Le programme de Hainfeld de la social-démocratie autrichienne

1888

Déclaration de principes du Parti Ouvrier Social-démocrate d’Autriche

Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche lutte afin de parvenir, pour le peuple tout entier sans distinction de nation, de race ou de sexe, à la libération des chaînes de la dépendance économique, à l’élimination de l’absence de droit politique et à l’élévation hors de la dégradation mentale.

La cause de cet état indigne n’est pas à rechercher dans certains aménagements politiques en particulier, mais dans l’essence de la réalité conditionnant et dominant tout l’état de la société selon laquelle les moyens du travail sont monopolisés entre les mains de quelques propriétaires.

Le propriétaire de la force de travail, la classe ouvrière, est par là placé comme esclave du propriétaire des moyens du travail, de la classe des capitalistes, dont la domination politique et économique trouve son expression dans l’État actuel.

La propriété individuelle des moyens de production, tout comme il signifie ainsi politiquement l’État de classe, signifie économiquement la grandissante pauvreté de masse et l’appauvrissement croissant de toujours davantage de couches populaires.

De par le développement technique, de par la colossale croissance des forces productives, cette forme de propriété se montre non pas seulement superflue, mais dans les faits cette forme sera également éliminée pour la grande majorité du peuple, alors qu’en même temps seront établies les préconditions mentales matérielles nécessaires pour la forme de la propriété commune.

La transition du moyen du travail à la propriété commune de l’ensemble du peuple travailleur signifie donc non pas seulement la libération de la classe ouvrière, mais aussi la réalisation d’un développement nécessaire historiquement.

Le porteur de ce développement ne peut être que le prolétariat conscient sur le plan de la classe et organisé comme parti politique.

Organiser le prolétariat politiquement, l’emplir de la conscience de sa situation et de ses tâches, le rendre mentalement et politiquement capable de la lutte et le préserver ainsi, est partant de là le programme de fait du Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche, et pour sa mise en œuvre il se servira de tous les moyens pertinents et correspondant à la conscience naturelle de la justice du peuple.

Par ailleurs, le parti aura à se placer et devra se placer dans sa tactique également selon les circonstances, en particulier suivant le comportement de l’adversaire. Cependant, les principes généraux suivants ont été établis :

1. Le Parti Ouvrier Social-démocrate en Autriche est un parti international, il condamne les privilèges nationaux, comme ceux de la naissance, de la propriété et de l’origine, et affirme que la lutte contre l’exploitation doit être internationale comme l’exploitation elle-même.

2. Pour la diffusion de l’idée socialiste, il utilisera pleinement tous les moyens de la presse publique, les associations, les rassemblements, et se prononcera pour l’élimination de toutes les chaînes opprimant la libre expression des opinions (lois d’exception, lois sur la presse, les associations et les rassemblements).

3. Sans se faire en aucune manière des illusions sur la valeur du parlementarisme, une forme de la domination moderne de classe, le parti recherchera le droit de vote général, égal et direct pour tous les organes représentatifs avec salaires pour les élus, en tant qu’un des importants moyens de l’agitation et de l’organisation.

4. Si, au sein du cadre de l’ordre économique existant, il faut dans une certaine mesure bloquer l’effondrement des conditions de vie de la classe ouvrière, son appauvrissement grandissant, alors il faut rechercher une législation de protection des ouvriers qui soit sans faille et sincère (limitation allant le plus loin possible du temps de travail, abolition du travail des enfants, etc.), avec une mise en œuvre sous le contrôle conjoint des travailleurs, tout comme l’organisation sans aucune entraves des ouvriers en associations professionnelles, ainsi que la liberté complète de coalition.

5. Dans l’intérêt du futur de la classe ouvrière, est absolument nécessaire l’enseignement obligatoire, gratuit et non-confessionnel dans les écoles élémentaires et de formation continue, tout comme l’accès gratuit à l’ensemble des établissements d’enseignements ; la condition préalable nécessaire à cela est la séparation de l’Église et de l’État et la reconnaissance de la religion comme affaire privée.

6. L’origine de la menace existante de guerre est l’armée de métier, dont la charge croissante aliène le peuple de ses tâches culturelles. Il est par conséquent nécessaire de se prononcer pour le remplacement de l’armée de métier par l’armement général du peuple.

7. Le Parti Ouvrier Social-démocrate prendra à tous moments position, dans toutes les questions politiques et économiques d’importance, pour l’intérêt de classe du prolétariat, s’opposant énergiquement à tous les obscurcissements et toutes les dissimulations des contradictions de classe, tout comme la manipulation des ouvriers en faveur des partis dominants.

8. [Point ajouté en 1892] Étant donné que les impôts indirects, visant les besoins nécessaires à la vie, présentent un fardeau frappant d’autant plus la population qu’elle est pauvre, étant donné qu’elles sont un moyen d’exploitation et de tromperie vis-à-vis du peuple travailleur, nous exigeons la suppressions de tous les impôts indirects et l’établissement d’un impôt sur le revenu qui soit unique, direct, progressif.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Les questions nationales austro-hongroises dans la social-démocratie

Les questions nationales en Autriche et Hongrie, empire à deux têtes sous hégémonie autrichienne, formèrent un problème titanesque à la social-démocratie. Non seulement il y avait plusieurs peuples, mais en plus les répartitions n’étaient bien souvent pas uniformes territorialement parlant.

Or, cette division rentrait en opposition frontale avec une sociale-démocratie obtenant de très bons résultats. Il y avait ainsi la grève de 85 000 mineurs en Bohême-Moravie en 1900, une grève générale à Trieste en 1902 suivi d’une grève de 80 000 ouvriers métallurgistes dans les territoires autrichiens au sens strict et tchèque, alors que 250 000 travailleurs participèrent à l’agitation et aux grèves du prolétariat rural en Galicie.

La zone dépendant de la Hongrie connut de nombreuses luttes en 1903-1904, dont une grève de 40 000 cheminots en avril 1904, paralysant le pays et stoppée finalement par l’intervention de l’armée.

La situation du pays était marquée par le compromis de 1867. L’Autriche avait l’hégémonie, mais le territoire impérial était divisé en deux zones, gérées par l’Autriche d’un côté, la Hongrie de l’autre. Cette alliance se scellait principalement sur les dos des peuples slaves présents sur le territoire, et ce depuis suffisamment de temps pour que leurs dimensions nationales soient devenues pratiquement inexistante.

Du côté hongrois, le développement fut lent et laborieux, malgré un bon départ. Léo Frankel, une figure de la première Internationale ayant participé à la Commune de Paris en 1871 avant de rejoindre Karl Marx à Londres, diffusa le marxisme en Hongrie et réussit à fonder le Parti. Le terme « social-démocrate » étant interdit, il prit la dénomination de Parti Ouvrier Général de Hongrie, avec 113 délégués de 29 villes.

Léo Frankel, avant 1896

Léo Frankel fut cependant contraint à l’exil et les opportunistes prirent alors le dessus, jusqu’à finalement la fondation d’un Parti social-démocrate en tant que tel, en 1890. La répression de 1895 donna naissance à une vague d’opportunisme complet cherchant à submerger le Parti, mais la tentative fut brisée. Le réformisme l’emporta cependant insidieusement, dans un contexte pourtant d’explosions sociales notamment de mineurs (hongrois et roumains), ainsi que de paysans.

Un Parti socialiste indépendant se forma ainsi comme expression démocratique paysanne, témoignant de la mise en échec programmatique de la social-démocratie hongroise malgré ses développements et ses luttes. Preuve également de l’incapacité à saisir la question nationale en Hongrie même – plus de la moitié de la population n’étant pas hongroise (mais roumaine, slovaque, croate, serbe, italienne, allemande, ruthène…), la social-démocratie slovaque forma ses propres organisations en 1904.

Les principales langues en Autriche-Hongrie : l’allemand, le hongrois, du côté slave le tchèque, le slovaque, le polonais, l’ukrainien, le slovène, le serbo-croate, enfin dans la famille latine le roumain et l’italien.

Du côté autrichien, la situation était totalement différente, à part pour la question nationale. En effet, dans l’empire austro-hongrois, n’avaient connu réellement l’industrialisation justement que la partie autrichienne, avec la Bohême, la Moravie et la Basse-Autriche, relativement le Vorarlberg et la Silésie, en partie en Styrie. L’arriération était par contre très grande, voire catastrophique, en Bucovine, en Galicie, au Tyrol, à Salzbourg, en Haute-Autriche.

Les progrès du mouvement ouvrier autrichien doivent beaucoup à Andreas Scheu (1844-1927), qui fut membre de la première Internationale et diffusa le marxisme en se confrontant aux « modérés ». Prenant la tête des radicaux, il réussit à les faire s’unifier à la social-démocratie tchèque, pour le congrès de Neudörfl en avril 1874. 74 délégués y représentaient 25 000 ouvriers.

Andreas Scheu

Il faut également souligner le rôle essentiel de Victor Adler (1852-1918), qui s’appuyait sur son ami Friedrich Engels. Lénine, dans son article suite au décès de Friedrich Engels, le mentionne de la manière suivante :

« Le social-démocrate autrichien Adler à fait très justement remarquer qu’en éditant les livres II et III du Capital Engels a élevé à son génial ami un monument grandiose sur lequel il a, sans s’en douter, gravé son propre nom en lettres ineffaçables.

Ces deux livres du Capital sont en effet l’œuvre de deux hommes: Marx et Engels. Les légendes antiques rapportent des exemples touchants d’amitié.

Le prolétariat d’Europe peut dire que sa science a été créée par deux savants, deux lutteurs, dont l’amitié surpasse tout ce que les légendes des Anciens offrent de plus émouvant. Engels, avec juste raison, somme toute, s’est toujours effacé devant Marx. «Auprès de Marx, écrivait-il à un vieil ami, j’ai toujours été le second violon.»

Son affection pour Marx vivant et sa vénération pour Marx disparu étaient sans bornes. Ce militant austère et ce penseur rigoureux avait une âme profondément aimante. »

Le congrès d’Atzgersdorf en 1877 mit ensuite en place une organisation spécifique pour les Tchèques, dans le cadre de la social-démocratie autrichienne. Cela donna la naissance en 1878 du Parti social-démocrate tchécoslovaque, la ligne prédominante chez les Tchèques étant l’union nécessaire avec les Slovaques, qui eux étaient opprimés par la Hongrie.

La confrontation avec les modérés continua toutefois de manière virulente, des scissions se produisirent, alors qu’apparurent des courants anarchistes dans un contexte de sévère répression. La social-démocratie allemande intervient alors au début de l’année 1884 afin d’épauler la social-démocratie autrichienne et l’aider à se structurer.

Les sociaux-démocrates tchèques finirent par se réunifier à Brno les 25 et 26 décembre 1887, la social-démocratie autrichienne en général à Hainfeld le 30 décembre 1888, en le Parti Ouvrier Social-Démocrate, avec 15 500 membres. Le programme dit de Hainfeld fut d’un haut niveau, ancré dans le marxisme, reflétant une approche social-démocrate solide, même si connaissant des faiblesses.

Il se mit à distance du parlementarisme et souligne le rôle central de la conscience socialiste, attribuant au Parti politique la fonction principale.

Victor Adler vers 1900

Dans Que faire ?, Lénine aborde la question du rôle de la conscience pour la social-démocratie et s’appuie sur un long passage de Kautsky au sujet du programme de Hainfeld, auquel il a contribué. Staline fait également référence à ce programme, dans l’article de 1905 Coup d’œil rapide sur les divergences dans le parti, œuvre en défense de l’approche social-démocrate.

La question nationale vint alors perturber la progression. Au second congrès, en 1891 à Vienne, la social-démocratie disposait de 219 associations avec 47 100 membres. Chaque province avait son organe central et les Autrichiens désiraient que les organisations de chaque province en dépendent.

Les Tchèques refusèrent et en Moravie il y eut un organe pour la population « allemande », un pour les Tchèques. Ce processus amena également le départ des dirigeants d’un courant socialiste national tchèque, et l’exclusion de leurs membres.

La crise fut accentuée lorsqu’à la fin de l’année il y eut un congrès de la social-démocratie tchèque, y compris pour les Tchèques des zones directement autrichiennes, comme Vienne ou la Basse-Autriche. La scission syndicale des Tchèques en janvier 1897 renforça encore davantage la différenciation avec les « Allemands », alors qu’à l’arrière-plan, la partie tchèque était plus industrielle, les Tchèques d’une plus grande tradition démocratique, le réveil national portée notamment par la bourgeoisie était réel.

