeau algérien, pas celui de la Révolution bourgeoise de Boumediene, celui de la Révolution algérienne.

Et aussi avec le drapeau rouge, de la Révolution française.

Chaque fois qu’on avance dans le sentiment qu’on est des Arabes, chaque fois qu’on avance dans la libération du peuple arabe, on avance aussi dans l’unité avec les Français, on avance dans la Révolution française.

Tout est lié. Dans la lutte commune, le racisme, il tombe.

Ça, on le voit déjà au moment des grèves.

Les différences, c’est plus ce qui compte en premier.

Décembre 1971.

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Enquête sur les maos en France: Jean et Colette (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

– Tu sors de prison, tu crains éventuellement d’y retourner. Vous cherchez tous les deux à vous faire embaucher dans des usines comme manœuvres. Mais votre nom est connu et on ne veut plus de vous. Qu’êtes-vous en train défaire? Êtes-vous engagés? Dans quoi?

JEAN. – Engagés, oui. On a quitté pas mal de choses pour être au service du peuple.

– Au service du peuple? N’est-ce pas une formule maoïste? Qu’est-ce que ça veut dire, en France, être maoïste? Qui est maoïste?

JEAN. – Tu as l’air de dire que nous sommes une minorité et que les perspectives ne sont pas très encourageantes…

– Je ne sais pas. Je vous demande.

JEAN. – Dire qu’on est une minorité de maoïstes est tout à fait exact. On est même une très petite minorité : dans le peuple, dans les usines, parmi les étudiants.

– Qu’est-ce que ça veut dire ce « être maoïste « ?

JEAN. – Au sens strict, être maoïste, ça veut dire être pour Mao, pour la Chine. Mais il faut voir qu’il y a énormément de gens, dans le peuple, qui sont maoïstes sans le savoir.

Par exemple, à Ferodo [Usine de freins et équipements], ceux qui ont organisé les séquestrations ne disent pas qu’ils sont gauchistes ou maoïstes.

Mais nous, on sait qu’ils le sont.

Parce qu’ils rejettent les formes traditionnelles de la lutte syndicale – par exemple les négociations avec le patron – pour adopter des formes de lutte violente, totalement révolutionnaires.

– Et c’est vous, les maoïstes, qui inventez ces formes de lutte nouvelles ?

JEAN. – Non. Les maoïstes agissent un peu comme des catalyseurs : ils se fondent dans le peuple et essayent de l’aider à s’organiser.

Mais c’est le peuple, lui-même, tout seul, qui est en marche vers la révolution : les commerçants, les paysans, les ouvriers.

Ils n’attendent pas après les maoïstes pour inventer des formes nouvelles d’action.

Il y a des actions dont on dit, dans les journaux :  » Ça c’est une action maoïste « , parce que les maoïstes la revendiquent.

C’est possible.

Mais il y a aussi toutes sortes d’actions, et même la majorité, qui vont dans le sens où nous allons et dans lesquelles nous n’avons eu aucune part.

Nous pensons, après Marx, après Mao, que les contradictions du capitalisme vont en s’accroissant et qu’il ne peut pas en être autrement.

Cela veut dire que l’accroissement des salaires n’ira pas plus vite que celui des prix, au contraire.

Les cadences de travail, en revanche, ne vont qu’augmenter.

Il y aura de plus en plus de  » petits chefs  » et ils deviendront de plus en plus despotiques.

Cette situation, de plus en plus violente, de plus en plus insupportable, va pousser le peuple à descendre dans la rue et à choisir des formes de lutte toujours plus dures.

On a commencé de le voir en mai 68. Il y a des troubles, la bourgeoisie en a marre, elle envoie les flics qui n’hésitent pas à tuer les gens, ni d’ailleurs à se faire tuer.

Ça peut très bien être la guerre.

– Et vous vous y préparez?

JEAN. – C’est pour ça qu’on va ce s’établir « .

Si cela doit être la guerre, on préfère l’organiser.

On va s’établir, c’est-à-dire qu’on va travailler à l’usine, avec les ouvriers, pour essayer de les aider à s’organiser.

Que toutes ces actions qui naissent un peu partout arrivent à s’organiser.

La séquestration, par exemple, si c’était vraiment organisé partout, la séquestration des patrons en réponse à la séquestration des ouvriers, ça serait bien, non?

– Mais si vous vous  » organisez « , est-ce que vous ne risquez pas de tomber dans ce que vous reprochez aujourd’hui aux organi-sations syndicales? De constituer des camps, des partis, qui n’auront plus qu’une idée : négocier avec le parti adverse?

JEAN. – Justement, c’est le problème qu’on se pose à l’heure actuelle. Qu’est-ce que ça veut dire ce s’organiser  » dans une perspective maoïste?

On sait très bien, en tous les cas, ce qu’on ne veut pas faire : on ne veut pas constituer une avant-garde, qui aurait la ligne juste, qui aurait un programme et qui condamnerait une notion spontanée des ouvriers sous prétexte qu’elle n’entre pas dans le programme.

C’est ce que font actuellement les syndicats.

Par exemple, en ce qui concerne la séquestration : ils condamnent la séquestration parce que ça ne fait pas partie des méthodes de lutte révolutionnaires reconnues comme justes par les syndicats!

Ce que nous voudrions nous, c’est qu’il n’y ait pas ce d’avant-garde-élite  » croyant tout savoir, mais de plus en plus d’organisations de masse, pas seulement composées de maoïstes, mais de tous ceux qui veulent se battre.

– Et les syndicats ne permettent pas ça?

JEAN. – Le syndicat a son programme, sa ligne politique, comme la C.G.T. ou la C.F.D.T. et, à un moment donné, au nom de ce programme, ou de cette ligne politique, ils barrent le peuple : c’est-à-dire qu’ils l’empêchent de s’exprimer librement et spontanément dans ses actions.

Les syndicats, la plupart du temps, sont coupés des masses. Nous, avant tout, nous voulons être liés aux masses.

– Pratiquement, votre liaison avec les masses, cela se passe comment? D’abord, comment entrez-vous en contact?

JEAN. – Pour l’instant, de deux façons : à l’extérieur de l’usine, il y a des détachements qui viennent aux portes de l’usine, dans les bistrots, prendre contact avec les ouvriers.

A l’intérieur de l’usine : il y a les camarades qui vont ce s’établir « , c’est-à-dire qui se font embaucher par l’usine pour travailler avec les ouvriers.

Notre rôle, c’est le rôle de l’étincelle.

Dans certaines usines, jusque-là très calmes, nous arrivons à créer un peu d’agitation.

Dans d’autres, où l’agitation existait déjà, s’il y a une action, par exemple une grève, nous nous efforçons de pousser dans le sens de la radicalisation.

Lorsqu’il y a une action de masse, dans une usine, il y a toujours deux voies possibles : d’un côté la voie de la modération et de la négociation.

C’est celle vers laquelle les syndicats essayent de pousser.

La voie de gauche, qui est d’intensifier l’action, de la radicaliser, de la mener aussi loin que possible.

Nous, lorsque nous intervenons, c’est toujours du côté de la voie de gauche.

Nous essayons toujours d’appuyer la fraction de gauche, qui est parfois minime.

– Comment vous y prenez-vous?

JEAN. – II ne faut pas s’imaginer qu’on débarque en disant : ce Nous, les intellectuels maoïstes, on sait ce qu’on va faire et on va vous l’expliquer!  » II y a en a qui ont fait ça ou qui ont essayé de le faire. Ils se sont cassé la gueule et n’ont pas été écoutés. Ce n’est pas nous qui avons les initiatives de gauche, c’est le peuple, c’est la masse qui les crée.

– Lorsqu’il n’y a pas d’agitation, à partir de quoi la créez-vous?

JEAN. – On n’a pas d’apriori, mais généralement à partir
de revendications concrètes.

On arrive difficilement à créer de l’agitation en parlant de la Chine!

On peut, dans la discussion, ou même dans un tract, évoquer certaines idées générales, mais on est farouchement opposés aux genres d’action sur des sujets généraux tels que les mènent les trotkystes ou les liquidateurs.

– Qu’appelez-vous les liquidateurs?

JEAN. – Les liquidateurs, c’est en général des intellectuels qui, n’arrivant pas à se maintenir au niveau de la révolte des masses, se réfugient dans la théorie et se prennent pour les maîtres-penseurs de la Révolution.

– Quand vous débarquez, comme ça, dars une usine, obtenez-vous facilement la confiance des ouvriers?

COLETTE. – Ça dépend. Dans certains cas, lorsqu’on vient de l’extérieur, les syndicats ont préparé les ouvriers à l’idée d’un  » débarquement  » et quelquefois on n’est pas reçus, ou mal reçus.

C’est pourquoi on préfère maintenant une autre forme de  » débarquement « ; le débarquement par l’intérieur, c’est-à-dire l’établissement.

L’installation comme travailleur à l’intérieur de l’usine.

De toute façon, qu’on vienne de l’extérieur, ou qu’on s’installe à l’intérieur, moi je pense que l’état d’esprit qui s’est constitué contre nous, sous la pression des syndicats,
ne tient pas longtemps.

Les ouvriers voient très vite que ce sont des mensonges.

JEAN. – Ça fait penser à Germinal : le type qui débarque dans les mines du Nord, qui finit par gagner la confiance des mineurs, par déclencher l’enthousiasme.

Et puis, après l’échec de la grève, il est rejeté, on ne croit plus en lui, on se méfie.

Mais il regagnera peu à peu l’estime des travailleurs…

C’est encore comme ça aujourd’hui : il est possible qu’à un moment donné on soit ouvertement accepté par toute l’usine, et puis il y a un échec à la suite d’une action et on rejette toute la responsabilité sur vous.

On dit ce c’est la faute d’un tel « .

Si on reste, si on s’accroche, l’opinion finit à nouveau par se retourner.

COLETTE. – Ce qui est dur c’est que les syndicats ont généralement préparé l’opinion contre nous :  » Attention, il y a des gauchistes qui vont venir, ce sont des provocateurs, des flics payés par Marcellin… « 

II est évident que la première réaction des ouvriers c’est d’abord de nous repousser.

Mais s’il y a une grève, les syndicats sabotent la grève, les ouvriers s’en aperçoivent, ils sont écœurés et, à ce moment-là, ils peuvent se tourner vers nous parce qu’ils ont vu comment on s’est conduits pendant la grève.

JEAN. – Rien n’est statique : il serait faux de dire que les ouvriers nous accueillent à bras ouverts, comme il serait faux de dire qu’ils nous repoussent.

Ils peuvent commencer par nous refuser – mais il suffit alors de s’accrocher.

On ne sait jamais comment ça va tourner.

Je me souviens d’un cas, chez Renault.

Un camarade établi avait la confiance des ouvriers.

Les syndicats se sont débrouillés pour purement et simplement le vider.

Ils l’ont fait licencier et l’ont reconduit à la porte de l’usine par les mecs les plus durs, les nervis.

Les ouvriers ont été écœurés, ils ne comprenaient pas, certains étaient outrés.

Mais ils ne se sont pas mis en grève pour ça! Ils ne se sont pas mis en grève contre les syndicats.

C’est comme ça. Ça veut dire qu’on a peut-être le contact avec les ouvriers mais on n’a pas la confiance absolue de tous.

Si on l’avait, on serait à une autre étape.

C’est évident.

– Que pensent les travailleurs des syndicats, dans l’ensemble?

JEAN. – Beaucoup de travailleurs estiment que les syndicats ne foutent rien.

Je crois qu’à Sochaux, sur 30 000 ou 40 000 ouvriers, si je ne me trompe pas, il y a 3 000 à 3 500 syndiqués.

C’est tout.

Il y a aussi pas mal de délégués du syndicat qui ne pensent qu’à une chose : être bien vus du patron.

Les ouvriers s’en aperçoivent vite.

– Quand vous vous établissez à l’intérieur d’une usine, c’est pour combien de temps?

JEAN. – L’idéal serait d’y rester longtemps.

Mais généralement, on se fait vider, soit par le syndicat, soit par le patron.

On se fait licencier, ou bien on se fait empoisonner par les flics et cela devient intenable.

Moi j’ai pu rester six mois établi dans la même usine.

Ma femme a essayé, elle n’a jamais pu y entrer.

COLETTE. – II y a plus de chômage pour les femmes.

Mais quand mon mari y travaillait, je restais près de l’usine, sur place. J’allais voir les travailleurs immigrés.

J’ai été établie un peu à Marseille.

J’ai réussi à tenir un mois.

De toute façon, par toute ma vie, par toute celle que menait Jean, j’étais aux côtés des ouvriers qui travaillaient à l’usine.

JEAN. – II faut bien voir que pour nous, maoïstes, il n’y a pas que l’établissement dans l’usine.

On peut être amenés à faire d’autres choses.

– Quoi par exemple?

JEAN. – Du travail chez les étudiants, par exemple. On avait besoin de moi à Grenoble, chez les étudiants. J’ai quitté l’usine, et j’y suis allé.

– On avait besoin de toi, qui t’a décidé, toi? une organisation?

JEAN. – Ça ne se passe pas comme ça!

On n’est pas manipulés par Mao qui nous dit :  » II y a du travail à faire à Grenoble, allez-y! « 

C’est un mode de travail de groupe qu’on a, peu à peu, mis au point dans les comités Vietnam de base : l’idée-c’est de laisser le plus possible d’autonomie à ceux de la base.

Que peuvent bien comprendre de Grenoble ceux qui sont à Paris? Comment peuvent-ils savoir s’il faut travailler à l’usine, ou à l’Université, engager telle action, ou telle autre?

Au niveau national, le groupe essaye de dégager des lignes générales, mais à la base l’autonomie est très large.

– Cette ligne politique générale, comment se dégage-t-elle?

JEAN. – On ne fait pas comme les liquidateurs, on ne se met pas à quatre ou cinq dans une chambre, sous prétexte qu’on a lu plus de livres que les autres, pour tenter d’élaborer un programme pour toute la France!

C’est d’ailleurs ce qu’on nous a reproché en mai 68, ce qu’on nous reproche toujours : vous n’avez pas de programme! Vous n’avez pas de ligne politique! Vous êtes dans le flou! Dans le vague!

Effectivement, on ne savait pas, on ne sait pas toujours très bien où on va.

Mais ce qu’on sait, c’est que le peuple va dans un sens qui lui est favorable et qu’en s’attachant à cette réalité-là, la réalité présente, en essayant de la comprendre, de l’étudier, on arrivera à élaborer, avec les masses, un programme qui sera celui des masses – et non pas celui d’un petit groupe d’avant-garde.

On mettra plus longtemps à l’élaborer, mais au moins il viendra des masses, et non pas des intellectuels.

COLETTE. – La ligne politique, ça n’est pas nous qui l’élaborons, elle nous vient des masses avec lesquelles nous travaillons.

JEAN. – A la première page du petit livre rouge, on lit :  » II faut appliquer le maoïsme d’une façon créatrice.  » Alors on tâche d’appliquer le maoïsme en France d’une façon créatrice.

Par exemple, dans le petit livre rouge, Mao a dit :  » La guerre du Japon est aussi une guerre paysanne. « 

Bon, eh bien ça ne peut pas s’appliquer à la France et on ne l’applique pas.

Il faut, dans chaque circonstance, dans chaque lieu différent, savoir innover : c’est ça que Mao nous enseigne, faire confiance au peuple, à la niasse. D’ailleurs, l’expérience nous le prouve.

Après Mai il y a eu rechute du mouvement révolutionnaire, et puis, de mois en mois, les masses se sont remises en mouvement et trouvent sans arrêt des formes de lutte nouvelles.

– Pouvez-vous raconter une action de masse à laquelle vous avez participé?

JEAN. – Eh bien, en janvier 1968, il y avait des camarades qui travaillaient à Vergèze, c’est-à-dire chez Perrier, le même trust que Contrexéville.

Ils nous ont fait savoir – c’est ça l’organisation! – qu’à Contrexéville, il y avait des ouvriers-paysans, et que c’était une usine où il ne s’était jamais rien passé, qu’on aurait peut-être intérêt à envoyer quelqu’un.

On s’est proposés pour y aller.

C’est ça la démocratie : on ne nous a pas dit :  » Bon, tu vas y aller, tu pars demain. « 

C’est nous qui avons décidé.

– Tu te considérais déjà comme maoïste?

JEAN. – Qui, tout juste.

En fait j’avais beaucoup participé aux comités Vietnam de base.

A ce moment-là j’étais à H.E.C. et ça ne me plaisait pas du tout.

Non seulement ce qu’on nous enseignait, mais la perspective de devenir cadre, patron, directeur!

Ça me déplaisait fondamentalement.

Alors j’ai quitté et je suis parti à Contrexéville, avec Colette.

– Comment ça se passe? il suffit de se présenter au bureau d’embauche?

JEAN. – A l’époque, oui. Il n’y avait pas de problèmes parce qu’on était en janvier 68, c’est-à-dire encore avant mai.

Il y a eu un problème pour Colette parce qu’elle est arrivée trop tard et qu’on n’embauchait plus de femmes, mais elle est restée et elle a travaillé à l’extérieur.

On ne savait rien, on n’était au courant de rien, on n’avait aucune expérience politique, on ne savait pas ce que c’était que les syndicats, comment ils fonctionnaient, rien!

Ce qu’on avait, la seule chose qu’on avait, c’était confiance dans les masses, confiance dans les ouvriers.

– D’où vous venait-elle, cette confiance?

JEAN. – Un peu de ce qu’on avait lu dans les livres, sur la Commune, sur 36, sur la guerre d’Algérie.

COLETTE. – II y avait aussi l’expérience qu’on avait acquise dans les comités Vietnam de base, qu’il fallait écouter les masses, que les intellectuels ne savaient pas tout, parce que ce qu’ils savaient, en fait, ils le savaient seulement par les livres, ils étaient coupés de la réalité.

– Donc, un beau matin, vous avez débarqué à Contrexéville… Et qu’avez-vous fait pour commencer?

JEAN. – Je me suis fait embaucher, on a pris un meublé et on est allés travailler.

Au début, quand on travaille pour la première fois en usine, c’est très dur.

J’étais tellement claqué que je n’arrivais même pas à dormir.

– Qu’est-ce que tu faisais?

JEAN. – J’étais manœuvre : j’empilais des caisses de douze bouteilles d’eau de Contrexéville.

Il fallait les empiler sur quatre rangées. C’est un travail à la chaîne.

J’avais calculé que je maniais sept tonnes dans le quart d’heure.

– Et le travail politique, quand a-t-il commencé?

JEAN. – A peu près un mois après, en février.

Il y a eu un licenciement abusif d’un ouvrier et tout de suite les Algériens, c’étaient eux qui étaient le plus disposés à l’agitation, se sont mobilisés.

Ils sont allés à quinze occuper le bureau du patron, plutôt le couloir, et ils ont obtenu la réintégration.

– En quoi avais-tu participé?

JEAN. – L’initiative venait des masses, des Algériens eux-mêmes qui étaient outrés et qui ne voulaient pas se laisser faire.

Moi je me suis contenté de pousser un peu du côté de la voie gauche et puis surtout de populariser le mouvement parmi les autres ouvriers.

– En faisant quoi?

JEAN. – Cela va te paraître vachement retardé!

En faisant une lettre au directeur qu’on voulait faire signer par tous les ouvriers de l’usine!

Ça n’était déjà pas mal, parce qu’à Contrexéville il n’y avait encore jamais rien eu.

Ce qui était important c’était d’arriver à populariser la lutte, de montrer que l’ensemble des ouvriers ne voulait pas se laisser faire.

Finalement, la lettre, on ne l’a pas envoyée parce qu’elle n’a été signée que par quelques personnes.

Personne n’osait.

Mais ce qui est resté de cette action c’est que tout le monde a su qu’il y a eu lutte.

– Alors pourquoi le patron a-t-il réintégré si facilement l’ouvrier licencié?

JEAN. – Ça n’était pas un licenciement très important, il y a eu quand même un peu d’agitation, le syndicat a un tout petit peu bougé.

Mais l’essentiel c’est que toute l’usine a su qu’on pouvait lutter.

Les conditions de travail étaient épouvantables, on manipulait sept tonnes dans le quart d’heure, c’était crevant, et les salaires étaient extrêmement bas.

A tel point que la secrétaire de la main-d’œuvre d’une ville à côté appelait notre coin  » Buchenwald « … Elle était peut-être un peu gauchiste…

COLETTE. – Pas du tout, elle ne l’était pas!

JEAN. – C’était plutôt affreux.

Pourtant, depuis plus de douze ans que la boîte existait, il n’y avait jamais eu de grève.

Si, il y avait eu une grève d’une heure.

Le chef du personnel était venu parler aux ouvriers et avait dit :  » Ceux qui veulent faire grève à droite, les autres à gauche « , personne n’avait bougé et le travail avait repris.

A Perrier, l’autre usine du trust, ils étaient furieux contre Contrexéville.

Ils disaient :  » A Contrexéville, ils ne foutent jamais rien. « 

II fallait faire quelque chose pour que ça remue.

– Qu’as-tu fait?

JEAN. – Le travail était si dur qu’on s’arrêtait tous les quarts d’heure pour une pause d’un quart d’heure.

Alors pendant ce temps-là on parlait.

On a commencé à parler des conditions de travail, c’était évidemment le sujet de plainte principal.

