Lénine : Tolstoï, miroir de la révolution russe

11 (24) septembre 1908, Proletari.

Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.

Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.

Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution.

La presse russe légale, remplie d’articles, de lettres et de notices à l’occasion du 80e anniversaire de Tolstoï, s’intéresse fort peu à l’analyse de ses œuvres, du point de vue du caractère de la révolution russe et de ses forces motrices.

Toute cette presse déborde jusqu’à l’écœurement d’hypocrisie, d’une double hypocrisie officielle et libérale. La première est l’hypocrisie grossière des écrivassiers vénaux qui avaient, hier, ordre de traquer L. Tolstoï et, aujourd’hui, de rechercher en lui le patriote et de tâcher d’observer les convenances devant l’Europe.

Que les écrivassiers de cette espèce soient payés pour leurs écrits, tout le monde le sait, et ils ne tromperont personne. Beaucoup plus raffinée et, par suite, beaucoup plus nuisible et dangereuse, est l’hypocrisie libérale. A écouter les Balalaïkine de la Riétch, leur sympathie pour Tolstoï est la plus complète et la plus chaude.

En fait, cette déclamation calculée et ces phrases pompeuses sur « le grand chercheur de Dieu » ne sont que faussetés, car le libéral russe n’a ni foi dans le Dieu de Tolstoï, ni sympathie pour la critique de Tolstoï à l’égard du régime existant.

Il s’accroche à un nom populaire pour augmenter son petit capital politique, pour jouer le rôle de chef de l’opposition nationale, il essaie d’étouffer sous le tonnerre et le fracas des phrases le besoin d’une réponse directe et claire à la question : d’où viennent les contradictions criantes du « tolstoïsme », quels défauts et quelles faiblesses de notre révolution reflètent-elles ?

Les contradictions dans les œuvres, les opinions et la doctrine de l’école de Tolstoï sont, en effet, criantes. D’une part, un artiste génial qui, non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des oeuvres de premier ordre. D’autre part, un propriétaire foncier faisant l’innocent du village.

D’une part, une protestation d’une énergie remarquable, directe et sincère contre l’hypocrisie et la fausseté sociales ; de l’autre, un « tolstoïen », c’est-à-dire cet être débile, usé, hystérique, dénommé l’intellectuel russe, qui, se frappant publiquement la poitrine, dit : « Je suis un méchant, je suis un vilain, mais je m’occupe d’auto-perfectionnement moral ; je ne mange plus de viande et je me nourris maintenant de boulettes de riz. »

D’une part, la critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie de la justice et de l’administration de l’Etat, la révélation de toute la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de la sauvagerie et des souffrances des masses ouvrières ; d’autre part, l’innocent qui prêche la « non-résistance au mal par la violence ».

D’une part, le réalisme le plus lucide, l’arrachement de tous les masques quels qu’ils soient ; d’autre part, la prédication d’une des choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à savoir : la religion, la tendance à substituer aux popes fonctionnaires d’Etat des popes par conviction, c’est-à-dire une propagande en faveur du règne des popes sous sa forme la plus raffinée et, par suite, la plus abjecte. En vérité :

Tu es misérable, et tu es féconde,
Tu es puissante, et tu es sans forces,
Mère Russie !

Il est évident qu’avec de pareilles contradictions Tolstoï ne pouvait absolument pas comprendre le mouvement ouvrier et son rôle dans la lutte pour le socialisme, ni la révolution russe.

Mais les contradictions dans les vues et les enseignements de Tolstoï ne sont pas l’effet du hasard, elles sont l’expression des conditions contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le dernier tiers du XIXe siècle.

La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer du servage avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise à sac. Les vieux fondements de l’économie paysanne et de la vie paysanne, qui s’étaient maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable.

Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe.

Tolstoï prête à rire en tant que prophète qui aurait découvert de nouvelles recettes pour le salut de l’humanité, – et c’est pourquoi ils sont vraiment pitoyables, les « tolstoïens », étrangers et russes, qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus faible de sa doctrine.

Tolstoï est grand comme interprète des idées et des états d’âme qui se sont formés chez les millions de paysans russes, à l’avènement de la révolution bourgeoise en Russie.

Tolstoï est original, car l’ensemble de ses idées, prises en bloc, exprime justement les particularités de notre révolution, en tant que révolution bourgeoise paysanne.

Les contradictions dans les idées de Tolstoï, de ce point de vue, sont un véritable miroir des conditions contradictoires dans lesquelles s’est déroulée l’activité historique de la paysannerie au cours de notre révolution.

D’un côté, les siècles d’oppression servile et les dizaines d’années de ruine à marche forcée, consécutive à la réforme, avaient accumulé des montagnes de haine, de colère et de résolutions désespérées.

Le désir de balayer d’une façon radicale et l’Eglise officielle et les grands propriétaires fonciers et le gouvernement de ces propriétaires fonciers, d’anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de propriété foncière, de nettoyer la terre, de créer à la place de l’État policier de classe une communauté de petits paysans libres et égaux en droits, – ce désir traverse comme un fil rouge toute l’action historique des paysans dans notre révolution, et il n’est pas douteux que le contenu idéologique des écrits de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu’à l’« anarchisme chrétien » abstrait, comme on définit parfois le « système » de ses idées.

D’un autre côté, la paysannerie, qui aspirait à de nouvelles formes de communauté, avait une attitude fort inconsciente, patriarcale, une attitude d’innocents de village à l’égard de ce que devait être cette communauté, des moyens de lutte par lesquels il lui fallait conquérir sa liberté, des chefs qu’elle pouvait avoir dans cette lutte, des sentiments de la bourgeoisie et des intellectuels bourgeois envers la révolution paysanne, des raisons qui rendaient nécessaire le renversement par la violence du pouvoir tsariste, afin d’anéantir la propriété foncière des hobereaux.

Toute la vie passée de la paysannerie lui avait appris à haïr le seigneur et le fonctionnaire, mais ne lui avait pas appris et n’avait pu lui apprendre où chercher la réponse à toutes ces questions.

Dans notre révolution, la minorité de la paysannerie a effectivement lutté, en s’organisant tant soi peu à cette fin, et une partie infime s’est levée, les armes à la main, pour exterminer ses ennemis, pour abattre les serviteurs du tsar et les défenseurs des grands propriétaires fonciers.

La plus grande partie de la paysannerie pleurait et priait, ratiocinait et rêvait, écrivait des requêtes et envoyait des « solliciteurs », – tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !

Et comme il arrive toujours dans des cas pareils, l’abstention tolstoïenne de toute politique, la renonciation tolstoïenne à la politique, l’absence d’intérêt et de compréhension pour elle ont fait qu’une minorité seulement a suivi le prolétariat conscient et révolutionnaire, et que la majorité est devenue la proie de ces intellectuels bourgeois serviles et sans principes, qui, sous le nom de cadets, couraient, de l’assemblée des troudoviks, faire antichambre chez Stolypine, mendiaient, marchandaient, conciliaient, promettaient de concilier, – jusqu’à ce qu’un soldat les chassât à coups de botte.

Les idées de Tolstoï sont le miroir de la faiblesse, des insuffisances de notre insurrection paysanne, le reflet de l’apathie de la campagne patriarcale et de la lâcheté foncière du « moujik aisé ».

Prenez les insurrections de soldats en 1905-1906. La composition sociale de ces lutteurs de notre révolution c’est le milieu entre la paysannerie et le prolétariat. Ce dernier est en minorité ; c’est pourquoi le mouvement dans les troupes ne montre pas, même approximativement, cette cohésion nationale, cette conscience de parti que manifeste le prolétariat devenu, comme au signal d’un coup de baguette, social-démocrate.

D’autre part, il n’est pas d’opinion plus erronée que celle qui attribue l’échec des insurrections de soldats à l’absence de dirigeants officiers. Au contraire, le progrès gigantesque de la révolution, depuis les temps de la Narodnaïa Volia, s’est manifesté justement dans le fait que c’est le « bétail obscur » qui a recouru aux armes contre ses supérieurs et dont l’indépendance a tellement fait peur aux propriétaires fonciers libéraux et aux officiers libéraux.

Le soldat était rempli de sympathie pour la cause paysanne ; ses yeux s’allumaient au seul mot de terre. Plus d’une fois, le pouvoir passa, dans l’armée, aux mains de la masse des soldats – mais il n’y eut presque pas d’utilisation résolue de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ; au bout de quelques jours, quelquefois au bout de quelques heures, après avoir tué quelque chef haï, ils rendaient la liberté aux autres, entraient en pourparlers avec les autorités et se laissaient ensuite fusiller, fouetter, se mettaient de nouveau sous le joug – tout à fait dans l’esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !

Tostoï a reflété la haine accumulée, l’aspiration enfin mûre vers un avenir meilleur, le désir de s’affranchir du passé – et la non-maturité des rêveries, le manque d’éducation politique, l’apathie en face de la révolution.

Les conditions historiques et économiques expliquent à la fois la nécessité de l’apparition de la lutte révolutionnaire des masses et leur manque de préparation pour cette lutte, la non résistance tolstoïenne au mal, qui fut parmi les causes les plus sérieuses de la défaite de la première campagne révolutionnaire.

On dit que la défaite est une bonne école pour les armées. Sans doute, comparer les classes révolutionnaires à des armées n’est juste que dans un sens très limité. Le développement du capitalisme modifie et aggrave à chaque heure les conditions qui poussaient à la lutte révolutionnaire démocratique les millions de paysans, unis par la haine contre les propriétaires féodaux et leur gouvernement.

Dans la paysannerie même, l’accroissement des échanges, de la domination du marché et du pouvoir de l’argent, éliminent de plus en plus les anciennes moeurs patriarcales et l’idéologie patriarcale tolstoïenne.

Mais il est une conquête des premières années de la révolution et des premières défaites dans la lutte révolutionnaire des masses qui n’est pas douteuse : c’est le coup mortel porté à l’ancienne mollesse, à l’ancienne veulerie des masses. Les lignes de démarcation sont devenues plus tranchées. Les classes et les partis se sont délimités.

Sous le marteau des leçons de Stolypine, grâce à l’agitation obstinée, organisée des social-démocrates révolutionnaires, non seulement le prolétariat socialiste, mais encore les masses démocratiques de la paysannerie pousseront inévitablement en avant des lutteurs toujours plus aguerris, de moins en moins capables de tomber dans notre péché historique du tolstoïsme !

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L’art comme cours d’eau historique de la culture

Comme l’art consiste en une représentation synthétique de la réalité, il n’est pas qu’un reflet de la vérité, il devient vérité lui-même car il la porte en elle. C’est ce qu’on appelle la culture, où tous les éléments matériels artistiques se reflètent, dans un long flux historique.

C’est pour cette raison que les œuvres de Lénine et de Mao Zedong sont parsemées de références littéraires. Leur nombre est important et la démarche systématique. Mao Zedong explique de nombreux faits et phénomènes au moyen de références littéraires classiques chinoises. Il les mentionne en considérant qu’il est impossible de ne pas les connaître, de ne pas les avoir assimilé.

Voici la liste des auteurs cités par Lénine, avec leurs occurrences, dans une statistique de 1934, alors que les 29 premiers volumes de ses œuvres complètes de Lénine étaient disponibles :

  • Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine : 320 fois
  • Nikolaï Gogol : 99 fois
  • Ivan Krylov : 60 fois
  • Ivan Tourgueniev : 46 fois
  • Nikolaï Nekrassov : 26 fois
  • Alexander Pouchkine : 19 fois
  • Anton Tchekhov : 18 fois
  • Alexander Ostrovsky : 17 fois
  • Gleb Ouspensky : 16 fois
  • Ivan Gontcharov : 11 fois

Il est d’autant plus marquant que Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine soit la référence la plus systématique, que son œuvre elle-même s’appuie sur la reconnaissances des figures typiques classiques et qu’il les prolonge.

Le grand écrivain russe Maxime Gorki, à l’origine avec Staline du concept de réalisme socialiste, constate ainsi dans son Histoire de la littérature russe la chose suivante au sujet du romancier le plus cité par Lénine dans ses œuvres :

« Prendre un héros de la littérature, un type littéraire du passé et le montrer dans la vie de tous les jours, c’est le procédé favori de Chtchedrine. Depuis 1870, ses héros sont les descendants de Khlestakov, Motchaline, Mitrophane, Prostakov, qui avaient conquis toute la société avec une force particulière après 1881. »

C’est que Lénine, Mao Zedong, Maxime Gorki voient le travail artistique comme une production, et non pas comme une « création » à partir de rien. Ils considèrent qu’il y a une continuité historique, un flux ininterrompu, non linéaire, de l’expression artistique, dans le cadre de la culture.

Mao Zedong, dans son Intervention aux causeries sur la littérature et l’art à Yenan en mai 1942, nous explique cela de la manière suivante :

« Quelle est en dernière analyse la source de tous les genres littéraires et artistiques ?

En tant que formes idéologiques, les œuvres littéraires et les œuvres d’art sont le produit du reflet, dans le cerveau de l’homme, d’une vie sociale donnée.

La littérature et l’art révolutionnaires sont donc le produit du reflet de la vie du peuple dans le cerveau de l’écrivain ou de l’artiste révolutionnaire. La vie du peuple est toujours une mine de matériaux pour la littérature et l’art, matériaux à l’état naturel, non travaillés, mais qui sont en revanche ce qu’il y a de plus vivant, de plus riche, d’essentiel.

Dans ce sens, elle fait pâlir n’importe quelle littérature, n’importe quel art, dont elle est d’ailleurs la source unique, inépuisable. Source unique, car c’est la seule possible ; il ne peut y en avoir d’autre.

Certains diront : Et la littérature et l’art dans les livres et les œuvres des temps anciens et des pays étrangers ? Ne sont-ils pas des sources aussi ?

A vrai dire, les œuvres du passé ne sont pas des sources, mais des cours d’eau ; elles ont été créées avec les matériaux que les auteurs anciens ou étrangers ont puisés dans la vie du peuple de leur temps et de leur pays.

Nous devons recueillir tout ce qu’il y a de bon dans l’héritage littéraire et artistique légué par le passé, assimiler d’un esprit critique ce qu’il contient d’utile et nous en servir comme d’un exemple, lorsque nous créons des œuvres en empruntant à la vie du peuple de notre temps et de notre pays les matériaux nécessaires. »

L’art relève de la culture et la culture est portée par le mouvement historique. L’art reflète ce mouvement, de là vient sa dignité, sa valeur et par conséquent son appréciation. Il n’existe pas d’œuvres d’art séparées du processus général de la société, du mouvement général de la matière.

Le plaisir artistique tient au reflet : en voyant le haut niveau de reflet de la réalité dans une œuvre d’art, on apprécie celle-ci, parce que toute conscience est elle-même reflet. L’œuvre d’art se présente ici comme un reflet à portée universelle d’une réalité particulière.

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Lénine et Tolstoï, Friedrich Engels et Honoré de Balzac

Lénine a écrit un ouvrage sur Tolstoï, qu’il présente comme un écrivain qui fut le miroir de la révolution russe. Or, le paradoxe, c’est que Tolstoï n’a pas compris la révolution russe, si l’on prend les faits de manière extérieure.

Lénine lit en fait la tendance qui existe dans l’œuvre de Tolstoï, il en voit la valeur en tant que reflet historique. Voici comment il explique cela :

« Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d’accoler le nom du grand artiste à la révolution qu’il n’a manifestement pas comprise et dont il s’est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d’un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte.

Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d’éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.

Et si nous sommes en présence d’un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses œuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution. »

Friedrich Engels a fait exactement la même chose avec Honoré de Balzac. Le fidèle aide de Karl Marx, lui-même un éminent marxiste, constate le même paradoxe : Honoré de Balzac n’a pas compris ni soutenu la tendance historique l’emportant alors, mais son œuvre la reflète.

Voici ce qu’il écrit dans une lettre d’avril 1888 à Margaret Harkness, un écrivain britannique auteur du roman A City Girl datant du 1887.

« Votre Mister Grant est un chef d’œuvre. Si je trouve quand même quelque chose à critiquer, c’est peut-être uniquement le fait que votre récit n’est pas suffisamment réaliste.

Le réalisme, à mon avis, suppose, outre l’exactitude des détails, la représentation exacte des caractères typiques dans des circonstances typiques.

Vos caractères sont suffisamment typiques dans les limites où ils sont dépeints par vous ; mais on ne peut sans doute pas dire la même chose des circonstances où ils se trouvent plongés et où ils agissent (…).

Je suis loin de vous reprocher de ne pas avoir écrit un récit purement socialiste, un « roman de tendance », comme nous le disons, nous autres Allemands, où seraient glorifiées les idées politiques et sociales de l’auteur.

Ce n’est pas du tout ce que je pense. Plus les opinions [politiques] de l’auteur demeurent cachées mieux cela vaut pour l’œuvre d’art. Permettez-moi [de l’illustrer par] un exemple.

Balzac, que j’estime être un maître du réalisme infiniment plus grand que tous les Zola passés, présents et à venir, nous donne dans La Comédie humaine l’histoire la plus merveilleusement réaliste de la société française, [spécialement du monde parisien], en décrivant sous forme d’une chronique de mœurs presque d’année en année, de 1816 à 1848, la pression de plus en plus forte que la bourgeoisie ascendante a exercée sur la noblesse qui s’était reconstituée après 1815 et qui [tant bien que mal] dans la mesure du possible relevait le drapeau de la vieille politesse française (…).

Sans doute, en politique, Balzac était légitimiste ; sa grande œuvre est une élégie perpétuelle qui déplore la décomposition irrémédiable de la haute société ; toutes ses sympathies vont à la classe condamnée à disparaître.

Mais malgré tout cela, sa satire n’est jamais plus tranchante, son ironie plus amère que quand il fait précisément agir les aristocrates, ces hommes et ces femmes pour lesquelles il ressentait une si profonde sympathie.

Et [en dehors de quelques provinciaux], les seuls hommes dont il parle avec une admiration non dissimulée, ce sont ses adversaires politiques les plus acharnés, les héros républicains du Cloître Saint-Merri, les hommes qui à cette époque (1830-1836) représentaient véritablement les masses populaires.

Que Balzac ait été forcé d’aller à l’encontre de ses propres sympathies de classe et de ses préjugés politiques, qu’il ait vu l’inéluctabilité de la fin de ses aristocrates chéris, et qu’il les ait décrit comme ne méritant pas un meilleur sort ; qu’il n’ait vu les vrais hommes de l’avenir que là seulement où l’on pouvait les trouver à l’époque, cela, je le considère comme un des plus grands triomphes du réalisme et l’une des caractéristiques les plus marquantes du vieux Balzac.

Je dois cependant arguer pour votre défense que nulle part dans le monde civilisé la classe ouvrière ne manifeste moins de résistance active, plus de passivité à l’égard de son destin, que nulle part les ouvriers ne sont plus hébétés que dans l’East End de Londres.

Et qui sait si vous n’avez pas eu d’excellentes raisons de vous contenter, pour cette fois-ci, de ne montrer que le côté passif de la vie de la classe ouvrière, en réservant le côté actif pour un autre ouvrage ? »

Ce que disent ici Friedrich Engels et Lénine, c’est qu’il faut voir comment la tendance historique qui se déploie se retrouve dans une œuvre. Il ne s’agit pas de chercher un reflet de manière formelle – il faut que le contenu possède une haute complexité, témoignant de la richesse du processus en cours, en lui étant fidèle et pour cela en en présentant les traits caractéristiques.

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Lénine : Au gouvernement tsariste (1896)

Tract de 1896 de l’Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. Écrit en prison au cours de l’automne 1896.

En cette année 1896, le gouvernement russe a déjà publié à deux reprises des informations au sujet de la lutte des ouvriers contre les fabricants. Dans les autres États, de telles informations ne sont pas rares : on n’y cache pas ce qui se passe dans le pays et les journaux impriment librement les nouvelles relatives aux grèves.

Mais en Russie, le gouvernement craint comme la peste toute publicité relative au régime en vigueur dans les fabriques et à ce qui s ‘y passe : il a interdit de parler des grèves dans les journaux ; il a interdit aux inspecteurs du travail de faire imprimer leurs rapports ; il a même retiré aux tribunaux jugeant en audience publique les procès pour fait de grève – bref, il a pris toutes ses mesures pour tenir rigoureusement secret ce qui se passe dans les fabriques et parmi les ouvriers.

Et voici que tout à coup ces astuces policières crèvent comme des bulles de savon et le gouvernement lui-même est contraint de reconnaître publiquement que les ouvriers luttent contre les fabricants.

D’où vient ce changement ? En 1895, les grèves ont été particulièrement nombreuses. Oui, mais il y avait aussi des grèves auparavant, et le gouvernement parvenait à les tenir secrètes, elles avaient lieu à l’insu de la grande masse des ouvriers. Les grèves d’à présent ont été beaucoup plus puissantes que les précédentes et elles étaient concentrées dans une même région.

Oui, mais il y a eu précédemment des grèves non moins puissantes, par exemple en 1885-1886 dans les provinces de Moscou et de Vladimir. Pourtant le gouvernement avait tenu bon et n’avait soufflé mot de la lutte des ouvriers contre les fabricants. D’où vient qu’il en ait parlé cette fois-ci ?

C’est que, cette fois-ci, les socialistes sont venus en aide aux ouvriers, les ont aidés à tirer les choses au clair, à les faire connaître partout, aussi bien parmi les ouvriers que parmi le grand public, à formuler avec précision les revendications des ouvriers, à faire éclater aux yeux de tous la mauvaise foi et les violences odieuses du gouvernement.

Celui-ci s’est rendu compte qu’il devenait parfaitement stupide de se taire alors que tout le monde était au courant des grèves, et il a fait comme les autres. Les tracts des socialistes ont mis le gouvernement en demeure de répondre, et le gouvernement a répondu.

Voyons quelle a été sa réponse.

Le gouvernement a d’abord cherché à éluder une réponse franche et publique. L’un des ministres – Witte, ministre des Finances – adressa aux inspecteurs du travail une circulaire dans laquelle il qualifiait les ouvriers et les socialistes de  » pires ennemis de l’ordre public  » : il y conseillait aux inspecteurs du travail d’intimider les ouvriers, de les persuader que le gouvernement interdirait aux fabricants de faire aucune concession, de leur vanter les bonnes dispositions et les intentions généreuses des fabricants, de leur parler de la sollicitude des fabricants pour les ouvriers et leurs besoins, des  » bons sentiments  » des fabricants.

Le gouvernement ne disait rien des grèves, il ne soufflait mot ni de leurs causes, ni des brimades scandaleuses et des illégalités des fabricants, ni des revendications des ouvriers ; bref, il présentait sous un jour délibérément mensonger les grèves de l’été et de l’automne 1895, se bornant à des phrases officielles rebattues sur les actes de violence et les agissements  » illégaux  » des ouvriers, bien que ceux-ci ne se soient livrés à aucun acte de violence : seule la police en a commis.

Le ministre aurait voulu que cette circulaire restât secrète ; mais les fonctionnaires à qui il l’avait confiée ne surent pas tenir leur langue, et la circulaire fut portée à la connaissance du public. Les socialistes l’imprimèrent. Le gouvernement, se voyant ridiculisé comme toujours avec ses  » secrets  » de polichinelle, l’imprima à son tour dans les journaux. Ce fut, nous l’avons déjà dit, sa réponse aux grèves de l’été et de l’automne 1895.

Mais voici qu’au printemps 1896 de nouvelles grèves éclatèrent, plus imposantes encore. Aux rumeurs qu’elles suscitèrent vinrent s ‘ajouter les tracts des socialistes.

Le gouvernement commença par garder un silence poltron en attendant la tournure que prendraient les événements ; puis, la révolte des ouvriers calmée, il fit entendre sa voix après coup, avec toute sa sagesse bureaucratique, comme on rédige un procès-verbal de police antidaté. Cette fois, il dut parler franchement et s’engager à fond.

Son communiqué parut dans le numéro 158 du Pravitelstvenny Vestnik [Messager du Gouvernement]. Il n’était plus possible de dénaturer les grèves comme précédemment. Il fallut tout dire, détailler les brimades des fabricants, exposer les revendications des ouvriers ; il fallut reconnaître que les ouvriers s’étaient conduits  » convenablement « .

Les ouvriers ont ainsi fait passer au gouvernement l’habitude de ses odieux mensonges policiers ; ils l’ont obligé à reconnaître la vérité lorsqu’ils se sont soulevés en masse, qu’ils ont expliqué par des tracts de quoi il s’agissait. C’est un grand succès. Les ouvriers sauront désormais quel est l’unique moyen d’exposer publiquement leurs besoins, de faire connaître la lutte des ouvriers à toute la Russie.

Ils sauront désormais que pour réfuter les mensonges du gouvernement, ils doivent lutter unis et affirmer leur volonté consciente  de faire triompher leur bon droit.

Après avoir reconnu les faits, les ministres cherchèrent une justification : ils affirmèrent dans leur communiqué que ces grèves s’expliquaient uniquement par  » une situation particulière aux filatures de coton et aux tissages « .

Vraiment ?

Ne serait-ce pas plutôt par la situation particulière à toute l’industrie russe, par les méthodes particulières à l’État russe, Qui permettent à la police de persécuter et d’appréhender de paisibles ouvriers coupables de se défendre contre les brimades ?

Pourquoi donc, messieurs les ministres , les ouvriers s’arrachaient-ils des tracts où il n’était question ni de fil ni de coton, mais de l’absence de droits des citoyens russes et de l’arbitraire monstrueux du gouvernement au service des capitalistes ?

Non, cette nouvelle justification est peut-être encore pire, plus odieuse, que celle avancée dans sa circulaire par le ministre des Finances Witte, lorsqu’il mettait tout sur le dos d’  » excitateurs « . Le ministre Witte raisonne, quand il parle de grève, comme le premier fonctionnaire de police venu qui se fait graisser la patte par les fabricants : des excitateurs sont arrivés, et la grève a éclaté.

Aujourd’hui, après la grève de 30 000 ouvriers, les ministres ont réfléchi tous ensemble et fini par découvrir que ce ne sont pas les excitateurs socialistes qui provoquent les grèves, mais les grèves, la lutte des ouvriers contre les capitalistes, qui provoquent l’apparition des socialistes. Les ministres assurent maintenant que les socialistes ne se sont  » joints  » qu’ensuite aux grèves.

C’est une bonne leçon pour le ministre des Finances Witte. Faites donc votre éducation, monsieur Witte ! Apprenez à l’avenir à démêler les causes d’une grève, apprenez à lire les revendications des ouvriers, et non les rapports de vos argousins, auxquels, avouez-le, vous-même n’ajoutez pas la moindre foi !

Messieurs les ministres voudraient faire croire au public que seuls des  » individus mal intentionnés  » ont essayé de donner aux grèves  » un caractère politique criminel  » ou, comme ils disent encore,   » un caractère social  » (MM. les ministres voulaient dire socialiste, mais par ignorance crasse ou par pusillanimité bureaucratique, ils ont dit  » social  » , et il en est résulté une absurdité : socialiste veut dire qui soutient les ouvriers dans leur lutte contre le capital, alors que social veut simplement dire qui concerne la société.

Comment peut-on donner à une grève un caractère social ?

C’est comme si l’on voulait donner aux ministres un rang ministériel! N’est-ce pas du plus haut comique? Les socialistes donnent aux grèves un caractère politique. Mais le gouvernement n’a-t-il pas lui-même, bien avant les socialistes, tout fait pour donner aux grèves un caractère politique ?

N’est-ce pas lui qui s’est mis à appréhender de paisibles ouvriers comme s’ils étaient des criminels, à les arrêter et à les déporter ? N’est-ce pas lui qui a envoyé partout des mouchards et des provocateurs ? Qui a jeté en prison tous ceux qui lui tombaient sous la main ? Qui a promis de venir en aide aux fabricants pour qu’ils ne cèdent pas ?

Qui a poursuivi des ouvriers pour le seul crime d’avoir collecté de l’argent au profit des grévistes ? Mieux que quiconque le gouvernement a fait comprendre aux ouvriers que la guerre qu’ils mènent contre les fabricants ne peut manquer d’être une guerre contre le gouvernement.

Il ne restait plus aux socialistes qu’à le confirmer et à l’imprimer dans leurs tracts. Voilà tout. Mais le gouvernement russe est passé maître en fait d’hypocrisie, et les ministres ont eu soin de ne pas souffler mot des moyens par lesquels notre gouvernement  » a donné aux grèves un caractère politique « .

Il a informé le public des dates portées sur les tracts des socialistes ; pourquoi n’a-t-il pas indiqué les dates où ont été prises les décisions du gouverneur de la ville et autres sbires, ordonnant l’arrestation de paisibles ouvriers, l’armement de la troupe, l’envoi de mouchards et de provocateurs ?

Ils ont énuméré au public les tracts socialistes ; pourquoi n’ont-ils pas indiqué le nombre des ouvriers et des socialistes arrêtés, des familles ruinées, de ceux qui ont été déportés et emprisonnés sans jugement ? Pourquoi ? Mais parce que les ministres russes eux-mêmes, malgré leur impudence, se gardent bien de parler en public de ces exploits de brigands.

Toute la force de l’État, avec sa police et son armée, ses gendarmes et ses procureurs s’est abattue sur de paisibles ouvriers dressés pour défendre leurs droits contre l’arbitraire des fabricants. Toute la force du Trésor public qui avait promis son appui aux pauvres fabricants a été mobilisée contre des ouvriers qui n’avaient que leurs quelques sous et ceux de leurs camarades, les ouvriers anglais, polonais, allemands et autrichiens.

Les ouvriers n’étaient pas unis. Ils ne pouvaient organiser des collectes, ni gagner à leur cause d’autres villes et d’autres ouvriers ; ils étaient partout traqués ; ils ont dû céder devant toute la force de l’État.

Messieurs les ministres se réjouissent bruyamment de la victoire du gouvernement ! Jolie victoire ! D’une part, 30 000 ouvriers paisibles qui n’avaient pas le sou ; de l’autre, toute la force de l’État, toute la richesse des capitalistes !

Les ministres auraient été plus sages d’attendre un peu avant de se vanter d’une pareille victoire, car leur vantardise rappelle trop celle du policier qui, après une grève, se fait gloire de s’en être tiré sans une égratignure.

Les « excitations » des socialistes n’ont pas eu de succès, déclare solennellement le gouvernement pour tranquilliser les capitalistes. Certes, répondrons-nous, aucune excitation n’aurait pu produire même la centième partie de l’impression qu’a produite sur tous les ouvriers de Saint-Pétersbourg, sur tous les ouvriers de Russie, l’attitude du gouvernement en cette affaire.

Les ouvriers ont vu clairement que la politique du gouvernement consiste à passer sous silence les grèves ou à en dénaturer le sens. Ils ont vu que leur union dans le combat a fait justice de l’hypocrite mensonge policier. Ils ont vu quels intérêts défend le gouvernement, qui a promis son appui aux fabricants.

Ils ont compris où était leur véritable ennemi quand la troupe et la police ont été envoyées contre eux, comme s’il s’agissait d’adversaires en temps de guerre, alors qu’ils n’avaient ni enfreint la loi ni troublé l’ordre public.

Les ministres ont beau dire que la lutte s’est terminée par un échec, les ouvriers voient que les fabricants ont partout baissé pavillon, et ils savent que le gouvernement convoque déjà les inspecteurs du travail pour conférer sur les concessions à faire aux ouvriers, car il se rend compte que des concessions sont inévitables. Les grèves de 1895-1896 n’auront pas été vaines.

Elles ont rendu un immense service aux ouvriers russes en leur montrant comment ils doivent lutter pour défendre leurs intérêts. Elles leur ont appris à comprendre la situation politique et les besoins politiques de la classe ouvrière.

Lénine : A quoi pensent nos ministres ? (1895)

Écrit à la fin de 1895 pour le journal « Rabotchéïé Diélo ». Paru pour la première fois en 1924.

Le ministre de l’Intérieur Dournovo a adressé une lettre à Pobiédonostsev, procureur général du Saint Synode. Cette lettre, écrite le 18 mars 1805, porte le numéro 2603 avec la mention :  » Strictement confidentiel « .

Le ministre désirait donc qu’elle restât rigoureusement secrète. Mais il s’est trouvé des personnes qui ne partageaient pas les vues de Monsieur le Ministre, selon lesquelles les citoyens russes n’ont pas à connaître les intentions du gouvernement, et maintenant une copie manuscrite de cette lettre circule partout.

Que disait M. Dournovo à M. Pobiédonostsev ?

Il lui écrivait au sujet des écoles du dimanche.

On lit dans cette lettre :  » Il résulte des renseignements qui nous sont parvenus au cours de ces dernières années que des personnes politiquement suspectes, ainsi qu’une partie de la jeunesse étudiante d’une certaine tendance, cherchent, comme aux années 60, à entrer dans les écoles du dimanche en qualité d’instituteurs, de conférenciers, de bibliothécaires, etc.

Ce désir systématique, qui n’est pas même justifié par la recherche de moyens d’existence, puisque le travail dans ces écoles n’est pas rémunéré, prouve qu’il s’agit là, pour les éléments antigouvernementaux, d’un moyen de lutter sur le terrain légal contre le régime et l’ordre social existant en Russie. « 

Voyez comment raisonne M. le Ministre ! Parmi les personnes cultivées, il en est qui veulent faire part de leurs connaissances aux ouvriers, qui veulent que le savoir profite non seulement à eux-mêmes, mais encore au peuple ; c’est assez pour qu’aux yeux du ministre, ceux qui incitent les bonnes gens à fréquenter les écoles du dimanche soient des  » éléments antigouvernementaux « , c’est-à-dire des conspirateurs.