Aux élections de mars 1897 – élections non universelles, où 5500 grands propriétaires terriens avaient 85 députés, 5,5 millions de votants ayant quant à eux seulement 72 députés – ce sont les zones tchèques seulement qui témoignèrent d’un engouement pour la social-démocratie. Et au congrès de juin 1897, la social-démocratie autrichienne posa le principe d’être une fédération de six partis sociaux-démocrates nationaux.

Le congrès de 1899 à Brno posa l’alternative d’une autonomie territoriale pour les nations vivant en Autriche, ou bien d’une autonomie nationale-culturelle, sans lien avec le territoire. La première option fut portée par la direction autrichienne, la seconde par les Yougoslaves, alors que les Polonais et les Ukrainiens se posaient l’auto-détermination comme perspective.

Le congrès de 1899 à Brno

Le principe de l’autonomie territoriale prévalut, mais l’idée d’autonomie nationale-culturelle devint particulièrement prégnante. L’austro-marxiste Otto Bauer, qui devint le grand chef de file de l’austro-marxisme et ce jusqu’en 1934, écrivit par la suite La question des nationalités et la social-démocratie, en 1907, où il était expliqué justement que :

« Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes.

Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.

Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.

À partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité. »

Autonomie territoriale ou autonomie nationale-culturelle, de la manière dont c’était posé par la social-démocratie autrichienne, c’était à la fois une capitulation devant les divisions nationales ancrées dans le féodalisme et un abandon du principe d’autodétermination, sans parler d’une certaine soumission tant à la lecture impériale du régime qu’au pangermanisme séparateur et dominateur.

Le triomphe des forces centrifuges aboutira à l’implosion de la social-démocratie d’Autriche-Hongrie, confirmant la critique faite par Lénine de la théorie de « l’autonomie culturelle » et du manque de mise en perspective de l’internationalisme prolétarien amenant l’assimilation naturelle des nations les unes par les autres.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Rosa Luxembourg sur la grève politique de masse en Belgique en 1913

En mai 1913, Rosa Luxembourg écrivit trois articles dans le Leipziger Volkszeitung, au sujet de la « Nouvelle expérience belge », où elle dit notamment :

« La grève générale belge ne mérite pas seulement, en tant que manifestation remarquable des efforts et des résultats de la masse prolétarienne en lutte, la sympathie et l’admiration de la social-démocratie internationale, elle est aussi éminemment propre à devenir pour cette dernière un objet de sérieux examen critique et, par suite, une source d’enseignements.

La grève d’avril, qui a duré dix jours, n’est pas seulement un épisode, un nouveau chapitre dans la longue série des luttes du prolétariat belge pour la conquête de l’égalité et de l’universalité du droit de vote, luttes qui durent depuis le commencement de la dernière décennie du XIX° siècle et qui, selon toute apparence, sont encore très éloignées de leur fin.

Si donc nous ne voulons pas, à la manière officielle, applaudir toujours et à toute occasion tout ce que fait et ne fait pas le Parti social-démocrate, il nous faut, en face de ce nouvel assaut remarquable du Parti Ouvrier Belge, dans ses luttes pour le droit électoral, nous poser la question suivante : Cette grève générale signifie-t-elle un pas en avant sur la ligne générale de combat ?

Signifie-t-elle en particulier une nouvelle forme de lutte, un nouveau changement tactique qui serait appelé à enrichir, à partir de maintenant, les méthodes de combat du prolétariat belge, et peut-être aussi du prolétariat international ? »

Rosa Luxembourg constate alors que les dirigeants du POB soulignent la dimension organisée de la grève, ce qui lui confère une nature entièrement nouvelle.

Le dirigeant du POB, Emile Vandervelde, parle d’une « grève longue, préparée patiemment et méthodiquement ». Rosa Luxembourg se demande alors si on peut parler de réussite en tant que telle :

« En 1891, la première courte grève de masse, avec ses 125.000 ouvriers, a suffi pour imposer l’institution de la commission pour la réforme du droit de vote. En avril 1893, il a suffi d’une grève spontanée de 250.000 ouvriers pour que la Chambre se prononce, en une seule longue séance, sur la réforme du droit de vote qui croupissait depuis deux ans dans la commission.

Cette fois, la grève de 400.000 ouvriers, après neuf moins de préparation, après des sacrifices et des efforts matériels exceptionnels de la part de la classe ouvrière, a été brisée au bout de huit jours, sans avoir obtenu autre chose que la promesse, sans engagement, qu’une commission sans mandat et sans droit à légiférer recherchera une « formule d’unité » concernant le droit électoral.

Nos camarades belges ne se font aucune illusion sur le caractère vague et confus du résultat ; ils comprennent que ce n’est pas là une brillante victoire et qu’en tout cas, elle ne répond pas du tout aux efforts, aux sacrifices et aux préparatifs formidables qui ont été faits. Aucun des chefs du Parti n’a essayé, au Congrès du 24 avril, de présenter la résolution du Parlement sur ladite commission comme une victoire politique notable.

Au contraire, ils se sont tous efforcés de porter le centre de gravité du bilan de la lutte de ces dix jours non sur le résultat parlementaire, mais sur le cours de la grève générale elle-même et sur son importance morale. « Trois points de vue, a dit Vandervelde (d’après le compte rendu du Vorwärts), se sont fait jour dans l’appréciation de la grève générale. Le premier, le point de vue parlementaire, est le moins important. »

Mais les deux autres sont : le résultat politique, qui consiste dans la conquête de l’opinion publique, et le point de vue social, qui réside dans le déploiement de forces du prolétariat et dans le caractère pacifique de la grève générale : « Maintenant – s’est écrié Vandervelde – nous connaissons le moyen que le prolétariat peut employer lorsque le pouvoir veut le priver de son droit. » Jules Destrée est allé jusqu’à traiter toute la question du résultat direct de la grève de « futilités parlementaires » :

« Pourquoi ne pas se hausser, au dessus des futilités parlementaires et des nuances des déclarations ministérielles, jusqu’au principal ? Considérons donc le principal, que tout le monde peut voir : l’enthousiasme magnifique, le courage, la discipline de notre mouvement. »

Or, l’attitude excellente de la masse ouvrière belge dans la dernière grève générale, fut loin d’être une surprise.

L’enthousiasme, la cohésion, la ténacité de ce prolétariat, se sont affirmés si fréquemment dans les vingt dernières années, en particulier dans l’emploi de l’arme de la grève générale, que le déclenchement et le cours de la grève d’avril, loin d’être une nouvelle conquête, ne sont qu’une preuve de plus de cette ancienne combativité.

Évidemment, l’importance de chaque grève de masse réside, en grande partie, dans son déclenchement même, dans l’action politique qui s’y exprime, dans la mesure où il s’agit de manifestations spontanées ou qui éclatent sur l’ordre du Parti, qui durent peu de temps et manifestent un esprit combatif.

Lorsqu’au contraire, la grève a été préparée de longue main, de façon tout à fait méthodique et systématique, dans le but politique déterminé de mettre en mouvement la question du droit de vote immobilisé depuis vingt ans, il apparaît assez étrange de célébrer la grève, en quelque sorte, comme un but en soi et de traiter son objectif propre, le résultat parlementaire, comme une bagatelle. »

Rosa Luxembourg explique ainsi que les dirigeants du POB sont gênés et déplace le thème du bilan. Et ils font une erreur : ils ratent la question du mouvement des masses. Elle constate ainsi :

« Les grévistes qui combattaient pour le droit électoral en 1891 et 1893 se comportèrent de façon aussi raisonnable et aussi « légale » qu’en avril dernier.

Si, dans les deux premiers cas cependant, on en vint, dans quelques localités, à des bagarres de rue et s’il y eut des effusions de sang, la faute en incombe uniquement à l’attitude brutale et aux provocations des troupes et autres forces gouvernementales qui marchèrent contre les grévistes et les manifestants, en tremblant de tout leur corps et le cœur rempli d’une haine féroce.

Le caractère « mouvementé » de ces deux grèves courtes et victorieuses ne résidait pas non plus dans des « illégalités » stupides qu’auraient commises des ouvriers, mais dans le fait que ces grèves de masse étaient l’expression de l’état d’esprit du Parti, plein de fraîcheur, de résolution et de joyeuse combativité.

On ne connaissait ni hésitation, ni crainte, ni précaution, ni prudence, on marchait au combat sans compter sur autre chose que sur la propre force du prolétariat et sur sa pression, et on était prêt, ma foi, à augmenter cette pression jusqu’aux dernières conséquences et à donner libre cours à l’énergie révolutionnaire des masses, le cas échéant, pour en tirer le maximum de poids et d’effet.

C’était des grèves de masses dans lesquelles le parti marchait en rangs serrés, depuis le chef suprême jusqu’au simple soldat, pénétré du même enthousiasme libre et hardi pour la lutte, absolument unanime dans sa ferme croyance en la nécessité et l’efficacité de sa propre entreprise.

Mais toute la tactique du parti belge prit une nouvelle orientation dans la décennie suivante. »

Rosa Luxembourg formule alors immédiatement sa critique politique du POB :

« Après que le droit électoral plural de la classe ouvrière est ouvert les portes du Parlement et y eut introduit un nombre croissant de députés, le centre de gravité de l’action politique et de la lutte pour l’égalité du droit électoral fut transporté au Parlement.

En même temps – et ce n’est d’ailleurs que l’autre côté de ce phénomène – un facteur tout nouveau entre en jeu : l’alliance avec la bourgeoisie libérale, alliance qui devint un facteur important de la tactique socialiste.

Ainsi furent accouplés, dans la politique du parti, deux éléments contradictoires : l’action extra-parlementaire de la masse et l’alliance parlementaire avec le libéralisme.

La grève de masse restait bien un moyen de lutte éprouvé, populaire, très apprécié du prolétariat, qui y était attaché avec une énergie tenace, mais, à partir de ce moment, il fallut tenir compte des alliés parlementaires, des libéraux, d’abord à cause de l’hostilité de classe profonde des possédants contre les actions prolétariennes de masse, et ensuite parce que, forcément, la grève de masse touchait en premier lieu et de façon sensible les intérêts économiques de la bourgeoisie, c’est-à-dire ceux des alliés libéraux.

La politique du Parti socialiste revêtit par suite une certaine incertitude, un caractère double et équivoque. C’est ce qui se manifesta nettement dans la campagne malheureuse de 1902, où l’accouplement de l’action gréviste de la masse avec l’alliance libérale au Parlement avait tout d’abord déterminé les chefs de parti à ne permettre l’action de la masse que comme un avertissement sans frais, et à renvoyer ensuite cette dernière à la maison aussi vite que possible, ce qui évidemment, ne pouvait que faire échouer également l’action parlementaire (…).

[En 1913] Il ne s’agissait donc pas ici d’une nouvelle tactique élaborée en toute liberté et comportant une nouvelle méthode de grève plus efficace que les autres. La préparation de longue main de la grève de masse apparaissait cette fois comme un moyen de calmer les masses ouvrières, d’éteindre leur enthousiasme combatif et de leur faire abandonner provisoirement l’arène.

Puis, lorsque toute l’énergie de la classe ouvrière, pendant sept mois, fut tourner exclusivement vers la préparation de la grève générale, ce fut la direction du parti qui, jusqu’à la fin, s’employa de toutes ses forces à entraver le déclenchement de la grève et à reculer cette dernière le plus possible.

Après que le refus catégorique de la réforme électoral au Parlement, en février, eut arraché la fixation de la grève générale au 14 avril, les chefs de parti, s’appuyant sur l’intervention médiatrice de bourgmestres libéraux, cherchèrent encore, au dernier moment, alors que l’espoir dans une intervention libérale se fut évanoui comme une bulle de savon, la grève ne fut décidée que sous la pression irrésistible de la masse impatiente et contre les manœuvres d’une partie des chefs.

C’est ainsi que se réalisa finalement la grève d’avril, après neuf mois de préparation et des tentatives répétées pour l’empêcher et l’ajourner. Du point de vue matériel, elle fut certes préparée comme ne l’avait encore jamais été aucune grève de masse au monde.

Si des caisses de secours bien garnies et la répartition bien organisée des vivres décidaient de l’issue d’un mouvement de masses, la grève générale belge d’avril aurait dû faire des miracles. Mais le mouvement révolutionnaire de masse n’est malheureusement pas un simple calcul que l’on peut résoudre avec les livres de caisse ou les dépôts de vivres des coopératives.