Il circulait pas mal d’idées fausses.

Tout le monde pensait qu’il fallait faire quelque chose mais qu’on n’y arriverait jamais : il ne fallait pas compter sur les Algériens, ni sur les Portugais, d’ailleurs, qui avaient peur de Salazar, ni sur les femmes – les femmes c’est con -, ni sur les ouvriers vosgiens, c’étaient des paysans.

Alors, rien, il n’y avait rien à faire!

C’est là qu’il faut avoir confiance dans les masses…

Parce que si on imagine, par exemple, un enquêteur de l’I.F.O.P.venant poser des questions aux ouvriers sur les possibilités d’un mouvement, il en serait reparti convaincu qu’il n’y avait rien à faire et que si les ouvriers, à Contrexéville, travaillaient drns des conditions épouvantables, eh bien, c’était bien fait pour eux!

C’est ça, l’impression qu’on a lorsqu’on va dans une usine et qu’on voit les choses de l’extérieur, la surface, l’aspect superficiel.

Et pourtant ça change, et pourtant ça peut changer, ça peut bouger d’un seul coup!

– Spontanément?

JEAN. – On a fait un jour un tract, avec deux ouvriers.

Un tract assez violent sur les conditions de travail : le premier qu’il y ait jamais eu à Contrexéville!

Puis on l’a montré à quelques autres ouvriers, qui l’ont trouvé bien.

Comme on n’avait pas de ronéo, on est allés trouver encore d’autres ouvriers, on leur donnait du papier carbone et ils en recopiaient chacun cinq ou dix, qui se mettaient à circuler dans l’usine.

C’est comme ça, petit à petit, qu’on arrive à faire participer les gens à la préparation d’une grève.

Les uns ne faisaient que recopier le tract, un point c’est tout.

D’autres ne faisaient ryue le faire passer, sans rien dire non plus.

Mais ils savaient.

Ils savaient tous que quelque chose se préparait.

Il faut dire aussi qu’on n’était pas gênés par le syndicat, parce qu’il n’existait pratiquement pas!

– Les ouvriers n’étaient pas syndiqués?

JEAN. – II y en avait très peu : peut-être cinquante sur mille travailleurs.

COLETTE. – Là il faut expliquer nos rapports avec le syndicat.

Au début, nos premières actions, par exemple la rédaction de la lettre après le licenciement d’un Algérien, on les a faites au nom du syndicat.

On pensait que la tête du syndicat, la tête de la C.G.T. était pourrie.

JEAN. – Ce qui était vrai.

COLETTE. – On considérait que la tête avait dégénéré, mais qu’on pouvait reprendre en main la base.

Qu’on pouvait reformer un syndicat, à la base, qui serait à nouveau très dur.

JEAN. – Un syndicat de lutte de classes.

COLETTE. – C’est pour ça qu’on n’était pas en opposition, au début, avec le syndicat et même qu’on prônait l’entrée à la C.G.T.

Nos actions se passaient dans le cadre de la C.G.T.

On se réunissait dans une salle de la mairie.

Seulement, comme à Contrexéville il n’y avait jamais eu de lutte, le délégué syndical n’était pas particulièrement formé à la lutte dure, c’était un type qui n’avait aucune expérience.

Plutôt innocent face à l’exploitation.

JEAN. – II n’en voulait pas spécialement aux gauchistes, comme certains mecs du P.C.F., c’était un mou, un gars qui n’avait jamais rien fait.

COLETTE. – II avait envie de lutter pour les ouvriers, mais il ne faisait rien parce que les syndicats ne lui disaient pas de faire quelque chose.

Ce qui fait qu’au début on n’a pas rencontré d’opposition de sa part.

C’était avant Mai 68.

JEAN. – Au début, notre noyau c’était plutôt les Algériens. Puis on a décidé qu’il fallait élargir le mouvement aux ouvriers français (on avait déjà pas mal d’Espagnols avec nous) et on a organisé une réunion : il est venu quatre-vingts ouvriers.

Jamais le délégué syndical n’en avait vu autant d’un coup!

Alors il s’est peu affolé, il a vu que quelque chose commençait à marcher et il a fait appeler un ponte de la Fédération de Paris.

Le ponte est arrivé, et la première chose qu’il a faite, a été de renforcer toutes les idées de droite. Il a dit aux ouvriers :  » Vous voulez vous mettre en grève?

Vous n’y arriverez jamais : il y a les femmes, il y a les étrangers, jamais ça ne marchera. « 

Et puis il voulait s’opposer à la diffusion massive de notre tract qu’il trouvait trop violent, alors que les ouvriers étaient parfaitement d’accord et le trouvaient très bien.

Finalement, on ne l’a pas massivement diffusé et on a décidé d’une heure de grève.

Une heure de grève! La date décidée était le jeudi 16 mai…

COLETTE. – Nous, en province, on n’avait pas la moindre idée de ce que c’était que Mai à Paris!

On menait la lutte dans notre ville et on avait choisi une date pour notre grève en dehors du contexte national…

JEAN. – Là où nous étions, on ne parlait pas des étudiants. On pensait qu’ils faisaient leur bordel à Paris.

On avait une vue des choses très étroite, très fausse, et on décide, modestement, de faire une grève d’une heure.

Là-dessus, le ponte de la C.G.T. nous dit :  » Une grève d’une heure? Vous n’y arriverez pas! « 

COLETTE. – Oui, il nous a dit : ce Vous n’y arriverez jamais! « 

JEAN. – On se met quand même à la préparer, et alors les ouvriers commencent d’eux-mêmes à prendre des initiatives, et ça c’était formidable!

Par exemple, moi, en tant qu’étudiant, jamais je n’avais écrit sur les murs.

On n’avait pas idée de ça à l’époque où j’étais étudiant.

Eh bien, les ouvriers de Contrexéville prenaient le pinceau, allaient sur les routes, écrivaient :  » Tous en grève… « 

Et c’était vraiment, chez eux, une initiative spontanée, quelque chose de tout à fait nouveau qu’ils inventaient comme ça!

COLETTE. – On avait mis au point un quadrillage systématique de l’usine, on était une quarantaine au début à s’en occuper. Et puis il y a eu toutes sortes d’initiatives, des affiches, des tracts, tous les jours on renouvelait le panneau syndical.

– Mais, toi, tu ne travaillais pas à l’usine? Comment faisais-tu pour y être?

COLETTE. – Je mangeais à la cantine, systématiquement.

Après Mai, ça n’a plus été possible.

Mais là, je pouvais y aller
tous les jours.

Alors, tous les jours, on renouvelait le panneau syndical, pour montrer que ça progressait, que ça avançait, on donnait les dernières informations.

Et petit à petit, comme ça, on sentait l’usine s’échauffer.

– Les ouvriers venaient vers vous?

JEAN. – Ce n’est pas qu’ils venaient vers nous, c’est nous qui étions avec eux.

Il faut bien voir ça.

Bon, au début, on avait un peu joué le rôle d’étincelle c’est-à-dire qu’on avait lancé l’idée de la grève.

On avait dit :  » Oui les masses sont révolutionnaires, oui une grève est possible. « 

On avait parié sur la possibilité d’une grève.

A partir de ce moment-là, ça s’est mis à marcher tout seul, on était seulement des participants, comme les autres.

Toutes les initiatives qu’ont eues les ouvriers! Il y en a qui avaient composé un chant de lutte, spécialement pour l’usine…

Et on préparait, comme ça, notre petite heure de grève, croquignolesque, pour le 16 mai 1968!

COLETTE. – C’est seulement après qu’on s’est aperçus qu’on avait posé des revendications vraimentbeaucoup trop modestes.

Ce qu’on avait demandé, c’était presque rien.

On aurait pu demander beaucoup plus.

Mais on n’avait pas beaucoup d’expérience.

JEAN. – Le mardi – la grève était pour le jeudi – les patrons de Paris sont arrivés pour négocier.

Et qu’est-ce qu’ils ont fait?

Ils ont commencé par refuser tout ce qu’on demandait.

Aussitôt, ça s’est su dans toute l’usine.

Et d’un seul coup l’atmosphère a totalement changé : les gens étaient excités, ils parlaient partout, ils s’agitaient, ils se réunissaient au moment de la pause, ils discutaient nerveusement et ils disaient :  » Pas question d’attendre jeudi pour la grève, on commence tout de suite!

Et pas question de faire une grève d’une heure, on fait une grève illimitée!  » C’est là où on a senti qu’on avait drôlement bien préparé les masses.

Cette grève, ils la voulaient tout de suite, et il était impossible de ne pas la faire.

Seulement ils avaient encore l’idée un peu fausse que c’était le délégué syndical qui devait donner le mot d’ordre de grève.

Et on s’est mis à chercher le délégué partout!

COLETTE. – II était à la maison, en train de préparer un nouveau tract d’appel à la grève!

JEAN. – Parmi les jeunes ouvriers il y en a qui ont dit :

 » Vous allez voir, le délégué il ne voudra pas faire grève tout de suite!  » Alors les autres ont dit :  » Si c’est comme ça, on va aller faire une manif devant sa maison, et s’il ne veut pas venir, on déclenche la grève sans lui! « 

COLETTE. – Soudain on voit arriver quelques ouvriers qui déboulent à toute vitesse de l’usine et qui nous disent : ce On vient vous prévenir, si le délégué n’arrive pas tout de suite et ne donne pas l’ordre de déclencher la grève, ça va mal tourner!  » Alors on a dit au délégué : ce Cours, vas-y tout de suite, il s’agit de ta peau!  » II a sauté dans sa voiture et il est monté à l’usine.

JEAN. – II a freiné vachement pour ne pas déclencher la grève.

Il allait voir la C.F.D.T. pour tenter de trouver un appui, et la C.F.D.T., qui n’était pas gauchiste, disait :  » Il faut attendre, il faut voir… « 

C’était l’heure de la cantine, tout le monde y était, c’était la bonne heure pour déclencher la grève.

Il fallait vraiment le pousser au cul, le délégué.

Il interrogeait les ouvriers plus tièdes :  » Oui, peut-être, il faudrait peut-être bien la faire tout de suite, cette grève « , mais pas plus.

Pourtant, on sentait l’électricité.

Toute l’usine était chauffée à bloc.

Alors on a exigé du délégué qu’il demande aux ouvriers non pas individuellement mais collectivement s’ils voulaient faire grève, et puis immédiatement ils ont tous répondu  » Oui « .

Ils voulaient la grève à 100 %, à part cinq ou six femmes et quelques chefs qui ne voulaient pas.

Alors on est descendus tous dans la cour, et le délégué est allé voir les patrons et il leur a dit que c’était la grève.

Les patrons ont répondu au délégué qu’il pouvait aller dire aux ouvriers que dans ces conditions ils pouvaient rentrer chez eux.

Immédiatement les ouvriers, rassemblés élans la cour, ont réagi.

Ils ont dit au délégué : « Pas question!

Tu peux aller dire aux patrons que la grève doit se passer dans l’usine.

Pas question qu’on rentre chez nous! « 

A ce moment-là, il était six heures du soir, et d’un seul coup, ça a été la manifestation dans tout Contrexéville!

Et le lendemain, pas de problème, toute l’usine était en grève.

– Vous aviez réussi!

JEAN. – On n’avait vraiment eu qu’un tout petit rôle : lancer l’idée qu’une grève était possible cl tenter de contrer un peu l’opposition syndicale qui se manifestait par l’inertie du délégué, mais à partir de ce moment-là ce sont les masses qui ont pris en main la grève et ça a été la grève la plus dure des Vosges.

– Dure en quoi? Toute la France était en grève à ce moment-là.

JEAN. – Eh bien, par exemple, on pense que la Gauche Prolétarienne a innové, par exemple avec les séquestrations, les cassages de gueule aux petits chefs, le sabotage, ce l’été chaud « , ce pas de vacances pour les riches « , etc.

Eh bien, tout était contenu dans la grève de Contrexéville en mai 68.

Nous-mêmes, on n’a pas su le voir.

Dans l’instant, on ne voyait pas très bien ce qui se passait.

Par exemple, la première manif, eu mai 68, c’est moi qui l’ai dirigée, et je l’ai dirigée vers les directeurs de l’usine.

Or les ouvriers, eux, ils n’étaient pas tellement chauds.

On a dit qu’on allait vers le directeur, bon, ils y sont allés. Mais ils avaient envie d’aller vers le sous-directeur.

Parce que le sous-directeur était plus près d’eux, plus près au sens policier, plus  » derrière  » les ouvriers que le directeur, qui n’était pas très connu, et ils ont commencé à lancer des pierres contre sa maison.

Et les jours d’après, toutes les manifestations sont systématiquement allées vers les maisons des contremaîtres, les chefs les plus haïs, c’était eux que les ouvriers voulaient lapider, injurier.

Je me souviens d’une manifestation qui s’est déclenchée parce le les chefs voulaient remplir un camion.

D’un seul coup, il y a eu six cents ouvriers autour du camion, injuriant les chefs.

Ils étaient à vingt mètres les uns des autres et on sentait que les ouvriers n’avaient qu’une envie, c’était casser la gueule aux petits chefs.

Si quelqu’un, moi ou un autre, avait compris à ce moment-là ce que ça signiliait, ça aurait pu aller plus loin et il y aurait eu des cassages de gueule.

Mais on n’avait pas saisi, à l’époque, que toucher les chefs c’était miner l’autorité nationale à l’usine.

Pour l’histoire du camion, les injures ont duré pendant un quart d’heure, et puis le délégué syndical est intervenu, juste au mornent où commençait l’expression du grief…

Le délégué appelait les ouvriers à une manifestation ailleurs.

N’empêche qu’il y a quand même eu des ruées pour élever des barricades dans l’usine, en cinq minutes, et qui ont empêcbé le camion de sortir.

Contre les petits chefs, en mai 68. c’était les ouvriers qui prenaient déjà l’initiative.

Ils avaient fait un pendu, grandeur nature, et lui avaient planté un poignard dans le dos.

Il représentait un petit chef, un contremaître, et dans toutes les manifestations il y avait ce pendu-là.

Pareil pour la séquestration.

A un moment donné les ouvriers ont voulu séquestrer le sous-directeur, mais le délégué syndical les en a empêchés!

Moi non plus je n’ai pas compris et on n’a pas osé le faire.

Mais c’était déjà là.

Pareil pour le sabotage.

Toutes les chaînes étaient arrêtées et il y avait le sirop qu’on avait laissé dans les cuves.

S’il y restait, il allait pourrir et ça ferait cinq millions de pourri.

Le patron est venu dire qu’il fallait écouler le sirop, continuer la chaîne pour écouler le sirop.

Les ouvriers ont refusé. Alors le patron a dit :  » Ça va coûter cinq millions, c’est du sabotage, vous allez être inculpés… « 

Alors les ouvriers ont dit :  » On s’en fout, on laisse pourrir, on ne va pas remettre la chaîne en marche pour vider la cuve… »

La cuve est restée trois semaines comme ça, après elle était pleine de champignons, c’était ignoble, complètement foutu.

Qu’est-ce qu’il y a eu d’autre?

Ah oui, le  » pas de vacances pour les riches  » : le parc des Thermes était réservé aux riches, aux curistes, et il était interdit aux ouvriers.

COLETTE. – Les Algériens, qui habitaient dans des hôtels de l’usine de l’autre côté du parc, n’avaient pas le droit de le traverser pour se rendre au travail.

Ils devaient faire un grand détour pour l’éviter, alors que par un petit chemin à travers le parc ils n’en auraient pas eu pour plus de dix minutes.

JEAN. – On interdisait aux ouvriers de se mêler aux riches. Alors, pendant la grève, exprès, toutes les manifestations passaient par le parc.

Et il y a eu des tas de peinturlurages dans le parc, contre les patrons, contre les bourgeois…

Et puis on y a organisé un pique-nique sauvage, avec saucisson et tout.

On a pique-nique tout un dimanche dans le parc, pour emmerder les bourgeois et les patrons.

Ça leur faisait vraiment plaisir aux ouvriers de manger dans le parc!

Et il y a eu aussi la démocratie.

– Comment ça, la démocratie?

JEAN. – Tous les matins il y avait des camions qui partaient de Contrexéville-on était vraiment devenu la base de la plaine des Vosges- avec des drapeaux ils partaient à six ou sept et ils allaient aider une autre usine des Vosges qui hésitait à se mettre en grève.

COLETTE. – Ça ne venait pas du tout des syndicats.

JEAN. – Les ouvriers disaient :  » Faut aller les aider, là-bas, à reprendre une usine « , et ils y allaient.

Comme pour Vittel. Vittel n’était pas en grève. J’ai dit qu’il fallait qu’on y aille, tous, en manif.

Le délégué syndical a dit :  » Non, non, pas tous, on y va à neuf. « 

Les ouvriers n’ont rien dit et, finalement, on s’y est retrouvés à trois cents!

On ne savait pas trop quoi faire, on les invitait à débrayer…

Je me souviens aussi d’une autre initiative démocratique des ouvriers qui avaient institué une police ouvrière.

Ils avaient inscrit sur leurs voitures  » police ouvrière « .

Ils s’étaient fabriqué des brassards et ils allaient dans la ville pour empêcher les ouvriers de se soûler dans les cafés.

COLETTE. – De dépenser leur argent comme ça, en temps de grève.

Et puis aussi ils veillaient à ce que les ouvriers soient à l’heure dite à la porte de l’usine.

J’allais avec eux parce que je parlais un peu espagnol, je m’étais beaucoup occupée des immigrés.

On adressait très amicalement la parole à chaque type qui se baladait, on lui demandait :  » De quelle équipe es-tu? « 

S’il était de l’équipe du matin on lui disait :  » II faut que tu remontes à l’usine, on a besoin de toi là-haut. « 

S’il était de l’après-midi, on lui rappelait qu’il ne fallait pas qu’il oublie d’être à l’usine à une heure.

C’est ça la police faite par les ouvriers.

Pour qu’il n’y ait pas de casse avec les petits commerçants! De laisser-aller dans la grève!

JEAN. – Ça a duré quelques jours mais tout ça, ce sont les racines de la démocratie.

Un jour, par exemple, un Espagnol vient me voir.

Il me dit :  » Je devais partir en vacances juste quand la grève a éclaté.

Mais si je pars maintenant tout le monde va penser que je suis un salaud !

Qu’est-ce que je peux faire? « 

Je lui dis :  » Vas-y, pars, c’est tes vacances, tu peux partir.

Non, il me dit, non, je ne peux pas partir comme ça, il faut demander à tous les ouvriers.

Alors immédiatement, on convoque un meeting et le mec expose son cas à tout le monde.

Alors tous les ouvriers l’acclament et lui disent :  » Bien sûr, vas-y, prends tes vacances, c’est pas ta faute si c’est juste la grève. « 

Et le type insistait :  » Vous êtes sûrs que je ne vais pas trahir? »

Bon, voilà, le racisme, à ce moment-là, il n’existait plus.

Le mec, il en chialait.

L’usine était occupée et autodéfendue. I

l y avait trois cents personnes en permanence qui occupaient l’usine, même la nuit.

Avec matraques et tout!

Il y avait eu je ne sais pas quoi, une provocation.

Enfin les ouvriers gardaient l’usine.

Qu’est-ce qu’il y a eu encore?

Ah oui les collectes chez les paysans.

On avait récolté un million.

Moi-même j’étais étonné, et pourtant c’était une idée que j’avais lancée.

Les ouvriers n’y croyaient pas :  » Les paysans sont des cons. « 

En fait ils y sont allés, ils expliquaient leur affaire, ce qui se passait dans l’usine, et partout on était très bien accueillis.

Il y a même des paysans qui nous donnaient des pommes de terre…

Il y a eu aussi la manifestation.

On s’appelait d’une usine à l’autre à venir visiter les usines.

On était allés à Gironcourt.

Ils nous faisaient visiter les conditions d’exploitation dans leur usine.

On comparait.

Ceux de Vergèze sont venus voir.

Ils étaient vachement intéressés par les conditions de travail dans l’usine.

COLETTE. – Ils disaient :  » Nous on n’accepterait jamais de travailler dans ces conditions-là! « 

Ou bien :  » Dans notre usine, ça ne marcherait pas comme ça… « 

Ils apprenaient.

JEAN. – Ils apprenaient comment ça fonctionne un système socialiste!

Dans un système socialiste les ouvriers donnent leur avis, discutent.

Ce n’est pas une vue de l’esprit, c’est quelque chose de très possible, et ils sont intéressés.

Dès que les ouvriers ne sont plus opprimés, ils sont intéressés par leur travail…

– De quoi viviez-vous pendant la grève?

JEAN. – Justement, le problème de la cantine a été très mal réglé.

On voulait l’occuper et la faire marcher pour nous, mais les Espagnols n’ont jamais voulu! Ils ne voulaient pas qu’il y ait quelqu’un qui travaille, même pour la cantine!

Alors il y a eu des Espagnols qui crevaient de faim.

Heureusement, il y a beaucoup de paysans-ouvriers à Contrexéville, qui avaient des pommes de terre.

Et on venait en aide à ceux qui avaient le plus de problèmes.

Et puis il y a eu le montant de la collecte chez les paysans qu’on a distribué à ceux qui en avaient le plus besoin.

Mais il y a eu des Espagnols qui ont dû repartir en Espagne, pendant la grève, parce qu’ils n’avaient plus d’argent du tout.

