L’URSS socialiste: Staline défend l’option de Lénine sur le capitalisme d’Etat

Lénine fut grièvement blessé lors d’un attentat mené contre lui par les Socialistes Révolutionnaires de gauche, et sa santé déclinant, c’est en novembre 1922 qu’il fit son dernier discours, au Soviet de Moscou. Il rappelait que

« la NEP [la nouvelle politique économique] continue d’être le mot d’ordre principal, immédiat, universel d’aujourd’hui »

et conclut  en disant :

« de la Russie de la NEP sortira la Russie socialiste. »

C’était bien entendu une affirmation en faveur de la construction du socialisme en Russie même. Mais à la suite de la vague gauchiste se produisit une vague droitière, niant cette possibilité même. C’était l’expression de la capitulation.

La « déclaration des 46 », en 1923, considérait ainsi que le Parti bolchevik était pratiquement mort dans sa vie intérieure.

Trotsky, un menchévik qui avait rejoint les bolcheviks à la révolution d’Octobre, diffusa une lettre dans le même sens, avant de publier en 1924 un ouvrage intitulé « Les leçons d’Octobre ». Il devint le principal chef de file de tout un courant refusant de considérer la NEP comme un « sas » au socialisme.

En réponse, Staline publia « Des principes du léninisme ». Lorsque Lénine décéda en janvier 1924, le Parti bolchevik vécut un moment clef, avec d’un côté Staline maintenant la ligne de Lénine dans une orthodoxie stricte, et un bataillon d’intellectuels prônant un changement de ligne.

Lénine et Staline

Le point de vue de Staline est qu’au contraire, la ligne élaborée par Lénine, avec le capitalisme d’Etat comme phase transitoire, permet le passage au socialisme. Il explique, dans le rapport politique du Comité Central au XIVe congrès du Parti Communiste bolchevik :

« Notre système économique est quelque peu hétérogène, car il y a chez nous cinq formes économiques différentes.

Il y a une forme économique que l’on pourrait appeler économie naturelle et qui comprend les exploitations paysannes dont la production est extrêmement peu liée au marché.

La deuxième forme économique est celle de la production marchande, à laquelle se rattachent les exploitations paysannes produisant pour le marché.

La troisième forme économique est celle du capitalisme privé, qui n’est pas encore mort, qui s’est ranimé et se ranimera encore dans une certaine mesure, tant que la Nep existera chez nous.

La quatrième forme économique, c’est le capitalisme d’État, c’est-à-dire le capitalisme que nous avons permis et que nous avons la possibilité de contrôler et de tenir en laisse, conformément aux intérêts de l’Etat prolétarien.

Enfin, la cinquième forme économique, c’est l’industrie socialiste, c’est-à-dire notre industrie d’État, où n’est représentée qu’une seule classe : le prolétariat.

Je voudrais dire deux mots du capitalisme et de l’industrie d’État — cette dernière de type socialiste — pour dissiper les malentendus et la confusion qui règnent actuellement dans le parti à ce sujet.

Peut-on appeler notre industrie nationalisée capitalisme d’État ? Non.

Pourquoi ?

Parce que le capitalisme d’Etat, dans les conditions de la dictature prolétarienne, est une organisation dans laquelle sont représentées deux classes : la classe des exploiteurs qui dispose des moyens de production, et la classe des exploités qui ne dispose d’aucun de ces moyens.

Quelle que soit la forme spéciale qu’il puisse revêtir, le capitalisme d’État doit être, d’après son essence même, capitaliste. Lorsque Lénine soumit le capitalisme d’État à une analyse serrée, il pensait avant tout aux concessions.

Ne prenons que les concessions, et voyons si deux classes y sont représentées. Oui, deux classes y sont représentées : celle des capitalistes, c’est-à-dire les concessionnaires qui se livrent à une exploitation et disposent en même temps des moyens de production, et celle des prolétaires qui sont exploités par les concessionnaires.

On voit déjà clairement que nous ne sommes en face d’aucun élément socialiste, du fait que, dans une entreprise concessionnaire, il ne vient à l’esprit de personne de faire de la propagande pour une campagne d’augmentation du rendement du travail, puisque chacun sait que l’entreprise concessionnaire est une entreprise non-socialiste, étrangère au socialisme.

Prenons un autre type d’entreprise, celui des entreprises d’État. Sont-ce des entreprises capitalistes ?

Non, parce que, chez elles, il n’y a pas deux classes représentées, mais une seule, la classe ouvrière, qui dispose des moyens de production et n’est pas exploitée, puisque l’excédent recueilli par l’entreprise sur les salaires sert au développement de l’industrie, c’est-à-dire à l’amélioration de la situation matérielle de toute la classe ouvrière.

On pourrait dire que cela n’est encore pas du socialisme intégral, si l’on tient compte de toutes ces survivances de bureaucratisme que nous avons conservées dans les organes dirigeants de nos entreprises. Cette remarque est juste, mais elle n’est pas en contradiction avec le fait que l’industrie d’État représente un type de production socialiste.

Il y a deux types de production : le type capitaliste ou capitaliste d’État, dans lequel se trouvent deux classes, où la production se fait au profit des capitalistes, et un autre type dans lequel il n’y a pas d’exploitation, dans lequel les moyens de production appartiennent à la classe ouvrière et où l’entreprise ne travaille pas au profit d’une classe d’exploiteurs, mais consacre ses bénéfices au développement de l’industrie dans l’intérêt de toute la classe ouvrière. Lénine dit également que nos entreprises d’État sont des entreprises du type socialiste.