Le facteur décisif dans tout mouvement de masse, c’est l’énergie révolutionnaire des masses, l’esprit de résolution des chefs et leur vue nette du but à atteindre.

Ces deux facteurs réunis peuvent, le cas échéant, rendre la classe ouvrière insensible aux privations matérielles les plus dures et lui faire accomplir, en dépit de ces privations, les plus grands exploits.

Ils ne sauraient par contre être remplacés par des caisses de secours bien garnies.

La pensée principale des camarades belges dans la préparation de la grève d’avril fut de lui enlever tout caractère impétueux, de la séparer complètement de la situation révolutionnaire, de lui donner le caractère méthodique, strictement limité, d’une grève syndicale ordinaire (…).

À la base de la grève d’avril en Belgique, au contraire, il y a l’idée d’éviter toute situation révolutionnaire, tout défaut de calcul, tout tournant imprévu de la lutte, en un mot, d’écarter préalablement tout risque et tout danger et de fixer, presque une année à l’avance, toute la campagne.

Mais de ce fait, les camarades belges ont enlevé à leur grève générale toute sa valeur de choc. L’énergie révolutionnaire des masses ne se laisse pas mettre en bouteille et une grande lutte populaire ne se laisse pas conduire comme une parade militaire.

De deux choses l’une : ou bien on provoque un assaut politique des masses, ou plus exactement, comme un tel assaut ne se provoque pas artificiellement, on laisse les masses excitées partir à l’assaut, et il leur faut alors tout faire pour rendre cet assaut encore plus impétueux, plus formidable, plus concentré, mais alors on n’a pas le droit, juste au moment où l’assaut se déclenche, de le retarder pendant neuf mois afin de lui préparer, dans l’intervalle, son ordre de marche.

Ou bien, on ne veut pas d’assaut général, mais alors une grève de masse est une partie perdue d’avance (…).

Mais, quelles que soient les critiques et les jugements qu’on porte sur l’action des camarades belges, cette action reste pour nous, en Allemagne, un exemple et une leçon qui nous font rougir de honte. Le parti belge expérimente la grève de masse, mais il essaie aussi, en ramassant toutes ses forces, tous les moyens d’action des masses. »

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

L’opportunisme du Parti Ouvrier Belge et la grève politique de masse

L’une des principales formations à soutenir le centrisme de Karl Kautsky fut le Parti Ouvrier Belge (POB). En même temps, le POB qui, comme son nom l’indique, ne relève pas de la tradition social-démocrate au sens strict, a développé des initiatives marquant le mouvement ouvrier et posant le problème de la grève de masse avec une revendication politique.

Il se posa la question de savoir dans quelle mesure la grève politique de masse était le pendant social-démocrate de la « grève générale » proposée par les syndicalistes révolutionnaires, les anarchistes.

Le POB est né en 1885, à partir de multiples structures ouvrières (les ligues politiques, les syndicats, les importantes coopératives, les mutualités, ainsi que le Parti Ouvrier Socialiste de Belgique).

Il n’y a alors pas de suffrage universel, seulement 2 % de gens ont le droit de voter en raison de leurs hauts revenus, et le POB va être en première ligne pour sa conquête. Les grèves vont être massives en 1886, 1887 et 1888, 1893, 1902 et 1913.

Les grèves de 1886, conséquence directe d’une chute des salaires de 25 % en raison de la crise économique, partirent de la région de Liège pour s’étendre à la région du Hainaut, puis relativement ailleurs dans le pays également.

Elles acquirent une dimension de révolte particulièrement intense, aboutissant à l’intervention meurtrière de l’armée. Elle n’avait toutefois pas de dimension politique assumée, contrairement à la séquence de 1887 et 1888, par contre spécifique au Hainaut.

Leur interprétation est rendue difficile, en raison du rôle important du Parti Socialiste Républicain d’Alfred Defuisseaux, tout juste sorti du Parti Ouvrier Belge et se dissolvant dès 1889 en raison de l’affaire du « grand complot ». Il avait en effet été massivement infiltré par des agents provocateurs.

La grève de 1893 fut très différente, étant directement structuré par le POB en vue du suffrage universel. Elle répondait directement au refus de ce dernier par le parlement, par 115 voix contre 26, en avril 1893, après des débats commencés en février.

Eugène Laermans, Un Soir de Grève, 1893

Lancée depuis Bruxelles, elle s’étendit à toute la Wallonie, et même en partie en Flandre, partie du pays bien moins développé sur le plan industriel. La répression armée fut sévère là encore, mais le régime céda un suffrage modifié, avec une voix par personne, les plus riches en disposant de plusieurs.

Une grève réprimée à Mons montrée dans Le petit journal parisien en 1893

Le suffrage universel fut finalement annoncé et c’est pour protester contre son report que se lança la grève de 1902, dans le Hainaut. La répression violente et sanglante amena le POB à mettre en place la grève générale, pour finalement capituler devant la vigueur de la répression, provoquant une réelle cassure dans le mouvement ouvrier.

Le POB organisa enfin, par en haut, de manière préparée pendant plusieurs mois, une grève pour le suffrage universel, de manière parfaitement encadrée et pacifique, en 1913. L’atmosphère était très différente des autres grèves qui avaient été marquées, par endroit, d’initiatives armées (destruction d’un château possédé par un patron, d’une brasserie appartenant à un maire, de maisons de directeurs, de la maison d’un député catholique, etc.). Durant huit jours,ses effets furent très relatifs.

Cela montrait cependant tout une perspective de lutte, pour une séquence qui fut très attentivement scrutée par la social-démocratie, soucieuse de comprendre la question de la possibilité d’une nature politique d’une grève de masse.

La contradiction est ici puissante entre la tentative social-démocrate, notamment avec Rosa Luxembourg, de conceptualiser la grève politique de masse, et le pragmatisme complet du Parti Ouvrier Belge. C’est que sa base était idéaliste-moraliste.

Le mouvement ouvrier belge puise loin ses racines, car dès la première Internationale, il était déjà constitué, avec notamment César De Paepe (1841-1890). Toutefois, sa dynamique est « ouvrière » et pas social-démocrate ; le Parti Ouvrier Belge est non pas tant un parti qu’une sorte de rassemblement fédérant les structures, et on lit dans les statuts :

« Peuvent adhérer au Parti ouvrier : les syndicats professionnels, sociétés de secours mutuels, sociétés coopératives, cercles d’études et de propagande et généralement tous les groupes ouvriers, ainsi que les personnes des deux sexes qui habitent une localité où il n’existe pas d’association ouvrière ou socialiste affiliée. »

C’est une sorte de Parti syndicaliste, entièrement fédéraliste, avec une auto-intoxication typique.

Louis Bertrand (1856-1943), qui dirigea Le peuple de 1900 à 1907 le quotidien du POB, expliquait en 1886 dans Le Parti Ouvrier Belge et son programme, que les Belges auraient eu la « prédominance théorique » dans la première Internationale… Il prétend que, un an après la fondation du POB, on pourrait constater que :

« Jamais, à aucune époque et dans aucun coin du monde, nous pouvons le dire avec fierté, le mouvement ouvrier socialiste n’a été aussi grand que celui qui existe actuellement en Belgique.

Et les conservateurs, bêtes et criminels, ne se doutent de rien ! »

C’est là une terrible surestimation, s’appuyant sur le fait qu’en réalité le Parti Ouvrier Belge se faisait satelliser par les forces libérales ayant toute une dynamique historique, dans un pays dominé par le parti catholique, où il n’y avait ni suffrage universel, ni reconnaissances des syndicats.

Il n’y a pas de matérialisme historique dans l’approche du POB ; dans ses programmes et statuts, adoptés aux congrès de Bruxelles de 1893 et de Quaregnon de 1894, on lit comme premier point de la « déclaration de principes » :

« Les richesses, en général, et spécialement les moyens de production, sont ou des agents naturels ou le fruit du travail – manuel et cérébral – des générations antérieures, aussi bien que de la génération actuelle ; elles doivent, par conséquent, être considérées comme le patrimoine commun de l’humanité. »

Le niveau revendicatif bascule ainsi parfois dans une sorte de démocratisme sans contenu démocratique, comme ici :

« Réforme de la loi sur la chasse.

a) suppression du port d’armes [c’est-à-dire du permis de port d’armes] ;

b) suppression des chasses gardées ;

c) droit pour les cultivateurs de détruire en toute saison les animaux nuisibles aux récoltes.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le « de léonisme » de la social-démocratie américaine

C’est aux États-Unis que, de manière très déformée, les tendances erronées du mouvement ouvrier européen s’exprimèrent le plus. Après une période de succès, cela devait provoquer l’effondrement particulièrement durable du mouvement ouvrier américain.

Deux événements majeurs viennent encadrer la période où le mouvement ouvrier américain s’est élancé, avant de s’effondrer.

Le premier fut, en juin 1892, la grève à l’aciérie Homestead Steel Works de Homestead en Pennsylvanie. Une première grève pour des conventions collectives avait été une victoire pour le syndicat, l’Amalgamated Association of Iron and Steel Workers, en 1889.

Il y eut notamment une bataille rangée pour chasser les briseurs de grève. La bataille pour une nouvelle convention fut initialement gagnée, avec 5000 personnes protégeant l’usine d’une attaque armée d’une milice privée, les Pinkerton. Cependant, l’intervention de l’armée et de travailleurs jaunes brisa la grève.

L’intervention du 18e régiment à Homestead

Le second fut ce qui fut appelé la bataille de Blair Mountain, en 1921, dans le comté de Logan en Virginie-Occidentale. 10 000 mineurs affrontèrent de manière armée les briseurs de grève, un million de balles furent tirées. L’armée vint rétablir l’ordre.

Des mineurs montrent un exemplaire d’une bombe lâchée par l’aviation militaire contre les grévistes lors de la bataille de Blair Mountain

Entre ces deux dates, le mouvement ouvrier américain essaya de construire ses organisations. Il y eut des marches de la faim en 1893-1894. En 1894 la grève de 3000 travailleurs de la Pullman Company fabriquant des wagons dans la région de Chicago aboutit au boycott des wagons de l’entreprise par 260 000 cheminots, 100 000 cheminots rejoignant la lutte, celle-ci étant finalement écrasée militairement par des milices privées et la garde nationale.

La garde nationale tire sur les grévistes de la Pullman Company en 1894

À cette occasion, le dirigeant de l’American Railway Union, le syndicat du rail américain, Eugene Victor Debs, est condamné de la prison et y découvre le marxisme. Il rejoint alors le Social Democratic Party of America, qui devient en 1901 le Socialist Party of America et dont il sera le candidat à la présidentielle en 1904, 1908, 1912 et 1920 (étant en prison cette année-là).

La marginalité du Parti socialiste d’Amérique ne fut nullement une fatalité. D’un côté, il n’avait que 5-6000 membres durant les années 1890, présents dans seulement 26 Etats. De l’autre, il y avait une vraie lutte de la part des ouvriers, avec une grande combativité, un apport de travailleurs conscients d’Europe, notamment par exemple de Finlande, ou encore d’Allemagne.

Eugene Victor Debs en 1912

Le problème fut clairement idéologique. Le mouvement ouvrier américain développa en effet une approche qui lui est propre, au croisement de l’esprit social-démocrate, de l’esprit socialiste et de l’esprit syndicaliste. Concrètement, il y eut un mélange des principaux courants européens du mouvement ouvrier.

C’est Daniel de Leon (1852-1914) qui synthétisa cette perspective. Il fut le rédacteur du journal du Parti socialise d’Amérique, The People ; concrètement, c’est lui qui imprégna idéologiquement tout le mouvement ouvrier américain. Il est parlé de marxisme – de léonisme, de de léonisme.

Le de léonisme consiste en les ingrédients suivants :

– de l’esprit social-démocrate, il retient la notion de Parti ;

– de l’esprit socialiste, il retient le principe que le Parti amène la révolution mais se dissout dès la révolution menée, au profit des syndicats organisant la société ;

– de l’esprit syndicaliste, il retient le principe du renversement immédiat par la grève générale.

Daniel de Leon

Il y a une profonde absence de cohérence dans ce qu’on doit appeler la théorie d’un parti syndicaliste. D’un côté, Daniel de Leon exigea l’abandon de toute revendication immédiate au congrès de 1900 du Parti socialiste d’Amérique. De l’autre, il fut à l’origine en 1895 de la Socialist Trade and Labor Alliance, syndicat rassemblant 20 000 personnes, dont le sectarisme le fit passer à 1500 membres en 1905.