– Le fait d’avoir connu de près les ouvriers, qu’est-ce que ça vous a appris sur eux?

JEAN. – On ne peut pas savoir ce qu’ils pensent comme ça.

Ce que j’ai dit tout à l’heure: si on fait une enquête de l’I.F.O.P. dans une usine, on se dit qu’un mouvement révolutionnaire, ça ne peut pas marcher.

Ça n’est pas que les gens ne disent pas la vérité, au contraire, c’est vrai qu’ils sont racistes, en paroles, antiféministes et tout.

Mais dès qu’on se trouve dans un mouvement vraiment démocratique, alors on s’aperçoit que les idées fausses ne sont pas ancrées très profondément.

COLETTE. – Le délégué de la C.G.T. nous avait dit : ce Une grève d’une heure, jamais ils ne la feront! « 

Et puis ils ont fait une grève illimitée…

JEAN. – Une grève qui a duré trois semaines.

Mais c’est difficile de comprendre les masses, il ne suflit pas de leur faire confiance, il faut les suivre.

J’ai fait des erreurs. Par exemple, j’avais entendu dire qu’en Italie les ouvriers en grève faisaient marcher eux-mêmes les usines.

J’ai proposé qu’on fasse ça.

Mais ça ne correspondait pas du tout à la situation de Contrexéville.

Quand j’ai essayé de convaincre les ouvriers d’essayer, ils disaient :  » Mais non, mais non, ça n’est pas possible, sans patrons on ne peut pas… « 

Vouloir appliquer à Contrexéville une solution qui marche ailleurs, de ma part c’était une vue de l’esprit, une vue d’intellectuel.

En revanche, je ne comprenais pas ce qui se passait lorsqu’ils allaient manifester contre les contremaîtres…

COLETTE. – Nous, nous répétions :  » L’ennemi principal c’est le patron. « 

Nous ne comprenions pas bien que frapper les chefs c’était frapper le patron.

JEAN. – C’est ça le danger, pour les établis intellectuels, au lieu de coller à la réalité, ils se raccrochent à des idées, à des théories qu’ils ont d’avance!

Avec les masses, il faut faire confiance, c’est ça surtout que j’ai appris et ça n’est pas une découverte.

– Comment la grève s’est-elle terminée?

JEAN. – Nous avons eu totale satisfaction.

Le délégué a voulu faire cesser la grève plus tôt parce qu’il avait téléphoné au patron, à Épinal, et qu’il avait obtenu ça et ça.

Il voulait qu’on vote pour la reprise du travail.

Les ouvriers ont dit :  » Ça ne va pas! On ne reprendra le travail que lorsqu’on aura eu totale satisfaction.

Et pas de vote! « 

Les cadres ont quand même organisé un vote.

Nous, on a fait une manifestation devant la mairie où avait lieu le vote.

On gueulait :  » Non à la reprise « ,  » Solidarité avec Vergèze « .

Il n’y a eu que quatre ouvriers qui ont voté.

La reprise ne s’est faite qu’après totale satisfaction.

– Aviez-vous déjà raconté l’histoire de cette grève?

JEAN. – Non, jamais. C’est la première fois.

– Qu’avez-vous fait, ensuite? Êtes-vous restés à Contrexéville?

JEAN. – J’étais saisonnier et, de toute façon, après la grève,
ça a été comme dans Germinal : il y a eu le retournement.

On a fait courir des bruits contre nous : qu’on essayait de semer la division, qu’on était gauchistes, etc.

J’étais saisonnier, ce qui fait qu’au bout de six mois j’étais vidé.

Les types devenaient méfiants, il y avait eu des difficultés sur la fin de la grève et nous on avait poussé contre le vote et contre la reprise.

– Quel âge avais-tu?

JEAN. – Vingt-deux ans.

– Et toi?

COLETTE. – Moi, j’en avais vingt et un.

JEAN. – Alors on a été obligés de partir.

On n’avait plus de meublé, plus rien.

Les autres maoïstes ont rapidement été vidés, eux aussi.

Du point de vue de l’organisation, il ne restait plus rien et on a commencé à se dire que c’était un échec total, catastrophique.

Et puis dernièrement, on a appris que les ouvriers de Contrexéville avaient fait une grève de trois semaines avec occupation de l’usine!

Il était donc resté quelque chose.

Et ce qui est resté, je crois, c’est ce qui est dû à la toute petite chose qu’on avait faite au début : permettre l’expression des masses, libérer leur expression.

Il est resté aussi l’idée qu’on peut faire quelque chose, qu’on peut se battre.

– Avez-vous gardé des contacts avec l’usine de Contrexéville?

JEAN. – Des contacts, non. Les maoïstes qui étaient restés après moi ont été vidés. On n’a plus de contacts. Ça a un peu repris à Vittel.

Dernièrement, on y avait un camarade qui tente de reprendre aussi des contacts avec Contrexéville…

L’idéal ce serait que je sois encore à Contrex! C’aurait été l’idéal! Mais j’aurais fini par être vidé…

Tout de même, ce qu’on a fait, ça n’est pas négatif.

Ce n’est pas que nous ayons fait quelque chose, Colette et moi, avec quelques ouvriers maoïstes et qu’ensuite les masses nous ont suivis.

Non : on a simplement joué le rôle d’étincelle, on a essayé de neutraliser un peu le syndicat.

– Mao vous a-t-il servi dans votre action? De quelle façon?

COLETTE. – Au début, on connaissait surtout Mao par la lecture.

– Quand le lisez-vous? Tous les jours, comme en Chine?

JEAN. – C’est par périodes.

COLETTE. – Quand on a un besoin de faire un bilan.

JEAN. – Le maoïsme est une méthode d’analyse de la réalité.

Prenons un exemple assez simple, le fait que la classe ouvrière est divisée en classes : c’est Mao qui nous apprend à étudier la société par l’analyse des classes.

Si on n’avait pas cette méthode-là on pourrait analyser la société tout autrement par les générations, par exemple… Mao donne une méthode d’analyse de la société simple, matérialiste et accessible aux ouvriers.

– Lorsque vous êtes au cœur d’une lutte, comme celle de Contrexéville, continuez-vous à lire Mao?

JEAN. – Si parfois on avait lu Mao, je ne sais pas si ça ne nous aurait pas aidés!

Parce qu’évidemment, à ces moments-là, on ne le lit pas!

Et j’ai souvent l’impression d’être paumé.

Les masses font des tas de trucs, et soudain on ne comprend plus et on ne sait plus du tout quoi faire.

D’un côté on ne peut pas passer sa vie dans les livres, c’est une connerie, de l’autre, on en aurait besoin pour pouvoir faire l’analyse de ce qui se passe.

– Et entre camarades, vous ne vous réunissez pas pour faire l’analyse des événements?

JEAN. – Si, bien sûr, quand on veut réfléchir sur une région, établir une politique. On a des expériences différentes, des idées différentes, des pratiques un peu différentes, on les met en commun.

– Comment s’est faite votre formation intellectuelle?

COLETTE. – On n’a pas commencé par lire Marx, et puis Lénine, et puis Mao, ça s’est fait tout à la fois.

Mao a développé le marxisme-léninisme.

Il n’y a pas rupture entre Marx, Lénine et Mao, il y a continuité.

Et on avait des cours théoriques, au 44 de la rue de Rennes, sur la notion de capital, sur Mao.

Et puis il y avait la lecture des journaux, Servir le peuple…

– Et les contacts avec les étudiants maoïstes?

COLETTE. – Personnellement, je n’en ai pas beaucoup eu.

J’étais étudiante à la Sorbonne, mais ça a duré très peu de temps.

J’ai été un peu au syndicat U.N.E.F. de la Sorbonne et puis tout de suite j’ai milité.

JEAN. – C’est la pratique surtout qui nous a formés : dans les comités Vietnam de base, on s’est heurtés, par exemple, à des trotskystes et on a vu tout de suite que ça ne collait pas…

COLETTE. – On s’est heurtés aussi au P.C.F.

On vendait Le Courrier du Vietnam, écrit par des Vietnamiens, et les gardes du P.C.F. venaient nous attaquer!

On ne comprenait pas!

C’est ça qui a fait grandir très vite notre conscience politique.

On aurait peut-être mis plus longtemps à comprendre si le P.C.F. n’avait rien fait.

On s’est aussi rapidement aperçus, à la faveur de cette activité, que ce qu’on avait appris en classe, dans la famille, ça n’était qu’une partie de la réalité.

– Vous êtes d’origine provinciale tous les deux?

JEAN. – Oui.

Quand j’étais à H.E.C., on nous enseignait par exemple, au niveau des cadres, comment il fallait s’y prendre pour licencier un travailleur immigré!

Quand j’étais à H.E.C., il y avait bien un tiers des étudiants qui menaient des études parallèles, car la perspective d’être cadres, patrons, etc., ne les enthousiasmait pas beaucoup. Ils voulaient devenir autre chose…

Ce que nous avons fait, au fond, ne relève pas d’un phénomène individuel, ça devient général. D’ailleurs, pas mal d’élèves d’H.E.C. se sont établis ou ont choisi de se battre.

– Combien y a-t-il d’établis en France?

JEAN. – La première vague était composée de trente à quarante types partis s’établir dans toute la France, il y en avait d’H.E.C.!

– Et maintenant?

JEAN. – Je ne sais pas parce que l’établissement n’est pas
réservé aux intellectuels. Il y a des ouvriers qui vont s’établir.

Qui vont d’une usine à l’autre, parce qu’ils se font licencier et qui continuent dans une autre usine à faire un travaiUpoli-tique.

Le maoïsme n’est pas l’apanage des intellectuels.

Il y a des ouvriers maoïstes qui font le travail d’établi et qui le font mieux, évidemment, que les intellectuels.

Même en faisant le même travail qu’un ouvrier, en travaillant dans les mêmes conditions, pour le même salaire, en vivant dans les mêmes logements, on ne sera jamais des ouvriers.

On a un acquit intellectuel, des relations…

On restera toujours des privilégiés!

– Vous dites ça comment? avec regret, satisfaction?

JEAN. – Ce n’est pas ça le problème.

Si on veut arriver à former des organisations ouvrières, un militantisme ouvrier, il faut bien connaître le problème.

Et nous, on ne le connaît pas bien.

Ne serait-ce qu’au niveau du langage.

On le voit bien, dans les réunions, même si on a le désir de laisser les ouvriers s’exprimer, même si on les écoute, ils ont du mal, ils tâtonnent…

– Puisque vous dites que tout vient des masses, pourquoi, en tant qu’intellectuels, pensez-vous que vous êtes nécessaires à la lutte ouvrière?

JEAN. – L’histoire des luttes ouvrières, dans tous les pays, montre que le rôle des intellectuels a toujours été très important.

– Se rapprocher des masses ne serait pas seulement un plaisir, une satisfaction personnelle que rechercheraient les intellectuels?

JEAN. – Je ne pense pas.

Je pense d’ailleurs qu’il est tout à fait faux d’aller s’établir pour le plaisir.

Nous ne sommes pas allés nous établir parce qu’on se sentait mal dans le mouvement étudiant, mais parce qu’on a pensé que si on n’allait pas dans les usines, le mouvement étudiant allait se scléroser à l’intérieur des universités.

Si à ce moment-là j’avais pensé que dans l’intérêt de la lutte il valait mieux que je reste à H.E.C., eh bien, je serais resté à H.E.C.!

Le but principal des établis n’est pas d’aller se rééduquer!

Quand on va dans une usine, on se rééduque, c’est forcé, mais ça n’est pas le but.

On n’y va pas pour ça, on y va pour lutter, et on se rééduque parce qu’il faut se rééduquer si on veut lutter avec les ouvriers II y a eu des gens qui ont fait ça : qui sont allés dans les usines uniquement pour se rééduquer, et tout ce qu’ils ont découvert c’est que la classe ouvrière est raciste, pleine d’idées fausses, de préjugés, etc.

– Qu’allez-vous faire maintenant?

COLETTE. – Notre désir profond c’est d’être toujours le plus utile au peuple et lié aux masses.

Parce que dès qu’on est coupé des niasses, on déconne.

On commence à ne plus connaître la réalité.

Il faut être lié aux masses pour comprendre ses besoins.

Ce qu’on n’a pas toujours su faire, même quand on était à Contrexéville.

– Ça veut dire quoi, être lié aux masses? Mai 68 était unepériode exceptionnelle, non? C’était la fête. Ça n’est pas la fête tous les jours à l’usine. Il y a de longues périodes où il ne se passe rien…

JEAN. – C’est pour ça que je dis qu’il y a des intellectuels qui ne résistent pas.

Ils ne supportent pas les moments où il ne se passe rien entre eux et les masses.

A Contrexéville, on a eu la chance de voir les choses évoluer très rapidement.

Et on a pu en tirer des leçons.

Mais on aurait pu y être à une autre époque où il ne se serait rien passé.

Même en Mai, il y a eu des camarades qui ont été dans les usines où rien ne s’est passé.

C’est arrivé! Et bien les mecs ont été vachement déçus. Ils lisent dans Mao :  » Les masses sont les véritables héros « ; partout autour d’eux, en France, ça bouge, mais concrètement, là où ils sont, dans leur usine, il ne se passe rien.

Alors parfois, ils quittent l’usine, et trois mois après ça pète!

C’est arrivé.

Les ouvriers, eux, restent des années dans une usine.

Nous ça n’est pas en deux ou trois mois qu’on peut espérer voir tout changer!

Au point où nous en sommes, maintenant, ee que nous risquons c’est de ne plus trouver de travail en usine, on ne voudra plus nous embaucher nulle part.

Mais on peut quand même rester liés aux masses sans être établis.

– Comment?

JEAN. – En participant à d’autres activités révolutionnaires comme par exemple à l’organisation des Secours Rouge;
ou en travaillant de l’extérieur des usines ou en rentrant dans la clandestinité.

– Les « masses », est-ce que ça n’est pas un mot abstrait? Une masse c’est composé de gens, de beaucoup de gens, est-ce que tu ne fais pas de différence entre les gens ?

COLETTE. – Les masses ce sont les ouvriers qui sont exploités dans l’usine ou de façon générale, tous ceux qui sont opprimés.

JEAN. – Ça n’est pas un lien personnel, ça n’est pas seulement un lien d’amitié.

COLETTE. – C’est un lien d’exploitation.

JEAN. – On est lié aux masses quand on lutte avec elles. Quand on est dans la lutte, dans une usine, il y a une atmosphère, une sympathie pour les maoïstes, tout passe, les mots d’ordre… c’est ça la liaison avec les masses.

– Une usine ou Vautre, pour toi c’est pareil…

JEAN. – Évidemment.

Notre liaison avec les masses est malheureusement un peu embryonnaire.

Si on restait trois ans, cinq ans dans une usine, on connaîtrait mieux les ouvriers, et leur réaction.

Quand on pose les revendications des ouvriers il faut que ce soient les revendications des ouvriers, pas les siennes, c’est ça la liaison avec les masses.

Et ça, pour y arriver, pour que ça colle, il faut être longtemps dans la même usine.

Et même en étant longtemps dans la même usine on peut se couper des masses, c’est ce qui arrive à certains délégués qui appliquent le programme de la C.G.T., lequel ne correspond pas du tout à ce que veulent, à ce moment-là, les ouvriers de l’usine!

– Que trouvez-vous chez les ouvriers, c’est-à-dire parmi la masse de la population qui est la plus exploitée, que vous ne trouvez pas chez les autres?

COLETTE. – Une amitié et une solidarité qu’on ne rencontre pas ailleurs.

JEAN. – Surtout chez les Algériens.

COLETTE. – Chez les Algériens mais aussi chez les Français.

JEAN. – Quand il y a lutte, il y a solidarité.

Ça s’est passé pareil chez les étudiants, en Mai.

– Et c’est un sentiment très fort?

COLETTE. – A Contrexéville, c’est l’endroit où on a été le plus liés aux ouvriers, on a eu des moments formidables.

JEAN. – II ne s’agit pas d’une satisfaction personnelle…

– Tout de même, tu ne le ferais pas s’il ne se passait pas quelque chose qui te satisfait!

COLETTE. – On le fait parce qu’on est là pour ça.

– Ça ne fait que repousser la question : pourquoi êtes-vous là?

JEAN. – En fait, la question que tu poses, c’est : pourquoi sommes-nous révolutionnaires?

– Oui.

JEAN. – Pourquoi est-ce qu’on va à l’usine?

Pourquoi est-ce qu’on va en prison?

Pourquoi est-ce qu’on se fait taper dessus dans la rue?

– Oui.

JEAN. – Pourquoi est-ce qu’on fait tout ce qu’on fait?

– Oui.

JEAN. – Je crois que la marche du peuple va dans un sens qui oblige chaque personne, soit maintenant, soit plus tard, à se poser à un moment donné la question de savoir de quel côté de la barrière il se trouve.

Au fond, c’est la réalité qui nous force à choisir.

Si je n’étais pas révolutionnaire, qu’est-ce que je serais? Cadre à l’usine?

Je préfère essayer d’être de l’autre côté.

A H.E.C., tu as des gens qui ne veulent pas se trouver du côté des cadres, mais qui ne veulent pas non plus se trouver de l’autre côté. Alors ils cherchent des biais : ils font autre chose.

Mais très vite, ils s’aperçoivent qu’ils sont quand même dans le système.

– Vous aussi vous êtes dans un système, vous n’éprouvez jamais le désir d’en sortir, de vous retirer?

JEAN. – Se retirer…

On a eu un camarade, il allait dans les bidonvilles soulever les Algériens, et puis un soir il y a eu bagarres avec les flics et tout, alors il a dit :  » Bon. Eh bien, maintenant je m’en vais « , et il est parti.

Je trouve que c’est vraiment dégueulasse de mettre les masses en mouvement et puis de se tirer.

COLETTE. – Quand on a commencé, on se sent responsables. Pas tant au niveau de l’organisation qu’à celui des gens avec lesquels on se trouve.

JEAN. – On prend des responsabilités, quand on crée un mouvement, qu’on soutient les jeunes.

D’ailleurs les ouvriers ont bonne mémoire; quand on leur fait une vacherie comme ça, ça marque. Ils n’oublient pas ceux qui se tirent.

– Peut-être qu’à un certain moment les gens ne se sentent plus à la hauteur, ils n’ont pas prévu les conséquences?

JEAN. – D’accord, mais on ne s’en va pas.

Après Mai 68, il y a eu un mouvement général de liquidation, toute l’ancienne U.J.C.M.L. s’est volontairement dissoute, elle a dit :  » On fait des tas d’erreurs, on n’a pas su répondre aux besoins des masses. « 

Ils ont tous ou presque quitté les usines, les lieux où ils travaillaient pour essayer de réfléchir un peu, de retrouver une ligne.

Ils se sont remis à lire les livres : Marx, Mao, Lénine, à pondre des textes.

Et puis, finalement, ce qu’ils ont fait était stérile, parce que les problèmes, les vrais, ne se résolvent pas du jour au lendemain en se prenant la tête entre les mains dans une chambre mais en restant là où on est.

Et il n’y a rien de plus difficile.

C’est atrocement difficile de rester là où on est sans qu’il se passe rien, et sans comprendre.

– Et ça t’est arrivé d’éprouver le désir de te tirer?

JEAN. – Ah oui! Ah oui!

– Et alors?

JEAN. – On a essayé de résister.

On ne s’est jamais réfugiés dans les livres.

Souvent on nous fait la critique :  » Vous ne savez pas où vous allez! « 

C’est vrai, mais on sait grosso modo que vouloir élaborer un programme, comme ça, en chambre, ça ne correspondrait à rien.

Comme lorsqu’on avait décidé, il y a trois ans :  » L’ennemi principal c’est le patron. « 

Non, il faut que ça vienne des masses.

C’est en les laissant s’exprimer qu’on arrivera à élaborer un programme.

– Vous envisagez de mener cette lutte toute votre vie?

JEAN. – Je l’espère.

COLETTE. – Notre désir c’est de faire ça toute notre vie.

Mais avec la répression, il est possible qu’on ne puisse plus vivre comme on voudrait, qu’on nous en empêche…

JEAN. – Qu’on nous empêche de quoi?

COLETTE. – D’être dans les usines.

JEAN. – De ce point de vue, on est de moins en moins libres, on ne pourra plus faire ce qu’il y a de mieux.

Mais il y en aura d’autres qui viennent par-derrière, d’autres moins connus que nous qui peuvent encore trouver une petite place et se faufiler…

COLETTE. – Nous, on commence à être brûlés…

JEAN. – II y a des camarades qui ne peuvent plus travailler en usine, alors ils font autre chose. Ils voudraient être dans les masses, lutter avec les ouvriers, les paysans, mais ils ne peuvent plus rester cinq minutes sans que la police vienne les arrêter.

– Si la situation évoluait, seriez-vous prêts à participer à des engagements violents?

JEAN. – Est-ce que je passerais à la lutte armée? Dit comme ça, si je réponds ce oui « , les gens qui voient la situation actuelle et qui vont m’entendre dire :  » Oui, je prendrais le fusil « , vont penser que je suis complètement dingue!

Ce que je peux te dire c’est qu’en Irlande, par exemple, on est passé très très vite au stade de la lutte armée.

Dans certaines conditions, oui, je le ferais.