Des personnes cultivées ne peuvent-elles pas éprouver le désir d’instruire leur prochain sans qu’il y ait pour autant  » incitation  » ?

Mais ce qui déconcerte le ministre, c’est que les maîtres des écoles du dimanche ne reçoivent aucune rémunération. Il a coutume de voir que les espions et les fonctionnaires de son ministère ne le servent que contre rétribution, accordent leurs services au plus offrant ; or, voilà des gens qui travaillent, servent, enseignent, et tout cela… pour rien . C’est louche, pense le ministre ; et il envoie ses espions tirer les choses au clair.

Il est dit plus loin dans la lettre :  » Les renseignements suivants  » (fournis par des espions dont l’existence se justifie par les appointements qu ‘ils reçoivent)  » permettent d’établir que non seulement on compte dans le corps enseignant des personnes aux tendances pernicieuses, mais encore que bien souvent les écoles elles-mêmes se trouvent sous la direction occulte de tout un groupe de personnes suspectes qui, sans appartenir au personnel officiellement reconnu, font le soir des conférences et enseignent sur l’invitation d’instituteurs et d’institutrices qu’ils ont eux-mêmes placés là…

Un état de choses qui permet à des personnes étrangères de faire des conférences, donne toute latitude à des personnes venues de milieux franchement révolutionnaires, de s’infiltrer parmi les conférenciers « .

Donc, si des  » personnes étrangères  » , qui n’ ont été ni approuvées ni vérifiées par les popes et les espions, veulent enseigner aux ouvriers, c’est ni plus ni moins qu’une révolution !

Pour le ministre, les ouvriers sont de la poudre, le savoir et l’instruction une étincelle ; et le ministre est persuadé que si l’étincelle tombe sur la poudre, l’explosion se produira avant tout contre le gouvernement.

Nous ne pouvons nous refuser le plaisir de noter que pour cette fois – une fois n’est pas coutume – nous sommes pleinement et sans réserve d’accord avec Son Excellence.

Le ministre apporte ensuite dans sa lettre des  » preuves  » du bien-fondé de ses  » renseignements « . Jolies preuves !

Tout d’abord,  » la lettre d’un instituteur d’une école du dimanche, dont le nom n’a pu encore être établi « . Cette lettre a été saisie au cours d’une perquisition. Il y est question du programme des cours d’histoire, de l’idée d’asservissement et d’émancipation des classes ; on y mentionne les révoltes de Razine et de Pougatchev.

Ce sont sans doute ces deux noms qui ont tant effrayé notre bon ministre : il a dû aussitôt voir surgir des fourches.

Seconde preuve :

 » Le ministère de l’Intérieur est en possession d’un programme, qui lui a été secrètement communiqué, de cours publics pour une école du dimanche de Moscou, dont voici la teneur :  » Origine de la société. La société primitive. Evolution de l’organisation sociale. L’Etat et à quoi il sert. L ‘ordre. La liberté. La justice. Les formes d ‘organisation de l’Etat. Monarchie absolue et monarchie constitutionnelle. Le travail, fondement du bien-être général. Utilité et richesse.

La production, l’échange et le capital. Répartition de la richesse. La recherche de l’intérêt particulier. La propriété et sa nécessité. L’émancipation des paysans avec attribution de terres. La rente, le profit, le salaire. De quoi dépend le salaire et ses différentes formes. L’épargne. « 

Ce programme, absolument déplacé dans une école populaire, donne au conférencier l’entière possibilité d’initier peu à peu ses auditeurs aux théories de Karl Marx, d’Engels, etc., et il est douteux que la personne désignée par les autorités diocésaines pour assister à ces cours soit en mesure d’y déceler les rudiments d’une propagande social-démocrate. « 

Il est à croire que M. le Ministre redoute fort  » les théories de Marx et d’Engels  » s’il en découvre les  » rudiments  » même dans un programme où l’on n’en trouve pas la moindre trace. Qu’a-t il trouvé de  » déplacé  » ? Probablement qu’on y traitât des formes d’organisation de l’Etat et de la Constitution.

Que M. le Ministre prenne le premier manuel de géographie venu et il y trouvera toutes ces questions traitées !

Des ouvriers adultes n’auraient-ils pas le droit de savoir ce qu’on enseigne aux enfants ?

Mais M. le Ministre n’a pas confiance dans les personnes désignées par le diocèse :  » il se pourrait qu ‘elles ne comprennent pas ce dont il s ‘agit « .

Pour terminer, la lettre énumère les instituteurs  » suspects  » qui enseignent à l’école paroissiale du dimanche auprès de la fabrique de la Société des manufactures Prokhorov de Moscou, à l’école du dimanche de Eletz et à l’école que l’on se propose d’ouvrir à Tiflis. M. Dournovo conseille à M. Pobiédonostsev de procéder à une  » vérification minutieuse des personnes admises à enseigner dans les écoles « .

Quand on parcourt à présent la liste des instituteurs, les cheveux se dressent sur la tête : ce ne sont qu’anciens étudiants et anciennes étudiantes. M. le Ministre souhaiterait que les instituteurs fussent tous d’anciens sous-offs .

Ce que M. le Ministre note avec le plus d’effroi, c’est que l’école de Eletz  » est sise au-delà du cours d ‘eau de Sosna, où vivent surtout de petites gens (horreur !) et des ouvriers, et où se trouve un atelier des chemins de fer « .

Tenons les écoles bien loin, aussi loin que possible,  » des petites gens et des ouvriers  » .

Ouvriers ! Vous voyez que nos ministres ont une peur mortelle de voir se réaliser l’union du Travail et du Savoir ! Montrez-leur donc à tous que rien ne pourra ôter la conscience aux ouvriers. Privés du savoir, les ouvriers sont impuissants ; avec le savoir, ils sont une force !

Lénine : Aux ouvriers et aux ouvrières de la fabrique Thornton (1895)

Tract de novembre 1895.

Ouvriers et Ouvrières de la fabrique Thornton !

Le 6 et le 7 novembre doivent être pour nous tous des journées mémorables…

Par leur riposte unanime aux brimades patronales les tisserands ont montré qu’il se trouve encore parmi nous, aux heures difficiles, des hommes qui savent défendre nos intérêts communs, les intérêts des ouvriers, et que nos vertueux patrons n’ont pas encore réussi à faire définitivement de nous les misérables esclaves de leur bourse sans fond.

Continuons donc, camarades, à suivre notre voie jusqu’au bout, fermement et sans défaillance ; rappelons-nous que le seul moyen d’améliorer notre sort est d’unir, de conjuguer nos efforts.

Avant tout, camarades, ne tombez pas dans le piège que vous ont astucieusement tendu messieurs les Thornton.

Voici leur raisonnement :  » Nous avons actuellement des difficultés à écouler nos marchandises ; par conséquent, si la fabrique continue à travailler dans les mêmes conditions qu’auparavant, nous ne pourrons pas gagner autant…

Or, nous entendons ne pas gagner moins… Il va donc falloir serrer la vis à ces braves ouvriers : qu’ils fassent les frais de la baisse des prix sur le marché… Mais attention, il faut savoir y faire pour que, dans leur simplicité, les ouvriers ne se doutent pas du plat que nous leur préparons…

Si on les entreprend tous à la fois, ils se dresseront comme un seul homme et il n’y aura rien à faire. Aussi allons-nous commencer par plumer ces pauvres bougres de tisserands, après quoi les autres n’y couperont pas…

Il n’est pas dans nos habitudes de nous gêner avec ces gens de rien, et d’ailleurs, à quoi bon ? Rien de tel qu’un balai neuf…  » Ainsi, les patrons, soucieux du bien-être des ouvriers, préparent en catimini aux ouvriers de tous les ateliers de la fabrique le même sort qu’aux tisserands…

Rester indifférents au sort de l’atelier de tissage, c’est donc creuser de nos propres mains la fosse où nous serons bientôt précipités à notre tour.

Ces derniers temps, les tisserands gagnaient, en gros, dans les 3 roubles 50 par quinzaine. Une famille de 7 personnes s’ingéniait à vivre pendant tout ce laps de temps avec 5 roubles ; avec 2 roubles quand la famille se composait du mari, de la femme et d’un enfant.

Ils vendaient jusqu’à leur dernière chemise, mangeaient leurs derniers sous gagnés par un labeur infernal, tandis que ces philanthropes de Thornton entassaient millions sur millions.

Mais ce n’était pas encore assez ; sous leurs yeux, on mettait sans cesse à la porte de nouvelles victimes de la cupidité patronale, tandis que les brimades continuaient de plus belle, avec une implacable cruauté…

On s’est mis à ajouter sans aucune explication de la blousse et de la tontisse à la laine, ce qui ralentissait terriblement le travail ; comme par hasard, les retards dans la livraison de la chaîne se multiplièrent ; enfin, on rogna tout simplement sur les heures de travail , et voilà qu’on tisse des pièces de 5 schmitz au lieu de 9, pour que le tisserand ait plus longtemps et plus fréquemment le tracas de se procurer et de monter une chaîne, opérations pour lesquelles, on le sait, il ne touche pas un sou.

On veut prendre nos tisserands par la famine, et le salaire de 1 rouble 62 kopecks par quinzaine, que l’on voit déjà figurer dans le carnet de paie de quelques tisserands, peut devenir sous peu celui de tout l’atelier de tissage…

Camarades, voulez-vous attendre jusqu’au moment où le patron vous fera la même faveur ? Sinon, si votre cœur n’est pas tout à fait de pierre pour les souffrances de malheureux en tout point semblables à vous, serrez tous les rangs autour de nos tisserands, présentons des revendications communes et, à chaque occasion favorable, arrachons de haute lutte à nos oppresseurs des améliorations à notre sort.

Travailleurs de la filature, ne soyez pas dupes si vos salaires sont stables, et même ont un peu augmenté… Car près des deux tiers des vôtres ont déjà été licenciés, et l’augmentation de votre salaire a été achetée au prix de la faim dont souffrent vos camarades qu’on a mis à la porte.

C’est une nouvelle ruse de vos patrons, une ruse qu’il n’est pas difficile de percer : il suffit de calculer ce que gagnait tout l’atelier des mule-jennys avant, et ce qu’il  gagne aujourd’hui. Ouvriers de la nouvelle teinturerie !  

Pour 14 heures 1/4 de travail par jour, plongés des pieds à la tête dans les vapeurs meurtrières de la teinture, vous ne gagnez plus que 12 roubles par mois  Voyez nos revendications : nous voulons aussi mettre fin aux retenues illégales faites sur vos salaires à cause de l’incapacité de votre contremaître. Manœuvres et ouvriers non spécialisés de la fabrique !

Croyez-vous réellement pouvoir conserver vos 60-80 kopecks par jour quand le tisserand spécialisé devra se contenter de 20 kopecks ?

Ne soyez pas aveugles, camarades, ne vous laissez pas prendre au piège patronal, serrez les coudes, sinon ça ira mal pour nous tous cet hiver. Nous devons tous rester vigilants face aux manœuvres de nos patrons pour diminuer les taux de salaire, et nous opposer de toutes nos forces à leur funeste dessein…

Restez sourds à leurs propos quand ils prétextent que les affaires vont mal : pour eux, il ne s’agit que d’une diminution de leurs profits ; pour nous, cela signifie que nos familles souffrent la faim, qu’on leur enlève la dernière croûte de pain sec.

Y a-t-il là une commune mesure ? Aujourd’hui que l’on s’en prend d’abord aux tisserands, nous devons exiger :

  1. le relèvement des tarifs du tissage à leur niveau du printemps dernier, soit une augmentation d’environ 6 kopecks par schmitz ;
  2. l’application aux tisserands de la loi selon laquelle on doit, avant le début du travail, informer l’ouvrier du montant du salaire qui l’attend. Que le tableau, signé par l’inspecteur du travail, ne soit pas un vain mot, mais soit effectivement appliqué comme l’exige la loi. Dans le tissage, par exemple, doivent être indiqués outre les tarifs en vigueur, la qualité de la laine, la proportion de blousse et de tontisse qu’elle renferme, le temps nécessaire au travail préparatoire ;
  3. le temps de travail doit être réparti de telle façon qu’il n’y ait pas chômage involontaire de notre part ; actuellement, par exemple, on s’est arrangé pour que le tisserand perde une journée par pièce à attendre la chaîne ; et comme la pièce va être réduite de près de moitié, le tisserand subira de ce fait, indépendamment du taux des salaires, une double perte. Puisque le patron veut, de la sorte, nous voler une partie de notre salaire, qu ‘il y aille franchement, et que nous sachions au juste ce qu’on entend nous extorquer ;
  4. l’inspecteur du travail doit veiller à ce qu’il n’y ait pas tromperie sur les tarifs, et qu’ils ne soient pas doubles. C’est-à-dire, par exemple, que les tarifs ne doivent pas comporter deux prix pour une seule et même qualité de marchandise figurant sous deux noms différents. Ainsi nous avons tissé du biber pour 4 roubles 32 kopecks et de l’oural pour 4 roubles 14 kopecks seulement ; mais le travail n’est-il pas le même dans les deux cas ? La filouterie est encore plus cynique quand on fixe deux prix pour la fabrication d’une marchandise portant la même dénomination. Messieurs les Thornton ont ainsi tourné les lois sur les amendes où il est dit qu’une amende ne peut être infligée pour malfaçon que si celle-ci est due à la négligence de l’ouvrier ; et que la retenue doit alors être portée sur le carnet de paie, dans la colonne  » amendes  » , trois jours au plus tard après avoir été infligée. Toutes les amendes doivent être rigoureusement comptabilisées et leur montant ne peut aller dans la poche du fabricant ; il doit être employé à satisfaire les besoins des ouvriers de la fabrique. Eh bien, qu’on ouvre nos carnets ; ils sont nets, pas d’amendes ; on pourrait croire qu ‘il n ‘y a pas meilleurs patrons que les nôtres. En réalité, ils profitent de notre ignorance pour tourner la loi et faire leurs petites affaires… Voyez-vous, ils ne nous infligent pas d ‘amendes ; ils opèrent des prélèvements sur nos salaires en nous payant au taux le plus bas ; et tant qu’il y a deux taux, un taux inférieur et un taux supérieur, on ne peut rien contre eux ; ils font retenues sur retenues et les   empochent ;
  5. quand un tarif unique sera établi, chaque retenue doit être portée dans la colonne  » amendes  » avec indication de son motif.
    Nous verrons alors clairement les cas d’amendes injustifiées ; nous travaillerons moins en pure perte, et il y aura moins de ces actes scandaleux qui ont lieu actuellement à la teinturerie, par exemple, où les ouvriers produisaient moins par la faute d’un contremaître incapable, ce qui, légalement, ne saurait justifier la non-rémunération du travail accompli, la négligence de l’ouvrier n’y étant pour rien. Sont-elles si rares, les retenues que nous avons eu tous à subir sans la moindre faute de notre part ?
  6. nous exigeons de payer pour le logement ce que nous payions jusqu’en 1891, c’est-à-dire un rouble par personne et par mois ; car payer deux roubles avec ce que nous gagnons est absolument impossible ; et puis, pour quoi ?… Pour un taudis malpropre, puant, exigu, où un incendie est toujours à craindre ? N’oubliez pas, camarades, que dans tout Pétersbourg un rouble par mois est considéré comme un loyer suffisant. Il n’y a que nos patrons si pleins de sollicitude qui trouvent que c’est trop peu, et nous devons, là aussi, rabattre un peu de leur cupidité. Défendre ces revendications, camarades, ce n’est pas du tout nous révolter : nous ne faisons que réclamer ce que la loi a déjà accordé à tous les ouvriers des autres fabriques et qu’on nous a enlevé en espérant que nous ne saurions pas défendre nos droits. Montrons donc que pour cette fois nos  » bienfaiteurs  » se sont trompés.

Lénine : Explication de la loi sur les amendes infligées aux ouvriers de fabrique et d’usines (1895)

Écrit au cours de l’automne 1895. Paru pour la première fois en brochure à Pétersbourg en 1895.

I : Qu’est-ce que les amendes ?

Demandez à un ouvrier s’il sait ce que sont les amendes ; il s’étonnera sans doute d’une pareille question. Comment pourrait-il ne pas le savoir, alors qu’il doit constamment en payer ? Y a-t-il là de quoi s’interroger ?

C’est pourtant une illusion de croire qu’il n’y a pas là de problème. Car, en fait, la plupart des ouvriers ne se font pas une idée juste de ce que sont les amendes.

On croit généralement que l’amende est un versement effectué au patron pour un dommage que l’ouvrier lui a causé. C’est faux. L’amende et le dédommagement sont deux choses différentes. Si un ouvrier a causé un dommage quelconque à un autre ouvrier, celui-ci peut exiger un dédommagement (pour du tissu abîmé, par exemple), mais il ne peut lui infliger une amende.

De même, si un fabricant fait du tort à un autre (en ne fournissant pas telle ou telle marchandise dans le délai fixé, par exemple), ce dernier peut exiger un dédommagement, mais il ne peut infliger une amende à l’autre fabricant.

On réclame un dédommagement à son égal, mais une amende ne peut être exigée que d’un subordonné. C’est pourquoi on réclame un dédommagement par voie de justice, tandis qu’une amende est fixée sans jugement par le patron. Il y a parfois amende alors qu’aucun dommage n’a été causé au patron : par exemple, l’amende pour avoir fumé. L’amende est une punition et non un dédommagement.

Si un ouvrier a, disons, laissé tomber une étincelle en fumant et brûlé du tissu appartenant au patron, celui-ci ne se contentera pas de le mettre à l’amende pour avoir fumé, mais retiendra en outre sur son salaire une certaine somme pour le tissu brûlé. Cet exemple montre clairement la différence qui existe entre l’amende et le dédommagement.

Le but des amendes n’est pas de compenser un dommage, mais de créer une discipline, c’est-à-dire de soumettre les ouvriers au patron, d’obliger les ouvriers à exécuter les ordres du patron et à lui obéir pendant les heures de travail. C’est, du reste, ce que déclare la loi sur les amendes : l’amende est  » une sanction pécuniaire visant au maintien de la discipline et infligée de leur propre autorité par les chefs d’entreprise « .

Le montant de l’amende est donc fonction non pas de l’importance du dommage, mais du degré d’indiscipline de l’ouvrier : plus l’ouvrier se montre indiscipliné et récalcitrant, plus grave est son refus de se soumettre aux exigences du patron, et plus l’amende est élevée.

Il va de soi que quiconque accepte de travailler pour un patron cesse d’être un homme libre : il doit obéir au patron et le patron peut le punir. Les paysans serfs travaillaient pour les seigneurs et ceux-ci les punissaient. Les ouvriers travaillent pour les capitalistes et ceux-ci les punissent. Toute la différence, c’est qu’auparavant, on matait l’individu asservi par les coups et que maintenant on le mate par les sous.

A cela on objectera peut-être que le travail en commun d’un grand nombre d’ouvriers dans une usine ou une fabrique est impossible sans une discipline : le bon ordre est indispensable dans le travail ; il est indispensable d’y veiller et de punir les contrevenants. Aussi, dira-t-on, si des amendes sont infligées, ce n’est pas parce que les ouvriers sont des hommes asservis, mais parce que le travail en commun exige le bon ordre.

Une telle objection est absolument injustifiée, bien qu’à première vue elle puisse induire en erreur. Elle est invoquée uniquement par ceux qui veulent cacher aux ouvriers leur état de dépendance. Le bon ordre est effectivement indispensable dans tout travail en commun.

Mais est-il vraiment indispensable que les travailleurs soient soumis à l’arbitraire des fabricants, c’est-à-dire d’hommes qui ne travaillent pas eux-mêmes et ne sont forts que parce qu’ils ont accaparé toutes les machines, tous les outils et toutes les matières premières ?

Le travail en commun ne peut se faire sans un certain ordre, sans que tous se soumettent à cet ordre ; mais il peut très bien se faire sans que les ouvriers soient soumis aux propriétaires des fabriques et des usines.

Le travail en commun exige effectivement une surveillance visant à maintenir l’ordre, mais il n’exige nullement que le pouvoir de surveiller les autres revienne toujours à qui ne travaille pas et vit du travail d’autrui.

Il s’ensuit que les amendes existent non pas parce que des hommes travaillent en commun, mais parce que, dans le régime capitaliste actuel, les travailleurs ne possèdent rien en propre : les machines, les outils, les matières premières, la terre, le blé appartiennent aux riches, à qui les ouvriers doivent se vendre pour ne pas mourir de faim. Et puisqu’ils se sont vendus, ils sont évidemment tenus de se soumettre aux riches et de subir les sanctions que ceux-ci leur infligent.

Voilà qui doit être clair pour tout ouvrier désireux de comprendre ce que sont les amendes. Il faut le savoir pour réfuter le raisonnement habituel (et des plus faux) selon lequel, sans amendes, le travail en commun serait impossible.

Il faut le savoir pour être en mesure d’expliquer à tout ouvrier en quoi l’amende diffère du dédommagement, et pourquoi les amendes sont le signe de la position dépendante de l’ouvrier, de son asservissement aux capitalistes.

II : Comment infligeait-on les amendes auparavant et pourquoi a-t-on fait les nouvelles lois sur les amendes ?

Les lois sur les amendes existent depuis peu : depuis neuf ans seulement. Avant 1886, il n’existait aucune législation à ce sujet.

Les fabricants pouvaient infliger autant d’amendes qu’ils voulaient et pour le motif qui leur plaisait. Scandaleusement élevées, ces amendes leur assuraient de gros revenus. Elles résultaient parfois d’une simple  » décision du patron « , sans autre indication de motif. Leur montant pouvait atteindre la moitié du salaire , de sorte que pour un rouble de gain, l’ouvrier retournait au patron cinquante kopecks sous forme d’amendes.

Il arrivait même qu’en plus des amendes on prélevât aussi un dédit : par exemple, 10 roubles pour départ de l’usine. Quand les affaires du fabricant allaient mal, rien ne lui était plus facile que de réduire le salaire en dépit des conditions de l’embauche.

Il ordonnait à ses contremaîtres d’infliger plus d’amendes et d’envoyer davantage de produits au rebut, ce qui revenait à diminuer le salaire de l’ouvrier.

Longtemps, les ouvriers endurèrent toutes ces brimades ; mais à mesure que les grandes usines et les fabriques se développaient, en particulier dans le tissage, éliminant les petites entreprises et les tisserands travaillant à la main, leur indignation contre l’arbitraire et les vexations devint de plus en plus forte.

Il y a une dizaine d’années, les affaires des marchands et des fabricants connurent un ralentissement , autrement dit une crise : les marchandises ne trouvaient plus d’acheteurs ; aussi les fabricants se mirent-ils à multiplier les amendes.

Les ouvriers au salaire déjà misérable, ne purent supporter ces nouvelles brimades, et dans les provinces de Moscou, de Vladimir et de Iaroslavl éclatèrent en 1885-1886 des révoltes d’ouvriers. Poussés à bout, les ouvriers arrêtaient le travail et tiraient de leurs oppresseurs une terrible vengeance, détruisant et incendiant parfois les bâtiments et les machines, assommant les représentants de l’administration, etc.

La plus remarquable de toutes ces grèves se produisit à Nikolskoïé (près de la gare d’Orékhovo, sur la voie ferrée de Moscou à Nijni-Novgorod), à la manufacture bien connue de Timoféï Morozov.

Depuis 1882, Morozov ne cessait de réduire les salaires ; en 1884, il y avait déjà eu cinq diminutions. D’autre part les amendes se multipliaient : elles atteignaient presque le quart du salaire (24 kopecks d’amende pour un rouble de gain) pour l’ensemble de la fabrique, et même la moitié pour certains ouvriers.

Voici comment procédait l’administration, l’année qui précéda les troubles, pour dissimuler ces amendes scandaleuses : elle obligeait les ouvriers dont les amendes atteignaient la moitié de la paie à demander leur compte ; après quoi, le même jour s’ils le désiraient, ces ouvriers pouvaient se faire réembaucher et recevoir un nouveau carnet de paie.

De cette façon, les carnet s où étaient portées des amendes par trop élevées se trouvaient détruits.

Pour un jour d’absence injustifiée, on défalquait trois jours de salaire ; pour avoir été surpris à fumer, on devait payer une amende de 3, 4 ou 5 roubles. Le 7 janvier 1885, les ouvriers, poussés à bout, quittèrent le travail et mirent à sac pendant quelques jours l’appartement du contremaître Chorine, le magasin et d’autres bâtiments de la fabrique.

Cette révolte impressionnante d’une dizaine de milliers d’ouvriers (leur nombre atteignit 11000) épouvanta le gouvernement : on vit aussitôt arriver à Orékhovo-Zouïévo la troupe, le gouverneur, le procureur de Vladimir, le procureur de Moscou.

Au cours des pourparlers avec les grévistes, des hommes sortis de la foule remirent aux autorités les  » conditions formulées par les ouvriers eux-mêmes  » : remboursement des amendes infligées depuis Pâques 1884 ; taux maximum des amendes fixé à 5 % du salaire, c’est-à-dire pas plus de 5 kopecks par rouble de gain et, pour une absence injustifiée d’un jour, pas plus d’un rouble.

Les ouvriers exigeaient en outre le retour aux salaires de 1881-1882 ; ils demandaient que le patron payât les jours perdus par sa faute, que le licenciement comportât un préavis de 15 jours, que la marchandise fût réceptionnée en présence de témoins choisis parmi les ouvriers, etc.

Cette puissante grève produisit une très forte impression sur le gouvernement qui s’aperçut que les ouvriers, quand ils agissent d’un commun accord, constituent une force dangereuse, surtout lorsque cette masse d’ouvriers agissant conjointement présente directement ses revendications. Les fabricants sentirent eux aussi la force des ouvriers et devinrent un peu plus prudents.

Voici, par exemple, ce qu’on communiquait d’Orékhovo-Zouïévo dans le Novoïé Vrémia .  » Les troubles de l’an dernier (c’est-à-dire les troubles de janvier 1885 chez Morozov) ont eu pour effet de changer d’un seul coup les vieilles méthodes en honneur dans les fabriques, aussi bien à Orékhovo-Zouïévo que dans les environs « .

Autrement dit, les patrons de la fabrique Morozov ne furent pas les seuls à devoir modifier leurs méthodes scandaleuses sur l’exigence unanime des ouvriers, mais les fabricants des environs firent également des concessions dans la crainte de troubles semblables chez eux.  »

L’essentiel, écrivait ce même journal, c’est que l’on constate maintenant une attitude plus humaine à l’égard des ouvriers, ce qui n’était jusqu’à présent le fait que d’un petit nombre d’administrateurs de fabrique « .

Les Moskovskié Viédomosti elles-mêmes (journal qui prend toujours la défense des fabricants et rejette tout sur les ouvriers) comprirent qu’il était impossible de conserver les vieilles méthodes et durent reconnaître que les amendes arbitraires étaient  » un mal qui aboutit aux abus les plus révoltants « , que les magasins de fabrique étaient  » un véritable brigandage « , qu’une loi et un règlement relatifs aux amendes étaient par conséquent indispensables.

L’impression considérable produite par cette grève fut encore renforcée par le verdict rendu à l’égard des ouvriers. Trente-trois d’entre eux avaient été traduits en justice pour excès au cours de la grève et agression contre la garde militaire (une partie des ouvriers avaient été arrêtés pendant la grève et enfermés dans un bâtiment, mais ils avaient brisé la porte et s’étaient échappés).

Le jugement eut lieu à Vladimir en mai 1886. Les jurés acquittèrent tous les accusés, car les dépositions des témoins (au nombre desquels figuraient le propriétaire de la fabrique T. Morozov, le directeur Dianov et beaucoup d’ouvriers tisserands) mirent en lumière les brimades scandaleuses subies par les ouvriers. Ce verdict était la condamnation directe non seulement de Morozov et de son administration, mais aussi de toutes les anciennes méthodes en honneur dans les fabriques.

Les défenseurs des fabricants, alarmés, entrèrent en fureur. Ces mêmes Moskovskié Viédomosti qui, après les troubles, reconnaissaient le caractère révoltant des anciennes méthodes, changèrent de ton :  » La manutacture de Nikolskoïé, dirent-elles, est parmi les meilleures. Les ouvriers n’y sont ni asservis ni retenus de force ; ils y viennent de leur plein gré et la quittent sans difficulté aucune.

Quant aux amendes, elles répondent dans les fabriques à une nécessité ; sans elles, il serait impossible de venir à bout des ouvriers ; il ne resterait plus qu’à fermer la fabrique.  » Pour ce journal, les seuls fautifs sont les ouvriers,  » indisciplinés, ivrognes et négligents « . Le verdict du tribunal ne peut que  » pervertir les masses populaires [1] « .

 » Mais il est dangereux de plaisanter avec les masses populaires, s’écriaient les Moskovskié Viédomosti .

Que peuvent penser les ouvriers après le verdict d’acquittement du tribunal de Vladimir?

La nouvelle a aussitôt fait le tour de toute cette région industrielle. Notre correspondant, qui a quitté Vladimir immédiatement après la lecture du verdict, en a déjà entendu parler dans toutes les gares… « 

Les fabricants cherchaient ainsi à effrayer le gouvernement : si l’on cède aux ouvriers sur un point, disaient-ils, ils réclameront demain autre chose.

Mais les troubles ouvriers étaient plus redoutables encore et le gouvernement dut céder.

En juin 1886 fut promulguée la nouvelle loi sur les amendes, qui indiqua les cas où il était permis de les infliger, en fixa le montant maximum et établit que l’argent des amendes ne devait pas aller dans la poche des fabricants, mais être consacré aux besoins des ouvriers.

Beaucoup d’ouvriers ignorent cette loi, et ceux qui la connaissent croient que les atténuations apportées au régime des amendes sont venues du gouvernement, et que l’on doit en remercier les autorités. Nous avons vu que c’est faux.

Si révoltantes qu’aient été les vieilles méthodes en usage dans les fabriques, les autorités n’ont rigoureusement rien fait pour soulager les ouvriers tant que ceux-ci n’ont pas commencé à se révolter contre elles, tant que les ouvriers, poussés à bout, n’en sont pas venus à détruire fabriques et machines, à incendier marchandises et matériaux, à frapper les représentants de l’administration et les fabricants. 

Alors seulement le gouvernement prit peur et céda. Les ouvriers doivent remercier de cet adoucissement non pas les autorités, mais leurs camarades qui ont exigé et obtenu la suppression de brimades scandaleuses.

L’histoire des troubles de 1885 nous montre quelle force énorme recèle une protestation en commun des ouvriers.

Ce qu’il faut, c’est qu’on fasse de cette force un usage plus conscient, qu’elle ne soit pas inutilement gaspillée à tirer vengeance de tel ou tel fabricant ou patron d’usine, ou à mettre à sac telle ou telle fabrique ou usine détestée ; que toute cette indignation et toute cette haine soient dirigées contre tous les fabricants et patrons pris ensemble, contre toute la classe des fabricants et patrons d’usine, et qu’elles soient toutes consacrées à une lutte ininterrompue, persévérante contre cette classe.

Voyons maintenant en détail nos lois sur les amendes. Pour bien les connaître, il nous faut examiner les questions suivantes :

1) Dans quels cas ou pour quels motifs la loi permet-elle d’infliger des amendes ?

2) Quel doit être, aux termes de la loi, le montant des amendes ?

3) Quel est, selon la loi, le mode d’imposition des amendes ? autrement dit, qui peut légalement infliger une amende ?

Peut-on faire appel ? Comment doit-on porter à l’avance le tableau des amendes à la connaissance de l’ouvrier ? Comment doit-on inscrire les amendes sur le carnet de paie ?

4) Où doit aller, selon la loi, l’argent des amendes ? Où le conserve-t-on ? Comment le dépense-t-on pour les besoins des ouvriers, et pour quels besoins ?

Enfin, dernière question :

5) La loi sur les amendes s’applique-t-elle à tous les ouvriers ?

Quand nous aurons examiné toutes ces questions, nous saurons ce qu’est une amende, mais aussi quels sont tous les règlements particuliers et toutes les dispositions détaillées des lois russes à ce sujet.

Or, il est indispensable aux ouvriers de savoir ces choses pour pouvoir agir en connaissance de cause lorsque les amendes sont injustifiées, pour être en mesure d’expliquer à ses camarades la raison de telle ou telle injustice, soit que la direction de la fabrique enfreigne la loi, soit encore que la loi elle-même comporte des dispositions iniques, et pour choisir en conséquence la forme de lutte la plus efficace contre les brimades.

III : Pour quels motifs le fabricant peut-il infliger des amendes ?

La loi déclare que les motifs d’amende, c’est-à-dire les fautes pour lesquelles le patron de la fabrique ou de l’usine est en droit de mettre ses ouvriers à l’amende, peuvent être les suivants : 1) malfaçon ; 2) absence injustifiée ; 3) infraction à la discipline.

 » Aucune sanction, est-il dit dans la loi, ne peut être infligée pour d’autres motifs. [La loi dont nous parlons est le Statut de l’industrie , qui entre dans la seconde partie du tome XI du Corps des lois russes. Elle comprend un certain nombre d’articles, qui sont numérotés. Les articles relatifs aux amendes portent les numéros 143, 144, 145, 146, 147,148, 149, 150, 151 et 152.]  »

Examinons attentivement, l’un après l’autre, chacun de ces trois motifs.