Daniel de Leon fit alors adhérer le syndicat à l’Industrial Workers of the World (IWW) à sa fondation en 1905. Les IWW étaient une structure syndicaliste révolutionnaire prônant la lutte revendicative par l’action directe, qui va d’ailleurs expulser Daniel de Leon rapidement au nom du refus de la politique, tout en ne se fondant que sur quelques milliers de membres, notamment des travailleurs itinérants réduits au vagabondage.

Affiche de l’Industrial Workers of the World (IWW)

Tout cela ne faisait pas le poids, ni qualitativement, ni quantitativement face à un syndicat largement appuyé par les institutions, l’AFL – Fédération américaine du travail, qui avait déjà 250 000 membres en 1892, 500 000 en 1900, année où les « Chevaliers du travail » pro-coopératives étaient eux-mêmes 100 000.

Daniel de Leon avait bien désigné les dirigeants syndicaux du type de l’AFL de « lieutenants des capitalistes dans les rangs du mouvement ouvrier », ce qui lui conféra une certaine aura dans la gauche de la social-démocratie européenne. Cependant, en se prétendant marxiste, il apporta un confusionnisme terrible au mouvement ouvrier américain, qui ne s’en remettra jamais.

Toute l’activité théorique communiste des années 1920-1940 se pose comme élaboration d’un dépassement de cet épisode du de léonisme, pour permettre un redémarrage du mouvement ouvrier américain.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et le gradualisme

La résolution caoutchouc du cinquième congrès correspond à un esprit unitaire non idéologique, typique du centrisme de Karl Kautsky. Le but est simplement une unité allant dans un sens commun.

Le congrès reprend donc l’exigence exprimé au congrès précédent : il réaffirme déjà le besoin d’une commission interparlementaire internationale. Il appelle à la constitution d’archives internationales du socialisme, en centralisant la récupération de toutes les productions de tous les pays.

Tout cela doit être mis en place à Bruxelles, où une commission permanente doit désormais être structuré, telle que l’explique la résolution suivante :

« Le Congrès international socialiste de Paris, considérant :

Qu’il importe aux Congrès internationaux, destinés à devenir le parlement du prolétariat, de prendre les résolutions qui guideront le prolétariat dans sa lutte de délivrance; Que ces décisions, résultat de l’entente internationale, doivent être traduites en actes; Décide de prendre les mesures suivantes :

1. Un comité d’organisation sera nommé aussi vite que possible par les organisations socialistes du pays où se tiendra le prochain congrès ;

2. Un comité permanent international ayant un délégué pour chaque pays, sera formé et disposera des fonds nécessaires. Il arrêtera l’ordre du jour du congrès suivant et demandera des rapports à chaque nationalité adhérente au congrès ;

3. Ce comité choisira un secrétaire général salarié chargé :

a) De procurer les informations nécessaires ;

b) De rédiger un code explicatif des résolutions prises aux congrès antérieurs ;

c) De distribuer les rapports sur le mouvement socialiste de chaque pays deux mois avant ]e nouveau congrès ;

d) D’établir un aperçu général des rapports présentés sur les questions discutées au congrès ;

e) De publier de temps à autre des brochures et des manifestes sur les questions d’actualité et d’intérêt général, ainsi que sur les réformes importantes, et des études sur les graves questions politiques et économiques ;

f) De prendre les mesures nécessaires pour favoriser l’action et l’organisation internationale du prolétariat de tous les pays. »

Dans la même idée d’ouverture au gradualisme, au réformisme, une résolution sur la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple explique que :

« Le congrès déclare que le combat pour la perfection du suffrage universel est l’un des meilleurs moyens pour préparer intellectuellement et moralement les masses à la conquête de la souveraineté politique et économique, de les pénétrer du sentiment de la lutte de classe et de les habituer au gouvernement de l’État socialiste à venir. »

Il n’y a ici aucune perspective critique sur le suffrage universel dans un régime bourgeois. La résolution sur la conquête des pouvoirs publics va même encore plus loin dans le gradualisme légaliste, pacifique :

« Dans un Etat démocratique moderne, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ne peut être le résultat d’un coup de main, mais bien d’un long et pénible travail d’organisation prolétarienne sur le terrain économique et politique, de la régénération physique et morale de la classe ouvrière et de la conquête graduelle des municipalités et des assemblées législatives.

Mais dans les pays où le pouvoir gouvernemental est centralisé, il ne peut être conquis fragmentairement. »

Cette dernière phrase indique la sorte de compromis. L’idée est la suivante : dans un pays démocratique « normal », la Suisse étant souvent présentée comme exemple (alors qu’en réalité ce pays est totalement fragmenté), cela passe par le vote et les syndicats. Par contre, dans le cas de monarchies absolues, avec un « pouvoir gouvernemental centralisé », il faut le renversement.

Cela amenait ainsi à la fois une tendance réformiste dans les pays de l’ouest européen, mais inversement un appui notamment au renversement du régime tsariste en Russie.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Le cinquième congrès de la seconde Internationale et la résolution caoutchouc

Le congrès socialiste international de Paris se tint du 23 au 27 septembre 1900, dans le contexte de crise, avec d’un côté le révisionnisme s’étant développé en Allemagne, de l’autre côté le ministérialisme en France.

L’ordre du jour était le suivant :

– l’exécution des décisions du congrès ;

– la législation internationale du travail par la limitation de la journée de travail et la possibilité d’un minimum de salaire dans les divers pays ;

– le premier mai ;

– des conditions nécessaires de l’affranchissement du travail (constitution et action du prolétariat organisé en parti de classe, expropriation politique et économique de la bourgeoisie, socialisation des moyens de production) ;

– la conquête des pouvoirs publics et les alliances avec les partis bourgeois ;

– la politique coloniale ;

– la paix internationale, le militarisme, la suppression des armées permanentes ;

– l’organisation des travailleurs maritimes ;

– la lutte pour le suffrage universel et la législation directe par le peuple ;

– le socialisme communal ;

– les trusts ;

– la grève générale.

Jules Guesde prenant la parole au congrès de Paris

791 délégués étaient présents, à la salle Wagram, dont 437 Français, 95 Britanniques, 57 Allemands, 37 Belges, 23 Russes, 19 Danois, 14 Italiens, 12 Autrichiens (dont 2 pour les Tchèques), 1 Hongrois. Le scandale à la française eut lieu dès le premier jour, Jules Guesde, Edouard Vaillant et Paul Lafargue quittant la salle en raison de l’appartenance de Jean Jaurès au bureau de présidence du congrès.

La question du ministérialisme fut évidemment brûlante et, dans l’esprit de refus des scissions apparu en Allemagne dans la question du révisionnisme, c’est la résolution « caoutchouc », comme on qualifia pour s’en moquer de celle rédigée par Karl Kautsky, qui l’emporta.

On y lit :

« Le congrès rappelle que la lutte des classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste (…).

L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. »

Karl Kautsky, l’auteur de la résolution, posa comme gage que cette entrée tactique devait être approuvé par le Parti, que le ministre devait rester sous la supervision du Parti. Mais ce garde-fou n’avait aucun sens alors que des socialistes « indépendants » naviguaient justement entre deux eaux.

Karl Kautsky, parlant de Jean Jaurès en 1934, décrit ainsi cet épisode:

« À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899, mais une nouvelle scission menaçait.

Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition : l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée ; on allait à nouveau aboutir à la rupture.

On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse.

La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation.

Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français.

En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’inverse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent.

Au congrès du parti qui suivit le congrès international, on aboutit à la scission. »

En effet, le congrès d’unité socialiste qui se tint du 3 au 8 décembre 1899 du côté français fut un coup d’épée dans l’eau. L’opposition était trop forte entre ceux pour qui les socialistes trouvent en les radicaux des alliés républicains pour ainsi dire naturels, et ceux qui raisonnent en termes de lutte de classe.

Jean Jaurès devient alors la figure principale du premier courant, étant aux côté d’Alexandre Millerand dans la fondation du Parti socialiste français, en 1902. Jules Guesde devient la figure principale du second courant, qui fonde le Parti socialiste de France, fondé en 1901.

Alexandre Millerand profita en fait de l’affaire Dreyfus : refusant de participer à la bataille à l’initiale, alors que Jules Guesde était pour, les rôles s’inversèrent finalement. Alexandre Millerand en profita tout simplement pour relier les socialistes « indépendants » aux radicaux, qui avaient besoin d’un appui face à l’agitation réactionnaire : en juin 1899 avait été élu Emile Loubet, un dreyfusard, comme président de la république.

Lénine critiquera de la manière la plus virulente possible la résolution caoutchouc, qui reflète pour lui le tournant de Karl Kautsky vers le centrisme, l’esprit conciliateur, la capitulation.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

La seconde Internationale et le ministérialisme français

La crise au sein de la social-démocratie allemande fut de nature idéologique et irradia le mouvement social-démocrate dans son ensemble. La crise provoquée par les socialistes français fut d’ordre politique.

Suite à un succès socialiste aux élections municipales de mai 1896, avec 150 majorités municipales (Lille, Roubaix, Toulon, Limoges) et de nombreux élus (Marseille, Lyon, Toulouse, Montpellier, Grenoble), Alexandre Millerand se fit le chef de file d’un courant prônant un soutien aux radicaux.

Il présenta sa stratégie le soir des résultats, lors d’un banquet à Saint-Mandé, aujourd’hui en banlieue parisienne mais alors dépendant de Paris.

Dans un fameux et long discours, il dit notamment :

« En présence de tant d’élus du suffrage universel, auxquels je suis heureux de souhaiter une fraternelle bienvenue, devant le concours de ces mandataires des grandes villes et des communes rurales accourus de tous les points de la France pour porter témoignage de l’irrésistible mouvement qui entraîne la démocratie française, ma pensée se reporte naturellement aux jours de tristesse et d’épreuve, aux batailles et aux défaites qui ont précédé et préparé cette victoire.

Qu’il soit permis à un socialiste, qui, ni par son ancienneté, ni par ses services, n’est un vétéran du parti, de se retourner vers les militants de la première heure, vers les apôtres qui nous ont frayé la voie, et d’incliner l’hommage des nouveaux venus et des jeunes devant les Jules Guesde, les Vaillant, les Paul Brousse, devant la mémoire de Benoît Malon, devant tous ceux qui depuis vingt ans ont incarné et incarnent encore dans leur nom les luttes et les espérances du prolétariat organisé (…).

Citoyens, de tous les champs de bataille où la France socialiste a rencontré la réaction capitaliste, le même cri a jailli, qui nous dicte notre devoir : Union ! Trêve aux querelles d’école, oubli des dissensions intestines ! Contre l’ennemi commun, un seul cœur, un esprit, une seule action ! (…)

Recourir à la force, et pour qui, et contre qui ? Républicains avant tout, nous ne nourrissons point l’idée folle de faire appel au prestige illusoire d’un prétendant ou au sabre d’un dictateur pour faire triompher nos doctrines.

Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel ; c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement. Nous ne réclamons que le droit de persuader.

Et personne, j’imagine, ne nous prêtera l’intention bouffonne de recourir à des moyens révolutionnaires contre un Sénat que des ministres radicaux animés d’une volonté moins vacillante eussent suffi à réduire à la raison.

Non, pour réaliser les réformes immédiates susceptibles de soulager le sort de la classe ouvrière et de la rendre aussi plus apte à conquérir elle-même son émancipation, pour commencer dans les conditions déterminées par la nature des choses la socialisation des moyens de production, il est nécessaire et suffisant du parti socialiste de poursuivre par le suffrage universel la conquête des pouvoirs publics. »

Le prolongement direct de cet appel à un mouvement en quelque sorte raisonnable fut son intégration comme ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes dans le gouvernement Waldeck-Rousseau en juin 1899.

Alexandre Millerand vers 1900

Cette première entrée d’un socialiste dans un gouvernement de la IIIe République, née de l’écrasement de la Commune de Paris, provoqua une onde de choc, surtout que le ministre de la Guerre était pas moins que Gaston de Galliffet, le dirigeant de la répression contre la Commune de Paris.

Ce fut alors le cinquième congrès international de la social-démocratie qui devint l’arène politique quant à cette question.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Eduard Bernstein et le révisionnisme dans la social-démocratie allemande

Lorsque la social-démocratie internationale a réussi à se développer et s’organiser, elle a passé bien des étapes. Même s’il existe une différence de sensibilité entre ce qu’on peut appeler les marxistes, c’est-à-dire les sociaux-démocrates, et les collectivistes avec différentes variantes, c’est-à-dire les socialistes, l’anarchisme a été vaincu et il y a un vrai élan.