COLETTE. – II ne faut pas nous faire dire que la lutte armée est pour demain matin.

JEAN. – Mais, ça peut venir très vite. A Sochaux, en 68, les flics ont pris le fusil les premiers et ils ont tué des ouvriers. Pas mal d’ouvriers sont rentrés chez eux prendre des fusils de chasse!

Il aurait pu y avoir affrontement, peut-être très court, peut-être un carnage, on/a parlé de lutte armée à Sochaux. La lutte armée!

On se disait que peut-être un jour on serait arrêtés, traînés dans la boue.

Et on se disait qu’on n’en serait pas capables. Et la répression! On croyait qu’on ne pourrait jamais y faire face.

Et puis quand la pratique est là, on le fait et on résiste. Il y aura d’autres épreuves.

On ne peut pas dire à l’avance : je suis prêt à résister à ça et ça, je sais que je le ferai.

On l’espère, c’est tout.

COLETTE. – On ne peut pas le garantir. On essayera.

JEAN. – On sait de toute façon que lorsqu’il faut se battre il y a toujours des franges qui ne peuvent pas passer au stade supérieur.

On a passé un stade entre Mai 68 et la période actuelle, où il faut déjà beaucoup plus de volonté et une idéologie plus ferme pour résister à la répression.

La lutte armée, ce serait encore un autre stade.

Il y aura des camarades qui flancheront et d’autres pas.

– Qu’est-ce que c’est, pour vous, la parole de Mao? On a parfois Vimpression que c’est quelque chose de religieux, une nouvelle religion.

JEAN. – Religieux? Qu’est-ce que ça veut dire religieux? Faire lutter et travailler les bommes pour quelque chose qui n’existe pas.

– Qu’il y aurait une parole, une parole révélée. Dans le cas présent, celle de Mao, à partir de quoi tout se fait et tout s »organise. Une parole qui serait la vérité indiscutable.

JEAN. – La parole de Mao n’existe pas, c’est la synthèse des idées que Mao a eues à partir de la pratique, de l’expérience de lutte du peuple chinois.

Mao dit que les idées justes ne tombent pas du ciel, et si Mao a des idées justes, elles lui viennent de la pratique sociale.

En 1927, Mao ne savait pas qu’en 1968 il y aurait la Révolution culturelle.

Il n’y a pas une vérité avec un grand V qui tombe du ciel.

Il y a une vérité qui se développe.

– N’y a-t-il pas tout de même un culte de la personnalité de Mao?

COLETTE. – J’ai réfléchi à ça : je pense qu’il ne peut pas y avoir de culte de la personnalité qui ne soit pas fondé sur quelque chose de réel.

Si le peuple chinois aime tellement le président Mao, leur dirigeant, c’est parce qu’il les a sortis d’une situation féodale d’exploitation, qu’il a mené à bien la révolution, extirpé les éléments révisionnistes et bureaucratiques qui s’infiltraient.

Il a donné tout le pouvoir au peuple en prenant des mesures pour que plus jamais les réactionnaires ne puissent à nouveau s’en emparer.

Je comprends que le peuple soit reconnaissant et qu’il aime énormément le président Mao.

– Tout de même, sur le plan culturel, il y a des choses qui pour nous sont difficiles à accepter comme démocratiques. Ce serait plutôt une sorte de dirigisme… Je ne sais pas si vous lisez certaines revues d’informations chinoises…

JEAN. – Là-dessus, on est effectivement un peu mal à l’aise
pour répondre.

Du point de vue de l’art, de la culture, on ne sait pas très bien ce qui se passe.

Les trucs stéréotypés qu’on trouve dans Pékin Informations, les portraits de Mao, ça me gêne un peu, mais ça ne m’empêche pas d’être maoïste.

ersonnellement, ça ne me gêne pas, par rapport à ce que Mao apporte dans le domaine de la libération des masses, de la liberté d’expression des griefs, de la confiance en lui-même qu’on donne au peuple.

Je crois qu’il y a rupture totale entre ce qui est l’individu, comme nous le comprenons en France, et l’homme collectif, comme on le comprend en Chine.

Je me souviens d’une histoire que j’avais lue dans Servir le peuple, sur la construction d’une usine de cirage.

On aurait demandé à des experts russes de venir construire l’usine, ça aurait peut-être pris deux ans. Au lieu de ça, ce sont les gens du lieu eux-mêmes qui l’ont construite.

Au début, ce qu’ils ont fait était tout à fait infect, inutilisable, et puis, peu à peu, ils sont parvenus à produire du cirage correct.

Ils ont appris eux-mêmes comment le fabriquer. C’était beaucoup plus enthousiasmant et ils connaissaient beaucoup mieux le travail.

Évidemment, ça n’était peut-être pas très économique, ils ont mis deux ou trois fois plus de temps, mais ils ont tous travaillé, même les plus ignorants, et maintenant ils connaissent tous le processus de fabrication du cirage dans l’usine.

Alors que si les  » docteurs « russes étaient venus faire le travail, il n’y aurait pas eu beaucoup de différence entre un ouvrier français et un ouvrier chinois.

Mao dit :  » Mieux vaut dix qui cherchent que un qui sait. « 

C’est formidable.

5 janvier 1971.

Jean a relu son entretien et écrit cet additif :

J’ai été assez surpris du nombre important de fois où nous parlons de spontanéité car je n’aime pas du tout ce mot qui est très ambigu.

Ce que nous ne voulons surtout pas dire, c’est que la révolution se fera toute seule, spontanément, que tout ce qui est spontané est révolutionnaire.

Pas du tout.

Ce que nous avons voulu montrer, et c’est peut-être pourquoi nous avons employé si souvent ce mot, c’est qu’à cause de leur situation sociale d’exploitation, les masses populaires sont révolutionnaires.

Malheureusement toutes les idées justes (révolutionnaires) sont contrecarrées plus ou moins par les idées fausses divulguées par la presse, la télé, etc.

Ce qui fait que les idées justes existent rarement toutes pures comme ça, mais en contradiction avec les idées bourgeoises, d’où les idées contradictoires de tel ouvrier, les idées confuses de tel paysan ou de tel intellectuel.

La télévision n’épargne personne.

Toutefois, au moment des luttes intenses (Mai 68, grandes grèves, manifestations), il se trouve que les idées bourgeoises (égoïsme, racisme, etc.) peuvent être balayées en un instant.

Tout cela pour dire qu’un intellectuel qui  » s’établit « , qu’un maoïste, n’a rien à apprendre aux masses.

Ce que le maoïste a à faire, en un premier temps, c’est de s’efforcer de libérer l’initiative des masses, entendons par là : l’aider à combattre les vieilles idées bourgeoises.

Comment?

En partant de ces idées peut-être confuses, mais justes, qui se trouvent dans les masses.

Dans l’entretien, nous nous sommes surtout attachés à montrer le caractère révolutionnaire des masses et nous avons laissé entendre que le seul travail du maoïste était d’être une étincelle.

A la suite de quoi tout prendrait feu… C’est un peu sommaire.

La marche du peuple vers la Révolution suit des hauts et des bas, et si de chaque expérience nous ne tirons pas des leçons, nous ferons du surplace; les maoïstes doivent donc aider les masses, doivent donc aider à tirer les leçons.

Le maoïste n’est pas seulement un catalyseur.

Il doit aussi être un organisateur.

C’est peut-être ce qui est le plus difficile.

En tout cas, c’est personnellement ce que je trouve le plus difficile.

=>Retour au dossier sur la Gauche Prolétarienne

Enquête sur les maos en France: Guy (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

GUY. – J’étais à la campagne et puis j’ai eu une histoire de famille : je me suis cassé. Je suis venu travailler à Paris dans la décoration.

On bossait dans la maison de Vadim à Dreux où on a tout refait.

Je travaillais à faire les fenêtres et il y avait un chef décorateur qui faisait la pute.

C’était un milieu pourri, le prix des trucs, tout ce fric…

J’en ai eu marre de faire la pute. Je ne voulais plus vivre avec eux.

Ça me faisait chier des mecs comme ça.

Je me suis cassé. J’avais un peu de fric de ma grand-mère.

J’ai pas bossé pendant trois mois, en me disant :  » On verra. « 

Et puis, un jour j’ai rencontré des copains qui, eux, bossaient.

Ils m’ont dit :  » Tiens pourquoi, tu bosses pas, toi, pourquoi tu fous rien? « 

Alors je suis allé à Renault, juste avant Mai 68.

Ma mère est un peu juive et marxiste.

Elle a été prisonnière pendant cinq ans en Allemagne.

Mon père aussi.

C’est là qu’ils se sont rencontrés.

Maintenant ils veulent leur petite vie tranquille.

Ils ne pensent plus à rien. Pour eux, la politique, ça veut dire la guerre.

Alors parler politique avec eux, zéro!

J’ai un frère qui est fasciste.

Il revient de la Martinique.

J’avais pas d’idée politique précise.

Il y avait des manifs au quartier Latin.

Je me souviens, j’ai vu des mecs dans un car de C.R.S. en train de chanter L’Internationale.

C’était chouette.

C’était à la gare Saint-Lazare.

Ça m’avait vachement impressionné.

J’avais voulu savoir ce qu’ils avaient fait.

C’était la première fois de ma vie que j’entendais L’Internationale.

Ça me paraissait bizarre de voir des mecs dans un car de flics en train de chanter.

En province, tu ne vois pas ça. Tu vois, des fois, une 4 L de flics avec un type dedans parce qu’ils viennent de le sortir du bal mais quand il y a une bagarre, les flics ne viennent pas, parce qu’ils ont peur.

Entre-temps, j’ai lu La Mère de Gorki, ça m’a vachement choqué.

J’ai fait un rapprochement.

Je suis pas bien évolué… si j’avais pas bossé… ça m’arrive souvent, je vois un bouquin et je le prends, je me dis : « Tiens, je vais lire ça. « 

Quand je suis entré à Renault, là j’ai vraiment vu ce que c’était : l’enfer quoi!

Au début, je bossais sur une chaîne.

J’avais jamais vu une chaîne, j’avais jamais été si près… j’avais jamais été en usine de ma vie.

Je me souviens, j’en rêvais la nuit.

Ce qui m’a surtout frappé au départ, c’est l’ambiance.

Les copains n’avaient pas de fric alors on ne bouffait pas le midi, les mecs parlaient politique. Pour moi c’était très important.

J’ai rencontré Garcia, un anarchiste espagnol.

On a discuté de politique, mais c’était pas clair parce que je venais d’arriver.

Au bout de quinze jours je faisais grève parce que les mecs ne voulaient pas bosser jusqu’à deux heures.

Les autres ne voulaient pas que je fasse grève mais moi je comprenais bien qu’on en ait marre de bosser jusqu’à deux heures.

J’ai fait la grève.

On a discuté et c’est tout jusqu’en mai où j’ai pris le grand coup.

C’était vraiment le Grand Jour.

C’était trois, quatre mois après mon entrée à Renault, et je commençais à connaître pas mal de mecs dans l’usine.

Ce n’était plus pareil.

Alors, le premier soir, je suis resté, et les mecs commençaient à souder les portes partout, c’était vachement bien.

Il y a un mec qui est venu, un prolo, un ouvrier.

Il avait une camionnette et une grande échelle.

Alors on lui a dit :  » Grimpe, viens avec nous, pose ton échelle contre le mur et viens. « 

Alors le mec est venu.

On lui a dit : ce Tu vois les portes sont fermées, c’est pour pas que les mecs sortent, pour pas qu’ils rentrent chez eux. « 

Alors on s’est mis à discuter : « Pourquoi vous faites grève ? « , etc.

Il nous posait un tas de questions.

Et puis il y avait des étudiants qui allaient chercher des dizaines de baguettes et des paquets de Gauloises. Et du pâté, enfin tout ce qu’ils pouvaient ramener.

Alors on leur a dit : ce Venez « , et ils sont montés par l’échelle.

Ce soir-là, on y a-passé la nuit. J’aimais bien l’ambiance.

Je n’ai pas mis de temps à m’intégrer à l’ambiance de l’usine.

Les mecs, c’est vachement sympa, il y a des moments où tu bosses, mais il y a des moments où tu te fends la gueule.

Et puis c’est franc, c’est pas pareil que dans la décoration.
Trouver une telle ambiance c’est formidable.

Le premier jour de la grève, ça éclate partout.

Ça discute partout. Tu te libères en quelque sorte.

J’étais pas tellement au courant de ce que les étudiants faisaient mais je savais qu’il y avait des bagarres, qu’il y avait des flics à la faculté.

Il y a eu des discours, mais les discours ça ne m’intéresse pas tellement.

Enfin, je couchais… un peu partout, au quartier Latin, dans l’usine.

Quand il y avait des manifs, on y allait, on faisait des barricades et on vadrouillait toute la nuit; on revenait le matin.

On avait des bagnoles, et même quand il n’y avait plus d’essence on pipait l’essence pour en avoir.

J’ai le bouquin 34 nuits, 33 jours sur la Régie Renault, et je réagis toujours aussi fort quand je le relis.

A l’intérieur, tu as tous les copains sur une photo, tous les jeunes.

Tu sentais la liberté partout.

Ce qui était frappant c’était ça : tu disais ce que tu voulais.

Si t’avais pas à bouffer, tu te démordais toujours pour faire un casse-dalle.

Il y avait toujours un mec qui t’en filait la moitié, et puis un mec qui te filait cent balles ou des cigarettes.

J’ai été à Flins, mais alors, là, je suis revenu complètement écœuré.

Je suis resté trois jours sans bouffer, sans dormir, et les flics au cul tout le temps.

Je suis resté jusqu’au dernier jour.

On est revenu à l’usine.

Il y a eu encore des bagarres dans Paris alors je les ai faites. Les syndicats essayaient de t’empêcher de tous les côtés.

On demandait  » Pourquoi?  » et les syndicats nous disaient : « II ne faut pas aller sur les barricades, c’est des provocateurs…  » et ils ne soutenaient pas les mecs qui se battaient, c’était clair!

Quand j’ai repris le boulot, je me souviens le lundi après-midi, il y a eu les résultats du vote, parce qu’il y avait eu vote, on était 2 000-3 000 à gueuler :  » Salauds. « 

Alors, ils nous ont traité de ce Provocateurs « , de tout ce qu’on veut.

C’était aberrant. On a repris le boulot mais c’était l’écœurement pour tous les mecs. Et puis les mecs ne voulaient plus parler de politique.

Pour la plupart des ouvriers il fallait suivre les étudiants, il fallait aller à la bagarre.

Après 1968, j’ai pas laissé tomber.

Quand il y avait des grèves j’ai toujours été dans le coup mais je ne savais pas quelle direction prendre.

J’arrivais pas à m’agripper, c’était pas clair, ça m’intéressait pas… Il y a eu les trotskystes.

Je discutais avec eux.

Ils avaient fait des comités d’action.

Alors je me suis mis dans le comité d’action, mais ils ne pensaient qu’à des grandes internationales et le boulot pour l’usine, zéro!

Tous les samedis, il y avait des cours de marxisme.

Les
mecs, le cours de marxisme du samedi ils n’en avaient rien à faire.

Moi j’y suis allé deux, trois fois.

Quand il y avait une grève j’allais aux réunions pour voir ce qu’ils allaient tenter de faire.

Mais rien! Tout ce qu’ils recommandaient c’était de se syndiquer, à la C.G.T.

Les trotskystes disaient qu’il fallait entrer à la C.G.T. pour essayer de récupérer les mecs… mais moi, me syndiquer à la C.G.T. ah! non!

La C.F.D.T. aurait été un syndicat un peu plus libéral, un peu plus combatif, j’aurais peut-être bien voulu… mais enfin, c’était pas clair!

J’étais gauchiste sans idée définie.

Enfin, il y a eu Bouboule. C’était un mec qui ne me servait pas le petit refrain des syndicats, c’était autre chose.

C’était un Italien. Il avait vingt-deux ans.

On a fait une grève de contrôleurs et, pour la première fois, les revendications qu’on demandait sur le tract, c’était quelque chose de nouveau.

Je ne savais pas ce qu’il y avait de nouveau. Mais on voulait faire un tas de trucs.

Au lieu d’envoyer des gars dans le bureau, eh bien on y allait tous.

C’était la démocratie!

Tous les mecs qui voulaient faire un tract le pouvaient.

On pouvait faire un tract sur un chef, sur les syndicats, sur n’importe quoi! On se sentait plus à l’aise. Bouboule a pris la parole ce jour-là dans la cantine.

Il avait une façon de s’exprimer : quand tu vois les mecs de la C.G.T. s’exprimer et Bouboule à côté, eh bien toi tu restes là, et tu dis :  » Merde, chapeau! « 

Après je suis allé le voir.

Il m’a parlé de son canard : Métallo rouge. On a discuté.

C’est là qu’on a fait le premier comité de lutte des contrôleurs.

C’était simplement revendicatif. Mais on discutait d’un tas de trucs. Tous autant qu’on était, on était écœurés des syndicats.

On était une quinzaine et je me rappelle, on s’était demandé:  » Mais, comment on va signer? « 

A ce moment-là, j’avais entendu parler de ce qui se passait à la Fiat à Turin où il y avait déjà eu des comités de lutte, alors on s’est dit :  » Tiens, on va s’appeler Comité de lutte des contrôleurs « .

Le tract a été pris par tous les contrôleurs.

Aussitôt il y a eu plein de mecs qui sont venus nous voir et qui disaient :  » Chez nous, ça va pas  » et ils voulaient qu’on fasse un tract.

On leur disait :  » Eh ben, vous vous démerdez dans votre atelier.

Avec trois ou quatre mecs vous vous filez rancard dans un café et vous faites le tract. « 

On a eu pendant un moment jusqu’à douze comités de lutte qui fonctionnaient.

Et puis on a fait un meeting.

Ça faisait beaucoup de types à la porte et ceux de la C.G.T. n’aimaient pas ça, ils avaient peur.

Pour la première fois, ils ont dit :  » Tiens tu as vu Bouboule, il a un badge de Mao ! « 

Tous les mecs qui se disaient maos dans les comités de lutte portaient un badge et tout le monde voulait un badge.

Dans l’usine il y avait 200, 300 mecs qui se baladaient avec un badge de Mao.

Pour moi ça voulait pas dire grand-chose mais ça voulait dire que si on s’était fait baiser en 68, il y avait quand même des mecs qui essayaient d’avoir d’autres méthodes que les syndicats, qui les avaient trahis.

Ça voulait dire qu’on essayait de créer une autre organisation pour se battre et pour se défendre.

Ça représentait que je pouvais m’exprimer : c’était très important.

C’était la première fois que si je voulais faire un tract sur un chef et le traiter de  » salaud « , je pouvais le faire.

Mais des mecs de la Gauche Prolétarienne, j’en avais peur.

On nous avait tellement bourré le mou qu’ils se battaient n’importe où.

Et puis Bouboule était en pétard avec eux, même à l’époque des cantines.

C’était l’hiver 69-70.

Tous les mecs gueulaient :  » Tu as vu la cantine, c’est dégueulasse.

On bouffe déjà bien mal et en plus ils vont augmenter! Tu as vu, ils coupent un camembert en huit et ils te font payer ça 70 centimes. « 

Alors on a fait un tract.

C’était le premier tract du Comité de lutte qu’on distribuait à la porte de l’usine.

On ne l’avait jamais fait auparavant.

Il n’y avait pas d’étudiants.

Ce n’était que des ouvriers, que des mecs de Renault.

Le tract était très bien fait et ça discutait vachement dans les ateliers.

Les mecs venaient nous voir en disant :  » C’est bien « , et le lendemain, on s’est dit :  » On va imposer nos prix nous-mêmes. « 

C’était ça le but de la campagne!

Alors, on a fait un autre tract.

Sur le tract, on voyait un camembert, coupé en huit morceaux.

On disait : si on achète deux cents camemberts aux Halles, ça coûte 160 francs.

Un camembert divisé en huit, on devrait le payer tant et vous le payez tant.

Et les mecs, ils affichaient ça partout.

On a fait trois séries avec des dessins : le camembert, les frites et le café.

Il y avait des mecs qui venaient en disant :  » Je vais t’en distribuer un paquet, tu auras le temps d’aller bouffer. « 

C’est là qu’on a commencé à avoir des mecs activistes.

Mais, les syndicats, alors là, ils sont descendus. Il y a eu une bagarre… enfin pas une bagarre vraiment, mais les chaises ont volé.

Tous les mecs se sont mis à gueuler. Les syndicats se disaient :  » Merde, tout le monde les soutient « , ils ne pouvaient pas nous tabasser.

Alors, le lendemain, ils sont revenus et ils ont essayé de nous empêcher de rentrer à la cantine.

Comme on savait par où passer, on a quand même réussi à rentrer : on était quatre, et eux, ils avaient même fait venir de l’extérieur les Jeunesses Communistes en cravate et costumes.

On était quatre, on se demandait si on serait assez forts, si les mecs nous soutiendraient encore.

Il y avait un vieux trotskyste qui était vachement bien, c’était un trotskyste mais…!

Il a dit :  » Allez-y  » et on y a été.

Les ouvriers se sont levés, ils ont commencé à vider les J.C. qui, trop trouillards pour essayer de se battre, se sont barrés.

Avec les autres, cadres et délégués, il y a eu une bagarre.