Premier motif : malfaçon. Il est dit dans la loi :  » Sont considérées comme malfaçons la fabrication de produits de mauvaise qualité, par suite de négligence de la part de l’ouvrier et la détérioration, au cours du travail, des matières premières, machines et autres moyens de production.  » Il faut bien se rappeler ces mots :  » par suite de négligence « . Ils sont très importants. L’amende ne peut donc être infligée que pour cette raison.

Si l’ouvrage se trouve être de mauvaise qualité sans que ce soit dû à la négligence de l’ouvrier, mais du tait, par exemple, que le patron a fourni de mauvais matériaux. le fabricant n’a pas le droit d’infliger une amende. Il faut que cela soit clair pour tous les ouvriers, et qu’ils élèvent une protestation au cas où on les mettrait à l’amende pour une malfaçon dont ils ne sont pas responsables, car en pareil cas l’amende est parfaitement illégale.

Prenons un autre exemple : un ouvrier d’usine travaille à sa machine près d’une ampoule électrique. Un morceau de fer saute, atteint l’ampoule et la casse. Le patron inflige une amende  » pour détérioration de matériel « . En a-t-il le droit ? Non, car ce n’est pas par négligence que l’ouvrier a cassé l’ampoule : ce n’est pas sa faute si rien ne protégeait celle-ci contre les éclats de fer qui ne manquent jamais de se détacher pendant le travail [2] .

Cette loi protège-t-elle suffisamment l’ouvrier, le défend-elle contre l’arbitraire du patron et les amendes injustifiées ?

Non, évidemment, puisque le patron décide à sa guise de la bonne ou de la mauvaise qualité de l’ouvrage ; il est toujours possible de chicaner, il est toujours possible pour le patron d’aggraver les amendes pour mauvaise qualité de l’ouvrage et, par ce moyen, de soutirer plus de travail pour le même salaire. La loi laisse l’ouvrier sans défense, elle donne au patron la possibilité de brimer. Il est clair que la loi avantage les fabricants : elle est partiale et injuste.

Comment aurait-il fallu protéger l’ouvrier ? Les ouvriers l’ont montré depuis longtemps : lors de la grève de 1885, les tisserands de la fabrique Morozov à Nikolskoïé formulèrent, entre autres, la revendication suivante :  » En cas de désaccord sur la qualité de la marchandise livrée par l’ouvrier, la question doit être tranchée en faisant appel au témoignage des ouvriers travaillant à proximité, le tout étant consigné sur le cahier de réception et de contrôle des marchandises.  »

(Cette revendication figurait dans le cahier établi  » d’un commun accord par les ouvriers  » et remis au procureur, lors de la grève, par des hommes sortis de la foule. Il a été donné lecture de ce cahier au tribunal.)

Cette revendication est parfaitement justifiée, car le seul moyen de s’opposer à l’arbitraire patronal est de faire appel à des témoins quand un différend s’élève au sujet de la qualité de la marchandise, ces témoins devant être pris parmi les ouvriers : les contremaîtres et les employés n’oseraient jamais prendre position contre le patron.

Deuxième motif d’amende : absence injustifiée. Qu’est-ce que la loi appelle absence injustifiée ?.  » L’absence injustifiée, y dit-on, à la différence de l’arrivée tardive au travail ou de l’abandon du travail sans autorisation, consiste à manquer au moins une demi-journée de travail. « 

Aux termes de la loi, comme nous le verrons dans un instant, l’arrivée tardive ou l’abandon du travail sans autorisation constituent des  » infractions à la discipline  » et entraînent une amende moins élevée.

Si l’ouvrier arrive à l’usine avec quelques heures de retard, mais avant midi, ce sera seulement une infraction à la discipline, et non une absence injustifiée ; par contre, s’il n’est arrivé qu’à midi, c’est une absence injustifiée. De même, si un ouvrier quitte son travail de sa propre autorité, sans autorisation, après midi, c’est-à-dire, s’il s’absente quelques heures, ce sera une infraction à la discipline ; mais s’il part pour toute une demi-journée, ce sera une absence injustifiée.

La loi stipule que le fabricant a le droit de congédier un ouvrier pour une absence injustifiée de plus de trois jours d’affilée ou pour un total d’absences injustifiées dépassant six jours dans le mois. Une absence d’une demi-journée ou d’une journée est-elle toujours considérée comme une absence injustifiée ? Non.

Uniquement quand elle n’était pas valablement motivée. Les motifs valables d’absence sont énumérés par la loi.

Les voici : 1)  » l’ouvrier ne peut disposer librement de sa personne.  » Autrement dit, si l’ouvrier a, par exemple, été mis en état d’arrestation (sur ordre de la police ou par décision du juge de paix), le fabricant n’a pas le droit, quand il le paie, de le frapper d’une amende pour absence injustifiée ; 2)  » ruine subite à la suite d’un accident  » ; 3)  » incendie  » ; 4)  » inondation « . Si, par exemple, lors du dégel, l’ouvrier n’a pu passer un cours d’eau, le fabricant n’a pas le droit de le frapper d’une amende ; 5)  » maladie ne permettant pas à l’ouvrier de quitter son domicile « , et 6)  » décès ou maladie grave des ascendants directs, du mari, de la femme ou des enfants « .

Dans ces six cas, l’absence de l’ouvrier est considérée comme motivée. Afin de ne pas être mis à l’amende pour absence injustifiée, l’ouvrier n’a qu’à faire la preuve de sa bonne foi : l’administration ne le croira pas sur parole s’il dit avoir été absent pour un motif valable.

Il doit avoir un certificat du docteur (dans le cas, par exemple, d’une maladie), ou de la police (dans le cas, par exemple, d’un incendie). S’il est impossible de se procurer le certificat sur-le-champ, il faut l’apporter plus tard et exiger, en vertu de la loi, que l’amende ne soit pas infligée, ou, si elle l’a déjà été, qu’elle soit annulée.

A propos de ces dispositions de la loi quant aux motifs valables d’absence, il est à noter qu’elles sont aussi sévères que si elles s’appliquaient à des soldats en caserne, et non à des hommes libres. Ces dispositions sont calquées sur celles qui définissent les raisons légales de non-comparution en justice : si quelqu’un est accusé d’un délit, le juge d’instruction le convoque et le prévenu est tenu de se présenter.

La non-comparution n’est autorisée que pour les raisons précises qui justifient l’absence de l’ouvrier [3] . C’est dire que la loi est aussi sévère pour les ouvriers que pour les filous, voleurs, etc. Chacun comprend pourquoi les dispositions relatives à la comparution en justice sont si sévères : la poursuite des délits concerne toute la société.

Mais qu’un ouvrier se présente ou non au travail, cela intéresse seulement un fabricant, et non toute la société ; de plus, il est facile de remplacer un ouvrier par un autre pour que le travail ne soit pas interrompu. Cette rigueur toute militaire de la législation ne s’imposait donc en aucune façon.

Mais les capitalistes ne se bornent pas à prendre à l’ouvrier tout son temps pour qu’il travaille à la fabrique ; ils veulent également lui enlever toute volonté, l’empêcher de s’intéresser ou de penser à quoi que ce soit en dehors de la fabrique. Ils traitent l’ouvrier en personne dépendante.

D’où ces règlements de caserne, bureaucratiques et tracassiers. Nous venons, par exemple, de voir que la loi reconnaît comme motif valable d’absence  » la mort ou la maladie grave des ascendants directs, du mari, de la femme ou des enfants « .

C’est ce que dit la loi sur la comparution en justice. C’est exactement ce que dit aussi la loi sur la présence de l’ouvrier au travail. Donc, si l’ouvrier perd, par exemple, non pas sa femme mais sa sœur, il ne doit pas manquer une journée de travail, il ne doit pas perdre de temps pour l’enterrement : son temps ne lui appartient pas, il appartient au fabricant. Quant à l’enterrement, à quoi bon s’en inquiéter ? La police peut très bien s’en charger.

D’après la loi sur la comparution en justice, l’intérêt de la famille doit céder le pas aux intérêts de la société qui est tenue de poursuivre les délinquants. D’après la loi sur la présence au travail, les intérêts de la famille de l’ouvrier doivent céder le pas aux intérêts du fabricant qui est tenu, lui, de réaliser des bénéfices. Et ces messieurs si vertueux qui élaborent, appliquent et défendent de pareilles lois osent encore accuser les ouvriers de ne pas goûter la vie de famille !…

Voyons si la loi sur les amendes pour absence injustifiée est équitable. Si un ouvrier abandonne son travail pour un ou deux jours, son absence est considérée comme injustifiée, et cela lui vaut d’être puni ; si l’absence dure plus de trois jours, il peut même être licencié.

Supposons maintenant que le fabricant interrompe le travail (s’il manque de commandes, par exemple), ou ne donne du travail que cinq jours par semaine au lieu de six.

Si les travailleurs étaient effectivement égaux en droits aux fabricants, la loi devrait être pour le fabricant la même que pour l’ouvrier. L’ouvrier qui interrompt son travail perd son salaire et paye une amende. Le fabricant qui interrompt volontairement le travail devrait donc, d’abord, payer à l’ouvrier le salaire complet correspondant au temps chômé et, ensuite, encourir également une amende.

Mais la loi ne prévoit ni l’un ni l’autre. Cet exemple confirme bien ce que nous avons déjà dit des amendes, à savoir qu’elles marquent l’asservissement des ouvriers par le capitaliste, qu’elles indiquent que les ouvriers constituent une classe inférieure, dépendante, condamnée à travailler toute la vie pour les capitalistes et à les enrichir moyennant un salaire de misère qui ne suffit pas à leur assurer une vie tant soit peu supportable.

Que les fabricants paient une amende pour interruption volontaire du travail, il ne saurait en être question. Mais ils ne paient pas non plus leur salaire aux ouvriers lorsque l’arrêt du travail n’est pas imputable à ces derniers.

C’est là une injustice révoltante. La loi se borne à préciser que le contrat entre fabricant et ouvrier est rompu  » au cas d’un arrêt de travail de plus de sept jours, à la fabrique ou à l’usine, par suite d’un incendie, d’une inondation, d’un éclatement de chaudière ou pour tout autre motif analogue « . Les ouvriers doivent s’attacher à obtenir qu’une disposition oblige les fabricants à verser le montant des salaires pendant toute la durée de l’interruption des travaux.

Cette revendication a déjà été présentée publiquement par les ouvriers russes le 11 janvier 1885, lors de la fameuse grève chez T. Morozov [Il est à remarquer qu’à cette époque (1884-1885), les cas d’arrêt de travail non imputables aux ouvriers étaient très fréquents dans les fabriques du fait de la crise qui sévissait alors dans le commerce et l’industrie : les fabricants n’arrivaient pas à écouler leurs marchandises et s’efforçaient de réduire la production.

En décembre 1884, par exemple, la grande manufacture Voznessensk (dans la province de Moscou, près de la gare de Talitsa. sur la voie ferrée de Moscou à Iaroslavl) réduisit le nombre des journées de travail à quatre par semaine. Les ouvriers, qui travaillaient aux pièces, ripostèrent par une grève qui se termina au début de janvier 1885 par la capitulation du fabricant.].

Dans le cahier des revendications figurait celle-ci :  » La retenue pour absence injustifiée ne doit pas dépasser un rouble et le patron doit aussi payer les jours chômés par sa faute, à savoir, le temps d’arrêt et de réfection des machines, et qu’à cet effet chaque jour chômé soit inscrit dans le carnet de paie « .

La première revendication des ouvriers (l’amende pour absence injustifiée ne doit pas dépasser un rouble) a été satisfaite et inscrite dans la loi de 1886 sur les amendes. La seconde revendication (que le patron paye les jours chômés par sa faute) n’a pas été satisfaite, et les ouvriers auront encore à batailler pour qu’elle le soit.

La lutte en faveur de cette revendication ne pourra être couronnée de succès que si tous les ouvriers ont pris clairement conscience de l’iniquité de la loi et de ce qu’ils doivent exiger.

Chaque fois qu’une fabrique ou une usine s’arrête, et que les ouvriers ne sont pas payés, ils doivent protester contre l’injustice du procédé ; ils doivent insister pour que chaque journée leur soit payée tant que le contrat avec le fabricant n’aura pas été annulé, s’adresser à l’inspecteur dont les explications convaincront les ouvriers qu’effectivement la loi est muette là-dessus et les amèneront à discuter cette loi. Ils doivent, quand c’est possible, porter plainte et demander que le fabricant soit tenu de verser une somme correspondant à leur salaire et, enfin, formuler la revendication générale du paiement des salaires pendant les jours chômés.

Troisième motif d’amende :  » infraction à la discipline « .

La loi considère qu’il y a infraction à la discipline dans les huit cas suivants :

1)  » arrivée tardive au travail ou abandon du travail sans autorisation  » (nous avons déjà dit en quoi ce point diffère de l’absence injustifiée) ;

2)  » non-observation, dans les locaux de l’usine ou de la fabrique, des règles de sécurité contre l’incendie, au cas où le directeur de la fabrique ou de l’usine ne jugerait pas utile de dénoncer, en vertu de l’annexe 1 à l’article 105, le contrat d’embauchage conclu avec les ouvriers « .

Autrement dit, si un ouvrier enfreint les règles de sécurité contre l’incendie, la loi permet au fabricant soit de le frapper d’une amende, soit de le licencier ( » dénoncer le contrat d’embauchage « , pour reprendre les termes de la loi) ; 3)  » non-observation des règlements visant à faire régner la propreté dans les locaux de l’usine ou de la fabrique  » ; 4)   » tapage, cris, injures, disputes ou rixes pendant le travail  » ; 5)  » désobéissance « .

Au sujet de ce dernier point, il convient de noter que le fabricant n’a le droit d’infliger une amende pour  » désobéissance  » que lorsque l’ouvrier n’a pas respecté une exigence légale, c’est-à-dire prévue par le contrat.

S’il s’agit d’une exigence arbitraire, non prévue par le contrat passé entre l’ouvrier et le patron, il ne saurait être question d’infliger une amende pour  » désobéissance « . Par exemple, un ouvrier est occupé, conformément à son contrat, à un travail aux pièces. Le contremaître lui ordonne d’interrompre son travail et d’en commencer un autre.

L’ouvrier refuse. Dans ce cas, une amende pour désobéissance serait irrégulière, car l’ouvrier a été embauché par contrat pour un travail déterminé et, du fait qu’il travaille aux pièces, passer à un autre genre d’occupation équivaudrait pour lui à travailler pour rien ; 6)  » arrivée au travail en état d’ébriété  » ; 7)  » jeux d’argent interdits (jeux de cartes, jeu à pile ou face, etc.)  » et 8)  » non-observation du règlement intérieur de la fabrique « . Ce règlement est établi par le patron de chaque fabrique ou usine, et sanctionné par l’inspecteur du travail.

Des extraits en sont reproduits dans les carnets de paie. Les ouvriers doivent lire ce règlement et le connaître afin de vérifier si les amendes qu’on leur inflige pour infraction au règlement intérieur sont justifiées ou non. Il faut distinguer entre ce règlement et la loi.

La loi est la même pour toutes les fabriques et usines ; les règlements intérieurs varient d’une fabrique à l’autre. La loi est ratifiée ou annulée par le souverain ; le règlement intérieur, par l’inspecteur du travail.

C’est pourquoi, si ce règlement est vexatoire pour les ouvriers, on peut en demander l’annulation à l’inspecteur (et, en cas de refus, porter plainte contre ce dernier au Bureau du Travail).

Afin de montrer la nécessité d’établir une distinction entre la loi et le règlement intérieur, prenons un exemple. Supposons qu’un ouvrier soit, à la demande du contremaître, puni d’une amende pour ne pas s’être présenté au travail un jour férié ou en dehors des heures réglementaires.

L’amende est-elle régulière ? Pour répondre à cette question, il faut connaître le règlement intérieur. Au cas où il n’y est pas spécifié que l’ouvrier, s’il en est requis, doit faire des heures supplémentaires, l’amende est illégale.

Mais au cas où il est stipulé dans le règlement que l’ouvrier, s’il en est requis par la direction, doit venir au travail les jours fériés ou en dehors des heures réglementaires, l’amende est légale.

Pour obtenir la suppression de cette obligation, les ouvriers doivent non pas protester contre les amendes, mais exiger la modification du règlement intérieur. Il faut que tous les ouvriers se mettent d’accord ; ils pourront alors, par une action unanime, obtenir l’annulation de ce règlement.

IV : Quel peut être le montant de l’amende ?

Nous connaissons maintenant tous les cas où la loi permet d’infliger des amendes aux ouvriers. Voyons ce qu’elle dit de leur montant. La loi ne fixe pas un montant déterminé pour toutes les fabriques et usines. Elle indique seulement la limite à ne pas dépasser.

Cette limite est spécifiée pour chacun des trois motifs d’amende (malfaçon, absence injustifiée, infraction à la discipline).

Pour l’absence injustifiée, le montant maximum de l’amende est calculé de la façon suivante : si l’ouvrier est payé à la journée, l’amende (calculée en totalisant les amendes pour le mois entier) ne doit pas dépasser le salaire de six jours de travail, c’est-à-dire qu’on ne peut, en un mois, infliger pour motif d’absence injustifiée une amende supérieure au salaire de six jours [4] .

Mais dans le cas d’un salaire aux pièces, le montant maximum de l’amende pour absence injustifiée est de 1 rouble par jour et de 3 roubles par mois au plus. En outre, l’ouvrier qui s’absente sans raisons valables perd son salaire pour toute la durée de l’absence.

Quant aux amendes pour infraction à la discipline, elles sont limitées à un rouble pour chaque infraction. Enfin, en ce qui concerne les amendes pour malfaçon, la loi ne fixe aucune limite. Un maximum général est également fixé pour l’ensemble des trois sortes d’amendes, qu’elles sanctionnent des absences injustifiées, des infractions à la discipline ou des malfaçons.

Toutes ces retenues, prises ensemble,  » ne doivent pas dépasser un tiers du salaire devant être effectivement versé à l’ouvrier au jour normalement prévu pour la paie « . C’est-à-dire que si l’ouvrier doit recevoir, disons, 15 roubles, la loi interdit de lui prendre plus de 5 roubles pour infractions, absences injustifiées et malfaçons.

Si le total des amendes dépasse ce maximum, le fabricant doit déduire le surplus. Mais alors la loi lui donne un autre droit : celui d’annuler le contrat si le montant des amendes de l’ouvrier dépasse le tiers de sa paie [5] .

De ces dispositions de la loi au sujet des montants maximum des amendes, il faut dire qu’elles sont trop sévères pour l’ouvrier et favorisent le seul fabricant au détriment de l’ouvrier. Tout d’abord, la loi admet un montant trop élevé des amendes : jusqu’à un tiers du salaire.

C’est un taux scandaleux. Comparons ce maximum à certains cas d’amendes particulièrement fortes. Un inspecteur du travail de la province de Vladimir, M. Mikouline (qui a écrit un livre sur la nouvelle loi de 1886), indique quel était le niveau des amendes dans les fabriques avant cette loi.

C’est dans les tissages qu’il était le plus élevé, les amendes les plus fortes y atteignant 10 % du salaire des ouvriers : un dixième du salaire . M. Peskov, inspecteur du travail de la province de Vladimir, signale dans son rapport [Premier rapport pour l’année 1885.

Seuls les premiers rapports des inspecteurs du travail furent imprimés. Le gouvernement en arrêta aussitôt la publication.

Elles devaient être jolies, les méthodes en honneur dans les fabriques, pour que l’on craigne ainsi d’en publier la description!] des exemples d’amendes particulièrement lourdes : la plus forte est de 5 roubles 31 kopecks pour un salaire de 32 roubles 31 kopecks, ou 16,4 % (16 kopecks par rouble), soit moins du sixième du salaire . Cette amende est qualifiée de lourde, appréciation qui n’émane pas d’un ouvrier, mais d’un inspecteur.

Or, la loi permet d’infliger des amendes deux fois plus fortes : d’un tiers du salaire , soit 33 kopecks 1/3 par rouble. Il est évident que, dans les fabriques qui se respectent, les amendes n’atteignaient pas le montant autorisé par nos lois. Voyons les chiffres relatifs aux amendes à la manufacture de T. Morozov, à Nikolskoïé, avant la grève du 7 janvier 1885. Au dire des témoins, elles étaient plus élevées que dans les fabriques des environs.

Elles étaient si révoltantes qu’elles poussèrent à bout 11000 personnes. Nous ne nous tromperons sûrement pas si nous considérons la manufacture Morozov comme le type de la fabrique où les amendes étaient scandaleusement élevées. Quel était le montant de ces dernières ?

Ainsi que nous l’avons déjà dit, le contremaître Chorine a déclaré au tribunal que les amendes atteignaient la moitié de la paie et variaient en général de 30 à 50 %, soit de 30 à 50 kopecks par rouble. Mais, d’abord, cette déposition ne s’appuie pas sur des chiffres précis et, ensuite, elle ne concerne que des cas isolés ou un seul atelier. Au procès des grévistes, on donna lecture de quelques chiffres concernant les amendes. On cita 17 exemples de paie (mensuelle) et d’amendes : le total des salaires est de 179 roubles 6 kopecks, et celui des amendes de 29 roubles 65 kopecks, soit 16 kopecks d’amende par rouble de salaire.

Parmi ces 17 cas, l’amende la plus forte atteignait 3 roubles 85 kopecks pour un salaire de 12 roubles 40 kopecks, ce qui fait 31 kopecks ½ par rouble, soit moins encore que ce que permet la loi. Mais le mieux est de prendre les chiffres pour toute la fabrique. En 1884, le montant des amendes fut supérieur à celui des années précédentes : 23 kopecks ¼ par rouble (c’est là le chiffre le plus élevé : il a varié de 20 3/4 à 23 ¼ %). Ainsi, dans une fabrique devenue célèbre par le taux scandaleux de ses amendes, celles-ci étaient néanmoins inférieures à celles qu’autorise la loi russe…. Cette loi protège bien les ouvriers, il n’y a pas à dire.

Voici ce qu’exigeaient les grévistes de chez Morozov :  » Les amendes ne doivent pas dépasser 5 % par rouble de salaire : un avertissement doit être donné à l’ouvrier dont le travail est jugé mauvais et il ne doit pas être convoqué plus de deux fois par mois « . Les amendes autorisées par nos lois ne peuvent se comparer qu’aux intérêts exigés par les usuriers.

Il est douteux qu’un fabricant ose infliger des amendes aussi fortes ; la loi l’y autorise, mais les ouvriers ne le permettront pas [On ne saurait manquer de souligner à ce sujet que M. Mikhaïlovski, ex-inspecteur principal du travail dans le district de Pétersbourg, croit devoir qualifier cette loi de  » réforme profondément humaine, qui fait le plus grand honneur à la sollicitude du gouvernement impérial de Russie pour les classes laborieuses « .

(Cette appréciation figure dans un livre sur l’industrie en Russie édité par le gouvernement russe à l’occasion de l’Exposition universelle de 1893 à Chicago). La voilà bien, la sollicitude, du gouvernement russe !!! Avant cette loi, et en l’absence de toute loi, il se trouvait encore parmi les fabricants des rapaces qui retenaient à l’ouvrier jusqu’à 23 kopecks par rouble.

Dans sa sollicitude pour les ouvriers la loi a décrété qu’il ne fallait pas retenir plus de 33 1/3 kopecks (trente-trois kopecks et un tiers) par rouble ! Mais on peut désormais, tout à fait légalement, retenir trente-trois kopecks sans le tiers.  » Réforme profondément humaine « , en vérité!].

Nos lois relatives au montant des amendes ne se distinguent pas seulement par le fait qu’elles constituent une brimade scandaleuse, mais encore par leur injustice criante. Si l’amende est trop élevée (plus du tiers du salaire), le fabricant peut dénoncer le contrat, mais l’ouvrier ne se voit pas accorder le même droit, c’est-à-dire le droit de quitter la fabrique si on lui inflige tant d’amendes qu’elles dépassent le tiers du salaire.

Il est clair que la loi ne se soucie que du fabricant, comme si les amendes n’étaient imputables qu’à des fautes commises par l’ouvrier. Mais en fait, chacun sait que les fabricants et les patrons d’usine infligent fréquemment des amendes sans qu’il y ait faute de la part de l’ouvrier, par exemple pour l’obliger à fournir un effort plus intense.

La loi ne fait que protéger le fabricant contre la négligence de l’ouvrier, mais elle ne protège pas l’ouvrier contre l’avidité des fabricants. C’est dire qu’en l’occurrence, les ouvriers n’ont aucun recours. C’est à eux de prendre leur sort en mains et d’engager la lutte contre les fabricants.

V : Quel est le mode d’imposition des amendes ?

Nous avons déjà dit qu’aux termes de la loi, les amendes sont infligées  » de sa propre autorité  » par le directeur de la fabrique ou de l’usine.

En ce qui concerne les plaintes qui pourraient être formées à ce sujet, la loi déclare :  » Les décisions du directeur de la fabrique ou de l’usine relatives aux sanctions infligées à l’ouvrier sont sans appel. Toutefois si, lors de la visite de la fabrique ou de l’usine par des fonctionnaires de l’inspection du travail, il ressort des déclarations faites par les ouvriers que des retenues ont été opérées à leur détriment contrairement aux prescriptions de la loi, le directeur sera poursuivi « .

Cette disposition est, on le voit, très vague et contradictoire : d’une part, on dit à l’ouvrier qu’il lui est impossible de réclamer contre l’imposition d’une amende. Mais, d’autre part, on dit que les ouvriers peuvent  » déclarer  » à l’inspecteur que des amendes leur ont été infligées  » contrairement aux prescriptions de la loi « .

Quiconque n’a pas eu l’occasion d’étudier les lois russes pourrait demander où est la différence entre  » déclarer qu’une chose est illégale  » et  » se plaindre qu’une chose soit illégale « . Il n’y en a pas, mais le but de cette clause chicanière est très clair : la loi voudrait limiter le droit de l’ouvrier à se plaindre des fabricants qui infligent injustement et illégalement des amendes.

A présent, si un ouvrier vient à se plaindre à l’inspecteur d’avoir été mis illégalement à l’amende, l’inspecteur peut lui répondre.  » La loi n’autorise aucune réclamation relative à l’imposition des amendes. » Se trouvera-t-il beaucoup d’ouvriers au courant des ruses de la loi pour rétorquer :  » Je ne réclame pas, je me borne à faire une déclaration  » ? Les inspecteurs sont chargés précisément de veiller à l’application des lois sur les rapports entre ouvriers et fabricants.

Ils sont tenus de recevoir toutes les réclamations relatives à l’inobservation de la loi. D’après le règlement (cf. les Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail , approuvées par le ministre des Finances), un inspecteur doit avoir des jours de réception, à raison d’un jour au moins par semaine, pour donner des explications orales à tous ceux qui lui en demanderaient, et ces jours de réception doivent être affichés dans chaque fabrique.

De cette façon, si les ouvriers connaissent la loi et s’ils sont fermement décidés à ne tolérer aucune dérogation, les ruses de la loi dont il vient d’être question seront vaines et les ouvriers sauront la faire respecter.

Ont-ils le droit de se faire rembourser les amendes si celles-ci ont été infligées à tort ? Le bon sens exigerait naturellement que la réponse soit : oui. Il est, en effet, inadmissible que le fabricant puisse infliger une amende à tort et ne pas restituer l’argent retenu à tort.

Mais il se trouve que, lors de la discussion de cette loi au Conseil d’Etat, il fut décidé de passer intentionnellement la question sous silence. Les membres du Conseil d’Etat ont estimé qu’accorder aux ouvriers le droit d’exiger le remboursement des sommes indûment retenues  » affaiblirait aux yeux des ouvriers l’autorité dévolue au directeur de fabrique pour faire régner la discipline parmi le personnel « .

Voilà comment raisonnent nos hommes d’Etat lorsqu’il s’agit des ouvriers. Si un fabricant a retenu indûment de l’argent à un ouvrier, celui-ci ne doit pas avoir le droit de réclamer que son argent lui soit rendu. Et pourquoi prendre son argent à l’ouvrier ? Parce que les réclamations  » affaiblissent l’autorité du directeur « .

C’est dire assez que  » l’autorité des directeurs  » et  » la discipline à la fabrique  » ne reposent que sur l’ignorance où sont les ouvriers de leurs droits et sur le fait qu’ils  » ne doivent pas oser  » se plaindre de la direction de l’entreprise, même si elle enfreint la loi. C’est dire que nos hommes d’Etat craignent tout simplement que les ouvriers ne s’avisent de contrôler le bien-fondé des amendes. Les ouvriers doivent être reconnaissants aux membres du Conseil d’Etat de cette franchise qui leur montre ce qu’ils peuvent attendre du gouvernement.

Ils doivent montrer qu’ils se considèrent comme des hommes au même titre que les fabricants et qu’ils ne sont pas disposés à se laisser traiter comme du bétail. Ils doivent donc se faire un devoir de ne pas laisser sans réclamation une seule amende injustifiée, et d’en exiger le remboursement en s’adressant à l’inspecteur ou, si celui-ci refuse, en déposant une plainte eu justice.

Et même si les ouvriers n’obtiennent rien ni de l’inspecteur ni du tribunal, leurs efforts n’auront pas été vains : ils ouvriront les yeux aux ouvriers, leur montreront comment nos lois traitent leurs droits.

Nous savons donc à présent que les amendes sont infligées par les directeurs  » de leur propre autorité « . Mais d’une fabrique à l’autre le taux des amendes peut différer (car la loi se contente de fixer le maximum), de même que le règlement intérieur.

C’est pourquoi la loi exige que toutes les infractions passibles d’amendes, ainsi que le montant de l’amende correspondant à chaque infraction, soient préalablement indiqués dans un tableau des sanctions .

Ce tableau est établi par chaque fabricant ou patron d’usine, et approuvé par l’inspecteur du travail. La loi exige qu’il soit affiché dans chaque atelier.

Pour qu’il soit possible de vérifier si les amendes ont été dûment infligées, et d’en contrôler le nombre, il est indispensable qu’elles soient, toutes sans exception, inscrites correctement. La loi exige que les amendes soient portées sur le carnet de paie de l’ouvrier  » dans les trois jours « .

Cette inscription doit indiquer, tout d’abord, le motif précis de la sanction (c’est-à-dire la raison exacte de l’amende, qu’il s’agisse d’une malfaçon, d’une absence injustifiée, ou d’une infraction à la discipline) et, en second lieu, le montant de la retenue opérée sur le salaire.

L’inscription des amendes dans le carnet de paie est nécessaire pour que les ouvriers puissent vérifier si l’amende a été infligée dans des conditions régulières et formuler en temps utile une réclamation si une illégalité a été commise. Les amendes doivent ensuite être toutes consignées dans un registre spécialement coté et paraphé que toute fabrique ou usine doit posséder afin de permettre un contrôle lors des inspections.

A ce propos, il n’est peut-être pas superflu de dire deux mots des réclamations contre les fabricants et les inspecteurs, car la plupart du temps les ouvriers ne savent pas comment et à qui les adresser. D’après la loi, toute réclamation concernant urne infraction à la loi, commise dans une usine ou une fabrique, doit être présentée à l’inspecteur du travail.

Celui-ci est tenu de recevoir les réclamations, qu’elles soient présentées oralement ou par écrit. Si l’inspecteur du travail ne fait pas droit à la réclamation, on peut s’adresser à l’inspecteur principal qui est tenu, lui aussi, d’avoir ses jours de réception pour entendre les requêtes qui lui sont présentées.

En outre, le bureau de l’inspecteur principal doit être ouvert tous les jours à ceux qui ont besoin de renseignements ou d’explications, ou désirent établir une demande (cf. les Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail , page 18). On peut faire appel de la décision de l’inspecteur devant le Bureau provincial du Travail [6].

La loi prévoit pour ses réclamations un délai d’un mois à compter du jour où l’ inspecteur a fait connaître sa décision. On peut ensuite, dans le même délai, faire appel de la décision du Bureau du Travail devant le ministre des Finances.

Vous voyez que la loi indique un très grand nombre de personnes à qui l’on peut adresser des réclamations. Et l’on notera que le fabricant et l’ouvrier ont ici exactement les mêmes droits. Le malheur, c’est que cette protection reste uniquement sur le papier.

Le fabricant a toute possibilité de formuler des réclamations : il a du temps libre, les moyens de prendre un avocat, etc. ; et c’est pourquoi les fabricants portent effectivement plainte contre les inspecteurs, vont jusqu’au ministre et se sont déjà assuré divers avantages. Alors que pour l’ouvrier, ce droit de porter plainte n’est qu’un vain mot. Avant tout, il n’a pas le temps d’aller trouver les inspecteurs et d’assiéger les bureaux. Car il travaille, et toute  » absence injustifiée  » lui vaut une amende. Il n’a pas d’argent pour prendre un avocat.

Il ignore la loi et ne peut par conséquent faire prévaloir son bon droit. Quant aux autorités, bien loin de vouloir faire connaître la loi aux ouvriers, elles s’efforcent de la leur cacher.