On pourrait ici faire une comparaison avec notre État. Notre État n’est pas un État bourgeois, puisque, selon les paroles de Lénine, il représente un nouveau type d’État, celui de l’État prolétarien.

Pourquoi ?

Parce que notre appareil officiel n’a pas pour but l’oppression de la classe ouvrière, comme c’est le cas dans tous les États bourgeois sans exception, mais sa libération du joug de la bourgeoisie.

C’est pourquoi notre État est un État prolétarien, bien que l’on puisse y découvrir un grand nombre de survivances bureaucratiques.

Personne n’a autant critiqué notre État à cause de ses survivances bureaucratiques que Lénine lui-même, qui pourtant ne cessait d’affirmer que notre régime soviétiste est un type d’État prolétarien.

Il faut savoir distinguer le type d’un Etat des survivances de l’ancien État qu’il conserve dans son appareil et son système, de même que l’on doit pouvoir distinguer les survivances bureaucratiques dans les entreprises d’État du type d’organisation industrielle appelé chez nous type socialiste.

On ne peut donc pas dire que notre industrie d’État n’est pas socialiste à cause des survivances bureaucratiques qu’elle conserve encore dans nos organes économiques.

On ne peut pas le dire, car on devrait alors dire aussi que notre État prolétarien n’est pas en réalité un État prolétarien.

Je peux vous énumérer toute une série d’appareils bourgeois qui travaillent mieux et plus économiquement que notre appareil d’État prolétarien, mais cela ne signifie pas que notre appareil d’État ne soit pas prolétarien et qu’il ne représente pas un type d’État supérieur à l’État bourgeois. 

Pourquoi ? Parce que cet appareil bourgeois, même s’il travaille mieux, travaille cependant pour les capitalistes, tandis que notre appareil d’État prolétarien, même s’il commet parfois des erreurs, travaille cependant pour le prolétariat, contre la bourgeoisie. Nous ne devons pas oublier cette différence fondamentale (…).

La question paysanne a donné lieu dans notre parti à deux déviations qui consistent, l’une à sous-estimer le danger koulak, l’autre à l’exagérer et à sous-estimer le rôle du paysan moyen.

Je ne veux pas dire que ces deux déviations représentent pour nous un danger mortel. Mais il est nécessaire de les combattre à temps avant qu’elles n’entraînent des conséquences graves.

En ce qui concerne la première déviation, elle était inévitable, car le développement de notre vie économique entraîne une certaine recrudescence du capitalisme, qui devait, à son tour, entraîner une certaine confusion dans notre parti. D’autre part, ce développement provoque une lutte entre l’industrie socialiste et le capital privé.

Lequel des deux vaincra l’autre ? La prépondérance est actuellement du côté de l’élément socialiste.

Mais c’est un fait que l’élément koulak se développe et que nous ne l’avons encore pas battu économiquement.

Le koulak rassemble ses forces, et ne pas le remarquer, croire que le koulak n’est qu’un épouvantail, c’est nuire au parti, c’est le désarmer dans sa lutte contre le koulak, contre le capitalisme, car le koulak n’est autre chose que l’agent du capitalisme au village (…).

La première déviation consiste à sous-estimer le rôle du koulak et principalement de l’élément capitaliste au village.

Elle part du point de vue que le développement de la Nep ne conduit pas au rétablissement des éléments capitalistes au village; que le koulak et, en général, les éléments capitalistes, sont en voie de disparition ou, plus exactement, ont disparu; qu’au village il n’y a aucune différenciation sociale, que le koulak n’est qu’un spectre du passé, un épouvantail et rien de plus.

Où conduit cette déviation ? Elle conduit, en réalité, à la négation de la lutte de classe au village.

La deuxième déviation consiste à exagérer le rôle du koulak, et principalement des éléments capitalistes au village, à se laisser aller à une terreur panique, à nier que l’alliance du prolétariat et de la petite paysannerie avec les paysans soit possible et conforme à nos intérêts.

Elle part du point de vue que le capitalisme est en train de se rétablir à la campagne, que ce rétablissement du capitalisme est un processus tout-puissant qui touche jusqu’à la coopération, que, par suite, la différenciation doit croître incessamment et que les groupes extrêmes, c’est-à-dire les koulaks et la petite paysannerie, se renforcent de jour en jour et que les groupes moyens, c’est-à-dire la paysannerie moyenne, doivent s’affaiblir de plus en plus et disparaître progressivement.

Pratiquement, cette déviation conduit au déchaînement de la lutte de classe au village, au retour à la politique du communisme de guerre, donc à la proclamation de la guerre civile dans notre pays et, ainsi, à la destruction de tout notre travail de construction et, enfin, à la négation du plan coopératif de Lénine, qui consiste à inclure l’économie paysanne dans le système de construction socialiste (…).

En d’autres termes, nous introduisons le commerce libre, nous permettons un certain développement du capitalisme, nous introduisons la Nep pour développer nos forces productrices, pour augmenter la quantité de produits existant dans notre pays, pour renforcer notre alliance avec le paysan moyen.

Cette alliance constitue la base des concessions que nous faisons dans la ligne générale de la Nep.

Telle est la position de Lénine dans cette question.

Lénine savait-il alors que la Nep serait utilisée par les spéculateurs, les capitalistes et les koulaks ? 

Naturellement oui.

Mais il ne s’ensuit pas que la Nep soit une concession aux koulaks et aux capitalistes, car la Nep, en général, et le commerce, en particulier, sont utilisés non seulement par les capitalistes et les koulaks, mais aussi par les organes de l’État et la coopération, car ce ne sont pas seulement les koulaks et les capitalistes qui pratiquent le commerce, mais aussi les organes de l’Etat et la coopération, qui, quand ils auront appris le commerce, arriveront à dominer peu à peu le marché et souderont ainsi notre industrie à notre agriculture.