La bataille au sein de la social-démocratie allemande va alors provoquer une onde de choc, car avec son ampleur et les écrits de Karl Marx, c’est elle qui donne le ton sur le plan international. Elle n’avait cessé de progresser : aux élections parlementaires de juin 1898, elle obtint le tiers des voix. Elle publiait 70 journaux et revues, alors que de 1896 à 1899, il y eut 3000 grèves, soit quatre fois plus que dans les six années précédentes, et avec quasiment cinq fois plus de travailleurs (350 000).

August Bebel, figure de la social-démocratie, en 1901

Cependant, une couche privilégiée d’ouvriers se forma avec le développement du capitalisme, une aristocratie ouvrière de 150 000 personnes, sur les 10,3 millions de travailleurs. Et les résultats n’étaient pas la hauteur : les salaires étaient plus faibles qu’en Grande-Bretagne et qu’aux États-Unis, et même qu’en Belgique et en France.

Eduard Bernstein, très proche de Friedrich Engels, à l’origine, proposa alors une voie nouvelle. Dans l’organe du Parti Social-démocrate d’Allemagne, Die neue Zeit, il publia une série d’articles relevant d’une série intitulée « Problèmes du socialisme ». Sa conception, consistant en une révision des positions du marxisme, fut résumée par lui-même sous le principe le mouvement tout, le but n’est rien.

Lénine définit cette ligne comme le libéralisme cherchant à se raviver dans la social-démocrate sous la forme d’un opportunisme socialiste. Et effectivement, le parlementarisme, la conquête de multiples positions sociales par le Parti, le fait que les activités soient désormais légales… Tout cela provoqua un appel d’air et les thèses d’Eduard Bernstein provoquèrent une crise.

Eduard Bernstein

Celle-ci fut d’autant plus forte qu’initialement, les articles parurent sans qu’il n’y ait de réaction. Commencée au début de l’année 1896, l’activité d’Eduard Bernstein ne produisit une opposition qu’un an et demi après.

Ce furent des journaux provinciaux qui réagirent d’abord, comme la Leipziger Volkszeitung (« Journal du peuple de Leipzig ») de Franz Mehring et le Gleichheit (« L’égalité ») de Clara Zetkine. Le russe Georgi Plekhanov écrivit également plusieurs articles dans la Neue Zeit. Enfin, ce fut Rosa Luxembourg qui formula la réponse la plus systématique, dans la série d’articles « Réforme sociale ou révolution » publiée à partir septembre 1898 dans la Leipziger Volkszeitung.

L’ensemble fut assemblé en ouvrage en avril 1899. Rosa Luxembourg y dit notamment :

« Nous avons dans notre premier chapitre essayé de montrer que la théorie de Bernstein retire au programme socialiste toute assise matérielle et le transporte sur une base idéaliste. Voilà pour le fondement théorique de sa doctrine – mais comment apparaît la théorie traduite dans la pratique ?

Constatons d’abord que dans la forme elle ne se distingue en rien de la pratique de la lutte social-démocrate telle qu’elle est exercée jusqu’à présent. Luttes syndicales, luttes pour les réformes sociales et pour la démocratisation des institutions politiques, c’est bien là le contenu formel de l’activité du Parti social-démocrate.

La différence ne réside donc pas ici dans le quoi mais dans le comment.

Dans l’état actuel des choses, la lutte syndicale et la lutte parlementaire sont conçues comme des moyens de diriger et d’éduquer peu à peu le prolétariat en vue de la prise du pouvoir politique.

Selon la théorie révisionniste, qui considère comme inutile et impossible la conquête du pouvoir, la lutte syndicale et la lutte parlementaire doivent être menées uniquement en vue d’objectifs immédiats pour l’amélioration de la situation matérielle des ouvriers et en vue de la réduction progressive de l’exploitation capitaliste et de l’extension du contrôle social.

Laissons de côté l’amélioration immédiate de la situation des ouvriers, puisque l’objectif est commun aux deux conceptions, celle du Parti et celle du révisionnisme ; la différence entre ces deux conceptions peut alors être définie en quelques mots : selon la conception courante, la lutte politique et syndicale a une signification socialiste en ce sens qu’elle prépare le prolétariat – qui est le facteur subjectif de la transformation socialiste – à réaliser cette transformation.

D’après Bernstein la lutte syndicale et politique a pour tâche de réduire progressivement l’exploitation capitaliste, d’enlever de plus en plus à la société capitaliste ce caractère capitaliste et de lui donner le caractère socialiste, en un mot de réaliser objectivement la transformation socialiste de la société.

Quand on examine la chose de plus près, on s’aperçoit que ces deux conceptions sont absolument opposées. Selon la conception courante du parti, le prolétariat acquiert par l’expérience de la lutte syndicale et politique la conviction qu’il est impossible de transformer de fond en comble sa situation au moyen de cette seule lutte, et qu’il n’y parviendra définitivement qu’en s’emparant du pouvoir politique.

La théorie de Bernstein part du préalable de l’impossibilité de la conquête du pouvoir pour réclamer l’instauration du socialisme au moyen de la seule lutte syndicale et politique.

La théorie de Bernstein croit au caractère socialiste de la lutte syndicale et parlementaire, à laquelle elle attribue une action socialisante progressive sur l’économie capitaliste.

Mais cette action socialisante n’existe, nous l’avons montré, que dans l’imagination de Bernstein. »

Rosa Luxembourg présentait adéquatement la question comme une lutte de deux lignes au sein de la social-démocratie allemande. Et au sens strict, la proposition révisionniste d’Eduars Bernstein fut écrasée au sein de la social-démocratie allemande. Si à son congrès de 1898, il y eut une agitation menée par ses partisans, ses thèses sont réfutées par une écrasante majorité aux congrès de 1899, 1901 et 1903.

Cependant, les révisionnistes ne furent pas expulsés et de manière régulière ils revenaient à la charge. Ils synthétisaient leur ligne, comme avec l’ouvrage d’Eduard Bernstein, Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie, en février 1899.

Les conditions requises pour le socialisme et les tâches de la social-démocratie,
édition de 1906

On a ici un aspect prégnant dans la social-démocratie, le souci de l’unité à tout prix, au-delà de la question programmatique et des besoins organisationnels. Le principal responsable de ce positionnement centriste est Karl Kautsky, au grand dam de la gauche du Parti – Wilhelm Liebknecht, Clara Zetkine, Rosa Luxembourg, Franz Mehring.

Karl Kautsky avait une conception philosophique évolutionniste, largement influencé par le darwinisme. Le matérialisme historique était pour lui tout à fait juste, mais il l’appréhendait formellement, par incompréhension du matérialisme dialectique. Avec l’irruption du révisionnisme, son positionnement commença à devenir intenable et le basculement vers la droite commença.

Ainsi, au congrès de 1899 à Hanovre, August Bebel fit une motion de dénonciation du révisionnisme, voté par 216 voix contre 21. Mais il n’eut aucune conséquence, aucune rupture n’en étant la conséquence.

>Retour au dossier sur les crises de la seconde Internationale

Karl Kautsky contre la révolution russe

En 1919, Karl Kautsky publia Domination populaire ou domination de la violence et son point de vue est très simple. Les Alliés ont gagné la guerre, car leur prolétariat les a soutenu, la lutte s’étant présentée selon lui comme une lutte contre le militarisme et l’autocratie.

Pour cette raison, le prolétariat ne pourra désormais plus que prolonger sa logique de revendications et le socialisme apparaîtra comme nécessaire, sans même une révolution violente.

Cela montre à quel point Karl Kautsky n’a en rien saisi la nature de l’impérialisme, que Lénine a justement défini.

Concernant l’Allemagne, l’Autriche et la Russie, Karl Kautsky considère que la révolution qui a eu lieu dans chaque pays était inévitable, de par la nature du régime, défini ici comme « monarchie militaire ».

Si par contre la situation en Allemagne est présentée comme très bonne pour le prolétariat, présentée comme la force dirigeant l’État – nous sommes pourtant après l’écrasement des spartakistes –, Karl Kautsky considère qu’en Russie il n’y avait ni prolétariat organisé de manière massive, ni forces intellectuels, et par contre une paysannerie extrêmement forte.

Étant donné que, selon Karl Kautsky, le socialisme ne peut venir que de la démocratie dans les pays capitalistes développés, les bolchéviks ont donc en quelque sorte forcé l’histoire, au moyen de la « dictature », qu’ils présentent selon lui également comme modèle général.

Karl Kautsky, avec d’autres comme Anton Pannekoek ou Georgi Plekhanov, considéreront donc que le bolchevisme a forcé l’histoire et dévoyé le socialisme.

Karl Kautsky écrivit ainsi Un écrit sur le bolchevisme, en 1920, soutenant ouvertement le social-démocrate autrichien Otto Bauer et son ouvrage Bolchevisme ou social-démocratie ?. Il y dit la chose suivante :

« Bauer nous montre que le déroulement de la révolution russe était nécessaire. Elle aurait connu un relativement même déroulement également sans l’intervention des bolcheviks.

Après l’effondrement et la dissolution complète de l’armée et de la bureaucratie tsariste, la révolution paysanne était devenue inarrêtable, et cela comme révolution, non pas au sens du socialisme, mais dans celui de l’établissement de la propriété privée complète du sol. »

C’est là nier le sens historique du bolchevisme et Karl Kautsky affirme également qu’Otto Bauer a raison de dire que de toutes manières l’industrie russe dépendait du capital étranger et que par conséquent, les forces de gauche auraient de toutes manières possédé l’hégémonie totale.

Le bolchevisme n’aurait été donc qu’un putsch d’intellectuels organisés de manière ultra-centralisée, prenant une place vacante, afin de profiter de la révolution qui aurait eu lieu de toute façon. Lénine et les bolcheviks seraient donc des usurpateurs instaurant un despotisme.

Et, dans ce positionnement, Karl Kautsky s’imaginait encore au centre du jeu, alors que son centrisme devenait fictif, lui-même n’ayant plus aucune valeur ni pour les communistes qui le considéraient comme un renégat, ni pour la social-démocratie le considérant comme historiquement lié à l’émergence du bolchevisme.

En 1923, Karl Kautsky écrivit ainsi La conception marxienne de l’État reflétée par un marxiste. Il y expliquait qu’après la guerre mondiale, les socialistes parviennent de manière naturelle au gouvernement dans les pays capitalistes.

Mais, en même temps, l’œuvre consistait en une critique de Heinrich Cunow, qui a pris le relais de Karl Kautsky à la tête de la Neue Zeit, resté dans le cadre du SPD, alors que Karl Kautsky avait rejoint l’USPD.

Heinrich Cunow était un des idéologues du SPD ; avec Paul Lensch et Konrad Haenisch, il participait au courant dit du « socialisme d’État », du « socialisme de guerre », de la « communauté populaire ».

L’État devait engloutir les masses et les administrer, formant le socialisme, alors que la guerre devait écraser le féodalisme russe et l’impérialisme franco-britannique.

Karl Kautsky les rejetait… mais rejetait la révolution et le bolchevisme, de manière véhémente.

Affiche soviétique où Lénine balaie
de la Terre les réactionnaires.

En 1925, dans L’internationale et la Russie soviétique, il y oppose l’absolutisme tsariste à l’absolutisme bolchevik, tout en reconnaissant que, si les choses étaient vues sous un angle « juridique », il faudrait reconnaître le bolchevisme comme le « frère » de la social-démocratie et, de fait, « les nouveaux despotes étaient auparavant nos camarades ».

Karl Kautsky donne même un exemple assez particulier :

« Il y a en Amérique de nombreux millionnaires qui appartenaient durant leur jeunesse aux prolétaires les plus pauvres. Leur origine prolétarienne ne les a pas empêchés par la suite de devenir les exploiteurs du prolétariat les plus sans scrupules, ceux au coeur le plus dur. Nous trouvons la même chose chez les bolcheviks. »

Karl Kautsky reconnaît donc la lutte du bolchevisme jusqu’en 1917, tout en rejetant sa prise du pouvoir et sa fondation de la IIIe Internationale.

Il considère même que le régime soviétique est plus terroriste contre la gauche non bolchevik que l’Italie de Benito Mussolini ou la Hongrie de Miklós Horthy, qu’il est devenu « l’ennemi le plus dangereux du prolétariat » tant en Russie que dans les autres pays.