A qui en douterait nous citerons la disposition suivante des Instructions aux fonctionnaires de l’inspection du travail (ces instructions, approuvées par le ministre, indiquent quels sont les droits et les devoirs des inspecteurs du travail ) :  » Toute explication donnée par l’inspecteur du travail au propriétaire ou au directeur d’un établissement industriel au sujet d’infractions à la loi et aux arrêtés d’application, doit être fournie hors de la présence de l’ouvrier [7] . »

Et voilà. Si le fabricant viole la loi, l’inspecteur ne doit pas lui en parler en présence des ouvriers : le ministre le lui interdit. Sinon, il pourrait se faire que les ouvriers apprennent à connaître la loi et qu’il leur prenne envie d’en exiger l’application. Ce n’est pas sans raison que les Moskovskié Viédomosti ont écrit que tout cela ne serait que  » perversion  » !

Tout ouvrier sait qu’il lui est presque im possible d’élever une réclamation, surtout contre l’inspecteur. Nous ne voulons évidemment pas dire que les ouvriers ne doivent pas déposer de réclamations : au contraire, il ne faut pas manquer de réclamer chaque fois qu’on en a la moindre possibilité, car c’est seulement ainsi que les ouvriers parviendront à connaître leurs droits et à comprendre dans l’intérêt de qui sont faites les lois ouvrières.

Nous voulons seulement dire qu’on ne peut, par des réclamations, obtenir une amélioration sérieuse et générale de la situation des ouvriers. Pour atteindre ce résultat, il n’est qu’un moyen : l’union des ouvriers pour défendre ensemble leurs droits, pour lutter contre les brimades patronales, pour obtenir un salaire plus décent et la réduction de la journée de travail.

VI : Où doit aller, selon la loi, l’argent des amendes ?

Voyons à présent la dernière question relative aux amendes : comment cet argent doit-il être dépensé ? Nous avons déjà dit que, jusqu’en 1886, cet argent allait dans la poche des fabricants et des patrons d’usine. Mais il en est résulté tant d’abus et l’irritation des ouvriers a été si vive que les patrons eux-mêmes ont compris la nécessité d’abolir ce système. Dans certaines fabriques, l’usage s’est établi de verser l’argent des amendes aux ouvriers sous forme d’allocations.

Ainsi, chez Morozov, dont nous avons déjà parlé, il avait été décidé, dès avant la grève de 1885, que les amendes infligées aux fumeurs et aux ouvriers ayant introduit de l’eau-de-vie à l’usine, alimenteraient une caisse d’allocations aux mutilés du travail, alors que les amendes pour malfaçons iraient au patron.

La nouvelle loi de 1886 a institué comme règle générale que les amendes ne peuvent aller dans la poche du patron. Il y est dit :  » Les sanctions pécuniaires infligées aux ouvriers servent à constituer dans chaque usine un fonds particulier géré par la direction de l’établissement.

Ce fonds ne peut être utilisé, avec l’autorisation de l’inspecteur, que pour satisfaire les besoins des ouvriers, conformément au règlement pris par le ministre des Finances en accord avec le ministre de l’Intérieur.  » Ainsi, d’après la loi, les amendes ne doivent servir qu’à satisfaire les besoins des ouvriers. L’argent des amendes, prélevé sur le salaire des ouvriers, leur appartient.

Le règlement concernant l’usage de ces fonds, dont il est fait mention dans la loi, n’a été publié qu’en 1890 (4 décembre), c’est-à-dire trois ans et demi après la promulgation de la loi. Il y est dit que l’argent des amendes doit être consacré, en priorité , aux besoins suivants des ouvriers :  » a) allocations aux ouvriers définitivement inaptes au travail ou temporairement dans l’impossibilité de travailler pour cause de maladie « . A l’heure actuelle, les accidentés du travail demeurent généralement sans aucun moyen d’existence.

Pour intenter un procès au fabricant, ils se mettent d’ordinaire à la charge de l’avocat qui s’occupe de leur affaire et qui, en échange des aumônes qu’il verse à l’ouvrier, s’attribue une part énorme du dédommagement accordé à ce dernier.

Mais si l’ouvrier ne peut s’attendre à recevoir en justice qu’une maigre indemnité, il ne trouvera même pas d’avocat. Il faut dans ce cas-là recourir à l’argent des amendes ; l’allocation versée par le fonds permettra à l’ouvrier de vivoter pendant quelque temps et de trouver un avocat pour s’occuper du procès qu’il a intenté au patron, sans qu’il soit obligé d’échanger le joug du patron contre celui de l’avocat. Les ouvriers qui ont perdu leur travail par suite de maladie doivent également bénéficier d’allocations du fonds des amendes [8] .

Dans un éclaircissement relatif à ce premier point du règlement, le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg a décidé que ces allocations devraient être attribuées sur la présentation d’un certificat médical et pour un montant ne dépassant pas la moitié du salaire antérieurement perçu. Notons entre parenthèses que le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg a pris cette décision à sa séance du 26 avril 1895.

L’éclaircissement en question est donc intervenu quatre ans et demi après la publication du règlement, lequel a été de trois ans et demi postérieur à la loi. Par conséquent, il a fallu huit ans au total rien que pour expliquer suffisamment la loi !! Combien faudra-t-il à présent d’années pour qu’elle soit connue de tous et effectivement appliquée ?

En second lieu, le fonds des amendes attribue  » b) des allocations aux ouvrières se trouvant dans la dernière période de leur grossesse et qui ont cessé de travailler deux semaines avant les couches « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise que cette allocation ne doit être versée que pendant quatre semaines (deux avant les couches et deux après) et ne peut dépasser la moitié du salaire perçu antérieurement.

Troisièmement, une allocation est versée  » c) en cas de perte ou de détérioration de biens par suite d’un incendie ou de quelque autre sinistre « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise qu’une attestation de la police est alors exigée, et que le montant de l’allocation ne doit pas être supérieur aux 2/3 du salaire semestriel (c’est-à-dire à quatre mois de salaire).

Quatrièmement, enfin, une allocation est attribuée  » d) pour frais d’enterrement « . Le Bureau du Travail de Saint-Pétersbourg précise que cette allocation n’est délivrée que pour les ouvriers qui ont travaillé à la fabrique jusqu’à leur mort, ainsi que pour leurs père et mère ou pour leurs enfants. Le montant de cette allocation varie de10 à 20 roubles.

Tels sont les quatre cas prévus par le règlement pour le versement d’allocations. Mais les ouvriers y ont droit aussi en d’autres occasions : le règlement stipule que des allocations sont versées  » en priorité  » dans ces quatre cas. Les ouvriers ont droit, à des allocations pour toutes sortes de besoins, et non seulement pour ceux qui viennent d’être énumérés.

Dans ses explications relatives au règlement sur les amendes (affichées dans les fabriques et usines), le Bureau de Saint-Pétersbourg déclare encore :  » L’attribution d’allocations dans tous les autres cas a lieu avec l’autorisation du service d’inspection « , et il ajoute que les dépenses effectuées par la fabrique pour différents établissements (tels qu’écoles, hôpitaux, etc.) et à titre obligatoire (par exemple : entretien de locaux destinés aux ouvriers, assistance médicale, etc.) ne doivent pas être réduites pour autant.

Autrement dit, le versement d’allocations provenant du fonds des amendes n’autorise nullement le fabricant à considérer qu’il dépense son propre argent ; cette dépense n’est pas faite par lui, mais par les ouvriers. Les dépenses du fabricant doivent rester les mêmes.

Le Bureau de Saint-Pétersbourg a en outre institué la règle suivante :  » Le total des allocations distribuées d’une façon permanente ne doit pas dépasser la moitié des rentrées annuelles fournies par les amendes.  »

On distingue ici les allocations permanentes (versées pendant un certain temps, à un malade ou à un estropié, par exemple), des allocations forfaitaires (versées une seule fois, pour un enterrement, par exemple, ou à la suite d’un incendie). Pour réserver la possibilité de versements forfaitaires, le montant des versements permanents ne doit pas dépasser la moitié du total des amendes.

Comment recevoir une allocation du fonds des amendes ? Les ouvriers doivent, aux termes du règlement, adresser une demande d’allocation au patron, et c’est ce dernier qui, avec l’agrément de l’inspecteur, accorde un secours. Si le patron refuse, on s’adressera à l’inspecteur qui peut, de sa propre autorité, fixer une allocation.

Le Bureau du Travail peut autoriser les patrons dignes de confiance à distribuer des secours d’un montant peu élevé (jusqu’à 15 roubles) sans solliciter l’autorisation de l’inspecteur.

Jusqu’à 100 roubles, l’argent des amendes reste chez le patron ; les sommes supérieures sont déposées à la caisse d’épargne.

En cas de fermeture d’une fabrique ou d’une usine, le fonds des amendes est versé à la caisse ouvrière de la province. Le règlement est muet sur la façon dont sont utilisés les fonds de cette  » caisse ouvrière  » (dont les ouvriers ne savent rien ni ne peuvent rien savoir). Il faut, dit-il, garder ces fonds à la Banque d’Etat  » jusqu’à une affectation particulière « .

S’il a fallu huit ans, même dans la capitale, pour mettre au point le règlement concernant l’utilisation du fonds des amendes dans les fabriques, on devra sans doute attendre des dizaines d’années avant que soit établi un règlement sur l’emploi des fonds de la  » caisse ouvrière de la  province « .

Tel est le règlement relatif à l’utilisation de l’argent des amendes. Comme vous le voyez, il se distingue par une complication et une confusion extraordinaires. Aussi ne doit-on pas s’étonner si, jusqu’à présent, les ouvriers ignorent presque totalement son existence.

Cette année (1895), ce règlement est affiché dans les fabriques et les usines de Saint-Pétersbourg [C’est donc en 1895 seulement qu’on s’est mis à appliquer à Saint-Pétersbourg la loi de 1886 sur les amendes. Or, l’inspecteur principal Mikhaïlovski, déjà cité, déclarait en 1893 que la loi de 1886  » était à présent appliquée à la lettre « .

Nous voyons par ce petit exemple l’impudent mensonge que M. l’inspecteur principal a écrit dans son livre destiné à informer les Américains du régime en vigueur dans les fabriques russes.].

Les ouvriers doivent s’attacher à faire en sorte que chacun d’eux connaisse ce règlement et voie très justement dans l’allocation versée par le fonds des amendes non pas une aumône du fabricant, une charité, mais leur propre argent, provenant de retenues effectuées sur leur salaire et qui ne doit être dépensé que pour subvenir à leurs besoins. Les ouvriers ont parfaitement le droit d’exiger que cet argent leur revienne.

A propos de ce règlement, il est indispensable d’étudier, tout d’abord, les modalités de son application, avec les inconvénients et les abus qui en résultent. En second lieu, il faut voir si ce règlement est équitable, s’il sauvegarde suffisamment les intérêts des ouvriers.

Pour ce qui est de l’application du règlement, il convient avant tout d’attirer l’attention sur les précisions suivantes, données par le Bureau du Travail de Pétersbourg :  » Si, à un moment donné, la caisse du fonds des amendes est vide… les ouvriers ne peuvent rien réclamer à la direction.  » Mais comment les ouvriers sauront-ils s’il y a ou non de l’argent au fonds des amendes et, s’il y en a, quel est le montant de la somme ?

Le Bureau du Travail raisonne comme si les ouvriers étaient parfaitement informés à cet égard, alors qu’il ne s’est nullement soucié de leur faire connaître l’état du fonds des amendes, et qu’il n’a pas prévu l’obligation, pour les fabricants et patrons d’usine, d’afficher toutes les informations utiles relatives à ce fonds.

Le Bureau du Travail pense-t-il vraiment qu’il suffira aux ouvriers de s’informer auprès du patron, lequel aura le droit de mettre les solliciteurs à la porte quand la caisse du fonds des amendes sera vide ?

Ce serait scandaleux, car les ouvriers désirant bénéficier d »un secours seraient alors traités comme des mendiants par les patrons. Les ouvriers doivent insister pour que, dans chaque fabrique et usine, soient affichées tous les mois des informations sur l’état du fonds des amendes : combien il y a d’argent en caisse ; combien il a été reçu le mois précédent ; combien il a été dépensé, et  » pour faire face à quels besoins  » ?

Sinon, les ouvriers ne sauront pas combien ils peuvent recevoir ; ils ne sauront pas si le fonds des amendes est en mesure de pourvoir à toutes leurs demandes, ou seulement à une partie d’entre elles, auquel cas il serait normal de ne retenir que les besoins les plus urgents.

Certaines usines, parmi les mieux organisées, ont instauré d’elles-mêmes ce système d’affichage : à Saint-Pétersbourg, il semble que ce soit le cas à l’usine Siemens et Halske ainsi qu’à la Cartoucherie, usine d’Etat. Si, lors de chaque entretien avec l’inspecteur, les ouvriers insistent sur ce point et sur la nécessité d’afficher les informations à ce sujet, ils obtiendront certainement gain de cause.

Il serait, de plus, très pratique pour les ouvriers que l’on mît en circulation dans les fabriques et les usines des formules imprimées [9] de demandes de secours provenant du fonds des amendes. Des formulaires de ce genre existent notamment dans la province de Vladimir.

Il n’est pas facile à un ouvrier de rédiger lui-même sa requête, et en outre il ne saura pas apporter tous les renseignements nécessaires, tandis que dans le formulaire tout est indiqué, et l’intéressé n’a plus qu’à écrire quelques mots dans les blancs. En l’absence de formulaires, beaucoup d’ouvriers devront faire rédiger leurs demandes par quelque bureaucrate, ce qui entraînera des dépenses.

Certes, d’après le règlement, l’allocation peut être demandée oralement ; mais, premièrement, l’ouvrier doit de toutes façons, aux termes du règlement, se procurer une attestation écrite de la police ou du médecin (si la demande est rédigée sur un formulaire, l’attestation s’écrit directement sur ce dernier) ; et, deuxièmement, certains patrons peuvent fort bien ne pas répondre à une demande orale, alors qu’ils sont obligés de donner suite à une demande écrite.

Les formulaires imprimés que l’on dépose au bureau de la fabrique ou de l’usine enlèveront à la demande d’allocation le caractère de mendicité que les patrons s’efforcent de lui donner.

Beaucoup de fabricants et de patrons d’usine sont très mécontents que l’argent des amendes n’ aille pas dans leur poche mais soit, aux termes de la loi, consacré aux besoins des ouvriers. Aussi ont-ils eu recours à une foule de ruses et de subterfuges pour duper ouvriers et inspecteurs, et tourner la loi. Afin de mettre en garde les ouvriers, nous allons passer en revue quelques-uns de ces subterfuges.

Certains fabricants portaient les amendes sur le registre des salaires non pas comme amendes, mais comme argent remis à l’ouvrier. On inflige à un ouvrier un rouble d’amende et l’on consigne dans le registre qu’il lui a été versé un rouble. Ce rouble, défalqué lors de la paie, reste dans la poche du patron. Ce n’est plus seulement tourner la loi, c’est commettre ni plus ni moins qu’une fraude, une escroquerie.

D’autres fabricants, au lieu d’infliger des amendes pour absences injustifiées, n’inscrivaient pas toutes les journées de travail : si, par exemple, l’ouvrier avait été irrégulièrement absent un jour dans la semaine, on ne lui comptait pas cinq jours de travail, mais quatre : le salaire d’une journée (qui aurait dû constituer l’amende pour absence injustifiée et être versé au fonds des amendes) revenait ainsi au patron. C’est là encore une fraude grossière.

Notons à ce propos que les ouvriers sont absolument sans défense contre ce genre de fraudes [10] , du fait qu’ils ne sont pas tenus au courant de l’état du fonds des amendes. Ce n’est que si des avis mensuels détaillés (indiquant le nombre des amendes pour chaque semaine et dans chaque atelier) sont affichés, que les ouvriers pourront veiller à ce que les amendes soient effectivement versées au fonds approprié.

Qui, en effet, contrôlera l’inscription régulière des amendes, sinon les ouvriers eux-mêmes? Les inspecteurs du travail ? Mais comment l’inspecteur saurait-il que tel ou tel chiffre a été porté en fraude ? L’inspecteur du travail Mikouline, qui relate ces supercheries, fait remarquer :

 » Dans tous les cas de ce genre, il était extrêmement difficile de découvrir les abus si l’on n’avait des indications directes sous forme de plaintes de la part des ouvriers.  »

L’inspecteur lui-même reconnaît qu’il lui est impossible de découvrir une fraude si les ouvriers ne la lui signalent. Mais les ouvriers ne pourront rien indiquer tant que les fabricants ne seront pas obligés d’afficher les informations nécessaires concernant les amendes.

Une troisième catégorie de fabricants avaient imaginé des méthodes beaucoup plus commodes de tromper les ouvriers et de tourner la loi, méthodes si ingénieuses et retorses qu’il n’était pas facile de s’y attaquer.

Dans les tissages de coton de la province de Vladimir, de nombreux patrons faisaient sanctionner par l’inspecteur non pas un tarif, mais deux et même trois pour chaque sorte de tissu ; il était indiqué en note que les tisserands ayant livré une marchandise irréprochable étaient réglés au taux le plus élevé ; ceux qui avaient livré une marchandise de moins bonne qualité l’étaient suivant le second taux ; la marchandise considérée comme du rebut était payée au taux le plus bas [11].

On voit tout de suite dans quel but avait été imaginé ce subterfuge : la différence entre le taux supérieur et le taux inférieur passait dans la poche du patron, alors qu’en fait elle représentait une amende pour malfaçon et devait, à ce titre, être versée au fonds correspondant. Il est clair que c’était là tourner grossièrement la loi, non seulement la loi sur les amendes, mais aussi la loi sur la validation du taux des salaires.

Ce taux doit être officiellement sanctionné pour que le patron ne puisse modifier le salaire à sa guise ; mais il est évident que l’existence de plusieurs taux au lieu d’un seul laisse le champ libre à l’arbitraire le plus absolu de la part du patron.

Les inspecteurs du travail comprenaient bien que ces tarifications  » visaient évidemment à tourner la loi  » (tout cela est rapporté par ce même M. Mikouline dans le livre cité plus haut) ; néanmoins, ils  » ne s’estimaient pas en droit  » de rien refuser à des hommes aussi respectables que  » messieurs  » les fabricants.

Parbleu ! Ce n’est certes pas une petite affaire que d’opposer un refus à des fabricants (car ce n’est pas un seul fabricant mais plusieurs qui ont imaginé en même temps ce subterfuge !). Mais si c’étaient les ouvriers et non  » messieurs  » les fabricants qui avaient essayé de tourner la loi ? Aurait on trouvé alors dans tout l’empire de Russie un seul inspecteur de fabrique qui  » ne se serait pas estimé en droit  » de refuser aux ouvriers l’autorisation de tourner la loi ?

Ainsi, ces tarifications à deux et trois échelons furent approuvées par l’inspection du travail et entrèrent en vigueur. Toutefois, il apparut que la question des taux de salaire n’intéressait pas seulement messieurs les fabricants, toujours à imaginer des moyens de tourner la loi, pas seulement messieurs les inspecteurs qui ne s’estiment pas en droit de gêner les fabricants dans leurs bons desseins, mais aussi… les ouvriers.

Ceux-ci n’ont pas fait preuve de cette même indulgence pour les filouteries de messieurs les fabricants, et ils  » se sont estimés en droit  » d’empêcher ces derniers de gruger les ouvriers.

Ces tarifications, rapporte M. l’inspecteur Mikouline,  » suscitèrent un tel mécontentement parmi les ouvriers que ce fut là une des principales causes des désordres accompagnés de violences qui éclatèrent alors et rendirent nécessaire l’intervention de la force armée « .

Ainsi vont les choses ! Pour commencer, on  » ne s’est pas estimé en droit  » d’empêcher messieurs les fabricants d’enfreindre la loi et de duper les ouvriers ; et quand ceux-ci, indignés des abus commis, se sont révoltés, il est devenu  » nécessaire  » de faire appel à la force armée !

Pourquoi a-t il donc été  » nécessaire  » de faire appel à la force armée contre les ouvriers qui défendaient leurs droits légaux, et non contre les fabricants, qui enfreignaient ouvertement la loi ? Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après la révolte des ouvriers que,  » par décision du gouverneur, ce genre de tarification fut aboli « .

Les ouvriers eurent gain de cause. La loi a été imposée non par messieurs les inspecteurs du travail, mais par les ouvriers eux-mêmes qui ont montré qu’ils ne permettraient pas qu’on se moquât d’eux et qu’ils sauraient défendre leurs droits.  » Par la suite, dit M. Mikouline, l’inspection du travail s’est refusée à ratifier de pareilles tarifications.  » C’est ainsi que les ouvriers ont appris aux inspecteurs à faire appliquer la loi.

Mais la leçon n’a touché que les fabricants de Vladimir. Or, les fabricants sont partout les mêmes, à Vladimir comme à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Les fabricants de Vladimir n’ont pas réussi à tourner la loi, mais le moyen qu’ils ont imaginé est resté et a même été perfectionné par un génial patron de Saint-Pétersbourg.

Quelle était la méthode des fabricants de Vladimir ? Elle consistait à ne pas employer le mot amende et à le remplacer par d’autres termes. Si je déclare qu’en cas de malfaçon l’ouvrier recevra un rouble de moins, ce sera une amende dont il faudra verser le montant au fonds des amendes.

Mais si je déclare que, pour malfaçon, l’ouvrier recevra un salaire au taux le plus bas, ce ne sera pas une amende et j’empocherai le rouble. Ainsi raisonnaient les fabricants de Vladimir, dont les ouvriers ont su réfuter les arguments. On peut aussi raisonner différemment.

On peut dire : en cas de malfaçon, l’ouvrier recevra son salaire sans les gratifications ; là encore, il n’y aura pas amende, et le patron empochera le rouble. C’est le raisonnement qu’a imaginé Iakovlev, l’astucieux patron d’une usine de mécanique de Saint-Pétersbourg.

Il déclare : vous recevrez un rouble par jour ; mais si contre vous n’est relevée aucune faute, absence injustifiée, grossièreté ou malfaçon, vous recevrez 20 kopecks de  » gratification « . Par contre, s’il y a faute, le patron retient les 20 kopecks et les met naturellement dans sa poche : en effet, il ne s’agit pas d’une amende, mais d’une   » gratification « .

Toutes les lois qui concernent les fautes pouvant motiver une retenue et fixent le montant de cette retenue, ainsi que la façon dont cet argent doit être dépensé pour les besoins des ouvriers, sont nulles et non avenues pour M. Iakovlev. Les lois traitent des   » amendes « , alors que lui ne connaît que les  » gratifications « .

L’astucieux patron réussit jusqu’à présent à rouler les ouvriers grâce à cette échappatoire. Sans doute l’inspecteur du travail de Saint-Pétersbourg ne s’est-il pas, lui non plus,  » estimé en droit  » de l’empêcher de tourner la loi. Espérons que les ouvriers de Pétersbourg ne resteront pas en arrière de ceux de Vladimir, et qu’ils apprendront tant à l’inspecteur qu’au patron à respecter la loi.

Afin de montrer les sommes énormes constituées par les amendes, nous citerons quelques chiffres relatifs aux fonds des amendes de la province de Vladimir.

Le versement d’allocations y a commencé en février 1891. Avant octobre 1891, il en avait déjà été accordé à 3 665 personnes pour un montant de 25 458 roubles 59 kopecks. Le 1er octobre 1891, le fonds des amendes s’élevait à 470 052 roubles 45 kopecks.

Mentionnons à ce propos un autre emploi de l’argent des amendes. Dans une fabrique, le fonds des amendes s’élevait à 8 242 roubles 46 kopecks. Cette fabrique fit faillite et les ouvriers passèrent l’hiver sans pain et sans travail. Il fut alors distribué, par prélèvement sur ce fonds, 5 820 roubles de secours aux ouvriers, dont le nombre atteignait 800.

Du 1er octobre 1891 au 1er octobre 1892, on préleva 94 055 roubles 47 kopecks d’amendes, et on distribua en allocations 45 200 roubles 52 kopecks à 6 312 personnes.

Voici comment se répartissaient ces allocations : 208 personnes ont reçu des pensions mensuelles d’invalidité pour une somme de 6 198 r 20 k, soit une moyenne de 30 roubles par personne et par an (tels sont les secours misérables qu’on alloue alors que des dizaines de milliers de roubles provenant des amendes restent inemployés !).

En outre 1 037 personnes ont reçu 17 827 r 12 k, soit en moyenne 18 roubles par personne, pour perte de biens. Il a été distribué 10 641 r 81 k à 2 669 femmes enceintes, soit une moyenne de 4 roubles (ceci pour trois semaines : une avant les couches et deux après). 5 380 r 68 k ont été versés à 877 ouvriers pour cause de maladie, soit 6 roubles en moyenne. Les frais d’obsèques représentent 4 620 roubles d’allocations versés à 1 506 ouvriers (moyenne 3 roubles). Enfin, divers autres cas concernent 15 personnes, qui ont reçu 532 r 71 k.

Nous connaissons à présent sur le bout du doigt le règlement relatif aux amendes et son mode d’application. Voyons si ce règlement est juste et s’il protège suffisamment les droits des ouvriers.

Nous savons qu’aux termes de la loi, l’argent des amendes n’appartient pas au patron et ne peut servir qu’à pourvoir aux besoins des ouvriers. Le règlement relatif à l’emploi de ces fonds devait être approuvé par les ministres.

A quoi ce règlement a-t il abouti ? L’argent est prélevé sur le salaire des ouvriers et consacré à la satisfaction de leurs besoins ; mais il n’est même pas dit dans le règlement que les patrons sont tenus de faire connaître aux ouvriers l’état du fonds des amendes.

Les ouvriers n’ont pas le droit d’élire des délégués qui veilleraient à ce que l’argent soit régulièrement versé au fonds des amendes, recueilleraient les demandes des ouvriers et répartiraient les allocations. Il était dit dans la loi que les allocations sont accordées  » sur l’autorisation de l’inspecteur « , mais le règlement établi par les ministres stipule que la demande d’allocation doit être adressée au patron .

Pourquoi au patron ? Cet argent n’est pas le sien, il appartient aux ouvriers et a été constitué par des prélèvements sur leurs salaires. Le patron n’a pas le droit de toucher à cet argent : s’il le dépense, il peut être attaqué pour appropriation et dilapidation de fonds, tout comme s’il avait dépensé l’argent d’autrui.

Il est évident que si les ministres ont pris un tel règlement, c’est qu’ils désiraient rendre service aux patrons : actuellement, les ouvriers doivent demander une allocation au patron, comme s’il s’agissait d’une aumône.

Il est vrai que si le patron refuse, l’inspecteur peut attribuer lui-même l’allocation. Mais l’inspecteur n’est au courant de rien : si le patron lui dit que cet ouvrier est un bon à rien, qu’il ne mérite pas d’allocation, l’inspecteur le croira [12] . Et puis, se trouvera-t-il beaucoup d’ouvriers qui iront se plaindre à l’inspecteur, consentiront à perdre des heures de travail pour aller le trouver, écrire des requêtes et ainsi de suite ?

En réalité, le règlement ministériel ne fait qu’instaurer une nouvelle forme de dépendance des ouvriers à l’égard des patrons.

Ceux-ci reçoivent la possibilité de brimer les ouvriers dont ils sont mécontents, peut-être parce que ceux-ci ne se laissent pas tondre la laine sur le dos : en rejetant leurs demandes, les patrons leur susciteront à coup sûr bien des tracas supplémentaires et obtiendront peut-être même que l’allocation leur soit définitivement refusée.

Par contre, aux ouvriers qui leur font des courbettes, sont à plat ventre devant eux et mouchardent leurs camarades, les patrons peuvent accorder des allocations particulièrement élevées, même dans des cas où un autre ouvrier essuierait un refus.

Loin d’abolir la dépendance des ouvriers à l’égard des patrons en matière d’amendes, on aboutit à une nouvelle forme de dépendance qui contribue à diviser les ouvriers et à encourager la flagornerie et l’arrivisme.

Et puis, considérez cette scandaleuse procédure bureaucratique nécessaire, selon le règlement, à l’obtention d’une allocation : l’ouvrier doit chaque fois demander une attestation, tantôt au médecin, qui ne lui épargnera sans doute pas les rebuffades, tantôt à la police, qui ne fait rien sans qu’on lui graisse la patte.

Rien de tout cela, nous le répétons, ne figure dans la loi ; ces dispositions résultent d’un règlement ministériel, manifestement rédigé pour complaire aux fabricants et tendant ouvertement à placer sous la dépendance des fonctionnaires les ouvriers déjà dépendants des patrons, à écarter les ouvriers de toute participation à l’emploi, pour la satisfaction de leurs besoins, de l’argent des amendes prélevé sur leurs propres salaires, à engendrer un bureaucratisme absurde qui abrutit et démoralise [13] les ouvriers.

Laisser au patron le droit d’autoriser le versement d’allocations prélevées sur le fonds des amendes est une injustice criante. Les ouvriers doivent obtenir que la loi leur permette d’élire des députés (des délégués) qui veilleront à ce que les amendes soient versées au fonds correspondant, recueilleront et contrôleront les demandes d’allocation des ouvriers, rendront compte à ceux-ci de l’état du fonds des amendes et de son utilisation.

Dans les usines où il existe actuellement des délégués, ceux ci doivent porter leur attention sur le fonds des amendes et exiger que tous les renseignements relatifs aux amendes leur soient communiqués ; ils doivent recueillir les demandes des ouvriers et les transmettre eux-mêmes à l’administration.

VII : Les lois sur les amendes s’étendent-elles à tous les ouvriers ?

Comme la plupart des lois russes, les lois sur les amendes ne s’étendent ni à toutes les fabriques et usines, ni à tous les ouvriers.

Quand il promulgue une loi, le gouvernement russe a toujours peur qu’elle n’offense messieurs les fabricants et patrons d’usine ; que les finasseries des règlements administratifs et les droits et devoirs des fonctionnaires ne viennent heurter d’autres règlements administratifs (qui sont chez nous innombrables), ou les droits et devoirs d’autres fonctionnaires qui se jugeront mortellement offensés si quelque nouveau fonctionnaire empiète sur leur domaine, et qui dépenseront des flots d’encre officielle et des rames de papier dans un échange de lettres sur  » la délimitation des services de leur ressort « .

C’est pourquoi il est si rare qu’une loi entre en vigueur dans toute la Russie à la fois, sans comporter des exceptions, un timide échelonnement dans son application, ou la possibilité pour les ministres et autres fonctionnaires d’accorder des dérogations.

On l’a bien vu pour la loi sur les amendes qui, nous l’avons dit, suscita un tel mécontentement chez messieurs les capitalistes et ne fut promulguée que sous la pression de redoutables révoltes ouvrières.

Tout d’abord, la loi sur les amendes ne s’applique qu’à une petite partie de la Russie [14] . Cette loi a été promulguée, nous l’avons dit, le 3 juin 1886, et est entrée en vigueur le 1er octobre 1886 dans trois provinces seulement : celles de Saint-Pétersbourg, de Moscou et de Vladimir.

Cinq ans plus tard, elle était étendue aux provinces de Varsovie et de Pétrokov (11 juin 1891). Puis, après trois ans encore, à 13 autres provinces (celles de Tver, Kostroma, Iaroslavl, Nijni-Novgorod et Riazan, au centre ; celles d’Estonie et de Livonie dans les pays baltes ; celles de Grodno et de Kiev, à l’Ouest ; celles de Volhynie, de Podolie, de Kharkov et de Kherson au Sud), en vertu de la loi du 15 mars 1894. En 1892, les règlements relatifs aux amendes ont été étendus aux industries et exploitations minières privées.

Les progrès rapides du capitalisme dans le Sud de la Russie et le développement prodigieux de l’industrie minière y rassemblent d’importantes masses ouvrières et obligent le gouvernement à se hâter.

Le gouvernement, on le voit, est très lent à renoncer au régime antérieurement en vigueur dans les fabriques. Notons en outre qu’il n’y renonce que sous la pression des  ouvriers : le renforcement du mouvement ouvrier et les grèves en Pologne ont entraîné l’extension de la loi aux provinces de Varsovie et de Pétrokov (dont fait partie la ville de Lodz).

La grande grève aux manufactures Khloudov (district de Iégorievsk, province de Riazan) a eu pour résultat immédiat l’extension de la loi à la province de Riazan. De toute évidence, le gouvernement, lui non plus,  » ne s’estime pas en droit  » d’ôter à messieurs les capitalistes le privilège d’infliger des amendes à leur guise et sans contrôle, tant que les ouvriers ne s’en sont pas mêlés.

En second lieu, la loi sur les amendes, comme d’ailleurs tous les règlements sur le contrôle des fabriques et usines, ne s’applique pas aux établissements de l’Etat et des institutions d’assistance gouvernementales.

Les usines de l’Etat ont déjà une administration  » aux petits soins  » pour l’ouvrier, que la loi ne veut pas gêner par un règlement sur les amendes. En effet, à quoi bon contrôler les usines de l’Etat quand le directeur est lui-même un fonctionnaire ? Les ouvriers peuvent se plaindre de lui à lui-même.

Quoi d’étonnant si, parmi ces directeurs des usines de l’Etat on compte des individus aussi odieux que M. Verkhovski, commandant du port de Pétersbourg?

En troisième lieu, le règlement sur l’utilisation des fonds des amendes pour les besoins de l’ouvrier ne s’étend pas aux ateliers de chemins de fer lorsque la ligne qu’ils desservent possède des caisses de retraite ou des caisses d’épargne et de secours mutuel. L’argent des amendes est versé à ces caisses.

Toutes ces dérogations ont semblé encore insuffisantes, et la loi a donné aux ministres (des Finances et de l’Intérieur) le droit, d’une part, de  » dispenser de l’observation  » de ce règlement  » les fabriques et usines peu importantes, en cas de réelle nécessité « , et, d’autre part, d’étendre ce règlement aux exploitations artisanales  » importantes « .