Ainsi les concessions que nous avons faites tendent essentiellement à renforcer notre alliance avec la paysannerie. Ne pas le comprendre, c’est considérer la question non pas en léniniste, mais en vulgaire libéral (…).

Dans son discours, la camarade Kroupskaïa dit : La Nep, c’est, en somme, du capitalisme, mais du capitalisme admis à certaines conditions et que l’Etat prolétarien tient en laisse.

Est-ce exact ? Oui et non. C’est un fait que nous maintenons le capitalisme dans certaines limites, mais dire que la Nep est du capitalisme, c’est une absurdité.

La Nep est une politique de l’État prolétarien par laquelle on autorise le capitalisme, tout en conservant à l’État les postes de commandement; c’est une politique basée sur la lutte entre les éléments socialistes et les éléments capitalistes, sur le développement croissant des premiers aux dépens des seconds et sur leur victoire finale ; c’est une politique tendant à la suppression des classes et à la création des bases de l’économie socialiste.

Ne pas comprendre ce caractère double, transitoire de la Nep, c’est ne pas comprendre le léninisme. Si la Nep était du capitalisme, Lénine aurait dit : « La Russie capitaliste deviendra la Russie socialiste ».

Mais pourquoi Lénine a-t-il choisi une autre formule et dit : « La Russie de la Nep deviendra la Russie socialiste » ? (…)

Nous ne devons pas oublier la façon socialiste dont les ouvriers se comportent dans les entreprises appartenant à l’Etat, où ils rassemblent eux-mêmes le combustible, les matières premières et les produits, et s’efforcent de répartir ces produits parmi les paysans, en les transportant par leurs propres moyens. C’est là du socialisme. Mais, parallèlement à ce socialisme, nous avons la petite production qui, très souvent, en est indépendante.

Pourquoi en est-elle indépendante? Parce que la grande production n’a pas encore été rétablie, parce que les entreprises socialistes ne reçoivent qu’un dixième environ de ce qu’elles devraient recevoir.

La dévastation du pays, le manque de combustible, de matières premières et de moyens de transport font que la petite production reste indépendante de la production socialiste. Dans de telles conditions, qu’est-ce que le capitalisme d’État? C’est l’union de la petite production. Le capital groupe la petite production et se développe grâce à elle. Il faut voir les choses comme elles sont.

Certes, liberté du commerce signifie développement du capitalisme.

C’est incontestable. Là où existe la petite production et la liberté de l’échange, le capitalisme apparaît. Mais avons-nous à craindre ce capitalisme si nous avons en mains les usines, les entreprises, les transports et le commerce extérieur ? C’est pourquoi je répète encore une fois ce que j’ai toujours dit, à savoir que nous n’avons pas à redouter un tel capitalisme. Ce capitalisme, c’est les concessions.

C’est ainsi que Lénine considérait la question du capitalisme d’État.

En 1921, à une époque où nous n’avions presque pas d’industrie, où nous ne possédions pas de matières premières, où le transport ne fonctionnait presque pas, Lénine proposa le capitalisme d’État comme un moyen de lier l’industrie à l’agriculture.

C’était là une politique juste.

Mais s’ensuit-il que Lénine considérât cette politique comme juste et souhaitable pour toutes les situations ? Naturellement non.

S’il a adopté cette politique, c’est pour nous permettre d’avoir une industrie socialiste développée. Et maintenant, peut-on dire que nous n’avons pas d’industrie développée ?

Non. L’industrie d’État a fait d’énormes progrès, le commerce, les coopératives se sont fortement développés, et le contact entre la ville et la campagne a été renforcé, grâce à l’industrie socialiste.

Notre situation est devenue meilleure que nous ne l’espérions. Comment peut-on donc dire, après cela, que le capitalisme d’État représente la forme principale de notre économie ?

L’erreur de l’opposition, c’est précisément de ne pas vouloir comprendre ces choses élémentaires. »

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L’URSS socialiste: l’alliance ouvrière-paysanne

Une fois la victoire sur le « gauchisme » effectué, le Parti bolchevik put passer à l’étape suivante : du « communisme de guerre », on passa alors à la « nouvelle politique économique ». La liberté du commerce fut en partie acceptée ; les paysans pouvaient commercer avec ce qui était produit au-delà de l’impôt.

Ce qu’a donné la révolution d’Octobre des ouvriers et des paysans

En mars 1922, lors du XIe congrès du Parti bolchevik, Lénine constatait ainsi un an après le lancement de la « nouvelle politique économique » :

« Les paysans, dans leur masse, ont vu et compris que les charges immenses qu’on leur imposait étaient nécessaires pour sauvegarder le pouvoir ouvrier et paysan contre les grands propriétaires fonciers, pour ne pas être étouffés par l’invasion capitaliste qui menaçait de reprendre toutes les conquêtes de la révolution.

Mais entre l’économie que nous bâtissions dans les fabriques, les usines, nationalisées ou socialisées, dans les sovkhozes, d’une part, et l’économie paysanne de l’autre, il n’existait pas d’alliance (…).

La nouvelle politique économique a pour tâche- tâche majeure, décisive et commandant toutes les autres -, d’établir une alliance entre la nouvelle économie que nous avons commencé d’édifier (très mal, très maladroitement, mais commencé cependant, sur la base d’une économie toute nouvelle, socialiste, d’une nouvelle production, d’une nouvelle répartition) et l’économie paysanne, pratiquée par des millions et des millions de paysans (…).