La politique de l’Internationale Communiste serait soumise à la diplomatie soviétique, au moins la « moitié » de ce qui est raconté sur ce qui se passe en URSS doit être « vrai », les communistes formeraient une « classe privilégiée » dans « l’empire russe », le régime s’acoquinerait avec les pays capitalistes pour parvenir à se maintenir, tenterait de fomenter des troubles en Europe de l’Est pour pratiquer une politique expansionniste, etc.

Pour Karl Kautsky, le régime soviétique n’aurait jamais dû confisquer les biens comme il l’a fait, c’est-à-dire en fait assumer le socialisme, mais former un gouvernement de l’ensemble de la gauche organisant des réformes de type démocratique.

Pour cette raison, selon lui, le régime soviétique est du même type que les monarchies absolutistes et militaristes du type des Romanov, des Habsbourg, des Hohenzollern et tout comme les monarchies de ce type se sont effondrées dans une catastrophe, le régime soviétique court à sa perte, et ce rapidement.

Le régime soviétique ne se maintiendrait encore uniquement que car son armée est la « plus disciplinée du monde » et encadre la population, et qu’il a mis en place la Tchéka, la police politique qui n’est pas autre chose pour Karl Kautsky que « l’inquisition espagnole » modernisée, sans préjugés féodaux, etc. et donc d’autant plus efficace.

Il faut donc que la social-démocratie soutienne l’opposition de gauche en Russie, en se préparant à un soulèvement général qui ne manquera pas d’arriver.

Il ne faut pas soutenir une intervention militaire des pays capitalistes, ni une tentative de coup d’État, qui favoriserait la réaction, mais renforcer, depuis les autres pays, les courants « de gauche » à l’intérieur de la Russie, qui doivent se tenir prêts à participer aux premières loges au renversement du régime.

Le discours de Karl Kautsky est, de fait, exactement le même que celui des anarchistes et des courants gauchistes, y compris du trotskysme qui va apparaître quelques années plus tard.

Et tout comme les anarchistes disposent d’un mythe présenté comme idéal, avec l’Armée noire de Nestor Makhno, Karl Kautsky avait donc un contre-modèle : la Géorgie, où les menchéviks, qu’il assimile désormais aux sociaux-démocrates, auraient été majoritaires tant dans les campagnes que dans le prolétariat, combattant à la fois les « rouges » et les « blancs ».

Karl Kautsky maintiendra cette position jusqu’à la veille de la prise du pouvoir par les nazis, qu’il ne prit pas au sérieux non plus, s’arc-boutant sur a conception de l’évolution. 

En 1922, il publia La révolution prolétarienne et son programme, un ouvrage de pratiquement 350 pages, qu’il réédita en 1932, laissant ici ce passage tout à fait révélateur :

« Si l’on parvient à conserver la démocratie en Allemagne, et nous avons toutes les raisons de le penser, alors tout comme Marx et Engels l’attendaient pour l’Angleterre, la social-démocratie unie fera également en Allemagne la conquête pacifique du pouvoir, dès que la majorité de la nation se placera derrière elle. »

L’ouvrage vise principalement la conception léniniste de l’État, exposée dans L’État et la révolution, que Karl Kautsky ramène à la conception anarchiste de Mikhaïl Bakounine. Karl Marx n’aurait rejeté qu’une forme d’État, celle de type « bureaucratique-militariste » et par conséquent Lénine généraliserait cette question de manière fondamentalement erronée.

Karl Kautsky y affirmait également qu’il n’existe plus que trois pays de ce type : la France qui serait un empire sans empereur, la Russie un tsarisme sans tsar, enfin l’Italie fasciste en tant que monarchie dirigée par un « Duce ».

Dans cette perspective, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, la Suisse sont considérés comme les plus démocratiques, mais cela signifie que l’Allemagne l’est également, et cela également donc dans l’édition de 1932.

Karl Kautsky publia également Communisme et social-démocratie en 1932, où il aborde la question du national-socialisme, le présentant comme une menace tant pour les socialistes que pour les communistes. Cependant, Lénine n’ayant été qu’un dictateur organisant un complot de révolutionnaires professionnels, ayant amené la guerre civile en supprimant la constituante, le bolchevisme ne pourrait qu’être rejeté.

Karl Kautsky refusera donc tout front antifasciste, devant émigrer, mourant à Amsterdam en 1938, sombrant alors dans un oubli politique total.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky et le refus de la révolution allemande

Le centrisme de Karl Kautsky se prolongea y compris en pleine effervescence révolutionnaire en Allemagne.

Lors d’un conférence générale de l’opposition en avril 1917, Karl Kautsky s’opposa ainsi tant à la présence des spartakistes qu’à la formation d’une nouvelle organisation, le Unabhängige Sozialdemokratische Partei Deutschlands – USPD (Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne).

L’USPD eut pourtant un succès immédiat, obtenant 120 000 adhérents en quelques mois, alors que le vieux parti social-démocrate n’en avait alors plus que 240 000. Karl Kautsky et Eduard Bernstein prirent dans ce cadre une position tellement réformiste qu’ils devinrent les chefs de file de son aile droite.

Lors de la révolution de 1918, alors que le régime s’était effondré, Karl Kautsky chercha alors à tout prix à réunifier l’USPD avec le vieux parti social-démocrate. C’était la ligne exactement contraire des communistes et cela donna la situation paradoxale que la petite aile droite de l’USPD soutenait donc le gouvernement en place, alors que son aile gauche cherchait à le renverser. Hugo Haase, dirigeant de l’USPD depuis sa fondation, cherchait quant à lui à temporiser, afin d’unifier toute la gauche.

Le vieux parti social-démocrate s’appuya cependant sur l’Armée et les factions nationalistes armées pour écraser la révolution dans le sang. En août 1920, bien après l’échec de la révolution et la mort de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht sous les balles des corps-francs appuyés par la social-démocratie anti-communiste, Karl Kautsky expliquait encore qu’il y avait une révolution sociale en cours en Allemagne, qu’elle allait durer plusieurs décennies, qu’elle était une partie de la révolution mondiale.

Rosa Luxembourg, assassinée en 1919.

Il justifiait cela en disant qu’il faut distinguer la prise du pouvoir politique et les modifications sociales, que la social-démocratie, en raison de sa scission, n’est pas en mesure de porter réellement la force de la classe ouvrière, etc. Les communistes se voyaient ainsi attribuer l’origine de la faiblesse du processus révolutionnaire qui serait déjà en cours.

C’était intenable et Karl Kautsky abandonna alors l’UPSD, qui basculait dans le bolchevisme et qu’il finit par rejoindre dans sa grande majorité. Lui-même ne se voyait pas encore rejoindre le vieux parti social-démocrate. Il alla alors en Géorgie, d’août 1920 à mai 1921, avec l’intention ensuite d’aller s’installer en Autriche.

Karl Kautsky avec des sociaux-démocrates de Géorgie, à Tiflis en 1920.

Il fit une description idyllique de ce voyage, en 1921, dans La Géorgie, une république social-démocrate de la paysannerie. Il est significatif que les deux derniers chapitres s’intitulent « L’agression bolchevique » et « Le bonapartisme moscovite »

Version anglaise, en 1921, de l’ouvrage
de Karl Kautsky sur la Géorgie.

Son écrit consistait, en réalité à part ces deux chapitres, en une présentation du pays permettant à chaque fois une brutale critique du bolchevisme : sa végétation, son agriculture, son industrie, son histoire, sa « révolution » c’est-à-dire la prise du pouvoir par les menchéviks.

Le régime menchévik est présenté comme « le plus solide au monde », un « paradis » comparé à « l’enfer » de la Russie soviétique. C’était alors son leitmotiv : selon Karl Kautsky, il fallait suivre les modèles unitaires, rassemblant « réformistes » et « révolutionnaires », au sens de « révolutionnaires » non liés à la Russie. Il mentionnait alors les exemples autrichiens, suisse, français, italiens, saluant l’unité d’Otto Bauer, Fritz Adler et Karl Renner, Wilhelm Ellenbogen, Robert Grimm et Herman Greulich, Jean Longuet et Pierre Renaudel, Filippo Turati et Giacinto Serrati.

Le bolchevisme ne lui apparut – tout comme la Première Guerre mondiale, que comme un phénomène tout à fait secondaire, qui ne durerait pas. En 1921, dans De la démocratie à l’esclavage étatique, il explique ainsi que :

« Une classe dominante n’est également jamais identique avec le gouvernement et ses autorités. Elle aussi a besoin de la liberté de critique par rapport au gouvernement et de la possibilité d’une information autonome, indépendante du gouvernement (…).

Il n’y a, aujourd’hui en Russie, uniquement une presse gouvernementale, que des éditions fondés ou tolérées par le gouvernement ; le gouvernement dispose de toutes les imprimeries et de tout le papier, au point qu’une presse illégale comme au temps du tsarisme n’est même pas possible.

Il tient au bon plaisir du gouvernement de savoir quels partis il veut tolérer, les syndicats et les coopératives sont soumis au paternalisme administratif.

C’est une situation qui non seulement ne promeut pas le développement spirituel des masses, mais le paralyse au maximum, les rend toujours plus incapables de mener leur libération et le développement d’institutions socialistes, qui ne peuvent être que l’oeuvre de la classe ouvrière et pas d’une bureaucratie ou d’une dictature d’un parti (…).

Lorsque le parti socialiste a la majorité au parlement d’une république démocratique, le prolétariat gouverne seul, sans être dépendant des autres classes (…).

Un gouvernement est dictatorial quand il domine de manière illimitée. De plus,il appartient à l’essence de la dictature qu’elle ne soit comprise que comme régime temporaire. Un gouvernement sans limites, qui est instauré sur le long terme, est qualifié de despotique (…).

Une chose est sûre : le bolchevisme a dépassé son apogée et se trouve sur la pente descendante, dont le rythme s’accélère naturellement. »

Au nom de la révolution comme évolution, Karl Kautsky refusa le bolchevisme, et il condamna autant qu’il put la révolution russe… Au nom de la révolution russe.

>Sommaire du dossier

Le kautskysme comme centrisme

Il est nécessaire ici de voir que c’est précisément cette passivité typique de Karl Kautsky que Lénine dénonce sous le vocable de kautskysme. Le kautskysme est ici un centrisme, c’est-à-dire une collusion avec la droite contre la gauche, au nom du succès mécanique inévitable censé arriver.

Karl Kautsky assuma cette position centriste jusqu’à la caricature. En 1915, il publia dans ce cadre État national, État impérialiste et fédération des États. C’était un ouvrage étrange : Karl Kautsky tentait d’y formuler une ligne de pseudo-critique de l’impérialisme, en pleine guerre.

Affirmant que la formation d’un État national est un aboutissement démocratique, dans la mesure où il dispose d’une langue commune à sa population, il y rejetait la formation d’États multinationaux, refusant de ce fait l’expansionnisme germanique par rapport à la France, sans le dire ouvertement.

En même temps, Karl Kautsky se perd dans des réflexions sans fin sur ce qu’est l’expansionnisme, en quoi il n’est pas nécessairement en rapport avec l’impérialisme. Sa conclusion d’une très longue présentation de la situation coloniale est ainsi la suivante :

« A première vue, l’actuelle guerre mondiale est de ce fait pas de type impérialiste. Et pourtant il est de ce type, mais seulement en dernier lieu.

L’impérialisme est coupable de la catastrophe guerrière dans la mesure où il a été la force motrice dans la course à l’armement, qui naturellement a ensuite emporté toutes les grandes puissances, qu’elles soient poussées par des motifs impérialistes ou non.

Cette course à l’armement devait devenir la cause de la guerre, si rien n’était mis en place pour la freiner, même en parvenant à supprimer les questions impérialistes litigieuses par une compréhension pacifique mondiale. »

Par conséquent, selon Karl Kautsky la guerre n’est pas le fruit du capitalisme passé au stade impérialiste, mais d’une tendance particulière à un secteur particulier du capital, à savoir le capitalisme financier cherchant à s’étendre, avec en parallèle le militarisme devenant en quelque sorte indépendant.

En présentant la chose ainsi, Karl Kautsky dédouanait l’impérialisme allemand, puisque la guerre devenait une sorte de produit mécanique de la réalité internationale. C’est la position exactement contraire de celle de Lénine en Russie, qui lui prônait le défaitisme révolutionnaire. 

Karl Kautsky

Déjà, en 1910, il considérait qu’un affrontement militaire entre la France et l’Allemagne n’était pas prévisible autant qu’une loi de la nature, alors que de son côté Lénine avait développé le marxisme pour aboutir à sa conception de l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme.