Nous, on n’a pas donné un coup de poing.

C’étaient les ouvriers! Ils foutaient les marmites en l’air dans la cuisine.

Il y a eu sept, huit tables de cassées, avec la vaisselle, les chaises.

Les travailleurs immigrés nous défendaient vachement.

Surtout les mecs d’Afrique noire qui ne mangent qu’un plat de légumes, parce qu’ils envoient leur argent à leur femme.

Le lendemain, on a essayé de coller des affiches, mais les mecs des syndicats sont venus avec tous leurs pontes de la région parisienne.

Ils criaient :  » Gauchistes = Fascistes « , et ils ont cherché Bouboule dans l’atelier.

Ils ont commencé à lui cracher dans la gueule devant les ouvriers, et ils l’ont traîné par terre.

Lui, il chantait L’Internationale. Sur le pont de l’île Seguin, ils ont voulu le jeter dans la Seine.

Là, ils se sont battus entre eux.

Les délégués C.F.D.T. sont venus et toute la direction.

Dans l’atelier, pendant une heure et demie, deux heures, les mecs n’ont pas bossé.

Nous, on a débrayé et on a commencé à prendre des manches de pioche, des barres de fer pour y aller.

On y est allés, mais les chefs nous ont empêchés.

Ils voulaient foutre Bouboule en photo sur L’Huma en disant : « Les travailleurs de Renault virent un gauchiste de l’usine. « 

Bouboule est revenu mais il s’est fait virer.

A ce moment-là, il y eut la fusion entre certains comités de lutte et la Gauche Prolétarienne.

Dans l’affaire du métro, on avait en quelque sorte les mêmes idées qu’eux.

Nous, ce qu’on voulait au départ, c’était faire un coup à la caisse.

On voulait se démerder pour piquer quelque chose.

C’est tombé dans le lac le vendredi soir, mais le lundi on est venus en métro à Renault, et on a fait passer les mecs gratuitement.

Le lundi soir, ça s’est bien passé : pas de flics, rien.

Tous les mecs enthousiastes.

On est partis en manif à la porte.

D’habitude, les mots d’ordre diffèrent mais là on avait des mots d’ordre communs.

Il n’y avait pas de G.P. dans notre équipe, il n’y en avait pas chez les contrôleurs.

La jonction, je l’ai faite plus tard.

Jusqu’au mercredi soir, tout se passe bien. Une rame de métro, puis deux, puis trois : mille mecs sortent gans payer.

C’était la joie, et puis les bombages, les tracts.

Tous les jours un tract! le mercredi soir, j’étais à la porte de l’usine et qu’est-ce que je vois : un groupe de mecs de la Gauche qui se pointent.

Mon premier réflexe ça a été :  » Attention les mecs, il y a les mecs de la Gauche ici. « 

J’avais vraiment peur. Je ne voulais pas me mêler à eux.

Mais ce soir-là, il y a eu de la bagarre, et les mecs de la Gauche ont repoussé les flics avec nous.

Quand on a chargé les flics, ils se sont tous mis à crier et les flics avaient la terreur.

Ils se sont battus vachement bien et ça m’a suffoqué.

C’est marrant, c’est dans la violence que j’ai fait le rapprochement avec eux.

Mais il y avait quand même toute une partie de l’histoire de la Gauche qui n’était pas claire.

J’avais jamais lu un canard de la Gauche.

J’avais jamais lu La Cause du peuple.

Après le métro, quand je les rencontrais, on se disait  » Salut! », on discutait, et puis on a commencé à faire des tracts en commun sur le métro.

Nous, c’était déjà la résistance parce qu’on s’était fait décimer.

Les copains se sont fait foutre en taule. On était archiconnus, on était photographiés et même filmés. En plus, on a été dénoncés par les révisos.

Un jour, les flics nous tendent un piège.

On était partis à quatre mecs dans le métro et là, dix flics.

A Trocadéro, dix flics, et à Franklin-Roosevelt, dix flics…

c’était la meute qui nous suivait.

A chaque station, il y avait toujours un ou deux flics qui descendaient et qui faisaient un tour.

On changeait de wagons, parce qu’on les avait aussi bien repérés.

A Franklin-Roosevelt on a essayé de se barrer sur Vincennes. Dans le couloir ils nous coursaient; quand on a vu la meute derrière nous, on les avait comme ça.

Quand on est arrivés sur le quai, ils nous ont encerclés.

Mais ils ne nous ont pas touchés.

Alors on est montés dans le métro.

Entre les copains et moi, on s’est engueulés, parce qu’il y avait un copain qui voulait descendre à la Concorde.

Il avait une nana à voir, mais Concorde c’est le meilleur coin pour se faire piquer.

Dans le métro, comme il y avait beaucoup de monde, on aurait pu gueuler, ameuter les gens et, en faisant ça, on aurait pu se barrer.

Il n’a jamais voulu et il a entraîné les autres copains.

Moi, j’ai pas voulu descendre. Les copains sont descendus à Concorde.

Ils étaient pas sitôt sur le quai qu’ils se sont fait matraquer la gueule. Il y avait au moins une trentaine de flics.

J’ai vu P. plein de sang. Moi, je suis descendu à Châtelet.

Il y avait encore deux flics qui nie suivaient. J’ai sauté pardessus les grilles.

J’ai fait au moins dix fois les mêmes stations. Enfin je suis arrivé à me barrer.

Les trois autres ont été en taule. Les militants étaient vidés, et moi je ne prenais plus le métro à Billancourt. Je n’y allais plus.

Je restais planqué. J’avais peur.

J’avais pas l’idée de résistance.

Je bossais tranquille mais ça me faisait chier.

Des fois, j’attendais les mecs.

Il y avait des meetings à la porte de l’usine, j’y allais quand même, mais je n’étais pas actif du tout.

J’hésitais vachement, à la porte de Renault à Zola.

Il y avait des flics, j’avais peur.

Il n’y avait personne pour me soutenir.

Bouboule n’était plus à l’usine, parce que Bouboule aussi avait peur des flics.

J’étais complètement coupé, mais il y avait des mecs que j’avais connus qui me disaient :  » Si tu veux, on peut faire quelque chose  » et ceux qui venaient me voir à l’usine :  » On ne te voit plus. « 

J’avais toujours ce refrain derrière qui me raccrochait…

Mais la peur…

Et je sortais, j’arrivais à cent mètres de la porte, je ne pouvais plus avancer.

Alors j’allais à pied jusqu’à Bir-Hakeim, et puis là non plus je ne pouvais pas et je descendais au Pont de Sèvres ou à Marcel Sembat.

Ça a duré pendant un mois mais je ne supportais pas non plus de me sentir liquidé.

Et c’est reparti. On a commencé une campagne.

Je ne sais plus sur quoi. Et là, ça s’est éclairci.

Pas pour dire que je suis maoïste, que j’ai lu tout Mao, mais pour saisir qu’il faut y aller, qu’il faut pas avoir peur de tomber.

On sait qu’on tombera mais ça ne fait rien.

La peur devient de la hargne.

De la hargne révolution-
naire.
J’ai commencé à diffuser La Cause du peuple.

Avant de vendre un canard, tu réfléchis.

Métallo rouge, ce n’était pas pareil, on le donnait.

Avec La Cause du peuple il fallait accrocher les mecs, discuter, mais je n’avais plus peur.

Maintenant, le pas qui a été fait est immense.

Au début, les premiers maos, ils étaient jetés, enfin pas jetés mais presque.

Maintenant, tu peux t’approcher de n’importe qui, aller n’importe où dans l’usine, tu as toujours des mecs prêts à te soutenir, à gueuler contre les révisos.

Tu as vachement plus confiance dans les masses.

Tu peux distribuer les tracts, il n’y a plus un mec mouchardé.

Et quand il y a des grèves, le canard, on te le demande de partout.

Au début tu avais peur, maintenant tu es plus fort. C’est aussi tout ce qui se passe en France qui joue vachement.

Même des vieux avec leur carte C.G.T. nous disent :  » Moi, je suis trop vieux, ou j’ai ci, j’ai ça, mais vous avez raison, faut y aller! « 

Et ils racontent les grèves dures qu’ils ont vécues.

Les vieux ouvriers ont de l’influence dans l’usine. Quand ils sont contre nous, c’est pour des raisons personnelles. Jamais contre l’idéologie.

Des mecs anti-maos, il n’y en a pas un grand nombre.

Dans ce qu’on fait, il y a toujours quelque chose de concordant avec leurs idées.

Par exemple, quand on dit :  » Sabotons le profit du patron « , ils comprennent, c’est clair.

Quand La Cause du peuple est saisie c’est clair :  » C’est dégueulasse, on nous enlève la parole! « , même s’ils ne sont pas d’accord avec La Cause du peuple.

La répression? Ça dépend de ce que les maoïstes vont faire.

Si les maoïstes réussissent un coup qui n’est pas mal, ça va faire des maos.

Si on répète des tas de coups signés ce maos « … si on fait notre justice nous-mêmes, si les ouvriers font leur propre justice, pour eux, ce sera clair!

Tous les jeunes sont avec nous dans la pratique et aussi dans les idées.

Ces mecs, bien sûr, ils participent plus ou moins mais, en principe, les mecs, même les jeunes professionnels, ils sont violents.

Les mecs, ils arrivent de province, habitent la banlieue, ils se font chier.

Ils se battent à droite à gauche.

Le flic est devenu quelqu’un qu’ils ne peuvent pas voir.

Les flics partout et les contrôles d’identité, ils en ont marre!

Ça mijote là-dedans, et ils se mettent à vachement discuter.
Par exemple, il y a des mecs que je connais de vue, je discute avec eux dans la rue.

Pourtant, une fois que tu sors de l’usine, t’essayes d’oublier toute la crasse qu’il y a là-dedans, et l’usine, on n’en parle plus, c’est dans la poche sur le côté.

Eh bien, maintenant, il y a des mecs quand on sort de l’usine, qui me demandent :  » Tiens, salut! On va boire un truc « , et on commence à discuter politique.

Tu sens que c’est autre chose! Pour moi c’est vachement important. Ça joue sur mon idéologie.

Cet été, j’ai fait du stop. J’ai pris des dizaines de voitures, et j’ai rencontré des gens, des jeunes surtout, de différentes classes sociales.

Quand on avait le temps de discuter, en fonction des kilomètres, je les provoquais :  » Bien sûr, la vie est chère, mais vous savez, Marcellin nourrit près de 70 000 flics sur notre dos, et les impôts « , etc.

Et ils me disaient :  » Mais vous savez, il faut des flics, il y a tellement de gens qui se battent, qui sont violents. « 

Chez les jeunes, c’est pas du tout pareil.

C’est marrant, mais ils ont vachement d’estime pour un mec qui fait du stop.

Ils sont familiers.

Tu entames une discussion et tu découvres qu’ils se font chier. Ils sont en vacances mais ils se font chier.

Alors avec eux, c’est vachement facile d’y aller.

Les bagarres, ils aiment ça, ils ne parlent que de ça.

Et quand tu leur parles de flics, alors là :  » Ah! les salauds! « 

Des fois, il y en a qui sont plus évolués, alors tu fonces à discuter : Cause du peuple, Geismar… tu vois ce qui porte.

Mais tu y vas à tâtons. Comme ça, tu te fais une idée.

En principe, cette génération, enfin les mecs entre dix-sept et vingt ans, sur 100 mecs, tu en as 90 qui sont archiviolents.

Ils ont des petits boulots : menuisiers, électriciens, maçons, n’importe quoi; ils gagnent 100 000 balles par mois, mais ils ont encore un truc : ils ont tous Paris dans la tête.

« Combien on gagne de l’heure à Paris?  »  » Comment c’est à Paris?  » C’est marrant, ils croient qu’à Paris, on vit bien! On comparait.

Je leur disais :  » Moi, je suis à Renault, je gagne 120 000 balles, je paye 30 000 balles de piaule par mois « , etc.

16 septembre 1971.

Après avoir relu son entretien, Guy a dit :

Je suis deçu.

Ca me plaisait de lire ce que j’avais dit mais je trouve ça barbant.

C’est mou.

Ca donne pas envie de se battre.

A côté de Jackson !

[Georges Jackson, prolétaire afro-américain condamné à vie pour un vol de 30 dollars dans une station-service, conscientisé en prison et devenu l’un des écrivains du Black Panther Party, mort assassiné]

J’ai pas su montrer la violence.

Pourtant, même s’il y avait cent mille mecs en face de moi pour me dire que je me trompe, que la voie du maoïsme, c’est pas la bonne voie, je ne les croirai pas.

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Enquête sur les maos en France: Germain et Marcel (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

GERMAIN. – Moi, j’ai toujours été maoïste. Je ne suis pas un mao de 68. Tu vois, je n’ai pas les cheveux longs.

MARCEL. – Pour toi, c’est différent. Toi, tu pouvais déjà être jugé comme maoïste à l’époque.

Tu as vécu plus à fond que moi l’avancée de Mao en 45, 48.

Moi j’étais jeune militant.

On ne nous parlait pas de la Chine.

GERMAIN. – Nous, dans nos journaux, dans nos réunions, on parlait de Mao.

Les victoires de l’armée populaire chinoise, village par village, étaient les victoires de la grande famille communiste.

On en causait tous les jours.

Il y avait des communiqués dans notre presse du P.C., aussi bien dans L’Huma que dans Liberté, le journal du Nord et du Pas-de-Calais.

MARCEL. – Je ne suis pas aussi affirmatif.

Pour Germain, qui était dirigeant, Mao Tsé-toung, ça voulait dire quelque chose.

Mais, dans nos réunions de cellule, ça apparaissait beaucoup moins.

Je me souviens qu’on avait parlé avec Germain puisqu’on militait dans la même ville, mais je ne me souviens pas de trucs officiels.

GERMAIN. – II y avait Les Cahiers du communisme où on parlait des contradictions ,de la pensée de Mao.

Il y avait les textes où Mao dit qu’avant d’être éducateur il faut s’éduquer soi-même. Enfin, c’était ce qu’on pigeait à ce moment-là.

On en parlait. Bien sûr, on ne se disait pas  » maoïste  » mais tout ça faisait partie du fait d’être communiste, et on puisait dans le P.C. chinois des formes de luttes et d’action pour nous-mêmes, quitte à corriger notre travail pratique.

Même Thorez et Duclos n’oubliaient jamais de rappeler les victoires de la Chine populaire.

Ils ne lisaient peut-être pas beaucoup de textes mais ils parlaient de Mao Tsé-toung.

MARCEL. – Pendant la grève de 48, il y avait des réunions de masse avec 10 000, 15 000 mineurs où on annonçait :  » Nos camarades chinois poursuivent leur avance victorieuse. « 

C’était compris comme une victoire des prolos.

On voyait Mao comme Staline.

GERMAIN. – Les maoïstes sont staliniens, si ça veut dire qu’ils sont aussi durs dans la lutte que Staline l’a été. Surtout dans la lutte clandestine avant la Révolution de 17.

Après, il y a eu des erreurs que je ne veux pas juger. Staline, c’est l’idée de la guerre antifasciste et de l’Armée Rouge.

MARCEL. – Moi, je juge par les Russes que j’ai connus dans la mine. Ces gars-là n’avaient rien à se mettre que leurs habits de travail, par tous les temps.

Ils n’avaient même pas de quoi manger. On leur donnait nos tartines. Mais dès qu’ils entendaient le mot Staline, leur cœur battait.

On se disait :  » Ce Staline, qu’est-ce qu’il a dû leur faire, pour qu’ils l’aiment comme ça. « 

GERMAIN. – On voyait toujours la ligne marxiste-léniniste communiste.

On ne voyait pas le maoïsme.

Enfin, ça ne s’appelait pas ainsi. Le nom est né en 68. On a dit : les  » maoïstes « . Comme on a dit : les  » staliniens « .

Il y a eu comme ça des gens qui justifiaient leur position politique sur la personne de Staline.

Nous, on ne se servait pas de la personne de Mao. On disait :  » On est des communistes tout simplement et on est liés à la Chine. « 

Au moment où le P.C. a lâché la Chine, il a aussi lâché la Tchécoslovaquie, la Yougoslavie, ça a été à peu près quand le Kominform s’est dissous, et le décalage avec la Chine populaire a marqué le grand revirement aussi bien sur le plan international que sur le plan intérieur.

Il y a eu le clan russe et le clan de la Chine populaire mais nous, on n’a pas changé notre ligne.

Lorsqu’on était communistes en 47, on était maoïstes. C’est eux maintenant qui ne sont plus communistes.

C’est eux qui ont trahi. Ils ont renié Staline, ils ont renié Mao. Ils renient tout.

Aujourd’hui, ils renient même leur politique de lutte de classes, c’est encore plus grave.

Je ne me suis pas détaché du P.C. du jour au lendemain. Il y a eu des contradictions, des problèmes. Après la grève de 48, les syndicats devaient renouer des relations avec la direction des Houillères.

Mais la direction voulait bien recevoir tel ou tel représentant de l’organisation syndicale, mais tel ou tel autre, elle n’en voulait pas.

Il fallait poser des revendications et accepter des entrevues.

Les Houillères voulaient faire le choix des délégués, et les directions syndicales ont accepté.

NOUS, on n’était pas d’accord.

Ce n’est pas au patron à choisir le délégué.

Ça devenait mou si les représentants n’étaient pas mandatés par la classe ouvrière.

D’abandon en abandon, des avantages acquis ont été perdus. Même ce qui tenait le plus à cœur aux ouvriers mineurs : un avantage acquis depuis cent ans, depuis nos pères, comme l’eau gratuite, on l’a perdu.

Maintenant les mineurs payent l’eau alors qu’ils ne l’ont jamais payée.

Avant on retenait quatre francs ou six francs par mois pour le logement, maintenant on cause de loyer de cent quatre-vingts francs par mois.

Ce sont des faits formidables.

De même, au lieu de continuer à construire des maisons pour les mineurs, on coupe celles qui existent en deux.

On met deux familles ensemble.

On met le pensionné, le silicose qui crache ses poumons sur la cour, et on met le jeune ménage devant.

Laisser faire les Houillères là-dessus, c’est plus que de la mollesse, c’est l’abandon pur et simple de la lutte des classes.

Les comités d’entreprises de groupes, de puits, n’ont plus fonctionné. Il a fallu attendre Mai 68 pour que ça reprenne un peu.

MARCEL. – Par exemple après la grève de 48, les meneurs ont été sabrés.

Même pour la sécurité, l’ingénieur refusait de me voir. Il refusait nos délégués pour la sécurité.

Les copains au lieu de se battre et de dire :  » Non, c’est eux qu’il faut voir « , ils préféraient se taire et garder leurs strapontins.

Ils disaient :  » Tant pis, n’y va pas. Faut quand même quelqu’un pour discuter et si toi, ils te veulent pas, le mieux, c’est que nous, on aille discuter. « 

Comme ça ils ont éliminé les plus durs.

GERMAIN. – Et 90 %, faut bien le reconnaître, c’était d’anciens résistants.

La direction des Houillères, qui avait collaboré avec les Allemands, réglait doublement ses comptes aux résistants, à ceux du syndicat illégal qui s’était formé dans l’illégalité.

En les rejetant, les Houillères gardaient de nouveau les collaborateurs.

Il ne fallait pas être pris en train de distribuer un tract.

C’était tout le statut du mineur et de ses droits syndicaux qui était saboté.

Les condamnations pleuvaient pour rendre les délégués inéligibles.

En 1952 c’est arrivé au point qu’un responsable m’a dit :  » Tu comprends pas, Germain, c’est plus le moment de frapper sur la table. « 

Aujourd’hui, je peux me retrouver avec cet individu-là, et je lui dirai :  » Voilà, voilà pourquoi…

Accepter l’ostracisme envers les militants de la base, voilà où ça conduit. « 

La grève de 48 est partie sur un mouvement bien précis : la fermeture des puits, liée au Plan Marshall, au plan Schuman, au Pool Charbon-Acier, et appliquée par lés décrets Lacoste.

Ils ont donc continué à fermer les puits non seulement pour le Nord et le Pas-de-Calais, mais pour toute la France, comme on va fermer les usines sidérurgiques et textiles à l’heure présente.

Et notre position en 48 était juste. On ne comprend toujours pas que l’on ne cause pas des vrais responsables de cette situation en France.

A ce moment-là, c’était la social-démocratie, les socialistes Jules Moch, Lacoste, Ramadier et compagnie qui nous arrachaient toutes les commissions, comités, que l’on avait obtenus à la Libération, et tout ça pour mieux appliquer leur plan rétrograde.

C’est là où l’on voit bien la coupure nette : pour reconstituer une unité politique, le P.C. abandonne la plate-forme de luttes et de combats contre la bourgeoisie, contre la réaction, et même aujourd’hui, contre ce qui a un nouveau visage encore plus virulent, contre l’impérialisme qui va se servir du fascisme pour appliquer sa politique de régression sociale en dégradant nos lois et nos libertés.

MARCEL. – Germain a été éliminé tout doucement du P.C., et il est tombé très malade en 50.

Moi, je suis toujours resté au parti en menant des luttes à l’intérieur des réunions de cellule, mais sans bagage.

Je ne pouvais rien faire d’autre que de crier :  » Je ne suis pas d’accord.  » J’étais d’ailleurs surnommé :  » Pas d’accord.  » Ça devenait même marrant.