Il faut montrer cette alliance, afin qu’on la voie clairement, afin que le peuple tout entier la voie, afin que toute la masse paysanne voie qu’il existe une liaison entre sa vie pénible d’aujourd’hui, vie incroyablement désorganisée, incroyablement misérable, douloureuse, et le travail qui se fait au nom des lointains idéaux socialistes.

On doit faire en sorte que le simple travailleur, le travailleur du rang, comprenne que sa situation a été quelque peu améliorée, et qu’il a obtenu cette amélioration autrement que ne l’obtenaient les paysans peu nombreux à l’époque où le pouvoir appartenait aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, où chaque amélioration (car il y a eu des améliorations incontestables et même très importantes) impliquait des humiliations, des brimades, des vexations infligées au moujik, des violences exercées contre la masse, et qu’aucun paysan de Russie n’a oubliées et n’oubliera pendant des dizaines d’années.

Notre but, c’est de rétablir l’alliance, c’est de prouver au paysan par nos actes que nous commençons par ce qui lui est compréhensible, familier et accessible aujourd’hui, en dépit de toute sa misère, et non par quelque chose de lointain, de fantastique, du point de vue du paysan; c’est de prouver que nous savons l’aider; que dans cette situation pénible pour le petit paysan ruiné, plongé dans la misère et torturé par la faim, les communistes lui apportent un secours réel et immédiat.

Ou bien nous le prouverons, ou bien il nous enverra promener à tous les diables. Cela est absolument certain.

Voilà la raison d’être de la nouvelle politique économique, voilà ce qui fait la base de toute notre politique (…).

Le capitaliste savait approvisionner la population. Il le faisait mal, en voleur, il nous humiliait, il nous pillait. C’est ce que savent les simples ouvriers et paysans qui ne raisonnent pas sur le communisme parce qu’ils ignorent ce que c’est.

« Mais les capitalistes savaient tout de même approvisionner la population. Et vous, le savez- vous ? Non.»

Car ce sont bien ces voix-là qui, au printemps de l’année dernière, se sont fait entendre, pas toujours distinctement, mais qui n’en formaient pas moins le fond de la crise du printemps dernier.

«Vous êtes, certes, de très braves gens, mais la tâche que vous avez entreprise, la tâche économique, vous ne savez pas l’accomplir.»

Voilà la critique très simple mais meurtrière, s’il en est, que la paysannerie et, par son truchement, plusieurs catégories d’ouvriers, ont adressée l’année dernière au Parti communiste. Voilà pourquoi ce vieux point acquiert une telle importance dans la question de la NEP.

Il faut un contrôle réel. A vos côtés agit le capitaliste ; il agit en maraudeur, il prélève des bénéfices, mais il sait s’y prendre.

Et vous? Vous essayez de nouvelles méthodes : des bénéfices, vous n’en avez pas ; vos principes sont communistes, vos idéaux – excellents ; en un mot, à vous en croire, vous êtes de petits saints et de votre vivant vous méritez le paradis, – mais savez- vous travailler ?

Il faut un contrôle, un contrôle véritable, non pas celui qui consisterait pour la Commission centrale de contrôle à faire une enquête et à voter un blâme, et pour le Comité exécutif central de Russie à infliger une sanction. Non, il faut un contrôle véritable, du point de vue de l’économie nationale (…).

Cette situation est sans précédent dans l’histoire: le prolétariat, l’avant-garde révolutionnaire, possède un pouvoir politique absolument suffisant; et, à côté de cela, le capitalisme d’Etat.

L’essentiel, c’est que nous comprenions que ce capitalisme est celui que nous pouvons et devons admettre, auquel nous pouvons et devons assigner certaines limites, car ce capitalisme est nécessaire à la grande masse paysanne et au capital privé qui doit faire du commerce de façon à satisfaire aux besoins des paysans (…).

Durant des centaines d’années on a bâti les Etats selon le type bourgeois, et c’est la première fois qu’une forme d’Etat non bourgeois a été trouvée. Peut-être notre appareil est-il mauvais, mais on dit que la première machine à vapeur était aussi mauvaise, et l’on ignore même si elle fonctionnait.

Ce n’est pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est que la machine ait été inventée. La première machine à vapeur, à cause de sa forme, était inutilisable.

Qu’importe! En revanche, nous avons maintenant la locomotive. Notre appareil d’Etat est franchement mauvais. Qu’importe ! Il a été créé, c’est une immense œuvre historique ; un Etat de type prolétarien a été créé.

C’est pourquoi l’Europe entière, des milliers de journaux bourgeois ont beau dépeindre nos horreurs et notre misère, dire que le peuple travailleur ne connaît que des tourments, cela n’empêche que, dans le monde entier, tous les ouvriers se sentent attirés vers l’Etat des Soviets.

Voilà les grandes conquêtes que nous avons obtenues et qui ne peuvent nous être enlevées. Mais pour nous, représentants du Parti communiste, cela signifie seulement ouvrir la porte.

Maintenant la tâche se pose devant nous de jeter les fondements de l’économie socialiste. Cela a-t-il été fait ?

Non, cela n’a pas été fait. Nous n’avons pas encore de fondements socialistes.

Ceux des communistes qui s’imaginent que ces fondements existent déjà, commettent une très grande erreur.

Tout le nœud de la question consiste à séparer fermement, nettement et sainement ce qui, chez nous, constitue un mérite historique mondial de la révolution russe, d’avec ce qui s’accomplit chez nous aussi mal que possible, ce qui n’a pas encore été créé, ce qui, maintes fois encore, devra être refait. »

Rapport politique du Comité Central au 11e congrès du Parti Communiste bolchevik de Russie, mars 1922

Lénine constate ainsi qu’il y a deux aspects, la révolution mondiale et la construction du socialisme en Russie, et que poser les bases du socialisme passe par la constitution d’un capitalisme d’État qui permet aux campagnes d’exister et d’améliorer leurs conditions d’existence, grâce à la ville.