Il ne suffit donc pas que la loi ait chargé un ministre de rédiger un règlement sur les amendes ; elle a encore donné le droit à des ministres de dispenser certains fabricants d’obéir à la loi ! Voilà jusqu’où va l’amabilité de nos lois à l’égard de messieurs les fabricants !

Une instruction ministérielle précise que les dispenses ne seront accordées qu’aux fabricants pour lesquels le Bureau du Travail  » a l’assurance que le propriétaire de l’entreprise ne portera pas préjudice aux intérêts des ouvriers « . Les fabricants et les inspecteurs du travail sont si bons amis qu’ils se croient mutuellement sur parole. A quoi bon faire peser sur le fabricant la contrainte d’un règlement, quand il  » donne l’assurance  » qu’il ne portera pas préjudice aux intérêts des ouvriers ?

Et si l’ouvrier essayait de demander à l’inspecteur ou au ministre de le décharger du règlement en l’  » assurant  » qu’il ne portera pas préjudice aux intérêts du fabricant ? On prendrait sans aucun doute cet ouvrier pour un fou. C’est ce qu’on appelle l' » égalité en droits  » des ouvriers et des fabricants.

Quant à l’extension du règlement sur les amendes aux entreprises artisanales importantes, elle n’a, jusqu’à présent (en 1893), pour autant qu’on le sache, concerné que les bureaux chargés de distribuer la chaîne aux tisserands travaillant à domicile. Les ministres ne sont nullement pressés d’étendre l’application du règlement sur les amendes.

Toute la masse des ouvriers qui travaillent à domicile pour des patrons, les grands magasins, etc., demeure complètement soumise à l’arbitraire des patrons. Il est plus difficile à ces ouvriers de se réunir, de se mettre d’accord pour revendiquer, d’organiser la lutte en commun contre les brimades des patrons ; aussi ne fait-on pas attention à eux.

VIII : Conclusion

Nous connaissons maintenant à fond nos lois et notre règlement sur les amendes, tout ce système si compliqué qui rebute l’ouvrier par sa sécheresse et son jargon administratif.

Nous pouvons à présent revenir à la question posée au début, au fait que les amendes sont le fruit du capitalisme, c’est-à-dire d’une forme d’organisation de la société où le peuple se divise en deux classes : les propriétaires de la terre, des machines, des fabriques et des usines, des matières premières et des denrées, et ceux qui ne possèdent rien en propre et doivent par conséquent se vendre aux capitalistes et travailler pour eux.

Les ouvriers travaillant pour un patron ont-ils été de tout temps obligés de lui payer des amendes pour les malfaçons ?

Dans les petites exploitations, par exemple chez les artisans des villes et leurs ouvriers, il n’y a pas d’amendes. Ici, pas de coupure complète entre l’ouvrier et le patron : ils vivent et travaillent ensemble. L’idée ne peut venir au patron d’infliger des amendes, puisqu’il veille lui-même au travail et peut toujours faire rectifier ce qui ne lui plaît pas.

Mais les petites exploitations et les petits métiers de ce genre disparaissent graduellement. Ni les artisans ni les petits paysans ne peuvent soutenir la concurrence des grosses fabriques et usines, des gros patrons qui utilisent de meilleurs instruments et des machines, ainsi que l’effort conjoint de nombreux ouvriers.

Aussi voyons-nous les artisans et les petits paysans se ruiner de plus en plus, s’embaucher comme ouvrier dans les fabriques et les usines, déserter les villages et partir à la ville.

Dans les grosses fabriques et usines, les rapports entre patron et ouvriers ne sont plus du tout les mêmes que dans les petits ateliers. Le patron est tellement au dessus de l’ouvrier par sa richesse et par sa situation sociale, qu’un véritable abîme les sépare, que souvent ils ne se sont même jamais vus et n’ont rien qui les rapproche.

L’ouvrier n’a aucune possibilité de percer et de devenir patron : il est condamné à rester éternellement un non-possédant, travaillant pour des richards qu’il ne connaît pas.

Au lieu des deux ou trois ouvriers du petit patron, il y en a maintenant des quantités qui viennnent de différentes localités et se succèdent continuellement. Au lieu d’ordres particuliers donnés par le patron, un règlement général, obligatoire pour tous les ouvriers. Les anciens rapports permanents entre patron et ouvriers disparaissent : le patron ne fait aucun cas de l’ouvrier car il lui est toujours facile d’en trouver un autre dans la foule des chômeurs prêts à s’embaucher n’importe où. De la sorte le pouvoir du patron sur les ouvriers augmente.

Et le patron profite de ce pouvoir pour maintenir à coups d’amendes l’ouvrier dans le cadre strict du travail en usine. L’ouvrier a dû se résigner à cette nouvelle limitation de ses droits et de son salaire, car il est désormais impuissant en face du patron.

Les amendes ont donc fait leur apparition il n’y a pas très longtemps, en même temps que les grosses fabriques et usines, en même temps que le grand capitalisme, en même temps que le fossé qui sépare complètement les riches patrons et les ouvriers gueusards. Les amendes ont été le résultat du développement intégral du capitalisme et de l’asservissement intégral de l’ouvrier.

Mais ce développement des grosses fabriques et cette pression accrue de la part des patrons ont encore eu d’autres conséquences. Les ouvriers, complètement réduits à l’impuissance en face des fabricants, commencèrent à comprendre qu’ils étaient promis à une déchéance et à une misère totales s’ils demeuraient désunis.

Ils commencèrent à comprendre que, pour échapper à la famine et à la dégénérescence qui les guettent sous le capitalisme, il n’existe pour eux qu’un moyen : s’unir afin de lutter contre les fabricants, d’obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions d’existence.

Nous avons vu quelles brimades révoltantes nos fabricants en étaient venus à infliger aux ouvriers dans les années 80, et comment ils ont fait des amendes un moyen d’abaisser les salaires, qui venait s’ajouter à la réduction des tarifs. L’oppression des ouvriers par les capitalistes était alors à son comble.

Mais cette oppression a aussi provoqué une résistance de la part des ouvriers, qui se sont dressés contre leurs oppresseurs et ont vaincu. Pris de peur, le gouvernement a fait droit à leurs revendications et s’est hâté de promulguer la loi réglementant les amendes.

C’était là une concession aux ouvriers. Le gouvernement croyait qu’en promulguant des lois et un règlement sur les amendes, en instituant des allocations prélevées sur le fonds des amendes, il donnerait du même coup satisfaction aux ouvriers et les amènerait à oublier leur cause commune, leur lutte contre les fabricants.

Mais ces espoirs d’un gouvernement désireux de passer pour le défenseur des ouvriers, seront déçus.

Nous avons vu combien la nouvelle loi est injuste pour les ouvriers, combien les concessions qui leur sont faites sont infimes si on les compare ne fût-ce qu’aux revendications formulées par les grévistes de chez Morozov ; nous avons vu comment on a laissé subsister partout des échappatoires à l’intention des fabricants désireux de violer la loi, et comment on a pris dans leur intérêt un règlement sur les allocations, qui à l’arbitraire des patrons ajoute celui des fonctionnaires.

Quand cette loi et ce règlement seront appliqués, quand les ouvriers apprendront à les connaître et se rendront compte, par leurs conflits avec la direction, à quel point la loi les opprime, ils prendront peu à peu conscience de leur état de dépendance.

Ils comprendront que seule la misère les a forcés à travailler pour les riches et à se contenter pour leur peine d’un salaire dérisoire. Ils comprendront que le gouvernement et ses fonctionnaires sont avec les fabricants, et que les lois sont faites pour que le patron puisse plus facilement serrer la vis à l’ouvrier.

Et les ouvriers apprendront, enfin, que la loi ne fera rien pour améliorer leur situation tant qu’ils dépendront des capitalistes, car la loi sera toujours pour les fabricants capitalistes, car ceux-ci trouveront toujours les moyens de tourner la loi.

Quand ils l’auront compris, les ouvriers verront qu’il ne leur reste qu’un moyen de se défendre : s’unir pour lutter contre les fabricants et contre le régime d’injustice établi par la loi.

Notes

[1] Les fabricants et leurs défenseurs ont toujours estimé, et estiment encore, que si les ouvriers se mettent à réfléchir  à leur condition, à faire respecter leurs droits et à s’opposer tous ensemble aux abus et aux brimades des patrons, tout cela n’est que  » perversion « . Les patrons ont évidemment intérêt à ce que les ouvriers ne réfléchissent pas à leur condition et ne connaissent pas leurs droits. (note de l’auteur )

[2] Le cas s’est effectivement produit à Pétersbourg, dans les ateliers du port (de la nouvelle Amirauté), dont le commandant, Verkhovski, est bien connu pour ses brimades à l’égard des ouvriers. Après une grève. il substitua aux amendes pour bris d’ampoule des retenues sur le salaire, pour le même motif, mais frappant tous les ouvriers de l’atelier. Il est évident que ces retenues sur le salaire ne sont pas moins illégales que les amendes. (note de l’auteur )

[3] A l’exception d’un seul cas : l' » incendie « , qui n’est pas mentionné dans la loi relative à la convocation des prévenus. (note de l’auteur )

[4] On ne donne pas le maximum de l’amende encourue pour un seul jour d’absence injustifiée par un ouvrier payé à la journée. Il est dit simplement qu’elle est  » proportionnelle au salaire de l’ouvrier ». Le montant des amendes est précisé dans chaque fabrique par le tableau des sanctions pécuniaires, comme nous le verrons par la suite. (note de l’auteur )

[5] L’ouvrier qui estime irrégulière cette rupture du contrat peut se pourvoir en justice, mais le délai qui lui est accordé pour cela est très court : un mois (à compter, bien entendu, du jour du licenciement). (note de l’auteur )

[6] De qui se compose le Bureau du Travail ? Du gouverneur, du procureur, du chef de la gendarmerie, d’un inspecteur du travail et de deux fabricants . Si l’on y ajoutait, le directeur de la prison et l’officier commandant les cosaques, on aurait là tous les fonctionnaires qui incarnent  » la sollicitude du gouvernement impérial de Russie pour les classes laborieuses « . (note de l’auteur )

[7] Note à l’article 26 des Instructions. (note de l’auteur )

[8] Il va de soi que le fait de recevoir une allocation provenant du fonds des amendes ne prive pas l’ouvrier du droit d’exiger du fabricant une indemnité si, par exemple il est estropié. (note de l’auteur )

[9] C’est à-dire des déclarations imprimées où la demande figure déjà et où l’on a laissé des espaces vides pour le nom de la fabrique, le motif de la demande, le domicile, la signature, etc. (note de l’auteur )

[10] L’existence de ces fraudes est attestée par M. Mikouline, inspecteur du travail de la province de Vladimir, dans son livre sur la nouvelle loi de 1886. (note de l’auteur )

[11] Ce genre de tarifications existe aussi dans certaines fabriques de Saint-Pétersbourg : on écrit, par exemple, que telle quantité de marchandises est payée à l’ouvrier de 20 à 50 kopecks. (note de l’auteur )

[12] Dans le formulaire de demande d’allocation qui, nous l’avons dit, a été distribué dans les fabriques et usines par le Bureau du Travail de Vladimir, et qui présente le mode d’application du  » règlement  » le plus favorable aux ouvriers, nous lisons :  » L’administration de la fabrique certifie la signature et la teneur de la demande, en ajoutant qu’à son avis le demandeur mérite une allocation de…  » Ainsi l’administration peut toujours écrire, même sans apporter de justification, qu' » à son avis  » le demandeur ne mérite pas d’allocation. Bénéficieront des allocations non pas ceux qui en ont besoin, mais ceux qui,  » de l’avis des fabricants, méritent d’être secourus « . (note de l’auteur )

[13] En semant la division, en encourageant la servilité et en cultivant un mauvais esprit. (note de l’auteur )

[14] Cette loi fait partie du  » règlement spécial relatif aux rapports entre fabricants et  ouvriers « . Ce  » règlement spécial  » n’est applicable que dans  » les localités où l’industrie a pris un grand développement  » et que nous indiquerons par la suite. (note de l’auteur )

Lénine : Friedrich Engels (1895)

Ecrit au cours de l’automne 1895
Paru pour la première fois en 1896 dans le recueil «Rabotnik», nos 1-2

Quel flambeau de l’esprit s’est éteint, 
Quel coeur a cessé de battre !

Friedrich Engels s’est éteint à Londres le 5 août (24 juillet ancien style) 1895. Après son ami Karl Marx (mort en 1883), Engels fut le savant le plus remarquable et l’éducateur du prolétariat contemporain du monde civilisé tout entier. Du jour où la destinée a réuni Karl Marx et Friedrich Engels, l’oeuvre de toute la vie des deux amis est devenue le fruit de leur activité commune.

Aussi, pour comprendre ce que Friedrich Engels a fait pour le prolétariat, faut-il se faire une idée précise du rôle joué par la doctrine et l’activité de Marx dans le développement du mouvement ouvrier contemporain.

Marx et Engels ont été les premiers à montrer que la classe ouvrière et ses revendications sont un produit nécessaire du régime économique actuel qui crée et organise inéluctablement le prolétariat en même temps que la bourgeoisie; ils ont montré que ce ne sont pas les tentatives bien intentionnées d’hommes au cœur généreux qui délivreront l’humanité des maux qui l’accablent aujourd’hui, mais la lutte de classe du prolétariat organisé.

Dans leurs œuvres scientifiques, Marx et Engels ont été les premiers à expliquer que le socialisme n’est pas une chimère, mais le but final et le résultat nécessaire du développement des forces productives de la société actuelle. Toute l’histoire écrite jusqu’à nos jours a été l’histoire de la lutte des classes, de la domination et des victoires de certaines classes sociales sur d’autres.

Et cet état de choses continuera tant que n’auront pas disparu les bases de la lutte des classes et de la domination de classe: la propriété privée et l’anarchie de la production sociale. Les intérêts du prolétariat exigent la destruction de ces bases, contre lesquelles doit donc être orientée la lutte de classe consciente des ouvriers organisés. Or, toute lutte de classe est une lutte politique.

Ces conceptions de Marx et d’Engels, tout le prolétariat qui lutte pour son émancipation les a aujourd’hui faites siennes; mais dans les années quarante, quand les deux amis commencèrent à collaborer aux publications socialistes et à participer aux mouvements sociaux de leur époque, elles étaient entièrement nouvelles.

Nombreux étaient alors les hommes de talent ou sans talent, honnêtes ou malhonnêtes, qui, tout à la lutte pour la liberté politique, contre l’arbitraire des rois, de la police et du clergé, ne voyaient pas l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat. Ils n’admettaient même pas l’idée que les ouvriers puissent agir comme force sociale indépendante.

D’autre part, bon nombre de rêveurs, dont certains avaient même du génie, pensaient qu’il suffirait de convaincre les gouvernants et les classes dominantes de l’iniquité de l’ordre social existant pour faire régner sur terre la paix et le bien-être général.

Ils rêvaient d’un socialisme sans lutte. Enfin, la plupart des socialistes d’alors et, d’une façon générale, des amis de la classe ouvrière, ne voyaient dans le prolétariat qu’une plaie qu’ils regardaient grandît avec horreur à mesure que l’industrie se développait. Aussi cherchaient-ils tous le moyen d’arrêter le développement de l’industrie et du prolétariat, d’arrêter la «roue de l’histoire».

Alors que le développement du prolétariat inspirait une peur générale, c’est dans la croissance ininterrompue du prolétariat que Marx et Engels mettaient tous leurs espoirs. Plus il y aurait de prolétaires, plus grande serait leur force en tant que classe révolutionnaire, et plus le socialisme serait proche et possible. On peut exprimer en quelques, mots les services rendus par Marx et Engels à la classe ouvrière en disant qu’ils lui ont appris à se connaître et à prendre conscience d’elle-même, et qu’ils ont substitué la science aux chimères.

Voilà pourquoi le nom et la vie d’Engels doivent être connus de chaque ouvrier; voilà pourquoi, dans notre recueil, dont le but, comme celui de toutes nos publications, est d’éveiller la conscience de classe des ouvriers russes, nous nous devons de donner un aperçu de la vie et de l’activité de Friedrich Engels, l’un des deux grands éducateurs du prolétariat contemporain.

Engels naquit en 1820 à Barmen, dans la province rhénane du Royaume de Prusse. Son père était un fabricant. En 1838, pour des raisons de famille, Engels dut abandonner ses études au lycée et entrer comme commis dans une maison de commerce de Brême.

Ses occupations commerciales ne l’empêchèrent pas de travailler à parfaire son instruction scientifique et politique. Dès le lycée, il avait pris en haine l’absolutisme et l’arbitraire de la bureaucratie. Ses études de philosophie le menèrent plus loin encore. La doctrine de Hegel régnait alors dans la philosophie allemande et Engels s’en fit le disciple.

Bien que Hegel fût, pour sa part, un admirateur de l’Etat prussien absolutiste au service duquel il se trouvait en sa qualité de professeur à l’Université de Berlin, sa doctrine était révolutionnaire. La foi de Hegel dans la raison humaine et dans ses droits et le principe fondamental de la philosophie hégélienne selon lequel le monde est le théâtre d’un processus permanent de transformation et de développement conduisirent, ceux d’entre les disciples du philosophe berlinois qui ne voulaient pas s’accommoder de la réalité, à l’idée que la lutte contre la réalité, la lutte contre l’iniquité existante et le mal régnant, procède, elle aussi, de la loi universelle du développement perpétuel.

Si tout se développe, si certaines institutions sont remplacées par d’autres, pourquoi l’absolutisme du roi de Prusse ou du tsar de Russie, l’enrichissement d’une infime minorité aux dépens de l’immense majorité, la domination de la bourgeoisie sur le peuple se perpétueraient-ils?

La philosophie de Hegel traitait du développement de l’esprit et des idées; elle était idéaliste. Du développement de l’esprit, elle déduisait celui de la nature, de l’homme et des rapports entre les hommes au sein de la société.

Tout en reprenant l’idée hégélienne d’un processus perpétuel de développement[1], Marx et Engels en rejetèrent l’idéalisme préconçu; l’étude de la vie leur montra que ce n’est pas le développement de l’esprit qui explique celui de la nature, mais qu’au contraire il convient d’expliquer l’esprit à partir de la nature, de la matière…

A l’opposé de Hegel et des autres hégéliens, Marx et Engels étaient des,matérialistes.

Partant d’une conception matérialiste du monde et de l’humanité, ils constatèrent que, de même que tous les phénomènes de la nature ont des causes matérielles, de même le développement de la société humaine est conditionné par celui de forces matérielles, les forces productives. Du développement des forces productives dépendent les rapports qui s’établissent entre les hommes dans la production des objets nécessaires à la satisfaction de leurs besoins.

Et ce sont ces rapports qui expliquent tous les phénomènes de la vie sociale, les aspirations des hommes, leurs idées et leurs lois.

Le développement des forces productives crée des rapports sociaux qui reposent sur la propriété privée, mais nous voyons aujourd’hui ce même développement des forces productives priver la majorité de toute propriété et concentrer celle-ci entre les mains d’une infime minorité. Il abolit la propriété, base de l’ordre social contemporain, et tend de lui-même au but que se sont assigné les socialistes.

Ces derniers doivent seulement comprendre quelle est la force sociale qui, de par sa situation dans la société actuelle, est intéressée à la réalisation du socialisme, et inculquer à cette force la conscience de ses intérêts et de sa mission historique. Cette force, c’est le prolétariat.

Engels apprit à le connaître en Angleterre, à Manchester, centre de l’industrie anglaise, où il vint se fixer en 1842 comme, employé d’une maison de commerce dans laquelle son père avait des intérêts. Engels ne se contenta pas de travailler au bureau de la fabrique: il parcourut les quartiers sordides où vivaient les ouvriers et vit de ses propres yeux leur misère et leurs maux.

Mais il ne se borna pas à observer par lui-même; il lut tout ce qu’on avait écrit avant lui sur la situation de la classe ouvrière anglaise, étudiant scrupuleusement tous les documents officiels qu’il put consulter. Le fruit de ces études et de ces observations fut un livre qui parut en 1845: La Situation de la classe laborieuse en Angleterre.

Nous avons déjà rappelé plus haut le principal mérite d’Engels comme auteur de cet ouvrage. Beaucoup, avant lui, avaient déjà dépeint les souffrances du prolétariat et signalé la nécessité de lui venir en aide. Engels fut le premier à déclarer que le prolétariat n’est pas seulement une classe qui souffre, mais que la situation économique honteuse où il se trouve le pousse irrésistiblement en avant et l’oblige à lutter pour son émancipation finale.

Le prolétariat en lutte s’aidera lui-même. Le mouvement politique de la classe ouvrière amènera inévitablement les ouvriers à se rendre compte qu’il n’est pour eux d’autre issue que le socialisme. A son tour le socialisme ne sera une force que lorsqu’il deviendra l’objectif de la lutte politique de la classe ouvrière. Telles sont les idées maîtresses du livre d’Engels sur la situation de la classe ouvrière en Angleterre, idées que l’ensemble du prolétariat qui pense et qui lutte a aujourd’hui faites siennes, mais qui étaient alors toutes nouvelles.

Ces idées furent exposées dans un ouvrage captivant où abondent les tableaux les plus véridiques et les plus bouleversants de la détresse du prolétariat anglais. Ce livre était un terrible réquisitoire contre le capitalisme et la bourgeoisie. Il produisit une impression considérable. On s’y référa bientôt partout comme au tableau le plus fidèle de la situation du prolétariat contemporain. Et, de fait, ni avant ni après 1845, rien n’a paru qui donnât une peinture aussi saisissante et aussi vraie des maux dont souffre la classe ouvrière.

Engels ne devint socialiste qu’en Angleterre. A Manchester, il entra en relations avec des militants du mouvement ouvrier anglais et se mit à écrire dans les publications socialistes anglaises.

Retournant en Allemagne en 1844, il fit à Paris la connaissance de Marx, avec qui il correspondait déjà depuis quelque temps, et qui était également devenu socialiste, pendant son séjour à Paris, sous l’influence des socialistes français et de la vie française. C’est là que les deux amis écrivirent en commun La Sainte Famille ou la Critique de la critique critique.

Ce livre, paru un an avant La Situation de la classe laborieuse en Angleterre et dont Marx écrivit la plus grande partie, jeta les bases de ce socialisme matérialiste révolutionnaire dont nous avons exposé plus haut les idées essentielles. La sainte famille était une dénomination plaisante donnée à deux philosophes, les frères Bauer, et à leurs disciples.

Ces messieurs prêchaient une critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, répudie toute activité pratique et se borne à contempler «avec esprit critique» le monde environnant et les événements qui s’y produisent. Ces messieurs traitaient de haut le prolétariat qu’ils considéraient comme une masse dépourvue d’esprit critique.

Marx et Engels se sont élevés catégoriquement contre cette tendance absurde et néfaste. Au nom de la personnalité humaine réelle, – de l’ouvrier foulé aux pieds par les classes dominantes et par l’Etat, – ils exigent non une attitude contemplative, mais la lutte pour un ordre meilleur de la société. C’est évidemment dans le prolétariat qu’ils voient la force à la fois capable de mener cette lutte et directement intéressée à la faire aboutir.

Avant La Sainte Famille, Engels avait déjà publié dans les Annales franco-allemandes de Marx et Ruge des «Essais critiques sur l’économie politique» où il analysait d’un point de vue socialiste les phénomènes essentiels du régime économique moderne, conséquences inévitables du règne de la propriété privée. C’est incontestablement sa relation avec Engels qui poussa Marx à s’occuper d’économie politique, science où ses travaux allaient opérer toute une révolution. 

De 1845 à 1847, Engels vécut à Bruxelles et à Paris, menant de front les études scientifiques et une activité pratique parmi les ouvriers allemands de ces deux villes. C’est là que Marx et Engels entrèrent en rapports avec une société secrète allemande, la «Ligue des communistes», qui les chargea d’exposer les principes fondamentaux du socialisme élaboré par eux. Ainsi naquit le célèbre Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, qui parut en 1848. Cette plaquette vaut des tomes: elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé.

La Révolution de 1848, qui éclata d’abord en France et gagna ensuite les autres pays d’Europe occidentale, ramena Marx et Engels dans leur patrie. Là, en Prusse rhénane, ils prirent la direction de la Nouvelle Gazette rhénane, journal démocratique paraissant à Cologne.

Les deux amis étaient l’âme de toutes les aspirations démocratiques révolutionnaires de Prusse rhénane. Ils défendirent jusqu’au bout les intérêts du peuple et de la liberté contre les forces de réaction.

Ces dernières, comme l’on sait, finirent par triompher. La Nouvelle Gazette rhénane fut interdite. Marx qui pendant son émigration s’était vu retirer la nationalité prussienne, fut expulsé. Quant à Engels, il prit part à l’insurrection armée du peuple, combattit dans trois batailles pour la liberté et, après la défaite des insurgés, se réfugia en Suisse d’où il gagna Londres.

C’est également à Londres que Marx vint se fixer. Engels redevint bientôt commis, puis associé, dans cette même maison de commerce de Manchester où il avait travaillé dans les années quarante. jusqu’en 1870, il vécut à Manchester, et Marx à Londres, ce qui ne les empêchait pas d’être en étroite communion d’idées: ils s’écrivaient presque tous les jours.

Dans cette correspondance, les deux a mis échangeaient leurs opinions et leurs connaissances, et continuaient à élaborer en commun le socialisme scientifique. En 1870, Engels vint se fixer à Londres, et leur vie intellectuelle commune, pleine d’une activité intense, se poursuivit jusqu’en 1883, date de la mort de Marx. Cette collaboration fut extrêmement féconde: Marx écrivit Le Capital, l’ouvrage d’économie politique le plus grandiose de notre siècle, et Engels, toute une série de travaux, grands et petits.

Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste. Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx.

Parmi les travaux d’Engels, nous citerons: son ouvrage polémique contre Dühring (où il analyse des questions capitales de la philosophie, des sciences de la nature et des sciences sociales)[2], L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (traduction russe parue à Saint-Pétersbourg, 3e édition, 1895), Ludwig Feuerbach (traduction russe annotée par G. Plékhanov, Genève, 1892), un article sur la politique étrangère du gouvernement russe (traduit en russe dans Le Social-Démocrate de Genève, Nos, 1 et 2), des articles remarquables sur la question du logements et, enfin, deux articles, courts mais d’un très grand intérêt, sur le développement économique de la Russie (Etudes de Friedrich Engels sur la Russie, traduction russe de Véra Zassoulitch, Genève, 1894).

Marx mourut sans avoir pu mettre la dernière main à son ouvrage monumental sur Le Capital. Mais le brouillon en était déjà prêt, et ce fut Engels qui, après la mort de son ami, assuma la lourde tâche de mettre au point et de publier les livres II et III du Capital. Il édita le livre Il en 1885 et le livre III en 1894 (il n’eut pas le temps de préparer le livre IV).

Ces deux livres exigèrent de sa part un travail énorme. Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’oeuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié. Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant.

Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.» Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante.

Pendant leur exil qui suivait le mouvement de 1848-1849, Marx et Engels ne s’occupèrent pas que de science: Marx fonda en 1864 l’«Association internationale des travailleurs», dont il assura la direction pendant dix ans; Engels y joua également un rôle considérable. L’activité de l’«Association internationale» qui, suivant la pensée de Marx, unissait les prolétaires de tous les pays, eut une influence capitale sur le développement du mouvement ouvrier.

Même après sa dissolution, dans les années 70, le rôle de Marx et d’Engels comme pôle d’attraction continua de s’exercer. Mieux: on peut dire que leur importance comme guides spirituels du mouvement ouvrier ne cessa de grandir, car le mouvement lui-même se développait sans arrêt. Après la mort de Marx, Engels continua seul à être le conseiller et le guide des socialistes d’Europe.

C’est à lui que venaient demander conseils et instructions aussi bien les socialistes allemands, dont la force grandissait rapidement malgré les persécutions gouvernementales, que les représentants des pays arriérés, tels les Espagnols, les Roumains, les Russes, qui en étaient à leurs premiers pas. Ils puisaient tous au riche trésor des lumières et de l’expérience du vieil Engels.

Marx et Engels, qui connaissaient le russe et lisaient les ouvrages parus dans cette langue, s’intéressaient vivement à la Russie, dont ils suivaient avec sympathie le mouvement révolutionnaire, et étaient en relation avec les révolutionnaires russes. Tous deux étaient devenus socialistes après avoir été des démocrates, et ils possédaient très fort le sentiment démocratique de haine pour l’arbitraire politique.

Ce sens politique inné, allié à une profonde compréhension théorique du rapport existant entre l’arbitraire politique et l’oppression économique, ainsi que leur riche expérience, avaient rendu Marx et Engels très sensibles sous le rapport politique. Aussi la lutte héroïque de la petite poignée de révolutionnaires russes contre le tout-puissant gouvernement tsariste trouva-t-elle l’écho le plus sympathique dans le coeur de ces deux révolutionnaires éprouvés.

Par contre, toute velléité de se détourner, au nom de prétendus avantages économiques, de la tâche la plus importante et la plus immédiate des socialistes russes, à savoir la conquête de la liberté politique, leur paraissait naturellement suspecte; ils y voyaient même une trahison pure et simple de la grande cause de la révolution sociale. «L’émancipation du prolétariat doit être l’oeuvre du prolétariat lui-même»: voilà ce qu’enseignaient constamment Marx et Engels.

Or, pour pouvoir lutter en vue de son émancipation économique, le prolétariat doit conquérir certains droits politiques.

En outre, Marx et Engels se rendaient parfaitement compte qu’une révolution politique en Russie aurait aussi une importance énorme pour le mouvement ouvrier en Europe occidental. La Russie autocratique a été de tout temps le rempart de la réaction européenne.

La situation internationale exceptionnellement favorable de la Russie à la suite de la guerre de 1870, qui a semé pour longtemps la discorde entre la France et l’Allemagne, ne pouvait évidemment qu’accroître l’importance de la Russie autocratique comme force réactionnaire.

Seule une Russie libre, qui n’aura besoin ni d’opprimer les Polonais, les Finlandais, les Allemands, les Arméniens et autres petits peuples, ni de dresser sans cesse l’une contre l’autre la France et l’Allemagne, permettra à l’Europe contemporaine de se libérer des charges militaires qui l’écrasent, affaiblira tous les éléments réactionnaires en Europe et augmentera la force de la classe ouvrière européenne.

Voilà pourquoi Engels désirait tant l’instauration de la liberté politique en Russie dans l’intérêt même du mouvement ouvrier d’Occident. Les révolutionnaires russes ont perdu en lui leur meilleur ami.

La mémoire de Friedrich Engels, grand combattant et éducateur du prolétariat, vivra éternellement ! 

NOTES

[1] Marx et Engels ont maintes fois déclaré qu’ils éteint, pour une large part, redevables de leur développement intellectuel aux grands philosophes allemands, et notamment à Hegel. «Sans la philosophie allemande, dit Engels, il n’y aurait pas de socialisme scientifique.»

[2] C’est un livre remarquablement riche de contenu et hautement instructif. On n’en a malheureusement traduit en russe qu’une faible partie qui contient un historique du développement du socialisme (Le Développement du socialisme scientifique, 2e édition, Genève, 1892).

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L’URSS socialiste, le recensement et le contrôle

La révolution russe ayant triomphé du tsarisme et de la bourgeoisie en 1917, c’est la question du socialisme qui se pose et qui est formulée par Lénine, une nouvelle fois. Celui-ci n’a donc pas été que le dirigeant de la révolution russe et du parti des bolchéviks : il est également celui qui organise le socialisme dans la période suivant la révolution.

Affiche de 1920 :
[le dirigeant blanc] Wrangel est encore vivant,
il faut en finir avec lui.

Or, le problème est évidemment que les masses qui ont fait la révolution n’ont nullement l’habitude de gouverner, c’est-à-dire d’organiser et de gérer. Il y a là une contradiction fondamentale, que Lénine formule de la manière suivante en décembre 1917 :

« Le grandiose remplacement du travail forcé par le travail pour soi, par le travail organisé méthodiquement à l’échelle gigantesque de l’État (et aussi, dans une certaine mesure, à l’échelle internationale, mondiale) exige également – outre les mesures «militaires» pour réprimer la résistance des exploiteurs – d’immenses efforts d’organisation, de la part du prolétariat et de la paysannerie pauvre.

Cette tâche est inséparable de l’écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d’hier (les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les intellectuels bourgeois (…).

« On ne pourra pas se passer de nous »  : ainsi se consolent les intellectuels accoutumés à servir les capitalistes et l’État capitaliste. Leur calcul cynique est voué à l’échec : dès à présent, des gens instruits se détachent d’eux, passent aux côtés du peuple, aux côtés des travailleurs qu’ils aident à briser la résistance des laquais du capital.

Quant aux organisateurs de talent, ils sont nombreux dans la paysannerie et dans la classe ouvrière ; ils commencent tout juste à prendre conscience d’eux-mêmes, à s’éveiller, à se tourner vers un grand travail vivant et créateur, à entreprendre de leur propre initiative l’édification de la société socialiste.

Une des tâches les plus importantes de notre temps, sinon la plus importante, consiste à stimuler aussi largement que possible cette initiative spontanée des ouvriers, de tous les travailleurs et exploités en général, dans leur labeur fécond d’organisation. Il faut détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues «classes supérieures», seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches, peuvent administrer l’État, organiser l’édification de la société socialiste.