Ils travaillaient les autres copains en leur disant d’avance :  » On te prévient, Marcel sera pas d’accord. « 

Je restais à l’intérieur des réunions, mais ce n’étaient pas des réunions où se posaient les problèmes de lutte de classes.

J’ai tenu cinq mois comme secrétaire de section, mais dès que j’ai commencé à mordre un peu, ça a été fini.

Je me souviens que je n’avais même plus droit à la parole en réunion de section. Je ne pouvais même pas poser de questions.

Pendant ces cinq mois, c’était encore une belle période pour mener des luttes. Il y avait eu l’affaire Henri Martin.

On s’était battus d’une façon vraiment révolutionnaire. Vraiment on se battait : il y avait des actions de milice déjà à l’époque.

On faisait aussi des bombages, des peinturlurages sur les Houillères, les gendarmeries.

Des troupes de comédiens étaient venues pour jouer des pièces de théâtre sur le jugement d’Henri Martin.

Ces pièces ont été interdites par les préfets, mais nous, on en a profité pour faire une grande manifestation.

Comme il y avait longtemps qu’on n’avait pas fait de manifestation, ça a réveillé les gens.

Aux militants qui n’étaient pas venus, je leur ai demandé pourquoi,  » Pourquoi tu te baladais ce jour-là? « 

J’ai demandé une réunion d’autocritique. C’était normal en tant que secrétaire de section.

Mais en fait d’autocritique, c’est moi qui ai été balancé,  » Tu es trop jeune « , on m’a dit. Et on m’a redescendu.

Les gens étaient éliminés doucement, comme ça, mais pas par une discussion de lutte de classes, parce que le parti, en tout cas dans le Nord, ne pouvait même plus se le permettre.

Un gars vraiment vidé, c’était très rare, mais les gars écœurés qui se retiraient d’eux-mêmes, c’était fréquent.

A ce moment-là, je me souviens, j’ai commencé à recevoir des feuilles d’Unir, un groupe dissident qui savait que, par là, ça n’allait pas.

Ils envoyaient des lettres :  » Tu n’es pas content du parti, alors écris-nous « , mais ça n’a pas duré parce que nous, on avait écrit en se disant :  » Tiens, il y a quelque chose qui pointe « , mais, quand on leur demandait un rendez-vous, ils répondaient :  » Ah non, on ne peut pas se faire connaître  » et quand on leur demandait quelles actions ils entreprenaient, ils ne répondaient pas.

Il a fallu attendre 68.

Je n’étais plus mineur mais j’étais à nouveau délégué dans une usine. J’avais réussi un coup de force.

Comme je n’arrivais plus à trouver de travail dans le Nord, j’étais parti à Paris et je m’étais fait embaucher chez Panhard.

Puis une nouvelle usine métallurgique s’est créée dans le Nord.

On embauchait des ouvriers triés sur le volet, mais comme j’avais mon certificat de Paris, ils m’ont considéré comme un Parisien et ils m’ont pris.

C’est comme ça que je suis arrivé à entrer dans l’usine malgré les enquêtes.

Parce que c’est toujours pareil avec la social-démocratie, quand une industrie se monte, encore maintenant, elle n’implante qu’un syndicat F.O.

Alors j’ai mené une lutte et j’ai reformé un syndicat C.G.T. et ainsi, je suis revenu à la surface.

Comme Béthune est une ville bourgeoise où le parti n’existe pratiquement pas, très vite, je me suis retrouvé à la tête de Béthune jusqu’en 68.

Quand le mouvement s’est emmené, je suis parti en pointe tout de suite :  » Allez, on occupe. Partout, on occupe. « 

J’étais secrétaire de l’Union locale mais tout de suite, ils ont parachuté un gars,  » Toi, tu restes dans ton usine. C’est le camarade qui sera secrétaire de l’Union locale. « 

Naturellement, je n’aurais pas accepté les manifestations dans le calme que le parti voulait.

Et puis les étudiants sont venus.

Ce qu’on appelait le mouvement de soutien aux luttes du peuple.

Comme je ne les éjectais pas, ils ont dit :  » Ça y est, il est maoïste. « 

C’est eux qui m’ont baptisé de la sorte.

C’est dans le parti qu’on m’a traité de mao et je ne savais même rien du maoïsme.

GERMAIN. – Nous étions des staliniens et nous en étions fiers. On le répétait.

On le répète encore.

Ça veut dire qu’on est encore des durs et que eux ce sont des révisionnistes.

Pour nous, Staline, c’est celui de l’Armée Rouge.

Ils révisent leurs principes marxistes-léninistes, nous on ne les révise pas.

On fait la critique et l’autocritique mais on ne révise pas.

Dans un texte d’un congrès de l’Union soviétique, on avait lu :  » Que les bouches s’ouvrent. « 

Fort de ça, Marcel a écrit un rapport et l’a porté en main propre à Maurice Thorez.

Comme ça, il ne pouvait pas dire qu’il ne l’avait pas reçu.

MARCEL. – C’était en 1954-1955. Il revenait d’U.R.S.S. malade, à moitié paralysé.

On m’a dit que je ne pouvais pas le voir, et on était bien surveillés.

Mais à sa première réunion, j’y suis allé. Je n’ai jamais eu de réponse.

GERMAIN. – Nous, nous n’avons jamais quitté le parti.

Nous sommes toujours des communistes.

Nous ne sommes simplement plus d’accord avec les hommes qui dirigent ici le parti.

Dès 1944, dès la Libération, il y a eu beaucoup de communistes, beaucoup de résistants, qui n’étaient plus d’accord avec la ligne politique du P.C.

Lorsqu’on a dissous les milices patriotiques, la veille, Jacques Duclos avait dit qu’il fallait les garder parce qu’elles étaient les gardiennes de nos libertés et la démocratie.

Nous, on se battait pour l’application du Conseil national de la Résistance et Thorez s’amenait pour dire le contraire.

Nous, on sortait d’une lutte, on avait un programme, on voulait acquitter cette facture de la lutte contre le fascisme et contre les collaborateurs, et ceux qui se battaient pour ça, on les traitait de trotskystes.

On arrivait à s’empoigner avec des dirigeants nationaux.

Ils remettaient Jouhaux dans la C.G.T. à côté de Benoît Frachon, quand on sait tout ce que Jouhaux, traître à la classe ouvrière, avait fait comme alliance avec la social-démocratie, nous, à la base, on ne pouvait pas l’accepter.

On nous disait qu’on ne comprenait pas.

Il y avait des heurts violents.

On continuait à se battre dans ce parti parce qu’il n’y en avait pas d’autre, mais on sentait, dès 1944, que la coupure irait en s’aggravant.

On ne pouvait pas se battre seuls dehors.

On se battait dedans pour faire respecter la voie marxiste-léniniste, la vraie voie communiste.

On éduquait, on entraînait sur cette ligne-là nos camarades qui étaient menés en bateau.

Je me souviens d’un discours de Cachin en 1945, qui faisait les comptes des progrès du communisme dans tous les pays et qui finit par la France :  » Ici, camarades, c’est l’affaire de quelques semaines, et peut-être de quelques jours. « 

Tout le monde s’embrassait.

Ça y était, on allait avoir le pouvoir.

Et ils se sont contentés d’une vice-présidence du Conseil pour Thorez, octroyée par de Gaulle dans le gouvernement provisoire.

Les dirigeants du parti se sont vus en collaboration avec les gouvernements de la réaction, et ça leur a suffi.

Ça a été la démarcation et l’abandon de la lutte de classes.

La coupure avec les masses, avec la lutte du peuple, ça date de la libération, du 28 octobre, date de la dissolution des milices patriotiques.

Il n’y a qu’à reprendre le discours de Duclos sur le désarmement des milices en 1944.

Il faut le photocopier ce discours, lui remettre devant les yeux.

La veille, il était un révolutionnaire.

Le lendemain, il n’était plus rien.

Dans le Nord et le Pas-de-Calais, il y a bien des endroits où Thorez, Lecœur et les autres n’ont plus pu remettre les pieds. Il y aurait eu des grossièretés.

Moi, très vite, je n’ai plus été éligible. Je n,’avais pas le droit d’aller dans des réunions où il y avait un patron.

J’ai eu cet honneur-là : les patrons ne m’aimaient pas.

Après ma maladie, eh bien, on s’est mis à lutter comme on pouvait.

On luttait à deux avec Marcel.

On faisait des articles. On préparait des affaires pas mal.

MARCEL. – Oui, à cette époque, je travaillais dans le bâtiment, et quand il y a des intempéries, dans cette branche-là, le boulot s’arrête.

Je me mettais alors à faire des articles.

J’ai commencé par aider le journaliste de Liberté qui était malade.

On m’acceptait, on me repoussait, puis on finissait par prendre mon article.

J’avais appris par exemple qu’un mineur avait été blessé.

Je fais mon enquête.

Le lendemain, j’écris l’article :  » Le martyre d’un mineur « , trois heures à se traîner sans secours, et ci et ça.

Ça fait un bruit terrible.

Les Houillères sont en fureur.

J’écris plusieurs articles comme ça.

Déjà dans le style de La Cause du peuple, ce qui est normal puisqu’on ne craignait pas la vérité, qu’on appelait un chat, un chat.

Au début, les camarades ont dit :  » C’est bien ce que tu fais là. « 

Je signais mes articles pour éviter qu’on coupe dedans.

Je les portais à l’autobus parce que ma commune est à une cinquantaine de kilomètres de Lille.

Tous les journalistes faisaient la même chose.

On donnait les articles avec un pourboire au chauffeur et ça arrivait ainsi à Nord-Matin, le journal du parti socialiste, à La Voix du Nord, le journal de droite, à La Croix du Nord, le journal catholique, et à Liberté, l’organe du P.C.

Les autres journalistes me sont vite tombés dessus, « Qu’est-ce que tu fais comme articles? Tu nous les passes, nous on te passe les nôtres.

Tu vois, comme ça on s’arrange. « 

Ils s’arrangeaient tellement bien que celui de La Voix du Nord disait à celui de Nord-Matin :  » N’attaque pas trop les Houillères et moi, je mentionnerai telle réunion revendicative « , etc.

Ils jouaient au football de table tous ensemble, les rouges contre les blancs!

Ils se refilaient leurs informations sans jamais aller voir sur place.

Moi, j’ai dit :  » Je ne marche pas dans vos combines. Je travaille pour le journal du P.C. et c’est tout. « 

Ils m’ont dit que le journaliste de Liberté que je remplaçais ne s’embarrassait pas comme moi de ce détail, que j’avais bien tort.

Au bout de quelque temps, après quelques articles assez virulents, le bruit a couru que je voulais faire une carrière de journaliste et prendre la place de mon camarade malade, et on m’a vidé.

GERMAIN. – C’était encore une manière d’arrêter l’esprit de lutte parce qu’on avait dévoilé pas mal de petits scandales, mis les pieds là où il ne fallait pas. On ne devait pas faire de mal aux Houillères.

Par exemple, l’histoire des désherbants, on a été les premiers à en parler.

On a fait un drame avec ça en expliquant comme c’était toxique, comment les pigeons mouraient avec ces produits, et pourquoi les ingénieurs refusaient de s’en servir.

La mauvaise herbe mourait, mais un enfant qui laissait tomber son bonbon dans le produit par terre pouvait s’intoxiquer et les pigeons aussi.

Dans les mines, les pigeons, c’est sacré.

On avait vraiment touché une corde sensible.

Toutes les sociétés colombophiles partent en guerre contre l’usine qui fabriquait ces produits-là : Carbolux qui dépendait des Houillères.

On aurait pu à ce moment-là monter des milices rien qu’avec les colombophiles!!!

MARCEL. – Les contradictions à l’intérieur du P.C., pour les militants de base, existent toujours.

A l’heure actuelle, je les entends parler de l’alliance avec le parti socialiste.

Ça, c’est un truc dont on s’est toujours méfiés.

Les gars disent :  » Tant pis, mais ce coup-ci pour les élections de 72, j’irai pas. « 

En fait, ils iront peut-être mais, de plus en plus, ils se démarquent.

Et un gars qui élève la voix dans une réunion, aussitôt il est le maoïste. Attention.

GERMAIN. – Parfois, il y a confusion.

Après l’élection présidentielle je rencontre un vieux camarade, un ancien responsable d’organisation syndicale, instruit politiquement, qui me dit :  » T’as vu Germain, ce Krivine. Ça, c’est notre parti communiste d’avant. « 

Et il y a eu effectivement une cinquantaine de voix pour Krivine chez nous.

Pas des voix d’anarchos, des voix de vrais communistes.

Pourtant, entre gauchistes et maoïstes, il y a une sacrée différence et Krivine, c’est un anarcho qui n’a pas de ligne politique.

Le copain ne connaissait pas la ligne d’orientation maoïste.

Il y a un travail sérieux à faire.

PATRICK (le jeune de Renault). – II faut comprendre que dans les usines, il n’y a pas encore tellement de différence entre trotskyste ou maoïste.

En fait, pour les gars, tout ça, c’est gauchiste.

MARCEL. – Même le P.S.U. apparaît comme gauchiste et les gars préfèrent encore voter P.C. que P.S.U.

Notre travail d’action maoïste ouvre la voie, mais il ne faut pas se tromper, il y a des actions positives, celles qui correspondent profondément à la volonté des masses, et des actions dangereuses, celles qui sont parachutées sans explication et qui apparaissent comme gratuites, désordonnées, gauchistes, quoi!

PATRICK. – Quand on est maoïste dans une usine, on est -pris pour responsable de tout ce qui se passe à la porte, même si c’est n’importe quel groupe qui vient et qui fait n’importe quoi.

On me dit :  » Tes copains ont distribué un tract « , même si ce sont des tracts trotskystes.

Tout ce qui est en dehors du P.C. c’est gauchiste.

MARCEL. – Ça c’est un problême actuel du maoïsme eu France.

GERMAIN. – Tant qu’on n’aura pas fait le travail nécessaire d’explication, il y aura méfiance.

Il faut multiplier les contacts, discuter, éduquer : faire passer l’esprit maoïste.

Il n’y a pas de réticence au maoïsme.

Au contraire, tous les vrais communistes sont maoïstes, mais ils ne le savent pas encore.

Il y a seulement un manque d’information.

MARCEL. – Par exemple, à la fosse 6, on a travaillé avec un Secours Rouge, maoïste.

On a fait du bon travail mais quand les gars voient arriver les lycéens, ils disent :  » Ben, si c’est ça l’organisation révolutionnaire, on va encore attendre. « 

Ils ne voient pas encore se dessiner l’organisation maoïste, ils ne voient pas qu’il y a du monde derrière, ils ne voient qu’un groupe de sept, huit lycéens avec un professeur. Ils sont d’accord avec le groupe mais ils le croient isolé.

PATRICK. – Ils se méfient de l’image maoïste, étudiante.

GERMAIN. – L’autre jour, j’ai vu une femme entendre pour la première fois Le Chant des partisans.

Sa réaction a été une profession de foi, elle a dit :  » Mais ces maos ce sont les communistes d’avant. « 

Si un travail avait été fait en profondeur, cette femme qui a eu cette réaction-là, elle serait tout de suite maoïste.

Vu qu’elle l’est déjà, sans confusion, sans retrait.

Elle a compris naturellement, simplement, sur une chanson.

Le mouvement des maos dans les puits maintenant commence à créer la confiance.

Quand un mineur a des ennuis avec un porion, il dit :  » Fais gaffe, il y a des maos dans le coin, ils vont t’arranger « , et le porion s’écrase.

Les mineurs résistent

aux porions, et c’est le début.

La révolte contre les agents de maîtrise va se consolider.

On va étudier d’autres formes de lutte pour aller plus loin, pour s’élargir, pour devenir une force- On n’explose pas d’un seul coup.

MARCEL. – Il faut aussi corriger nos erreurs. Par exemple l’apport des forces démocratiques n’a pas été suffisamment expliqué.

Nous avons des médecins du Secours Rouge qui viennent dans les mines.

Ils viennent pour aider les gens à se faire reconnaître comme silicoses.

Et les gars voient là-dedans une aide pour leurs revendications.

Ils ne voient pas que les démocrates qui se joignent au peuple le font dans un esprit révolutionnaire, qu’il s’agit de bien autre chose qu’une revendication.

Si on est sur une ligne revendicative, on est battus d’avance.

Pour ceux qui veulent se battre, les ce comités de silicoses « , ça ne voulait rien dire, ça ne suffisait pas.

Il faut que les mineurs sentent qu’il y a le Secours Rouge mais qu’il y a, à côté, une organisation qui n’est pas encore un parti mais où on milite comme dans un parti.

S’ils voient réellement que ça existe, c’est gagné, ils ne pourront pas adhérer à autre chose.

Créer des comités de lutte et des milices, les gens ne demandent que ça.

Si on leur dit :  » On va faire telle action, démolir tel maître porion « , ils disent ce d’accord  » mais ils demandent des garanties,  » On est d’accord mais l’organisation que tu nous présentes ne donne pas les garanties. Faut en connaître un peu plus. « 

GERMAIN. – On fait des erreurs.

Par exemple, on fait un tract adressé aux agents de maîtrise, les porions, les maîtres porions, en leur enjoignant de choisir leur camp.

Qu’ils déclarent s’ils sont du camp du peuple ou du camp de la réaction.

Quinze jours plus tard, dans Liberté ceux du P.C. écrivent : « Les gauchistes ont distribué un tract où ils veulent casser la gueule à tous les porions.  » J

ustement, on n’a pas du tout dit ça.

On devrait l’expliquer.

Au lieu de ça, on n’a pas répondu. Fallait refaire un autre tract avec l’ancien texte et l’article de Liberté côte à côte pour que les masses jugent elles-mêmes.

MARCEL. – On enregistre aussi des succès.

L’autre jour, un mineur va voir son délégué pour lui parler de son problème de silicose.

Le délégué lui a répondu :  » Va donc voir au Secours Rouge.

Ils sont plus forts que nous.  » Le délégué lui-même!

GERMAIN. – Dans Liberté on n’attaque pas le Secours Rouge, ni les maos.

On n’oserait pas.

On attaque les gauchistes.

Mais nous, nous ne sommes pas des gauchistes, nous ne sommes pas des aventuristes, nous sommes des maoïstes.

Il faut faire disparaître la confusion.

Les gauchistes, ce sont des groupuscules nés de 68, tandis que Mao, il y a longtemps qu’il existe.

Il a soixante-dix-huit ans passés.

Ce n’est pas un aventuriste.

Nous avons une ligne politique sur laquelle nous appuyer, une doctrine pour laquelle nous battre, tandis qu’eux, ils n’ont rien.

Faut aussi répondre aux groupuscules et même parfois avec méchanceté parce qu’ils induisent tout le monde en erreur.

Notre position est forte et belle et nous avons la Chine à faire connaître.

MARCEL. – Les premières contradictions du P.C.F. avec la Chine, je m’en souviens bien.

Je vivais à Paris; c’était au moment de l’O.A.S.

Ça plastiquait partout. J’habitais aux Champs-Elysées.

On était douze dans une pièce. J’appartenais donc à une belle cellule, la cellule des Champs-Elysées et là, il y avait un ingénieur, responsable de France-Chine.

Un soir, il me dit :  » On fête l’anniversaire de la Révolution chinoise, salle Pleyel.

Ce serait bien si tu venais avec des camarades prolos. « 

II était content d’avoir un prolo dans sa cellule, celui-là.

Il me donne des invitations et j’y vais avec une quinzaine de copains.

Le lendemain, j’ouvre L’Huma et je ne vois rien. Aucune mention de la soirée.

La semaine d’après, je revois l’ingénieur et je lui demande ce que ça veut dire, pourquoi France-Chine célèbre la Révolution chinoise et pourquoi L’Huma n’en parle même pas.

Il me répond :  » Ben, il y a des contradictions. « 

Je demande lesquelles. Il ne m’a pas répondu.

J’ai encore demandé en réunion de cellule.

Jamais, on ne m’a donné de réponse.

GERMAIN. – La contradiction, c’était peut-être qu’il y ait quinze prolos dans la salle!

MARCEL. – Le P.C.F. n’a jamais essayé de donner une explication claire sur les divergences entre l’U.R.S.S. et la Chine.

On nous cachait tout. On laissait les gens dans l’ignorance.

Moi, j’avais envie de savoir. J’étais intrigué sur la Chine, mais ma deuxième approche de Mao, ça a été seulement en 68.

J’étais depuis 1966 dans cette usine où j’étais entré comme un type qui se cache mais où, au bout d’un an de présence, je pouvais me présenter comme délégué et j’ai voulu constituer une liste pour former un syndicat C.G.T.

C’était assez difficile de trouver des gens parce qu’ils avaient été triés au départ parmi les moins combatifs.

Et puis, j’ai découvert, dans un autre secteur, un gars qui essayait aussi de faire une liste comme moi.

On s’est mis ensemble et on a présenté notre liste en employant des méthodes qui ne se pratiquaient pas : c’est-à-dire que l’on a attendu le dernier moment pour ne pas être virés.

Je me suis présenté au bureau du personnel à la dernière minute.

Ça a fait un drame,  » Quoi, un syndicat C.G.T. ici! « 

Ils n’en revenaient pas les directeurs, et ils ont refusé ma liste en disant qu’elle n’était pas représentative.