C’est la base de l’alliance ouvrière-paysanne, dont le symbole est bien entendu le marteau et la faucille.

Et en décembre 1922 se tint ainsi le premier congrès de Soviets de l’URSS, donnant naissance à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).

L’URSS fut composée de la République socialiste fédérative de Russie, la République socialiste fédérative de Transcaucasie, la République socialiste soviétique d’Ukraine, la République socialiste soviétique de Biélorussie, puis par la suite de la République d’Ouzbékie, la République de Turkménie et la République de Tadjikie.  

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L’URSS socialiste: le capitalisme d’État contre la petite-bourgeoisie

C’est dans ce contexte [de nécessité de l’électrification, de l’industrialisation] que s’ouvrit le Xe congrès du Parti bolchevik, en mars 1921. Il comptait plus de 730 000 membres et avait triomphé dans la guerre civile : l’armée rouge avait battu l’armée blanche.

Il y avait toutefois la question de l’organisation économique, et le point de vue de Lénine, s’il était hégémonique, dut faire face à une intense rébellion.

Différents courants remettaient en effet en cause le principe de la centralisation et de la direction de la société par le Parti. Ils représentaient des courants petits-bourgeois en opposition au principe des directives mis en avant par la classe ouvrière.

Ils exprimaient le refus petit-bourgeois de ce que Lénine considérait comme central : le recensement et le contrôle, bases élémentaires pour gérer la société.

Et ces courants étaient particulièrement structurés, développant une plate-forme, une idéologie, diffusant leur propagande ; les principaux courants étaient ceux de « l’opposition ouvrière » (avec notamment Chliapnikov et Medvedev, ou encore Kollontaï qui elle pratiquera l’autocritique), les « centralistes démocrates » (avec Ossinsky, Sapronov, Drobnis, Bogousiavski, Smirnov), ainsi que les « communistes de gauche » (avec principalement Boukharine et Préobrajensky) .

Lénine mena un combat acharné contre ces courants, considérant que leurs positions étaient petites-bourgeoises et un obstacle au socialisme ; même le fait de perdre du temps avec ces courants relevaient du « luxe ».

La résolution du congrès considéra ainsi même ces courants comme une nouvelle forme d’expression de la contre-révolution :

« Ces ennemis, disait la résolution, convaincus désormais que la contre- révolution tentée ouvertement sous le drapeau des gardes blancs est condamnée, font tous leurs efforts pour exploiter les divergences à l’intérieur du P.C.R. et ainsi pousser en avant la contre-révolution, d’une façon ou d’une autre, en remettant le pouvoir à des groupements politiques qui, d’apparence, sont le plus près de reconnaître le pouvoir des Soviets. »

Par conséquent, le Parti procéda à l’interdiction des fractions, au nom de la centralisation nécessaire. Cela fut d’autant plus important que, juste avant l’ouverture du congrès, un soulèvement armé fut lancé dans la base militaire de Kronstadt, appelant à renverser le régime.

Or, ce soulèvement était différent de par la forme qu’il prit : au lieu de se revendiquer de l’armée blanche, du nationalisme bourgeois, il lança le mot d’ordre de « Pour les Soviets, mais sans les communistes ».

La base navale de Kronstadt était de plus marqué par différentes caractéristiques. La première, c’est qu’elle avait joué un rôle très net lors de la révolution d’Octobre, et qu’ainsi elle avait un grand prestige. Cependant, son personnel avait totalement changé depuis ; le prestige restait bien sûr cependant.

Le second fait marquant est que la base formait une forteresse protégeant l’accès à Petrograd. Si la base tombait, avec la fonte des glaces arrivant, une intervention armée étrangère était facilitée.

A cela s’ajoute que le soulèvement suivait une tradition bien définie. En juillet 1918, ce furent les socialistes-révolutionnaires de gauche qui tentèrent l’insurrection. Auparavant alliés des bolcheviks, ils s’opposèrent à l’arrêt de la guerre, et organisèrent un attentat contre l’ambassade allemande, puis un coup d’État qui échoua.

Durant la guerre civile, il y eut également l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, commandée par Nestor Makhno. Parfois alliée à l’armée rouge face à l’armée blanche, elle fut aisément écrasée en 1921, n’existant que dans le chaos qui a prédominé en Ukraine après 1917, reflétant des aspirations petites-bourgeoises opposées tant aux féodaux qu’à la classe ouvrière.

Quelle était de fait, la situation en Russie, après la révolution russe ? Elle était absolument terrible :

« La production globale de l’agriculture, en 1920, ne représentait qu’environ la moitié de celle d’avant-guerre (…). La production de la grande industrie, en 1920, n’atteignait qu’un septième environ de la production d’avant-guerre. La plupart des fabriques et des usines étaient arrêtées ; les mines détruites, inondées.

La métallurgie était dans un état lamentable. La production de fonte pour toute l’année 1921 ne fut que de 116.300 tonnes, c’est-à-dire environ 3% de la production d’avant-guerre. On n’avait pas assez de combustible. Les transports étaient désorganisés.

Les réserves de métaux et de tissus étaient presque épuisées. Le pays manquait du strict nécessaire : pain, graisses, viande, chaussures, vêtements, allumettes, sel, pétrole, savon.  »

Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique bolchévik

Il n’y avait donc que trois alternatives : soit le retour à l’ancien, soit le développement de la petite production capitaliste qui inévitablement fera triompher le capitalisme sur tous les plans, soit le capitalisme d’État comme sas vers le socialisme.