C’est là un préjugé. Il est entretenu par une routine pourrie, par l’encroûtement, par l’habitude de l’esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant.

Non, les ouvriers n’oublieront pas un seul instant qu’ils ont besoin de la force du savoir. Le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’instruire, surtout aujourd’hui, atteste qu’à cet égard il n’y a pas, il ne peut y avoir d’erreur au sein du prolétariat.

Mais pour ce qui est du travail d’organisation, il est à la portée du commun des ouvriers et des paysans, pourvu qu’ils sachent lire et écrire, qu’ils connaissent les homme et soient munis d’une expérience pratique.

Parmi la «plèbe», dont les intellectuels bourgeois parlent avec hauteur et mépris, ces hommes sont légion. Au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie, ces talents constituent une source intarissable et encore intacte.

Les ouvriers et les paysans sont encore «timides». Ils ne se sont pas encore faits à l’idée qu’aujourd’hui ce sont eux la classe dominante ; ils ne sont pas encore assez résolus.

La révolution ne pouvait pas susciter d’emblée ces qualités chez des millions et des millions d’hommes que la faim et la misère avaient contraints toute leur vie durant à travailler sous la trique.

Mais la force, la vitalité, l’invincibilité de la Révolution d’Octobre 1917 tiennent précisément au fait qu’elle éveille ces qualités, renverse toutes les vieilles barrières, rompt les liens vétustes, et engage les travailleurs dans la voie où ils créent eux-mêmes la vie nouvelle.

Le recensement et le contrôle, telle est la tâche économique essentielle de tout Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, de toute société de consommation, de toute association ou comité de ravitaillement, de tout comité d’usine ou de tout organe de contrôle ouvrier en général. »

Comment organiser l’émulation ?
Lénine

Lénine considère cependant que ce changement de mentalité doit également s’exprimer au sein des révolutionnaires eux-mêmes. Il constate ainsi, de manière précise :

« Le mot d’ordre de l’esprit pratique et du sens des affaires n’a jamais joui d’une grande popularité parmi les révolutionnaires. On peut même dire qu’il n’y a jamais eu, à leurs yeux, de mot d’ordre moins populaire.

On conçoit parfaitement qu’à l’époque où la tâche des révolutionnaires était de détruire la vieille société capitaliste, ils devaient adopter à l’égard de ce mot d’ordre une attitude négative et ironique.

Car, dans la pratique, ce mot d’ordre dissimulait alors, sous telle ou telle autre forme, le désir de s’accommoder du capitalisme ou de freiner la poussée du prolétariat contre les assises du capitalisme, d’atténuer la lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

On comprend fort bien que les choses devaient se transformer radicalement après la conquête du pouvoir, après l’affermissement de ce pouvoir, après que l’on eut abordé la création sur une vaste échelle des bases de la société nouvelle, c’est-à-dire socialiste. »

Première ébauche de « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets »

Le souci de l’organisation signifiait nécessairement l’acceptation de compromis temporaires. L’un de ceux-ci fut l’intégration d’experts bourgeois, pour contribuer à l’élan du prolétariat sur le plan de la gestion de l’État socialiste.

Comme le constate Lénine alors, en mars-avril 1918 :

« Si notre prolétariat, une fois maître du pouvoir, avait rapidement tranché la question du recensement, du contrôle et de l’organisation à l’échelle du pays (ce qui était impossible par suite de la guerre et de l’état arriéré de la Russie), nous aurions pu, après avoir brisé le sabotage, nous soumettre entièrement les spécialistes bourgeois grâce à la généralisation du recensement et du contrôle. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Cela signifie que le nouveau régime doit accepter le compromis de payer des experts bourgeois avec des salaires élevés, ce qui est bien sûr, comme le dit Lénine, un « pas en arrière ».

Lénine

Ce n’est cependant pas tout. De par sa situation historique, la Russie était particulièrement arriérée sur le plan des méthodes de travail. Le socialisme doit donc assumer de remodeler celui-ci, afin d’élever les forces productives.

Une formule très connue de Lénine fut ainsi :

« Si la Russie n’adopte pas une nouvelle technique supérieure à l’ancienne, il ne saurait être question ni du relèvement de l’économie nationale, ni du communisme. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de relever l’industrie ».

Notre situation intérieure et extérieure, 1920

Cela signifie que Lénine a compris le caractère inéluctable de la modernisation des méthodes de travail.

Le communisme, c’est
le pouvoir des Soviets + l’électrification

Lénine explique ainsi :

« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. Et il ne pouvait en être autrement sous le régime tsariste où les vestiges du servage étaient si vivaces.

Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur.

Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.

La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine.

Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme.

Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques.

Il faut aussi, en visant à augmenter la productivité du travail, tenir compte des particularités de la période de transition du capitalisme au socialisme, qui exigent, d’une part, que soient jetées les bases de l’organisation socialiste de l’émulation et, d’autre part, que l’on use des moyens de contrainte, de façon que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne soit pas discrédité par l’état de déliquescence du pouvoir prolétarien dans la vie pratique. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Bien entendu, une telle perspective s’oppose de manière complète à l’anarchisme. Les exigences historiques ne peuvent pas être niées, aux yeux de Lénine, qui récuse par conséquent complètement les idéologies bourgeoises, qui placent par définition l’individu au cœur des questions sociales et idéologiques.

Lénine peut donc dire de manière très claire :

« Toutes les habitudes et les traditions de la bourgeoisie en général, et de la petite bourgeoisie en particulier, s’opposent, elles aussi, au contrôle de l’État et s’affirment pour l’inviolabilité de la « sacro-sainte propriété privée », de la « sacro-sainte » entreprise privée.

Nous constatons maintenant de toute évidence à quel point est juste la thèse marxiste selon laquelle l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme sont des tendances bourgeoises ; combien celles-ci sont en contradiction irréductible avec le socialisme, la dictature du prolétariat, le communisme.

La lutte pour inculquer aux masses l’idée de l’enregistrement et du contrôle d’État soviétiques — , la lutte pour l’application de cette idée, pour la rupture avec le passé maudit qui avait habitué les gens à considérer l’effort pour se procurer le pain et les vêtements comme une affaire « privée », la vente et l’achat, comme une transaction qui « ne regarde que moi », c’est là une lutte d’une immense envergure, d’une portée historique universelle, de la conscience socialiste contre la spontanéité bourgeoise et anarchique. »
(Les tâches immédiates du pouvoir des soviets)

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Lénine, organisateur et chef du Parti Communiste de Russie

   A L’OCCASION DU 50e ANNIVERSAIRE DE SA NAISSANCE

   Publié dans la Pravda n° 86 le 23 avril 1920

Il y a deux groupes de marxistes. Tous deux travaillent sous le drapeau du marxisme et se croient « authentiquement » marxistes.

Et cependant ils ne sont pas identiques, loin de là. Bien plus : un abîme les sépare, leurs méthodes de travail étant diamétralement opposées. Le premier de ces groupes se borne d’ordinaire à reconnaître extérieurement le marxisme, à le proclamer avec solennité.

Ne sachant pas ou ne voulant pas pénétrer l’essence du marxisme, ne sachant pas ou ne voulant pas le faire passer dans la vie, il transforme les principes vivants et révolutionnaires du marxisme en formules mortes, qui ne disent rien.

Il fait reposer son activité, non sur l’expérience, ni sur les enseignements du travail pratique, mais sur des citations de Marx. Indications et directives, il les puise non dans l’analyse de la réalité vivante, mais dans les analogies et les parallèles historiques.

Divorce entre la parole et les actes, tel est le vice essentiel de ce groupe. De là les déceptions et cet éternel mécontentement du destin qui, à tout moment, le trahit, le laisse « Gros-Jean comme devant ». Ce groupe a nom menchévisme (en Russie), opportunisme (en Europe). Au congrès de Londres, le camarade Tyszko (Ioguichès) a donné une caractéristique assez heureuse de ce groupe ; il a dit de lui qu’il ne se tenait pas, mais gisait sur la plate-forme marxiste.

Le second groupe, au contraire, reporte le centre de gravité du problème, de la reconnaissance extérieure du marxisme à son application, à sa mise en œuvre.

Déterminer, selon la situation, les voies et moyens permettant de réaliser le marxisme, modifier ces voies et moyens lorsque la situation change, voilà ce qui retient principalement l’attention de ce groupe. Ce n’est pas dans les analogies et les parallèles historiques qu’il puise directives et indications, mais dans l’étude des conditions environnantes.

Dans son activité il ne s’appuie pas sur des citations et des sentences, mais sur l’expérience pratique dont il se sert pour vérifier chacun de ses pas, tirer parti de ses propres erreurs et apprendre aux autres à édifier la vie nouvelle. C’est ce qui explique à proprement parler que dans l’activité de ce groupe l’action ne dément pas la parole et que la doctrine de Marx conserve entièrement sa force révolutionnaire vive.

A ce groupe s’appliquent parfaitement les paroles de Marx, selon lesquelles les marxistes ne peuvent se contenter d’expliquer le monde, mais doivent aller plus loin pour le modifier. Ce groupe a nom : bolchévisme, communisme. L’organisateur et le chef de ce groupe est V. I. Lénine.

1. LÉNINE, ORGANISATEUR
DU PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE

La formation du parti du prolétariat s’est poursuivie en Russie dans des conditions particulières, différentes de celles des pays d’Occident, au moment où s’y organisait le parti ouvrier.

En Occident, — France, Allemagne, — le parti ouvrier est né des syndicats, alors que syndicats et partis fonctionnaient légalement ; alors que la révolution bourgeoise était déjà faite, et qu’existait le Parlement bourgeois, quand la bourgeoisie qui s’était faufilée au pouvoir se trouvait face à face avec le prolétariat.

En Russie, au contraire, le parti du prolétariat s’est formé sous l’absolutisme le plus féroce, dans l’attente de la révolution démocratique bourgeoise, alors que d’une part les organisations du Parti regorgeaient d’éléments « marxistes légaux » bourgeois, avides d’utiliser la classe ouvrière pour la révolution bourgeoise.

D’autre part, les gendarmes du tsar arrachaient des rangs du Parti ses meilleurs militants, cela au moment où l’essor du mouvement révolutionnaire spontané réclamait l’existence d’un noyau de révolutionnaires, noyau apte à la lutte, ferme, uni et suffisamment clandestin, capable de diriger le mouvement en vue de renverser l’absolutisme.

Il s’agissait de séparer les boucs et les brebis, de se délimiter des intrus, de former des cadres de révolutionnaires expérimentés à la base, de leur donner un programme clair et une tactique ferme ; il s’agissait enfin de rassembler ces cadres en une seule organisation de combat composée de révolutionnaires professionnels, suffisamment clandestine pour pouvoir tenir contre les coups de main de la gendarmerie, et en même temps, suffisamment liée aux masses pour, le moment venu, les mener à la lutte.

Les menchéviks, ceux-là même qui « gisent » sur la plate-forme marxiste, tranchaient le problème simplement : du moment qu’en Occident le parti ouvrier était né des syndicats sans-parti en lutte pour l’amélioration de la situation économique de la classe ouvrière, il fallait, dans la mesure du possible, en faire autant pour la Russie, c’est-à-dire se borner pour l’instant à la « lutte économique des ouvriers contre le patronat et le gouvernement », à l’échelle locale, sans créer d’organisation de combat pour toute la Russie, et puis … et puis, si d’ici là les syndicats ne faisaient pas leur apparition, on convoquerait un congrès ouvrier sans-parti et on le proclamerait parti.

Que ce « plan » « marxiste » des menchéviks, utopique pour la Russie, supposât néanmoins un vaste travail d’agitation visant à ravaler l’idée même du parti, à en détruire les cadres, à priver de son parti le prolétariat et à donner la classe ouvrière en pâture aux libéraux, — c’est ce dont les menchéviks, et peut-être aussi nombre de bolcheviks, ne se doutaient guère à l’époque.

Le plus grand mérite de Lénine devant le prolétariat russe et son Parti, c’est d’avoir montré tout le danger du « plan » menchévik d’organisation, au moment où ce « plan » venait tout juste d être conçu, où les auteurs eux-mêmes de ce « plan » avaient peine à s’en représenter clairement les contours ; et, l’ayant montré, d’avoir déclenché une attaque à fond contre le débraillé qui régnait chez les menchéviks, en matière d’organisation, en concentrant sur ce problème toute l’attention des militants Car il s’agissait de l’existence du Parti, de la vie ou de la mort du Parti.

Mettre sur pied un journal politique pour toute la Russie, comme centre de ralliement des forces du Parti ; organiser des cadres stables à la base, comme « formation régulière » du Parti ; rassembler ces cadres en un tout au moyen d’un journal et les cimenter en un parti de combat à l’échelle de toute la Russie, parti aux limites nettement déterminées, au programme clair, à la tactique ferme et à la volonté unique : tel est te plan que Lénine développa dans ses célèbres brochures : Que faire ? et Un pas en avant, deux pas en arrière. 

Ce plan avait le mérite de répondre strictement à la réalité russe et de résumer de façon magistrale l’expérience des meilleurs militants en matière d’organisation.

Dans la lutte pour ce plan, ta majorité des militants russes suivirent résolument Lénine, sans reculer devant la scission. La victoire de ce plan permit de jeter les fondements d’un parti communiste, cohérent et aguerri, qui n’a pas son égal au monde.

Nos camarades (pas seulement les menchéviks !) accusaient souvent Lénine d’avoir un penchant excessif pour la polémique et la scission, d’avoir mené une lutte implacable contre les conciliateurs, etc Sans doute l’un et l’autre ont-ils eu lieu en leur temps.

Mais il n’est pas difficile de comprendre que notre Parti n’aurait pu se débarrasser de sa faiblesse intérieure et de son défaut de précision, ni acquérir la force et la vigueur qui le caractérisent, s’il n’avait chassé de son sein les éléments non prolétariens, opportunistes.

A l’époque de la domination de la bourgeoisie, le Parti du prolétariat ne peut croître et se fortifier que dans la mesure où il mène la lutte contre les éléments opportunistes, hostiles à la Révolution et au Parti, dans son propre milieu et parmi la classe ouvrière Lassalle avait raison de dire : « Le Parti se fortifie en s’épurant. »

Les accusateurs invoquaient d’ordinaire le parti allemand, où florissait l’« unité ».

Mais d’abord, toute unité n’est pas signe de force ; ensuite, il suffit de considérer aujourd’hui l’ancien Parti allemand, déchiré en trois partis, pour comprendre tout ce qu’il y avait de faux, d’illusoire dans l’« unité » entre Scheidemann-Noske et Liebknecht-Luxembourg.

Et qui sait s’il n’eût pas mieux valu pour le prolétariat d’Allemagne que les éléments révolutionnaires du parti allemand se fussent séparés à temps de ses éléments antirévolutionnaires…

Oui, Lénine avait mille fois raison de conduire le Parti dans la voie d’une lutte irréconciliable contre les éléments hostiles au Parti et à la Révolution Car ce n’est que grâce à cette politique d’organisation que notre Parti a su réaliser dans son sein cette unité intérieure et cette étonnante cohésion, dont la possession lui a permis de sortir indemne de la crise de juillet sous Kérenski (1) de porter sans défaillance le poids de l’insurrection d’Octobre, de traverser sans perturbation la crise de la période de Brest-Litovsk (2), d’organiser la victoire sur l’Entente et, enfin, d’acquérir cette souplesse sans analogue qui lui permet à tout moment de reformer ses rangs et de concentrer les centaines de milliers de ses membres sur quelque grande tâche que ce soit, sans jeter la confusion dans son milieu.

2. LÉNINE, CHEF DU PARTI COMMUNISTE DE RUSSIE

Mais les qualités du Parti communiste de Russie dans le domaine d’organisation ne sont qu’un des aspects du problème. Le Parti n’aurait pu croître ni se fortifier avec cette rapidité si le contenu politique de son activité, son programme et sa tactique ne répondaient pas à la situation russe, si ses mots d’ordre n’enflammaient pas les masses ouvrières et ne poussaient le mouvement révolutionnaire en avant. C’est cet aspect que nous allons analyser.

La révolution démocratique bourgeoise russe (1905) s’est faite dans des conditions différentes de celles des pays d’Occident lors des bouleversements révolutionnaires, par exemple, en France et en Allemagne.

La révolution survint en Occident en période manufacturière, à une époque où la lutte de classes n’était pas développée, où le prolétariat faible et peu nombreux ne possédait pas de parti propre, capable de formuler ses revendications, et où la bourgeoisie était assez révolutionnaire pour inspirer confiance aux ouvriers et aux paysans et les mener à la lutte contre l’aristocratie.

En Russie, au contraire, la révolution (1905) a commencé à l’époque du machinisme et de la lutte de classes évoluée, alors que le prolétariat russe, relativement nombreux et soudé par le capitalisme, avait déjà livré maint combat à la bourgeoisie, possédait son propre parti, plus uni que les partis bourgeois, et formulait ses revendications de classe ; cependant que la bourgeoisie russe, qui d’ailleurs vivait des commandes du gouvernement, était effrayée par l’esprit révolutionnaire du prolétariat au point de rechercher une alliance avec le gouvernement et les grands propriétaires fonciers contre les ouvriers et les paysans.

Le fait que la révolution russe ait éclaté à la suite des échecs militaires sur les champs de bataille de la Mandchourie, n’a pu qu’accélérer le cours des événements sans toutefois modifier en rien le fond du problème.

La situation exigeait du prolétariat qu’il se mît à la tête de la révolution, qu’il ralliât autour de lui la paysannerie révolutionnaire et engageât simultanément une lutte décisive contre le tsarisme et la bourgeoisie, en vue de la démocratisation complète du pays et pour assurer ses propres intérêts de classe.

Mais les menchéviks, ceux-là mêmes qui « gisent » sur la plateforme marxiste, résolurent le problème à leur manière : puisque la révolution russe est bourgeoise, et que dans les révolutions bourgeoises ce sont les représentants de la bourgeoisie qui dirigent (voir l’ « histoire » des révolutions française et allemande), le prolétariat ne peut exercer l’hégémonie dans la révolution russe dont la direction doit être laissée à la bourgeoisie russe (à celle-là même qui trahit la révolution) ; la paysannerie, elle aussi, doit être livrée en tutelle à la bourgeoisie; quant au prolétariat, il doit rester à l’état d’opposition d’extrême-gauche.

Et ces plates rengaines de libéraux chétifs, les menchéviks les présentaient comme le dernier mot du marxisme « authentique » !

Le plus grand mérite de Lénine devant la révolution russe, c’est d’avoir révélé jusqu’à la racine l’inanité des parallèles historiques chers aux menchéviks et tout le danger que présentait leur « schéma de la révolution », qui livrait la cause ouvrière en pâture à la bourgeoisie. Dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie, au lieu de la dictature de la bourgeoisie, boycottage de la Douma de Boulyguine (3) et insurrection armée au lieu de la participation à la Douma et d’un travail organique dans son sein ; idée d’un « bloc de gauche » lorsque la Douma s’est malgré tout réunie, et utilisation de la tribune de la Douma pour la lutte en dehors de celle-ci, au lieu d’un ministère cadet et d’un « ménagement » réactionnaire de la Douma ; lutte contre le parti cadet (4) comme force de contre-révolution, au lieu d’un bloc avec lui : tel est le plan tactique développé par Lénine dans ses célèbres brochures — Deux tactiques, la Victoire des cadets. Le mérite de ce plan est que, formulant avec netteté et résolution les revendications de classe du prolétariat, à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise en Russie, il facilitait le passage à la révolution socialiste et portait en germe l’idée de dictature du prolétariat. 

Dans leur lutte pour ce plan tactique, la majorité des militants russes suivit Lénine résolument et sans retour. Le triomphe de ce plan permit de jeter les bases de la tactique révolutionnaire, grâce à laquelle notre Parti ébranle aujourd’hui les fondements de l’impérialisme mondial.

Le développement ultérieur des événements, les quatre années de guerre impérialiste et les perturbations de toute l’économie nationale, la révolution de Février et la fameuse dualité du pouvoir — le Gouvernement provisoire, foyer de la contre-révolution bourgeoise, et le Soviet de Pétersbourg, forme de la dictature naissante du prolétariat —, la Révolution d’Octobre et la dissolution de la Constituante, l’abolition du parlementarisme bourgeois et la proclamation de la République des Soviets, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et l’intervention de l’impérialisme mondial de concert avec les pseudo-marxistes contre la révolution prolétarienne, enfin la situation pitoyable des menchéviks, cramponnés à la Constituante, jetés par-dessus bord par le prolétariat et poussés par la vague de la révolution vers le rivage du capitalisme : tout cela n’a fait que confirmer la justesse des principes de la tactique révolutionnaire formulée par Lénine dans les Deux tactiques. 

Un parti disposant d’un pareil héritage pouvait naviguer hardiment sans craindre les écueils. A notre époque de révolution prolétarienne, où chaque mot d’ordre du Parti et chaque phrase du chef sont vérifiés dans les faits, le prolétariat exige de ses chefs des qualités particulières. L’histoire connaît des chefs prolétariens, des chefs des temps d’orage, des chefs-praticiens, pleins d’abnégation et d’audace, mais faibles en théorie.

Les masses n’oublient pas de sitôt les noms de ces chefs. Tels, par exemple, Lassalle en Allemagne, Blanqui en France. Mais le mouvement dans son ensemble ne peut vivre uniquement de souvenirs : il lui faut un objectif clair (un programme), une ligne ferme (une tactique).

Il est aussi des chefs d’un autre genre, des chefs du temps de paix, forts en théorie, mais faibles en matière d’organisation et de travail pratique.

Ces chefs ne sont populaires que parmi les couches supérieures du prolétariat, et cela jusqu’à un certain moment. Avec l’avènement d’une époque révolutionnaire, où l’on demande aux chefs des mots d’ordre révolutionnaires pratiques, les théoriciens, faisant place à des hommes nouveaux, quittent la scène. Tels, par exemple, Plékhanov en Russie, Kautsky en Allemagne.

Pour se maintenir au poste de chef de la révolution prolétarienne et du Parti du prolétariat, il faut allier en soi la force de la théorie et l’expérience pratique de l’organisation du mouvement prolétarien. P. Axelrod, du temps qu’il était marxiste, écrivait que Lénine « réunissait en lui de façon heureuse l’expérience d’un bon praticien, l’instruction théorique et un vaste horizon politique » (voir la préface de P. Axelrod à la brochure de Lénine : Les tâches des socialdémocrates russes) Il n’est pas difficile de deviner ce que dirait aujourd’hui de Lénine monsieur Axelrod, l’idéologue du capitalisme « civilisé ».

Mais pour nous qui connaissons Lénine de près et pouvons voir les choses avec objectivité, il est certain que Lénine n’a rien perdu de cette vieille qualité.

C’est là du reste qu’il faut chercher l’explication du fait que Lénine, et pas un autre, est aujourd’hui le chef du parti prolétarien le plus puissant et le mieux aguerri du monde.

NOTES

1. La crise de juillet sous Kérenski fut provoquée par les événements des 3-5 juillet 1917 à Pétrograd. Ces jours-là les ouvriers et les soldats de la capitale manifestèrent spontanément sous le mot d’ordre de passage du pouvoir aux Soviets. Malgré le caractère pacifique de la manifestation, le gouvernement provisoire bourgeois, à la tête duquel se trouvait le socialiste-révolutionnaire Kérenski, lança la troupe contre les manifestants.

Après avoir réprimé la manifestation, le gouvernement s’abattit sur le parti bolchevik. Il fit interdire l’organe central des bolcheviks, la Pravda, lança un mandat d’arrêt contre Lénine qui fut obligé de passer à l’illégalité, arrêta des bolcheviks en vue, etc. Mais sous la direction de Lénine et de Staline, le Parti sut préparer dans ces conditions extrêmement pénibles la victoire de la Révolution prolétarienne d’Octobre 1917.

2. La période de Brest-Litovsk est liée à la paix de Brest-Litovsk. La jeune République soviétique, relativement faible encore, s’était trouvée dans la nécessité d’accepter, le 3 mars 1918, la paix rapace imposée par l’Allemagne impérialiste et ses alliés — l’Autriche-Hongrie, la Turquie et la Bulgarie — la paix de Brest-Litovsk. Après la chute du Kaiser en Allemagne (novembre 1918), elle fut annulée par le gouvernement soviétique.

3. Au mois d’août 1905, le ministre de l’Intérieur Boulyguine élabora un projet de décret sur la convocation d’une Assemblée représentative et consultative. Cependant, la Douma de Boulyguine ne fut jamais convoquée. Sous la pression des événements révolutionnaires de l’automne 1905, le gouvernement du tsar dut renoncer à ce projet et promettre la convocation d’un organe représentatif aux fonctions législatives.

4. Parti cadet — principal parti de la bourgeoisie monarchiste libérale russe, fondé en 1905. Il s’appelait parti constitutionnel-démocrate (de là, l’abréviation — c.-d.).

=>Oeuvres de Staline

Staline : Discours prononcé le 28 janvier 1924 suite au décès de Lénine

DISCOURS PRONONCÉ A LA SOIRÉE
ORGANISÉE PAR LES ÉLÈVES DE L’ÉCOLE MILITAIRE DU KREMLIN,
LE 28 JANVIER 1924

Camarades, on m’a dit que vous organisiez ici une soirée consacrée à la mémoire de Lénine, et que j’étais un des rapporteurs invités à cette soirée. Point n’est besoin, j’estime, de vous présenter un rapport suivi sur l’activité de Lénine.

Je pense qu’il vaudrait mieux me borner à vous communiquer une série de faits destinés à faire ressortir certains traits particuliers à Lénine, comme homme et militant. Il n’y aura peut-être pas de liaison interne entre ces faits, mais cela ne peut avoir une importance décisive pour qui voudra se faire de Lénine une idée d’ensemble. En tout cas, il ne m’est pas possible, pour l’instant, de vous en dire plus long que ce que je viens de promettre.

L’AIGLE DES MONTAGNES

Je fis la connaissance de Lénine en 1903. Ce fut, il est vrai, sans le voir, par correspondance. Mais j’en gardai une impression ineffaçable, qui ne m’a jamais quitté pendant toute la durée de mon travail dans le Parti. J’étais alors en exil, en Sibérie. L’activité révolutionnaire de Lénine à la fin des années 90 et notamment après 1901, après la parution de l’Iskra m’avait amené à cette conviction que nous avions en Lénine un homme extraordinaire.

Il n’était point alors, à mes yeux, un simple dirigeant du Parti ; il en était le véritable créateur qui, seul, comprenait la nature intime et les besoins pressants de notre Parti.

Lorsque je le comparais aux autres dirigeants de notre Parti, il me semblait toujours que les compagnons de lutte de Lénine — Plékhanov, Martov, Axelrod et les autres — étaient moins grands que lui d’une tête ; que Lénine, comparé à eux, n’était pas simplement un des dirigeants, mais un dirigeant de type supérieur, un aigle des montagnes, sans peur dans la lutte et menant hardiment le Parti en avant, dans les chemins inexplorés du mouvement révolutionnaire russe.

Cette impression s’était si profondément ancrée dans mon âme que j’éprouvai le besoin d’écrire à ce sujet à un proche ami, alors dans l’émigration, pour lui demander son opinion.

A quelque temps de là, déjà déporté en Sibérie, — c’était à la fin de 1903, — je reçus de mon ami une réponse enthousiaste, ainsi qu’une lettre simple mais riche de contenu, de Lénine, auquel mon ami, comme je le sus plus tard, avait montré ma lettre.

La lettre de Lénine était relativement courte, mais elle contenait une critique hardie, intrépide de l’activité pratique de notre Parti, ainsi qu’un exposé remarquablement clair et concis du plan de travail du Parti pour la période à venir. Lénine seul savait traiter des choses les plus embrouillées avec tant de simplicité et de clarté, de concision et de hardiesse, quand chaque phrase ne parle pas, mais fait feu.

Cette petite lettre simple et hardie affermit ma foi en ce sens que notre Parti possédait en Lénine un aigle des montagnes. Je ne puis me pardonner d’avoir brûlé cette lettre de Lénine, ainsi que beaucoup d’autres, par habitude de vieux militant clandestin.

C’est de ce moment que datent mes relations avec Lénine.

LA MODESTIE

Je rencontrai pour la première fois Lénine en décembre 1905, à la conférence bolchevique de Tammerfors (Finlande). Je m’attendais à voir l’aigle des montagnes de notre Parti, le grand homme, grand non seulement au point de vue politique, mais aussi, si vous voulez, au point de vue physique ; car dans mon imagination Lénine m’apparaissait comme un géant à belle stature, l’air imposant. Quelle ne fut pas ma déception quand j’aperçus un homme des plus ordinaires, d’une taille au-dessous de la moyenne, ne différant en rien, mais absolument en rien, d’un simple mortel…

L’usage veut qu’un « grand homme » arrive habituellement en retard aux réunions, afin que les membres de l’assemblée attendent sa venue, le souffle en suspens. Et puis les assistants avertissent de l’arrivée d’un grand homme par des « chut… silence … le voilà ! »

Ce cérémonial ne me semblait pas superflu, car il en imposait, il inspirait le respect. Quelle ne fut pas ma déception quand j’appris que Lénine s’était présenté à la réunion avant les délégués et que, dans un angle de la salle, il poursuivait le plus simplement du monde une conversation des plus ordinaires avec les plus ordinaires délégués de la conférence. Je ne vous cacherai pas que cela me parut à l’époque comme une certaine violation de certaines règles établies.

Plus tard seulement je compris que cette simplicité et cette modestie de Lénine, ce désir de passer inaperçu ou tout au moins de ne pas se faire trop remarquer, de ne pas se prévaloir de sa haute position — que ce trait constitua un des côtés les plus forts de Lénine, nouveau chef des nouvelles masses, — masses simples et ordinaires qui forment les « basses couches » les plus profondes de l’humanité.

PUISSANCE DE LOGIQUE

Lénine prononça à cette conférence deux discours remarquables : sur la situation politique et sur la question agraire. Malheureusement ils n’ont pas été retrouvés.

Discours de haute inspiration qui déchaînèrent l’enthousiasme de la conférence.

Force de conviction extraordinaire, simplicité et clarté dans l’argumentation, phrases brèves à portée de tout le monde, absence de pose, absence de gestes vertigineux et de phrases à effet visant à faire impression : tout cela distinguait avantageusement les discours de Lénine de ceux des orateurs « parlementaires » habituels.

Mais ce qui me captiva alors, ce ne fut point ce côté de ses discours ; c’était la force irrésistible de la logique de Lénine, logique un peu sèche, mais qui, en revanche, s’empare à fond de l’auditoire, l’électrise peu à peu et puis ensuite le rend prisonnier, comme on dit, sans recours.

Je me souviens que beaucoup de délégués disaient alors : « La logique des discours de Lénine, c’est comme des tentacules tout-puissants qui vous enserrent de tous côtés dans un étau dont il est impossible de briser l’étreinte : il faut ou se rendre ou se résoudre à un échec complet. »

Cette particularité des discours de Lénine est, je pense, le côté le plus fort de son talent d’orateur.

SANS PLEURNICHERIE

Je rencontrai Lénine pour la deuxième fois en 1906, à Stockholm, au congrès de notre Parti. On sait qu’à ce congrès les bolcheviks restèrent en minorité, qu’ils essuyèrent une délaite. Je voyais pour la première fois Lénine dans le rôle de vaincu. Il ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs qui, après une défaite, se lamentent et se découragent.

Au contraire, la défaite avait galvanisé en Lénine toutes ses énergies, qui incitaient ses partisans à de nouvelles batailles en vue de la victoire future.

J’ai dit : défaite de Lénine.

Mais qu’était-ce que cette défaite ?

Il fallait voir les adversaires de Lénine, les vainqueurs du congrès de Stockholm — Plékhanov, Axelrod, Martov et les autres : ils ressemblaient bien peu à des vainqueurs véritables, Lénine, par sa critique implacable du menchévisme, les ayant comme on dit, démolis à fond.

Je me souviens que nous, délégués bolcheviks, massés en tas, nous regardions Lénine, lui demandant conseil. Dans les propos de certains délégués perçaient la lassitude, l’accablement.

Il me souvient que Lénine, en réponse à ces propos, murmura entre les dents, d’un ton âpre : « Ne pleurnichez pas, camarades, nous vaincrons à coup sûr parce que nous avons raison. »

La haine des intellectuels pleurnichards, la foi en nos forces, la foi en la victoire, voilà ce dont nous parlait alors Lénine. On sentait bien que la défaite des bolcheviks était momentanée, qu’ils allaient vaincre prochainement.

« Ne pas pleurnicher à l’occasion d’une défaite », voilà le trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de rassembler autour de lui une armée entièrement dévouée et confiante en ses forces.

SANS PRÉSOMPTION

Au Congrès suivant, en 1907, à Londres, ce furent les bolcheviks qui remportèrent la victoire. Je voyais Lénine pour la première fois dans le rôle de vainqueur. D’ordinaire, la victoire grise certains chefs, les rend hautains et présomptueux. Dès lors on commence le plus souvent à chanter victoire, on s’endort sur ses lauriers.

Mais Lénine ne ressemblait pas le moins du monde à ces chefs.