On ne s’en est pas tenus là.

On a distribué des bulletins de vote à l’entrée en expliquant aux gars pourquoi on n’avait pas été acceptés. Pendant vingt-quatre heures, j’ai distribué et expliqué, quitte à perdre ma journée.

Et il y a eu quand même cent gars qui ont voté pour notre liste.

Au dépouillement, le gars de la C.F.D.T. a tenu à marquer les cent bulletins blancs.

Ils étaient considérés comme blancs, vu qu’on était irréguliers.

Mais le juge a été obligé de reconnaître qu’on était représentatifs, et il y a eu un nouveau vote.

Là, je vivais dans l’euphorie.

Il y avait une liste d’unité F.O. avec le patron et nous avions cassé cette belle unité-là.

Cette victoire après une lutte avait soudé les gars.

Suffisait d’un mot d’ordre ce On y va « , pour que ça y aille, comme en milice.

Donc, avant 68, en novembre ou décembre, on déclenche un mouvement de grève.

On est même venus à Paris et on a envahi les bureaux.

On voulait faire une manifestation.

On s’était mis, pour la préparer, dans la salle des délégués, et le patron vient nous prévenir que les R.G. nous demandent.

Il dit :  » Faut vous arranger avec les R.G., ils veulent savoir quel chemin vous prendrez, où vous irez, etc.  » Je dis :  » On n’a rien à foutre avec les R.G. On passera où on voudra. « 

La C.F.D.T. se joint à nous, mais F.O., que l’on avait réussi à entraîner dans la grève, va discuter avec les R.G. et revient nous dire :  » Faut faire ce que veulent les R.G. parce qu’ils ont appris que des étudiants viendront à la manifestation. « 

Les R.G. ajoutaient que les étudiants venaient pour briser notre mouvement, etc.

Déjà, la propagande. En fait, c’était le mouvement du soutien aux luttes du peuple, l’U.J.C.M.L. : bien avant le 22 mars 1968.

Et la première personne que j’ai vue, eh bien, c’est ce gars là-bas dans le jardin.

Mais je ne l’ai pas vu le jour de la manifestation.

Ce jour-là, les R.G. avaient de mauvais renseignements, on n’a pas vu un seul étudiant.

Je les ai vus un peu plus tard, à la Bourse du Travail. Ils m’ont demandé si on pouvait discuter et, tout de suite, j’ai accepté la discussion.

Ainsi, j’ai commencé à les connaître, quand le mouvement a démarré en 68, à Saint-Nazaire, on s’est dit, avec lès copains de C.F.D.T., que nous aussi, ce que l’on avait de mieux à faire, c’était d’occuper l’usine.

On l’a fait de façon vraiment dure.

On est partis à cinquante pour s’opposer aux licenciements qui devaient justement avoir lieu.

Quand les copains du mouvement de soutien aux luttes du peuple se sont amenés avec leurs banderoles, leurs pancartes, on les a lues, on a vu qu’elles correspondaient bien aux idées des travailleurs et on les a mises sur les murs.

Aussitôt le secrétaire de l’Union départementale arrive et gueule :  » Ça ne va pas du tout. « 

Je demande pourquoi.

Il me dit : ce Ce sont des pancartes des étudiants. « 

Je dis :  » Et alors, ce qui est écrit dessus, c’est vrai ou c’est pas vrai? « 

II n’a pas poussé plus loin et ainsi, avant même que les mineurs commencent la grève, on avait fait débrayer tout Béthune.

A ce moment-là, un copain étudiant m’a demandé si je voulais venir à une réunion à Paris.

C’était une réunion de l’U.J.C.M.L. dans une faculté.

Je ne l’ai appris que plus tard.

J’ai eu peur en arrivant parce qu’il y avait des portes en vitres qui s’ouvraient toutes seules dès qu’on s’approchait, et je n’avais jamais vu un truc pareil.

Pendant le trajet, j’avais commencé à questionner :  » C’est bien ce mouvement de soutien aux luttes du peuple, mais je pense que ce n’est pas tout, va falloir m’expliquer. « 

Et c’est là qu’ils m’ont dit qu’ils étaient maoïstes, ce qu’était la Révolution culturelle, etc.

Jusque-là je croyais que la Révolution culturelle c’était la destruction de la religion.

Pour moi, en Chine, on avait mis les bouddhas en l’air, c’était ça la Révolution culturelle.

Quand ils m’ont expliqué, vraiment ça m’a transformé.

GERMAIN. – Beaucoup de camarades, ça leur a passé sous le nez, la Révolution culturelle, tandis que moi, je la voyais bien comme une consolidation de la dictature du prolétariat.

MARCEL. – Quand je voyais Germain, on ne parlait pas de la Chine.

On avait bien assez à parler de ce qu’on menait comme lutte à l’usine.

On parlait du jour le jour.

Après 68, je lui ai porté le journal et on a commencé à discuter du maoïsme, à vraiment se lier aux étudiants.

La première action a été la grève à Faulquemont.

Maintenant je suis considéré comme un mao.

Quand je discute, je me retrouve sur les mêmes positions que mes anciens camarades mais je ne les changerai que si on mène des luttes ensemble.

Il faut gagner la confiance.

GERMAIN. – On distribuait La Cause du peuple.

En avril-mai 1970, La Cause du peuple a été interdite mais quand j’ai vu que les camarades arrivaient à sortir quand même le journal dans la clandestinité, alors je me suis dit qu’on pouvait leur faire confiance, qu’ils étaient des révolutionnaires et qu’ils avaient compris leur travail.

C’était une preuve de maturité de pouvoir lutter contre la répression dans la clandestinité, d’autant que c’est plus difficile d’être clandestin quand le régime a des apparences de semi-liberté comme en ce moment.

MARCEL. – Un grand pas a été fait aussi avec la préparation du tribunal populaire de Lens, dans l’hiver 70. Ça a permis de discuter avec les familles parce qu’on ne peut pas arriver et dire tout de go :  » Eh bien, voilà, je suis maoïste.  » Ça fait trop de surprise.

Pour entrer en contact, la meilleure des choses, c’est le journal.

Aussitôt que tu donnes le journal à un gars, il dit :  » C’est trop dur. « 

Alors, il faut lui montrer que ce n’est pas dur.

Ça engage immédiatement la discussion, et là tu te déclares mais pas pour savoir qui est mao et qui ne l’est pas.

Ça, ce n’est pas intéressant.

GERMAIN. – La question du nom, on s’en fout.

J’avais un ami qui a été fusillé pendant la Résistance et j’écoute toujours ce qu’il m’avait dit :  » Germain, si un jour le P.C. dévie de sa ligne révolutionnaire et qu’un autre parti se forme à côté, avec la ligne de notre ancien parti, faut aller au nouveau parti.  » C’est ça la fidélité.

Si des camarades nous crient qu’on est des maos comme si c’était une infamie, s’ils crachent sur notre figure, ils viendront un jour ou l’autre passer leur langue pour l’essuyer.

Ça ne durera qu’un temps parce que les militants à la base et même les délégués, de plus en plus, s’opposent aux diri-séants.

Ce qui nous fait du tort, c’est le gauchisme.

MARCEL. – Les actions de partisans ne sont pas toutes bonnes non plus.

Quand deux gars s’implantent dans un puits, qu’ils coupent un tapis, mettent du sable dans un wagon, font dérailler, etc., pour rien, comme ça, juste pour faire une action, c’est très mauvais.

Ce n’est pas compris s’il n’y a pas d’explication, pas de raison.

Si c’est pour venger un mineur tué, pour s’opposer aux licenciements, pour s’attaquer à un chef, alors c’est bon.

Une action pour s’opposer à la fermeture d’un puits, c’est une action juste.

C’est la justice populaire, c’est toujours bien compris.

Cette année, pour le 1er mai, ce sont les mineurs eux-mêmes qui ont été planter le drapeau rouge au haut du terril de la fosse 6.

PATRICK. – Oui mais à Bruay, c’est des mecs comme vous, les maos.

On ne peut pas vous traiter d’irresponsables, vous attaquer sur votre honorabilité.

Les syndicats ne peuvent pas dire de Germain ou de toi que vous êtes de jeunes fous.

Tandis que moi, ils me traitent de con.

Ils disent que je n’y connais rien à la lutte des classes, que lorsqu’ils étaient jeunes, ils avaient aussi mes idées, etc.

Ils ne peuvent pas vous traiter de gauchistes, alors comment font-ils pour vous attaquer?

GERMAIN. – Ça, c’est vrai, ils ne peuvent pas. On a un trop lourd passé de militant. Avec nous, ils discutent. Par-derrière, ils nous sabrent tant qu’ils peuvent. Ils nous calomnient.

MARCEL. – Ils disent que c’est Germain qui a fait mettre tous les mineurs à la porte après la grève de 48; que si Germain n’avait pas été si dur, les mineurs n’auraient pas été licenciés, que maintenant, s’il revient, c’est pour faire le même truc.

L’aspect combatif à tout casser de Germain en 48, de moi-même en 68, ils le mettent en avant comme un épouvantail.

GERMAIN. – C’est un truc qui peut leur servir mais pas beaucoup : les camarades savent que ce sont des carriéristes qui leur racontent ces salades.

MARCEL. – L’autre jour, il y avait la grève à la fosse 6. Les gars du Secours Rouge viennent avec des tracts. Les militants C.G.T. se sont mis à les distribuer. Arrive le responsable qui hurle :  » Qui a donné ces tracts?  » Je m’avance :  » C’est moi. « 

Le gars, je le connais très bien. Il est resté tout déconfit.

Il y a une autre chose qui m’aide et qui a été donnée par l’importance du tribunal populaire que le maoïsme seul a pu faire parce mie c’est conforme à sa ligne.

C’est important de montrer et de voir comment on peut travailler avec nos amis démocrates.

Un Jean-Paul Sartre qui vient coucher dans les mines avant de faire son réquisitoire, on n’y croyait pas.

Et dans son réquisitoire, ça c’est senti qu’il avait dormi dans un coron.

Ça a été une surprise pour les mineurs. Ils ne pensaient même pas que ça pouvait exister. Ça a eu beaucoup d’échos.

On commence à penser que le Secours Rouge est vraiment une union, que les intellectuels peuvent effectivement se mettre au service des travailleurs.

Il n’y a que les intellectuels pour ne pas comprendre à quel point c’est ressenti profondément.

Que des ingénieurs, que des médecins viennent, au début, vraiment, les mineurs n’arrivaient pas à le croire.

C’est la meilleure explication du maoïsme que nous pouvons donner, la preuve qu’intellectuels et travailleurs peuvent s’unir au service du peuple.

C’est bien simple, le premier camarade étudiant qu’on a connu, il a fallu qu’il soit arrêté et qu’on lise sur le journal qu’il était ingénieur, pour qu’on le sache.

Il n’osait pas nous le dire.

Et nous on était vexés qu’il ne nous ait pas fait confiance.

Il était gêné d’être ingénieur alors que nous autres, on ne se pose pas de problème.

Un gars qui se met à côté de nous, on ne va pas aller regarder dans son passé, ou bien s’il a un nom qui commence par  » de « .

Il subit la répression comme nous.

C’est tout ce qu’on voit, et la répression, actuellement, augmente la combativité.

La répression a pesé sur les mineurs après 48, et les a empêchés de bouger.

Maintenant, c’est de nouveau un bon moment pour la lutte parce que les travailleurs ne se sentent plus isolés.

C’est pour ça que les intellectuels, c’est important : ça donne une autre image.

GERMAIN. – Pour les délégués mineurs qui ont des dizaines d’années de mine derrière eux, même si un puits ferme, ils ne vont pas lutter, casser leur carrière pour ça, c’est foutu.

Ils sont acquis au camp de la bourgeoisie.

L’esprit bourgeois existe partout mais on ne peut pas dire que les travailleurs n’ont pas une position de classe.

Un ouvrier mineur qui fait des économies, des sacrifices, et qui s’achète une voiture, on dit :  » Celui-là, c’est un bourgeois; il s’embourgeoise. « 

Ce n’est pas vrai.

Un homme qui mange la moitié d’une banane un jour, pour avoir l’autre moitié le lendemain, il ne peut pas avoir l’esprit bourgeois.

PATRICK. – C’est vrai qu’il y a deux parties dans la tête. Une partie bourgeoise et une partie prolétarienne, mais ce n’est pas sur la question des bagnoles ou des machines à laver que ça se départage.

C’est sur la question de :  » Comment tu vis? « 

Tu peux avoir une bagnole de sport et aller frimer le soir, mais si tu es obligé de subir l’esclavage toute la journée, qu’est-ce que ça veut dire?

Tu es un esclave à la machine, tu as le chef au-dessus, et ça, tu ne peux pas l’accepter.

Même avec 2 500 francs par mois, tu ne l’acceptes pas.

GERMAIN. – Huit heures par jour comme ça, tu ne peux pas avoir l’esprit bourgeois.

C’est le bla-bla de la réaction.

MARCEL. – La classe ouvrière, elle reçoit les produits de consommation qu’on lui fait avaler.

Moi aussi, quand je marche à pied ou à mobylette, je me dis:  » Si j’avais une auto, j’irais plus vite. « 

Ce n’est pas l’esprit bourgeois ça.

Bon, il y a une modernisation qui permet d’avoir une voiture mais en même temps qui change tout par rapport à, mettons une vingtaine d’années.

Je prends moi-même il y a vingt ans : j’aimais mon métier de mineur.

Après une nuit au fond de la mine j’étais un homme.

Maintenant, on n’aime plus son métier.

Aucun mineur, aucun ouvrier avec la modernisation poussée n’aime plus son métier. Même avec 5 000 francs par mois et une résidence secondaire, les ouvriers n’aiment plus leur métier.

GERMAIN. – Ce que le mineur aimait bien, c’était l’ambiance familiale.

Souvent, le père était chef d’équipe; il y avait les fils, les neveux, les cousins.

Maintenant, le père n’a qu’un souhait, c’est que son fils ne travaille plus à la mine.

PATRICK. – Le copain de Batignolles expliquait bien l’autre jour comment les gars, avant, aimaient leur travail.

Ils faisaient des pièces uniques, ils sentaient une aristocratie ouvrière, ils avaient l’amour professionnel.

Maintenant, ça n’existe plus : les gars en ont marre, ils font n’importe quoi : ça va pas, tant pis.

MARCEL. –Le travail maoïste est d’expliquer qu’en Chine les cadences infernales n’existent pas.

Qu’au contraire, on peut être ouvrier et aimer encore son métier.

Le stakhanovisme a été la première plaie creusée en U.R.S.S. dans le communisme.

Dans les mines, même les Allemands n’avaient pas réussi à nous mettre au stakhanovisme.

Eh bien, maintenant ça y est, c’est la lutte à mort pour la productivité, le système Bedot, du nom de l’ingénieur belge qui s’est occupé du rendement dans les mines.

Quand on raconte aux gars ce qui s’est passé pendant la Révolution culturelle, comment Liu Shao-chi, qui voulait la productivité, a été balayé, parce que c’est la ligne de droite de vouloir la productivité au détriment des hommes, ici, les gars, ils n’en reviennent pas.

Ils disent : ce C’est pas possible.  » Pourtant ce qui vaut pour la Chine vaut bien aussi pour nous.

Peu importe de produire moins, il faut penser à l’homme d’abord.

L’ouvrier en France, chacun sait qu’au travail, il est comme une bête.

PATRICK. – Les gars ne pensent plus qu’à se faire donner des certificats de maladie. J

‘en connais un qui prend régulièrement ses deux jours tous les quinze jours avec l’aide d’un médecin de famille.

C’est un vieux, il sait qu’on ne peut pas le foutre à la porte, il en profite.

Tous les mecs essayent de se tirer le plus possible.

GERMAIN. – C’est l’esprit d’égoïsme.

MARCEL. – C’est pour ça qu’une révolution culturelle apportera un bien considérable mais il faut le faire comprendre et ce n’est pas du jour au lendemain. Les ouvriers, si on leur dit : ce La lune est belle « , ils le savent bien.

Ce qu’il faut leur montrer, c’est comment nous, on peut changer, ce que nous, on peut faire changer : que ce soit faire baisser les loyers, ou briser les cadences.

Si on mène une lutte pour les cadences, c’est mieux que de dire :  » En Chine ceci…  » ou :  » En Chine cela… « 

La Chine peut servir d’exemple, c’est tout.

Mais ce n’est rien, si on ne fait pas passer la théorie dans la pratique : la lutte, ici.

GERMAIN. – Faut en causer quand même de la Chine.

MARCEL. – Maintenant, on est arrivés au moment où on peut en causer. Mais, quand on a fait quelque chose.

PATRICK. – Par exemple, on fout de la peinture sur un chef que les masses ont désigné comme le plus salaud. Bon, par là, on casse l’autorité des chefs.

Après, on peut parler d’un pays où on travaillerait sans chef.

Les gars disent :  » Des chefs, il en faudra toujours. « 

On discute.

On fait apparaître immédiatement la lutte des classes.

Il y a ceux qui comprennent d’emblée qu’on peut se passer des chefs et ceux qui répètent :  » C’est pas possible. C’est pas possible. « 

Alors, là, on peut expliquer ce qui se passe en Chine, les comités d’ouvriers, etc.

MARCEL. – J’ai déjà rallié pas mal de mecs en discutant. Je discute une heure avec quelqu’un, je lui dis :  » Fais donc tes recherches « , et je sais qu’il va chercher.

Mais l’explication de masse, pour transformer la réalité, elle ne peut se faire que dans l’action.

GERMAIN. – Quand ils ont compris, un autre problème apparaît. Les gars voudraient bien savoir à qui s’adresser, avoir une carte, s’enrégimenter.

PATRICK. – C’est la question de l’organisation; comment s’organiser avec les autres copains, avec les autres boîtes, c’est toujours l’idée : il faut s’organiser.

En fait, l’organisation aussi ne peut naître que dans la lutte.

Le comité de luttes Renault, il n’est pas né en faisant des cours ou des conférences.

C’est un processus complexe.

D’abord, on veut quelque chose en dehors du syndicat parce que le syndicat, on sait que c’est de la merde.

Il faut un endroit où on peut s’exprimer, une démocratie.

L’idée de démocratie est vachement forte dans les usines.

La lutte ensemble, ça concrétise tout ça, et l’étape est franchie pour l’organisation.

MARCEL. – II faut sentir les étapes et ne pas être con.

Dans mon village, par exemple, il y a ceux qui votent et ceux qui ne votent pas, on le sait.

Aux élections de députés, je n’ai pas été voter.

Je ne me suis pas caché.

J’ai donné mes raisons.

Seulement, aux élections municipales, j’ai voté.

Les flics étaient venus tourner autour de moi mais le premier fonctionnaire de la commune, qui est considéré comme un flic et qui a les renseignements, il m’avait quand même prévenu.

Et les ouvriers qui sont au conseil municipal m’avaient dit : « T’en fais pas, s’il t’arrive quelque chose, on sera là. « 

Dans ces conditions, tant pis, c’est plus juste de voter, sinon je me coupe et je commets une grave bêtise.

Ils m’avaient d’ailleurs prévenu :  » Si tu ne votes pas, il ne faudra plus compter sur nous. « 

Je n’ai pas eu de mal à choisir ma liste. Il n’y en avait qu’une.

Mais j’ai quand même rayé le gros premier qui était sur la liste.

Il l’a su. Il ne m’en a même pas voulu. Il a dit :  » C’est normal, il est de gauche. « 

27 août 1971

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Enquête sur les maos en France: Georges O. (1971)

[Cette enquête date de 1971, juste après l’auto-dissolution de la Gauche Prolétarienne. Les membres de la GP voulaient s’éparpiller dans les masses pour contribuer à la naissance du Parti. L’enquête consiste en des interviews des membres de l’ex-GP, sur leur parcours, leur interprétation de la ligne de masse, sur comment fonctionnent les structures, etc.]

GEORGES. – J’ai vingt-sept ans. J’ai été à l’école et, à quatorze ans, j’ai commencé à travailler comme apprenti dans l’électricité.

J’étais au P.C. Je suis entré aux Vaillants, ils appelaient ça les pionniers.

C’était pendant la guerre d’Algérie; il y avait de l’agitation, on a bombardé la préfecture avec des boulons, des chaînes à vélos.

A la Chambre de Commerce il y a eu un mouvement de femmes important.

C’était en 54. Leurs maris étaient rappelés à l’armée, et les femmes s’étaient couchées sur la voie pour que le train ne parte pas.

Il y a eu une manifestation et un commissaire de police s’est fait lyncher. Mais, au P.C., ils ne s’occupaient pas de nous : on dégénérait, on était des voyous, on faisait quelques casses et des trucs comme ça.

Le P.C. nous disait :  » Faites gaffe, on vous prend pour des voyous « , mais il n’y avait pas d’activité politique, il n’y avait rien.

On avait monté un orchestre, tellement on s’emmerdait.

Après, j’ai travaillé, j’ai fait l’armée. Je suis revenu de l’armée et j’ai vu sur le journal qu’ils embauchaient pour Citroën. J’ai écrit, et un mois après ils m’ont répondu.

Alors je suis venu à Citroën.

J’habitais dans un foyer Citroën à Sèvres. J’y ai passé deux ans. Je suis entré au P.C. de nouveau.