Lénine expliquait ainsi alors :

« Le capitalisme est un mal par rapport au socialisme. Le capitalisme est un bien par rapport au Moyen Age, par rapport à la petite production, par rapport à la bureaucratie qu’engendre l’éparpillement des petits producteurs.

Puisque nous ne sommes pas encore en état de réaliser le passage immédiat de la petite production au socialisme, le capitalisme est, dans une certaine mesure, inévitable, c’est un produit spontané de la petite production et des échanges; aussi devons-nous l’utiliser (surtout en l’orientant dans la voie du capitalisme d’État) comme maillon intermédiaire entre la petite production et le socialisme; comme moyen, comme voie, procédé, modalité assurant l’accroissement des forces productives. »

L’impôt en nature, 1921

En fin de compte, les « gauchistes » comme ils furent appelés représentaient la petite-bourgeoisie tentant de s’opposer au développement organisé de la société. Ils prétendaient agir au nom de la « démocratie », pour en réalité promouvoir le libre-échange, la petite production, le petit commerce, etc.

Rejeter l’esprit petit-bourgeois de cette démarche était vital pour le Parti de la classe ouvrière. Aussi Lénine fut-il particulièrement net tant dans sa critique que dans sa volonté de rupture. Voici comment il formule les différences de fond :

« Premièrement, les « communistes de gauche » n’ont pas compris quel est exactement le caractère de la transition du capitalisme au socialisme qui nous donne le droit et toutes les raisons de nous appeler République socialiste des Soviets.

Deuxièmement, ils révèlent leur nature petite bourgeoise du fait, justement, qu’ils ne voient pas dans l’élément petit-bourgeois l’ennemi principal auquel se heurte chez nous le socialisme.

Troisièmement, en agitant l’épouvantail du « capitalisme d’État », ils montrent qu’ils ne comprennent pas ce qui, au point de vue économique, distingue l’Etat soviétique de l’Etat bourgeois.

Examinons ces trois points.

Parmi les gens qui se sont intéressés à l’économie de la Russie, personne, semble-t-il, n’a nié le caractère transitoire de cette économie. Aucun communiste non plus n’a nié, semble-t-il, que l’expression de République socialiste des Soviets traduit la volonté du pouvoir des Soviets d’assurer la transition au socialisme, mais n’entend nullement signifier que le nouvel ordre économique soit socialiste.

Mais que veut dire le mot transition ? Ne signifie-t-il pas, appliqué à l’économie, qu’il y a dans le régime en question des éléments, des fragments, des parcelles, à la fois de capitalisme et de socialisme ? Tout le monde en conviendra. Mais ceux qui en conviennent ne se demandent pas toujours quels sont précisément les éléments qui relèvent, de différents types économiques et sociaux qui coexistent en Russie. Or, là est toute la question.

Énumérons ces éléments :

1.l’économie patriarcale, c’est-à-dire, en grande mesure, l’économie naturelle, paysanne;

2.la petite production marchande (cette rubrique comprend la plupart des paysans qui vendent du blé);

3.le capitalisme privé;

4.le capitalisme d’État;

5.le socialisme.

La Russie est si grande et d’une telle diversité que toutes ces formes économiques et sociales s’y enchevêtrent étroitement. Et c’est ce qu’il y a de particulier dans notre situation.

Quels sont donc les types qui prédominent ? Il est évident que, dans un pays de petits paysans, c’est l’élément petit-bourgeois qui domine et ne peut manquer de dominer; la majorité, l’immense majorité des agriculteurs sont de petits producteurs. L’enveloppe du capitalisme d’État (monopole du blé, contrôle exercé sur les propriétaires d’usines et des commerçants, coopératives bourgeoises) est déchirée çà et là par les spéculateurs., le blé étant l’objet principal de la spéculation.

C’est dans ce domaine précisément que se déroule la lutte principale. Quels sont les adversaires qui s’affrontent dans cette lutte, si nous parlons par catégories économiques, comme le « capitalisme d’État » ? Sont-ce le quatrième et le cinquième élément de ceux que je viens d’énumérer ?

Non, bien sûr.

Ce n’est pas le capitalisme d’État qui est ici aux prises avec le socialisme, mais la petite bourgeoisie et le capitalisme privé qui luttent, au coude à coude, à la fois contre le capitalisme d’État et contre le socialisme.

La petite bourgeoisie s’oppose à toute intervention de la part de l’État, à tout inventaire, à tout contrôle, qu’il émane d’un capitalisme d’État ou d’un socialisme d’État. C’est là un fait réel, tout à fait indéniable, dont l’incompréhension est à la base de l’erreur économique des « communistes de gauche ».

Le spéculateur, le mercanti, le saboteur du monopole, voilà notre pire ennemi « intérieur », l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des Soviets.

Si, il y a 125 ans, les petits bourgeois français, révolutionnaires des plus ardents et des plus sincères, étaient encore excusables de vouloir vaincre la spéculation en envoyant à l’échafaud un petit nombre d’ « élus » et en usant de foudres déclamatoires, aujourd’hui, les attitudes de phraseurs avec lesquelles tel ou tel socialiste révolutionnaire de gauche aborde cette question n’inspirent qu’aversion et dégoût à tous les révolutionnaires conscients.

Nous savons parfaitement que la base économique de la spéculation est constituée par la couche des petits propriétaires si largement répandus en Russie et par le capitalisme privé dont chaque petit bourgeois est un agent. Nous savons que des millions de tentacules de cette hydre petite-bourgeoise pénètrent ça et là dans certaines couches de la classe ouvrière et que la spéculation s’introduit dans tous les pores de notre vie économique et sociale, l’emportant sur le monopole d’État.