La seule tâche qui reviendrait à la social-démocratie, selon Karl Kautsky, serait alors de demander dans chaque pays qu’un accord de paix général soit formulé, comprenant le principe de respect du droit des peuples à décider de leur sort, dans le refus de toute annexion.

Karl Kautsky était obligé de penser cela, car de son point de vue la croissance de la social-démocratie était inébranlable, irrépressible. La guerre ne peut alors, dans cette perspective, qu’être un simple aléas, une tourmente passagère.

En 1916, il publia également Les États-Unis d’Europe centrale, tentant de s’opposer au grand succès de l’ouvrage Mitteleuropa (Europe Centrale) du pasteur Friedrich Naumann (1860-1919), notamment connu pour avoir organisé des aides sociales pour contrer la social-démocratie et théorisé un « socialisme national sur une base chrétienne » (sans antisémitisme, néanmoins).

Dans Mitteleuropa, on trouve d’exposée toute la conception impérialiste d’organisation de l’Europe centrale dans l’éventualité d’une victoire allemande. Friedrich Naumann imagine, en quelque sorte, une sorte d’Autriche-Hongrie élargie et passant sous contrôle allemand, dans le cadre d’un libéralisme économique renforçant l’impérialisme allemand.

L’ouvrage eut un succès très important, formant une sorte d’alternative civile à l’impérialisme allemand, par rapport au projet militaire d’annexion pure et dure (qui se concrétisera ensuite idéologiquement avec le parti nazi).

Il gangrena idéologiquement une partie de la social-démocratie et Karl Kautsky tenta de s’y opposer, tout d’abord par une série d’articles dans la Neu Zeit, puis par la publication d’un ouvrage à ce sujet.

Karl Kautsky

Toutefois, Karl Kautksy cherche encore à se situer dans le cadre acceptable des discussions ayant lieu à l’époque. Il fait de longues digressions sur les situations spécifiques de chaque nation de l’est européen, fournissant quantité d’informations pouvant, en pratique, être totalement utiles à une gestion impérialiste qu’il est censé dénoncer.

Il se contente politiquement de considérer qu’une Europe centrale réunifiée dans un cadre actuel ne satisferait pas les critères historiques de la social-démocratie, ce qui est une manière selon lui de se situer à la gauche du mouvement.

En réalité, il a une position se situant à l’intérieur de l’impérialisme et cela l’amène toujours davantage à considérer qu’une évolution positive est possible malgré, voire à cause de l’impérialisme.

Il en arrive ainsi à affirmer que :

« La phase présente de l’impérialisme n’est pas nécessairement la dernière forme du capitalisme. Marx a dit une fois dans « Misère de la philosophie » que la concurrence produit le monopole et le monopole la concurrence. Le développement se complète non pas de manière linéaire, mais dialectiquement, c’est-à-dire en opposés.

Le mercantilisme a produit le libre-échange et celui-ci l’impérialisme. Il n’est pas exclu, qu’à celui-ci suive une nouvelle époque de l’impérialisme avec des conditions telles qu’elle rende possible une union d’États, comme l’Europe centrale, sur la base d’une adhésion volontaire et joyeuse de ses membres, et qui lui assurerait son fonctionnement durable et fructueux.

Cette possibilité n’est toutefois qu’encore très vague, indéfinie, même pas vraiment probable. Elle ne doit influencer présentement que dans la mesure où elle nous rappelle à ne pas repousser fondamentalement l’idée des « États-Unis d’Europe » ou bien également seulement de l’Europe centrale, étant donné qu’encore au sein de la période capitaliste le temps viendra peut-être où nous avons à la représenter.

Ce qui nous est présenté aujourd’hui sous ce mot d’ordre est cependant à repousser de manière décidée. »

Karl Kautsky y explique d’ailleurs, qui plus est, que depuis 1907 il prône ouvertement le refus de prendre le pouvoir autrement que par la voie pacifique, refusant par conséquent ouvertement depuis cette date de se confronter à une éventuelle guerre. Sa conception de la démocratie l’a paralysé jusqu’à l’absurde.

Il maintint cette position durant toute la guerre, comme en témoigne en 1917 La libération des nations, où il précise ses considérations sur les conditions de paix que doit exiger la social-démocratie.

En 1918, il tenta de formuler des Remarques social-démocrates sur l’économie de transition, un long document de pratiquement deux cent pages se veut un manuel pour la transformation de l’Allemagne, qui passerait de manière pour ainsi dire naturelle au socialisme, alors que se profile l’instauration de la paix.

Sur le plan de la politique internationale, il continua son positionnement, compilant des articles de 1918 pour exprimer son point de vue en 1919 dans Les racines de la politique de Wilson.

Prolongeant sa tentative d’aller dans le sens d’un impérialisme en quelque sorte pacifié, il affirme même qu’il existe deux forces progressistes alors : la partie consciente du prolétariat et de l’autre le président américain Woodrow Wilson, à l’avant-garde de la lutte pour une société des nations.

Dans la préface où il décrit la situation alors, il témoigne également d’un chauvinisme allemand outrancier, au prétexte de l’hégémonie de l’impérialisme des Alliés.

« La paix à laquelle nous allons ne sera pas la paix de l’entente, vers laquelle nous voulons tendre, mais une paix de la violence.

Il est à craindre que, au moins à l’est, elle sera également une paix du viol, le viol de parties de la nationalité allemande par les nations slaves voisines de l’Allemagne, à savoir les Tchèques, les Polonais et les Yougoslaves, qui veulent enlever à la nation allemande le droit à l’auto-détermination des nations pour lequel ils ont lutté si longtemps et avec tellement d’abnégation. »

De fait, Karl Kautsky explique que si la guerre a été impérialiste, toutes les forces ne l’ont pas été dans la même mesure, à quoi s’ajoutent d’autres facteurs qui ont également eu leur rôle.

Les Etats-Unis d’Amérique se voient attribuer un rôle positif, car étant dénuées de militarisme lié à l’absolutisme, ils n’entretiennent pas d’armée et n’ont pas de démarche alliant expansionnisme et course à l’armement. Karl Kautsky se trompait naturellement ici sur toute la ligne, les États-Unis s’élançant précisément à ce moment vers le militarisme impérialiste.

>Sommaire du dossier

L’inévitable passivité de Karl Kautsky, même en 1914

Plus on avance dans le temps au début du 19e siècle, plus Karl Kautsky se concentre sur une seule conception, fétichisant l’expérience triomphante de la social-démocratie allemande : si la révolution signifie un quelconque chaos à ce niveau, alors la révolution n’est pas possible.

Le problème qui se pose alors, est que comme Karl Kautsky reste sur le terrain du matérialisme dialectique, il défend le principe de saut qualitatif. Or, cela rentre en contradiction formelle avec ce qu’il expose comme conception de la révolution.

En théorie, Karl Kautsky reste matérialiste dialectique : :

« Tant que la bourgeoisie était révolutionnaire, les théories catastrophistes dominaient dans les sciences naturelles (géologie et biologie), qui partaient de la vision comme quoi le développement de la nature passait par des grands sauts soudains.

Lorsque la révolution bourgeoise fut terminée, à la place des théories catastrophistes apparut au premier rang la considération d’un développement progressif, imperceptible.

La bourgeoisie révolutionnaire était sensiblement proche de l’esprit de catastrophes dans la nature, la bourgeoisie conservatrice considérait cela comme déraisonnable et pas naturel. »

Karl Kautsky reconnaît le matérialisme dialectique ; la social-démocratie allemande a fait de l’anti-Dühring une de ses œuvres classiques, une de ses œuvres de formation. La maturité d’une révolution est ainsi comparée par Karl Kautsky à la formation d’un organisme, à la formation d’un être vivant.

En 1910, Karl Kautsky publia notamment « La voie au pouvoir – remarques politiques sur l’excroissance dans la révolution ». Il y reprit son thème comme quoi la révolution intervient lorsque la bourgeoisie devient caduque, ce qui se produit de manière naturelle, induisant un saut qualitatif par la prise du pouvoir par le prolétariat ou, plus précisément chez Kautsky, une sorte de remplacement de la classe dominante.

Le socialisme ne se présente pas réellement comme une étape ayant une nature politique et idéologique, car :

« Car le prolétariat est indispensable pour la société, il peut être écrasé temporairement, il ne peut toutefois jamais être détruit.

La classe des capitalistes au contraire est devenue superflue, la première grande défaire dans la lutte pour le pouvoir d’État que cette classe subit doit conduire à son effondrement complet et prolongé. »

Il y a ainsi une révolution qui se présente comme une évolution naturelle.  Le principe de majorité numérique toujours plus grande était prétexte chez lui aux rêves démocratiques les plus fous, au mépris de la réalité. La conception de Karl Kautsky était d’assumer le principe de révolution, mais désireux que celle-ci se déroule de manière mécanique, lisse, nette, en raison de la dimension populaire de celle-ci.

Cela fut si fort que Karl Kautsky ne prit pas au sérieux la première guerre mondiale. Il s’y opposa, mais se contenta d’avoir une position attentiste, participant à la minorité de gauche anti-guerre, considérant qu’inévitablement la suite devait lui donner raison, que la guerre n’était qu’un phénomène transitoire, un simple aléas historique.

Lorsque la première guerre mondiale commença, le Parti échoua à s’y opposer, la majorité soutenant le vote des crédits de guerre et appuyant le gouvernement. Seule une minorité s’y opposa, minorité à laquelle appartinrent tant Karl Kautsky qu’Eduard Bernstein.

Cela signifie que Karl Kautsky, chef de file des « centristes », et Eduard Bernstein, le grand théoricien du révisionnisme, se retrouvaient en pratique du même côté que Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht.

Die Neue Zeit s’excusant des problèmes de parution
en raison de la déclaration de guerre.

Toutefois, Karl Kautsky pratique ce que Lénine a défini comme le « kautskysme ». Ce terme ne désigne nullement chez Lénine l’idéologie de Karl Kautsky à travers ses œuvres, Lénine s’en revendiquant historiquement.

Le « kautskysme » désigne l’incapacité à se couper de l’opportunisme, au nom des raisons pratiques. Ainsi, durant la première guerre mondiale, Karl Kautsky se contenta de faire en sorte que la minorité exige de la majorité du Parti que son soutien à la guerre soit conditionnelle à la mise en place de discussions pour signer la paix rapidement.

Karl Kautsky soutenait le principe d’unité du Parti, là où Rosa Luxembourg devenait la dirigeante du courant révolutionnaire considérant que le Parti avait failli. Selon Karl Kautsky, il fallait rester en tant que fraction dans le Parti, afin de ne pas perdre les grandes forces que représentait le Parti. Il n’y avait selon lui pas de coupure historique de faite.

En apparence, la situation semblait ainsi à l’initial. Le 4 août 1914, Karl Liebknecht vota par exemple pour les crédits de guerre pour suivre la discipline du Parti. Hugo Haase, fils d’un cordonnier juif et dirigeant du Parti avec Friedrich Ebert, s’opposait lui aussi au vote en faveur des crédits de guerre, mais prit pourtant la parole pour expliquer la position du Parti.

Au bout de quelques mois, la situation se décanta. Lors du vote du budget de guerre le 20 mars 1915, Hugo Haase prit la tête de 30 députés sociaux-démocrates sortant ostensiblement de la salle, alors que Karl Liebknecht et Otto Rühle restèrent pour voter contre.

ugo Haase signa ensuite avec Eduard Bernstein et Karl Kautsky un manifeste anti-guerre intitulée « L’exigence du moment », alors que Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg diffusèrent un appel à la « reconquête du Parti », soutenu par mille cadres et militants.

Toutefois, Karl Kautsky avait un fétiche du premier moment où le Parti avait été resté unitaire, malgré les différences de position. Pour cette raison, il n’entretint aucun contact avec le Spartakusbund regroupant les révolutionnaires autour de Rose Luxembourg. Il suivait ici la même ligne que celle d’Eduard Bernstein.

Karl Kautsky

Hugo Haase était quant à lui d’accord avec eux en ce qui concerne la question de l’unité du Parti, mais il cherchait à ne pas rompre avec le Spartakusbund, étant un centriste sincère, qui n’avait pas basculé dans le « kautskysme ».

Pour cette raison, afin de briser la censure militaire empêchant les pacifistes d’exprimer leur position, il décida de prendre la parole au parlement le 24 mars 1916, afin de s’opposer à l’état d’urgence que la majorité social-démocrate comptait soutenir ce jour-là.