Au contraire, c’est après la victoire qu’il se montrait vigilant, l’esprit en éveil. Je me souviens que Lénine répétait avec insistance aux délégués : « Premièrement, ne pas se laisser griser par la victoire, ni en tirer vanité ; deuxièmement, consolider sa victoire ; troisièmement, achever l’ennemi, car il n’est que battu et il s’en faut qu’il soit achevé. » Il raillait âprement les délégués qui affirmaient à la légère que « désormais c’en était fait des menchéviks ».

Il ne lui fut pas difficile de démontrer que les menchéviks avaient encore des racines dans le mouvement ouvrier, qu’il fallait savoir les combattre en évitant avec soin de surestimer ses propres forces et, surtout, de sous-estimer les forces adverses.

« Ne pas tirer vanité de sa victoire », voilà le trait de caractère de Lénine qui lui a permis d’évaluer avec lucidité les forces de l’ennemi et de mettre le Parti à l’abri des surprises éventuelles.

L’ATTACHEMENT AUX PRINCIPES

Les chefs d’un parti ne peuvent pas ne pas faire cas de l’opinion de la majorité de leur parti. La majorité est une force avec laquelle un chef est tenu de compter. Cela Lénine le comprenait aussi bien que tout autre dirigeant du Parti. Mais Lénine ne fut jamais prisonnier de la majorité, surtout quand cette majorité manquait de base doctrinale.

L’histoire de notre Parti a connu des moments où l’opinion de la majorité ou bien les intérêts momentanés du Parti entraient en conflit avec les intérêts fondamentaux du prolétariat.

En pareil cas Lénine, sans hésiter, se mettait résolument du côté des principes contre la majorité du Parti. Bien plus, il ne craignait point alors de s’élever littéralement seul contre tous, estimant, comme il le disait souvent, qu’« une politique fidèle aux principes est la seule juste ».

Les deux faits suivants sont particulièrement caractéristiques à cet égard.

Premier fait. Période de 1909 à 1911, où le Parti, écrasé par la contre-révolution, était en pleine décomposition.

Période où l’on avait perdu la foi dans le Parti ; où non seulement les intellectuels, mais aussi, dans une certaine mesure, les ouvriers abandonnaient en masse le Parti ; période de désaveu de l’action clandestine ; période de liquidation et de débâcle.

Non seulement les menchéviks, mais aussi les bolcheviks représentaient alors une série de fractions et de courants détachés, pour la plupart, du mouvement ouvrier.

C’est précisément en cette période, on le sait, que naquit l’idée de liquider entièrement l’action clandestine du Parti et d’organiser les ouvriers au sein d’un parti légal, libéral, stolypinien.

Lénine fut seul, à l’époque, à ne pas se laisser gagner par la contagion générale et à tenir haut le drapeau du Parti ; c’est avec une patience étonnante, avec une obstination inouïe qu’il rassemblait les forces dispersées et écrasées du Parti ; il luttait contre toutes les tendances hostiles au Parti qui se faisaient jour dans le mouvement ouvrier ; il défendait les principes du Parti avec un courage sans analogue et une persévérance sans précédent.

On sait que plus tard Lénine est sorti vainqueur de cette lutte pour le maintien du Parti.

Deuxième fait. Période de 1914 à 1917, où la guerre impérialiste battait son plein, où tous les partis social-démocrates ou socialistes, ou presque, emportés par le délire patriotique général, s’étaient mis au service de l’impérialisme de leur pays. Période où la IIe Internationale mettait pavillon bas devant le Capital ; où même des hommes comme Plékhanov, Kautsky, Guesde et d’autres encore ne purent résister à la vague de chauvinisme.

Lénine fut seul ou presque seul à engager résolument la lutte contre le social-chauvinisme et le social-pacifisme, à dénoncer la trahison des Guesde et des Kautsky et à stigmatiser l’esprit d’indécision des « révolutionnaires » nageant entre deux eaux.

Lénine comprenait qu’il n’avait derrière lui qu’une infime minorité, mais pour lui cela n’avait pas une importance décisive ; il savait que la seule politique juste ayant pour elle l’avenir, c’est la politique de l’internationalisme conséquent ; il savait qu’une politique fidèle aux principes est la seule juste.

On sait que Lénine est sorti également vainqueur de cette lutte pour une nouvelle Internationale.

« La politique fidèle aux principes est la seule juste », c’est à l’aide de cette formule que Lénine a pris d’assaut de nouvelles positions « imprenables », et gagné au marxisme révolutionnaire les meilleurs éléments du prolétariat.

LA FOI DANS LES MASSES

Les théoriciens et les chefs de parti, qui savent l’histoire des peuples, qui ont étudié d’un bout à l’autre l’histoire des révolutions, sont parfois affligés d’une maladie inconvenante. Cette maladie s’appelle la peur des masses, le manque de foi dans leurs facultés créatrices.

Elle engendre parfois chez les chefs un certain aristocratisme à l’égard des masses peu initiées à l’histoire des révolutions, mais appelées à démolir ce qui est vieux et à bâtir du neuf.

La peur que les éléments ne se déchaînent, que les masses ne « démolissent beaucoup trop », le désir de jouer le rôle de gouvernante qui prétend instruire les masses par les livres, sans vouloir s’instruire elle-même auprès de ces masses : telle est la source de cette espèce d’aristocratisme.

Lénine était tout l’opposé de ces chefs. Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait, comme Lénine, possédé une foi aussi profonde dans les forces créatrices du prolétariat et en la justesse révolutionnaire de son instinct de classe.

Je ne connais pas d’autre révolutionnaire qui ait su, comme Lénine, flageller aussi impitoyablement les infatués critiques du « chaos de la révolution » et de la « bacchanale de l’action spontanée des masses ».

Je me souviens qu’au cours d’un entretien, en réponse à la remarque d’un camarade que, « après la révolution, doit s’établir un ordre de choses normal » Lénine répliqua, sarcastique : « Il est malheureux que des hommes désireux d’être des révolutionnaires oublient que l’ordre de choses le plus normal dans l’histoire est celui de la révolution. »

De là ce dédain de Lénine pour tous ceux qui voulaient regarder de haut les masses et les instruire par les livres. De là l’effort constant de Lénine, disant qu’il fallait s’instruire auprès des masses, saisir leur action, étudier à fond l’expérience pratique de la lutte des masses.

La foi dans les forces créatrices des masses est ce trait particulier de l’activité de Lénine, qui lui a permis de saisir la signification du mouvement spontané des masses et de l’orienter dans la voie de la révolution prolétarienne.

LE GÉNIE DE LA RÉVOLUTION

Lénine était né pour la révolution. Il fut véritablement le génie des explosions révolutionnaires et le plus grand maître dans l’art de diriger la révolution. Jamais il ne se sentait si à son aise, si joyeux qu’aux époques de secousses révolutionnaires.

Je ne veux point dire par là que Lénine approuvât indifféremment toute secousse révolutionnaire, ni qu’il fût toujours et en toute circonstance partisan des explosions révolutionnaires. Pas du tout. Je veux dire simplement que la clairvoyance géniale de Lénine ne s’est jamais manifestée avec autant de plénitude et de netteté que pendant les explosions révolutionnaires.

Aux tournants révolutionnaires, il s’épanouissait littéralement, il acquérait le don de double vue, il devinait le mouvement des classes et les zigzags probables de la révolution, comme s’il les lisait dans le creux de la main. Ce n’est pas sans raison que l’on disait dans notre Parti : « Ilitch sait nager dans les vagues de la révolution comme un poisson dans l’eau. »

D’où la clarté « surprenante » des mots d’ordre tactiques de Lénine et l’audace « vertigineuse » de ses plans révolutionnaires.

Il me revient en mémoire deux faits éminemment caractéristiques et qui soulignent ce trait particulier de Lénine.

Premier fait.

C’était à la veille de la Révolution d’Octobre, alors que des millions d’ouvriers, de paysans et de soldats, talonnés par la crise à l’arrière et au front, réclamaient la paix et la liberté ; que les généraux et la bourgeoisie préparaient la dictature militaire, en vue de mener la « guerre jusqu’au bout » ; que la prétendue « opinion publique », tous les prétendus « partis socialistes » étaient hostiles aux bolcheviks et les traitaient d’« espions allemands » ; que Kérenski tentait de rejeter le Parti bolchevik dans l’illégalité et y avait partiellement réussi ; que les armées encore puissantes et disciplinées de la coalition austro-allemande se dressaient face à nos armées fatiguées et en décomposition, et que les « socialistes » de l’Europe occidentale faisaient tranquillement bloc avec leurs gouvernements, en vue de mener « la guerre jusqu’à la victoire complète »…

Que signifiait déclencher une insurrection en un pareil moment ?

Déclencher une insurrection dans de telles conditions c’était jouer son va-tout. Cependant Lénine ne craignait pas de courir ce risque ; il savait, il voyait d’un œil lucide que l’insurrection était inévitable ; que l’insurrection triompherait ; que l’insurrection en Russie préparerait la fin de la guerre impérialiste ; que l’insurrection en Russie mettrait en branle les masses épuisées des pays d’Occident ; que l’insurrection en Russie transformerait la guerre impérialiste en guerre civile ; que de cette insurrection naîtrait la République des Soviets ; que la République des Soviets servirait de rempart au mouvement révolutionnaire dans le monde entier.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine s’est accomplie avec une précision sans exemple.

Deuxième fait. C’était aux premiers jours qui suivirent la Révolution d’Octobre, quand le Conseil des commissaires du peuple voulut contraindre le général rebelle Doukhonine, commandant en chef des armées russes, à faire cesser les opérations militaires et entamer des pourparlers d’armistice avec les Allemands. Je me souviens que Lénine, Krylenko (le futur commandant en chef) et moi, nous nous rendîmes au Quartier général de Pétrograd pour nous entretenir par fil direct avec Doukhonine. Moment terrible.

Doukhonine et le G.Q.G. refusèrent net d’exécuter l’ordre du Conseil des commissaires du peuple. Le personnel de commandement de l’armée se trouvait entièrement aux mains du G.Q.G. Quant aux soldats, on ignorait ce que dirait cette armée de douze millions d’hommes, soumise à ce qu’on appelait les organisations d’armée, hostiles au pouvoir des Soviets.

On sait qu’une rébellion des élèves-officiers couvait à Pétrograd. En outre, Kérenski marchait sur la capitale. Il me souvient qu’après un court silence devant l’appareil, le visage de Lénine s’éclaira d’une flamme intérieure. Visiblement Lénine avait pris une décision.

« Allons à la T.S.F., dit-il, elle nous rendra service : nous destituerons par un ordre spécial le général Doukhonine, à sa place nous nommerons Krylenko commandant en chef, et nous adresserons aux soldats, par-dessus la tête de leurs chefs, cet appel : isoler les généraux, cesser les opérations militaires, nouer contact avec les soldats austro-allemands et prendre en main propre la cause de la paix. »

C’était faire un « saut dans l’inconnu ». Mais Lénine ne craignit pas de l’effectuer. Au contraire, il alla au-devant de lui, sachant que l’armée voulait la paix et qu’elle la conquerrait en balayant sur sa route tous les obstacles ; il savait que ce moyen d’affirmer la paix ne manquerait pas d’influer sur les soldats austro-allemands et donnerait libre cours à la volonté de paix sur tous les fronts sans exception.

On sait que cette prévision révolutionnaire de Lénine devait également s’accomplir en tous points.

Une clairvoyance géniale, la faculté de saisir et de deviner rapidement le sens intime des événements en marche : tel est le trait de Lénine qui lui a permis d’élaborer une stratégie juste et une claire ligne de conduite, aux tournants du mouvement révolutionnaire.

=>Oeuvres de Staline

Lénine : les tâches de la III° Internationale

[Juillet 1919.]

RAMSAY MACDONALD ET LA III’ INTERNATIONALE

Le n° 5475 du journal social‑chauvin français l’Humanité, en date du 14 avril 1919, a publié un éditorial de Ramsay Macdonald, le chef bien connu du parti britannique dit « Parti ouvrier indépendant », en fait un parti opportuniste qui a toujours dépendu de la bourgeoisie. Cet article est tellement typique du courant appelé communément le « centre », et que le I°congrès de l’Internationale communiste de Moscou a désigné par ce nom, que nous le reproduisons intégralement ainsi que les lignes d’introduction de la rédaction de l’Humanité :

LA TROISIEME INTERNATIONALE

Notre ami Ramsay Macdonald était, avant la guerre, le leader écouté du Labour Party à la chambre des Communes. Sa haute conscience de socialiste et de croyant lui ayant fait un devoir de réprouver la guerre impérialiste et de ne pas se joindre à ceux qui la saluaient du nom de guerre du droit, il abandonna après le 4 août la direction du Labour Party et, avec ses camarades de l’I’indépendant, avec notre admirable Keir Hardie, il ne craignit pas de déclarer la guerre à la guerre.

Il y fallait de l’héroïsme quotidien.

Macdonald montra alors que le courage, c’est comme le disait Jaurès : « De ne pas subir la loi du mensonge triomphant et de ne pas faire écho aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »

M. Lloyd George a fait battre Macdonald aux élections « kaki1 » de fin novembre. Soyons tranquilles, Macdonald aura sa revanche, et elle est proche.

Ce fut le malheur du mouvement socialiste dans sa politique nationale et internationale d’être travaillé par des tendances séparatistes.

il n’est cependant pas mauvais qu’il y ait en lui des nuances d’opinions et des variations de méthode. Notre socialisme en est encore au stade expérimental.

Ses principes généraux sont fixés, mais la manière de les bien appliquer, les combinaisons qui feront triompher la Révolution, la façon dont l’Etat socialiste doit être construit sont autant de questions à discuter et sur lesquelles le dernier mot n’a pas été dit. Une étude approfondie de tous ces points nous mènera à une plus grande vérité.

Les extrêmes peuvent se combattre et leurs luttes peuvent servir à fortifier les conceptions socialistes, mais le mal recommence, lorsque chacun regarde l’autre comme un traître, comme un croyant qui a perdu la grâce et à qui les portes du Parti doivent être fermées.

Quand les socialistes sont possédés d’un esprit dogmatique semblable à celui qui prêchait autrefois dans la chrétienté la guerre civile pour la gloire de Dieu et l’écrasement du Diable, alors la bourgeoisie peut, être en paix, car sa période de domination n’est pas encore terminée, quels que soient à ce moment les succès socialistes locaux et internationaux.

Aujourd’hui notre mouvement rencontre malheureusement un nouvel obstacle. Une nouvelle Internationale est proclamée à Moscou.

Je le regrette beaucoup, car l’Internationale socialiste est à l’heure actuelle suffisamment ouverte à toutes les formes de la pensée socialiste, et malgré les controverses théoriques et pratiques soulevées par le bolchévisme, je ne vois pas de raison pour que la gauche se sépare du centre et forme un groupe indépendant.

Nous devons nous rappeler d’abord que nous sommes encore dans la période d’enfantement de la Révolution ; les formes de gouvernement issues des destructions politiques et sociales de la guerre n’ont pas encore fait leurs preuves et ne sont pas définitivement fixées.

Le premier coup de balai semble toujours remarquable, mais on n’est pas sûr de l’efficacité du dernier.

La Russie n’est pas la Hongrie, la Hongrie n’est pas la France, la France n’est pas l’Angleterre, et diviser l’Internationale d’après l’expérience d’une seule nation est une étroitesse d’esprit criminelle.

En outre, que vaut l’expérience de la Russie ? Qui peut en parler ?

Les gouvernements alliés ont peur de nous laisser nous renseigner.

Mais il y a deux choses que nous savons.

La première, c’est qu’il n’y avait pas de plan préparé pour la Révolution qu’a faite le gouvernement russe actuel. Elfe s’est développée selon le cours des événements. Lénine commença à attaquer Kérenski en demandant une Assemblée Constituante . Les événements le conduisirent à supprimer cette Assemblée. Quand arriva la Révolution sociale en Russie, personne ne pensait que les Soviets prendraient dans le gouvernement la place qu’ils y ont prise.

Par la suite, Lénine a justement exhorté la Hongrie à ne pas copier servilement la Russie, mais à laisser la Révolution hongroise évoluer selon son propre caractère.

Les fluctuations et l’évolution des expériences auxquelles nous assistons en ce moment ne doivent à aucun prix amener une division dans l’Internationale.

Tous les gouvernements socialistes ont besoin de l’aide et des conseils de l’Internationale : l’Internationale a besoin de surveiller leurs expériences d’un oeil attentif et d’un esprit ouvert.

Je viens d’apprendre d’un ami, qui a vu Lénine récemment, que personne ne critique plus librement le gouvernement des Soviets que Lénine ne le fait lui‑même.

***

Si les troubles. et les révolutions d’après‑guerre ne justifient pas une scission, l’attitude de certaines sections socialistes pendant la guerre la justifie‑t‑elle ? Ici, je confesse avec candeur que la raison peut paraître meilleure. Mais s’il y a vraiment un motif de scission dans l’Internationale, la conférence de Moscou a posé la question de la plus mauvaise manière.

Je suis parmi ceux qui considèrent que la discussion de Berne sur les responsabilités de la guerre n’était qu’une concession à l’opinion publique non socialiste.

Non seulement à Berne on ne pouvait émettre sur cette question un jugement qui eût une valeur historique quelconque (bien qu’il pût avoir quelque valeur politique), mais le sujet lui‑même n’a pas été abordé comme il convient.

Une condamnation de la majorité allemande (que la majorité allemande a amplement méritée et à laquelle j’ai été très heureux d’adhérer) ne pouvait pas être un exposé des origines de la guerre.

Les débats de Berne n’ont pas amené une discussion franche de l’attitude des autres socialistes à l’égard de la guerre.

Ils n’ont donné aucune formule pour la conduite des socialistes pendant une guerre. Tout ce que l’Internationale avait dit jusqu’alors, c’est que, dans une guerre de défense nationale, les socialistes devaient se joindre aux autres partis.

Dans ces conditions, qui allons‑nous condamner ?

Quelques‑uns d’entre nous savaient que ce qu’avait dit l’Internationale ne signifiait rien. et ne constituait pas pour l’action un guide pratique.

Ils savaient qu’une telle guerre finirait par une victoire impérialiste, et sans être pacifistes, au sens habituel du mot, ou antipacifistes, nous adhérions à une politique que nous pensions être la seule compatible avec l’Internationalisme.

Mais l’Internationale ne nous avait jamais prescrit cette règle de conduite.

C’est pourquoi, à l’heure où commença la guerre, l’Internationale s’écroula. Elle fut sans autorité, et n’édicta aucune loi au nom de laquelle nous puissions aujourd’hui condamner ceux qui ont honnêtement exécuté les résolutions des Congrès internationaux.

En conséquence la position qu’il faut prendre aujourd’hui est la suivante : au lieu de nous diviser sur ce qui a eu lieu, édifions une internationale réellement active et qui protège le mouvement socialiste pendant la période de Révolution et de construction que nous allons traverser.

Il faut que nous restaurions nos principes socialistes. Il faut que nous posions les bases solides de la conduite socialiste internationale.

Puis, s’il se trouve que sur ces principes nous différions essentiellement, si nous ne tombons pas d’accord sur la liberté et la démocratie, si nous avons des vues définitivement divergentes sur les conditions dans lesquelles le prolétariat peut prendre le pouvoir, si la guerre a empoisonné d’impérialisme certaines sections de l’Internationale, alors il peut y avoir scission.

Je ne pense pas cependant qu’une telle calamité se produise.

Par suite, je regrette le manifeste de Moscou comme étant pour le moins prématuré et certainement inutile, et j’espère que mes camarades français qui ont supporté avec moi les calomnies et les douleurs des quatre tristes dernières années ne vont pas, dans un mouvement d’impatience, contribuer à briser la solidarité internationale.

Leurs enfants auraient à la reconstruire si le prolétariat doit jamais gouverner le monde.

J. Ramsay Macdonald

Comme le constate le lecteur, l’auteur de cet article s’efforce de démontrer l’inutilité de la scission. Or, au contraire, l’inévitabilité de celle-ci découle précisément de la façon de raisonner de Ramsay Macdonald, représentant typique de la Il° Internationale, digne compagnon d’armes de Scheidemann et de Kautsky, de Vandervelde et de Branting, etc., etc.

L’article de Ramsay Macdonald est le meilleur échantillon de ces phrases coulantes, mélodieuses, stéréotypées, en apparence socialistes, qui servent depuis bien longtemps dans tous les pays capitalistes avancés à masquer la politique bourgeoise au sein du mouvement ouvrier.

Commençons par ce qui est le moins important, mais particulièrement caractéristique. De même que Kautsky (dans sa brochure La dictature du prolétariat), l’auteur reprend le mensonge bourgeois selon lequel personne en Russie n’aurait prévu. à l’avance le rôle des Soviets, selon lequel les bolchéviks et moi‑même aurions engagé la lutte contre Kérenski uniquement au nom de l’Assemblée constituante.

C’est un mensonge bourgeois. En réalité, dès le 4 avril 1917, dès le premier jour de mon arrivée à Pétrograd, j’ai proposé des « thèses » revendiquant la république des Soviets, et non la république parlementaire bourgeoise.

Je l’ai répété de nombreuses fois à l’époque de Kérenski, dans la presse et à des réunions. Le parti bolchévik l’a déclaré solennellement et officiellement dans les décisions de sa conférence du 29 avril 19172.

Ne pas savoir cela, c’est ne pas vouloir connaître la vérité sur la révolution socialiste en Russie. Ne pas vouloir comprendre qu’une république parlementaire bourgeoise avec une Assemblée constituante est un pas en avant par rapport à la même république sans Assemblée constituante, tandis qu’une république des Soviets est deux pas en avant, c’est fermer les yeux devant la différence entre la bourgeoisie et le prolétariat.

Se dire socialiste et ne pas voir cette différence deux ans après que la question ait été posée en Russie et un an et demi après la victoire de la révolution soviétique en Russie, c’est demeurer obstinément et totalement prisonnier de « l’opinion publique des milieux non socialistes », c’est‑à‑dire des idées et de la politique de la bourgeoisie.

Avec de tels individus, la scission est nécessaire et inévitable ; car il est impossible de faire la révolution socialiste la main dans la main avec ceux qui tirent du côté de la bourgeoisie.

Et si des gens comme Ramsay Macdonald ou Kautsky et consorts n’ont même pas voulu surmonter cette petite « difficulté » qui aurait consisté pour ces « chefs » à prendre connaissance des documents relatifs à l’attitude des bolchéviks devant le pouvoir des Soviets, à leur façon de poser cette question avant et après le 25 octobre (7 novembre) 1917, ne serait‑il pas ridicule d’attendre de ces gens qu’ils soient disposés àsurmonter, et capables de le faire, les difficultés incomparablement plus grandes de la lutte actuelle pour la révolution socialiste ?

Il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Passons à la deuxième contrevérité (parmi les innombrables contrevérités dont fourmille l’article de Ramsay Macdonald, car il en contient sans doute plus que de mots). Cette contrevérité est peut-être la plus grave.

J.R. Macdonald affirme que l’Internationale aurait seulement dit, avant la guerre de 1914‑1918, que « dans une guerre de défense nationale, les socialistes devaient se joindre aux autres partis ».

C’est s’écarter d’une façon flagrante et monstrueuse de la vérité.

Chacun sait que le manifeste de Bâle de 1912 a été adopté à l’unanimité par tous les socialistes et qu’il est le seul, parmi tous les documents de l’Internationale, à concerner justement cette guerre entre le groupe anglais et le groupe allemand de rapaces impérialistes, guerre qui, de toute évidence, se préparait en 1912 et qui éclata en 1914.

C’est à propos de cette guerre que le manifeste de Bâle a dit trois choses que Macdonald passe aujourd’hui sous silence, commettant ainsi le crime le plus grave contre le socialisme, et démontrant qu’avec les gens comme lui la scission est indispensable, car ils servent en fait la bourgeoisie, et non le prolétariat.

Ces trois choses sont les suivantes :

  • la guerre dont on est menacé ne saurait le moins du monde être justifiée au nom des intérêts de la liberté nationale ;
  • de la part des ouvriers, ce serait un crime au cours de cette guerre de tirer les uns sur les autres ;
  • la guerre conduit à la révolution prolétarienne.

Voilà les trois vérités essentielles et fondamentales que Macdonald « oublie » (bien qu’il y ait souscrit avant la guerre), passant en fait aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat et démontrant que la scission est indispensable.

L’Internationale Communiste n’acceptera pas l’unité avec des partis qui se refusent à reconnaître cette vérité et sont incapables de démontrer par leurs actes qu’ils sont prêts, résolus et aptes à faire pénétrer ces vérités dans la conscience des masses.

La paix de Versailles a démontré même aux sots et aux aveugles, même à la masse des myopes, que l’Entente était et demeure un rapace impérialiste aussi immonde et sanguinaire que l’Allemagne.

Seuls pouvaient ne pas le voir soit des hypocrites et des menteurs, qui font sciemment la politique de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier, des agents et commis déclarés de la bourgeoisie (labor lieutenants of the capitalist class, ses officiers ouvriers au service de la classe capitaliste, comme disent les socialistes américains), soit des gens tellement perméables aux idées bourgeoises et à l’influence bourgeoise qu’ils ne sont socialistes qu’en paroles, et sont en réalité des petits bourgeois, des philistins, des sous‑fifres des capitalistes.

La différence entre ces deux catégories est importante du point de vue des individus, c’est‑à‑dire pour juger Pierre ou Paul parmi les social‑chauvins de tous les pays. Pour un homme politique, c’est‑à‑dire du point de vue des rapports entre des millions d’hommes, entre des classes, cette différence n’est pas essentielle.

Les socialistes qui n’ont pas compris, pendant la guerre de 1914‑1918, que c’était une guerre criminelle, réactionnaire, une guerre impérialiste de brigandage des deux côtés, sont des social‑chauvins, c’est‑à‑dire des socialistes en paroles et des chauvins en fait ; des amis de la classe ouvrière en paroles, mais en fait des laquais de « leur » bourgeoisie nationale, qu’ils aident à tromper le peuple, en peignant comme « nationale », « libératrice », « défensive », « juste », etc., la guerre entre le groupe anglais et le groupe allemand de forbans impérialistes, également immondes, sordides, sanguinaires, criminels, réactionnaires.

L’unité avec les social‑chauvins est une trahison de la révolution, une trahison du prolétariat, une trahison du socialisme, le passage aux côtés de la bourgeoisie, car c’est « l’unité » avec la bourgeoisie nationale de « son » pays contre l’unité du prolétariat révolutionnaire international, c’est l’unité avec la bourgeoisie contre le prolétariat.

C’est ce que la guerre de 1914‑1918 a démontré une fois pour toutes. Que celui qui ne l’a pas compris reste à l’Internationale jaune des social‑traîtres de Berne.

Avec la naïveté comique du socialiste « de salon », qui jette les paroles en l’air sans comprendre le moins du monde leur signification sérieuse et sans penser du tout que les paroles engagent à des actes, Ramsay Macdonald déclare : on a fait à Berne « une concession à l’opinion publique non socialiste ».

Précisément ! Nous considérons toute l’Internationale de Berne comme une Internationale jaune de traîtres et de renégats parce que toute sa politique est une « concession » à la bourgeoisie.

Ramsay Macdonald sait parfaitement que nous avons fondé la Ill° Internationale et rompu totalement avec la Il° car nous nous étions convaincus qu’elle était incurable, condamnée, qu’elle était le serviteur de l’impérialisme, l’agent de l’influence bourgeoise, du mensonge bourgeois et de la dépravation bourgeoise dans le mouvement ouvrier.

Si Ramsay Macdonald, en voulant parler de la Ill° Internationale, élude le fond de la question, tourne autour du pot, prononce des phrases vides et ne. parle pas de ce dont il faut parler, à lui la faute, à lui le crime. Car le prolétariat a besoin de la vérité, et rien n’est plus nuisible à sa cause que le mensonge de belle apparence et de bon ton du petit bourgeois.

La question de l’impérialisme et de sa liaison avec l’opportunisme dans le mouvement ouvrier, avec la trahison de la cause ouvrière par les chefs ouvriers, est posée depuis longtemps, depuis très longtemps.

Pendant quarante ans, de 1852 à 1892, Marx et Engels ont constamment signalé l’embourgeoisement des couches supérieures de la classe ouvrière d’Angleterre en raison de ses particularités économiques (colonies ; monopole sur le marché mondial, etc3.) .

Vers 1870, Marx s’est acquis la haine honorifique des vils héros de la tendance internationale « bernoise » de l’époque, des opportunistes et des réformistes, pour avoir stigmatisé nombre de leaders des trade‑unions anglaises, vendus à la bourgeoisie ou payés par elle pour services rendus à sa classe à l’intérieur du mouvement ouvrier.

Lors de la guerre des Boers, la presse anglo‑saxonne avait déjà posé en toute clarté la question de l’impérialisme, stade le plus récent (et ultime) du capitalisme.

Si ma mémoire ne me trompe pas, c’est bien Ramsay Macdonald lui-même qui quitta alors la « Société des Fabiens », ce prototype de l’Internationale « de Berne », cette pépinière et ce modèle de l’opportunisme, caractérisé par Engels avec une vigueur, une clarté et une vérité géniales dans sa correspondance avec Sorge4. « Impérialisme fabien » ‑ telle était alors l’expression en usage dans la presse socialiste anglaise.

Si Ramsay Macdonald l’a oublié, tant pis pour lui.

« Impérialisme fabien » et « social-impérialisme » sont une seule et même chose : socialisme en paroles, impérialisme dans les faits, transformation de l’opportunisme en impérialisme. Ce phénomène est devenu maintenant, pendant et après la guerre de 1914‑1918, un phénomène universel. Ne pas l’avoir compris est le plus grand aveuglement de l’Internationale jaune « de Berne » et son plus grand crime.

L’opportunisme ou le réformisme devait inévitablement se transformer en impérialisme socialiste ou social‑chauvinisme, de portée historique mondiale, car l’impérialisme a promu une poignée de nations avancées richissimes qui pillent le monde entier, et par là même a permis à la bourgeoisie de ces pays d’acheter avec son surprofit de monopole (l’impérialisme, c’est le capitalisme monopoliste) leur aristocratie ouvrière.

Pour ne pas voir que c’est un fait économiquement inéluctable sous l’impérialisme, il faut être ou bien un parfait ignorant, ou bien un hypocrite qui trompe les ouvriers en répétant des lieux communs sur le capitalisme pour dissimuler l’amère vérité du passage d’un courant socialiste tout entier du côté de la bourgeoisie impérialiste.

Or, deux conclusions incontestables en découlent :

Première conclusion : L’Internationale « de Berne » est en réalité, de par son rôle historique et politique véritable, indépendamment de la bonne volonté et des vœux pieux de tel ou tel de ses membres, une organisation d’agents de l’impérialisme international, qui agissent à l’intérieur du mouvement ouvrier, et font pénétrer dans ce mouvement l’influence bourgeoise, les idées bourgeoises, le mensonge bourgeois et la dépravation bourgeoise.

Dans les pays de vieille culture parlementaire démocratique, la bourgeoisie a admirablement appris à agir non seulement par la violence, mais aussi par la tromperie, la corruption, la flatterie, jusqu’aux formes les plus raffinées de ces procédés. Ce n’est pas pour rien que les « déjeuners » des « leaders ouvriers » anglais (c’est‑à‑dire des commis de la bourgeoisie chargés de duper les ouvriers) sont devenus célèbres et qu’Engels en parlait déjà5. La réception « exquise» que fit monsieur Clemenceau au social‑traître Merrheim, les réceptions aimables faites par les ministres de l’Entente aux chefs de l’Internationale de Berne, etc., etc., relèvent du même ordre d’idées.

« Vous, instruisez‑les, et nous, nous les achèterons », disait une capitaliste anglaise intelligente à monsieur le social‑impérialiste Hyndman, qui relate dans ses mémoires comment cette dame, plus avisée que tous les chefs de l’Internationale « de Berne » réunis, jugeait les « efforts » des intellectuels socialistes pour instruire les leaders socialistes issus de la classe ouvrière.

Pendant la guerre, alors que les Vandervelde, les Branting et toute cette clique de traîtres organisaient des conférences « internationales », les journaux bourgeois français ricanaient fort sarcastiquement et fort àpropos : « Ces Vandervelde ont une sorte de tic. De même que les personnes sujettes aux tics ne peuvent pas prononcer deux phrases sans une contraction bizarre des muscles faciaux, de même les Vandervelde ne peuvent pas faire un discours politique sans répéter comme des perroquets : internationalisme, socialisme, solidarité ouvrière internationale, révolution prolétarienne, etc.

Qu’ils répètent les formules sacramentelles qu’ils veulent, pourvu qu’ils nous aident à mener par le bout du nez les ouvriers et nous rendent service, à nous les capitalistes, pour faire la guerre impérialiste et asservir les ouvriers. »

Les bourgeois anglais et français sont parfois très intelligents et ils savent parfaitement apprécier la servilité de l’Internationale « de Berne ».

Martov a écrit quelque part : vous, les bolchéviks, vous vilipendez l’Internationale de Berne, et pourtant « votre » ami Loriot en fait partie.

C’est un argument de canaille. Chacun sait, en effet, que Loriot lutte ouvertement, honnêtement, héroïquement pour la Il° Internationale.