Quiconque ne le voit pas montre par son aveuglement à quel point il est prisonnier des préjugés petits-bourgeois (…).

Quand la classe ouvrière aura appris à défendre l’ordre d’État contre l’esprit anarchique de la petite propriété, quand elle aura appris à organiser la grande production à l’échelle de l’État, sur les bases du capitalisme d’État, elle aura alors, passez moi l’expression, tous les atouts en mains et la consolidation du socialisme sera assurée.

Le capitalisme d’État est, au point de vue économique, infiniment supérieur à notre économie actuelle. »

Sur l’infantilisme « de gauche » et les idées petites-bourgeoises

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L’URSS socialiste, le recensement et le contrôle

La révolution russe ayant triomphé du tsarisme et de la bourgeoisie en 1917, c’est la question du socialisme qui se pose et qui est formulée par Lénine, une nouvelle fois. Celui-ci n’a donc pas été que le dirigeant de la révolution russe et du parti des bolchéviks : il est également celui qui organise le socialisme dans la période suivant la révolution.

Affiche de 1920 :
[le dirigeant blanc] Wrangel est encore vivant,
il faut en finir avec lui.

Or, le problème est évidemment que les masses qui ont fait la révolution n’ont nullement l’habitude de gouverner, c’est-à-dire d’organiser et de gérer. Il y a là une contradiction fondamentale, que Lénine formule de la manière suivante en décembre 1917 :

« Le grandiose remplacement du travail forcé par le travail pour soi, par le travail organisé méthodiquement à l’échelle gigantesque de l’État (et aussi, dans une certaine mesure, à l’échelle internationale, mondiale) exige également – outre les mesures «militaires» pour réprimer la résistance des exploiteurs – d’immenses efforts d’organisation, de la part du prolétariat et de la paysannerie pauvre.

Cette tâche est inséparable de l’écrasement militaire, implacable, des esclavagistes d’hier (les capitalistes) et de la meute de leurs laquais, ces messieurs les intellectuels bourgeois (…).

« On ne pourra pas se passer de nous »  : ainsi se consolent les intellectuels accoutumés à servir les capitalistes et l’État capitaliste. Leur calcul cynique est voué à l’échec : dès à présent, des gens instruits se détachent d’eux, passent aux côtés du peuple, aux côtés des travailleurs qu’ils aident à briser la résistance des laquais du capital.

Quant aux organisateurs de talent, ils sont nombreux dans la paysannerie et dans la classe ouvrière ; ils commencent tout juste à prendre conscience d’eux-mêmes, à s’éveiller, à se tourner vers un grand travail vivant et créateur, à entreprendre de leur propre initiative l’édification de la société socialiste.

Une des tâches les plus importantes de notre temps, sinon la plus importante, consiste à stimuler aussi largement que possible cette initiative spontanée des ouvriers, de tous les travailleurs et exploités en général, dans leur labeur fécond d’organisation. Il faut détruire à tout prix ce vieux préjugé absurde, barbare, infâme et odieux, selon lequel seules les prétendues «classes supérieures», seuls les riches ou ceux qui sont passés par l’école des classes riches, peuvent administrer l’État, organiser l’édification de la société socialiste.

C’est là un préjugé. Il est entretenu par une routine pourrie, par l’encroûtement, par l’habitude de l’esclave, et plus encore par la cupidité sordide des capitalistes, qui ont intérêt à administrer en pillant et à piller en administrant.

Non, les ouvriers n’oublieront pas un seul instant qu’ils ont besoin de la force du savoir. Le zèle extraordinaire qu’ils mettent à s’instruire, surtout aujourd’hui, atteste qu’à cet égard il n’y a pas, il ne peut y avoir d’erreur au sein du prolétariat.

Mais pour ce qui est du travail d’organisation, il est à la portée du commun des ouvriers et des paysans, pourvu qu’ils sachent lire et écrire, qu’ils connaissent les homme et soient munis d’une expérience pratique.

Parmi la «plèbe», dont les intellectuels bourgeois parlent avec hauteur et mépris, ces hommes sont légion. Au sein de la classe ouvrière et de la paysannerie, ces talents constituent une source intarissable et encore intacte.

Les ouvriers et les paysans sont encore «timides». Ils ne se sont pas encore faits à l’idée qu’aujourd’hui ce sont eux la classe dominante ; ils ne sont pas encore assez résolus.

La révolution ne pouvait pas susciter d’emblée ces qualités chez des millions et des millions d’hommes que la faim et la misère avaient contraints toute leur vie durant à travailler sous la trique.

Mais la force, la vitalité, l’invincibilité de la Révolution d’Octobre 1917 tiennent précisément au fait qu’elle éveille ces qualités, renverse toutes les vieilles barrières, rompt les liens vétustes, et engage les travailleurs dans la voie où ils créent eux-mêmes la vie nouvelle.

Le recensement et le contrôle, telle est la tâche économique essentielle de tout Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, de toute société de consommation, de toute association ou comité de ravitaillement, de tout comité d’usine ou de tout organe de contrôle ouvrier en général. »

Comment organiser l’émulation ?
Lénine

Lénine considère cependant que ce changement de mentalité doit également s’exprimer au sein des révolutionnaires eux-mêmes. Il constate ainsi, de manière précise :

« Le mot d’ordre de l’esprit pratique et du sens des affaires n’a jamais joui d’une grande popularité parmi les révolutionnaires. On peut même dire qu’il n’y a jamais eu, à leurs yeux, de mot d’ordre moins populaire.