Puis il y a eu Mai 68. D’abord il y a eu la révolte des étudiants, on n’était pas encore en grève, nous, la lenteur tout ça… mais ça discutait dans l’usine, les jeunes voulaient aller sur les barricades, et le 20 mai la C.G.T. a dit :  » Bon, on va faire une grève. On va essayer, quoi! « 

On a occupé. Et là, pendant l’occupation, j’ai rencontré le mouvement de soutien aux luttes du peuple.

Je naviguais d’un mouvement à l’autre.

J’allais voir les mecs du 22 mars, de la J.C.R. J’ai oublié de dire que le 7 février il y a eu une manif antifasciste. Nous y étions allés et le P.C. nous a vachement critiqués en disant qu’on était anarchistes, etc.

A ce moment-là, j’étais influencé par Guevara. On en parlait dans les journaux comme de Régis Debray. J’avais acheté son bouquin : Révolution dans la Révolution. Bon, là, le P.C. n’était pas d’accord.

Mais c’est au moment de la grève que les contradictions ont éclaté. Tous les jeunes étaient pour aller sur les barricades.

On était beaucoup de jeunes au P.C. On a vu les maoïstes de l’époque : l’U.J.C.M.L.

On a pris contact avec eux, on a vu que leur travail n’était pas mal, on a travaillé avec eux, on a fait monter l’autodéfense.

C’était mettre des caisses, faire plusieurs barricades avec des caisses de boulons, à l’intérieur des usines.

Comme ça si les flics attaquent, on tient une barricade.

Si on ne peut pas la tenir, on prend l’autre.

Il y avait dés lances à incendie. On avait préparé les fours à peinture.

Au cas où on aurait été débordés par les C.R.S. on les entraînerait dans les fours à peinture et on les arroserait…
Les communistes gueulaient.

Alors, une fois on a fait une manif dans l’usine.

On n’était pas vraiment nombreux, peut-être deux cents.

C’était le groupe de permanence, et certains délégués.

On a crié :  » La majorité c’est nous  » et :  » A bas les capitulards « , alors, trois ou quatre délégués ont dit :  » Si c’est comme ça, on s’en va. « 

C’étaient les délégués du côté P.C. qui s’étaient démasqués.

Ils se sont barrés chez eux parce que ce jour-là, l’usine était pratiquement à nous.

La première fois que j’ai vu des étudiants, c’était le 3 mai, à la manif de Saint-Michel. J’ai assisté à la première bagarre. Je me suis dit :  » C’est bien, ça, ils se battent.  » On était tous antiflics.

On disait :  » Les flics, c’est des fainéants. « 

Moi, j’avais huit, neuf ans, mes parents m’emmenaient dans des meetings.

Des fois, il y avait de la frappe avec des flics.

En plus, quand on faisait des casses, on allait toujours au commissariat, les flics nous tabassaient.

Dans la jeunesse ouvrière, il y a toujours eu la haine des flics.

Le chef du foyer de Citroën était un ancien adjudant de la légion.

On te fait faire le lit plié en quatre le matin, comme à l’armée.

Et à table, on n’a pas le droit de parler… Dès qu’il y en a un qui gueule un peu trop fort, le légionnaire faisait venir les flics. Un vrai salaud.

On devait recevoir ses copains ou sa famille devant la porte, sur le trottoir.

Quand on a un avertissement au foyer, on a un avertissement à l’usine, pour désobéissance au chef, comme à l’armée!

Quand on s’embauche, on nous donne le règlement : on a le droit d’être au foyer pour six mois, mais on peut y rester des années et des apnées.

C’est un coup de chantage, parce que, si ça fait plus de six mois, quand on fout un peu de bordel, on peut nous vider.

Alors on s’écrase, on ne dit plus rien.

Des chambres, en ville, il faut six à huit cents francs pour y entrer. Pour les agences, il faut donner trois mois d’avance, on ne les a pas!

Pour le foyer, on n’a rien à donner, on nous le retient sur la paie. Il y a des chambres où on est vingt-quatre! Celle où j’étais, on était huit.

Vingt-quatre, ce sont les Yougoslaves.

Ils les parquaient! Ils en avaient foutu vingt-quatre ensemble dans des lits superposés et chacun devait verser 17 000 francs.

Il y avait quatre ou cinq douches pour trois cents mecs.

Extérieurement, il est joli le foyer, repeint à neuf, régulièrement.

Mais quand on rentre dedans, c’est dégueulasse.

La télé, on l’a, quand le chef a envie de l’allumer, sinon on ne l’a pas.

Il y a un terrain de volley derrière, mais si le chef n’a pas envie de donner le ballon, il ne le donne pas!

L’usine, c’est bien au point de vue camaraderie, mais au point de vue travail…

Ça allait vachement vite le travail.

Il fallait faire vingt-trois voitures de l’heure.

Ce qui donne envie de se révolter, c’est les chefs, les agents de secteur, etc.

Il y a plusieurs polices à Citroën : la police espagnole, grecque, toutes les polices.

Ce sont des gens qui sont policiers dans leur pays, on les embauche soi-disant pour jouer le rôle d’interprètes.

Ça fait plus social.

On importe à la fois les ouvriers et la police, sous le nom d’interprètes.

Pour les Français, le policier, c’est l’agent de secteur.

Il y a des moments où, quand une chaîne gueule, tous les ouvriers se mettent à gueuler.

Quand ça se calme sur une chaîne, c’est une autre qui gueule.

Certains gueulent sans savoir pourquoi, seulement parce que le copain a gueulé.

Quand au premier étage il y a quelque chose, une vis qui ne veut pas se visser ou un pare-brise qui se casse, les mecs gueulent, et le rez-de-chaussée gueule aussi parce qu’il entend gueuler en haut.

Les ouvriers gueulent quand les vis refusent d’entrer ou quand les pare-brise se cassent parce que ça retarde la chaîne.

Les chefs arrivent, c’est de l’argent foutu en l’air.

Souvent l’ouvrier est pénalisé.

On lui retient 10 % sur la prime de production.

C’est rare, le mec qui à la fin de la semaine n’a pas 80 % de sa prime qui saute.

Pour manger, on n’avait droit qu’à une demi-heure, et les selfs sont très loin.

Il y a une queue incroyable, il faut manger en dix minutes.

On nous faisait pointer à midi. Il y avait déjà la queue pour pointer et pour repointer.

Quand ça sonne, il ne faut pas être en train de pointer, il faut être à sa table.

On avait fait grève pour demander l’abolition des agents de secteurs.

C’était le seul truc de gauche de la C.G.T.

En 68, beaucoup de gens ont compris. Ils déchiraient leurs cartes de la C.G.T. Il est sorti d’autres forces : les syndicalistes prolétariens.

Au début, on était 120 sur 5 000 ouvriers. Pendant la grève on est montés à 2 500.

Après la grève, on est revenus à 120 ou 90, mais le permanent du P.C. s’est fait sortir de l’usine par des Espagnols et des Grecs.

Il y avait le drapeau rouge et le drapeau bleu, blanc, rouge. Le P.C. a ôté le drapeau rouge. C’est là que le permanent s’est fait virer.

La C.G.T. avait signé des accords (soi-disant elle ne les a pas signés, mais elle les a signés!), les accords de Grenelle. Après ça, on voulait former une cellule prolétarienne à l’intérieur de la C.G.T.

On s’est appelé  » Comité d’Action « . Je ne savais pas à ce moment, que j’étais maoïste. J’avais lu le livre rouge.

Je disais :  » C’est pas mal « , mais je ne voyais pas comment on pouvait s’appuyer sur le livre rouge.
Je découvrais la violence.

Remarque, il n’y avait pas que les maoïstes qui étaient violents! Mais leurs idées choquaient.

Par exemple, c’était la première fois que j’entendais parler de dictature du prolétariat. Au début, je faisais un rapport avec la dictature fasciste!

Pourtant, j’étais au P.C. Mon père aussi. Il me disait :  » Quand les ouvriers géreront les usines « , et tout ça, mais il ne m’avait pas parlé de dictature du prolétariat.

Mon père n’était pas d’accord avec ce qui se passait en Russie.

Il a fini par rompre avec le P.C. Alors, il n’en parlait plus.

Moi, tout ce que j’avais, à ce moment-là, c’était la guitare électrique.

Les trotskystes sont venus aussi.

Mais ce qu’il y avait de différent avec les maoïstes -je ne l’étais pas à ce moment-là – c’est que les trotskystes sont arrivés avec un tract :  » Les ouvriers sont exploités, parce que… » – citation de Marx, Le Capital, telle page.

C’était vachement théorique, on y comprenait que dalle!

A l’inverse les maoïstes partaient de ce qu’ils nous avaient demandé.

Eux, ne savaient rien, avant qu’on leur parle.

Ils ne sont pas venus avec des idées et des tracts.

Ils ont écouté ce qu’on disait et, de ça, ils ont fait un tract. Ça nous avait vachement frappés. Même la C.G.T. ne faisait pas ça.

Nous, les syndicalistes prolétariens, on avait sorti, chez Citroën, un journal, Le Drapeau rouge. J’en ai gardé un numéro. On parlait un peu de Mao, on parlait de Lénine.

Je savais qu’il avait fait la révolution en 17. J’avais entendu parler de Marx, mais pas d’Engels. Je connaissais Staline.

Quand je suis entré aux Vaillants, il y avait encore Staline, il est mort dans l’année. J’étais à l’enterrement de Staline, qui était bien, vraiment bien.

Une grosse manifestation, vingt-quatre heures de grève, de débrayage.

Tous des foulards rouges en l’honneur de Staline.

Les étudiants m’ont expliqué qu’il fallait que la violence soit guidée par quelque chose.

On a commencé des réunions politiques dans le XVe. Dans des salles qu’on louait.

En Mai 68, on faisait plutôt la pratique, pas la théorie. Les maoïstes disaient : « Ce qui est juste, c’est de se battre. Si on ne fait rien contre les patrons, on n’aura rien. » On était tous d’accord.

Pas la peine d’avoir lu Lénine pour savoir qu’on est exploités! Avant Mai 68, le mec qui en avait marre, il prenait un marteau et il le balançait dans la gueule du chef!

Le type allait à l’hosto et le mec était vidé!

Il y en avait tous les jours des actions comme ça. Des cassages de gueule! Mais il fallait en faire une lutte organisée. On ne savait pas comment s’y prendre.

Je me disais toujours communiste. J’avais adhéré à l’U.J.C.M.L. Il n’y avait pas de cartes, ni rien, mais je défendais les idées de l’U.J.

Après j’ai été vidé de Citroën. J’ai continué à voir les étudiants, à aller à des réunions.

J’y croyais de plus en plus. On avait deux réunions, une réunion avec la cellule, le noyau de l’U.J. Deux étudiants pour quinze ouvriers.

On parlait de l’usine, simplement de l’usine.

En plus, on faisait des exposés, on lisait un livre, on en discutait avec les copains, qui étaient ouvriers, qui n’avaient pas lu ce livre.

Par exemple, Lénine.

J’avais du mal au début, mais ça venait, on ne le faisait pas tout seul.

On se mettait à trois gars. Avec les idées de tous les trois, on savait à peu près ce qu’il y avait dans le livre.

Chacun retenait des choses différentes. On l’avait fait aussi sur le Manifeste du Parti Communiste.

Il y avait aussi des réunions de masse plus larges.

Les sympathisants, qui ne pensaient pas tout à fait comme nous mais qui nous soutenaient, qui ne voulaient pas être dans notre organisation, mais qui étaient là quand on faisait une action.

Ça a duré jusqu’en octobre. Là, il y a eu deux tendances.

Ceux qui disaient :  » On a fait des erreurs au mois de mai parce que les théories des syndicalistes prolétariens étaient erronées. On ne peut pas faire la Révolution. Étudions d’abord dans les Oeuvres.

Faisons notre Parti et après on ira voir les ouvriers pour qu’ils rentrent au parti. « 

Nous avons combattu cette tendance. On disait qu’un parti se faisait dans la pratique.

Eux se terraient sur un bouquin de Lénine, Que faire? Nous, on partait de Mao (encore des histoires de bouquins!) sur la guerre de partisans.

On commençait à lire des trucs sur la révolution culturelle. Ça commençait à aller bien du point de vue du maoïsme, on comprenait mieux :  » Le pouvoir est au bout du fusil « , on disait :  » Voilà, c’est ça! « 

J’ai essayé de faire du travail politique, j’ai déménagé, j’ai habité à Saint-Maur, ça n’a pas été positif.

On a fait une vente de journaux sur le marché Saint-Maur, des collages, des bombages.

Ma femme est allée s’établir en usine. Elle était une étudiante des Beaux-Arts, ce n’était pas une ouvrière. Je l’ai connue en Mai.

Elle a fait du travail assez bon dans sa boîte, elle vendait La Cause du peuple. Moi, j’étais submergé par les étudiants. Il y avait la Faculté de Vincennes à côté.

Tous les groupes venaient me trouver parce que j’étais un ouvrier. J’en avais marre. Je devenais sectaire envers eux.

Ils sortaient des mots vachement impossibles, sorbonnards.

Ils ne regardaient pas qu’il y avait des immigrés ou des gens comme ça qui avaient du mal à comprendre.

Mais, à ce moment-là, il y a eu la Gauche Prolétarienne avec une pratique plus juste.

On était trois ouvriers quand ça a démarré.

On s’est dit : on va faire de la propagande, on va être actifs dans l’usine.

On avait piétiné deux mois sur l’idée du syndicalisme rouge.

Après ces deux mois, cinq ouvriers de Bordeaux sont entrés à la Gauche, dont un ancien secrétaire général de la C.G.T.

Ils disaient :  » II faut rompre avec le syndicalisme, parce que c’est toujours des revendications.

On s’emmerde là-dessus. « 

II n’y avait pas de dirigeants nommés.

Les mecs qui étaient les plus actifs, qui avaient le plus d’idées, dirigeaient plus que les autres.

Est-ce qu’on peut appeler Geismar un dirigeant, je ne sais pas! Il avait pas mal d’idées.

Avant de faire une action, il nous demandait notre avis. On en discutait dans les usines. Si on trouvait l’action juste, on la faisait.

Si on la trouvait sans intérêt, on disait :  » Ça n’est pas la peine de la faire. « 

Argenteuil, c’était encore une étape. On se battait pour les gens du bidonville.

On est allés combattre les révisos chez eux, sur leur terrain. Ça a été un carnage.

Au début, on a peur. Après, dans le combat, on n’a plus peur.

Le maoïsme, ça veut dire la libération du prolétariat. Les maoïstes sont les vrais communistes.

En France, ça se fera par une alliance de classes. On n’imposera pas, on n’est pas des staliniens! ça n’est pas comme du temps de Staline, bien que j’aimais bien le Père Joseph!

Là où j’ai compris que Staline avait vraiment fait une erreur c’est en lisant : Les Contradictions au sein du peuple, de Mao.

La petite-bourgeoisie ne comprend toujours pas. Ce n’est pas en fusillant qu’elle comprendra. Il faut lui faire comprendre, et pas par un bourrage de crâne.

On lui fait comprendre petit à petit. C’est un travail très long, mais il faut le faire.

C’est la grosse erreur de Staline. Il en a fait d’autres certainement.

D’après moi, la seule chose qu’il ait faite de bien, c’est de signer le pacte germano-soviétique, parce que la République soviétique était encore faible du point de vue armement.

Ça a fait reculer la guerre contre la Russie, ça lui a permis de s’armer.

C’était une tactique militaire vraiment bien.

On ne peut pas dire que dans une usine il y a ce beaucoup  » ou  » pas beaucoup  » de maoïstes.

Ce qui compte c’est l’influence que peut avoir un maoïste à tel ou tel endroit.

A Renault, dernièrement, dans l’île Seguin, il y avait un maoïste sur une chaîne.

Il a fait débrayer deux mille ouvriers…

C’était le 22 janvier dernier.

Le procès de La Cause du peuple a regroupé aussi pas mal de monde.

Il y a eu des bagarres de rues et des groupes de jeunes de Renault qui se sont formés.

Certains disaient :  » On va faire la fête dans l’usine. « 

On a apporté des fusées, des pétards, des feux de Bengale. On les a allumés.

Les pompiers sont venus.

C’est V.L.R. [Vive La Révolution] qui était pour la fête.

Moi je suis contre la fête à tout prix.

Le 13 juillet, par exemple, ils ont apporté des casse-croûte aux travailleurs au lieu de laisser les travailleurs piquer eux-mêmes leurs sandwiches.

Les travailleurs n’ont pas besoin de cadeau. Ils ont besoin de s’unifier dans l’action.

Mobiliser les masses, ce n’est pas du baratin.

Ce n’est pas :  » Venez tous à la Bastille, vous aurez plein de nanas. Ouais, défoncez-vous, c’est vachement bien. « 

Moi je trouve ça aberrant et honteux. C’est se foutre de la gueule du peuple.

Maintenant, j’ai un moral incroyable. Quand je faiblis, c’est parce que je suis trop fatigué.

Je milite après l’usine. Dans l’usine aussi, mais la nuit il y a aussi du travail. En ce moment, je bosse dans une petite usine de banlieue de sept heures trente à dix-sept heures trente, mais souvent je dors trois ou quatre heures par nuit.

Il faut se consulter les uns les autres pour apporter chacun les idées de la base, confronter les expériences.

De là, seulement, on peut prendre des décisions.

Partir de la base pour aller au sommet et repartir vers la base, c’est dans Mao.

La phrase de Mao qui est la plus importante pour moi, c’est :  » Servir le peuple. « 

Ça ne veut pas dire me servir moi-même parce que je suis du peuple. Je ne suis qu’un minuscule morceau du peuple.

Quand on dit ça, on pense à la grande majorité du peuple.

Il y a aussi :  » Les réactionnaires sont des tigres en papier. « 

Quand la répression se renforce, il faut penser à cette phrase-là. Les réactionnaires sont forts en apparence mais faibles en réalité.

On peut convaincre qui on veut sur ce point-là parce que les réactionnaires sont une poignée de gens, et le peuple, une force immense, s’il est uni.

Le tout, c’est de l’unifier. Contre l’impérialisme américain, on unit les masses. Contre la police, on les unit, alors pourquoi pas contre autre chose? Bien sûr, ça ne se fait pas en trois ans.

En Chine, ils ont mis vingt-neuf ans pour la faire, la Révolution.

Les travailleurs immigrés sont une masse révolutionnaire.

C’est vrai qu’ils sont menacés et qu’ils ont peur mais s’ils ne se
sentent pas isolés, s’ils sont soutenus par toute l’usine, ils font des actions encore mieux que les autres.

Et pourtant, pour eux c’est encore plus grave.

Nous, on fait trois mois de taule ou six; eux, on les expulse. Bien sûr, ils ne bougeront pas tout seuls.

On ne prévoit pas les campagnes à mener. Elles viennent d’elles-mêmes.

C’est ce qui fait la rupture entre le révisionnisme et le maoïsme. Même si, apparemment, tout revient en place après une action, ça laisse toujours des traces. Même si on se fait vider.

Après notre vidage, des comités se créent de partout. La perspective de la Révolution, ça change la vie, ça rend moins égoïste.

On est obligé de se transformer. Si un mec me demande quelque chose et que je l’envoie balader, il dira :  » C’est ça, c’est un mao. « 

II faut faire gaffe, on a des comptes à rendre aux masses. Parfois, c’est difficile. Parfois, je dors dix heures de suite. Il y a des moments où je voudrais être tranquille mais je me dis : c’est la Révolution qu’il faut faire d’abord.

J’ai l’impression que si une sorte de Mai se reproduisait maintenant, ça se terminerait encore mal. On est capables de provoquer les choses mais on n’est pas encore capables de les garder.

Le pouvoir ne viendra pas comme ça.

Mai 68 peut être considéré comme un échec mais les traces sont immenses. Il y aura peut-être un autre échec et de nouveau des traces encore plus immenses. Mon père, maintenant, il réfléchit de nouveau.

Avant il disait :  » Liu Shao-chi a trompé les masses comme Khrouchtchev et il y en aura toujours un qui sera au pouvoir et qui trompera les masses comme Marchais. « 

Alors, je lui explique la Révolution culturelle :  » Les gars au pouvoir sont révocables par les masses.

Le Comité central est composé de délégués élus des communes.

Dans une réunion du Comité quand on n’est pas d’accord avec un délégué, on ne l’exclut pas, on lui fait faire de la pratique.

Si un maoïste est au pouvoir, il y vient dans l’esprit de « Servir le peuple « .

Sinon, il est critiqué. « 

Les masses peuvent se tromper. Mao le dit. Mais il faut centraliser les idées des masses, les rendre conscientes. Les idées justes ne tombent pas du ciel.

On peut être ouvrier sans être exploité si on ne travaille pas pour une personne. En France, qu’est-ce qu’on sert? Le profit, le profit, le profit, le profit. Dans une société socialiste
on regardera l’homme. Le président Mao dit que l’homme est le matériel le plus précieux.

Je ne sais pas si je verrais le socialisme en France.

Il n’y pas de raison. Non, peut-être pas. Il faudra se battre à mort. Bien sûr, on aura certainement des pertes… Mais ce n’est pas dit que…

Peut-être je le verrai, peut-être que je ne le verrai pas. De toute façon, j’aurai servi le peuple.

16 mars 1971

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