De nombreux députés de la majorité l’empêchèrent de parler, le huant, soutenant l’interdiction de sa prise de parole, l’excluant ensuite, avec les autres opposants, des rangs de la fraction parlementaire social-démocrate, par 55 voix contre 33. Hugo Haase dut ensuite abandonner sa position de dirigeant du Parti, qu’il partageait avec Friedrich Ebert.

Hugo Haase prit ensuite la tête des opposants se regroupant dans une Communauté social-démocrate de travail (Sozialdemokratischen Arbeitsgemeinschaft), qui fut rejointe par pas moins que la majorité de la base du Parti à Berlin et Leipzig, mais pas par le Spartakusbund.

Cependant, Hugo Haase continua son orientation, soutenant Karl Liebknecht lorsque celui-ci fut arrêté à la suite de sa manifestation pacifiste illégale du premier mai 1916, prenant sa défense lors de la dernière conférence unie du Parti en septembre 1916.

Karl Kautsky suivit le mouvement de la minorité, mais il n’en fut pas à l’initiative. Voici comment il raconte sa propre position d’alors, plusieurs années après, en 1922 :

« Chaque social-démocrate, même chaque prolétaire, tient à son organisation, il sait qu’il n’est rien sans elle. Une grande partie de l’opposition à l’intérieur de la fraction [parlementaire du Parti] ne prit pas part, pour cette raison, à la scission par la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail.

En décembre 1915, 43 camarades de la fraction avaient déjà voté pour le refus des crédits de guerre. Mais à la conférence, il n’y en eut que 20 qui les ont refusés, et lorsqu’en mars 1916 on en vint à la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail, il n’y en eut que 18 à la rejoindre.

Et ce cercle ne s’est pas vraiment agrandi. D’août 1914 à décembre 1915, le nombre d’opposants au soutien aux crédits de guerre était passé de 14 à 43. On était en droit de s’attendre à ce que l’opposition ait bientôt la majorité dans la fraction [parlementaire] – de fait, ce développement fut brisé par la formation de la Communauté [social-démocrate] de travail.

La plus grande partie de l’opposition resta dans la fraction [parlementaire] où elle fut affaiblie numériquement et privée de ses éléments les plus énergiques, ne jouant plus aucun rôle à partir de là. Le poids bien supérieur de l’aile droite dans la vieille fraction [parlementaire] fut énormément renforcée par la scission.

L’opposition fut par contre affaiblie. Elle s’effondra en trois groupes : les spartakistes, la Communauté [social-démocrate] de travail et l’opposition au sein de la vieille fraction [parlementaire].

La liberté de mouvement qu’obtinrent les deux premiers groupes fut payé chèrement, par l’affaiblissement de l’ensemble de l’opposition. Mais, comme déjà dit, aussi regrettable que cela ait été, de par les conditions données cela n’était pratiquement pas évitable. »

On a ici un modèle des contorsions à la Kautsky, qui se laisse porter par le courant, attendant perpétuellement des situations objectives idéales, censées venir naturellement, sans forcer quoi que ce soit.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky et la notion de démocratie

La question de la grève de masses révéla tout ce que le kautskysme contenait de problématique. En 1893, Karl Kautsky abordait ainsi la question du parlementarisme, dans un long document cherchant à définir la position de la social-démocratie. Ce qui y est frappant, c’est que dès le début, il insiste sur une de ses anciennes positions : à ses yeux, même lorsque le peuple donnera directement le pouvoir, le parlementarisme est absolument nécessaire.

C’est très exactement la critique que fera Rosa Luxembourg à Lénine à la suite de la révolution russe de 1917. La principale erreur de la social-démocratie historique a été, en effet, une conception de la démocratie qu’elle opposait, non pas à la bourgeoisie comme le fit Lénine, mais à l’absolutisme.

Karl Kautsky bascula entièrement dans le fétiche de la « démocratie » comme principe indépendant des classes et rejeta la révolution russe. Rosa Luxembourg rejeta la position de Karl Kautsky en 1917, mais en en restant au point de vue de celui-ci à la fin du XIXe siècle.

Karl Kautsky

Dans son ouvrage de 1893, Karl Kautsky tente d’expliquer que la représentativité de type parlementaire est une constante historique. Il s’appuie, malheureusement, sur des réalités historiques particulières réelles, mais qu’il généralise, comme les rapports au sein des tribus franques, la démocratie des premières villes, avec la même interprétation de la démocratie comme « création continue » qui sera celle du révisionnisme moderne, à partir du milieu des années 1950.

Karl Kautsky transpose sa manière de voir le parti social-démocrate et sa presse – ce qui est pour lui la même chose, une perspective directement reprise par Lénine – dans sa manière de voir le parlement.

De la même manière que la direction du Parti dépend des congrès, le gouvernement dépend du parlement, qui peut surveiller qui plus est l’activité gouvernementale. De la même manière qu’au sein du Parti, il y a des discussions, une représentativité parlementaire permet de maintenir ce qui est pour Karl Kautsky la « démocratie ».

Ce point de vue contamina nécessairement sa conception de la révolution. En 1902, lorsque Karl Kautsky publia La révolution sociale, il refusa de distinguer la réforme de la révolution au niveau de la violence, car pour lui l’application d’une réforme peut passer par une violence administrative. Ce qui compte dans une révolution, c’est la prise du pouvoir par une classe sociale en renversant une autre.

Cela sous-tend qu’une révolution est forcément de nature politique. En ce sens, Karl Kautsky reste fermement sur le sol du marxisme, s’opposant radicalement à l’anarchisme et aux tendances réformistes dispersées, niant la centralité du Parti.

Par contre, et c’est le paradoxe, Karl Kautsky considère qu’on conserve le statut de révolutionnaire même si on veut prendre le pouvoir au moyen de réformes sociales.

« Non pas le fait de s’efforcer à des réformes sociales, mais la réduction explicite à ceux-ci, distingue le social-réformiste du social-révolutionnaire. »

Pour cette raison, Karl Kautsky n’hésite pas à affirmer qu’il espérait qu’en Angleterre, il y aurait un passage graduel, pacifique, au socialisme. Il reconnaît son erreur sur ce point, mais sans rejeter son approche de fond.

Il a, de fait, une certaine vision mécanique : à partir du moment où les contradictions de classe se renforcent alors que le camp prolétarien se renforce par la prolétarisation toujours plus vaste, alors la seule chose à éviter est la contamination par des tentatives bourgeoises ou petites-bourgeoises pour dévoyer le socialisme.

Karl Kautsky mentionne ici, il faut le noter, de manière régulière les tendances petites-bourgeoisies antisémites de type hystérique, qu’il voit comme un phénomène important en Allemagne et en Autriche.

En 1917, c’est la seule explication qu’il aura d’ailleurs, tout comme les gauchistes : puisque la révolution russe n’était pas conforme à leur manière de voir les choses, c’est qu’elle a été dévoyée par des couches sociales d’autres classes.

Car chez Karl Kautsky, le processus révolutionnaire est linéaire, grâce à ce qu’il considère être la nature de la démocratie. La révolution n’est pas possible sans la démocratie, car celle-ci permet l’organisation générale des masses, par le parti et les syndicats ; elle est pour le prolétariat « comme l’eau et la lumière pour l’organisme ».

Et le prolétariat toujours plus nombreux et organisé faisant face à une bourgeoisie toujours plus centralisant les institutions à son service, il y a alors une rupture, qui est la révolution.

Il y a donc un parallèle entre la démocratie et la révolution et au tout début du XXe siècle, Karl Kautsky peut donc faire l’éloge en ce sens de la Suisse qui, ayant une forme démocratique très avancée, lui apparaît comme le plus proche de la révolution.

Il en irait de même, selon lui, pour l’Angleterre et la France, tandis que l’Allemagne et l’Autriche, marquées par le militarisme et la monarchie, deviendront démocratiques uniquement par le socialisme, la bourgeoisie ayant « raté » son œuvre démocratique et passant pour ainsi dire son tour.

>Sommaire du dossier

Karl Kautsky et la grève de masses

Karl Kautsky considérait que la social-démocratie allait l’emporter de manière naturelle, submergeant le capitalisme pourrissant. Cette conception combinant mécanique historique et mouvement populaire se trouva relativement mise en défaut avec l’un des débats les plus importants dans la social-démocratie, celui de la grève de masses.

Il s’agissait d’une forme nouvelle, développé par le mouvement ouvrier belge, dans le cadre de la bataille pour le droit de vote, réservé à 44 000 personnes par la monarchie parlementaire née en 1830. Le Parti Ouvrier Belge en 1885 développa une ligne de masses aboutissant à de multiples grève politique de masse, en 1891, 1892, 1893, 1902 et 1913.

Karl Kautsky s’était, bien sûr, intéressé à la question belge, et voici comment il voyait les choses :

« Marx, en association avec Engels, vécut jusqu’en 1848 à Bruxelles. C’est là-bas qu’ils travaillèrent aux fondements de leur nouvel enseignement, c’est là-bas qu’ils réalisèrent le Manifeste communiste.

Dans la mesure où l’on veut qualifier un seul pays comme le pays d’origine du marxisme, la Belgique a le droit de réclamer cette dénomination pour elle.

Comme pays de transit, où se rencontraient les influences et idées allemandes, françaises, anglaises, la Belgique proposait le sol adéquat pour un enseignement international, qui unissait en une unité plus élevée la philosophie allemande, l’économie anglaise, l’esprit français de la révolution. »

Karl Kautsky voyait ainsi le mouvement belge comme combinant l’esprit volontaire français et la capacité allemande d’organisation. Il appréciait la grève de masses, qui faisait office d’équivalent social-démocrate à la « grève générale » des anarchistes.

La révolution russe de 1905 renforça de manière très profonde la signification de cette forme de lutte. Rosa Luxembourg fut alors connue comme l’ardente partisane de cette nouvelle forme.

Karl Kautsky défendit celle-ci contre la droite de la social-démocratie et en tant que théoricien de la social-démocratie, il consacra toute une série d’articles à la question, comme Et quoi maintenant ? (1910), Une nouvelle stratégie (1910), L’action des masses (1911), La nouvelle tactique (1912), rassemblant dans un grand dossier les différentes positions expliquées selon son point de vue dans La grève politique de masses (1914).

Il faut ici replacer les choses dans leur contexte, pour comprendre l’ampleur historique du débat.

La tactique social-démocrate développée à partir de la conception de Friedrich Engels à la fin de sa vie reposait sur l’accumulation des forces pour être en mesure de faire face à ce à quoi on s’oppose. Le prolétariat se renforçant et le Parti ne cessant de grandir, cela semblait la meilleure chose à faire.

Il existait différents courants – révisionnistes à la Eduard Bernstein, radicaux à la Rosa Luxembourg – mais tous savaient que cette tactique permettait une meilleure situation et par conséquent tous l’appuyaient.

Lors des initiatives belges et avec la révolution de 1905 en Russie, la grève de masses devint un grand thème de débat, cette forme de lutte se voyant ajoutée dans l’arsenal des méthodes possibles pour triompher.

Le principe de grève de masse existait au préalable, mais avait été façonné de manière anarchiste, en France et en Belgique, puis comme on le sait en Espagne ou encore en Italie.

Là où le prolétariat était trop faible politiquement pour s’organiser, avec peu ou pas de droits parlementaires, une forte pression de la paysannerie empêchant de toutes manières tout progrès électoral, etc., la grève de masse semblait être la solution idéale si l’on ne raisonnait pas en termes idéologiques et culturels.

L’anarchisme se précipita dans cette méthode ayant prétendument solution à tout, s’empêtrant ensuite devant les échecs en partie dans le terrorisme individuel pour avancer coûte que coûte. Une initiative créative, par contre, de nature politique, se développa justement en Belgique avec la social-démocratie lançant des grèves de masse pour obtenir le droit de vote.

Cela déclencha une vague de débats au sujet de cette méthode dans la social-démocratie internationale, qui sans reconnaître une utilisation offensive de ce type de luttes, ce qui reviendrait à de l’anarchisme, reconnut une valeur certaine à ce type de lutte.

L’expression social-démocrate de « grève de masse » impliquait un contenu politique, limité à des situations particulières, à l’opposé du principe anarchiste de « grève générale » insurrectionnelle.

Or, si Karl Kautsky défendit le principe de grève politique de masses, il ne comptait nullement considérer cette méthode comme un point d’appui pour réaliser la révolution en tant que telle, ce que firent par contre Rosa Luxembourg et Lénine, tous deux avec des différences cependant.

Karl Kautsky se voyait ici réduire la question de la grève politique de masses à une forme passive de lutte de classes.

>Sommaire du dossier