Lorsque Zoubatov rassemblait en 1902 à Moscou des ouvriers pour les abrutir avec son « socialisme policier », l’ouvrier Babouchkine, que je connaissais depuis 1894, depuis qu’il faisait partie de mon cercle ouvrier de Pétersbourg, Babouchkine, l’un des meilleurs et des plus dévoués ouvriers « iskristes », l’un des chefs du prolétariat révolutionnaire, fusillé en 1906 par Rennenkampf en Sibérie, Babouchkine se rendait aux assemblées de Zoubatov, pour lutter contre ces manœuvres et arracher les ouvriers à ses griffes. Babouchkine était aussi peu « zoubatoviste » que Loriot est « bernois ».

Deuxième conclusion : la Ill° Internationale, l’Internationale communiste, a été justement fondée pour ne pas permettre à des « socialistes » de se tirer d’affaire par la reconnaissance verbale de la révolution, comme celle dont Ramsay Macdonald fournit des échantillons dans son article.

La reconnaissance verbale de la révolution, qui recouvre en fait une politique totalement opportuniste, réformiste, nationaliste et petite-­bourgeoise, était le péché capital de la Il° Internationale et nous luttons à mort contre ce mal.

Quand on dit : la Il° Internationale est morte après une faillite honteuse, il faut savoir le comprendre. Cela veut dire : Ce qui a fait faillite, ce qui est mort, c’est l’opportunisme, le réformisme, le socialisme petit-bourgeois. Car la Il° Internationale a un mérite historique, elle a réalisé une conquête είς αεί (pour toujours) à laquelle l’ouvrier conscient ne renoncera jamais, à savoir : la création d’organisations ouvrières de masse, coopératives, syndicales et politiques, l’utilisation du parlementarisme bourgeois, comme, en général, de toutes les institutions de la démocratie bourgeoise, etc.

Pour vaincre effectivement l’opportunisme, qui a entraîné la mort honteuse de la Il° Internationale, pour aider effectivement la révolution, dont Ramsay Macdonald lui‑même est obligé de reconnaître l’approche, il faut :

premièrement, mener toute la propagande et toute l’agitation du point de vue de la révolution, par opposition aux réformes, en expliquant systématiquement aux masses cette opposition, à la fois dans la théorie et dans la pratique, à chaque pas de l’activité parlementaire, syndicale, coopérative, etc.

Ne refuser en aucun cas (hormis des cas de force majeure) de mettre à profit le parlementarisme et toutes les « libertés » de la démocratie bourgeoise, ne pas refuser les réformes, mais les considérer uniquement comme un résultat accessoire de la lutte de classe révolutionnaire du prolétariat. Aucun des partis de l’Internationale « de Berne » ne satisfait à cette exigence.

Aucun même ne comprend comment il faut mener toute la propagande et toute l’agitation, en expliquant la différence entre les réformes et la révolution, comment il faut éduquer sans relâche à la fois le Parti et les masses en vue de la révolution.

Deuxièmement, on doit combiner travail légal et travail illégal. Les bolchéviks l’ont toujours enseigné, et surtout avec une insistance particulière pendant la guerre de 1914‑1918.

Les héros de l’abject opportunisme ricanaient, portant aux nues avec fatuité la « légalité », la « démocratie », la « liberté » des pays et des républiques d’Europe occidentale, etc. Désormais, seules de franches canailles qui dupent les ouvriers avec des paroles peuvent nier que les bolchéviks aient eu raison. Il n’est pas un seul pays au monde, fût‑ce la plus avancée et la plus « libre » des républiques bourgeoi­ses, où ne règne la terreur bourgeoise, où ne soit proscrite la liberté de militer en faveur de la révolution socialiste, de faire de la propagande et d’organiser les masses, précisément dans ce sens.

Un parti qui jusqu’à présent ne l’a pas re­connu dans un régime de domination bourgeoise et qui n’effectue pas un travail illégal systématique, sur tous les plans, malgré les lois de la bourgeoisie et des parlements bourgeois, est un parti de traîtres et de gredins qui trompent le peuple en reconnaissant verbalement la révolution.

Ces partis ont leur place à l’Internationale jaune « de Berne ». Il n’y en aura pas dans l’Internationale Communiste.

Troisièmement, ilfaut se battre sans répit et sans pitié pour chasser complètement du mouvement ouvrier les chefs opportunistes qui se sont démasqués avant la guerre et surtout pendant la guerre, tant sur l’arène politique que, notamment, dans les syndicats et les coopératives.

La théorie du « neutralisme » est un stratagème vil et malhonnête qui, en 1914‑1918, a aidé la bourgeoisie à dominer les masses. Les partis qui sont pour la révolution en paroles, mais pratiquement ne travaillent pas sans relâche à ce que le Parti révolutionnaire et lui seul exerce son influence dans les diverses organisations ouvrières de masse, sont des partis de traîtres.

Quatrièmement, on ne saurait tolérer que certains condamnent l’impérialisme en paroles, et qu’en fait ils ne mènent pas une lutte révolutionnaire pour affranchir les colonies (et nations dépendantes) de leur propre bourgeoisie impérialiste.

C’est de l’hypocrisie. C’est la politique des agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier (labor lieutenants of the capitalist class). Les partis anglais, français, hollandais, belge, etc., hostiles à l’impérialisme en paroles, mais qui, en réalité, n’engagent pas une lutte révolutionnaire à l’intérieur de « leurs » colonies pour renverser « leur » bourgeoisie, qui n’aident pas systématiquement le travail révolutionnaire, déjà amorcé partout dans les colonies, qui n’y introduisent pas des armes et de la littérature pour les partis révolutionnaires des colonies, ces partis sont des partis de gredins et de traîtres.

Cinquièmement, le comble de l’hypocrisie est ce phénomène typique des partis de l’Internationale « de Berne » : reconnaître en paroles la révolution et faire miroiter aux yeux des ouvriers des phrases pompeuses affirmant qu’ils reconnaissent la révolution, mais, dans les faits, considérer d’un point de vue purement réformiste les germes, les pousses et les manifestations de croissance de la révolution que constituent toutes les actions des masses qui forcent les lois bourgeoises et rompent avec toute légalité ; ce sont, par exemple, les grèves de masse, les manifestations de rue, les protestations des soldats, les meetings parmi les troupes, la diffusion de tracts dans les casernes et les camps militaires, etc.

Si vous demandez à n’importe quel héros de l’Internationale « de Berne » si son parti se livre à ce travail systématique, il vous répondra soit par des phrases évasives pour dissimuler l’absence de ce travail : inexistence d’organisations et d’appareil à cet effet ; inaptitude de son parti à le mener, ou bien par des déclamations contre le « putschisme », l’« anarchisme », etc. Or, c’est ainsi que l’Internationale de Berne a trahi la classe ouvrière, est passée en fait dans le camp de la bourgeoisie.

Tous les gredins que sont les chefs de l’Internationale de Berne jurent leurs grands dieux, proclament leur « sympathie » pour la révolution en général et la révolution russe en particulier.

Mais seuls des hypocrites ou des sots peuvent ne pas comprendre que les succès particulièrement rapides de la révolution en Russie sont dus à de longues années de travail du parti révolutionnaire dans le sens indiqué, des années pendant lesquelles un appareil clandestin organisé était mis sur pied pour diriger les manifestations et les grèves, pour militer parmi les troupes ; il étudiait minutieusement les moyens d’action, éditait une littérature illégale qui dressait le bilan de l’expérience et éduquait tout le parti dans l’idée de la nécessité de la révolution, formait les dirigeants pour de pareilles actions, etc., etc.

Les divergences les plus profondes, les plus fondamentales, qui résument tout ce qui a été indiqué ci‑dessus et expliquent le caractère inévitable d’une lutte intransigeante, sur le plan théorique et politique­ pratique, du prolétariat révolutionnaire contre l’Internationale « de Berne », tiennent aux questions de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile et de la dictature du prolétariat.

Ce qui révèle le mieux que l’Internationale de Berne est prisonnière de l’idéologie bourgeoise, c’est que, ne comprenant pas (ou bien ne voulant pas comprendre, ou bien faisant semblant de ne pas comprendre) le caractère impérialiste de la guerre de 1914‑1918, elle n’a pas compris qu’elle devait inéluctablement se transformer en guerre civile entre le prolétariat et la bourgeoisie de tous les pays avancés.

Lorsque, dès novembre 1914, les bolchéviks signalaient cette évolution inéluctable, les philistins de tous les pays répondaient par des railleries stupides, et au nombre de philistins figuraient tous les chefs de l’Internationale de Berne.

A présent, la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile est devenue un fait dans de nombreux pays, non seulement en Russie, mais aussi en Finlande, en Hongrie, en Allemagne, et même dans la Suisse neutre, et on observe, on sent, on palpe la montée de la guerre civile dans tous les pays avancés sans exception.

A présent, passer cette question sous silence (comme le fait Ramsay Macdonald) ou bien essayer de se détourner de la guerre civile inévitable au moyen de phrases conciliantes et doucereuses (comme le font messieurs Kautsky et Cie), cela équivaut à une trahison manifeste du prolétariat, cela équivaut à passer en fait aux côtés de la bourgeoisie.

Car les véritables chefs politiques de la bourgeoisie ont compris depuis longtemps que la guerre civile est inévitable, et ils s’y préparent de façon excellente, réfléchie et systématique, renforcent leurs positions en vue de cette guerre.

De toutes ses forces, avec une énergie, une intelligence et une résolution immenses, ne reculant devant aucun crime, vouant à la famine et à l’extermination complète des pays entiers, la bourgeoisie du monde entier prépare l’écrasement du prolétariat dans la guerre civile qui approche.

Cependant, les héros de l’Internationale de Berne, comme des sots ou d’hypocrites petits curés, ou des professeurs pédants, roucoulent la vieille chanson réformiste, rebattue, usée jusqu’à la corde ! Il n’y a pas de spectacle plus hideux, plus répugnant !

Les Kautsky et les Macdonald poursuivent leurs efforts pour faire peur aux capitalistes en agitant l’épouvantail de la révolution, effrayer la bourgeoisie en agitant l’épouvantail de la guerre civile, afin d’en obtenir des concessions et leur accord pour la voie du réformisme.

C’est à quoi se ramènent les écrits, toute la philosophie, toute la politique de toute l’Internationale de Berne. Ce pitoyable procédé de laquais, nous l’avons observé en Russie en 1905 chez les libéraux (les cadets), et en 1917‑1919 chez les menchéviks et les « socialistes‑révolutionnaires ».

Eduquer les masses en leur expliquant qu’il est inévitable et nécessaire de vaincre la bourgeoisie dans la guerre civile, mener toute sa politique en vue de cet objectif, mettre en lumière, poser et trancher toutes les questions de ce point de vue, et seulement de ce point de vue ‑ à cela, les âmes de laquais de l’Internationale de Berne n’y songent même pas.

Et c’est pourquoi notre but doit uniquement consister à pousser définitivement les réformistes incorrigibles, c’est‑à‑dire les neuf dixièmes des chefs de l’Internationale de Berne, dans la fosse aux ordures des larbins de la bourgeoisie.

La bourgeoisie a besoin de larbins qui jouissent de la confiance d’une partie de la classe ouvrière et qui parent, enjolivent la bourgeoisie par des propos sur la possibilité de la voie réformiste, qui bandent ainsi les yeux du peuple, qui le détournent de la révolution en étalant les charmes et les perspectives de là voie réformiste.

Tous les écrits de Kautsky, comme ceux de nos menchéviks et de nos socialistes‑révolutionnaires, se ramènent à ce badigeonnage, aux pleurnicheries du petit bourgeois couard qui craint la révolution.

Nous n’avons pas ici les moyens de reprendre en détail les causes économiques fondamentales qui ont rendu inévitable précisément la voie révolutionnaire et seulement la voie révolutionnaire, et ont rendu impossible une autre solution des problèmes que l’histoire pose à l’ordre du jour, hormis la guerre civile. Il faudrait écrire des volumes à ce sujet, et ils seront écrits. Si messieurs Kautsky et autres chefs de l’Internationale de Berne ne l’ont pas compris, il ne reste plus qu’à dire : l’ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé.

Car les travailleurs et leurs partisans, ignorants mais sincères, comprennent maintenant, après la guerre, le caractère inévitable de la révolution, de la guerre civile et de la dictature du prolétariat, plus facilement que messieurs Kautsky, Macdonald, Vandervelde, Branting, Turati et tutti quanti, bourrés des préjugés réformistes les plus doctes.

On doit reconnaître que les romans de Henri Barbusse, le Feu et Clarté, sont une confirmation particulièrement frappante du phénomène massif, observé partout, de la croissance de la conscience révolutionnaire dans les masses.

Le premier a déjà été traduit dans toutes les langues et vendu en France à 230 000 exemplaires. Comment l’homme de la rue, un homme parmi la masse, complètement ignorant et totalement écrasé par les idées et les préjugés, se transforme en révolutionnaire, précisément sous l’influence de la guerre, Barbusse le montre avec une force, un talent et une véracité extraordinaires.

Les masses des prolétaires et des semi‑prolétaires sont avec nous et viennent à nous non pas de jour en jour, mais d’heure en heure. L’Internationale de Berne est un état-major sans armée qui s’écroulera comme un château de cartes si on la dénonce jusqu’au bout devant les masses.

Le nom de Karl Liebknecht a été utilisé pendant la guerre dans toute la presse bourgeoise de l’Entente pour tromper les masses : présenter les brigands et les pillards de l’impérialisme français et anglais comme s’ils sympathisaient avec ce héros, ce « seul Allemand honnête », selon leur expression.

A présent, les héros de l’Internationale de Berne siègent dans la même organisation que les Scheidemann qui ont tramé l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg, que les Scheidemann qui ont joué le rôle de bourreaux issus du mouvement ouvrier et rendant des services de bourreaux à la bourgeoisie. En paroles, tentatives hypocrites pour « condamner » les Scheidemann (comme si une « condamnation » y changeait quelque chose !). Dans les faits, la présence dans la même organisation que les assassins.

En 1907, feu Harry Quelch fut expulsé de Stuttgart par le gouvernement allemand pour avoir qualifié d’« assemblée de voleurs » la réunion des diplomates européens6.

Les chefs de l’Internationale de Berne ne sont pas seulement une assemblée de voleurs, ils sont une assemblée d’infâmes assassins.

Ils n’échapperont pas à la sentence des ouvriers révolutionnaires.

Ramsay Macdonald se débarrasse de la question de la dictature du prolétariat en deux mots, comme si elle était un sujet de discussion sur la liberté et la démocratie.

Non. Il est temps d’agir. Il est trop tard pour discuter.

Le plus dangereux, de la part de l’Internationale de Berne, c’est la reconnaissance verbale de la dictature du prolétariat. Ces gens sont capables de tout reconnaître, de tout signer, pourvu qu’ils restent à la tête du mouvement ouvrier. Kautsky dit maintenant qu’il n’est pas contre la dictature du prolétariat ! Les social‑chauvins et les « centristes » français signent une résolution en faveur de la dictature du prolétariat !

Ils ne méritent pas une once de confiance !

Ce n’est pas une reconnaissance verbale qu’il faut, niais une rupture complète, dans les faits, avec la politique réformiste, avec les préjugés de la liberté bourgeoise et de la démocratie bourgeoise, l’application dans les faits d’une politique de lutte de classe révolutionnaire.

On voudrait admettre verbalement la dictature du prolétariat pour faire passer à la fois, en catimini, « la volonté de la majorité », « le suffrage universel » (comme le fait justement Kautsky), le parlementarisme bourgeois, le refus de détruire, de faire sauter, de briser complètement et jusqu’au bout l’appareil d’Etat bourgeois. Ces nouveaux subterfuges, ces nouveaux faux‑fuyants du réformisme sont à craindre par‑dessus tout.

La dictature du prolétariat serait impossible si la majorité de la population n’était pas composée de prolétaires et de semi‑prolétaires. Cette vérité, Kautsky et Cie s’emploient à la falsifier, sous prétexte qu’il faudrait un « vote de la majorité » pour reconnaître comme « juste » la dictature du prolétariat.

Quels comiques pédants ! Ils n’ont pas compris que le vote dans le cadre du parlementarisme bourgeois, avec ses institutions et ses coutumes, fait partie de l’appareil de l’Etat bourgeois, qui doit être vaincu et brisé de haut en bas pour réaliser la dictature du prolétariat, pour passer de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne.

Ils n’ont pas compris que, d’une façon générale, ce n’est pas par des votes mais par la guerre civile que se tranchent toutes les questions politiques sérieuses à l’heure où l’histoire a mis à l’ordre du jour la dictature du prolétariat.

Ils n’ont pas compris que la dictature du prolétariat est le pouvoir d’une classe, qui prend entre ses mains tout l’appareil de l’Etat nouveau, qui vainc la bourgeoisie et neutralise toute la petite bourgeoisie, la paysannerie, les philistins, les intellectuels.

Les Kautsky et les Macdonald reconnaissent en paroles la lutte des classes, pour l’oublier en fait au moment le plus décisif de l’histoire de la lutte pour la libération du prolétariat : au moment où, après avoir pris le pouvoir d’Etat et bénéficiant de l’appui du semi‑prolétariat, le prolétariat continue la lutte des classes avec l’aide de ce pouvoir et la conduit jusqu’à la suppression des classes.

Comme de véritables philistins, les chefs de l’Internationale de Berne répètent les phrases démocratiques bourgeoises sur la liberté, l’égalité et la démocratie, sans voir qu’ils ressassent les débris des idées sur le propriétaire des marchandises libre et égal, sans comprendre que le prolétariat a besoin de l’Etat non pour la « liberté », mais pour écraser son ennemi, l’exploiteur, le capitaliste.

La liberté et l’égalité du propriétaire de marchandises sont mortes, comme est mort le capitalisme. Ce ne sont pas les Kautsky et les Macdonald qui le ressusciteront.

Le prolétariat a besoin de l’abolition des classes : voilà le contenu réel de la démocratie prolétarienne, de la liberté prolétarienne (liberté par rapport au capitaliste, à l’échange des marchandises), de l’égalité prolétarienne (non pas égalité des classes, cette platitude où s’embourbent les Kautsky, les Vandervelde et les Macdonald, mais égalité des travailleurs, qui renversent le capital et le capitalisme).

Tant qu’il y a des classes, liberté et égalité des classes sont une duperie bourgeoise. Le prolétariat prend le pouvoir, devient la classe dominante, brise le parlementarisme bourgeois et la démocratie bourgeoise, écrase la bourgeoisie, écrase toutes les tentatives de toutes les autres classes pour revenir au capitalisme, donne la liberté et l’égalité véritables aux travailleurs (ce qui n’est réalisable qu’avec l’abolition de la propriété privée des moyens de production), leur donne non seulement des « droits », mais la jouissance reélle de ce qui a été ôté à la bourgeoisie.

Qui n’a pas compris ce contenu‑là de la dictature du prolétariat (ou, ce qui revient au même, du pouvoir des Soviets ou de la démocratie prolétarienne), emploie ces mots vainement.

Je ne puis développer ici plus en détail ces réflexions, que j’ai exposées dans l’Etat et la Révolution et dans la brochure La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky. Je peux terminer en dédiant ces notes aux délégués qui assisteront le 10 août 1919 au Congrès de Lucerne7, de l’Internationale de Berne.

14 juillet 1919

NOTES

1 Désignées ainsi par les soldats qui avaient reçu l’ordre de voter pour les candidats du gouvernement. (N.R.)

2 Il est question des décisions de la VII° Conférence (conférence d’Avril) du P.O.S.D.R.(b), qui se tint à Pétrograd du 24 au 29 avril (7 au 12 mai) 1917.

3 Voir lettres : F. Engels à K. Marx du 7 octobre 1858 ; F. Engels à K. Kautsky du 12 septembre 1882 ; F. Engels à F. A. Sorge du 7 décembre 1889, du 21 septembre 1872 et du 4 août 1874, F. Engels à K. Marx du 11 août 1881.

4 Voir lettre F. Engels à F. A. Sorge du 18 janvier 1893.

5 Voir lettre F. Engels à F. A. Sorge du 7 décembre 1889.

6 Il s’agit du discours d’un des leaders des social‑démocrates anglais, Harry Quelch, au Congrès de Stuttgart de la II° Internationale, en 1907. Dans son discours, il qualifia d’« assemblée de voleurs » (« a thief’s supper ») la conférence internationale de La Haye qui se tenait à cette époque, et fut pour cette raison expulsé de Stuttgart par le gouvernement allemand (voir Lénine, « Harry Quelch »).

7 Lénine veut parler de la Conférence de la lie Internationale, qui se tint à Lucerne, en Suisse, du 2 au 9 août 1919. Lénine a caractérisé les interventions de certains délégués dans son article « Comment la bourgeoisie utilise les renégats », écrit en septembre 1919.

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Lénine et la notion d’impérialisme : corruption politique et oligarchie

Il s’agit donc d’être absolument clair : pour Lénine, on ne peut pas rétrograder et faire cesser l’impérialisme pour en revenir au stade du capitalisme concurrentiel.

Ce qui se passe pourtant – et c’est dialectiquement relié à cela – est qu’une partie des responsables ouvriers pratiquent le social-impérialisme, prétextant pouvoir « réformer » l’impérialisme, mais en réalité le modernisant, l’aménageant, etc.

Leur réalité tient à la corruption d’une partie de la classe ouvrière grâce à la puissance de l’impérialisme. Une aristocratie ouvrière se forme, alors que même une large partie de la classe ouvrière elle-même peut être paralysée longtemps, comme ce fut le cas en Angleterre.

C’est ce qui fera que, par la suite, Mao Zedong parlera de la zone des tempêtes pour caractériser l’Afrique, l’Amérique latine et l’Asie, zones victimes de l’impérialisme et se révoltant contre lui.

Lénine nous enseigne que :

« Ce qui distingue la situation actuelle, c’est l’existence de conditions économiques et politiques qui ne pouvaient manquer de rendre l’opportunisme encore plus incompatible avec les intérêts généraux et vitaux du mouvement ouvrier : d’embryon, l’impérialisme est devenu le système prédominant; les monopoles capitalistes ont pris la première place dans l’économie et la politique; le partage du monde a été mené à son terme; d’autre part, au lieu du monopole sans partage de l’Angleterre, nous assistons maintenant à la lutte d’un petit nombre de puissances impérialistes pour la participation au monopole, lutte qui caractérise tout le début du XXe siècle.

L’opportunisme ne peut plus triompher aujourd’hui complètement au sein du mouvement ouvrier d’un seul pays pour des dizaines et des dizaines d’années, comme il l’a fait en Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Mais, dans toute une série de pays, il a atteint sa pleine maturité, il l’a dépassée et s’est décomposé en fusionnant complètement, sous la forme du social-chauvinisme, avec la politique bourgeoise (…).

L’idéologie impérialiste pénètre également dans la classe ouvrière, qui n’est pas séparée des autres classes par une muraille de Chine.

Si les chefs de l’actuel parti dit « social-démocrate » d’Allemagne sont traités à juste titre de « social-impérialistes », c’est-à-dire de socialistes en paroles et d’impérialistes en fait, il convient de dire que, déjà en 1902, Hobson signalait l’existence en Angleterre des « impérialistes fabiens », appartenant à l’opportuniste « Société des fabiens ».

Les savants et les publicistes bourgeois défendent généralement l’impérialisme sous une forme quelque peu voilée; ils en dissimulent l’entière domination et les racines profondes; ils s’efforcent de faire passer au premier plan des particularités, des détails secondaires, s’attachant à détourner l’attention de l’essentiel par de futiles projets de « réformes » tels que la surveillance policière des trusts et des banques, etc.

Plus rares sont les impérialistes avérés, cyniques, qui ont le courage d’avouer combien il est absurde de vouloir réformer les traits essentiels de l’impérialisme. »

Naturellement, avec le pourrissement de l’impérialisme, pourrissement totalement inévitable, la corruption s’effondre elle-même, faisant réémerger au premier plan les contradictions profondes du mode de production capitaliste lui-même.

L’apparition du stade impérialiste du capitalisme est marquée par la domination des monopoles, la génération d’une oligarchie tendant à ressortir au sein de la bourgeoisie elle-même, avec les libertés s’effaçant au profit d’un autoritarisme reflétant les rapports de force au sein du mode de production capitaliste, et bien sûr une tendance militarisée à l’expansion.

Le fascisme, en tant que système politique, est le fruit direct, l’accompagnateur de l’avènement complet du stade impérialiste et du succès politique de la nouvelle oligarchie, issue d’une partie de la bourgeoisie, au sein de l’État lui-même.

>Sommaire du dossier

Lénine, l’impérialisme et le parasitisme

Ce qui est à la base de la compréhension léniniste de l’impérialisme, c’est que celui-ci a deux aspects. Le monopole est un progrès par rapport au capitalisme libéral concurrentiel ; en même temps, il porte en lui son propre dépassement.

Une fois qu’il a, en effet, atteint son développement, le monopole issu du capitalisme devient simplement parasitaire. Il a été l’expression de l’accroissement des forces productives ; il en devient un frein, un obstacle, une frontière.

Étant en effet en position de force, le monopole empêche tout ce qui risque de nuire au statu quo, à son existence. Vu depuis le début du XXIe siècle, c’est l’opposition entre les start-ups et les monopoles, où par ailleurs les premières se font toujours phagocyter par les seconds.

Lénine explique en ce qui concerne cette question :

« Nous l’avons vu, la principale base économique de l’impérialisme est le monopole. Ce monopole est capitaliste, c’est-à-dire né du capitalisme; et, dans les conditions générales du capitalisme, de la production marchande, de la concurrence, il est en contradiction permanente et sans issue avec ces conditions générales.

Néanmoins, comme tout monopole, il engendre inéluctablement une tendance à la stagnation et à la putréfaction.

Dans la mesure où l’on établit, fût-ce momentanément, des prix de monopole, cela fait disparaître jusqu’à un certain point les stimulants du progrès technique et, par suite, de tout autre progrès; et il devient alors possible, sur le plan économique, de freiner artificiellement le progrès technique.

Un exemple : en Amérique, un certain Owens invente une machine qui doit révolutionner la fabrication des bouteilles. Le cartel allemand des fabricants de bouteilles rafle les brevets d’Owens et les garde dans ses tiroirs, retardant leur utilisation.

Certes, un monopole, en régime capitaliste, ne peut jamais supprimer complètement et pour très longtemps la concurrence sur le marché mondial (c’est là, entre autres choses, une des raisons qui fait apparaître l’absurdité de la théorie de l’ultra-impérialisme).

Il est évident que la possibilité de réduire les frais de production et d’augmenter les bénéfices en introduisant des améliorations techniques pousse aux transformations. Mais la tendance à la stagnation et à la putréfaction, propre au monopole, continue à agir de son côté et, dans certaines branches d’industrie, dans certains pays, il lui arrive de prendre pour un temps le dessus.

Le monopole de la possession de colonies particulièrement vastes, riches ou avantageusement situées, agit dans le même sens. »

Lénine et Staline

Un autre aspect du parasitisme est la naissance d’une couche sociale vivant uniquement des exportations de capitaux. On a alors tendanciellement la formation de sortes d’États-rentiers, d’États-usuriers.

Ce n’est, toutefois qu’une tendance. Lénine fait ici une précision d’une très grande importance à propos de cette question qu’il s’agit de comprendre de manière dialectique.

Voici ce que dit Lénine en étudiant la position de l’anglais John Atkinson Hobson quant à l’impérialisme, lui-même ayant publié en 1903 L’impérialisme. Une étude :

« La perspective du partage de la Chine provoque chez Hobson l’appréciation économique que voici : « Une grande partie de l’Europe occidentale pourrait alors prendre l’apparence et le caractère qu’ont maintenant certaines parties des pays qui la composent : le Sud de l’Angleterre, la Riviera, les régions d’Italie et de Suisse les plus fréquentées des touristes et peuplées de gens riches – à savoir : de petits groupes de riches aristocrates recevant des dividendes et des pensions du lointain Orient, avec un groupe un peu plus nombreux d’employés professionnels et de commerçants et un nombre plus important de domestiques et d’ouvriers occupés dans les transports et dans l’industrie travaillant à la finition des produits manufacturés.

Quant aux principales branches d’industrie, elles disparaîtraient, et la grande masse des produits alimentaires et semi-ouvrés affluerait d’Asie et d’Afrique comme un tribut. »

« Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des États d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupées à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre.

Que ceux qui sont prêts à tourner le dos à cette théorie » (il aurait fallu dire : à cette perspective)« comme ne méritant pas d’être examinée, méditent sur les conditions économiques et sociales des régions de l’Angleterre méridionale actuelle, qui en sont déjà arrivées à cette situation.

Qu’ils réfléchissent à l’extension considérable que pourrait prendre ce système si la Chine était soumise au contrôle économique de semblables groupes de financiers, de « placeurs de capitaux » (les rentiers), de leurs fonctionnaires politiques et de leurs employés de commerce et d’industrie, qui drainent les profits du plus grand réservoir potentiel que le monde ait jamais connu, afin de les consommer en Europe.

Certes, la situation est trop complexe et le jeu des forces mondiales trop difficile à escompter pour que ladite ou quelque autre prévision de l’avenir dans une seule direction puisse être considérée comme la plus probable.

Mais les influences qui régissent à l’heure actuelle l’impérialisme de l’Europe occidentale s’orientent dans cette direction, et si elles ne rencontrent pas de résistance, si elles ne sont pas détournées d’un autre côté, c’est dans ce sens qu’elles joueront. »

L’auteur a parfaitement raison : si les forces de l’impérialisme ne rencontraient pas de résistance, elles aboutiraient précisément à ce résultat.

La signification des « États-Unis d’Europe » dans la situation actuelle, impérialiste, a été ici très justement caractérisée. Il eût fallu seulement ajouter que, à l’intérieur du mouvement ouvrier également, les opportunistes momentanément vainqueurs dans la plupart des pays, « jouent » avec système et continuité, précisément dans ce sens.

L’impérialisme, qui signifie le partage du monde et une exploitation ne s’étendant pas uniquement à la Chine, et qui procure des profits de monopole élevés à une poignée de pays très riches, crée la possibilité économique de corrompre les couches supérieures du prolétariat; par là même il alimente l’opportunisme, lui donne corps et le consolide.

Mais ce qu’il ne faut pas oublier, ce sont les forces dressées contre l’impérialisme en général et l’opportunisme en particulier, forces que le social-libéral Hobson n’est évidemment pas en mesure de discerner. »

L’impérialisme a une tendance à l’universel mais celle-ci ne saurait triompher de par les contradictions internes qui existent et qui sont propres au mode de production capitaliste que l’impérialisme ne fait que prolonger.

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Lénine et la notion d’impérialisme : une question de définition

Le matérialisme dialectique étant la science du réel, Lénine a tenté de donner la définition la plus précise du phénomène impérialiste. Naturellement, cette définition constate le développement de ce phénomène par des contradictions.

Voici ce que dit Lénine :

« Il nous faut maintenant essayer de dresser un bilan, de faire la synthèse de ce qui a été dit plus haut de l’impérialisme.

L’impérialisme a surgi comme le développement et la continuation directe des propriétés essentielles du capitalisme en général.

Mais le capitalisme n’est devenu l’impérialisme capitaliste qu’à un degré défini, très élevé, de son développement, quand certaines des caractéristiques fondamentales du capitalisme ont commencé à se transformer en leurs contraires, quand se sont formés et pleinement révélés les traits d’une époque de transition du capitalisme à un régime économique et social supérieur.

Ce qu’il y a d’essentiel au point de vue économique dans ce processus, c’est la substitution des monopoles capitalistes à la libre concurrence capitaliste.

La libre concurrence est le trait essentiel du capitalisme et de la production marchande en général; le monopole est exactement le contraire de la libre concurrence; mais nous avons vu cette dernière se convertir sous nos yeux en monopole, en créant la grande production, en éliminant la petite, en remplaçant la grande par une plus grande encore, en poussant la concentration de la production et du capital à un point tel qu’elle a fait et qu’elle fait surgir le monopole : les cartels, les syndicats patronaux, les trusts et, fusionnant avec eux, les capitaux d’une dizaine de banques brassant des milliards.

En même temps, les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus; ils existent au-dessus et à côté d’elle, engendrant ainsi des contradictions, des frictions, des conflits particulièrement aigus et violents.

Le monopole est le passage du capitalisme à un régime supérieur.

Si l’on devait définir l’impérialisme aussi brièvement que possible, il faudrait dire qu’il est le stade monopoliste du capitalisme.

Cette définition embrasserait l’essentiel, car, d’une part, le capital financier est le résultat de la fusion du capital de quelques grandes banques monopolistes avec le capital de groupements monopolistes d’industriels; et, d’autre part, le partage du monde est la transition de la politique coloniale, s’étendant sans obstacle aux régions que ne s’est encore appropriée aucune puissance capitaliste, à la politique coloniale de la possession monopolisée de territoires d’un globe entièrement partagé. »

Lénine s’empresse d’ajouter, immédiatement après :

« Mais les définitions trop courtes, bien que commodes parce que résumant l’essentiel, sont cependant insuffisantes, si l’on veut en dégager des traits fort importants de ce phénomène que nous voulons définir.

Aussi, sans oublier ce qu’il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d’un phénomène dans l’intégralité de son développement, devons-nous donner de l’impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants :

1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu’elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique;

2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce « capital financier », d’une oligarchie financière;

3) l’exportation des capitaux, à la différence de l’exportation des marchandises, prend une importance toute particulière;

4) formation d’unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et

5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes.

L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes. »

Voilà la thèse élémentaire de Lénine sur l’impérialisme. Dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, on trouve toutefois encore des analyses présentant certains aspects, dont le parasitisme propre à la nature de l’impérialisme.

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