On conçoit parfaitement qu’à l’époque où la tâche des révolutionnaires était de détruire la vieille société capitaliste, ils devaient adopter à l’égard de ce mot d’ordre une attitude négative et ironique.

Car, dans la pratique, ce mot d’ordre dissimulait alors, sous telle ou telle autre forme, le désir de s’accommoder du capitalisme ou de freiner la poussée du prolétariat contre les assises du capitalisme, d’atténuer la lutte révolutionnaire contre le capitalisme.

On comprend fort bien que les choses devaient se transformer radicalement après la conquête du pouvoir, après l’affermissement de ce pouvoir, après que l’on eut abordé la création sur une vaste échelle des bases de la société nouvelle, c’est-à-dire socialiste. »

Première ébauche de « Les tâches immédiates du pouvoir des soviets »

Le souci de l’organisation signifiait nécessairement l’acceptation de compromis temporaires. L’un de ceux-ci fut l’intégration d’experts bourgeois, pour contribuer à l’élan du prolétariat sur le plan de la gestion de l’État socialiste.

Comme le constate Lénine alors, en mars-avril 1918 :

« Si notre prolétariat, une fois maître du pouvoir, avait rapidement tranché la question du recensement, du contrôle et de l’organisation à l’échelle du pays (ce qui était impossible par suite de la guerre et de l’état arriéré de la Russie), nous aurions pu, après avoir brisé le sabotage, nous soumettre entièrement les spécialistes bourgeois grâce à la généralisation du recensement et du contrôle. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Cela signifie que le nouveau régime doit accepter le compromis de payer des experts bourgeois avec des salaires élevés, ce qui est bien sûr, comme le dit Lénine, un « pas en arrière ».

Lénine

Ce n’est cependant pas tout. De par sa situation historique, la Russie était particulièrement arriérée sur le plan des méthodes de travail. Le socialisme doit donc assumer de remodeler celui-ci, afin d’élever les forces productives.

Une formule très connue de Lénine fut ainsi :

« Si la Russie n’adopte pas une nouvelle technique supérieure à l’ancienne, il ne saurait être question ni du relèvement de l’économie nationale, ni du communisme. Le communisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification de tout le pays, car sans électrification il est impossible de relever l’industrie ».

Notre situation intérieure et extérieure, 1920

Cela signifie que Lénine a compris le caractère inéluctable de la modernisation des méthodes de travail.

Le communisme, c’est
le pouvoir des Soviets + l’électrification

Lénine explique ainsi :

« Comparé aux nations avancées, le Russe travaille mal. Et il ne pouvait en être autrement sous le régime tsariste où les vestiges du servage étaient si vivaces.

Apprendre à travailler, voilà la tâche que le pouvoir des Soviets doit poser au peuple dans toute son ampleur.

Le dernier mot du capitalisme sous ce rapport, le système Taylor, allie, de même que tous les progrès du capitalisme, la cruauté raffinée de l’exploitation bourgeoise aux conquêtes scientifiques les plus précieuses concernant l’analyse des mouvements mécaniques dans le travail, la suppression des mouvements superflus et malhabiles, l’élaboration des méthodes de travail les plus rationnelles, l’introduction des meilleurs systèmes de recensement et de contrôle, etc.

La République des Soviets doit faire siennes, coûte que coûte, les conquêtes les plus précieuses de la science et de la technique dans ce domaine.

Nous pourrons réaliser le socialisme justement dans la mesure où nous aurons réussi à combiner le pouvoir des Soviets et le système soviétique de gestion avec les plus récents progrès du capitalisme.

Il faut organiser en Russie l’étude et l’enseignement du système Taylor, son expérimentation et son adaptation systématiques.

Il faut aussi, en visant à augmenter la productivité du travail, tenir compte des particularités de la période de transition du capitalisme au socialisme, qui exigent, d’une part, que soient jetées les bases de l’organisation socialiste de l’émulation et, d’autre part, que l’on use des moyens de contrainte, de façon que le mot d’ordre de la dictature du prolétariat ne soit pas discrédité par l’état de déliquescence du pouvoir prolétarien dans la vie pratique. »

Les tâches immédiates du pouvoir des soviets

Bien entendu, une telle perspective s’oppose de manière complète à l’anarchisme. Les exigences historiques ne peuvent pas être niées, aux yeux de Lénine, qui récuse par conséquent complètement les idéologies bourgeoises, qui placent par définition l’individu au cœur des questions sociales et idéologiques.

Lénine peut donc dire de manière très claire :

« Toutes les habitudes et les traditions de la bourgeoisie en général, et de la petite bourgeoisie en particulier, s’opposent, elles aussi, au contrôle de l’État et s’affirment pour l’inviolabilité de la « sacro-sainte propriété privée », de la « sacro-sainte » entreprise privée.

Nous constatons maintenant de toute évidence à quel point est juste la thèse marxiste selon laquelle l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme sont des tendances bourgeoises ; combien celles-ci sont en contradiction irréductible avec le socialisme, la dictature du prolétariat, le communisme.

La lutte pour inculquer aux masses l’idée de l’enregistrement et du contrôle d’État soviétiques — , la lutte pour l’application de cette idée, pour la rupture avec le passé maudit qui avait habitué les gens à considérer l’effort pour se procurer le pain et les vêtements comme une affaire « privée », la vente et l’achat, comme une transaction qui « ne regarde que moi », c’est là une lutte d’une immense envergure, d’une portée historique universelle, de la conscience socialiste contre la spontanéité bourgeoise et anarchique. »
(Les tâches immédiates du pouvoir des soviets)

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